Chapitre six : Le Garinapiyan.
Sudramar.
Les Montagnes Sculptées étaient un spectacle permanent et grandiose, boudé par le public. On pouvait en effet chevaucher plusieurs jours sans rencontrer le moindre humain. Au bord des ruisseaux, qui dévalaient en cascades les pentes abruptes, poussait une végétation rare et épineuse. Refuse aurait apprécié de savoir dire des choses élémentaires dans la langue du Garinapiyan. L’occasion lui fut donnée de débuter son apprentissage: elle apercevait parfois des bassins ou des petits lacs au fond des vallées. De sorte qu’un jour elle se permit un détour. L’eau, très claire, stagnait dans un creux cerné de hautes parois minérales grises. Il n’y avait nul signe de vie, mais Refuse aperçut une inscription gravée au dessus d’un monticule de pierres plates, entre deux crânes grossièrement dessinés, soulignée d’une flèche accusatrice pointant vers le liquide. La jeune femme écrivit le mot dans un carnet, avec sa traduction: poison. Elle l’expliqua au cheval. On alla boire ailleurs.
Après sept jours de voyage, elle pensait bientôt sortir des montagnes lorsqu’elle croisa un cavalier. L’homme ralentit et porta la main à son épée. À son allure générale elle comprit qu’il était un des émissaires envoyé par le capitaine de la forteresse des Vallées. Refuse se lança dans une longue explication dont son interlocuteur ne pouvait saisir le sens, mais qui eut l’effet positif de calmer ses craintes, car il ne vit rien d’agressif dans les manières de la jeune femme. Il avança plus près et fit signe de son ignorance. Alors la magicienne dessina dans son carnet plusieurs étapes de son périple: Vallées, Pont Délicat, Sphinx, Montagnes Sculptées, Palais Superposés. Elle compléta par une dizaine d’images schématiques figurant de la nourriture, un lit, une bourse avec des pièces, des jambes marchant, un magicien, un cheval, une auberge, une route, le soleil à différentes hauteurs sur l’horizon, une ville. Elle écrivit leurs noms dans la langue des Contrées Douces à leur gauche, et tendit son crayon au soldat afin qu’il fît la même chose à droite, dans la sienne. L’homme lui sourit. Il accepta de compléter sa colonne. Puis chacun poursuivit sa route.
Les montagnes affectaient maintenant les formes de grands coquillages. Certaines avaient conservé des surfaces de revêtement nacré, qui décomposaient la lumière du soleil. En fin d’après-midi, du haut d’un promontoire, Refuse contempla une large plaine nichée entre les contreforts des Sculptées, orientée du sud au nord. Une ville blanche s’étendait le long d’une rivière au cours aménagé, avec son cortège de villages entourés de champs bien ordonnés, de vignes, de vergers et de pâturages.
Il faisait frais. Une pluie fine accueillit la voyageuse. Les nuages filtraient inégalement la lumière, laissant par endroit de grandes bandes de clarté découper le ciel. Refuse entra dans la ville avant la tombée de la nuit, ce qui lui donnerait le temps de changer des gemmes contre de la monnaie locale. Elle se gardait de côté le peu d’or de Fuyant qui lui restait, dans l’idée qu’elle en aurait besoin si elle retournait un jour dans les Contrées Douces. Or la banque fut rétive à accepter ses trésors. On lui indiqua un joaillier, qui procéda au change, mais elle dut batailler pour en tirer le meilleurs prix possible, en comparant ses pierres taillées avec ce qu’il présentait en vitrine. Les pièces d’or qu’il lui remit lui parurent bien peu de chose. Toutefois elle ne connaissait pas encore la valeur de cet argent. Alors, elle sortit son petit carnet, avec les dessins, pour vérifier qu’il lui serait possible d’obtenir un lit, un repas, un bain (nouveau dessin), et de quoi vivre quelques jours. Apparemment oui. Refuse se risqua donc à l’auberge, où elle réserva une chambre, en payant quatre jours d’avance. Elle compléta aussi son vocabulaire. Le réceptionniste dessina dans le carnet la devanture d’un magasin de livres imprimés, où il serait possible d’acquérir un dictionnaire bilingue. Refuse montra alors ses vêtements et ses semelles usées. L’homme rigola, et la prenant par le bras jusqu’à la porte d’entrée lui montra l’enseigne d’un tailleur. Mais il ne mit pas le nez dehors, parce que depuis quelques minutes la bruine s’était changée en averse dense.
Rassurée, la magicienne se fit conduire à sa chambre et préparer un bain. Une employée lui apprit le nom de la ville: Sudramar. Plus tard, dans la salle à manger, elle remarqua que l’éclairage était magique. Par ailleurs, le poêle qui trônait au milieu consommait bien peu de bois. Des tuyaux partaient vers les étages supérieurs. Certaines personnes avaient la peau grisâtre comme à Convergence. Elle eut l’idée d’aller à leur rencontre, mais se ravisa au dernier moment: demain, après qu’elle se serait achetée de nouveaux vêtements. Ceux qu’elle portait devraient être lavés et réparés. Elle dormit nue sous les draps, sa besace serrée contre la poitrine.
