Le Pont Délicat 5

Chapitre cinq : Le Pont Délicat.

Le Canyon Empoisonné.

  Le lendemain, ils chevauchèrent en direction du canyon. D’ouest en est, il mesurait neuf cents kilomètres de long. Autrefois, un fleuve large de plusieurs kilomètres l’avait creusé. Mais il s’était asséché en surface. Depuis, des émanations toxiques montaient de la terre là où il avait coulé. Sans avoir d’argument précis, Refuse fit le rapprochement avec la guerre, qui avait rendu la Terre des Vents inhabitable en surface. Les Montagnes de la Terreur, à l’ouest des Patients étaient aussi du nombre des stigmates du passé. Partout d’anciens sortilèges, à l’échelle de pays entiers, rendaient la vie plus difficile. Pouvait-on donner une chronologie à ces événements ?  La Terre des Vents résultait de l’affrontement fatal au Tujarsi et au Süersvoken, deux siècles plus tôt. On admettait en général que les Montagnes Sculptées avaient précédées les empires rivaux dont l’histoire était documentée sur un millénaire. Au-delà, les archives manquaient. Par ailleurs, on prêtait au Dragon des Tourments d’avoir dévasté les cités de la Mer Intérieure une bonne vingtaine de fois. Comme il dormait cent ou deux cents ans, cela lui faisait une moyenne de trois milles années, moins si on prenait en compte les réveils provoqués par les humains. Mais il sévissait peut être déjà quand le Tujarsi et le Süersvoken étaient encore en gestation. Avait-il été témoin de la fin de la civilisation des Montagnes Sculptée ? « Probablement, » pensa Refuse. Puis elle songea à son Pays. Les habitants des Contrées Douces ignoraient complètement l’origine de la terreur qui limitait leur expansion vers l’ouest. L’information se trouvait-elle à Survie, nichée au cœur d’un petit essai à la couverture usée, rangé sur les rayonnages de la bibliothèque, au milieu de milliers de ses semblables, attendant qu’un esprit curieux l’exhume? Si la magicienne entreprenait des recherches découvrirait-elle des légendes ou des faits vérifiables ?

  Dove, qui galopait en tête, fit ralentir sa monture. Devant eux se dressait une montagne sculptée, en forme de sphinx ailé haut de deux mille mètres, quatre fois plus que la falaise qui lui servait de base. Les montagnes avoisinantes avaient aussi des formes de chimères. Le soleil, à mi hauteur de son zénith, créait des ombres profondes, et faisait ressortir les reliefs exposés à sa lumière. Les cavaliers se tenaient maintenant en arrêt au bord du canyon, devant un dénivelé de cinq cents mètres. Des langues de brume blanche, échappées des fissures du lit sec, dérivaient lentement vers l’est. Quatre kilomètres les séparaient du sphinx immense. « Encore une preuve de la mégalomanie des anciens, » se dit Refuse, « même le Dragon des Tourments est un nain à côté de ces monstres. J’espère qu’aucune de ces choses n’a l’intention de se réveiller, ou de se promener, ou que sais-je encore. » Les hommes de l’escorte la regardaient de travers. Avait-elle pensé tout haut ?

  Reliant les deux bords, le Pont Délicat brillait comme du métal chauffé à blanc. Un maillage de lignes de force de l’épaisseur d’un doigt composait sa structure. Très serré au niveau du tablier, plus aéré s’agissant des rambardes, le réseau fascinait par la complexité de ses motifs. Il était difficile de détourner les yeux de ce spectacle. Pourtant Refuse s’arracha à la contemplation. Les hommes de l’escorte savaient qu’elle était censée faire quelque chose de magique avec l’ouvrage. Toutefois ils pouvaient aussi en douter, compte tenu des dimensions monumentales de l’objet. La magicienne descendit de sa monture.

  Elle éprouva la solidité du champ de force, en tâtant du bout du pied d’abord, puis en marchant dessus franchement. La surface était large de six mètres. Il y avait des lignes principales, entre lesquelles se tissaient des réseaux plus minces, qui eux-mêmes servaient de support à des maillages encore plus fins. Le Pont Délicat n’avait pas de pilier. Seule la magie, ou une science inaccessible, pouvaient expliquer que l’ouvrage fût solide, et qu’il pût supporter le passage d‘un homme, a fortiori d’un convoi. Elle rechercha des inscriptions. N’en trouvant pas, elle considéra qu’elle devrait traverser le canyon à cheval. Cela lui permettrait de tester la solidité de la construction sur toute la longueur, et de se rapprocher du sphinx. Elle se remit en selle et fit signe à son escorte de se disposer sur la largeur entière. Ce n’était pas très loyal étant donné qu’elle serait la seule capable de survivre à une chute si le pont montrait des faiblesses. La confiance des cavaliers baissa d’un cran. Dove tenta de rassurer ses hommes: des messagers étaient forcément passés par là un jour plus tôt. Mais il échoua à calmer leurs inquiétudes. Et si les émissaires étaient tombés au travers? Comment le savoir?

Refuse annonça que dans ces conditions les tests seraient très longs, à moins qu’on ne lui prêtât les deux chevaux non montés. La proposition satisfit tout le monde. Les hommes d’armes la regardèrent traverser au pas, une première fois du côté droit, puis une deuxième fois du côté gauche. L’opération prit deux heures, au terme desquelles la magicienne ne remarqua rien de bizarre, d’incohérent, ou de manifestement abîmé. Rassuré, le groupe entier franchit le Pont Délicat. Les hommes blaguaient parce que c’était solide, comme ça l’avait toujours été, depuis des siècles. On mangea gaiement, entre les pattes antérieures du sphinx. Refuse montrait moins de joie que les autres. Elle ne pouvait imaginer que Sijesuis lui ai fait faire des centaines de kilomètres en vain. La vérification montrait simplement que l’ouvrage ne menaçait pas de disparaître à brève échéance, et que la magicienne ne pouvait pas se contenter d’un examen superficiel.

  Soudain, Refuse eut un mauvais pressentiment. Elle resserra la prise sur son bâton, pendant que ses yeux fouillaient l’obscurité de la route qui s’éloignait entre les jambes du sphinx. Mais elle eut beau tourner la tête, de droite et de gauche, et tendre l’oreille, rien ne vint justifier son alarme. Pas soulagée pour autant, elle poursuivit ses réflexions.

Il devait y avoir un moyen de vérifier où en était le pont. A cette fin il fallait étudier la formule de l’enchantement qui le faisait tenir. Étrangement les créateurs avaient choisi une solution compliquée, coûteuse en énergie. Au lieu de se servir de magie pour construire un pont « normal », autonome une fois terminé, ils avaient opté pour un objet nécessitant un apport constant. De cette façon, la structure avait traversé les siècles, sans la moindre altération, et au mépris des lois physiques. Sijesuis avait vraisemblablement trouvé la formule. En revanche il ne l’avait pas recopiée, sinon son apprentie aurait pu la consulter. Mais il avait estimé qu’elle saurait la lire, et peut être s’en servir. Ce dernier point étant des plus déconcertants, maintenant que Refuse avait pris la mesure du problème. Où les concepteurs avaient-ils bien pu mettre l’inscription magique? Auraient-ils eu une raison de la dissimuler? Symboliquement, l’association du pont et du sphinx était cohérente, mais ne prouvait pas qu’ils eussent été conçus à la même époque. Il avait pu exister plusieurs versions du viaduc, celle-ci n’étant que la plus récente. 

  La magicienne était persuadée qu’un sorcier de haut rang saurait repérer la formule, si on l’avait cachée dans la structure du pont. Un autre moyen aurait été de l’écrire dans un lieu protégé de l’érosion et des accidents, par exemple à l’intérieur de la tête du sphinx, mille cinq cents mètres plus haut. Elle fit part de ses idées à Dove. Ce dernier les nota dans sa langue sur du parchemin. Refuse alla observer de plus près les pattes de la statue, distantes de plusieurs centaines de mètres. La magicienne espérait y découvrir un moyen d’entrer à l’intérieur. Elle commença par l’ouest, et fut chanceuse. Car en venant de la route, on ne pouvait pas manquer les inscriptions gravées à la base de la montagne sculptée. En effet, elles bénéficiaient d’un enchantement permanent qui leur conférait une lumière propre. Suijesuis les avait signées et datées, six ans plus tôt.

Incursion.

