Chapitres huit : L’éloignement.
Fuite et abandon.
Abandonnant le logis de son initiatrice Refuse se mit en quête d’une sortie. Un calme étrange régnait dans les Palais. On y croisait parfois un familier furtif, ou un apprenti empressé, mais personne disposé à vous conseiller sur la direction à prendre. Toutefois Refuse en savait maintenant assez pour se débrouiller, en se trompant de temps en temps. Elle finit par aboutir au hall d’entrée, où quatre colosses en armures montaient maintenant la garde. La magicienne sentait l’odeur du danger imprégnant l’atmosphère. Elle vit Bellacérée et Oumébiliam sortir des écuries avec deux montures. Le hasard n’y était pour rien, car l’archi-magicienne souhaitait que Refuse prît le jeune homme sous son aile, afin qu’il se réfugiât loin des Palais. La différence d’âge n’était pas grande, mais Refuse avait fait ses preuves. Voyager vers l’ouest, visiter Sumipitiamar, voilà qui serait une excellente idée! Refuse répondit qu’elle voulait bien accompagner Oumébiliam, et lui apprendre deux ou trois choses, mais qu’elle ne se voyait pas trop dans le rôle du mentor. Qu’importe! C’était parfait comme cela. Bellacérée lui offrit un espace magique commandé par un anneau, où la jeune femme pourrait stocker des objets, comme un bâton ou de la nourriture, à hauteur de dix kilogrammes. « Parce que si je vous donnais davantage vous seriez capable de me dire non, » se justifia l’archi-magicienne. Après quoi, elle se hâta de prendre la tangente.
Oumébiliam avait déjà toutes ses affaires. Il invita la jeune femme à prendre le cheval amené par Bellacéré. Refuse perçut l’inquiétude du garçon. Celui-ci lui confia, en commandant d’un geste l’ouverture de la porte, qu’il était pressé de prendre la route. Il avoua que sa maîtresse estimait préférable qu’il se trouvât hors de portée des combats, quand éclateraient les tensions exacerbées par l’affaire du Pont Délicat. Oumébiliam n’avait pas tenu à rester, bien que sa prime initiation fût achevée. Son niveau équivalait à celui atteint par Refuse, alors qu’elle apprenait la lévitation à Lune-Sauve. Toutefois, ni son caractère, ni ses choix, ne le portaient à en découdre. Comme Refuse, il ne voulait pas faire les frais des intrigues de ses pairs plus puissants. Il avait la chance de plaire à Bellacérée, au point qu’elle se souciât davantage de ses doux yeux que des souffrances de la Mer Intérieure. Lui : l’individu raffiné, nommé ; eux : un ensemble de brutes indistinctes.
Ils montèrent en selle. Lorsque la porte enchantée s’ouvrit sur l’extérieur, la magicienne réalisa que la journée était bien plus avancée que prévu. Le ciel avait un éclat rougeâtre. En tendant l’oreille, on prenait conscience d’une sorte de bourdonnement constant qui participait de la tension ambiante. Une bouffée d’air frais s’engouffra dans la salle. Les jeunes gens sentirent l’appel du dehors. « Grand merci, Refuse, de m’avoir accepté à vos côtés. Permettez-moi de vous guider encore, car la région m’est familière. Je connais des chemins discrets pour ne pas trop nous exposer. Je vous propose l’itinéraire suivant : d’abord nous éloigner en direction des plateaux septentrionaux, puis quitter la voie principale au bénéfice de chemins secondaires conduisant à l’ouest. Nous chevaucherons du crépuscule à l’aube, afin de nous éloigner le plus vite possible des Palais Superposés. Dès que nous serons sortis de la zone dangereuse, nous nous rabattrons sur la route de Sumipitiamar. »
La nuit tomba, zébrée de foudres rouges. Le bruit sourd et régulier d’une percussion tellurique résonnait à travers toute la région. Réfania savait à quoi s’en tenir depuis la réunion du matin. Les partisans de Nusiter et Trominon avaient fait le nécessaire pour rendre impossible toute discussion avec le Château Noir. Celui-ci brûlait d’en découdre, fort des excédents du Pont Délicat. Ses mages préparaient sans doute une grande offensive. Mais avant d’attaquer, ils créaient des effets spectaculaires, visant à obtenir la neutralité, voire l’adhésion, d’un maximum de sorciers. Bellacérée cherchait à maintenir la cohésion des Palais Superposés, conformément à une longue tradition, car les conflits avec la forteresse aux vitraux rouges étaient périodiques. Quand les mages palatiaux se montraient solidaires, les confrontations se déroulaient à la campagne, aux frais du paysage tourmenté et des habitants les plus humbles. Sinon les combats faisaient rage chez eux, à l’intérieur. Mais les sorciers étaient des gens plutôt peureux et calculateurs, difficiles à fédérer sur de longues périodes. Leurs guerres s’apparentaient en général à une succession d’escarmouches, qui prenaient rapidement fin. On négociait l’arrêt des hostilités dès que les gains devenaient trop risqués ou aléatoires.
Or cette fois-ci, Réfania redoutait un embrasement extrêmement violent. Son cœur se serra. Un charme de vision lointaine lui permettait d’observer ses ennemis depuis sa demeure. Pour l’heure, elle était en lieu sûre, mais cela ne durerait pas. La guérisseuse avait grandi aux Palais Superposés. Donc, quoiqu’elle maudît leurs égarements, elle se battrait pour eux. Lorsque les herses du Château Noir se levèrent pour livrer passage à de ténébreuses cohortes, avançant au pas cadencé sur les routes brumeuses, la magicienne mesura toute l’ampleur du désastre à venir. Alors, Réfania troqua ses soins magiques contre de puissants maléfices, dans l’intention de faire le plus de victimes possibles. Simultanément, elle accepta l’idée de sa propre mort et fit le deuil de ses amours. Elle parut devant ses pairs vêtue de sa panoplie : casque noir au panache cramoisi, cuirasse d’écailles noires, brassières et gants noirs, longue jupe de mailles aux reflets cuivrés, sur une longue robe rouge dissimulant des jambières d’acier sombre. Elle portait un bouclier et tenait une lance, tous deux enchantés. Ces objets se transmettaient dans les Palais Superposés depuis des siècles, entre puissantes consœurs.