Le lendemain, Refuse fut très occupée. D’abord chez le tailleur qui prit ses mesures. Elle voulait une coupe simple, ajustée, permettant une grande liberté de mouvement, et un tissu très résistant. Elle mima beaucoup pour se faire comprendre. Puis chez la libraire, une dame grise qui connaissait quelques mots d’abé, et qui échangerait volontiers des sortilèges avec Refuse, ou lui en vendrait. Il s’avéra qu’elle possédait déjà tout ce que la jeune femme avait dans son livre de magie. Refuse s’y attendait, car depuis Lune-Sauve elle n’avait pas eu l’occasion d’accroître sa liste. Par conséquent, elle acheta tout de suite le dictionnaire, fit un crochet par le joaillier, y changea d’autres gemmes, en ayant une meilleure idée de leur valeur, et revint à la librairie. Elle jeta alors son dévolu sur trois nouveaux sortilèges: le brouillard enchanté, l‘entrave, et un charme de modification de l’apparence. Étant donnée la faune qu’elle avait fréquenté à l’intérieur du sphinx, Refuse se serait laissée tenter par des sorts plus offensifs. Cependant, ceux-ci n’avaient pas la faveur de sa consœur libraire.
La magicienne se permit de rester encore trois jours à Sudramar. Elle assimila facilement ses nouveaux sortilèges. Elle apprit aussi quelques phrases types du Garinapiyan, qu’elle nota dans son carnet. Refuse renouvela son matériel d’écriture, et son nécessaire de toilette. Le tailleur lui fit livrer les vêtements neufs. Il avait bien travaillé, aussi les retouches furent inutiles. Chaussures de marche montantes, pantalons larges que l’on resserrait selon l’envie aux chevilles ou en dessous des genoux, chemises, gilet, veste, grand manteau avec bonnet, écharpe et gants. Les accessoires possédaient des boutons et des passants afin que la magicienne pût les attacher. Il était possible d’ouvrir les manches, ou d’en régler la longueur. Le manteau était imperméabilisé. En outre, il y avait beaucoup de poches partout, et solides. Refuse remercia l’artisan. Elle consacra le dernier jour à rassembler suffisamment de vivres pour tenir jusqu’à la prochaine étape. Parce que les Palais Superposés, (ou Domiriamar Plurposil), étaient encore loin. On ne pouvait les confondre avec la capitale, trois cents kilomètres plus à l’ouest, qu’on appelait Somptueuse dans la langue des Contrées Douces. Ici, elle se nommait Sumipitiamar.
La jeune magicienne avait le sentiment de laisser aux habitants de Sudramar une bonne image d’elle-même. C’était une ville agréable et belle, qui donnait vraiment envie de s’y établir. Refuse se dirigeait vers l’extrémité nord de la vallée quand un détail l’intrigua: un chariot tiré par un bœuf. Or la charge transportée était si volumineuse qu’elle paraissait excéder les capacités connues de l‘animal, à moins que les sacs n’eussent contenu que plûmes ou vent. Mais il s’agissait plus vraisemblablement d’une récolte de céréales. Arrivant à hauteur du convoi elle observa que les roues touchaient à peine le sol: le chariot lévitait! Le paysan, nullement magicien, qui marchait derrière, la salua d’un sourire jovial. C’était pour lui une belle journée, parfaitement ordinaire, que pimentait la rencontre avec une mystérieuse étrangère. Pourtant Refuse assistait à une prouesse : ce sortilège dépassait de beaucoup ce qu’elle était capable de faire. Chemin faisant elle fut témoin d’autres phénomènes similaires. Soit les autochtones disposaient d’une source d’énergie importante et stable, soit des générations de mages avaient prêté leur concours à des générations de cultivateurs. Ça, elle n’y croyait pas trop… Elle supposa plutôt que la région de Sudramar se trouvait à l’aplomb d’un canal d’énergie, ou qu’elle puisait dans le Pont Délicat ce dont elle avait besoin, malgré la distance qui les séparait. Il fallait qu’un puissant sorcier ait rapidement rétabli le lien. Sinon, la population aurait perdu les avantages dont elle bénéficiait, et elle se serait montrée moins accueillante. Refuse soupçonna que le sorcier impliqué serait de ceux qui s’étaient manifestés dans la tête du sphinx. Si son hypothèse était exacte, elle risquait d’être reconnue.
La suite confirma ses craintes, autant qu’elle éprouva sa sensibilité. La rivière qui coulait au milieu de la vallée passait sous une élégante construction de pierres blanches, la Porte de Sudramar, une succession de trois arches régulières enjambant le cours d’eau et les deux routes parallèles qui le longeaient de part et d’autre. Sur la rive ouest, à gauche de la voyageuse, la structure se prolongeait jusqu’à une butte artificielle, au sommet de laquelle se dressait une haute tour, aux allures de coquille spiralée pointue. La porte de l’édifice livra passage à un disque noir, qui vola à la rencontre de Refuse. Large d’un mètre, il transportait une jeune femme mince, nue, couleur d’onyx. Elle se tenait debout, très à l’aise sur son bolide. Sa chevelure lui faisait une traîne, et ses yeux brillants lui donnaient une expression déterminée. Le véhicule stoppa à vingt centimètres du sol. La silhouette s’inclina : « Maître Emibissiâm vous salut et vous invite à le rencontrer autour d’une boisson et de douceurs. Prenez place à mes côtés. Rien de mauvais ne saurait arriver à votre monture ou à vos affaires… » La magicienne soupçonnait le sorcier de s’amuser avec ses apprenties, mais ne voulant pas se le mettre à dos elle monta sur la plate-forme volante, qui doucement reprit de la hauteur.
Refuse, surprise, que si jeune, la fille fût déjà si sombre, s’en ouvrit à l’intéressée: « Êtes-vous magicienne depuis toute petite?
_ Point du tout, je viens de Joie des Marins, cité esclavagiste de la Mer Intérieure. Le maître m’acheta là bas, j’avais huit ans, et fit de moi son familier, en m’ouvrant une part de son esprit. De sorte que je connusse toujours ses désirs, et le satisfasse en toute chose.
