Le Pont Délicat 3

Chapitre trois : La Mer Intérieure.

La Forêt Mysnalienne.

  Refuse marchait sous des frondaisons épaisses. Il subsistait ça et là des sous bois éclairés et fleuris, mais ailleurs la pénombre et l’humidité favorisaient les fougères.

La jeune femme s’arrêta sous un rai de lumière. Étant au milieu d’une forêt inconnue, sans aucun moyen de savoir où elle allait, Refuse considérait qu’elle était perdue, par principe. Comment s’orienter? Selon les cartes tirées de sa besace, une route traversait cette forêt d’ouest en est. Elle estimait qu’elle devait se trouver à environ une journée de marche de la lisière ouest, mais ne pouvait deviner si elle était au nord ou au sud de la voie. En théorie, elle sortirait de la forêt par l’est en trois jours, à condition de suivre une ligne droite, ce qu’elle jugeait  très improbable. Aussi, dans le but de limiter la dérive, contournait-elle les obstacles, en alternant une fois par la droite, une fois par la gauche.

  Mais ne pouvant s’en contenter, Refuse faisait le point régulièrement, en recourant à une divination mineure. En effet sa boussole ne pointait pas vers le pôle magnétique. Ce phénomène était connu des villageois des Patients. Chez eux l’aiguille était déviée vers les Dents de la Terreur. Dans cette forêt les cartes indiquaient plusieurs sources de magnétisme, majoritairement au nord. On ne pouvait se fier à la boussole. Par conséquent la magicienne demanda à l’entité de se repérer par rapport au soleil. En pariant que sa trajectoire couperait celle de la voie, la voyageuse se permit de dériver vers le sud.

  Au mitant du deuxième jour Présence signala des pavés, dans une zone où la végétation se faisait moins dense. Sans son aide la jeune femme ne se serait peut-être rendue compte de rien. Elle suivit la piste.  Plus tard, Refuse remarqua de nombreuses bornes de pierre, mais les plus petites étaient en général cachées par les fougères, ou enfouies dans le sol. Le soir, la magicienne se coucha au pied d’un obélisque de deux mètres de haut, dont les frises régulières et les écritures bien alignées contrastaient avec le fouillis  de la sylve. En glissant vers le sommeil, elle songea aux bornes des Patients, à la peur irraisonnée irradiant des Dents de la Terreur.

  Au milieu de la nuit, Présence la réveilla en frottant son museau contre son oreille. Elle poussa un petit cri de surprise indignée. « Chut. Danger, » chuchota le chat. Mais on n’y voyait absolument rien. Refuse créa au hasard une lumière sur un tronc, puis sur une branche basse, à sa droite, dans l’idée d’observer son environnement sans attirer directement l’attention sur elle. Peine perdue : « Ils nous ont vu, (comme je te vois). Assure tes arrières, » murmura Présence.  

  Refuse se mit dos à l’obélisque et resserra la prise sur son bâton. Un phénomène l’intrigua : qu’arrivait-il au familier? Il grandissait! Et soudain il bondit droit devant lui. La magicienne vit deux ombres de fauves se jeter l’une sur l’autre, puis rouler de côté en échangeant de violents coups de griffes. Un peu en retrait, elle capta dans les ténèbres la lueur fugace de deux yeux carnassiers. Immédiatement, elle lâcha sur eux son charme d’endormissement! Elle supposa qu’il avait agi.

  Elle n’osait décoller son dos de la pierre dressée et ne pouvait aider Présence parce que la créature qu’il combattait était comme lui. Sijesuis lui avait parlé de ces familiers qui devenaient indépendants après la mort de leur maître. On les appelait les prédateurs de la nuit. Ils combinaient la ruse humaine et les qualités des bêtes sauvages ; et possédaient des pouvoirs magiques. Combien étaient-ils?

  Un très léger déplacement d’air la mit en alerte. Levant la tête, une paire d’yeux félins accrocha son regard, fascinants, tout comme la voix qui entra directement dans son esprit. « Vous n’avez pas besoin de votre bâton n’est-ce pas? Nous sommes des amis… Avancez plus près, » disait le fauve, juché sur une branche, prêt à bondir.

  La jeune femme avait lâché son arme et se sentait mettre un pied devant l’autre. Elle reconnaissait les effets d’un charme de persuasion. La panthère lui serait sympathique jusqu’à ce qu‘elle lui ait ouvert la gorge. Puisant dans la capacité de refus qui lui avait valu son nom, la magicienne, repoussa l’assujettissement,  et lança une paralysie locale en direction de sa Némésis. Sa formule rapide ne demandait pas beaucoup de concentration. Les lèvres bougèrent, la main se tendit, le fauve réagit! Il sauta, toutes griffes dehors. Le sortilège le toucha au poitrail, légèrement sur le côté, engourdissant la patte antérieure droite.

Les mâchoires du félin se refermèrent sur l’avant bras de Refuse, tandis que des griffes lui labouraient l’omoplate droite, ou s’agrippaient à sa poitrine et déchiraient sa veste. Elle tomba en arrière. Les pattes postérieures du fauve tentèrent de lui lacérer le ventre et les cuisses, mais la besace la protégea. Et surtout, elle répondit en moulinant des jambes. La panthère bascula sur le côté. Refuse suivit le mouvement, afin d’immobiliser son adversaire sous son poids. Mais le félin se dégagea par un mouvement de torsion. Puis il se redressa sur ses pattes postérieures, comme un homme, chassant la paralysie de son épaule droite, en secouant son bras.

  Refuse, toujours à terre, saisit son bâton par une extrémité et lui fit décrire un arc de cercle pour faucher le monstre. Ce dernier évita sans difficulté la première frappe en sautant sur place, mais pas la seconde, d’estoc, qui glissa sur sa poitrine et vint le heurter sous la mâchoire. Un craquement significatif mit fin au combat. Mal en point, la respiration sifflante, le prédateur de la nuit courut se réfugier dans les ténèbres.

  « Bravo! » Commenta Présence, du sang plein les babines. « J’ai du en endormir un par là bas… » Indiqua Refuse d’une main tremblante. « Oui, je sais, je viens de l’achever. Les prédateurs de la nuit de la Mer Intérieure se réfugient souvent dans la Forêt Mysnalienne, particulièrement les chats. L’endroit nous convient, sa sauvagerie comme ses secrets. Je suis sûr qu’il y aurait des tas de choses intéressantes à exhumer, des sources de pouvoir notamment », précisa le familier. « C’est Sijesuis qui te l’a dit? » Questionna la magicienne. « J’ai en effet beaucoup appris à son contact, mais aussi en discutant avec des confrères», répondit Présence d’un ton égal, en reprenant sa taille ordinaire. « As-tu des amis parmi les familiers? » Demanda la jeune femme, tout en fouillant dans ses poches. « As-tu des amis parmi les magiciens? » Répliqua le chat.

  Refuse n’insista pas. Pourtant elle aurait eu d’autres questions à lui poser. Sijesuis ne l’avait pas encore instruite sur l’art d’éveiller un animal à la parole. Cette pratique était pourtant une spécificité de sa tradition.

  Refuse se soigna avec la pierre de vie. Elle proposa à Présence d’en bénéficier, car avait sans doute des blessures sous son pelage. Le familier déclina l’offre: « C’est pour toi. Regarde, elle a de nouveau rétréci ; elle t’aidera encore une fois peut-être.» Mais comme la jeune femme insistait, il lui expliqua que boire le sang de ses victimes avait eu le même effet sur lui: « chacun ses méthodes. » La magicienne rangea son remède, en digérant l‘information. Elle soupçonnait le chat d’exagérer ses capacités de guérison, bien que sa capacité à changer de taille l’impressionnât. Les lumières créées au début du combat s’éteignirent. Souhaitant se rendormir, elle se servit d’une illusion pour se fondre dans les fougères.

  Le lendemain, ils suivirent la vieille route vers la Mer Intérieure. Après dix kilomètres de marche environ, Refuse s’aperçut que le chemin passait au milieu d’une assemblée de fines structures verticales, de couleur orangé. Il en avait poussé des centaines de diverses tailles. Les plus hautes atteignaient trois mètres. La magicienne reconnut des colonnes de deuil, une dangereuse espèce de champignons qui se  développait en hauteur. Lorsque leur masse devenait trop importante, les constructions s’effondraient en répandant leurs spores en de grands nuages dorés. Elles pouvaient aussi émettre la poudre jaune si on les approchait de trop près. La respirer avait un effet somnifère. On se couchait par terre : on perdait ses forces : on mourait : on devenait de l’humus nutritif. Les voyageurs préférèrent faire un large détour, parce que Refuse se méfiait surtout des spécimens isolés, dissimulés par la végétation. La prudence les tint hors de portée du péril. Ils rejoignirent le chemin, et continuèrent d’avancer en direction de l’est.

  Le soir venu, la magicienne fit le point. Une quatrième journée serait indispensable pour achever la traversée de la forêt. Cette fois-ci Refuse eut tout de suite recours à son charme d‘illusion. Elle prononça la formule alors que Présence ne regardait pas dans sa direction, car elle voulait vérifier si le familier s’y laisserait prendre. Effectivement, quand le chat se retourna, il se figea d’abord sous l’effet de la surprise. Puis il accepta le jeu. Il huma l’air, renifla le sol, observa les traces, et bien sûr localisa la magicienne. Dès lors, elle sut à quoi s’en tenir. Le sortilège serait efficace dans la plupart des cas, mais pas si le chasseur savait ce qu’il cherchait, et pas s’il était prêt à y passer du temps.

  Plus tard elle se souvint de cet épisode, comme de la première fois qu’elle s’était défiée ouvertement de Présence, puisque concrètement elle avait testé sa capacité à lui échapper. A l’avenir, il lui faudrait prendre l’ascendant sur le familier, ou réduire sa dépendance. On en était loin. Ainsi, au matin, elle constata que son sac à dos était vide de toute nourriture. Heureusement, Présence avait chassé avant qu‘elle ne se fût réveillée. Il lui avait rapportée du petit gibier. Elle le remercia tout en allumant un feu.