  Le magicien expliquait que la formule du Pont Délicat se trouvait dans la tête du sphinx, et que l’on pouvait entrer par les bras ou les jambes. Refuse se sentit réconfortée. Elle fit le tour par le nord et découvrit facilement l’ouverture, ainsi qu’un escalier étroit qui montait à l’intérieur vers l’obscurité. Elle alla rendre compte à Dove. Le guerrier lettré demanda à ses hommes de l’attendre en bas. Il annonça son intention de suivre la magicienne, et à cette fin prépara une lanterne. Refuse le laissa faire, mais elle le précéda avec sa propre lumière magique placée au bout de son bâton.

  L’ascension devint rapidement une épreuve pour la jeune femme, pourtant habituée aux exercices physiques. D’une part, les marches qui la séparaient de son objectif se comptaient en milliers. D’autre part, l’étroitesse des lieux engendrait un sentiment d’enfermement croissant. Elle se disait que l’endroit constituerait un refuge parfait pour des prédateurs de la nuit, ou d’autres monstres sombres. Il était également possible que le lieu possédât des défenses magiques, comparables ou supérieures à celles que Sijesuis avait créé dans son manoir.

  Ils arrivèrent à un petit palier circulaire, bordé de bancs de pierre  placés là pour le repos des visiteurs. Cependant, on remarquait immédiatement un tas de tissus informe recouvrant des ossements. Le crâne avait roulé par terre. L’homme avait pu mourir d’épuisement naturel, ou succomber à un charme puissant. Avec son bâton Refuse dérangea la poussière qui recouvrait les surfaces. Elle y observa les restes de petits animaux. « Le stratagème est un peu grossier, » commenta-t-elle. On ne ferait pas de pause ici. Dove objecta qu’il avait sur lui la fameuse amulette, celle qu’on utilisait dans la forteresse quand on devait se prémunir contre les sorciers… La magicienne considéra son compagnon avec un mélange d’indulgence et d’ironie. Que savait-il exactement du gri-gri? Le chevalier fournit une réponse floue. Alors, elle expliqua doctement que ces objets, quand ils possédaient d’authentiques vertus, augmentaient la résistance du porteur à divers effets, ou bien épuisaient leur pouvoir à chaque utilisation. La pierre de vie en était un exemple parfait. Certains ne fonctionnaient qu’un nombre limité de fois par période, heure : jour, semaine… Donc, à supposer que son porte bonheur fût autre chose qu’un truc de charlatan, ou un réservoir vide, le succès ne serait pas garanti pour autant. En fin de compte, les maléfices du sphinx seraient peut être les plus forts. Dans tous les cas, mieux valait ne pas s’exposer à des problèmes inutilement. Elle reconnut que son répertoire personnel de sortilèges ne demandait qu’à s’élargir. Or, les circonstances l’avaient privée du temps nécessaire pour échanger ou commercer avec les magiciens des Vallées.

Le chevalier se fit une raison. Ils reprirent leur ascension monotone, tournant autour d’un axe, toujours sur la gauche, marche après marche. A la longue, leur vigilance s’émoussa. Cependant, l’escalier arriva à un nouveau palier. Découvrant un sol plat, Refuse releva la tête, et sans réfléchir avança dans un encadrement obscur. Soudain, elle poussa un hurlement de terreur, et recula précipitamment en fouettant l’air de son bâton, sans vraiment regarder où elle tapait. Bravement, Dove la bouscula pour passer devant, l’épée en main, prêt à en découdre ! Mais quand il découvrit son adversaire, il s’épouvanta à son tour. En sueur il pointa sa lame en avant, et bâtit en retraite, en faisant attention de ne pas tomber. « Avez-vous quelque chose d’approprié? » Demanda-t-il en maîtrisant sa peur avec difficulté. Sa lanterne éclairait une énorme araignée noire de quatre mètres de diamètres, dont les longues pattes antérieures se dépliaient brusquement pour attraper le chevalier, et l’amener aux chélicères. Celui-ci esquiva, puis recula encore. Refuse ne répondit pas tout de suite, ne s’étant pas remise de sa vision de cauchemar. Ils continuèrent de se replier. Dove remarqua que le monstre ne les suivait pas.

  « Il pourrait s’agir d’une illusion, » déclara la magicienne. Refuse ne jugea pas utile d’ajouter qu’elle se dissimulait parfois avec ce genre de sort. En revanche, elle raconta l’épisode du papillon de la Forêt Mysnalienne, capable de faire apparaître des centaines d’images de lui-même lorsqu’il se croyait en danger. Dove en déduisit que l’illusion contiendrait éventuellement un élément réel ; ce qui n’arrangeait pas leurs affaires. « Ne possédez-vous aucun moyen de discerner le vrai du faux, ou de nous épargner une confrontation directe ? » Demanda-t-il. « Je n’ai pas préparé de révélation, mais je pourrais éventuellement endormir la créature, si elle est réelle. Dans le cas contraire j’aurais utilisé mon sortilège pour rien, alors que nous sommes encore loin de notre but. Que diriez-vous d’aller chercher un arc ?» Il répondit : « Effectivement, nous en avons au campement. Je n’ai pas pris le mien parce que dans l’espace réduit de l’escalier, je n’en voyais pas l’utilité. J’ai préféré la lanterne. Néanmoins si je redescendais, viendriez-vous avec moi, ou resteriez vous ici toute seule à proximité du monstre ? » A la réflexion, Refuse ne voulait ni battre en retraite, pas même pour chercher un arc, ni se séparer d’Dove.  « Bon, que faisons-nous? Quel risque êtes-vous prête à courir ?» Demanda-t-il.

  « Si elle est réelle, elle pourra difficilement passer par l’escalier : elle mesure, à elle seule, le diamètre de la pièce. Remontons et provoquons la, pour voir sa réaction, » proposa Refuse. Le chevalier ouvrit la marche, dans un état de tension extrême. Mais où était passée l’araignée géante ? Dove observait une pièce ronde et vide. Ses soupçons se portèrent sur un passage latéral, qu’il voyait mal, situé sur sa droite. La suite de l‘escalier, quoiqu’en ait dit la magicienne, serait une cache idéale, si le monstre se serrait un peu, les araignées ordinaires étant naturellement aptes à se glisser dans toutes sortes de creux ou de fissures. Le chevalier s’aperçut qu’il n’arrivait plus à mettre un pied devant l’autre. Refuse, toujours en retrait, créa plusieurs lumières dans la pièce, à différents endroits.

  Alors, poussant un cri pour se donner du courage, Dove  bondit au centre de la salle et pointa son épée vers le passage latéral. Immédiatement, le monstre jaillit de l’ouverture et se jeta sur lui ! Normalement la lame aurait du empaler l’araignée, au lieu de quoi elle se contenta de passer au travers, sans faire de dommages. Heureusement, Refuse interpréta correctement l’action, et gardant son sang froid, prononça l’endormissement dans la seconde. L’image de la créature démesurée disparut instantanément, au profit d’une version plus petite, quoique toujours impressionnante: quarante centimètres, avec les pattes, soit deux fois le diamètre d’une grosse mygale. L’araignée était tombée sur le dos alors qu’elle escaladait Dove pour le piquer au cou. Le bretteur l’embrocha sur le champ, et la hacha en plusieurs morceaux. « Pour la suite, je n’aurai rien de plus efficace, » prévint Refuse.

  « Nous devons redescendre, » conclut le chevalier. « C’était folie de nous aventurer là dedans sans les autres. Il nous faut retourner les chercher. J’ai compté à peu de choses près un millier de marches. À raison de vingt centimètres par marche nous en sommes à deux cents mètres de hauteur environ. Or notre objectif se trouverait aux alentours de mille sept cents mètres. Ce sphinx a été sculpté dans une montagne: il est énorme au point qu’il pourrait contenir toute la population des Vallées et peut être davantage. Et autant de danger! » « Dans ce cas vos hommes viendront avec les vivres. Nous allons certainement passer une nuit ou plus à l’intérieur,» anticipa la jeune femme.