_ Au secours! Je veux descendre! » Pensa Refuse. Mais elle préféra dire ceci: « Emibissiâm a-t-il bien mesuré le risque que mon caractère ferait courir au bonheur parfait qui vous unit?» Alors que les deux femmes touchaient terre, puis passaient l’entrée de la tour, la familière mûrit sa réponse. « Je ne pense pas que ce sera le sujet de votre conversation, » dit-elle finalement. D‘un geste gracieux, elle pria l’invitée d’emprunter un escalier en colimaçon. La salle de réception se trouvait au deuxième étage. Les meubles et la décoration témoignaient d’un goût prononcé pour le raffinement, le confort et les courbes. De fausses fenêtres donnaient sur des images magiques figurant différentes parties du même paysage, dont les cieux limpides irradiaient une lumière assez forte pour égaler celle du jour véritable. Une sorte de grande belette cornue, dressée sur ses jambes, figée dans une posture agressive, mettait en garde la visiteuse. Refuse reconnut en Emibissiâm celui qu’elle avait baptisé « Dominant », dans la tête du sphinx.
On avait disposé des boissons et des gâteaux sur une table basse en marbre blanc. Le magicien était vêtu de soies rouges et blanches. Sa chemise s’ouvrait sur un pectoral, maintenu par des chaînes dorées, incrusté de pierres semi-précieuses. Il portait aussi plusieurs bagues ornées d’entrelacs. Une grande écharpe rouge était nouée à sa taille. Son crâne était chauve ou rasé de près, et ses oreilles à peine visibles. Il semblait dans la force de l’âge, plutôt grand, et très sûr de lui. L’hôte remplit les tasses et but le premier. Ensuite il parla. Sa familière, debout à sa droite, traduisait. « Je suis Emibissiâm. Cela signifie homme ambitieux dans votre langue. Ma tour puise à la même source que le Pont Délicat et la répartit dans la région. J’en suis très fier car c’est très utile. Presque personne n’utilise le pont, alors à quoi bon le maintenir? La philosophie de Sijesuis se défend, mais en pratique ses efforts sont vains. Les grandes idées font surtout de grands désastres. La magie est affaire d‘experts. Quand ils ne sont pas d’accord leurs forces s‘équilibrent naturellement. Il faut nous faire confiance. »
Refuse ne pouvait nier que le Pont Délicat fût peu fréquenté, mais d’un autre côté, la frontière sud des Vallées était close. Elle en savait quelque chose. N’avait-on pas trop fermé les routes? Et le Pont Délicat, si beau fruit de l’intelligence, ne les reliait-il pas également au passé? En comparaison les Montagnes Sculptées témoignaient d’une manière plus grossière de la puissance des anciens. « Laissez le disparaître et vous le regretterez car il emportera ses secrets. Lui anéanti, comment son énergie serait-elle encore disponible? Certes, vos œuvres ne sont pas rien: j’en fus témoin, et je m’étonne que… l’hédoniste en vous se soucie des paysans de Sudramar. Mais il vous faudra chercher d‘autres solutions… Si encore il y avait eu une règle, une instance autorisant ou interdisant selon des critères reconnus! Or je n‘ai rien vu de tel: seulement des individus agissant séparément, sans la moindre concertation. À peine supportez-vous le signal d‘alarme. Pardonnez-moi, j‘ai agi sur la demande de Sijesuis. Il a eu vent que les prélèvements dépasseraient bientôt les capacités du Pont. Je fus donc dépêchée sur place afin de rompre tous les liens. Rien ne me permettait de trier, entre les bons et les mauvais usages. Résultat: un mécontent était à deux doigts de me carboniser, avant qu‘une consœur ne menaçât de me trancher la carotide. À l‘aune de quoi, je savoure vos pâtisseries et votre sens de l‘accueil, et la retenue dont vous faites preuve, là où d‘autres m‘auraient pulvérisée ou asservie… » La magicienne respira profondément: « En conclusion de notre entretient, je parlerai du familier qui m’accompagnait… (Vaste sujet les familiers)… Je pense qu’il vit toujours. Présence est un dur à cuir, cruel et cynique, taillé pour survivre dans un monde paranoïaque. Ambitieux au point d‘être mégalomane, et efficace la plupart du temps. Sijesuis lui a ouvert son esprit… Comment ont-ils fait pour s’entendre ? En tout cas le chat comprend mieux que moi les enjeux : il voit loin, au-delà de ma mission. S’il est probable que jamais plus je n’interférerai dans vos affaires, Présence serait bien capable de vous inclure dans ses calculs, surtout si votre ambition allait contre ses visées. Vous voilà prévenu. Maintenant, je dois reprendre ma route.» Refuse se releva et salua. La familière s’empressa de la raccompagner, alors qu‘Emibissiâm ne bougeait pas. La magicienne retrouva son cheval, qu’elle enfourcha immédiatement.
Les Steppes et les Prairies.
Au nord de la vallée fertile de Sudramar, s’étendait une steppe. Dans le ciel la cavalière voyait passer des nuages qui réservaient leur eau aux Montagnes Sculptées. D’étroits ruisseaux coulaient des hauteurs. Mais Refuse observa aussi nombres de lits asséchés, depuis longtemps envahis d’herbes rases. Ils aboutissaient parfois à des dépressions, anciennement de petits lacs. Elle traversait des villages construits sur pilotis, qui auraient mieux convenu à un décor lacustre. Ce n’était pas uniquement pour complaire à des traditions désuètes. Les habitants lui expliquèrent que les pluies étaient rares à proportion qu’elles étaient violentes. De sorte que même ceux qui vivaient sur les terrains les moins bas appréciaient de surélever leurs maisons, avec du bois provenant des contreforts montagneux. Peu de gens savaient parler l’abé, mais quand les mimes ne suffisaient plus on montrait des tissus traditionnels, aux motifs éloquents. La magicienne enrichit son vocabulaire. La steppe offrait une ambiance saine et sereine, vraiment plaisante. Les gens d’ici avaient des mœurs extrêmement policées. Ils possédaient en abondance l’espace et se conduisaient comme si le temps importait peu.