  Pendant la journée, pour compléter son repas, elle cueillit des baies à chaque fois qu’elle en eût l’occasion, sans trop s’éloigner du chemin cependant. Donc leur allure se réduisit. Mais Refuse voulait montrer au chat qu’elle était capable de trouver de quoi manger par elle-même. Son éducation de paysanne la servit bien. La magicienne paralysa un oiseau,  parachevant ainsi la démonstration ; toutefois elle le laissa s’envoler ensuite. « Tu chasses mieux que moi, Présence, » concéda-t-elle.

  Au milieu de l’après midi, la jeune femme détachait délicatement des grappes de petits fruits acides et sucrés, qui pendaient des branches d’un arbuste. Soudain, un minuscule papillon rouge s’en échappa, et vint battre des ailes, juste devant son visage. Elle eut un mouvement de recul, et chassa de la main ce fébrile insecte. Mais à peine l’eût-elle frôlé qu’il sembla se multiplier des centaines de fois, en quelques secondes. On eût dit un nuage vibrant de gouttes de sang. La nuée s’éleva en spirale vers la cime des arbres. Refuse songea qu’un mage mysnalien, des millénaires plus tôt, avait du enchanter un papillon, en incluant toute sa lignée. Voulut-il épater ses pairs, tromper son ennui ou conduire quelque expérience ? En tout cas ce n’était point l’œuvre d’un débutant. Refuse fit part de ses hypothèses à Présence : « crois tu à une raison futile ou des circonstances poignantes ? » Le chat regarda le tourbillon. « Ce n’est pas par jeu. L’illusion augmente les chances de survie du papillon. Or, qui se soucierait de sauver un simple insecte ? Il faut qu’il ait pris une valeur particulière.

_ Par sa rareté ? Par sa beauté ?

_ Par son utilité ! Imagine qu’un esprit humain fût conservé dans le papillon, faute peut être de disposer d’un meilleur support…

_ Comme ce serait romantique !

_ Ne fait pas l’enjouée. Ni toi ni moi ne somment des sentimentaux.

_ C’est tout de même une belle histoire.

_ Ce n’est d’ailleurs que cela. Reviens à la réalité ! Un jour peut être, quand tu seras plus aguerrie, tu retourneras dans la Forêt Mysnalienne en quête de beautés oubliées et fragiles, aux fins d’exhumer les histoires terribles qui les ont suscitées. Tu toucheras les rêves cristallisés des anciens, et pourquoi pas y ajouteras ta propre contribution. Il est possible que je m’établisse ici après la mort de Sijesuis. Qui sait ? Nous pourrions coopérer ?

_ Tu me surprends Présence ! J’étais loin d’imaginer que tant de projets germaient dans ta petite tête. Cependant, si cela peut te rassurer j’ai encore le sens des réalités. Car, si je ne m’abuse, la lumière là-bas nous annonce la lisière. Je l’ai vue la première ! Notre périple sous la voûte des arbres s’achève. »

Lune-Sauve.

  Refuse se crut d’abord en terrain familier, parce que le paysage était champêtre. Elle déchanta quand elle vit que beaucoup de paysans étaient vêtus de guenilles. En outre, certains portaient des chaînes. La terre était peut-être aussi fertile qu’aux Patients, cependant moins bien travaillée, avec moins de science. On brutalisait le sol, les bêtes, les hommes, les femmes.

  Une patrouille de cinq cavaliers vint à sa rencontre, bousculant quelques ouvriers au passage: des rustres en côtes de mailles. « Aurais-je commis une erreur quelque part? » Se demanda-t-elle tout haut. « Mais non, le monde est ainsi,» répondit le chat. On reconnaissait le chef à sa carrure imposante et à son cimier blanc. Tous s’arrêtèrent. De part et d’autre d’une ligne invisible, on se dévisagea.

  Le chef posa une question sur un ton sec, dans une langue que Refuse ne comprit pas. Sans se retourner la magicienne montra du pouce la route derrière elle, qui conduisait évidemment à la forêt. Elle se présenta: « Refuse des Patients, par delà la Terre des Vents. » Le soldat s’efforça de puiser des mots étrangers dans sa mémoire : « Que fait là, la fille grise ? » Il laissait entendre qu’il se savait face à une sorcière. Or, Refuse venait réveiller le Dragon des Tourments, lequel n’était pas une métaphore. Brusquement, elle réalisa que jouer cartes sur table ne serait pas très malin. Qu’avait dit Présence au sujet du monstre ? Qu’elle serait en danger sitôt qu’il sortirait de sa torpeur… « Alors ? » Relança le cavalier.

  Refuse répondit : « Je viens visiter les cités de la Mer Intérieure afin d’actualiser nos connaissances à leur sujet. Mes cartes sont dépassées. Il va de soit que j’apporte aussi des nouvelles des régions que j’ai traversées. J’aimerais bien trouver une auberge avant la tombée de la nuit. Le passage par la forêt ne fut pas de tout repos. Vous qui vivez à côté devez en connaître les dangers. »

  Le soudard cogita plusieurs secondes. Il n’avait pas tout compris. La sorcière parlait trop vite, avec trop de mots. Il en vint à la conclusion qu’il allait faire son travail sans commettre les abus de pouvoir dont il était coutumier. La patrouille escorta la jeune femme jusqu’à Lune-Sauve, citée portuaire de la Mer Intérieure. La ville était ceinte d’un rempart haut de six mètres, flanqué de tours tous les dix mètres environ. On franchissait un canal artificiel grâce à un pont levis que l’on relevait au coucher du soleil.

Les gardes à l’entrée prélevèrent un octroi. Leur sergent voulut se charger de Refuse, mais le chef des cavaliers insista pour la conduire lui-même devant le dirigeant de la cité. Cela fit des histoires, mais le cimier blanc eut gain de cause. Il plastronnait, fier d’avoir montré sa supériorité. Si Refuse n’avait été à pied il se serait fait une joie de lancer son cheval au galop pour éclabousser tous les manants alentour, plus une patrouille de fantassins effectuant sa ronde, par-dessus le marché.

  Il faut dire que les rues étaient sales d’une boue épaisse, qui mêlait à la terre les fèces. Et ça puait. Aussi Refuse ne fit elle pas très attention à l’activité qui régnait dans la ville. Elle se mouvait dans un chaos répugnant, agressif. Mieux valait regarder où on mettait les pieds. La voyageuse contourna une flaque de vomi et monta des marches menant à une grande maison fortifiée. Le soldat réprima la tentation de flanquer un coup de pied dans la porte à doubles battants, parce que le garde de faction, l’ayant vu venir, avait pris les devants en s’arcboutant pour ouvrir. Frustré de n’avoir pu donner libre cours à sa violence, la brute gratifia son subalterne d’un juron obscène.

  Le cavalier mit un genou à terre pour solliciter une audience auprès de sa grandeur le bourgmestre, très occupé à grignoter une grappe de raisins à deux pas de lui. Le potentat finit ses fruits et accorda l’entretient. Il daigna regarder le soldat. Celui-ci commença: « Votre Excellence voici cette jeune femme qui vient de très loin. Elle est sortie de la Forêt Mysnalienne. C’est une magicienne… Elle parle une sorte d’abé.

_ Très bien capitaine. Vous pouvez disposer. » Vous aurez une médaille. Le soudard se releva et sortit taper quelqu’un pour évacuer l’affront.

  « Vous ne vous inclinez pas? » S’étonna son Excellence. « Non mais attends: tu règnes sur une poubelle! » Pensa Refuse. Mais elle dit: « Je ne suis pas un de vos soldats, Excellence. Mes manières étaient jusqu’alors suffisantes. Mon maître Sijesuis ne m’en fit jamais reproche, ni les marchands des Contrées Douces, ni le haut mage de la Mégapole, sous les Terres des Vents. Tous gens d’importance, notez le. Je n’ai pas exactement demandé une réception formelle. Mais je serais ravie de vous parler de mes voyages, si cela vous intéresse. Je m’appelle Refuse et suis là pour étudier les cités de la Mer Intérieure. »

  « J’admets que dans l’absolu se taper le front par terre n’est pas d’un grand intérêt, mais ici dans les cités de la Mer Intérieure c’est le moins que je puisse demander si je veux être respecté. J’aimerais beaucoup que vous compreniez cela. Et que vous le pratiquiez. En général les magiciens sont des gens intelligents. C’est que dans notre bonne ville il n’est point de vents violents, ou alors c’est saisonnier, mais nous avons des hommes violents. Chez les guerriers comme chez les sorciers. Ici point de fauves carnivores. Mais des hommes, des hommes, encore des hommes ; carnivores. Vous-vous rendrez compte que Lune-Sauve n’est pas le pire endroit pour vous, autour de la Mer Intérieure. Si vous êtes vraiment venue pour apprendre. »

  Refuse repensa à son combat contre Dents-Blanches. Elle voyait aussi très bien l’avantage de contrôler les hommes d‘armes. Elle s’inclina donc. Mais repartit à l’attaque: « Je ne veux pas devoir obéissance à des brutes! 

_ Je vous ferai un sauf conduit et une lettre d’introduction auprès des mages locaux. Mais soyez franche avec moi, et dites au vrai la raison de votre voyage. Je suis de plus en plus intrigué par votre jeune âge, et aussi que vous soyez seule. Votre projet supposerait plutôt une ambassade, une caravane…» Ah! Son Excellence n’était pas un sot.

  Refuse se rapprocha du bourgmestre, afin qu‘il eut l‘exclusivité de ses paroles. « Cela concerne le Dragon des Tourments. Il va s’éveiller très bientôt, » chuchota-t-elle. « Voilà qui est très fâcheux. Il serait en avance sur le calendrier? C’est le genre qui sommeille un siècle ou deux, et qui, libéré de sa léthargie, dévaste tout et dévore un maximum de gens. Le dernier massacre remonte à cent quarante trois ans. Nous sommes trop tard ou trop tôt. Comment savez-vous? Il n‘y a pas eu de signes annonciateurs, » s’inquiéta son Excellence.