Refuse et Oumébiliam purent s’éloigner d’une quinzaine de kilomètres seulement avant le coucher du soleil. Ils firent une courte pause pour manger, puis remontèrent en selle. Leurs chevaux bénéficiaient pour cette nuit d’un charme de vision nocturne, et d’une endurance inhabituelle. Les voyageurs se conformèrent au plan d’Oumébiliam, empruntant d’abord la route du nord qui frayait à travers des reliefs accidentés. Ils y croisèrent des partisans de Bellacérée, chevaliers féériques, mages dévoués, et ombres affiliées. Aux alentours de minuit, ils arrivèrent devant le « fantôme du cantonnier », figure sombre et prostrée, cernée d’un halo bleu. Depuis des siècles, on s’en servait de point de repère. L’esprit gémit à leur approche, mais Oumébiliam se contenta de tourner à gauche, dans un étroit sentier s’enfonçant à travers bois.
A sa grande surprise, le chemin se révéla plus fréquenté que prévu. Un groupe de six archers les contraignit à prendre le couvert des arbres. Une heure plus tard, une meute de loups leur passa devant en coupant le sentier. Et peu à avant l’aube, une lumière jaune apparut au loin devant eux, grossissant au fur et à mesure que l’écart s’amenuisait. Une fois encore, Refuse et Oumébiliam décidèrent de s’éloigner du chemin, le temps de laisser passer ce qui venait à contre-sens. Mais ronces et racines s’animèrent soudain, griffant les jambes des montures, s’enroulant autour, menaçant de mettre à terre les voyageurs, et provoquant cris, fracas et hennissements. Refuse endormit la végétation agressive, le charme s’avéra aussi efficace avec ces plantes qu’avec les animaux. Il ne leur resta que quelques secondes pour se cacher. Arriva un géant nu, sa peau semblable à une écorce grise, tenant un énorme globe lumineux, posé en équilibre sur sa tête. Il était suivi d’une compagnie composée de trois chevaliers d’ombre, d’une douzaine de fantassins armés de lances et de boucliers, et d’un autre géant identique, portant lui aussi une sphère éclairante. Comment savoir à qui allait leur allégeance? Oumébiliam reconnut les armoiries, mais pas le camp des protagonistes. Les guerriers sentirent leur présence. Sans s’arrêter ils jetaient des regards nerveux à gauche et à droite. Un chevalier ordonna de presser le pas. Leur chef murmura une incantation et les lumières des géants virèrent au vert. Refuse reconnut un charme protecteur amplifié contre la persuasion. Ces hommes craignaient qu’on les retournât les uns contre les autres.
Au matin, ils campèrent dans une ravine où coulait un ruisseau. « Quels sont vos projets? » Demanda le garçon alors qu’ils mangeaient des fruits secs, du pain et du saucisson. « Survivre», répondit-elle: « Je ne sais pas ce qui arrive exactement, mais à sa façon Bellacérée nous a recommandé de nous mettre à l’abri dans la capitale, que je n’ai jamais visité. Je ne fais pas très confiance à Sumipitiamar, mais il me faut la voir. Au fait, comment s‘appelle le dirigeant du Garinapiyan?
_Hum… Niraninussar, c’est-à-dire Ne-Renonce. Il me semble que c‘est le sixième à porter ce nom. On abrège souvent en Nirani.»
Ils repartirent en début d’après-midi. A l’exception des châteaux et des grandes demeures, tout indice d’habitation plus modeste avait disparu du paysage: les magiciens se cachaient. En observant l’horizon, Refuse comprit que les hostilités avaient commencé, et que la zone de conflit s’étendait. On voyait des fumées d’incendies, des brouillards mouvants, des lumières étranges, des éclairs, et des ombres menaçantes en maraude. Craignant d’attirer l’attention, les voyageurs s’appliquaient à éviter les espaces à découvert. Mais ils s’obligeaient ainsi à des détours compliqués, au risque d’être rattrapés par la guerre. Pour les mêmes raisons de plus en plus de gens et de créatures empruntaient les chemins discrets, multipliant les risques de faire des rencontres embarrassantes. Conscients des dangers, les jeunes mages cheminèrent jusqu’à la moitié de la nuit, puis se contentèrent de quatre heures de repos. La chevauchée reprit après un repas rapide. Cette fois ils auraient toute la journée devant eux pour avancer.
La rosée s’évaporait à peine quand Refuse et Oumébiliam tombèrent sur les restes d’un feu. La magicienne était certaine que les auteurs n’étaient pas loin. Il lui sembla même deviner où ils s’étaient tapis, en examinant un groupe de rochers. Certes le rendu des textures était convainquant, mais leur disposition trahissait le regroupement d’une famille. De plus, elle vit une mouche traverser une pierre sans s’arrêter. L’illusion n’était donc pas parfaite. Mais que gagnerait-elle à révéler l’artifice? Ces gens voulaient seulement qu’on les laissât en paix. Les voyageurs passèrent leur chemin.
Après le repas de midi leur route se trouva barrée par un mur de ronces géantes, en croissance accélérée. Quelqu’un avait peut être voulu couvrir sa fuite ou protéger sa propriété par un enchantement. C’était très mauvais signe. Ils durent revenir en arrière afin de contourner l’obstacle. Mais ce changement d’itinéraire les égara. Oumébiliam indiqua alors un éperon rocheux, du haut duquel ils auraient tout loisir de s’orienter. Les voyageurs menèrent leurs montures aussi loin que l’inclinaison de la pente le permettait. Puis ils gravirent à pieds la partie la plus raide. De leur position surélevée ils mesurèrent le chemin parcouru. A l’est, les Palais Superposés se dissimulaient derrière un voile brumeux, mais on ne pouvait se méprendre sur leur localisation, tant l’atmosphère semblait perturbée dans leur voisinage. L’île aérienne et diaphane lévitait non loin des turbulences, entourée de petites étoiles blanches en mouvement. Au nord, on distinguait les pentes abruptes des Hauts Plateaux Désertiques qui servaient de frontière naturelle au Garinapiyan. Refuse ne voulait pas aller par là, mais se réjouit d’avoir trouvé un repère aussi stable. En revanche les deux sorciers ne reconnurent plus le trajet qu’ils venaient d’effectuer, une forêt ayant poussé derrière eux, pendant la journée.