Poursuivant sa chevauchée, Refuse assista à un rassemblement de caravanes-dirigeables. Des dizaines d’aéronefs de toutes les couleurs s’étaient posées, apparemment au milieu de nulle part. En réalité les nomades se déplaçaient entre les villages, en suivant un réseau de puits. Ils commerçaient beaucoup, et acceptaient de transporter quiconque payait son trajet. A proximité du point d’eau qui avait attiré la foule itinérante, Refuse découvrit une auberge, à moitié enterrée, dont tout l’ameublement et le confort intérieur venait, prétendit la propriétaire, des Montagnes Sculptées. Énormément d’objets utiles avaient été récupérés, démontés et reproduits au fil des siècles. Une partie de la population du Garinapiyan pensait que ses ancêtres avaient vécu dans les montagnes. Ils avaient été rejoints par les réfugiés du Tujarsi, descendus des hauts plateaux septentrionaux, après la guerre contre le Süersvoken deux siècles plus tôt. Certains soutenaient que les empires rivaux étaient nés de l’abandon des Montagnes Sculptées, à une période très mal définie, milles ou deux milles ans auparavant, selon les versions.
Assise au milieu d’une compagnie bigarrée des deux sexes, la jeune femme dessina un chemin de fer. Elle s’étonnait qu’il n’y en eût pas dans la région. Ses voisins de table réagirent par des hochements de têtes, et des airs entendus : ils savaient ce que c’était. Mieux : ils auraient su le réaliser. Toutefois, non seulement le coût initial les dissuadait, mais entretenir une infrastructure de ce type ne les intéressait pas, car ils préféraient la voie des airs. D’ailleurs, en contrôlant les vents on allait tout aussi vite, souligna un grand gaillard, sur un ton véhément : un magicien. Il ne passait pas inaperçu. Comme ces confrères des Steppes, il se teignait la peau en rouge et les cheveux en bleu. Par ici, on aimait les couleurs primaires. Les vêtements, les tentes, les devantures des échoppes, en fait à peu près tout était bariolé de tons vifs. La voyageuse s’essaya une fois au maquillage, mais reprit bien vite son aspect classique, gris moyen, moins contraignant.
Petit à petit l’herbe se fit plus haute et grasse, la prairie se substitua au sol semi aride. Les fermes se multiplièrent autour de Refuse. Le vent, fort en cette saison, favorisait les éoliennes et les moulins à vent. La vie s’organisait en villages très étendus, dispersés autour de monastères. Ceux-ci devenaient rarement de grands centres urbains. Toutefois l’autorité politique en émanait en cas de nécessité. La route unique de la steppe était devenue un axe parmi d’autres, au sein d’un réseau de voies bien entretenues. Pendant la journée, de nombreuses fontaines permettaient à la voyageuse de se désaltérer et de faire boire sa monture. On trouvait facilement des fermes-auberges, pratiques pour se ravitailler ou pour passer la nuit. L’accueil était correct et la nourriture bon marché. Heureusement d’ailleurs, parce que les établissements bancaires n’étaient pas légions. Les monastères jouaient ce rôle. Refuse eut un peu de mal de changer ses topazes et ses émeraudes. Néanmoins, jamais elle ne prit en défaut l’honnêteté de ses interlocuteurs. En général, il s’agissait de jeunes moines soucieux de bien faire, reconnaissables à leurs uniformes aux couleurs pastel. Quoiqu’elle les sentît un peu distants, voire méfiants, à son égard, ils manifestaient toujours une politesse formelle de bon aloi. Globalement la magicienne se sentait en sécurité.
Or, un jour qu’elle s’était arrêtée à une fontaine, un groupe de paysans vint à sa rencontre. Sans la courtoisie habituelle, nota-t-elle. Ces gens parlaient trop vite. Elle les contraria en leur demanda de tout répéter lentement. Finalement Refuse les suivit jusqu’à un mouton égorgé et vidé de ses entrailles. Le prédateur avait dévoré les parties les plus tendres. En pensant à Présence la magicienne décrivit l’attaque d’un fauve. Le drame remontait à la nuit précédente. « Il ne mange pas les gens, c’est déjà ça. On aura de l‘ovin à souper ce soir,» se dit-elle. Mais la nervosité ambiante ne s’atténuait pas. Lui demandait-on des comptes, un dédommagement? Une taxe? La tension monta.
Les éleveurs ne voulaient pas la laisser partir. De son côté, elle ne souhaitait pas forcer le passage tant qu’elle n’aurait pas eu le fin mot de l’histoire. Les regards méchants, les bras croisés sur les poitrines, les postures sévères ne pouvaient s’expliquer uniquement par le cadavre de l’animal. Le prédateur avait fait d’autres victimes, ou ces gens avaient un a priori contre les sorciers. Le groupe attendait quelqu’un. Au bout d’une heure un paysan à cheval apparut accompagné d’un moine vêtu de blanc et de tons pastel : de taille moyenne, peau rose, cheveux gris, barbu. Il ne s’intéressa pas à la carcasse. Au lieu de cela il demanda à Refuse d’où elle venait, puisqu’elle était manifestement étrangère. Elle sortit une carte et du doigt résuma son voyage. Elle indiqua aussi quelle était sa destination, et feuilleta son dictionnaire pour composer l’expression correspondant à « affaire importante ». Son interlocuteur donna des instructions pour que le corps du mouton fût évacué, pendant qu’il discuterait seul à seul avec la magicienne. Bizarrement la tension retomba d’un coup.