  « Sijesuis, mon maître, ne m’a pas tout dit. C’est un événement auquel il veut que j’assiste. Mais ensuite je devrai me rendre ailleurs, dans les Montagnes Sculptées, pour m‘occuper d‘un pont. Ce sera le point d’orgue de ma mission. » La perplexité du bourgmestre s’accrut. Si le dragon se déchaînait la jeune fille n’irait nulle part. Au mieux elle survivrait avec quelques autres, chacun dans son trou, ou dans la forêt. Ses périodes d’activité étaient suffisamment longues pour permettre au monstre d’incendier tout le pourtour de la Mer Intérieure. Ensuite on repartait de zéro, on reconstruisait. La population augmentait car les terres étaient fertiles. Si au bout d’un siècle le dragon ne revenait pas, les cités devenaient alors assez puissantes pour guerroyer entre elles. On était précisément dans une phase de ce type. D’ailleurs le bourgmestre manœuvrait quotidiennement, afin que la violence humaine n’emportât point Lune-Sauve, à l’égal des désastres de la bête.

  Son Excellence reporta son attention sur la magicienne. Il lui fit servir un repas et manda des conseillers dont un magicien gris sombre. Refuse leur fit le récit de son voyage depuis le manoir, sans révéler l’état de Sijesuis, ni préciser le statut de Présence. Elle décrivit en détails les accomplissements techniques des Contrées Douces, puis la situation de Survie. Elle ne mentionna pas l’Horreur dont elle était porteuse. Elle passa rapidement sur la traversée de la forêt, peuplée de fauves effrayants: l’un d’eux l’avait attaquée! Elle fut muette au sujet du dragon.

  Le magicien Lamémoire se souvint avoir entendu le nom de Sijesuis lors d’un déplacement dans des cités du nord, trente ans plus tôt: «  C’était une espèce de conseiller lui aussi. J’ignorais qu’il fût également magicien. Il doit être vieux maintenant. Je dirais une soixantaine d‘années.» Il ajouta: « Soyez la bienvenue mademoiselle. Ce n’est pas rien d’être arrivée à Lune-Sauve. Nous vous ferons rencontrer des gens de votre niveau afin que vous puissiez échanger sur un pied d’égalité. Notre guilde vend aussi des sortilèges, pour progresser. » Refuse remercia chaleureusement Lamémoire.

  « Notre problème à nous c’est que nous sommes coincés entre le dragon et la Terre des Vents. À quoi bon admirer les autres: tout ce que nous construisons est voué à l’effondrement! » Se lamenta le deuxième conseiller, Longclou, marchand et capitaine de navire. « Nos ancêtres ont tout essayé. Héros, alliances, coups tordus, rien n’a marché contre le Dragon des Tourments. Nos seuls progrès sont de construire à chaque fois des caves et des abris plus profonds et solides. La Forêt Mysnalienne n‘est jamais incendiée par le dragon, mais elle nous est hostile.»

  Et si Refuse désobéissait à Sijesuis? Si elle ne réveillait pas le monstre? Après tout, à quoi bon accomplir cette partie de la mission, pour quelle utilité ? Elle demanda au marin: « Commercez vous avec les cités du nord de la Mer Intérieure? Allez vous là bas? 

_ Hélas! Répondit Longclou, l’époque où Lamémoire s’encanaillait à Quai-Rouge est révolue depuis longtemps! La mer est infestée de pirates. Il y en a plus que des poissons! 

_ Toutes les cités pratiquent la piraterie, plus ou moins… Nous aussi, » admit le bourgmestre.

« Et passer par la terre? 

_ Pour? 

_ Aller au nord. 

_ Avec une armée c’est déjà difficile, alors sans… C’est que chacun est jaloux de son territoire. 

_ Toute seule vous seriez une proie facile… 

_ Je vais rester quelques temps à Lune-Sauve. 

_ Oui, bonne idée. 

_ Pourriez vous me recommander une auberge de qualité? 

_ Vous êtes prête à mettre combien? 

_  Assez pour avoir de l’intimité et prendre un bain en toute sécurité.

_ Mademoiselle a des goûts de luxe! »

Sitôt qu’elle eut la réponse la magicienne s’inclina devant son Excellence, le remercia pour le repas et prit congé.

  Une fois qu’elle eût disparu, le bourgmestre demanda : « Qu’en avez-vous pensé messieurs? 

_ Elle a un bon coup de fourchette. 

_ C’est un joli brin de fille, je l’aime bien. 

_ Une courageuse. 

_ Avez-vous remarqué son chat? 

_ Oui, il doit s’agir de son animal familier. Le mien, Panache, est un renard. Mais pourquoi vouloir se rendre au nord? 

_ J’ai peur que nos climats ne lui conviennent pas. 

_ Elle devrait être mariée à son âge. 

_ Mon cher Lamémoire, je n’avais jamais observé chez votre familier un regard aussi inquiétant que celui de ce félin. 

_ Laissons de côté le matou, il y a pire : elle m’a parlé du dragon. 

_ Ah bon? 

_ Il était question qu’il se réveille prochainement. 

_ Co-comment? C’est impossible, le calendrier… 

_ Ah mais non, Longclou, il y a des précédents. Par exemple : à chaque fois que le monstre fut tiré de son sommeil par des experts inconscients, des prétentieux tragiques, des idiots héroïques. Toujours les cités en payèrent le prix. 

_ Dois-je comprendre, monsieur le bourgmestre, que vous soupçonnez la demoiselle de vouloir mener une telle entreprise ? J’en serais extrêmement surpris, car ce genre de projet fut plutôt le fait de gens qui se croyaient très forts. Il faut l’être pour envisager des bêtises de cette ampleur.

_ Elle a prétendu devoir assister à l’événement, en qualité de témoin. Son maître l’aurait prédit, ou aurait appris que quelque chose se tramait. Je vais la faire surveiller. Nous ne devons prendre aucun risque.

_ Dans ce cas tuons-la, » proposa Longclou.

« Non, ce serait une preuve de faiblesse. Toutefois, je vous autorise à la faire disparaître si elle loue un bateau à destination de l’île du dragon.

_ Et si elle employait la magie ? 

_ Le pourrait-elle ? Lamémoire ?

_ Non, les sortilèges permettant de se passer d’un navire sur des distances aussi longues ne sont pas à la portée du premier venu. Elle ne saurait, si jeune, en maîtriser un. En outre, en tant que le mage le plus savant de cette ville, j’affirme que la bibliothèque de notre guilde ne possède pas d’enchantement aussi puissant. »

  Plus tard, son Excellence s’entretint avec une jeune fille d’une quinzaine d’années, aux traits ingrats, maigre et sans éclat, plus petite encore que Refuse. Le capitaine de la garde avait également été convoqué. Et cela se passait dans une antichambre. « Une magicienne est arrivée ce jour à Lune-Sauve. Vois-tu qui c’est, Poussière? » Elle hocha la tête. « Je veux que tu la suives partout, et que tu fasses des rapports journaliers au capitaine. Il ne te battra pas. Si elle quitte la ville tu dois immédiatement rendre compte au capitaine. Si elle parle du dragon tu viens me raconter tout à moi, personnellement, sans tarder. »

  Refuse trouva à se loger à la Voile d’Or, le seul établissement  susceptible de correspondre à ses attentes. Ces moyens le lui permettaient. Elle se lava, mangea peu et dormit douze heures. Les jours suivants elle se rendit sur la place centrale, où se trouvait le bâtiment abritant la guilde locale des magiciens. Lamémoire fit les présentations. Les femmes y étaient rares. Néanmoins elle put discuter sur un pied d’égalité avec la plupart de ses confrères. Elle obtint deux sortilèges par des échanges. Elle acheta également deux charmes supérieurs, à étudier, en espérant les maîtriser prochainement.

Désobéir?

  En fait, Refuse commençait à échafauder un  plan. Elle ne voulait pas réveiller le dragon, et projetait d’atteindre Quai-Rouge par la terre, malgré ce qu’elle avait entendu. Cependant, quatre cents kilomètres la séparaient de son objectif. En comparant la Mer Intérieure au cadrant circulaire d’une horloge, une dizaine de territoires indépendants se succédaient entre neuf heures et douze heures. Voici les informations que la magicienne recueillit auprès des magiciens de Lune-Sauve et des clients de l’auberge:

  Jeune Phare était une cité alliée, du moins en général, quoique pas bien grande. Les truands de Lune-Sauve contraints à l’exil trouvaient refuge dans cette ville. Par conséquent, la criminalité y était très élevée, faisant du port un authentique coupe-gorge.

  Morteroche : un château de seigneur brigand, plus qu’une cité, s’élevait d’un piton rocheux dominant la mer. Autrefois, des naufrageurs allumaient des feux en haut de la plus ancienne des tours afin d’induire les bateaux en erreur. Très peu accueillant, on le disait imprenable par des moyens ordinaires. Les guerriers de Morteroche étaient très bien équipés, aussi dangereux sur terre que sur mer. Cependant, ils ne disposaient que de trois navires de guerre.

  Évadés : fondée par d’anciens esclaves, la ville avait une tradition d‘accueil, même si ses lois étaient parmi les plus cruelles de la Mer Intérieure. Les évadés empalaient systématiquement leurs ennemis, et exposaient les corps des suppliciés à leurs frontières.

  Quatre-Epaves : les fondateurs s’étaient abrités sous des navires échoués lors de la dernière dévastation du dragon. Les artisans de Quatre-Epaves étaient très appréciés. Le revers de la médaille c’étaient les pièges dont-ils faisaient un emploi intensif, qu’il fût question de protéger leur vie privée ou leur territoire.

  Sandébraves: une cité qui prétendait avoir conservé son nom depuis ses origines, cinq dévastations auparavant. Ses citoyens étaient des gens organisés, mais peu enclins à nouer des alliances. Sandébraves avait pour ambition déclarée de conquérir les cités voisines et d’unifier la Mer Intérieure avant le prochain réveil du dragon.

  Unefois. On racontait que le dragon n’avait eu besoin de souffler qu’une fois pour carboniser la ville. Unefois était une cité satellite de Joie des Marins. Son territoire était couvert de ruines car il servait de champ de bataille aux armées de Sandébraves et de Joie des Marins.

  Joie des Marins était une des plus puissantes cités de la Mer Intérieure, un de ses plus grands marchés aux esclaves aussi. Elle pratiquait la piraterie à grande échelle. Les marins joyeux étaient haïs dans toute la Mer Intérieure. Le tyran qui dirigeait la ville avait deux obsessions: écraser Sandébraves, parce qu’elle menaçait son existence, et anéantir Evadés, car cette dernière constituait un défi permanent.

