Prologue : Les Dents de la Terreur.
C’était la fin de l’été dans les Contrées Douces. Une dizaine de jeunes gens des deux sexes marchaient en file indienne, en écartant sans y prêter attention les hautes herbes de la plaine. Pour se protéger du soleil, la plupart portaient un chapeau rond en paille tressée. Sous les larges bords des couvre-chefs les visages arboraient une même expression sérieuse et concentrée. A vrai dire, ils étaient épuisés. Mais chaque pas les rapprochait des Patients, leur village natal. Dans leur dos, à l’ouest, la ligne grise des Montagnes de la Terreur barrait l’horizon. Elles avaient constitué le but de la randonnée. Pourtant aucun marcheur n’était parvenu au pied des pentes. D’ailleurs, seule une personne d’exception, très entraînée, aurait pu accomplir un tel exploit. En général, les nerfs lâchaient bien avant. Les jeunes gens étaient donc partis pour échouer, plus ou moins.
Deux cents ans auparavant, défiant la peur des montagnes, leurs ancêtres venus de l’est, s’étaient arrêtés à l’ombre d’arbres fruitiers qui semblaient les attendre depuis toujours. Alors, pourquoi aller plus loin ? L’endroit leur faisait bon accueil. Ils construisirent les premières maisons, semèrent les premiers blés, prirent soin des vergers. Le nom du village était tout trouvé. Mais ensuite, ils voulurent pousser leur avantage : serait-il possible de labourer la plaine qui s’étendait au-delà des arbres patients? L’usage montra que tout travail prolongé en direction des montagnes exposait à des malaises et des dérèglements, qui devenaient ensuite des maladies si les sujets s’obstinaient. On y renonça. En revanche, on testa l’aura maléfique : combien de temps pouvait-on y résister, jusqu’où était-il possible de s’approcher ? Les expérimentations des courageux pionniers devinrent une tradition, qui elle-même se changea en coutume initiatique, encadrée et valorisée par la communauté.
Ainsi, au moment d’entrer dans l’âge adulte, les jeunes des Patients défiaient les montagnes ; pas pour gagner : pour l’honneur. D’abord, ils se préparaient, physiquement et mentalement, sous la direction d’une personne expérimentée. Quand celle-ci comptait entre six à douze candidats prêts, elle constituait officiellement le groupe. L’annonce avait lieu au solstice d’été. L’usage était de partir de bon matin, bien chaussé, avec un repas froid dans la besace. On ne s’aidait jamais d’animaux de monte ou de bât car ceux-ci supportaient encore moins que les humains l’influence des terribles montagnes. Les étrangers venus aux Patients pour affaires prétendaient qu’ils ressentaient déjà une vague crainte, simplement en approchant du village. Les habitants ne s’en rendaient plus compte depuis longtemps. Cependant une sorte de douce euphorie accompagnait un bout de chemin ceux qui prenaient la route de l’est, lorsque la tension ordinaire cessait de peser sur leurs esprits.
A l’extérieur du village, les ancêtres avaient érigé un obélisque de trois mètres de haut, pour marquer le point de départ des expéditions. Taillé dans un seul bloc granitique, quadrangulaire à sa base, il se rétrécissait en montant, puis s’achevait par une pointe pyramidale. On l’appelait la première borne. Au fil du temps les villageois avaient disposé quatre autres repères du même genre, un tous les cinq kilomètres, en directions des montagnes. Au-delà du cinquième monolithe, personne n’avait pu ériger de structure aussi solide, mais on avait planté des bâtons, ou empilé hâtivement quelques pierres, afin de garder traces des meilleures performances.
Le groupe tint bon jusqu’à la cinquième borne. La moitié renonça à aller plus loin. Trois avaient déjà vomi. Deux souffraient d’hallucinations. Quatre étaient saisis de tremblements incontrôlables. Les plus tenaces progressèrent au-delà. Leur champ de vision se rétrécissait au fur et à mesure que la peur des monts gris les accaparait. Trois abandons s’échelonnèrent sur deux kilomètres. Ne resta plus qu’une fille et un garçon. Pour eux le sentiment de menace imminente s’intensifia encore, sans qu’on en connût la raison. C’était un legs du passé, voilà tout. Le jeune homme planta son bâton un kilomètre plus loin, à peine conscient de celle qui marchait sur sa droite. Leurs regards se portèrent vers « l’épieu au médaillon », visible quatre cents mètres à l’ouest. Ils firent quelques pas. Mâchoire crispée la fille se rendit compte qu’elle n’avançait plus. Glacé, le garçon réalisa qu’il avait mis un genou à terre. Ils restèrent ainsi, immobiles, plusieurs minutes, cherchant au fond d’eux-mêmes la ressource pour faire un pas de plus. Mais la peur avait envahi tout leur espace mental. Alors, tremblant des pieds à la tête, les yeux fermés, ils roulèrent sur le côté, puis s’éloignèrent lentement, d’abord en rampant, ensuite à quatre pattes. Au bout de quelques mètres, ils purent se relever, malgré la nausée, pour rebrousser chemin d’une démarche saccadée. Néanmoins, le duo rattrapa facilement ses camarades. Ensemble, ils firent halte à la troisième borne pour manger en silence un repas tiré du sac. Ils se forcèrent un peu : tout le monde ne voyait pas de la nourriture appétissante. Quelqu’un lâcha sa gourde en poussant un cri d’effroi. L’influence des montagnes s’étant atténuée aux environs du deuxième obélisque, les hallucinations disparurent et les marcheurs parvinrent à échanger quelques mots. Enfin, en début de soirée, le groupe atteignit la première borne. Les jeunes gens poussèrent des soupirs de soulagement dès qu’ils l’eurent dépassée. Ils échangèrent quelques accolades. Puis ils passèrent au sud d’une colline où se dressait un manoir de pierres grises, flanqué de deux tours inégales, aux toits coniques couverts d’ardoises. La demeure avait eu plusieurs propriétaires.