L’homme se présenta, « Keliminiar », c‘est-à-dire Le Brillant. Il était, comme elle, magicien, et le prouva en créant une lumière, un classique. Toute sa personne s’illumina un court instant, puis une flamme blanche grandit dans la paume de sa main. Les plus puissants de sa tradition émettaient en permanence une légère aura, l’informa t-il. Refuse déclara que ce n’était pas très discret. L’autre en fut d’accord, mais prétendit en tirer avantage, au prétexte que l’on accorderait plus facilement sa confiance à ceux de sa tradition. « Donc pas de malice chez les mages lumineux? » Demanda-t-elle. « Hum… moins, » répondit-il prudemment. La voyageuse avoua son ignorance : elle ne s’était jamais doutée qu’il existât d’autres façons de pratiquer la magie. Elle s’exprima dans un parlé un peu malhabile : « d’où est ton pouvoir ? » Mais Keliminiar comprit. Il expliqua que sa confrérie était originaire du continent Firabosem. Là-bas, à en croire les légendes, ils étaient majoritaires. Cependant, ceux d’ici avaient perdu le contact avec l’outremer, lors du cataclysme qui avait ravagé la Terre des Vents, et causé l’effondrement de l’Empire Septentrional, dont le Garinapiyan se disait l’héritier. « Au départ, les maîtres de nos maîtres vivaient près des côtes. Après la guerre, ils furent bien accueillis dans les Prairies. » Refuse voulut avoir des précisions. Son interlocuteur lui conta donc la création des premiers monastères de son ordre, puis leur expansion. En revanche il se montra moins disert à propos du deuxième continent. Pas plus que la jeune femme il ne comprenait pourquoi les échanges avec cette terre lointaine s’étaient réduits quasiment au point mort.
Avant de la laisser partir il remit sur le tapis la question du mouton: était-ce l’œuvre de son familier? Elle louvoya un peu, tout en restant relativement honnête: « Non, car je n’en ai pas. Mais il se pourrait que le fauve ne me fût pas totalement inconnu. S’il s’agissait effectivement de celui auquel je pense, vous seriez confrontés à un prédateur de la nuit des plus dangereux, en roue libre. Il croit servir mon maître en me tournant autour. Tantôt il me précède, tantôt il me suit. L’animal se rendrait dans les Palais Superposés, puisque c’est là que je vais. Je doute fort qu’il s’établisse ici, parce que l’atmosphère paisible de votre région ne convient plus à son tempérament. Ce cadre pastoral propre et vertueux, il y a déjà goûté. Il a dû se faire violence, pendant toutes ces années passées aux Patients, à ronronner gentiment sur les fauteuils. Désormais, il se rattrape. Je n’ai aucune influence sur lui, et ne puis lui interdire de manger. Sous sa forme de chat, on le remarquait moins. De petits rongeurs auraient fait l’affaire. Mais un corps de panthère a d’autres exigences. Maintenant que j’y pense, au-delà de satisfaire ses appétits, le cadavre du mouton pourrait être un message, une preuve qu’il est toujours… présent.» Keliminiar n’avait pas tout suivi. Devant son expression perplexe, Refuse cessa de soliloquer, et lui résuma la situation en quelques mots clés, dits en garinapiyanais: « Pas moi ; Présence ; prédateur de la nuit ; monstrueux ; de passage. »
Le mage de la tradition blanche rendit son jugement : corrélation, mais pas responsabilité. Il calcula le nombre de jours nécessaires pour traverser le territoire, ce que coûterait une battue par rapport à la perte quotidienne d’un mouton. Puis il annonça la création d’une caisse commune de dédommagement, en exhibant un petit sac de toile. Keliminiar y déposa une pièce tirée de sa bourse. Il tendit l’objet à Refuse, qui consentit à se séparer d’une somme équivalente. Puis, d’assez mauvaise grâce chaque paysan contribua à hauteur de ses moyens. On se sépara. Le moine rentra à son monastère, et fit son rapport. On lui demanda de rattraper la voyageuse, et de la suivre jusqu’aux Cités Baroques. Ils firent donc un bout de chemin ensemble. Keliminiar expliqua que la mentalité du cru était plutôt orientée vers le repli sur soi. On s’en remettait à lui ou à ses confrères en cas de litige. Les mages blancs coordonnaient les actions collectives, garantissaient les transactions importantes, et géraient sur l’honneur les fonds communs. Localement, ils étaient reconnus et respectés. Refuse estima qu’ils étaient plus impliqués dans la vie sociale que ceux de la tradition noire, plus égoïstes.