  Sainte Rame : il s’agissait d’un port de taille moyenne, peuplé de bigots fanatiques, qui aimaient brûler quiconque ne partageait pas leur foi, c’est-à-dire tous les autres, avec une attention particulière pour les sorciers, et plus encore pour les sorcières. Le dragon y était considéré comme l’instrument d’une purification nécessaire. Les saints-rameurs n’étaient donc jamais déçus lorsque le pire arrivait. Néanmoins, il était considéré comme impie de provoquer artificiellement l’ire de la Bête, parce que dans ce cas la dévastation se contentait de sanctionner les vices, notamment l’orgueil, au lieu de nettoyer absolument toutes les souillures.

  Lescalier: cette très ancienne cité, maintes fois reconstruite, devait son  nom à un immense escalier érigé en son centre, que le dragon épargnait systématiquement à chaque dévastation, pour des raisons de lui seul connues. Les habitants de Lescalier s’employaient à créer une fédération de cités afin de contrebalancer les appétits des puissances dominantes. En outre, ils cherchaient depuis toujours un moyen de tuer le dragon. On leur devait donc un grand nombre de désastres.

  Les Œufs : un peu à l’intérieur des terres il y avait, disait-on une caverne qui contenait des œufs pétrifiés… de dragon. Le territoire des Œufs était gouverné par des magiciens en compétition perpétuelle, n’hésitant jamais à régler leurs différents sur la place publique.. Chacun vivait dans sa tour, en écrasant les villages avoisinants sous les taxes. Chacun prétendait savoir où se trouvait la caverne. Toutefois, malgré leurs dissensions, ils étaient prompts à s’unir face aux menaces extérieures. Lescalier et Quai-Rouge les courtisaient, sans succès, car les sorciers cherchant invariablement à jouer aux plus fins, on se perdait dans des imbroglios inextricables.

  Quai-Rouge : la plus septentrionale des villes de la Mer Intérieure. Quand le Dragon des Tourments sortait de son sommeil, les habitants de Quai-Rouge se réfugiaient dans les montagnes. C’est pourquoi ils avaient une réputation de tricheurs. De plus, les autres cités considéraient qu’ils occupaient une place en marge du système de la Mer Intérieure, car ils faisaient le lien avec ce qui se trouvait au-delà : les Vallées, les Montagnes Sculptées, et enfin le Garinapiyan.

  Refuse vivait à Lune-Sauve depuis une semaine. Assise dans un fauteuil, la magicienne faisait part de ses projets à Présence roulé en boule sur ses cuisses. Le chat se laissait caresser. « Les sortilèges obtenus à la guilde m’ouvrent de nouvelles possibilités. Si j’évoque une monture magique je pourrais parcourir quarante kilomètres chaque jour. Ainsi dix jours me suffiront pour rallier Quai-Rouge. Nous éviterons les villes. Encore que nous puissions faire halte à Sandébraves et Lescalier… Tout bien considéré ces cités me paraissent assez raisonnables. »

  « Tu trouves que Sandébraves est raisonnable? Qu’est-ce qui te les rend si sympathiques? » Demanda le familier. « Ils ont des ambitions et des moyens, ne se compromettent pas, et n’ont pas autant de tares que leur principaux concurrents de Joie des Marins, » répondit Refuse. « Ils seront quand même balayés. Tout cela est inutile, car ils ne pourront unifier la Mer Intérieure en un demi-siècle. C’est le temps qui leur reste, selon leur calendrier. Dans le meilleur des cas ils raseront Joie des Marins, laborieusement. Puis ce sera au tour du Dragon des Tourments de montrer ce qu‘il sait faire. Vainement ce petit monde s’agite, » prédit le chat.

  Refuse revint à son idée directrice: « Peut être, mais Sandébraves me parait une ville sure. De plus, elle est située à mi-chemin : je compte m’y ravitailler. » Présence objecta : « Mais comme ce sont des gens ambitieux, raisonnables, en guerre, et qui ont des moyens, ils t’arrêteront pour espionnage et te condamneront. Tu seras proprement décapitée, car on ne fait pas là bas dans la cruauté inutile… Sais-tu que la petite servante qui remplit d’eau ta baignoire s’appelle Poussière? Elle mange mieux ces derniers temps et s‘est achetée une nouvelle robe.» La magicienne était prise de court: « Heu, non. Pourquoi? Quel est le rapport? Ce n‘est pas dans ton genre de t‘intéresser au bonheur des gens.» Le chat se léchait maintenant l’entrejambe, à grands coups de langue râpeuse. Il interrompit sa toilette pour répondre à la magicienne.

  « Comment peux tu dire cela ma chère? Alors que je veille sur toi depuis le début de ta quête? La joie de Poussière a attiré mon attention parce qu’elle est une chose si rare et fragile par ici, que ça fait tache. C’est trop, y compris pour elle, qui n’ose pas se montrer vêtue de neuf, de peur d’être raillée. Ou d’être moins efficace… Peut être ce soir, devant le jeune palefrenier qui s’imagine avoir des droits sur elle… 

_ Tu l’espionnes! » S’exclama Refuse.

« Non: l’inverse. Elle rapporte tout au capitaine de la garde, un homme de confiance de son Excellence, taillé sur le même modèle que Cimier Blanc, mais en plus malin et maître de lui ; donc nettement plus dangereux. Ouvre les yeux Refuse. Ce que tu veux entreprendre est très gentil, selon le sens commun, mais tu n’y arriveras pas. Sijesuis t’a donné une mission. Il est essentiel que tu procèdes dans l’ordre indiqué, sans faire d’impasse, parce que sinon c’est toi qui ne passeras pas! Mon rôle est de t’aider, de te conseiller au mieux. Mais si tu dévies ne compte pas sur moi… J’ajoute qu‘il y a urgence.»

  Refuse estima qu’elle était partie du manoir depuis presque dix semaines. Elle ignorait combien de temps encore Sijesuis pourrait reculer le moment de sa mort. Mais la période écoulée était déjà fort longue. Si elle refusait de réveiller le dragon, le familier l’abandonnerait. Mais lorsque Sijesuis mourrait il en irait de même, ou pire. Présence deviendrait peut être un prédateur de la nuit.

« Dois-je la saigner… Poussière ?» Demanda le chat à voix basse, comme pour confirmer les craintes de la magicienne. « Dois-je lui ouvrir la gorge? On la trouverait gisant dans une ruelle. Cela arrive tous les jours tu sais. 

_ Non, je comprends que son Excellence ait voulu m’avoir à l’œil. Chacun fait ce qu’il a à faire. 

_ Sauf toi. Tu te dérobes, » objecta Présence.

  La magicienne laissa paraître sa nervosité: « Mais qu’y gagnerais-je? En quoi l’option de Sijesuis serait-elle plus réalisable? Moins risquée? 

_ Penses-y sérieusement et tu trouveras, » conclut Présence. Refuse tourna le dos au chat. Jamais on ne la laisserait agir à sa guise ! Mais ce diable de familier l’avait détournée de son projet de voyage par voie de terre. Quant à la petite espionne l’éliminer ne ferait que provoquer une réaction du bourgmestre : à éviter absolument! Elle passa en revue les moyens dont elle disposait. Ils étaient insuffisants. Alors elle élargit ses réflexions à ceux  qu’elle pourrait négocier ou acquérir à court terme.

L‘île.

  Le lendemain, elle contacta deux nouvelles entités différentes, la première comme source d’énergie et la deuxième comme opératrice. Elle pourrait désormais léviter de haut en bas. À titre personnel, ce succès l’élevait au dessus de la condition de simple débutante. Mais, informations prises, il facilitait aussi l’accès à l’île du dragon. Celle-ci se trouvait exactement au centre de la Mer Intérieure. Elle n’était pas très grande. Autrefois des voyageurs l’avaient dessinée, ou décrite, depuis leurs navires. Mais, à de rares exceptions, les dévastations successives avaient détruit les archives. La tradition orale faisait état d’un rocher dépassant de la mer, de hautes falaises,  et d’un sommet plat. Le dragon dormait dans une dépression, couché sur un trésor immense, auquel se mêlaient les ossements de tous les héros venus l’affronter.

  Refuse se rendit à la guilde des magiciens afin d’en savoir plus. Poussière n’y étant pas admise, la magicienne échapperait à sa surveillance. En revanche elle ne pourrait se dissimuler aux yeux de Lamémoire. Le vieux conseiller y faisait office de bibliothécaire. Elle ne lui cacha pas ses centres d’intérêt. « Ah oui, le Dragon des Tourments! C’est la célébrité locale. Savez-vous que nombre de lieux mal famés portent son nom? Il y a justement un bouge près des quais qui l’ose… Beaucoup de gens croient que mieux vaudrait ne pas provoquer le malheur. Certaines cités punissent de mort quiconque ferait le projet de s’y rendre. Comment vérifier? La curiosité n’est pas un crime. Toutefois nos navires n’ont pas le droit de s’en approcher. »

  « Je lis que des audacieux s’y sont rendus, ont réussi à escalader les falaises, et ont dérobé de l’or et des objets magiques, sans réveiller le dragon, » dit Refuse en montrant du doigt le passage du texte relatant cette aventure. « C’est exact, » confirma Lamémoire. Il poursuivit: « L’histoire est bien connue par ici, car les protagonistes de cet exploit eurent des destins exceptionnels. Elle remonte à cent trente ans environ. Ils étaient trois. Le premier fit construire le phare fortifié de Morteroche, dont il devint le seigneur. Le second fonda une école de magie dans la Forêt Mysnalienne. Elle déménagea ensuite dans la nouvelle ville de Lune-Sauve: nous en sommes les héritiers. Le troisième hanta le pourtour de la Mer Intérieure. Il n’était pas humain: c’était un prédateur de la nuit qui se tenait debout. Tous les récits le mentionnant glacent le sang. On l‘appelait Tourneviscères, le parfait croquemitaine. Il mena une vie de crimes et d’excès, durant un demi-siècle. Après quoi, on n’entendit plus parler de lui. Personne ne sait comment il finit. Pourtant, j’ai correspondu autrefois avec un confrère des rives orientales. Il m’écrivit un jour que son familier, un faucon, se vantait d’avoir conversé avec un descendant de Tourneviscères, un félin. Et moi qui l’avais toujours imaginé sous les traits d’un loup ! »

  « Je pourrais vous écouter parler pendant des heures! » Le complimenta Refuse. « Méfiez-vous de cette intrigante mon bon maître! » Glapit le petit renard gris qui suivait Lamémoire. « De quoi se mêle t-il le chiwawa? » Pensa Présence dont les yeux maléfiques lançaient des éclairs. « Il n’y a pas de mal Panache, » dit Lamémoire. Mais le regard du magicien avait changé: il n’était pas dupe.  « Connaissez-vous la Porte de Verlieu? » Risqua Refuse sur un doux ton de connivence. « Je ne l’ai pas dans ma collection si c’est  ce que vous voulez dire, » répondit le bibliothécaire.