  Quand ils ressortirent du sphinx, les explorateurs constatèrent que les  membres de l’escorte s’étaient absentés. À leur retour les soldats  expliquèrent qu’ils avaient découvert le cadavre égorgé d’un chevreuil, dont la mort remontait à deux jours. Refuse pensa à Présence. Toutefois, après la confrontation avec l’araignée d’ombre, on ne pouvait exclure que d’autres prédateurs fussent aussi en maraude. Le chevalier annonça aux cavaliers qu’on aurait besoin d’eux pour faire face aux périls de la montagne. Ce faisant il provoqua stupeur et contestation. D’abord épidermique, le rejet s’enrichit d’arguments: qui s’occuperait des chevaux, est-ce que seulement deux hommes de plus suffiraient? Dove ne voulait pas renvoyer au hameau voisin un homme seul avec les montures, et ne voyait pas l’intérêt d’attendre des renforts sur place. Refuse sentit que, de fil en aiguille, ils allaient tous rentrer à la forteresse, parce que personne ne fournirait d’autres hommes d’armes. Le seigneur des Vallées hériterait donc du problème, et puisque Présence échappait aux poursuites, puisque le pont ne semblait pas immédiatement en danger, il serait peut-être tenté de sacrifier la magicienne. Pourtant elle ne plaida pas sa cause.

  C’est que l’incursion dans la sculpture l’avait épuisée, physiquement et nerveusement. D’ailleurs, Dove n’était pas très frais non plus. Elle partagea le repas avec les hommes, pendant que le soleil descendait à l’ouest. Elle sentait, que le moment venu, elle s’endormirait facilement. Mais elle désirait tenter quelque chose avant le crépuscule. La magicienne se rapprocha du Pont Délicat, juste devant le sphinx. Elle commanda la lévitation, prévoyant un quart d’heure pour l’aller, et un quart d’heure pour le retour. Son espoir était de découvrir une hypothétique fenêtre, invisible depuis le sol, creusée dans la roche, et donnant vue sur le viaduc. Elle repéra en effet une première série d’ouvertures alignées au milieu de la poitrine, puis, poursuivant ses recherches, une deuxième série dans les reliefs de la barbe, sous le menton. Elle n’avait pas le temps d’explorer davantage. Qu’importe ! Contente de ses découvertes, la jeune sorcière amorça la descente, en profitant du spectacle qu’offrait le canyon.

La tête du sphinx.

  Le lendemain matin, alors qu’ils s’apprêtaient à repartir vers les Vallées, la magicienne annonça à l’escorte son intention d’accéder au sphinx par une ouverture placée très en hauteur. Les autres ne pourraient donc pas la suivre. À eux de voir ce qu’ils décidaient. Dove fit d’abord la grimace, puis déclara que le groupe attendrait son retour. Lui et ses hommes la regardèrent s’élever à s’en faire mal aux cous. Elle entra par la barbe de l’immense statue. Les boucles à cet endroit formaient un balcon. Elles étaient séparées par de profonds sillons, qui devenaient des fentes verticales dans leur partie supérieure. A peine visible de loin, ces ouvertures faisaient tout de même environ trois mètres dans leur plus grande largeur. La magicienne n’eut donc aucun mal à se glisser par l’une d’elles. Refuse pénétra dans une grande salle à colonnade. Le sol était très poussiéreux, jonché de petits débris. Il y avait parfois des cavités dans les murs, formes en creux des objets qui les avaient occupées des éons auparavant.

  Plusieurs passages étaient envisageables. Refuse choisit le plus large, au centre, qui donnait sur un escalier ascendant. En sortant de la zone éclairée par les fenêtres la lumière magique redevint indispensable. Les degrés aboutissaient à des paliers nombreux desservant maints passages ouvrant sur des couloirs, des rampes, des puits et encore d’autres escaliers. La jeune femme ne quitta pas la voie principale. Ses pas écrasaient des fragments d’enduit écaillé, détaché des murs. Ceux-ci, vus de près, avaient eu un aspect lisse à l’origine. Mais la dégradation de la couche superficielle révélait d’autres revêtements sous-jacents. Par endroit la pierre de la montagne affleurait, soit qu’on l’eût mise en avant dans un but esthétique, soit qu’on eût délibérément attaqué la paroi, en quête d’on ne sait quelle matière justifiant l’effort. 

Refuse parvint à une salle si vaste, que le halo de lumière à l’extrémité du bâton n’en rendait visible qu’une petite partie à la fois. En se déplaçant, la magicienne découvrit un volume très complexe, avec des sols à différents niveaux, reliés par des marches ou des rampes. Le plafond se perdait dans l’obscurité. L’exploratrice tomba nez à nez avec des statues, certaines à sa taille, d’autres monumentales. La plupart représentaient des êtres humains ou des chimères, toutefois elle remarqua aussi des empilements géométriques, montant plus ou moins haut. Plusieurs sculptures gisaient brisées à terre.  Il y avait ça et là d’autres marques de destruction, que ni le temps, ni le pillage ne suffisaient à expliquer. A force d’aller et venir, Refuse finit par se figurer le lieu dans ses grandes lignes. Un énorme pilier occupait le centre. Elle en fit le tour en comptant les pas dans sa tête : cent quarante.

  La magicienne était persuadée de se tenir dans l’équivalent d’une grande place urbaine, logiquement l’endroit idéal pour installer un moyen de changer de niveau. Pourtant, elle ne voyait rien qui permît de monter aux étages supérieurs. Donc, soit elle devrait explorer les passages latéraux, au risque de se perdre, nonobstant que cette tâche demanderait probablement un temps considérable, soit elle découvrirait une entrée cachée ici même. Les magiciens aimaient bien les secrets. Pour mémoire, le jour où Sijesuis s’était enfermé dans sa chambre, attendant la mort, il avait rendu sa porte invisible, indissociable du mur. Le maître de Refuse étant venu en ce lieu, les créateurs du Pont Délicat ayant été des mages puissants, on était en droit de soupçonner un procédé similaire, sinon plus raffiné. La formule générant l’ouvrage méritait bien qu’on ait pris quelques précautions.

  La jeune femme s’assit sur le socle d’une danseuse de pierre qui avait fait un pas de travers. En plus de la lévitation et de l’évocation d’un cheval d’ombre elle avait appris un autre enchantement à Lune-Sauve. Jusqu’à maintenant elle n’avait jamais eu besoin de s’en servir. Il faut dire qu’il n’était intéressant que si on avait déjà une idée assez précise de ce que l’on cherchait: il révélait les choses cachées ou invisibles, pour peu que l’on regardât au bon endroit. Refuse vérifia qu’elle se souvenait bien de toutes les étapes, et des mots exactes, puis lentement, en articulant, elle établit un contact avec les entités idoines, décrivit ce qu’elle voulait, s’assura qu’elle disposerait de l’énergie nécessaire, et qu’elle serait bien obéie. Une fois le sortilège constitué, après une demi-heure de discussion, la magicienne se releva  et alla se placer face au pilier monumental. Puis, Refuse murmura la formule magique. De prime abord rien n’apparut, mais elle entreprit de refaire le tour du cylindre. Rapidement, les limites d’une porte ressortirent nettement à la surface du volume, ainsi qu’un indice probablement  placé par Sijesuis, et qu’elle avait manqué : le bras d’une statue brisée, posé au sol,  indiquait précisément la localisation du passage secret.

  Du coup Refuse se sentit un peu stupide. Avait-elle raté beaucoup d’aides de ce genre depuis le début de ses aventures ? A première vue, la bourse donnée à Eclose n’avait rien eu à voir avec la suite. Or, la fille de Finderoute ayant hérité de tout l’argent, la lettre à Fuyant devenait nécessaire, afin que la magicienne obtînt aussi un pécule. Avait-elle attendu trop longtemps à Convergence? Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Trouvée à Survie, la Porte de Verlieu était effectivement très pratique pour surmonter les obstacles, mais supposait que la voyageuse s’adjoignît un allié plus puissant. Avait-elle manqué un ami de Sijesuis? Aurait-elle dû  accepter l’amitié que Libérée lui offrait ? Malicieuse et experte l’ex Abomination aurait sans doute vu clair dans le jeu du chat, eut-elle accompagné la jeune femme. Cependant son désir d’enfanter, semblable à celui d’Éclose, ne la prédisposait pas à se risquer hors de sa ville, dans des contrées périlleuses. Par conséquent, Refuse avait bien fait de la rejeter. Mais du coup elle s’était soumise à Présence, lequel avait négocié en secret le réveil du Dragon des Tourments. Avant la traversé de la Forêt Mysnalienne, elle ignorait qu’il fût capable de changer de taille. Habitué à cacher ses cartes, le familier ne s’était pas vanté de pouvoir l’assujettir par un charme. Encore heureux que le vieux Lamémoire ait compris au dernier moment de quoi il retournait, sinon le groupe n’aurait peut être pas eu le temps de s’échapper. Les plans du chat n’étaient pas parfaits. Refuse soupira. Désormais, elle accomplissait ce que son maître avait réellement voulu. Elle comprenait mieux l’importance du pont, quoique le sacrifice des cités de la Mer Intérieure lui parût encore disproportionné.