Ils redescendirent de leur observatoire. Deux heures plus tard, Refuse annonça à son compagnon qu’ils s’arrêteraient dès qu’ils auraient trouvé un cours d’eau, ce qui se produisit assez vite. Cependant Oumébiliam remarqua de nombreuses empreintes d’animaux, dont certaines grosses et griffues. En conséquence ils décidèrent de faire boire les chevaux, de remplir leurs gourdes, et de s’installer à l’écart. La faune locale se relaya selon ses usages immémoriaux, en surveillant les humains du coin de l’œil. Puis vint la nuit. Refuse déploya une illusion visuelle et olfactive. Ils s’endormirent bercés par la rumeur de la rivière. Mais au matin, peu après le réveil, des petits bruits lointains, voix, hennissements, tintements métalliques, parvinrent à leurs oreilles. Des hommes campaient en aval, à une cinquantaine de mètres seulement de leur position.
Oumébiliam fit un clin d’œil à Refuse, se rendit invisible et alla espionner leurs voisins. Le charme qui les avait protégés des prédateurs s’estompa. La magicienne guetta les signes qui trahiraient le retour du jeune homme. Ce dernier faillit la surprendre : il avait remonté le cours de la rivière, jusqu’en amont, pour éviter de piétiner des broussailles. De la sorte, il aborderait de dos sa coéquipière. Néanmoins ses semelles dérangèrent quelques cailloux. Alertée, Refuse tourna son visage dans sa direction. Bon joueur, Oumébiliam confirma d’abord sa présence, puis il s’approcha plus près. Dans un murmure il livra les informations suivantes: ce n’étaient pas des ombres de Sumipitiamar, ni la troupe régulière d’un château, mais une douzaine de brigands à cheval, originaires des Cités Baroques, à la recherche d’une occasion de pillage. Ils projetaient de rançonner les réfugiés, de fouiller les demeures abandonnées, de détrousser les cadavres ; bref ils profiteraient de la guerre en prenant le moins de risque possible. Refuse demanda à son compagnon de traverser le ruisseau et de l’attendre de l’autre côté tant que durerait son invisibilité, car selon ses estimations elle agirait encore une dizaine de minutes. La magicienne ne pouvait franchir le cours d’eau avec les montures sans se faire repérer. Elle devrait donc patienter jusqu’au départ des rufians.
Hélas, ces derniers avaient décidé de remonter la rivière dans sa direction. Deux éclaireurs à pieds précédaient la bande. Ils remarquèrent les traces de pas des magiciens, qui s’étaient ajoutées aux empreintes animales. L’un d’eux commença à suivre la piste, pendant que son confrère alertait les dix autres bandits en leur faisant des signes. Se sentant piégée, Refuse réfléchit à toute vitesse, puis passa à l’action en entravant l’homme le plus proche dans un réseau de fils noirs extrêmement solides. Après quoi, elle monta en selle, chassa devant le cheval d’Oumébiliam, et chargea le deuxième éclaireur. L’homme se jeta de côté. Mais au lieu de continuer tout droit, Refuse cabra sa monture pour faire face à la compagnie qui avançait en file indienne. Elle lâcha le foudroiement contre les maraudeurs! Jaillissant de son bâton les éclairs grillèrent sur le coup plusieurs hommes et bêtes. Les survivants se mirent à couvert ou roulèrent sur le côté, à l’exception de l’éclaireur valide qui planta sa lame dans le poitrail du cheval. L’animal s’effondra vers l’avant, puis bascula à droite. Refuse ne comprit pas tout de suite ce qui arrivait, mais elle eut le réflexe de dégager sa jambe, évitant ainsi de se retrouver coincée sous le cadavre.
Son adversaire repartit immédiatement à l’assaut. La jeune femme recula dans l’eau vers l’autre rive, en utilisant avantageusement l’allonge du bâton. Toutefois le bandit n’était pas un novice. Habile et vif il anticipait les attaques de la sorcière, les esquivait ou les bloquait, la contraignant à rompre, en ne sachant pas trop où elle posait ses appuis. Refuse imaginait que les survivants ne tarderaient pas à venir l’encercler, tandis que l’éclaireur l’accaparait. Il semblait aussi plus endurant! La magicienne faillit trébucher sur la berge glissante. Cependant, avant que le brigand ne pût saisir sa chance, elle plaça une attaque qui le força à se mettre hors de portée. D’un bond elle gagna un sol plus ferme, ainsi qu’un répit suffisant pour lui jeter un petit sort de paralysie. Son adversaire esquiva facilement. Mais une brume rouge opaque était apparue derrière lui, probablement l’œuvre d’Oumébiliam. Le gars fit la grimace. Il s’était cru capable de l’emporter, cependant l’intervention d’un deuxième magicien compromettait ses chances. Comme il hésitait Refuse s’éleva par la lévitation. À partir de là, ne redoutant plus ceux qui étaient provisoirement perdus dans le brouillard magique, et hors d’atteinte de l’éclaireur, elle le cibla avec des charmes de paralysie partielle. Elle finirait bien par toucher. Le malandrin dépité lui décocha une bordée d’injures et se replia dans la brume rouge.
La monture d’Oumébiliam vint alors se mettre à l’aplomb de la position de Refuse. Une fois la récupération de la magicienne effectuée, ils s’éloignèrent le plus vite possible. Devaient-ils continuer à galoper, ou valait-il mieux s’arrêter dans l’idée de préparer des sortilèges ? À deux sur un cheval, ils ne pourraient être très rapides, et sans magie ils seraient extrêmement vulnérables de toute façon. Donc ils se cachèrent du mieux qu’ils purent et sollicitèrent leurs entités respectives à tour de rôle. S’ils n’obtinrent pas entièrement satisfaction, leur situation s’améliora un peu. Oumébiliam guetta le premier. Au cours de sa garde, il aperçut bel et bien trois cavaliers qui suivaient leur piste. Cependant le sol n’était plus aussi meuble et lisible qu’aux abords de la rivière. Les chasseurs manquèrent leurs proies. La magicienne s’attendait à les voir revenir bredouilles. Ne souhaitant pas jouer perpétuellement à cache-cache, elle illumina un buisson quand ils reparurent. Interpréteraient-ils correctement le signe? « Venez me chercher si vous voulez », disait la lueur, « je vous offre le combat. Vous pouvez accepter ou refuser. Dans les deux cas nos comptes seront réglés. » Après délibération, les brigands déclinèrent l’invitation. A l’instar de beaucoup de gens, ils ne savaient pas exactement comment la magie fonctionnait. Les non initiés avaient bien conscience que le pouvoir des sorciers était limité, mais la plupart ignoraient les détails. Ceux-ci avaient toute leur importance dans une telle situation : foudre ou pas foudre ? Maussades les bandits s’en repartirent, désirs de vengeance éteints: la faute à pas de chance, les aléas du métier et tant pis pour les morts… Ainsi s’acheva l’épisode le plus périlleux du voyage des magiciens.