  Elle proposa: « Est-ce qu’il vous intéresse? J’en possède une copie depuis mon séjour à Survie. Ce serait très utile pour voyager. » Il tempéra: « Je crois savoir que ce n’est pas de la petite magie, et qu’il s’agit d’un sortilège rare. Il présenterait des dangers. 

_ En effet, il ne faut pas séjourner trop longtemps dans le monde vert si l’on veut en sortir. A plusieurs, on supporte mieux son influence. J‘y ai marché une semaine, en compagnie d’une magicienne de la Mégapole qui l‘avait lancé pour moi. Je pense qu’elle avait pris ses précautions, car elle sut s’orienter, et ne subit point de gêne. Grâce à quoi j‘ai pu quitter la Terre des Vents, » précisa-t-elle.

  Lamémoire se toucha le front: « En effet, je me souviens que vous en aviez parlé, à la table de son Excellence. Mais je ne sais plus comment vous avez convaincue la consœur de vous aider. 

_ Je lui rappelais sa fille, » mentit-elle. « Nous vivons tragiquement. » Lamémoire s’assit et se tut un moment. Le renard familier grimpa sur ses genoux, et de là sauta sur la table où étaient étalés les livres sortis des rayonnages. Cinquante centimètres le séparaient de Présence. Lentement, avec le plus de grâce possible, Refuse vint prendre le chat dans ses bras. Le félin se laissa faire et ne dit mot : l’honneur était sauf.

  « Où souhaitez-vous aller avec la Porte de Verlieu? Car vous voudriez que je l’employasse pour vous, n’est-ce pas? » Questionna le magicien. Elle expliqua: « J’aimerais rapidement atteindre Quai-Rouge. Mon but est le Garinapiyan, par delà les Montagnes Sculptées. Mais j’aurais aussi besoin de beaucoup d’argent pour m’y installer. Pour que ce soit sans danger il faudrait utiliser la Porte de Verlieu au moins deux fois. C’est la raison pour laquelle je souhaite traverser la mer jusqu’à l’île du dragon; sur place me remplir les poches de pierres précieuses, puis repartir vers Quai-Rouge. Je me suis dit qu‘avec des montures évoquées ce serait faisable. De votre côté, n‘avez-vous jamais pensé vivre ailleurs? La proximité du monstre ne vous effraie-t-elle pas ?»

  « Si, mais je suis vieux maintenant… Que feriez-vous si je refusais? » Voulut-il savoir. Elle répondit: « Je saurais persuader un pêcheur de m’emmener sur l’île. Vous devinez comment. 

_ Certes, en revanche ce que je ne devine pas c’est de quelle manière vous échapperiez aux pirates, » objecta Lamémoire. « Vous voyez bien comme j’ai besoin de vous. À moins que vous ne me conseilliez un autre mage de Lune-Sauve._

_ Non, je suis ici le seul capable d’apprendre la Porte de Verlieu. J‘accepte, mais je veux aussi ma part du butin, et l’assurance que vous ne toucherez pas la créature.

_ Allons, ce serait du suicide ! »

  Refuse retourna à la Voile d’Or, Poussière marchant derrière. Présence lui faussa compagnie après le souper. La magicienne laissa donc sa fenêtre légèrement entrebâillée. Au cours de la nuit, le chat la tira de son sommeil. « Cela se présente bien », dit-il. « Son Excellence ne connaît pas nos projets. Je craignais que Lamémoire ou son familier ne vendissent la mèche. La petite espionne fait des galipettes avec le garçon d‘écuries.» La magicienne demanda: « Il se réveille facilement le dragon? Si lui prendre ses trésors était si simple, tout le monde l’aurait déjà fait, non? » Présence répondit: « les dragons ont le sommeil léger. Celui-ci ne fait pas exception. Les petits groupes discrets ont une chance de réussir, s’ils ne sont pas trop gourmands, alors que les troupes nombreuses et querelleuses n’en ont aucune. »

  Refuse remit la mission sur le tapis : « Sijesuis a-t-il pensé que le dragon serait une étape obligée, et qu’il valait mieux partir du principe qu’il serait réveillé, ou veut-il absolument déchaîner ce fléau? Avec l’aide de Lamémoire même mon premier plan serait réalisable, la tentation du gain en moins. » Le familier lui griffa la joue. « Aïe! » Puis il alla tranquillement se coucher au bout du lit. « Je n’en sais rien, » dit-il. « Mais il me semble que tu as les moyens d’obéir et d’interpréter à ta façon, même si je ne suis pas persuadé que Sijesuis ait anticipé que tu porterais l’Horreur de la Terre des Vents. 

_ Celle là, c’est toi qui m’a convaincu de l’accepter ! 

_ Il est vrai. Regrettes-tu ? » Refuse haussa les épaules : « Je ne ressens rien. Comment suis-je supposée m’en servir en cas de problème ? Tu m’as surestimée, Présence.» Le chat bâilla : « Ne t’en fais pas. L’important est que tu aies trouvé un moyen de te servir de la Porte de Verlieu. » Puis il s’endormit ; ou fit semblant.

  Tôt le lendemain Refuse prit son petit déjeuner. Elle demanda à l’aubergiste si Poussière pouvait la suivre, car elle aurait des courses à faire: la petite servante l’aiderait à tout porter. Le patron donna son accord. Une heure plus tard, Poussière peinait sous la charge. La magicienne en profita pour lui faire passer l’entrée de la guilde, sous les regards curieux et moqueurs des confrères présents. Les deux jeunes femmes entrèrent dans la bibliothèque, où Lamémoire les attendait. Il interrogea Refuse du regard. « Elle vient avec nous. » Expliqua la magicienne, en fermant la porte.

  Poussière, des yeux, cherchait une issue. Lamémoire, sur un ton paternaliste, lui rappela qu’il était un proche conseiller de son Excellence. Cela la calma un peu. Refuse tendit alors son grimoire au vieil homme. Ce dernier lut et relut le sortilège, et le recopia minutieusement dans le sien. Pendant ce temps les familiers montaient la garde devant la porte. Quand Lamémoire eut achevé son ouvrage il rendit son bien à la jeune magicienne. Puis ils mangèrent un peu: un repas froid avait été préparé dans ce but. Depuis trois heures personne n’avait échangé le moindre mot. Le magicien s’isola ensuite dans un coin de la bibliothèque pour préparer l‘enchantement. Il parla longuement à des entités invisibles, d’abord pour se faire conseiller, puis pour convoquer, et finalement pour recruter celle qui conviendrait. Il avait déjà la source d’énergie. Une heure plus tard il déclara qu’il serait bientôt prêt. Il tira un coffre de dessous la grande table, en sortit des affaires de voyage et s’en revêtit. Il compléta sa tenue par un bâton.

  Refuse fit de la place tout en surveillant Poussière. On sentait que la servante attendait l’occasion de bondir par la fenêtre. Mais Lamémoire fit apparaître la Porte de Verlieu précisément devant la baie vitrée. Il franchit le seuil d’un pas décidé. « Avancez dans la prairie, Poussière. Tout va bien se passer, » dit-il. « Vous venez avec nous, c’est tout. Prenez les vivres, » ordonna Refuse. « Je ne veux pas être sacrifiée! » Protesta la servante. « Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Crois tu qu’il y ait assez de toi pour faire un bon sacrifice? Allons! Tu auras des tas de choses à raconter à ton retour, » insista la magicienne. 

La demoiselle finit par obtempérer. Les familiers suivirent, Refuse fermant la marche. Les deux magiciens évoquèrent alors des montures magiques, beaux chevaux à la robe d’ombre constellée d’étoiles. « Vous monterez avec moi, Poussière. Maître Lamémoire prendra les victuailles. » Les montures allèrent d’abord au pas, puis au petit galop. Progressivement elles accélérèrent l’allure. Le terrain était bien dégagé. Les ombres ne se fatiguaient pas. En revanche au bout de quelques heures elles perdirent en substance. Le cheval de Refuse montra le premier qu’il s’estompait.

  La magicienne mit pied à terre, ainsi que la servante. Cette dernière n’étant pas chaussée pour de longues marches, il fallut bientôt établir le camp. « Où sommes-nous ?» Demanda Poussière. « Au dessus de la mer, » répondit Lamémoire. « Où allons-nous? » Relança la gamine des rues. « Nous aurons peut être besoin de tes aptitudes à la discrétion, et tu auras ta part. Mais tu devras faire preuve de sans froid, et savoir tenir ta place! » Répliqua sèchement Refuse, sur un ton plus l’agressif qu’à l’acoutumée.

  La température de la prairie enchantée était constante. De jour, le ciel était gris clair, étrangement lumineux, car dépourvu de soleil. Il virait au bleu sombre au cours de la nuit, mais nulle étoile ne brillait au firmament. Il n’y avait pas de vent non plus. L’horizon paraissait un peu flou. Poussière ne savait pas trop où elle en était. Elle comprenait que la magicienne l’avait contrainte à suivre le groupe pour qu’elle ne puisse alerter le bourgmestre. Mais elle ne s’imaginait pas servir à quelque chose. On ne l’avait pas fouillée, de sorte qu’elle avait toujours un petit couteau à sa ceinture. Les mages étaient-ils si négligents, importait-il si peu qu’elle fût armée? En tout cas elle était bien décidée à ne pas se laisser faire, si on mettait sa vie en péril.