  On provoquait l’ouverture de la porte en lançant un sort mineur sur un idéogramme gravé signifiant « changement d’état ». Il s’agissait d’un procédé très classique, et corporatiste, en vigueur à chaque fois que les mages se réservaient l’accès à un lieu, ou à des informations. Un pan de mur rectangulaire recula et coulissa à l’intérieur de la masse du pilier, révélant un couloir de cinq mètres de long environ, aux parois lumineuses, couleur crème. Refuse avança jusqu’au fond, noir et sans reflet: un voile d’ombre. Tout autour, un non initié n’aurait vu que de jolis dessins décoratifs, composés de fines arabesques noires, mais la jeune femme y découvrit sans peine ce qu’elle avait cherché vainement dans la structure du pont: un message. Et plus précisément un avertissement assorti du moyen d’éviter le danger.

  Au-delà du voile il conviendrait de se tenir hors des flammes, disaient les écritures. La magicienne passa la moitié de la tête et l’extrémité de son bâton à travers la surface obscure. Constatant qu’elle pouvait faire un pas sans risquer de griller tout de suite, elle franchit le seuil. Refuse se tenait maintenant à la périphérie d’une salle circulaire de dix mètres de diamètre, baignant dans une lueur orange qui montait du sol, sauf au centre, noir dans un rayon de trois mètres. Certaines dalles brillantes étaient gravées de l’idéogramme du feu. Il était facile d’en faire le tour pour gagner la partie centrale. Ce n’était donc pas vraiment un piège, sauf pour un inculte qui aurait foncé tout droit sans se poser de question. Néanmoins elle dut reconsidérer cette idée, après avoir gagné le milieu de la salle.

  En effet, au centre du disque noir, deux cubes rouges de dix centimètres d’arête étaient posés sur un piédestal blanc. Un dé avait un chiffre différent sur chaque face, celle du dessus montrant 0. L’autre dé était décoré de dessins inscrits dans un cercle et figurant le sol de la salle, et particulièrement la disposition des idéogrammes du feu. La face visible correspondait à la configuration actuelle, mais il était possible de la changer. La magicienne en fit l’expérience en choisissant le « cercle fermé », puis le « chemin bordé », puis le « damier », puis le « tous devant l’entrée ». A chaque fois les idéogrammes du dallage changèrent instantanément de place. Il y avait aussi une option « sans défense », et celle du départ, le « chemin indirect », à laquelle elle revint.

  En regardant en l’air, elle voyait qu’elle se tenait en bas d’un puits cylindrique, très faiblement éclairé par le haut. Refuse manipula le cube gravé de chiffres et le reposa sur le piédestal, avec la face visible affichant 5. Aussitôt le sol s’éleva doucement. On aurait pu imaginer une manière plus pratique ou rapide de sélectionner le niveau, comme un levier ou un bouton, mais les mages étaient joueurs… En outre, les créateurs du dispositif ascensionnel étaient aussi du genre à prendre leur temps. Les quatre étages intermédiaires ressemblaient à la salle qu’elle venait de quitter. Quand la plate-forme s’immobilisa, Refuse emprunta le chemin indirecte jusqu’au voile d’ombre qui marquait la sortie, puis de nouveau un couloir luminescent couleur crème, se terminant par une porte magique coulissante.

  Elle entra alors dans un environnement immense et sombre, traversé de lignes lumineuses rougeâtres, entremêlées. La densité du réseau variait constamment, quoique l’effet d’ensemble parût plutôt homogène. L’intensité des lueurs piégées dans l’écheveau croissaient ou faiblissaient aléatoirement, modifiant continuellement le jeu des ombres. Refuse hésita à s’y aventurer, craignant soudain d’être attaquée par des prédatrice arachnéennes, semblables à celle combattue le jour précédent. Par association d’idée, son esprit les imaginait hantant la structure filamenteuse. Elle se raisonna : un être vivant était susceptible de trouver refuge dans l’escalier de la patte antérieure, mais si loin de l’entrée comment trouver sa pitance ? Pas de viande, pas de carnivore. Comme il était étrange que cette chose, dont le sens et la fonction lui échappaient, constituât un obstacle, alors que probablement elle n’avait pas été conçue dans ce but. Trop ajourée pour être un labyrinthe efficace, on risquait de s’y égarer un peu, mais pas de s’y perdre complètement.

  Malgré tout, avant de s’engager, Refuse tâta le sol de son bâton. Le substrat répondit par de petits soupirs de contentement, très inattendus. Troublée, la magicienne renonça d’abord à aller plus loin, puis devant la nécessité de progresser, elle essaya d’autres choses. Ainsi, la surface, touchée du bout de la semelle, réagit à l’identique. En revanche, sous la caresse d’une main nue, le parterre gémit de plaisir. Le sang monta aux joues de la jeune femme. Timidement, son bras droit se leva vers une ligne lumineuse. L’extrémité des doigts frôla le matériau dur et translucide qui la constituait. Aussitôt, d’indécentes vocalises montèrent de toute la structure. Troublée par l’expression directe de la jouissance, à laquelle elle n’était pas habituée, venant de l’extérieur, Refuse se donna le temps d’absorber les émotions ressenties. « Heureusement que personne ne me voit. Je dois être toute rouge ! » Pensa-t-elle, avant de se reprendre : « Mais non : j’ai perdu mes couleurs ; un peu plus sombre peut-être. » Elle joua avec les lignes lumineuses jusqu’à s’habituer. Ensuite, plus rien ne s’opposa à ce qu’elle traversât la salle, chaque pas amenant un soupir.  

  On en découvrait des choses dans la tête du sphinx! Comment les hommes d’armes auraient-ils réagi, s’ils l’avaient accompagnée? Refuse grimaça de dégoût en imaginant des expressions frustres, dérangeantes. Vivre ses propres affects lui suffisaient. Quelle était l’utilité de cet endroit ? La montagne sculptée voulait-elle lui faire la leçon? Pour son bien? Et puis quoi encore? Voilà qu’elle était en colère maintenant… Elle traversait salles et couloirs en s’énervant toute seule : vite, un monstre ! Pour y flanquer des coups de bâton! Mais pas trop dangereux : on n’a qu’une seule vie. Tout en soliloquant la magicienne gardait le même cap. Elle bailla : une pose repas avant de continuer? Au menu: fruits secs, saucisson, biscuits insubmersibles, vin coupé d’eau. Elle se trouva une table en pierre. Tout en mangeant elle imagina la vie dans le Sphinx au temps de sa splendeur, sans doute moins morose qu’à Survie. Des gens avaient habité ici, et travaillé. Ils avaient été des milliers à circuler dans ses rues, à emprunter ses ascenseurs, à se rencontrer sur les places, à se détendre dans ses parcs. Où avaient-ils produit ce dont ils avaient besoin ? D’où tiraient-ils leur nourriture ? Peut être les Vallées étaient-elles mises à contribution, peut être faisaient-ils venir les denrées de plus loin. Que donnaient-ils en échange ? Elle arrêta de se poser des questions en finissant son repas.

  Elle repartit, sûre de toucher au but, à brève échéance. Effectivement, sur sa route les espaces s’élargissaient graduellement. Refuse entra finalement dans un large couloir de marbre blanc, rythmé de colonnes noires, qui se terminait par une porte monumentale à doubles battants. La hauteur du plafond culminait à douze mètres environ. Le sol, étrangement propre et brillant, était dallé de lapis-lazuli. Sur les murs, entre les piliers, se pouvaient voir de grands paysages, imprimés dans la pierre même. Malgré les millénaires, les pigments n’avaient pas changé. La magicienne reconnut plusieurs vues des Montagnes Sculptées, représentées à différentes époques, le massif d’origine, et sa transformation progressive. On avait urbanisé les montagnes à l’extrême. Les bâtiments s’étaient imbriqués à leurs supports. Dans la région des Chimères, chaque ville s’était dotée d’une sculpture géante, placée à son sommet, comme un emblème, ou comme un gardien vigilant, aussi noir que le Dragon des Tourments. Puis les cités avaient pris les formes de leurs protecteurs. Un des derniers tableaux montrait le site du Pont Délicat tel qu’il avait dû être peu avant l’assèchement du canyon. L’ouvrage magique était déjà là, mais l’ambiance différait par les reflets de l’eau, la présence de lumières et de couleurs sur le corps du sphinx, et d’une foule de gens tout petits. S’arrachant à la contemplation du passé, la magicienne décida d’étudier la porte de plus près. En s’approchant, Refuse découvrit que sa noirceur possédait des nuances insoupçonnées. En s’habituant, elle discerna des formes ténébreuses se mouvant dans l’épaisseur de sa matière.