Le lendemain soir, Refuse et son compagnon, quittèrent la région des Palais Superposés. La petite ville entourée de colline où ils s’arrêtèrent pour la nuit se nommait Mudastiar. Ils y louèrent une chambre dans l’intention de se reposer. Cependant, toutes sortes de gens vinrent leur poser des questions, car ils étaient pratiquement les premières personnes à pouvoir raconter ce qu’il se passait chez les sorciers. Refuse se contenta d’évoquer un énième affrontement entre les Palais et le Château Noir. Elle raconta ce dont elle avait été témoin au début de sa fuite, mais passa sous silence le combat contre les brigands. Oumébiliam parla un peu de sa famille, sans mentionner ses liens personnels avec Bellacérée. Naturellement, il lui était plus facile d’extrapoler certains détails. A l’auberge, on les retint dans la salle à manger. Leur auditoire, composé de magiciens locaux et d’une majorité de non initiés était à la fois inquiet et curieux. Quelques uns prenaient parti, mais ce n’étaient jamais des sorciers. Ces derniers étaient trop contents de ne pas être mêlés directement à cette affaire. Les voyageurs se couchèrent fort tard. Au matin, la jeune femme racheta une monture naturelle, pendant qu’Oumébiliam s’occupait des provisions. En début d’après midi, ils rejoignirent la route principale qui traversait le pays d’est en ouest. La compagnie des marchands les rassura. Ils croisèrent aussi une troupe d’une vingtaine de cavaliers, conduite par un chevalier d’ombre gris pâle, qui avait mission de veiller à ce que le conflit ne débordât pas dans « l’espace civilisé ». L’officier recueillit leur témoignage avec beaucoup d’intérêt. Malgré ses manières martiales il ne provoquait pas de malaise équivalent à celui que généraient ses pairs plus aguerris. En fait, il montra une certaine déférence à l’égard de la magicienne.
Dans la cité suivante les voyageurs s’échangèrent des sortilèges. La jeune femme avait très envie de l’invisibilité. Oumébiliam la lui céda contre le charme d’entrave. Il se méfiait des effets destructifs. « Tu es fidèle à ton nom », commenta Refuse, « moi, j’ai accepté tellement de choses… » Ses yeux brillaient au milieu de son visage prématurément assombri, presque noir en fait. A ses progrès en sorcellerie étaient venus s’ajouter l’Horreur de la Terre des Vents, avoir frôlé la mort, les soins de Réfania, et le meurtre des brigands par sortilège.
Le jeune sorcier garda le silence, mais le jour suivant il lui offrit un petit coffret de maquillage. Ils s’étaient arrêtés au milieu d’un modeste bourg afin que les chevaux bussent à la fontaine. Oumébiliam s’était excusé, ayant remarqué l’enseigne d’une boutique conforme à ses desseins, dans une ruelle rayonnant à partir de la place centrale. En revenant, il tenait une petite boîte en bois poli, ornée de marqueteries figurant un motif végétal. Il expliqua, qu’il était temps qu’elle se fardât les sourcils, les paupières et les lèvres, parce que ses expressions faciales devenaient indéchiffrables. Il précisa que souvent on prenait « un coup de sombre » après un combat violent. De sorte qu’on avait vu des mages gris plus avancés dans l’Art que d’autres déjà faces de nuit. Elle remercia son compagnon. Réfania lui avait enseigné mieux que Sijesuis les us et coutumes des sorciers. Dès lors l’acte d’Oumébiliam se décodait facilement. Le décevrait-elle? La jeune femme le laissa faire sa cour pendant les sept jours que dura le trajet vers la capitale.
Sumipitiamar n’était pas si grande. D’autres villes rivalisaient sans peine avec elle, en splendeur et en puissance. Toutefois la tête du Garinapiyan se démarquait nettement par ses rues larges, ses boulevards qui rendaient la circulation fluide, son organisation géométrique, harmonieuse et équilibrée, ses ordres décoratifs épurés. Bref son classicisme, à l’inverse du monde baroque des cités de l’est.
Refuse attendit qu’ils fussent entrés dans la ville pour céder aux avances de son compagnon. Le soir elle se donna, le lendemain elle le quitta. Ce n’était ni rationnel, ni raisonnable, car ce gentil amant aurait pu lui être très utile. Cependant leurs désirs à tous les deux ayant été comblés, Oumébiliam étant désormais en sécurité, conformément aux vœux de Bellacérée, il n’entrait plus dans la liste de ses obligations. Peut être aurait-il aimé que leur relation se prolongeât… Qu’importe, Refuse ne voulait pas qu’il eût pouvoir sur elle.
Sumipitiamar.
Libérée de ses attaches la magicienne fit le tour de Sumipitiamar. Elle parcourut la ville de long en large, pour mieux la graver dans sa mémoire.
Le vieux Château Royal dominait la plus haute colline. Sa solide structure en pierre de taille émergeait d’un soubassement de béton rugueux et balafré. Refuse se rappela les ruines de la Terre des Vents. Son imposant donjon contenait le trésor, l’administration des finances, et la garnison qui les défendait.