  Le voyage dura plus de sept jours. Refuse ressentit des différences par rapport à la première fois qu’elle avait emprunté la Porte de Verlieu. Le sortilège avait alors accentué son hostilité vis-à-vis de Libérée. Refuse avait été désorientée. A plusieurs reprises elle avait été la proie d’hallucinations. En la circonstance, elle revécut les mêmes symptômes, avec en sus la perte de la notion du temps, et la sensation que l’horizon flou se rapprochait. Quant à Lamémoire, il semblait gagné par la confusion, s’arrêtant de plus en plus souvent afin de vérifier leur cap. En fait, il demandait à Panache. Le renard était  apparemment préservé des influences néfastes. En outre, il devenait évident que les jeunes femmes intéressaient le vieil homme, car il lui était de plus en plus difficile de dissimuler ses désirs. Au sixième jour il insista pour pendre Poussière avec lui, sans succès. Mais lors de la pose repas, il remit le couvert en exécutant diverses acrobaties pour séduire la belle. Il exprima sa déception lorsque ses performances n’égalèrent pas ses espérances. Son familier dut le raisonner: il n’avait plus vingt ans! Il devait prendre sa tisane spéciale

  Le remède fut efficace. Poussière et Refuse durent également le boire. La première parce qu’elle s’était mise à hurler pendant son sommeil: à un moment de sa courte existence, elle avait bien connu les tenailles du bourreau de Lune-Sauve. Le lendemain elle étreignit un arbre comme s’il se fût agit de son jeune amant. Lamémoire s’empressa de lui administrer une nouvelle dose du breuvage. La deuxième parce qu’elle avait commencé à délirer à propos du dragon. De sorte que Présence l’avait de nouveau griffée. Ce qui en retour lui avait valu de devoir esquiver des coups de bâton vifs et précis. Il s’était réfugié dans un arbre. « Un peu de tisane? » Avait suggéré Lamémoire pour détendre l’atmosphère. Le chat était descendu de sa branche, une fois convaincu que la magicienne n’était plus autant fâchée. 

  « Je vous félicite pour vos réflexes. Vous fûtes impressionnant. » Ainsi Panache complimenta le félin. Celui-ci répondit: « Je la connais bien, voilà tout. Mais si par étourderie j‘avais omis de mentionner un détail important dans notre relation, je vais y remédier tout de suite : je ne suis pas son familier, mais celui de maître Sijesuis.

_ Ah, vous avez donc des états de service conséquents. 

_ Plusieurs fois la circonférence de la Mer Intérieure. » Le renard écarquilla grand les yeux pour montrer son admiration. Il respecta quelques secondes de silence, avant d’aborder  les affaires sérieuses: « Hum, serait-ce déplacé de vous demander, ce qui relativement au dragon, si j’ai bien entendu, fondait son délire? À un niveau purement théorique non pourrions avoir une discussion passionnante… Un bon stimulant intellectuel ne vaut-il pas les meilleures tisanes, hum?

_Très tentant », répondit Présence, « mais nous arrivons bientôt, alors je ne sais pas si nous aurons le temps. » Panache prit un air gêné: « C’est justement pour cela que je me permets d’insister. J’aime bien avoir un coup d’avance. Nous ne faisons pas un métier facile, vous et moi. Et nous avons eu si peu l‘occasion de parler. J‘en porte d‘ailleurs la responsabilité: je me suis méfié de vous! J‘en ris maintenant. Comment ai-je pu? Hum?»

  Sentant qu’il ne pourrait se dérober le chat opta pour lâcher du lest, en noyant le poisson: « Voyez-vous, Refuse est une jeune magicienne, curieuse, volontaire et déterminée. Quand elle s’est fixé un but il est difficile de l’en détourner. Son projet initial était de se rendre à Quai-Rouge, mais quand elle a compris que le dragon n’était pas une légende, elle a absolument voulu le voir. Comprenez-vous? L’étudier. Elle a vendu son expédition comme une chasse au trésor, mais Lamémoire a trop d‘esprit pour ne pas saisir la métaphore. La connaissance est le véritable but de toute l‘affaire.»

  L’argument laissa le renard indécis. Les paroles du chat sonnaient faux… venant de lui. Si Panache les avait prononcées elles eussent parues plus crédibles. Donc Présence lui avait raconté ce qu’il voulait entendre. Mais la chevauchée reprit. Le familier s’agrippa. Le décor ne variait pas beaucoup. S’il n’y avait eu les secousses le renard en aurait profité pour dormir. A un moment, le ventre de Panache émit des gargouillis, signe que plusieurs heures étaient passées depuis le dernier repas. Il en informa son maître. Ce dernier parut surpris, tant sa conscience de la durée s’était émoussée. Lamémoire tira sur ses rênes. A l’arrêt, le magicien ouvrit un portail magique à travers lequel on voyait un rocher sinistre dépassant  d’une mer bleu sombre, tirant sur le violet. L’île se détachait noire et grise, avec des éclats presque métalliques, sur un azur sans nuage. Cela faisait du bien de voir autre chose que du vert. « Nous y serons dans deux heures, » annonça le mage. Il compléta la formule du sort afin de les amener à la base de l’île, puis ils parcoururent les derniers kilomètres dans le Verlieu.

  « Et maintenant? » Demanda Lamémoire en contemplant les vagues qui se fracassaient sur la pierre sombre. « Je peux léviter jusqu’en haut, » répondit Refuse. « Moi aussi, » dit le vieil homme. « Et j’ai aussi prévu un charme utile qui devrait convenir à Poussière. » Il prononça une formule magique évoquant une corde dressée à la verticale. « Après vous, ma jolie. » La petite servante bondit par-dessus  la limite du seuil enchanté, et avec agilité saisit la corde. Elle entama une ascension tonique et rapide, qui ne faiblit pas jusqu’au sommet. Mais les magiciens la dépassèrent quand même.

  « Tu comptes en faire ta copine ou ton familier? » Se moqua Présence. Refuse le toisa du regard le plus froid et le plus méprisant possible. Toutefois Poussière avait le sourire: « Aaah, ça fait du bien! Vous auriez du prendre la corde, après tous ces jours à se taper les fesses sur les bestiaux! Ça dégrippe.

_Chacun son destin, » commenta le renard. Cette vilaine remarque provoqua un froncement de sourcil de Lamémoire, valant remontrance. Le familier baissa la tête.

Le Dragon des Tourments.

  Au sommet de l’île on éprouvait la sensation grisante de se tenir au centre de la Mer Intérieure. L’étendue liquide paraissait infinie. Les eaux sombres, le ciel immaculé, la roche brute, évoquaient les âges mythiques des commencements. Poussière, qui se tenait tout au bord, avait du mal à détacher son regard de la base de la falaise. Refuse vint la tirer par le bras. Elle l’entraîna vers l’intérieur de l’île. Mais au bout de vingt mètres environ le petit groupe se figea.

  Les trois humains et les deux familiers se tenaient en haut d’une pente douce. Tous avaient vue sur le fond du cône évasé. Au centre, le squelette du dragon formait un S inversé de cent mètres de long, couché sur un lit de pièces de monnaie, et de choses précieuses scintillantes. La même sensation glacée remonta le long des colonnes vertébrales, avant de se répandre dans tous les membres. Les larmes vinrent spontanément troubler leur vision. Poussière, qui n’avait pas la chance de pouvoir serrer un bâton dans ses mains, tremblait comme une feuille d’automne, jouet du vent.

  « Est-il mort? » Finit-elle par demander. « Ne comptez pas trop la dessus », répondit Lamémoire: « C’est juste un air qu’il se donne, j’en ai peur. » Poussière: « Qu’est-ce que je suis censée faire? Ramasser les trucs qui brillent? » Refuse: « Oui, mais rien ne presse. On va faire le tour. Reste près de moi, Présence.» Ils parcoururent donc le périmètre, et observèrent le grand squelette sous tous les angles. Après quoi la magicienne s’adressa à la servante: « Ramasse les pierres précieuses uniquement. Les pièces d’or seraient trop lourdes de toute façon. Et n’approche jamais à moins de quatre foulées du dragon, quelque soit la valeur de ce qui s‘y trouve.»

  Ils s’affairèrent à ramasser les belles pierres. Quand Refuse sentit que le poids de sa besace alourdie devenait gênant, elle cessa sa collecte et prit ses distances. Était ce la fatigue qui lui faisait paraître le monde un peu flou ? La peur du monstre lui nouait les tripes, et pourtant son esprit éprouvait une sorte de fascination sans cause, détachée. Sa psyché était entrée dans un état anormalement réceptif. Lamémoire vint s’asseoir à côté d’elle, s’inquiétant de l’expression étrange de la jeune femme. Il se voulut rassurant : « Jusque là tout va bien. En plus, nous avons appris que le dragon affectait l’aspect d’un squelette. Nous deviendrons fameux dans toute la Mer Intérieure. Mais il ne faut pas traîner ici. Je rappelle Poussière… Vous ne vous sentez pas bien ? Qu’avez-vous? »

  La magicienne ne comprenait toujours pas pourquoi il était si important que le dragon se réveillât. Ce serait si absurde, si monstrueux ! Or, elle allait provoquer cette tragédie. Cette pensée lui rendit soudain sa lucidité. Lentement, son tronc s’inclina vers l’avant, puis une impulsion partit des jambes, et remonta jusqu’à la tête, pendant que les différents segments du corps se redressaient en position debout. Sa main fit signe à Poussière de les rejoindre. Son cerveau enregistra tout d’abord l’image de la servante, qui, la mine heureuse, prête à changer de vie, marchait d’un pas léger, presque dansant, dans sa direction ; puis l’inquiétude déformant le visage de Lamémoire à l’instant où celui-ci réalisait enfin que Refuse était ensorcelée.

  Le vieux mage n’avait pas le temps de tirer toute l’histoire au clair. Alors  il se hâta de prononcer la formule de la Porte de Verlieu. Il en passa le seuil immédiatement avec Panache sur ses talons. Poussière notant que Refuse n’avait pas bougée, eut une seconde d’hésitation. Une seconde seulement, car elle rejoignit d’un bond Lamémoire de peur qu’il ne les abandonne sur l’île. Mais une grande ombre noire sauta en même temps qu’elle: c’était Présence, de la taille d’une panthère. Avec lui de ce côté, il devenait difficile de partir sans la sorcière.