  L’une de ces silhouettes se fit plus précise, et s’avança à la rencontre de la visiteuse. Désormais, Refuse percevait un espace profond, avec une perspective. L’arrière plan était flou, mais ce qui venait vers elle avait la forme d’un lion ailé à visage humain… un sphinx d’ombre ! La magicienne, apeurée, recula précipitamment, cédant la place à l’émanation. La chimère léonine se plaça juste devant la porte, et s’assit sur son arrière train. Elle mesurait plus de trois mètres de haut. La créature aux yeux d’or considéra Refuse avec attention, mais sans manifester la moindre émotion. Il n’était pas question de terrasser un tel gardien. La jeune femme laissa échapper un soupir d’exaspération. Le sphinx parla alors d‘une belle voix grave, pleine de noblesse, hélas parfaitement incompréhensible. « Je vous demande pardon? Je ne suis pas d‘ici,» expliqua la magicienne. L‘ombre, d‘abord contrariée, médita la réponse, puis fit une deuxième tentative: « Des ombres qui m’inspirent, je suis l’obscur soupir. Entendez ma voix vous dire, ce qui retient mon ire. Renoncez ma belle, renoncez ! Vous survivrez. Échouez ma chère, échouez ! Vous périrez. Triomphez ma reine, triomphez ! Vous passerez. Défiez le pire, osez en rire, bravez ma lyre ! »

  Refuse fronça les sourcils à en avoir l’air méchante : « Je viens m’assurer que le Pont Délicat ne disparaîtra pas. Pourquoi faudrait-il m’interdire d’entrer ? Qui vous a évoqué

_ Impertinente ! Je pose les questions ! La liste de mes anciens maîtres est longue comme ce couloir. Apprenez que la dernière a pour nom Bellacérée, sommité des Palais Superposés. Alors que choisissez-vous ? Entendrez-vous l’énigme ? 

_ Non, je ne puis risquer ma vie au jeu des devinettes. Je vais voir s’il n’y a pas de solution plus raisonnable,» répondit la magicienne écœurée, en battant en retraite.  « Il n’y en a pas, sauf si vous saviez comment transiter par une autre réalité. Mais dans ce cas, vous l’auriez déjà fait…» Refuse lui jeta un regard haineux. Une heure durant, elle fit les cents pas entre les tableaux du corridor. Puis elle se plongea dans la lecture de la porte de Verlieu. Hélas elle ne connaissait pas l’entité à contacter, ni même son type, très différent des « cordes » et « arborescences » auxquelles elle était habituée. En outre, elle ne disposait pas encore de l’énergie nécessaire, qui nécessitait aussi de se lier un élémentaire de rang supérieur. Donc, à supposer qu’elle ne commît aucune erreur dans la formule, et qu’elle eût la chance de traiter avec des entités exceptionnellement conciliantes et bien intentionnées, le sortilège la viderait de ses forces. Elle en mourrait.

  La magicienne songea alors à l’Horreur de la Terre des Vents. Certes, on l’avait mise en garde, mais en suggérant qu’elle pourrait s’en servir à l’occasion. Pour justifier la prise de risque il fallait qu’un grand danger la menace, ou qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’avancer. Refuse, qui se sentait bloquée, se décida à tenter sa chance. Debout, les yeux fermés, les bras légèrement écartés du tronc, elle se concentra sur le principe d’action, niché dans ses entrailles. Au début, aucune sensation particulière ne se manifesta. Cependant, en persévérant, Refuse s’aperçut qu’elle ne cherchait pas au bon endroit. La chose l’habitait plus haut qu’elle ne le croyait. Insidieusement elle avait migré vers la poitrine. Remontait-elle vers la tête où se trouvait son deuxième aspect ? La magicienne modifia son approche, en essayant de faire redescendre le principe d’action. Et puis, soudain, son corps fut saisi de tremblements : à l’évidence, l’Horreur serait la plus forte ! Par un effort de volonté intense, la jeune femme reprit le contrôle : retour au calme. La sueur mouillait ses sous vêtements. De grosses larmes coulaient sur ses joues. La nausée l’obligea à s’asseoir. Refuse s’essuya le visage, et se recomposa une apparence digne. Se donnerait-elle la peine d’annoncer au sphinx qu’elle renonçait, ou se contenterait-elle de repartir, en silence ?

  Mais depuis l’autre bout du couloir, la créature d’ombre avait perçu l’Horreur, beaucoup plus nettement que Perspicace des Vallées. Le gardien comprit qu’il perdrait la vie en dévorant la jeune sorcière. Évidemment, il y avait de fortes chances que la visiteuse n’insistât pas. Elle semblait hésiter cependant. Aussi, le sphinx montra-t-il des signes de nervosité. Intriguée, Refuse réduisit la distance qui les séparait. « Souffre-t-on beaucoup, si on échoue ?» Demanda-t-elle. Le gardien grimaça : « Non, je tue vite et bien. Mais, vous savez, beaucoup de gens réussissent l’épreuve. Il y a des énigmes plus faciles que d’autres. D’ailleurs certaines ont plusieurs bonnes réponses. » « Ah oui ? 

_ C’est comme ça. J’ajoute qu’une question insurmontable pour les uns se révèle souvent d’une facilité enfantine pour d’autres.

_ Allez-y, dites moi tout. 

_ La possibilité d’un être singulier, ombre passée, embusquée dans les plis des complots réguliers.

_ Sijesuis, » répondit Refuse. « Ouf ! » Pensa le sphinx.

Réplique et relecture.

  La chimère s‘estompa jusqu‘à disparaître complètement. La porte s’ouvrit. Refuse foula un sol irrégulier, sur lequel se dressaient les répliques des montagnes sculptées environnantes, réduites au un centième. En moyenne, les statues zoomorphes atteignaient tout de même vingt mètres. La visiteuse les découvrait de dos. Elle leva la tête en direction de la source de lumière : une représentation du soleil, située au centre d’une immense coupole, très loin au dessus. Déambulant entre les géants, la magicienne contourna la reproduction du mont-sphinx, et se retrouva au bord d’un fossé de cinq mètres de profondeur: le canyon. Le côté opposé semblait l’attendre quarante mètres plus loin. C’était aussi la longueur de la maquette du Pont Délicat, pour six centimètres de largeur seulement.

  À l’arrière plan, Refuse voyait la moitié supérieure des yeux de la montagne sculptée. Les hémisphères oculaires, immenses, étaient faits d’une matière sombre et translucide, à travers laquelle le dehors paraissait plongé dans un crépuscule éternel. Une échelle vissée permettait de descendre au fond du canyon. La magicienne l’utilisa. Une fois en bas, elle se promena dans le paysage réduit, s’émerveillant de la qualité de la reproduction, du rendu des détails. Toutefois le fleuve d’autrefois était absent, ainsi que les brumes d’aujourd’hui. Par hasard, Refuse découvrait de menus objets, oubliés ou jetés, recouverts de poussière, ou en partie décomposés. Les extrémités du canyon étaient fermées par des murs réfléchissants, pareils à des miroirs légèrement teintés. Refuse passa plusieurs fois sous la réplique du pont en explorant les centaines de mètres carrés qui s’offraient à sa curiosité.

  Elle longeait la paroi opposée au sphinx quand elle tomba sur des restes humains, assez bien conservés par l’air sec, et le manque d’animaux nécrophages. Il s’agissait donc plus d’une momie que d’un squelette. Le corps desséché avait été celui d’un magicien expérimenté, à en juger par sa peau gris anthracite. On l’avait fouillé: c’était visible à son aspect débraillé, aux poches ouvertes. De plus, on lui avait cassé un doigt, probablement dans le but de récupérer un anneau. Ajoutons à ce triste tableau, que ses bottes avaient été retirées, simplement pour vérifier qu’il n’y cachait rien: pas joli-joli. Refuse doutait que la mort fût très ancienne. Néanmoins elle montrait que la tête du Sphinx avait bel et bien été le théâtre d’un affrontement. Était ce lié aux craintes de Sijesuis ?