Le Palais Royal, de conception plus récente, avait la forme d’un « H » posé entre deux jardins immenses. Les bureaux du roi Niraninussar et les ministères occupaient l’aile droite. On entreposait les archives dans l’aile gauche, qui abritait également des logements de fonction. La barre centrale servait à l’accueil et aux réceptions protocolaires. Une grande avenue rectiligne menait au palais, le traversait dans l’axe de symétrie et continuait sans dévier de l’autre côté. Elle était bordée d’hôtels particuliers appartenant pour moitié à des nobles, pour moitié à des grands marchands influents. Des allées partant de la voie principale dessinaient les promenades des jardins, en respectant une symétrie stricte. Les buissons taillés se soumettaient à l’impératif géométrique. Une telle manie de l’ordre aurait donné la nausée à l’Horreur des Vents. Autour des espaces verts, restaurants huppés, auberges onéreuses, et boutiques de luxe, avaient seuls l’autorisation d’exister, derrière des façades identiques. On montrait sa différence par de magnifiques enseignes ouvragées, dont les motifs étaient repris sur des blasons en céramiques placés au dessus des entrées. Cependant leurs tailles étaient réglementées. En fait, tous les éléments décoratifs, jusqu’au moindre détail, pouvaient se lire comme des symboles, obéissant à une codification bien précise. Refuse se fit expliquer tout cela par une dame désœuvrée, qui l’avait abordée d’un pas hésitant, en soliloquent. Un peu grise, elle prétendit être marquise. La passante exprima son contentement d’avoir trouvé quelqu’un sur qui s’appuyer. Les deux femmes eurent le temps de faire un tour complet du périmètre, avant qu’un domestique ne vînt chercher madame. Il toisa la magicienne d’un air réprobateur, en fronçant ses épais sourcils noirs, et en relevant le menton, puis il repartit avec sa maîtresse. Refuse s’amusa de l’entendre moraliser l’oiseau fragile, échappé de sa cage dorée.
La résidence du souverain était bâtie au sommet d’une éminence. Niraninussar avait souhaité que le luxe et le confort l’emportassent sur le grandiose. L’intimité était aussi à l’honneur, la propriété étant cernée d’arbres et d’une grille en fer forgée que la rumeur disait magique. Refuse obtint ces informations en discutant avec un cocher à l’arrêt au pied de la colline. Adossé à son fiacre l’homme lui expliqua que la vie de cour était actuellement assez réduite à Sumipitiamar. On avait connu des périodes plus fastes. Les nantis d’aujourd’hui se dispersaient dans les salons privés, plutôt que de s’empresser aux pieds du monarque ; sauf quand ils venaient parler affaires.
Il faut dire que la capitale n’accueillait que deux ambassades. La pauvreté des relations internationales s’expliquait par le fait, qu’en théorie, le Garinapiyan prétendait inclure tout le continent à l’est des Montagnes de la Terreur, à l’exception de la Terre des Vents et du N’Namkor. Jusqu’alors la Mer Intérieure avait été considérée comme une zone turbulente, hors scène. La représentation de Survie se cachait dans une rue secondaire, alors que celle du N’Namkor se dressait fièrement en limite d’une grande place très fréquentée. Aux dires du cocher, elle organisait souvent des réceptions fastueuses. Refuse n’avait pas eu l’occasion d’en apprendre plus de la bouche de N’Kaloma sur ce pays mystérieux. Le conducteur de fiacre lui raconta que les habitants du N’Namkor avaient la peau brune, assez sombre, et qu’on commerçait avec eux par bateau. Il les situait vaguement au sud des Montagnes Sculptées, à l’ouest de la Mer Intérieure. La magicienne rangea son lexique illustré: cette fois-ci, elle n’en avait presque pas eu besoin. Elle remercia son interlocuteur, et lui souhaita bonne chance.
Ses pérégrinations la conduisirent à un étrange boulevard périphérique : large de dix mètres, et joliment pavé, personne ne l’empruntait. Au contraire, les gens le traitaient comme une rivière, et ne traversaient qu’à certains endroits, parfois matérialisés par de véritables ponts. La visiteuse comprit le fin mot de l’histoire en déchiffrant le nom d’une auberge et de diverses enseignes reprenant la même expression : rempart. Intriguée, Refuse voulut en savoir plus. Parmi les passants, elle repéra une adolescente qui marchait seule. Ses habits dénotaient une condition aisée, et les couleurs ternies de son épiderme indiquaient qu’elle était l’élève d’un magicien. La voyageuse fit signe à l’étudiante, puis devant son air indécis, alla à sa rencontre. Contre un charme mineur l’apprentie sorcière lui confirma que la ville avait rasé ses défenses deux siècles auparavant. Immédiatement après l’annihilation du Suërsvoken et du Tujarsi, on avait considéré que les murs n’offraient qu’un sentiment illusoire de sécurité. Une loi très respectée interdisait de construire dessus. La conversation dévia assez logiquement sur les moyens militaires de Sumipitiamar.
L’adolescente s’en tint à des généralités : la plupart du temps, les gens d’armes exerçaient leurs fonctions discrètement, en se fondant dans le décor. Leurs quartiers se situaient aux entrées de la capitale. À une exception notable, qui intéressa immédiatement Refuse: d’apparence austère, jouxtant le vide de l‘enceinte abattue, les casernements des chevaliers d’ombre étaient flanqués d’anciennes tours rondes, aux toits d’ardoise surmontés de grands étendards. Personne ne s’approchait des fossés entretenus qui entouraient leur périmètre. Comme la magicienne put le vérifier ensuite, la température subjective baissait de cinq degrés à moins de cinquante mètres de l’entrée. Quatre gardes se tenaient en permanence devant la forteresse : immobiles, obscurs, intimidants, muets. Ils n’étaient pas là pour répondre aux questions, mais davantage pour ponctuer le silence glaçant qui suintait des pierres. Refuse se fit encore indiquer où les mages de la capitale avaient coutume de se réunir, puis laissa la novice reprendre le cours normal de sa vie.
De son côté elle alla manger de la tourte à la volaille dans une gargote du « Temple de l’Infini. » Plusieurs grandes places portaient le nom de « temple ». Mais la ville ne possédait aucun édifice répondant à cette fonction. Les Patients non plus. Les villageois entretenaient un grand lieu couvert dans lequel ils accomplissaient les différents rites sociaux. C’est là que Refuse avait gagné son nom. Néanmoins, à Sumipitiamar les lieux de réunion ne manquaient pas: théâtres, salles de concert, restaurants et tavernes. En fait ils étaient indispensables, car les spectacles de rue étaient mal acceptés, contrairement à ce qui se passait dans les Cités Baroques.