Le lendemain soir, elle assista à la première manifestation tangible d’un pouvoir de l’État. Le moine vit avant elle un premier groupe de cavaliers. Le grondement de leur galop s’amplifia. Comme ils se rapprochaient la magicienne en compta quatre, inquiétantes silhouettes grises vêtues de fer, montées sur des chevaux gris d’ombre. Refuse et Keliminiar se rangèrent au bord de la route pour les laisser passer. Mais les hommes d’armes s’arrêtèrent à leur hauteur. D’une voix grave et étouffée le chef de la patrouille posa une série de questions au moine. Ce dernier répondit par des phrases courtes. Satisfaits, les chevaliers éperonnèrent leurs montures. « Il s’agit d’une avant-garde, » prévint le mage blanc. « Ils savent mettre les gens mal à l’aise, » répliqua la jeune femme. Son compagnon ne démentit pas. Dix minutes plus tard, c’est toute une troupe, martelante et cliquetante, qui défila devant eux. Refuse n’eut guère le temps de les compter, mais estima qu’ils étaient plusieurs dizaines, de quoi faire frémir les paisibles amis de Keliminiar. Les Contrées Douces ne possédaient rien d’équivalent. Qu’est-ce qui avait décidé la capitale du Garinapiyan à mettre en mouvement une force aussi importante ? La région des Prairies ne semblait pas en avoir besoin. Étaient ils la réponse aux émissaires des Vallées? Devaient-ils prendre le contrôle du sphinx? Sinon quoi?
Plus tard, au milieu de la nuit, Refuse dormait dans une chambre louée, quand le bruit d’un convoi de chariots, roulant à tombeau ouvert, la tira de son sommeil. Au matin, tous en parlaient. Elle apprit qu’il s’agissait de la logistique de la compagnie martiale. Ainsi, le monde s’agitait sans lui accorder d’attention: tant mieux. Keliminiar lui annonça qu’il s’en retournait à son monastère. Plus au nord l’influence des mages de la tradition blanche faiblissait, expliqua-t-il. Non seulement son autorité n’y serait plus reconnue, mais il aurait peut-être à relever des défis lancés par ceux de la tradition noire. On rencontrait parfois des esprits étroits. Refuse ne fit pas de commentaire. Ils se souhaitèrent bonne chance et chacun partit de son côté.
Firapunite.
Le terrain se fit plus vallonné, et plus varié à la fois : champs, forêts, villages et villes. Celles-ci étaient plus nombreuses et plus peuplées que dans les parties du Garinapiyan déjà traversées. Les plus importantes étaient reliées par des voies ferrées, essentiellement orientées est-ouest. Mais à la différence des Contrées Douces, l’urbanisme local semblait souvent pris de folie. Les vestiges du passé, d’ailleurs abondants, étaient systématiquement intégrés aux constructions nouvelles. L’architecture avait partout un aspect théâtral. La propension des autochtones à broder sur les accidents, pour le meilleur et pour le pire, avait valu à la région le nom de « Cités Baroques ». Ainsi on entrait dans Firapunite (Pont-de-Feu) par un grand portail de fer et de cuivre, surmonté d’une rangée d’oriflammes rouges, pris entre deux tours blanches d’aspect solide, adossées à des vestiges de remparts croulants. On découvrait alors une petite place, d’où partaient trois larges rues.
La voie de gauche, abritée sous une série de vélums, suivait le tracé du mur d’enceinte. La plupart des chariots de marchandise l’empruntaient. Ils déchargeaient leur fret sur des sortes de quais, à leur hauteur. De cette façon, sacs, caisses, et tonneaux rejoignaient directement les entrepôts. Derrière ceux-ci, un ancien hippodrome rassemblait plusieurs marchés de gros. Les autres étaient disséminés à travers la ville, au gré des reconversions. Les textiles se retrouvaient dans un hôtel particulier. Les métaux avaient pris d’assaut la cour d’un château féodal. Forgerons, serruriers, orfèvres, armuriers et imprimeurs s’étaient installés dans les ruelles avoisinantes.
La voie centrale, bordée de façades délirantes, se terminait sur un haut mur creusé de nombreuses niches, accueillant une population de pierre qui semblait pressée d’en sortir. On eut dit que tous ces gens pétrifiés discutaient entre eux de sujets passionnels. Pour un peu, ils se seraient rendus visite. Les habitants de Firapunite disaient en plaisantant que c’était l’endroit le plus bruyant de la ville. Refuse eut l’impression d’y voir plusieurs fois Hurlant : en colère, amoureux, dépressif, plus jeune, plus vieux, chauve ou chevelu. A toi lecteur je puis t’avouer qu’il a bien posé pour une statue : celle du milieu, juste au dessus de la petite fontaine au pied du mur. Personne n’y fait attention, personne ne le reconnaît : il est si calme, assis sur une souche, les yeux clos, perdu dans ses rêveries.
La voie de droite suivait une trajectoire en S jusqu’au pont qui donna son nom à la cité. Il avait brûlé six fois. A la suite du dernier incendie on l’avait reconstruit en pierres noires. Phénix et salamandres ornaient ses piliers et ses rambardes. De grandes vasques latérales occupaient des balcons en demi-lunes surplombant le fleuve. On y entretenait des brasiers permanents. Les cendres étaient systématiquement répandues sur le sol du tablier. Celui-ci mesurait une centaine de mètres. Refuse fit une halte à mi-chemin pour regarder le trafic des bateaux. Elle avait vue sur l’embarcadère. Puis elle gagna la rive nord. Cette partie de Firapunite se caractérisait par des collines. Au pied d’une éminence, la voyageuse se trouva une auberge. Elle se donna une semaine pour goûter les mystères de la dernière cité avant les Palais Superposés.