  À l’aplomb du viaduc un relief de la falaise dissimulait une large faille. La magicienne s’y engagea, en redoublant de prudence. Refuse marcha quelques mètres dans l’axe du pont, puis elle passa un voile d’ombre précédant un escalier, lequel conduisait plus bas à une salle obscure, peut-être située dans le nez de la montagne. Opposée à l’entrée, la surface noire d’un mur courbé en demi-lune, livra au charme de lumière une écriture fine et argentée. Le texte était fort long. Heureusement, on avait veillé au confort de la lecture, en espaçant les lignes, et en formant élégamment les caractères. Avant de s’y confronter Refuse vérifia si elle était bien seule, et si rien d’important ne lui échappait. Elle vit que l’on avait repoussé de vieilles épées dans un angle de la pièce. Qu’est-ce que cela voulait dire? Une vision magique lui révéla qu’un puissant enchantement habitait les armes. Mais elle ne parvint pas à en savoir davantage, ni sur l’élément déclencheur, ni sur l’effet exact. La jeune femme aurait préféré un signe de Sijesuis.

  Surmontant ses inquiétudes, elle commença la lecture. Très vite, elle se rendit compte qu’il n’y avait pas qu’une seule formule. Le texte débutait par un prologue nommant les magiciens et magiciennes impliqués dans l’œuvre. Puis il définissait le but du projet, ainsi que ses dimensions générales. Un premier sortilège avait pour but de faire reconnaître l’objet, à partir d’un modèle réduit et d’autres représentations, toutes consommées par le processus initial. Ensuite, une deuxième incantation préparait la source d’énergie qui alimenterait la conception provisoire. Après quoi, un troisième charme générait la forme exacte du Pont Délicat, à sa taille réelle, mais avec la consistance d’une ombre. Cette étape aurait permis de tout reprendre à zéro, en cas de problème. La formule suivante créait un duplicata dans la tête du sphinx, à l’un centième, et le liait à son modèle. Un cinquième enchantement apportait la source d’énergie permanente. La quantité disponible dépassait un peu les besoins : on s’était créé une marge de sécurité équivalant à douze pour cent du total. Le sixième sortilège donnait corps à l’ouvrage, les lignes de force prenant la place de l’ombre. Enfin, le septième acte permettait d‘intervenir après coup sur la structure, par l’intermédiaire de la copie. 

  Cependant quelqu’un avait ajouté un paragraphe supplémentaire, en lettres dorées, dans une graphie plus serrée, plus énergique: « Bellacérée des Palais Superposés, se porte garante des sept sortilèges du Pont Délicat. Par votre voix, ma voie!»  En clair, on invitait Refuse à relire les formules magiques, toutes trop puissantes pour elle, en lui promettant le soutient de la plus grande magicienne du continent Gorseille. Cependant l’apprentie de Sijesuis ne savait pas trop comment cela fonctionnerait.

  Méfiante, elle étudia la totalité du texte. Le viaduc était pratiquement indestructible puisque la magie le recréait à chaque instant. Il n’y aurait donc que deux moyens de menacer son existence : soit en le privant de sa ressource en énergie, soit en le modifiant radicalement via le septième enchantement. Étant donné que la réplique paraissait inaltérée, il fallait que le problème se limitât à l’énergie. Donc : quelqu’un capable d’établir un diagnostic précis était venu ici des mois auparavant, avait constaté un risque de carence, et avait alerté Sijesuis. Or, la cinquième formule se contentait d’acheminer la ressource. Nulle part il était dit qu’elle la créait. Elle ne mentionnait pas d’entité ressource. Refuse chercha ce qui alimentait le pont. Les auteurs se référaient à un canal spécial, élément d’un réseau souterrain drainant vers la surface un flux venu des profondeurs. Le débit était limité par la capacité du vecteur. Les hauts mages des Montagnes Sculptées s’appuyaient donc sur une réalisation antérieure, un maillage très ancien qui s’étendait sous leurs pieds, invisible. A l’époque de la création du Pont Délicat, les initiés n’avaient plus qu’une connaissance fragmentaire des canaux. Cela se voyait aux mesures de précaution incluses dans la cinquième formule. En cas de défaut de la source primaire, jugée la plus fiable, le sortilège chercherait automatiquement d’autres vecteurs, soit en utilisant une carte incomplète (fournie dans les représentations du premier enchantement), soit en sondant les alentours dans un mouvement spiralé s’élargissant à partir du dernier canal nourricier. Il était admis que des mouvements telluriques pourraient sur le long terme compromettre l’existence du pont, car ils avaient déjà perturbé le réseau énergétique dans le passé. Plus Refuse s’instruisait, moins elle se sentait capable d’identifier le problème, ou de lui apporter une solution. La seule chose à sa portée serait de réitérer les sortilèges, à condition que Bellacérée tînt sa promesse.

  Elle récapitula tout ce qu’elle savait. Un : son maître avait reçu une lettre des mains d’un personnage particulièrement antipathique, Dents-Blanches, sorcier lui aussi. La magicienne ignorait le contenu de la missive, mais deux : Sijesuis avait simultanément appris l’imminence de sa mort, et la menace planant sur le Pont Délicat. Ou plutôt, il avait déduit tout cela, le message étant probablement une malédiction. Trois : il avait accepté de céder au familier la dévastation anticipée de la Mer Intérieure, afin d’augmenter les chances de Refuse de parvenir à destination. Le cadavre trouvé dans le petit canyon démontrait que les magiciens s’intéressant au Pont Délicat ne reculaient pas devant la violence. En outre ces meurtres prouvaient l’actualité des enjeux. « Ce sont des sorciers d’aujourd’hui qui convoitent le pont, » conclut Refuse. « Ces gens ont probablement pris connaissance des formules et de leurs implications. Ils auront vu une possibilité de s’en servir, afin d’augmenter leur puissance. C’est au-delà de mes compétences. Néanmoins s’ils ont mis en danger l’ouvrage en altérant sa magie, un ré-enchantement le rétablira dans son état originel. A priori cela ne peut pas faire de mal.»

  Alors, pourquoi hésiter plus longtemps ? Si la mort de Sijesuis n’avait été reléguée au second plan par le réveil du Dragon des Tourments, respecter ses dernières volontés, le venger peut-être, aurait coulé de source. Refuse passa à l‘action: « Bellacérée! Par ma voix, ta voie! » Se sentant investie d’une énergie nouvelle, elle scanda les formules des cinquième et septième sortilèges. Progressivement une sensation de froid l’envahit. Son élocution devint plus difficile. Quand sa vision commença à se brouiller, l’Horreur fut automatiquement mise à contribution. Cependant, l’entité rechignant à se soumettre à la magie de Bellacérée, il en résultat  un bel évanouissement.

Réactions.

  Refuse reprit conscience en hurlant de douleur. D’instinct elle porta la main à sa joue. Ses doigts touchèrent de longues plaies saignantes. Au mur, les écritures brillaient d’un éclat plus vif. La jeune femme ressortit dans le canyon. Cette blessure lui en rappelait une autre, infligée à Lune-Sauve, mais Présence n’était visible nulle part. Ainsi, le chat l’avait attendue, surveillée. Il avait prévu ses actions, parce qu’il connaissait la mission au moins aussi bien qu’elle. En provoquant son réveil, il la prévenait d’un danger imminent. Refuse se tourna vers l’échelle par où elle était descendue : son but. Mais soudain une lueur apparut vingt mètres au dessus de la réplique du pont : un portail magique s’ouvrait. La jeune femme se jeta derrière un rocher et se roula en boule. Le nouvel arrivant ne se contentait pas de léviter: il volait! Son familier, un ténébreux rapace, quintupla sa taille en un instant. Ceux là n’étaient pas venus pour discuter…

  Le faucon noir avait vu quelque chose: il fila tout droit entre les statues, suivi par son maître. Présence faisait diversion. Refuse se précipita vers l’échelle. Là, elle dut une fois de plus abandonner son bâton: pas possible de grimper rapidement en tenant cet objet, folie de rester au fond du canyon. Derrière le sphinx, une sphère ignée explosa dans un grondement sourd, entre un griffon et une espèce de lézard tricéphale. La magicienne alla se cacher entre les jambes d’un ours cornu. Le faucon entra alors dans son champ de vision. Il avait repris une taille normale et volait donc en silence, assez bas pour que rien de ce qui se trouvait au dessous des imposantes sculptures ne lui échappât. Refuse s’apprêtait à endormir l‘oiseau quand lui vint une « meilleure » idée. Sa sacoche contenait moult pierres précieuses ramassées sur l’île du Dragon des Tourments, et qui jusqu’alors ne lui avaient servi à rien. Elle en illumina une avec un charme et la lança de toutes ses forces, le plus loin possible au milieu des statues.