Refuse prit conscience de l’existence de journaux. Jusque là, elle n’y avait pas fait attention. Pourtant chaque tirage prétendait être largement distribué dans les régions (indiquées sous le titre). Le Palais Royal avait le sien. D’ailleurs pour avoir droit de lire ou de publier autre chose, il fallait acheter ou vendre la presse officielle. Donc, les gens qui lisaient dans les lieux publics, avaient toujours, posé sur la table, bien en évidence, un exemplaire de la gazette royale du jour.
La magicienne se procura un journal indépendant, vendu automatiquement avec la feuille de choux obligatoire. Les jardins du palais étant accessibles pendant la journée elle s’assit sur un banc pour enfin avoir des nouvelles du monde. Elle commença par la gazette royale. Quoique Refuse se débrouillât de mieux en mieux avec la langue locale, la préciosité du vocabulaire, et le maniérisme des tournures lui posèrent de sérieux problèmes. Apparemment la princesse Jouliarussa avait fait un clin d’œil lourd de sens au fils du duc de Gigadimaris. Cinq pages pour analyser et interpréter une œillade… émaillées de conseils de mode, de réclames, de sous-entendus et de digressions, complétées de citations et de poèmes obscurs, comme glissés dans le fil de la conversation. Heureusement, les illustrations aidaient à comprendre l’essentiel. Elles étaient nombreuses, savamment composées, et pour les plus belles, imprimées pleine page. Refuse chercha en vain une anecdote se rapportant à Niraninussar. Son Altesse Royale était le grand absent du Garinapiyan. La vie de la cour était disséquée en termes de mondanités, de mariages, d’assommantes histoires de successions. Pas d’intimité, pas de compétence, pas de décisions, jamais de conflits. Une certaine manière de sourire ou de faire la révérence semblait être le sommet de la violence admise. On se rattrapait sur les commentaires des spectacles, la seule forme de controverse tolérée dans ces pages. La gazette royale décrivait, ou prétendait rendre compte d’un autre monde. Refuse était pareillement fascinée et dubitative. Sumipitiamar lui faisait l’effet d’être hors du monde ; sa presse officielle plus encore. En comparaison, les Palais Superposés, était une suite logique de l’esthétique de Firapunite, amplifiée par des millénaires de pratiques magiques.
Refuse passa à l’autre cahier. Sous une présentation sobre proliférait un jargon technique, inconnu du dictionnaire acheté à Sudramar. On abordait les événements de la ville, par rubrique, puis du Garinapiyan, par région. On parlait beaucoup du commerce, directement ou indirectement. Par exemple, le concert de la veille n’intéressait que par le nombre d’entrées au regard des prévisions, guère par son contenu musical. Mais il était aussi question de projets ayant des effets sur la vie des gens. Ainsi: quel bénéfice d’étendre la ligne de chemin de fer vers Gigadimaris? La famille royale était-elle intervenue? Ben non, elle ne décidait rien… en apparence. La magicienne ferma les yeux un instant, fatiguée par ses efforts de traduction. Puis elle tourna les pages à la recherche d’une nouvelle captant son attention. Ce qui donna le résultat suivant: « Regain d’activité durable dans la région des Palais Superposés: faites un détour. » Mais aussi: « Sudramar réduira sa production céréalière, à partir de l’année prochaine. Les habitants des Steppes devront se fournir dans les Prairies. » L’information décevait, car elle valorisait les effets au détriment des causes. Refuse se rappela les paroles d’Esilsunigar, le représentant du Château Noir. Il avait déclaré que son camp s’était approprié l’excédent d’énergie du Pont Délicat immédiatement après son ré-enchantement via des sorciers alliés. Spontanément, la jeune femme avait pensé à Emibissiâm. De tous les mages possédant le savoir faire nécessaire, il était le plus proche de la source, avait intérêt à préserver son lien, et ne permettrait pas que la morale vînt se mettre en travers de ses désirs. Ce pouvait-il que Refuse se fût trompée, ou que la situation du sorcier ait changé au point de priver les paysans de Sudramar de l’aide magique à laquelle ils étaient accoutumés ?
Retour à Sudramar.
Refuse réfléchit à ce qu’elle allait faire de sa vie. Tout bien considéré, Sumipitiamar ne lui plaisait pas. Les dirigeants du Garinapiyan régnaient en transformant tout en ennui. Et la vie y était très chère de surcroit. Elle ne se sentait pas chez elle ici. Les cités baroques lui conviendraient mieux, n’était leur tendance à produire du crime organisé. Sudramar lui avait beaucoup plu, mais pourrait-elle y vivre en ignorant Emibissiâm ? La Mer Intérieure? Présence la considérait comme son terrain de jeu… Quant aux Contrées Douces, la magicienne y retournerait, le jour où elle maîtriserait la Porte de Verlieu ; idem pour la Mégapole souterraine. Les Vallées n’avaient-elles pas assez souffert de son passage ? Horreur, dragon, prédateur de la nuit, elle trainait dans son sillage un fameux bestiaire.
Dans les Steppes, les pierres précieuses de sa besace lui autorisaient une vie d’errance pendant des mois, davantage si elle gagnait sa vie, comme à Convergence au début de son voyage. Dès lors, elle reconsidéra l’option de Sudramar. Rien ne l’obligeait à s’installer dans la ville. En revanche, elle en ferait volontiers un endroit pour se ravitailler, se reposer, entre deux expéditions dans les Montagnes Sculptées, ou en direction des Vallées ; donc du Pont Délicat. Mais n’était-il pas aux mains des chevaliers d’ombre ? Autorisaient-ils le passage ? Cela valait la peine de vérifier. Refuse résolut de retourner à Sudramar, l’affaire de seize jours de chevauchée.