  Depuis des siècles, aucune magie n’était venue à bout du monstre, aucune attaque ordinaire non plus. Pourtant l’être était extrêmement sensible. Il réagissait au moindre contact. Une caresse eût suffit. Paradoxalement, Refuse le ranima avec le charme d’endormissement, en visant le thorax. Peut être avait-elle nourri l’espoir qu’ainsi elle obéirait à l’emprise magique qui lui dictait sa conduite, tout en la rendant inefficace. Peine perdue : sitôt une côte touchée, un nimbe violet se répandit le long du corps, et le temps de trois battements de cœur, le squelette du Dragon des Tourments se redressa sans effort, releva la tête et déploya ses ailes immenses, tels deux éventails s‘ouvrant contre le bleu du ciel. Ses membres antérieurs griffèrent le sol basaltique. Simultanément, sa chair devint visible. De presque transparente, elle évolua vers un aspect translucide, puis s’opacifia en s’assombrissant jusqu’au noir absolu. La longue mâchoire claqua dans le vide. Progressivement, le monstre doubla sa taille, au point que l’île parût se réduire à un simple socle. Deux lueurs ardentes s’allumèrent dans ses orbites maléfiques, et sa gueule immense se rouvrit sur un enfer brûlant. La tête pivota pour embrasser du regard la Mer Intérieure. Puis, le cou s’inclina en direction des intrus.

Refuse reculait horriblement lentement. Poussière la tira vers elle dans la prairie enchantée. D’un claquement de doigts Lamémoire ferma l’ouverture. Le souffle du Dragon des Tourments fit fondre la roche, au lieu de les carboniser. « Pourquoi avez-vous fait cela? » Le vieux mage hésitait entre la sorcière et le familier, mais il se focalisa très vite sur ce dernier. « Répondez ou je vous foudroie! » « Bien, » dit Présence prêt à bondir, « mais sachez que si vous parveniez à vos fins avant que je ne vous terrasse, vous libéreriez une horreur de la Terre des Vents, dont on nous a fait cadeau à Survie. 

_ Possible! Mais que vaut la vie? » Répliqua Lamémoire avec une touche de désespoir. Présence adopta un ton apaisant: « Écoutez, vous allez vous en sortir. Et une partie significative de la population aussi, sinon la Mer Intérieure serait devenue un désert depuis des lustres. Mais il est certain que le sieur Des Tourments va tout passer à la flamme, sauf le Grand Escalier. Ah-ah! Et franchement je pense que c’est justifié. Si j‘y tiens tellement, c‘est que l‘idée est de moi, et non de Sijesuis. D’ailleurs, j‘ai dû négocié âprement.»

Les paroles du chat rendirent son auditoire hagard, comme si les esprits s’étaient soudain vaporisés. La vue de Refuse se brouilla, de la sueur apparut sur ses avants bras. Elle se sentit fiévreuse, nauséeuse, à la limite de perdre l’équilibre. Alors, elle s’assit dans l’herbe, et respira à fond. Lamémoire aussi accusait le coup. Après quelques secondes de pur ahurissement sa main tâtonna en direction d’une poche de son manteau. En mode automatique, le magicien en sortit une fiole dont il dévissa le bouchon d’un air absent. Le chat compta trois rotations. Le vieil homme but une gorgée du remontant; laissa agir… but une deuxième gorgée. Il s’apprêtait à ranger le petit flacon, quand un éclair de conscience produisit en lui un sursaut moral: lors, il tendit la fiole à Poussière. Laquelle n’eut d’autre choix que de refuser en serrant les lèvres, si grande fut sa peur de tout siffler d’un coup, eût-elle cédé à la tentation.

  L’espionne du bourgmestre montra néanmoins qu’elle avait de la ressource, en renouant le dialogue avec Présence: « Espèce de crevure! Sale bête! » Emportée par son indignation, elle ajouta des mots accusateurs: « Tous ces innocents : tués par votre faute! » Hélas, le chat était roué, les effets de manche l’amusaient: « M’oui. Les innocents sont une espèce rarissime, particulièrement sur les rivages de la Mer Intérieure. Mais vous avez sûrement des idées assez tolérantes en cette matière, miss Poussière. De mon côté, je plaide coupable. Lorsque Refuse aura accompli sa mission, libéré de mon service je me consacrerai à mon grand œuvre ! Car ceci n’était qu’un début, évidemment.» La stupeur étant déjà à son comble, il dut se contenter des mêmes expressions de désarroi que précédemment. « De quoi s’agit-il?  Quelle nouvelle diablerie nous réservez-vous? » Demanda Lamémoire.

  Présence déclama: « Après sa phase active le fléau se recouchera. Alors, lorsque les survivants sortiront de leurs cachettes, afin de reconstruire les cités détruites, je rallierai à moi un maximum de gens dans l’arrière pays. Disposant d’un bon siècle pour jeter les bases de mon empire, je rebâtirai le royaume de la Forêt Mysnalienne. L’idée est de laisser les imbéciles travailler sur les rives fertiles de la mer poissonneuse, et de les dominer d’un lieu situé hors du rayon d’action du Dragon des Tourments. Une fois par siècle, il pourra bien tout carboniser à sa guise, c’est moi et mes descendants qui aurons accumulé les richesses ainsi soustraites à sa rapacité. Vous ignorez peut-être que des archives sont conservées à Sumipitiamar, la capitale du Garinapiyan, ainsi qu‘aux Palais Superposés. Personnellement, je n’en avais pas conscience, jusqu’à ce jour où maître Sijesuis les consulta. J‘étais présent : ce fut une révélation ! Je découvris que les stratèges du Garinapiyan avaient concocté un projet ambitieux, au siècle dernier. Il n’est donc pas de toute première fraîcheur, mais selon moi, il s’agit d’un plan méthodique, bien pensé, injustement oublié. Je ne vous cache pas que j’y ai trouvé deux ou trois faiblesses, mais une fois celles-ci corrigées, rassurez-vous je m’y emploie déjà, il donnera entière satisfaction. J’attire votre attention sur un point essentiel : les textes antiques indiquent la limite du territoire du Dragon. Mon empire sera capable d‘organiser une évacuation par siècle. Mes descendants priveront le monstre de ses ressources, en chairs et en âmes : nous l‘aurons à l‘usure !»

  On ne discuta plus. Non qu’il n’y eût plus rien à dire ; mais pas à Présence. Les magiciens se reposèrent, après quoi ils évoquèrent les montures magiques. Atteindre Quai-Rouge, ou ce qu’il en resterait, serait l’affaire de neuf jours. Aux moments critiques, Lamémoire combattit le mal du Verlieu avec sa fameuse tisane. Il épuisa ses herbes séchées. Il se fit ligoté. Refuse et Poussière furent plusieurs fois à deux doigts de s’entretuer, ou de se perdre dans la prairie. Dans ses moments de lucidité Lamémoire instruisait les jeunes femmes. Poussière, car il projetait d’en faire son apprentie, dès qu’elle saurait lire et écrire, et Refuse, car elle devrait continuer sa route avec le redoutable félin. Panache les mena à bon port.

  Pendant ce temps, le Dragon des Tourments semait le chaos et la désolation. Il avait coutume de commencer par la plus puissante cité, ou par un lieu symbolique dont l’anéantissement serait de nature à jeter les humains dans la stupeur et l’effroi. C’est la raison pour laquelle, ses flammes s’abattirent en premier sur Morteroche. La pierre rougit, puis fondit, puis le donjon éclata. Les territoires avoisinants, villages, champs, chaumières, bosquets, furent condamnés au bûcher dans la foulée. La fumée de l’incendie monta haut dans le ciel, avertissement plus efficace et rapide, que les nouvelles colportées par les messagers et les fuyards.

  Puis le fléau s’envola vers Joie des Marins, en coulant tous les navires qu’il croisait. Il embrasa la flotte entière de la cité en quelques passages seulement. Ensuite, il parut délaisser le port pour convertir en cendres chaudes les campagnes, avec toutes les récoltes stockées dans les greniers. On se réfugia derrière les remparts: ceux-ci le Dragon en fit une barrière de feu qui emprisonna les habitants. Après quoi, il s’attaqua aux quartiers les plus densément peuplés, suscitant une clameur d’une insoutenable beauté: un son pur et strident qui sonna le glas de la ville, et mit à bas sa fierté. Le Dragon des Tourments vivait pour ces moments. De tels cris étaient le seul hommage qu’il acceptât. Il garda les beaux quartiers du tyran pour la fin, soufflant les riches demeures une à une. Puis il vola au dessus du brasier, de cette manière dansante et joyeuse, par laquelle il célébrait la destruction accomplie.

  L’assaut se répéta avec maintes variantes, abattant les cités et les forteresses les unes après les autres. Cependant, quand la Porte de Verlieu s’ouvrit sur Quai-Rouge, la ville n’avait pas encore brûlé. Fidèles à leurs habitudes, ses habitants avaient fui, à l‘exception de rares pillards imprudents. Le ciel était noir de la fumée des incendies voisins. Le groupe remonta l’avenue principale dans un silence funèbre. Tous les objets abandonnés dans la précipitation avaient acquis un caractère unique. Certes, ils suintaient la peur, mais tout en étant les signes d’un exode collectif, ils suggéraient chacun une histoire différente.

  Refuse se tourna vers Lamémoire et Poussière: « Que comptez vous faire? Je dois me rendre dans les Montagnes Sculptées. Me suivrez-vous ou souhaitez-vous que nous nous séparions maintenant? » Le vieux mage répondit: « Il vaudrait mieux que nous allions chacun de notre côté. Mais comme j’ai l’intention de me faire accepter des habitants de Quai-Rouge, je dois partir vers les montagnes où ils ont leurs refuges. Nous n’avons plus de vivres ; vous non plus. Pas question de manger le chat, n’est-ce pas ? Bref, nous cheminerons de concert encore plusieurs jours. Poussière? 