  Le rapace s’y laissa prendre, apparemment, mais elle vit que le sorcier volant s’était positionné au dessus de la sortie. Elle se replia, craignant d’être prise à revers par le faucon. Et soudain elle sentit qu’on lui tirait la tête en arrière, le contact froid d’une lame sur son cou, et un parfum de violette. Elle reçut en prime un coup de genou dans le dos. Son agresseur lui ordonna quelque chose qu’elle ne comprit pas. Refuse paniqua complètement. Ses appels au secours attirèrent l’autre sorcier et son faucon. Un dialogue s’ensuivit entre les mages, excluant l’apprentie de Sijesuis. La personne qui menaçait directement sa vie était invisible, femme, et énervée. Le magicien pointait une baguette de mauvais augure dans leur direction. On voyait qu’il avait très envie de les carboniser toutes les deux. Mais un nouveau larron, caché par une statue, intervint avant que son confrère n’eût commis l’irréparable. « Mais qu’ont-ils tous à se manifester soudain? Et de si mauvaise humeur? » Se demanda Refuse.

  On la fit se relever : encore un coup dans le dos… On la força à marcher en direction du canyon. Un magicien protégé par une sphère de force ouvrait la voie. Le bonhomme avait un corps trapu et fort. Dans sa tête la jeune femme distribua des surnoms: Sadique, Volant et Trapu. La liste s’allongea encore: Hurlant, sous le pont, Dominant, en l’air sur une plate forme circulaire gravée de runes magiques, Floue, non loin de l’entrée de la salle des formules, Rubis, vieille sorcière enfermée dans un énorme cristal rouge lévitant à trois mètres du sol. Il y en avait sûrement d’autres hors de vue.

  En venant les rejoindre, Hurlant apostropha Trapu à la manière d’un exalté prêchant la croisade. Trapu répondit d’une voix monocorde et blasée, désignant Refuse du pousse. Il posa son derrière sur une griffe du sphinx et alluma un cigare en prenant un air inspiré. Il parla à Refuse. Supposant qu’il voulait savoir son nom, elle dit: « Je suis Refuse, apprentie de Sijesuis. » Volant et Sadique ricanèrent: elle venait d’aggraver son cas. Mais Trapu tira sur son cigare et poursuivit l’interrogatoire en parlant abé: « Où est Sijesuis? 

_ Je ne sais pas, » mentit-elle, «  il m’a demandé de venir ici, étant occupé ailleurs. 

_ Toute seule? » S’étonna Trapu. « Ben… J’ai longtemps cru qu’il m’avait fait suivre par un ange gardien, mais comme celui-ci m’a attaqué (elle montra les traces de griffure sur son visage) je ne sais pas… » Trapu sourit. Il souffla un nuage de fumée rondelet et l’observa monter vers la voûte. Au même moment, Refuse ressentit une intrusion psychique. Naturellement elle eut envie de se débattre, mais le couteau de Sadique la contraignait à l’immobilité. D’où venait l’assaut?

  Elle n’avait pas l’impression d’être dominée, mais se souvint que Présence l’avait déjà ensorcelée à son insu. Ayant monté l’échelle, Hurlant apparut sur sa droite. Il ne tenait pas en place. La colère lui donnait une énergie explosive, et des mouvements saccadés, souvent interrompus, tant il semblait passer sans cesse d’une pulsion à une autre. Par exemple il faisait un pas vers elle, tendu, prêt à l’étrangler, puis il se retournait brusquement pour invectiver violemment Trapu, ou pour prendre Rubis à témoin. On aurait pu en rire. Trapu exhala un nuage de fumée cramoisie: « Et si je vous persuadais, me diriez vous les mêmes choses mademoiselle? » Elle répliqua: « Je me défendrai! » Il rit. Volant, l’air soupçonneux et embarrassé, demanda sans doute un résumé de la situation. Le malheureux obtint des éclaircissements de Hurlant, mêlés de commentaires et d’imprécations qui ne figuraient pas dans les propos originels de Refuse. Concentra-t-il alors sur sa personne l’animosité du colérique? Toujours est-il qu’il multiplia les signes d’apaisement. Au fur et à mesure que le ton de l’autre montait, Volant reculait. Vaincu, il se tut définitivement.

  « Je devais ré-enchanter le Pont Délicat, » se permit Refuse: « En quoi cela vous dérange? C’est important, non? » Hurlant hurla en serrant les poings: « Râââââ! » Sadique fit mine de vouloir trancher la gorge de sa prisonnière, en accompagnant son geste de mots secs. Trapu donna alors l’impression de découvrir la détresse de la jeune magicienne. Il fit un vague mouvement de la main qui tenait le cigare en s’adressant à Sadique. La sorcière bougonna un peu, mais Refuse ne sentit plus la pression de la lame invisible sur son cou, ni le contact physique imposé par l’agresseur. Elle remercia Trapu, les yeux mouillés, en ravalant sa salive. Toutefois n‘étant plus soutenue, un léger tournis perturba son équilibre. Hurlant lui cria une bordée d’insultes et d’obscénités. Elle laissa passer l’orage. Refuse ne pensait pas avoir mal agi, cependant la pression subie la faisait douter. Et s’ils avaient tous une bonne raison de lui en vouloir? Et bien, le mieux serait qu’ils lui expliquent.

  Elle cligna des paupières, incrédule: Trapu avait éteint son cigare. Sa main, paume ouverte, exécutait dans le vide de petits mouvements intrigants, circulaires, répétitifs et gracieux, un peu comme quand on frotte une vitre avec un chiffon. Mais ses doigts écartés, légèrement pliés semblaient éprouver en même temps la consistance d’une surface mystérieuse, qui à la réflexion aurait été davantage un volume arrondi et souple qu’un plan rigide. En temps normal Refuse aurait compris immédiatement de quoi il retournait. Or pendant une demi-minute elle nagea dans un brouillard épais, assorti d’une sensation étrange de décrochage par rapport au réel. Dès que Hurlant sut ce qui fascinait Refuse plus que ses commentaires tonitruants, il en perdit la voix, mais s’agita d’autant plus. Finalement Trapu se pencha un peu de côté et embrassa l’air d’un gros bisou sonore. La magicienne raccrocha les wagons, et gloussa nerveusement. Hurlant s’immobilisa une fraction de seconde, puis reprit sa diatribe. Sauf qu’on ne sut plus à qui il la destinait.

  Le cristal qui contenait Rubis changea de position et vola bas. Il émit une voix au timbre vibrant : « Les mages d’autrefois étaient plus puissants car ils coopéraient. Ils se lançaient dans des entreprises fédérant de nombreux talents et requérant parfois plusieurs générations pour porter leurs fruits. Ainsi naquit le Pont Délicat. Afin de le maintenir une source d’énergie lui fut dévolue. Les magiciens d’aujourd’hui sont tentés de puiser à cette source. Ils détournent une partie de l’énergie à leur profit, au risque de menacer l’existence de l’ouvrage, en prélevant plus que la marge de sécurité prévue. Il n’y a pas vraiment de règle l’interdisant, toutefois il fut convenu de surveiller le pont afin de prévenir les abus, la couronne du Garinapiyan s’opposant à sa disparition. Le pouvoir royal est faible, mais pouvait compter sur un négociateur de talent, Sijesuis, et sur le soutient de Bellacérée. Les seigneurs sorciers hostiles ou indifférents à l’existence du Pont Délicat acceptèrent de modérer leurs appétits. Ils allèrent jusqu’à signer une sorte d’accord. On attribua à Sijesuis la surveillance du Pont Délicat, sachant que votre maître habitait loin d‘ici… La magicienne Bellacérée s‘impliqua pour compenser la faiblesse du dispositif. Au départ elle inspecta régulièrement le pont, puis elle lui attribua un gardien. Toutefois en interdire totalement l’accès n’était pas envisageable, à moins de s’approprier l’artéfact. Cela aurait provoqué un tollé. Par conséquent Bellacérée se contenta de filtrer les entrées avec le sphinx d’ombre. Passer l’épreuve était nécessaire pour accéder à la salle des formules, sinon le sortilège des épées vous aurez hachée menue. Elle ajouta une aide permettant à un magicien moins puissant, mais autorisé, comme Sijesuis, de rétablir l’ouvrage dans son état premier. En général on puise dans la réserve du pont quand on souhaite créer un effet important et pérenne. Le plus problématique c‘est que des mages du Garinapiyan ont détourné l‘énergie de l‘artéfact au bénéfice d‘autres constructions très utiles. C’est pourquoi la salle des formules bénéficie d’une protection particulière : il s’agissait de garantir leurs réalisations. Bellacérée estimait donc avoir trouvé un bon compromis. Et vous voilà, mais sans Sijesuis…» 