Première surprise en arrivant: on construisait une espèce de rempart très laid autour de la ville. La magicienne n’en voyait pas la raison. Interrogeant les ouvriers, ceux-ci lui expliquèrent que des chevaliers d’ombre avaient déboulé presque deux mois plus tôt, en stressant tout le monde. Ils s’étaient d’abord rendus à la tour d’Emibissiâm, pour en réclamer le contrôle. Le maître des lieux ne se laissant pas intimider, leur capitaine, un puissant anxiogène, avait ordonné la prise de la demeure en forme de turritelle[1]. Ses hommes avaient forcé l’entrée malgré les protections magiques, et Emibissiâm avait été contraint de céder à leurs exigences, afin de préserver son bien. « Il l’ont enrôlé dans leur troupe. On ne l’a plus revu pendant un mois. Toute l’aide qu’il nous apportait a cessé, » commenta un ouvrier. Après cette rude entrée en matière, le chef avait rencontré les autorités municipales. Il donna des consignes afin que Sudramar produisît et entretînt une force militaire. Comme si l’on dût craindre pire menace que lui… Aussi longtemps que les ordres seraient appliqués correctement les chevaliers n’exerceraient pas de commandement direct, ayant autre chose à faire ailleurs. Il prévint que la tour d’Emibissiâm ne fournirait plus d’énergie, au grand dam de tous les habitants, parce que celle-ci serait employée à une cause supérieure. Les excédents agricoles seraient tous convoyés vers le sud. On ne vendrait plus rien aux Steppes. Heureusement la troupe ne fit pas halte plus d’une nuit. On fut d’ailleurs tenté de les oublier, tel un mauvais rêve. Or les notables de Sudramar avaient bel et bien commencé à appliquer les injonctions de la capitale : via une hausse des taxes au motif de payer le coût des fortifications, construction puis entretient, et de verser une solde aux hommes d’armes, une centaine, qu’il faudrait aussi entraîner, équiper, loger et nourrir. Pourquoi faire? Se demandaient les hommes du chantier.
Refuse leur fournit des explications: le Garinapiyan voulait s’impliquer dans la politique de la Mer Intérieure, en profitant de la phase de reconstruction des cités, et de l’affaiblissement des magiciens, très occupés à s’entretuer, dans la région des Palais Superposés. Mais elle n’était pas là pour justifier les décisions du roi Niraninussar. On la laissa passer. Toutefois, à peine arrivée, le maire eut vent de sa présence, et la fit quérir au prétexte d’entendre son histoire. Bien qu’un peu surprise que l’on sollicitât son avis, la magicienne se rendit chez l’édile. On la conduisit dans une vaste salle d’audience. Deux tribunes à gradins en bois verni se faisaient face, de part et d’autre d’un parquet ciré menant à une estrade. Celle-ci servait de base à une large table sous laquelle se voyaient des rangées de tiroirs. Derrière l’imposant bureau s’alignaient les fauteuils du conseil municipal, au nombre de neuf. Toutes les places étaient occupées, par des hommes et des femmes de quarante ans et plus. Les degrés latéraux étaient plus clairsemés. Par-dessus leurs habits ordinaires les représentants de Sudramar avaient enfilé d’amples manteaux, verts, bleus ou rouges selon leur fonction. Ils se coiffaient de bérets assortis. Sur le mur du fond, un peu dans l’ombre, mais éclipsant la rangée des élus, s’étalait une immense carte du continent divisée en deux parties : la première centrée Sur le Garinapiyan, et la deuxième figurant la totalité de Gorseille, avec les régions au-delà des Dents de la Terreur, totalement inconnues de la voyageuse. On demanda à Refuse, puisqu’elle était là, de résumer les événements dont elle avait été le témoin directe aux Palais Superposés. Elle y consentit, en passant sous silence tout ce qui concernait Présence.
Les notables prétendirent que la version de Refuse corroborait ce qu’ils savaient déjà, par l’entremise d’Emibissiâm. Devant elle, ils encensèrent l’attachement du magicien à la vallée de Sudramar : un exemple à suivre. Mais connaissant les goûts de l’amateur d’esclave, la jeune femme resta de marbre. Le silence devenant gênant on lui demanda quels étaient ses projets, et pourquoi elle était revenue dans le sud : retournait-elle dans les Contrées Douces ? Ce n’était pas son intention à courts termes, néanmoins elle répondit que pour rentrer chez elle le chemin le plus court serait… le Pont Délicat. Alors, on lui narra les péripéties de l’expédition, telles qu’Emibissiâm les avait rapportées.
Depuis leur départ, les soldats sorciers du Garinapiyan n’avaient pas chômé. Traverser les Montagnes Sculptées n’avait été qu’une formalité. Ensuite, ils avaient investi le sphinx, en tuant toutes les créatures qui n’acceptaient pas de leur faire l’allégeance. Ils avaient établi leur garnison au niveau de la tête. Depuis lors, le Château Noir était seul autorisé à puiser l’excédent d’énergie. Tous les autres liens rétablis après l’intervention de Refuse étaient définitivement rompus.
A peine la reprise en main terminée, dix chevaliers franchirent le Canyon Empoisonné et se rendirent dans les Vallées. L’un d’eux devint conseiller permanent auprès du seigneur local, avec pour responsabilité particulière d’assurer l’approvisionnement de la garde du grand sphinx. Au capitaine de la forteresse, on fit don d’une épée enchantée, en récompense de sa loyauté, car il avait prévenu la capitale, et de sa clairvoyance, puisqu’il avait permis à Refuse d’accomplir sa mission. Le poste frontière avait rouvert ses portes. Un chevalier sorcier s’y installa, pour y exercer le commandement.
Les huit cavaliers restant avaient ordre de galoper jusqu’aux refuges de Quai-Rouge. Ils devraient obtenir une représentation officielle du Garinapiyan dans la cité, et accélérer son processus de reconstruction en promettant des surplus agricoles provenant des Vallées et de Sudramar. À long terme le port unifierait la Mer Intérieure… « Du moins si les chevaliers d’ombre battent Présence, » se dit Refuse. Mais ni le maire de Sudramar, ni Emibissiâm, n’avaient conscience du rôle que le prédateur de la nuit entendait jouer. Les mages guerriers de Sumipitiamar n’étaient pas forcément au courant non plus. Songez qu’ils auraient dû faire le rapprochement entre le réveil prématuré du Dragon des Tourments et les visites de Sijesuis aux archives royales, des années plus tôt.