Après une journée passée au contact de la foule, les pérégrinations de la magicienne la conduisirent en des lieux plus calmes, précisément dans l’arrière cour d’une taverne déserte, où elle commanda une citronnade. L’endroit était passablement délabré. Un monolithe difforme et érodé tenait lieu d’unique décoration. Il faisait presque la largeur du mur du fond. Intriguée par ce non-sens Refuse eut la curiosité de se lever pour regarder derrière. Des marches descendantes menaient à un tunnel faiblement éclairé. La jeune femme s’engagea dans le souterrain. Celui-ci passait sous le large mur qui séparait la cour de la propriété adjacente. On était alors arrêté par une grille solide. La lumière venait de là. Toutefois, un autre chemin s’offrait à la magicienne, qui montait dans l’épaisseur de l’ancienne muraille. Pour peu qu’on eût l’audace d’en gravir les degrés, on découvrait une rue à cinq mètres du sol, dédiée aux boutiques de pompes funèbres et aux fossoyeurs. Refuse la parcourut dans toute sa longueur. Elle se terminait sur les grilles du cimetière, lequel s’étendait au flanc de la colline principale. La visiteuse suivit d’abord une allée bordée d’ifs, puis enjamba un faux ruisseau minéral, « coulant » d’une faille artificielle sculptée en amont.
La pente raide ne dissuada pas la magicienne. En haut, un chemin partait sur le côté, en dehors du périmètre des tombes, où il entrait dans un bosquet. Refuse se laissa tenter. Sous la voûte des arbres, il faisait très sombre. La surprise fut d’autant plus grande, quand émergeant dans la lumière, elle découvrit une coupole blanche, soutenue par des colonnes torsadées. Le point de vue dominait Firapunite. Devant la rotonde, une plate-forme s’avançait au dessus du vide. En partaient deux escaliers latéraux, qui rejoignaient un grand jardin en terrasses, riche en fantaisies.
Refuse retira ses bottes pour aérer ses petits pieds. Elle s’assit dans le kiosque, sur un banc, et entreprit l’étude d’un sortilège de foudroiement, acheté l’après-midi même dans une échoppe discrète, cependant qu’au dessus de sa tête tournoyaient nymphes et beaux mâles désirants, indécents et joyeux, brossés en couleurs vives, d’une touche à la fois leste et précise.
La magicienne était très désireuse de recruter les nouvelles entités mentionnées dans la description du maléfice, avant d’entrer dans Les Palais Superposés. Cela pouvait faire la différence si la situation devenait critique. En outre, on ne la prendrait plus pour une débutante. Refuse avait depuis des années l’ambition de devenir une sorcière compétente. A cet égard son voyage lui avait été très bénéfique, comme Sijesuis l’avait pressenti. Elle se sentait différente, plus forte, plus capable. Les gens la regardaient différemment, y compris les confrères ou consœurs qu’elle avait croisés en ville. Il ne fallait pas que le sentiment de son importance lui montât à la tête, cependant elle aimait qu’on l’admirât pour ses talents. Le foudroiement serait bientôt le fleuron de son répertoire.
Mais un mouvement fluide, à la limite de son champ visuel, interrompit sa concentration. Elle leva les yeux sur un corps parfait dont la silhouette ténébreuse, se découpant à l’entrée du kiosque, ne devait rien au contre-jour. Dans le genre harmonieux et athlétique, il avait de quoi satisfaire les plus exigeantes. Refuse se donna tout le temps d‘apprécier et de mettre à distance l‘effet produit, avant d‘engager la conversation: « Je pensais bien que tu avais échappé à la mort. Pourquoi te montres-tu sous cette forme? Crois-tu être plus humain ainsi?

_ Non… Je veux te plaire, renouer. Nous dûmes nous séparer. Mais après tout, il n’était pas indispensable que nous voyagions toujours ensemble. Nos méthodes sont différentes, et nous avions besoin de faire le point chacun de notre côté. Vois-tu, mon serment envers Sijesuis est toujours valable. A priori ce qu’il te reste à faire relève de la formalité. Tu annonceras la mort de ton maître à Bellacérée, et nous serons libérés de nos missions. Toutefois rien n’est simple aux Palais Superposés. Et puis j’ai un avantage sur toi, acquis à tes dépends: je sais ce que je ferai après. Construire mon royaume, tout ça… Mais quels sont tes projets, gentille Refuse? Reprendre le flambeau de Sijesuis, faire tiennes ses intentions? Suivre ta voie? Te choisiras-tu un familier?»
Et gnagnagna. « Je serais très contente que tu files au plus vite réaliser ton chef d’œuvre, puisque le réveil du dragon n’était pour toi qu’une mise en bouche. Ne t’occupe pas de mes désirs de femme, et ne t’imagine pas que je te laisserai jamais avoir un tel pouvoir sur moi. Essaie de ne pas me créer trop d’ennuis aux Palais Superposés, s’il te plait. En outre, je te ferais remarquer, qu’à part le sorcier volant dans la tête du sphinx et l’autre sadique avec son poignard, tous les gens qui auraient pu me tuer n’ont pas même cherché à le faire. Après ma mission, je pourrais vivre heureuse dans des tas d’endroits. Sudramar me tentait bien, mais ici ce n’est pas mal non plus ; simplement différent. J’aurais aimé retrouver Lamémoire et Poussière… Parce que, vois-tu, ils m’étaient sympathiques ces gens dont j’ai détruit le monde.
_ Tant pis, » dit le kouros, « je me rattraperai avec une autre. Désormais je maîtrise très bien cette forme. Tu ne sais pas ce que tu perds. » Présence lui tourna le dos et s’éloigna vers le bosquet. Elle le vit s’accroupir près d’un fourré et ramasser diverses affaires, dont une rapière dans son fourreau.