  « Pourquoi pas prévenu? Pourquoi pas prévenu? Pourquoi pas prévenu? » Répéta Hurlant dans une langue frustre. « Je… Je n’ai pas vu vos… vos sortilèges. Co-Comment les aurais-je vus? Pas vu! » Bafouilla Refuse. En fait, elle aurait pu, avec la révélation, en détecter quelques uns. Mais elle l’avait déjà épuisée. « Mais dire! Dire! Dire! Il dit! Il vous dit! Il nous dit! À nous! » Martela Hurlant, en se frappant la poitrine du bout de l’index. « Eh non, il n’a prévenu personne. Il ne m’a pas dit grand-chose non plus. Vous n’avez pas idée du mal que j’ai eu à venir jusqu’ici. J’ai risqué ma vie une paire de fois. Bon c’est vrai: je suis un peu miss Catastrophe. Mais ma mission touche à sa fin. Il ne me reste plus qu’à rencontrer Bellacérée, si vous me laissez vivre. » Trapu traduisit. Hurlant poussa un gémissement horrible en se frappant la poitrine. Soit il avait l’esprit dérangé, soit Refuse avait démoli une chose vraiment capitale en restaurant le pont à son état d’origine. Elle ne voulait pas savoir quoi : encore une tragédie en perspective, sans doute. Quand même, tous ces puissants mages devaient savoir les risques qu’ils faisaient courir à leurs entreprises, en les alimentant à la source du Pont Délicat!

  Hurlant frappa le sphinx de vingt mètres de haut. Évidemment, il se fit mal. Ensuite il se désintéressa de Refuse, adoptant une attitude de prostration mélancolique. Pendant ce temps Trapu emmena la sorcière invisible derrière le griffon. Des éclats de rire aigus résonnèrent à travers la salle. Pendant ce temps, au dessus du canyon répliqué, Dominant sur son disque prononçait une longue formule, recréant probablement le lien dont il avait besoin avec la source d’énergie du viaduc. Une façon de dire: « Même pas mal. » Floue et deux autres magiciens s’occupaient de la même façon, en combinant leurs efforts, tandis que leurs familiers jouaient à cache-cache dans les accidents du relief. La vie reprenait ses droits, et avec elle le parasitage du pont. « On touche à l’absurde, » se dit Refuse.

Où donc Volant était passé? Il n’était pas le plus puissant, mais jusque là il avait été le plus violent, le moins apte à supporter sa perte. Refuse aurait aimé savoir si Présence avait échappé à l’explosion. Cependant elle ne se sentait pas libre de ses mouvements, parce que Rubis dans son cristal n’avait pas bougé. Les yeux de la sorcière étaient clos, et ses bras repliés sur sa poitrine, comme ceux d’une figure sur un gisant : un état de vie prolongée ou de mort retardée plus élaboré et efficace que, gageons, celui du défunt Sijesuis. « Vous avez parlé de rencontrer Bellacérée, » dit la voix venue du cristal, « dans ce cas nous nous retrouverons peut-être aux Palais Superposés. » Rubis disparut. Refuse songea que la sorcière enfermée aurait pu, en un instant, la transporter jusqu’au terme de son voyage. Exprimait-elle son mécontentement  ou son indifférence ? 

  La jeune magicienne alla tranquillement récupérer son bâton, puis remonta au niveau des statues. De quoi avait-elle le plus besoin dans l’immédiat, sinon d’un endroit adéquat pour se reposer ? Volant était probablement en train de faire la même chose de son côté. Ses pas la menèrent sur les lieux de l’explosion, où elle ne trouva pas trace de Présence. Le magicien au faucon aurait grandement intérêt de ne pas recroiser la route du prédateur de la nuit. Déjà cruel en temps ordinaire, quel sommet de violence n’atteindrait-il pas si on lui en fournissait le motif ? Refuse explora les passages secondaires  desservant des espaces plus petits et vides. Des générations de magiciens et d’aventuriers avaient tout pillé depuis longtemps. Elle découvrit une sorte de renfoncement, situé dans l’épaisseur du mur, à un mètre du sol environ : plus un espace de rangement qu’une couchette, mais elle s’y allongea. Le sommeil fut long à venir, malgré la fatigue. Lui manquaient un vrai lit et le sentiment de sécurité. Alors elle repensa à Rubis, prisonnière de sa pierre. Ne se trouvait-elle pas dans une situation similaire, d’un point de vue symbolique? Au fil de ses réflexions, ses paupières se fermèrent, peu à peu ses muscles se détendirent, sa respiration adopta un rythme lent et régulier, et ses membres s’immobilisèrent.

  Au réveil, elle prépara une lévitation, une monture magique et son charme somnifère préféré sous une forme amplifiée. Elle ne savait pas combien de temps avait duré son repos. La magicienne consomma un  déjeuner frugal. Décidément, elle n’emportait jamais assez de nourriture… Refuse entreprit de rejoindre son escorte. Elle parcourut le chemin inverse jusqu’à l’ascenseur sans rencontrer de difficulté. Mais une fois sur la plate-forme elle se rendit compte qu’une ombre de forme humaine se tenait à ses côtés. Son corps mince et nu, aux contours légèrement flous, ne semblait pas avoir de consistance matérielle. De ses yeux réduits à deux lueurs brunes à peine visibles, l’apparition la fixait sans rien dire. La magicienne tendit doucement son bâton vers la silhouette pour en éprouver la substance. Mais l’ombre esquiva en faisant un petit bond en arrière. Puis elle s’immobilisa dans les airs, ce qui signifie que Refuse continua seule sa descente pendant que la silhouette se fondait dans l’obscurité.

  La magicienne se dépêcha de traverser la salle ronde aux signes de feu. Elle n’aurait pas aimé qu’une force manipulât le dé pendant qu’elle se trouverait au milieu de la zone dangereuse. Dans le couloir suivant le voile d’ombre, une cloque de cinquante centimètres enfla à la surface du mur. A son passage, l’hémisphère prit une texture charnelle, et de longs cils poussèrent « à l’équateur ». Enfin, l’œil ouvrit sa paupière sur un énorme iris rouge. Son regard suivit Refuse jusqu’à la porte secrète donnant dans la grande salle des statues brisées. Le phénomène se reproduisit dans chaque pièce, dans chaque passage. Désormais on surveillait le sphinx. La jeune femme ne fut que plus prompte à en sortir. Lévitant afin de retrouver les soldats des Vallées elle fut visitée par un passereau rouge et bleu qui se percha sur son bâton, et par un petit nuage noir extrêmement agaçant qui cherchait à se faufiler sous sa robe. Refuse le paralysa une première fois. Mais elle dut s’y reprendre à trois reprises pour qu’il la laissât tranquille.

  Enfin elle arriva au sol. Presque aussitôt elle entendit la voix de Dove qui l’appelait. Les cavaliers l’avaient attendue en bas toute la nuit. Ils lui annoncèrent qu’il était midi passé! Ils racontèrent que depuis la veille les environs étaient hantés par des apparitions spectrales et des ombres venues voir le pont. Certaines avaient des formes démoniaques. Aussi les hommes s’étaient-ils repliés de l’autre côté pour dormir, à tour de rôle. Ils étaient revenus entre les jambes de la montagne sculptée, dans la matinée, après qu‘eurent cessé les agitations de la nuit.

  La magicienne fit son rapport à Dove: elle avait bien ré-enchanté le Pont Délicat, et le danger avait été réel. Mais la menace n’était pas écartée pour autant car  de nombreux mages ne voulaient pas renoncer à puiser dans la manne. Il y avait donc un risque que les Vallées fussent un jour coupées du Garinapiyan, par négligence, aveuglement ou égoïsme. L’ultime étape de sa mission serait les Palais Superposés. Elle y délivrerait un message et tacherait de contacter quelqu’un  capable d’obtenir que l’on conserve le pont. Voilà. Et elle avait très faim. Et elle emporterait un maximum de nourriture pour traverser les montagnes. Ils lui donnèrent donc un cheval avec toutes leurs rations, en comptant sur la vallée des moulins pour se réapprovisionner. Dove lui souhaita bonne chance, et rajouta en manière de compliment qu’elle s’était assombrie.