Certes, Bellacérée avait montré qu’elle approuvait les intentions de l’ancien familier. Donc elle aurait pu renseigner les chevaliers. Cependant ceux-ci étaient entrés en action avant que Refuse n’ait atteint les Palais Superposés, donc avant que l’archi-magicienne n’ait conféré à Présence le pouvoir de se réincarner, avec l’élève de Sijesuis pour unique témoin. Désormais, la guerre contre le Château Noir requérait sans doute toute son attention. Or, pour peu qu’elle nourrît des soupçons à l’encontre du roi Niraninussar, (comme avoir désiré la division des sorciers), elle ne trahirait pas le secret du prédateur de la nuit.
Refuse n’avait guère envie de se mêler à cette dangereuse affaire. Sijesuis aurait peut être apprécié qu’elle reprît le flambeau, mais le sacrifice de la Mer Intérieure ne passait toujours pas, d’autant moins que la guerre des mages alourdissait le bilan. Et maintenant qu’elle y pensait, les chevaliers d’ombre n’étaient peu être pas un progrès pour les paisibles Vallées. La magicienne imagina un futur où le Pont Délicat aurait disparu : davantage de bateaux ? Tiens, oui, pourquoi n’avait-on pas développé la navigation ? Les océans grouillaient-ils de monstres marins ? Pourtant, il existait bien des ports. En levant les yeux en direction de la carte murale dominant les élus, on voyait plusieurs havres le long des côtes du Garinapiyan, quatre à l’est, quatre à l’ouest. En revanche, les Montagnes Sculptées, les Vallées, et la Terre des Vents n’en possédaient pas : dommage pour les Vallées. Mais les Contrées Douces en avaient deux, Horizon au nord, et Portsud. Refuse nota que les turbulences de la Terre des Vents s’étendaient au large sur deux cents kilomètres environ.
Grâce à la carte, le parcours de Présence lui apparut comme une évidence : il était probablement retourné à Firapunite, où il avait retrouvé sa copine l’empoisonneuse et sa bande de criminels endurcis. La troupe avait voyagé vers l’est jusqu’à l’océan, et de là s’était embarquée pour le N’Namkor au sud. En longeant les côtes, ils arriveraient au port de B’Nogdak, à partir duquel ils s’engageraient dans le large chenal d’est en ouest, qui aboutissait à la Mer Intérieure. Cela représentait un sacré détour, mais c’était la voie la plus sûre. D’ailleurs Dents-Blanches avait peut-être emprunté le même chemin, sauf que le navire qui le transportait aurait plutôt traversé le chenal, puis il aurait suivi les rives méridionales du continent, en faisant escale dans les colonies du N’Namkor. Ensuite, il aurait gagné la haute mer afin de passer à distance de la Terre des Vents. Enfin il aurait accosté au sud des Contrées Douces, à environ trois cents kilomètres des Patients… Toutefois, s’il avait choisi de passer par le nord, le voyage en mer aurait été beaucoup plus court. Après quoi, une chevauchée de sept cents kilomètres en pays civilisé l’aurait mené à destination. Il s’agissait a priori d’une bien meilleure option. Néanmoins, en examinant les lignes maritimes, indiquées sur la carte en pointillés, on se rendait compte qu’elles abondaient au sud, et se raréfiaient au nord. Du coup la navigation par le sud était peu être plus attrayante. Le bord ouest du premier dessin s’arrêtait aux Montagnes de la Terreur. Les Patients n’étaient pas indiqués. La deuxième carte représentait surtout les côtes de Gorseille, ses principaux reliefs et ses fleuves. On ne voyait point de cités ou de pays au-delà des Dents de la Terreur. Seul l’Empire Mysnalien, disparu depuis des millénaires, y était mentionné. On n’en connaissait pas les détails. On supputait un vaste désert, une grande forêt, des villes indépendantes à l’extrémité australe…
« Emibissiâm nous a dit que vous êtes l’héritière de Sijesuis. » Tirée de sa rêverie Refuse répondit abruptement : « Mon maître est mort. J’ai traversé le Garinapiyan pour le dire à Bellacérée.» Le conseiller qui avait fait la remarque précisa son propos : « Justement : sa charge vous a-t-elle été transmise ? Niraninussar vous a-t-il accordé sa confiance ?
_ Deux fois non : je n’ai même pas pensé à la demander. » Surmontant sa surprise l’homme insista : « Pourtant, vous avez fait vos preuves, n’est-ce pas ? Emibissiâm vous a décrite comme une personne loyale, très soucieuse d’accomplir sa mission. Ses contacts aux Palais Superposés lui ont rapporté comment votre zèle faillit vous coûter la vie. Au moment crucial, vous libérâtes une entité, qui vous aurait éparpillée aux quatre vents si dame Diju ne vous avez protégée. Ainsi vous avez survécu là où d’autres, et non des moindres, n’ont pas eu cette chance.
_ On m’a aidé.
_ Certainement, et c’est très bien : vous attirez la sympathie. Vous feriez une bonne émissaire !»
Refuse grimaça. On voulait la replonger dans les intrigues. Pourquoi ne s’adressaient-ils pas à Emibissiâm, plus expérimenté, plus puissant, et plus connu ? « Je ne souhaite pas poursuivre l’œuvre de Sijesuis. Les conséquences de ma mission me dépassent : je ne les assume pas. Si je m’engageais, je respecterais ma parole. Mais aujourd’hui, l’envie me manque de me lancer dans une histoire, dont les tenants et les aboutissants m’échappent, a fortiori si les morts s’accumulent. Demain, je partirai pour les Montagnes Sculptées, celles en forme de coquillages, voisines de Sudramar. Du passé nous avons hérité des Montagnes de la Terreur, des tempêtes de la Terre des Vents, du Canyon Empoisonné qu’enjambe le Pont Délicat, et du Dragon des Tourments. Mais les Montagnes Sculptées ne sont pas nées d’une intention meurtrière, malgré les dangers qu’elles recèlent. Je souhaite les explorer.
_ Vous ne serez pas la première.
_ Il me sera plaisant, entre deux expéditions, de goûter aux charmes de votre ville. Je m’y sens bien.
_ Vous serez la bien venue. Nous comprenons qu’il vous faille prendre un peu de recul…» Le maire et ses conseillers ne perdaient pas espoir. Refuse remercia ses hôtes, s’inclina, et quitta la salle. On la vit disparaître dans l’ombre des coquillages.

Fin du premier livre.
Vincent Lanot
[1] Mollusque gastéropode dont la coquille est très allongée et pointue.