_ Tous les gens sont partis. Est-ce que le dragon va tout casser quand même? » Voulut savoir la servante. Le chat prit un ton expert pour répondre: « Oui, et il va contaminer l’eau douce des citernes. Beaucoup de gens mourront de famine et du désordre. Nous n’en sommes qu’à la première vague de mort. » Poussière le trouvait insupportable, pourtant elle reprit le discours à sa manière : « Donc, le plus urgent c’est la nourriture. Et sauf votre respect je suis certaine que les gens d’ici ne voudront rien partager avec nous. On est des étrangers. Et nous sommes suspects.»

  Refuse les pressa de sortir de Quai-Rouge. Elle était très contrariée par l’impossibilité de se ravitailler. Il lui semblait qu’elle avait manqué de prévoyance. Présence trouverait toujours un rat à se mettre sous la dent, donc il n’avait pas jugé utile de réfléchir au problème. Ils découvrirent des traces d’émeute. On avait pillé et incendié une auberge. Le long de la route des gibets avaient servi à pendre des hommes récemment. Ils voyaient régulièrement des corps nus poussés sur le côté de la chaussée.

  Les fermes étaient abandonnées. Les greniers avaient été vidés. On avait emmené les troupeaux. La foule s’était déplacée lentement, laissant dans son sillage diverses traces de son passage: foyers pour cuire la nourriture, excréments, objets cassés. Les vergers étaient abîmés.   Le groupe s’arrêta quand vint la nuit. Refuse regardant en arrière s‘étonna que Quai Rouge parût encore si proche. « A deux battements d’aile du dragon, » pensa-t-elle.

Les familiers chassèrent durant la nuit, à l’inverse des humains s’apprêtant à jeûner pour la deuxième journée consécutive. Les montures magiques leur permettaient de se déplacer beaucoup plus vite que les cohortes de la ville abandonnée. Cependant à la mi-journée, Refuse ayant du mal à rester en selle, fit signe qu’elle s’arrêtait. Lamémoire l’imita, préoccupé par ce signe de faiblesse. Or la magicienne lui montra du doigt un rassemblement d’oiseaux venus glaner les restes d’un champ prématurément fauché. L’endormissement fit merveille sur les petits animaux. Les deux jeunes femmes et le vieil homme se partagèrent une dizaine de volatiles, cuits sur des brochettes. La préparation avait demandé du temps et les ventres réclamaient davantage, mais le groupe reprit sa chevauchée en bien meilleure condition physique et morale.

  Les chevaux s’estompèrent. On décida de continuer à pied jusqu’à la fin du jour. De sorte que le crépuscule venant, on distingua, dans la pénombre des montagnes, deux cavaliers légers qui se tenaient devant l’entrée obscure d’un défilé. Lamémoire s’avança pour leur parler, mais les hommes d’armes étaient si nerveux qu’ils se saisirent de leurs arcs. Le magicien dut converser de loin. Ces soldats avaient mission de prévenir leur peuple de l’arrivée du dragon. Ils trouvaient que c’était stupide de les exposer ainsi. En attendant ils ne laisseraient passer personne.

  Lamémoire voulut négocier, mais les archers exigèrent qu’on leur laissât la servante, ce qui mit un terme à la discussion. Le magicien rejoignit alors les deux femmes, et ils se mirent hors de portée des flèches pour se concerter. Allait-on forcer le passage? Le vieil homme pourrait persuader un guerrier d’attaquer l’autre. Présence, dans sa forme agrandie, égorgerait le vainqueur : ça lui ferait son repas et lèverait l’obstacle. Alors on prendrait les chevaux, pour les manger plus tard, le cas échéant. Refuse s’y opposa, arguant que s’engager maintenant dans le défilé serait périlleux. Autant attendre le lendemain. La décision fut donc reportée. La nuit allait donner raison à la jeune femme.

  Le groupe s’établit à l’écart, sans faire de feu. Ils mirent en place un tour de garde. Mais personne ne trouvait le sommeil. Le renard, parti chasser, revint très vite en annonçant qu’aucune bête ne se risquait en dehors de son trou. « C’est donc qu’il vient, » déduisit Poussière: « Est-ce qu’on prévient les sentinelles? Ils ne le méritent pas, mais bon… » Mettant en application ses idées elle alla vers l’entrée du défilé et hurla la nouvelle. Ils répondirent par des grivoiseries frustres en se croyant spirituels. Mortifiée à bon droit, Poussière n’insista pas. Deux minutes s’écoulèrent… Les voyageurs regardaient en direction de la Mer Intérieure.

  Au cœur des ténèbres, apparut un point lumineux orange vif, et vibrant, qui s’étendit. La lueur grandit, cuisant les nuages par le dessous. Un souffle de vent chaud se répandait dans la campagne. On distingua, par intermittence, une colonne de feu, un peu plus haute à chaque fois, se rapprochant, d’abord silencieuse, puis accompagnée d’un grondement sourd. Au fur et à mesure, le son acquérait l’éloquence d’une explosion. Le sol lui-même se faisait l’écho des frappes. Soudain le vent se mua en ouragan. Le souffle intense défonçait la route, et son éclat aveuglait les témoins. Une onde de chaleur violente embrasa les environs. Le Dragon des Tourments se posa devant le défilé, inspira profondément et livra à la passe une longue flamme pénétrante. Après quoi, en deux battements d’ailes le monstre s’en alla ravager la campagne. 

  Le petit groupe survécut à l’incendie en se réfugiant une fois de plus dans le Verlieu. Au matin, le ciel chargé de cendres offrait un fond gris-brun en guise de jour. Ils seraient obligés de s’en satisfaire. La visibilité réduite, le sol chaud, vitrifié par endroit, ne permettaient pas le galop, aussi la progression dans le défilé angoissait-elle les voyageurs à proportion qu‘elle traînait en longueur. Ce fut un soulagement de sortir de cette ambiance déprimante.

« Alors comme cela le dragon ne va pas plus loin ? » Refuse ne pensait pas tout haut par mégarde, elle prenait Présence à témoin: « Donc, aucune chance qu’il ne casse le pont. 

_ L’Horreur de la Terre des Vents te sera tout de même très utile. J’en suis convaincu. C’est un moyen de te faire respecter des mages plus puissants, » justifia le chat. « Je ne sais pas qu’elle est sa nature exacte, mais je suis persuadée qu’elle n’aurait pas fait le poids contre le dragon. Pas question de le mettre en bouteille celui-là, » insista Refuse. « Tu n’es pas une bouteille, » dit Présence. « Une cruche? » Proposa-t-elle sans dissimuler sa colère.

Ils arrivèrent à un embranchement. En prenant à gauche on choisissait les refuges de Quai-Rouge. En partant vers la droite on optait pour les Montagnes Sculptées. « Le moment de nous séparer est arrivé, je crois, » constata Lamémoire. « Je veux rejoindre la civilisation que je connais. Poussière, que décides-tu? » La jeune fille ne croyait pas qu’elle serait bien accueillie chez les réfugiés. D’un autre côté, faire équipe avec Refuse revenait à se placer dans l’orbite démoniaque de Présence. Elle avait donc fait son choix. « Je ne veux plus être une servante, »  déclara-t-elle au vieil homme. « Tu devras pourtant servir encore, mais tu seras mon apprentie. Si tu acceptes ma proposition, ton statut évoluera. Mais nous aurons beaucoup de choses à faire. »

  Refuse salua Lamémoire, le renard Panache, et Poussière ; sobrement et sans commentaire. Elle lança sa monture au galop vers les Montagnes Sculptées. Quand elle fut hors de vue le vieux magicien parla à son apprentie: « A partir de maintenant nous sommes en guerre contre Présence. Nous devrons construire un contre-projet en adoptant une stratégie similaire à partir des refuges de Quai-Rouge. Nous serions stupides de ne pas mettre à profit le temps pendant lequel il doit encore « servir » Refuse. Nous avons l’avantage. Tu me suis? » Poussière acquiesça.

  Le Dragon des Tourments acheva la destruction des cités par Lescalier. Bien sûr, la ville était vide. Les habitants avaient fui. Toutefois ils avaient du improviser. Leur préparation et leurs réserves étaient loin d’égaler celles de Quai-Rouge. Le monstre brûla la campagne et fit s’écrouler toutes les constructions hormis l’escalier monumental, intact au milieu d’une mer de flammes. Il se posa en son sommet tel un roi s’asseyant sur son trône. Rejetant son long cou en arrière il émit un cri épouvantable, somme de tous les hurlements suscités par les massacres, qui raisonna dans toute la Mer Intérieure et son pourtour. Tous les survivants l’entendirent et furent de terreur saisis ; les morts aussi. 

  Des champs de ruines se leva un peuple d’ombres. Chacune se mit en quête de matières et d’objets précieux : de l’argent, de l’or, des pierres et des fragments fondus. Elles furetaient dans les décombres inlassablement, comme de multiples extensions du dragon, sachant toujours où chercher. Si elles découvraient quelque survivant dans une cave, ou si l’un d’eux revenait de l’arrière pays, les ombres le submergeaient et le griffaient à mort. De son cadavre sanguinolent naissait bientôt une nouvelle silhouette noire, empressée de récolter pour son maître la moindre chose scintillante. Au fur et à mesure que les esclaves s’encombraient des fruits du pillage, de longs cortèges se formaient en direction de l’Île des Tourments. Ils traversaient les eaux sombres et s’élevaient en haut des falaises noires, marchant en l’air comme s’ils eussent gravi la pente d’une colline. Chaque mort déposait son tribut dans la couche du dragon. Ensuite il se joignait à une longue file, qui s’étendait sur des centaines de kilomètres, et qui convergeait jusqu’au bas du grand  escalier. Quand toutes les ombres s’y furent rassemblées, un son rauque les appela à gravir les marches. La gueule infernale les attendait en haut. Le Dragon des Tourments se gava pendant treize jours et treize nuits.

  Lorsqu’il eut consumé la dernière ombre, il fêta la fin des ripailles par un nouvel hurlement de triomphe. De là le bourreau de la Mer Intérieure prit son envol et monta le plus haut qu’il pouvait avant d’amorcer une descente en spirale vers le centre. Il se posa sur son île majestueusement. Le dragon se fit un lit de toutes les richesses apportées, et s’y recoucha pour dormir, en reprenant les dimensions et l’aspect squelettique dans lesquels Refuse et ses compagnons l’avaient découvert.