Elle se replongea dans l’étude du foudroiement. Elle appela tout d’abord l’entité élémentaire fournissant l’énergie. La vision de mage fit apparaître une sorte de colonne nuageuse sombre, tournant sur elle-même, prolongée de filaments spiralés. Toutes choses invisibles au commun des mortels. L’être demanda d’être présenté aux autres entités qui servaient Refuse. Elles étaient maintenant assez nombreuses. La magicienne les mit en relation. Elle interdit à la colonne de nuées de subordonner les arborescences et les cordes. Puis elle appela l’opératrice, constellation de crépitements noirs discontinus. L’entité se montra d’emblée coopérative, très contente de s’alimenter à la nouvelle source, impatiente de montrer ses talents. Refuse ne s’était pas surestimée. Pourtant son humeur avait subtilement changé. Loin de verser dans l’autosatisfaction, elle s’interrogea sur son choix. Était-ce une si bonne idée? Il s’agissait d’un sortilège très répandu à partir d’un certain niveau, un marqueur de puissance. C’est la raison qui avait motivé son achat. Si elle avait eu plus de temps, ou si elle s’était donnée ce temps, il aurait été plus malin d’acquérir un sort utile mais rare, qu’elle aurait ensuite échangé contre d’autres charmes plus répandus. Oui, à l’avenir elle procèderait de cette façon. Elle remit ses bottes, et consacra une heure à des exercices physiques, assouplissements et maniement du bâton. C’était une discipline très pratiquée aux Patients, mais aussi au manoir du magicien. Les villageois l’avaient intégrée à leurs rites. De sorte que la sociabilité l’emportait souvent sur l’efficacité, surtout quand les filles pratiquaient avec les garçons. Or, auprès de Sijesuis, Refuse avait redécouvert l’arme dépouillée des us et coutumes, sans fard et sans distinction.
Elle flâna en rentrant à son auberge, empruntant des rues qu’elle ne connaissait pas, se perdant exprès afin de mieux découvrir la ville. On disait que certains quartiers étaient des coupe-gorge, pourtant aucun endroit de Firapunite n’était aussi sale que la défunte Lune-Sauve, ou aussi délabré que maintes parties de Survie. Personne ne s’en était pris à elle. Donc, soit ce n’était que vilaines rumeurs, soit elle avait de la chance, soit elle intimidait, soit elle donnait beaucoup de travail à Présence. Décidément l’ex-familier déformait sa perception de la réalité. Elle arriva enfin à l’auberge. En poussant la porte de la salle commune, Refuse remarqua Présence, toujours sous sa forme humaine, attablé, dos au mur, en compagnie d’une jeune femme élégante et fascinée. Le prédateur de la nuit fit un clin d’œil à la magicienne, très fier de se montrer menant de front badinage et affaires sérieuses. Il était richement vêtu de noir et de vert: pourpoint de spadassin, manches à crevés, ceinture à boucle d’or, anneaux et boucles d’oreilles sertis d’émeraudes, en écho à ses yeux malicieux. Le monstre semblait fêter son retour sur le devant de la scène. Pourvu qu’il ait mangé! Se dit Refuse.
Devant sa chambre: surprise. Deux patibulaires balafrés montaient la garde. Ils ne seraient jamais à court de couteaux ceux-là! « Messieurs? » S’enquit-elle. S’écartant pour la laisser passer, un des sbires, d’une voix rugueuse, fournit une explication, alors que son confrère surveillait le fond du couloir, prêt à tirer l’épée: « Sire Présence nous a confié vot’sécurité. Y’a deux hommes en bas côté f’nêtre. Pouvez dormir tranquille mam’zelle. Si vous avez besoin d’quoi que ce soit, appelez ou criez très fort. » Un souvenir inoubliable. Refuse s’enferma à double tour, ferma les volets et se mit au lit, avec un couteau sous l’oreiller. Elle songea qu’il y avait toujours une logique dans ce que faisait le prédateur de la nuit. En l’occurrence il s’agissait d’une démonstration de puissance. Demain, si tout se passait bien, le sire, puisqu’il se faisait appelé ainsi, s’en irait vers son destin. Il serait enfin libre de fonder son royaume, au cœur de la forêt, parmi les fauves… Dans sa tête il régnait déjà. Les histoires de Sijesuis ou de Refuse seraient peu de chose en comparaison de la sienne.
« Il ne vous a fait aucun mal? » Demanda la magicienne à l’aubergiste, au moment de rendre sa clé. Elle soupçonnait son allié d’avoir contraint le pauvre homme d’accepter les rufians dans son établissement, et peut être pire. « Je suis désolée, » insista-t-elle. Son interlocuteur lui assura que tout allait bien. Soit. De toute manière ses ennuis ne dureraient pas plus longtemps. Dehors, Présence embrassait ostensiblement son amante. Il avait fait amener et seller un cheval naturel pour Refuse. Celle-ci nota mentalement que les sbires ne se montraient pas, et que la fille attendrait le retour de son héro, à Firapunite, depuis sa maison. Refuse et Présence prirent la direction de la porte nord de la ville. « Ainsi tu as trouvé ta reine? » Remarqua la magicienne. « Mais non, je veux te rendre jalouse et que tu prennes sa place.
_ C’est sans espoir. Tu vas devoir la garder. Pourquoi n’as-tu pas choisi une jeune sorcière malléable?
_ Parce que je n’en ai pas rencontré une seule qui voulût me suivre. Elles sont trop timorées. Également parce que la vie ne se résume pas à la sorcellerie. Ce monde foisonne de gens intéressants, pour qui sait les voir. Par exemple, Iméritia est une brillante empoisonneuse, bien éduquée, possédant des états de services élogieux. Issue d’une famille désargentée de la petite noblesse, elle s’est faite une réputation à Firapunite. Ses choix lui ont permis de renouer avec la fortune. Naturellement, elle en veut plus, d’où notre association. Mais il va de soit que j‘ai pris mes précautions,» ajouta-t-il avec un sourire.