Le dernier en date se nommait Sijesuis. Il était à la fois savant, magicien, et diplomate. Ses rapports avec les villageois étaient bons. Sijesuis avait le don de rassurer son auditoire. Il s’exprimait toujours avec calme et précision. En s’installant au manoir, il avait fait appel aux compétences locales à chaque fois que c’était possible, et dans le cas contraire avait fait venir des artisans afin de rendre sa demeure plus confortable. Ensuite, à sa demande, ils avaient partagé leur savoir avec les habitants des Patients. De cette façon tout le monde avait pu améliorer son ordinaire. Le magicien profitait encore de la popularité ainsi acquise. En outre, Sijesuis s’était soumis de bonne grâce à l’épreuve des montagnes. Il avait même planté un bâton lumineux à mi distance entre la cinquième borne et le début des reliefs. On avait estimé qu’il s’agissait d’un résultat très honorable, qui lui valut une certaine estime, y compris de ceux qui avaient fait mieux. D’ailleurs, ces derniers n’y étaient jamais parvenus du premier coup. En fait, certaines personnes recommençaient encore et encore, soit par esprit de compétition, soit pour repousser leurs limites. Pourtant nul ne pouvait se vanter d’avoir touché les montagnes. Elles constituaient un horizon indépassable, plus fort que les enchantements de Sijesuis.
Le magicien se distinguait du commun tant par son apparence que par son statut particulier. En effet, les sorciers de sa tradition perdaient leurs couleurs et s’assombrissaient en progressant dans leur art, jusqu’à ce que leur apparence se réduisît à une silhouette noire. Mais Sijesuis n’avait pas été non plus un diplomate ordinaire. Son pays, les Contrées Douces, était coincé entre deux zones extrêmement inhospitalières : les Dents de la Terreur à l’ouest et la Terre des Vents à l’est. Heureusement, le territoire possédait également deux régions côtières, au nord et au sud, qui lui permettaient de rompre son isolement, et de commercer, notamment avec le Garinapiyan, un royaume situé plus au nord et à l’est du continent. Sijesuis avait autant œuvré pour le compte de cet état lointain que pour sa première patrie. C’est aussi là bas qu’il avait appris la magie, par intérêt personnel et par nécessité, ayant été chargé de représenter la couronne auprès de puissants sorciers. Discuter avec ces gens impliquait de maîtriser au moins une partie de leurs pouvoirs, afin de bien les comprendre, et pour se garder de leurs sortilèges les plus courants. Dans la période ayant suivi son installation aux Patients, Sijesuis partait fréquemment pour de longs voyages. Mais progressivement, ses déplacements étaient devenus plus rares ou plus courts. En vieillissant il avait restreint ses activités aux Contrées Douces.
Désormais, on lui confiait régulièrement l’instruction des enfants : lire, écrire, compter, des notions de géographie et d’histoire. Les plus motivés ou les plus capables apprenaient à son contact quelques sorts mineurs, toujours utiles. Toutefois, rares étaient ceux disposés à étudier davantage. De sorte qu’il n’avait formé à ce jour qu’une seule apprentie véritable. La demoiselle avait dix-huit ans. Sijesuis la jugeait studieuse et ambitieuse, discrète et efficace. On pouvait lui confier un secret et des responsabilités. Leurs rapports étaient courtois, quoiqu’un peu distants. Ils ne verseraient jamais dans le sentimentalisme.
Pour l’heure, elle se trouvait avec ses compagnons, sans doute épuisée, mais satisfaite de ne pas avoir démérité. Depuis la plus haute tour de sa demeure, le sorcier savait que tous rentraient sains et saufs, mais il ne distinguait que de petites silhouettes. « Vois-tu Présence, à cette distance, c’est une image du bonheur », dit-il à son familier, un chat noir qui faisait semblant de dormir sur un fauteuil tendu de velours bleu nuit.
Les jeunes gens pénétrèrent dans un verger de pommiers, au milieu desquels leurs parents avaient dressé une grande table sur des tréteaux. Ils furent accueillis dans une ambiance à la fois chaleureuse et calme, car il s’agissait plus d’un repas pour reprendre des forces que d’une fête. Celle-ci aurait lieu trois jours plus tard, après un repos bien mérité. Ce serait d’ailleurs l’occasion de distribuer quelques noms. En effet, les enfants des Contrées Douces portaient des noms provisoires, qu’ils abandonnaient entre quatorze et vingt ans. Le plus souvent, ils choisissaient entre trois possibilités lors des assemblées, qui se tenaient aux solstices ou aux équinoxes. Cependant, certains événements provoquaient l’attribution d’un nom. En l’occurrence, c’est ce qui arriva lorsque le plus courageux des garçons déclara publiquement sa flamme à l’apprentie magicienne, Primevère. A cette heure, il s’appelait encore Bongars. Bien proportionné, plutôt costaud, cheveux et yeux bruns, sourcils épais, rayonnant dans une ample chemise blanche, il se leva après le dessert. Un ami lui remplit son gobelet de cidre. Bongars sourit à l’assemblée, leva sa chope pour obtenir l’attention, et déclara : « Je bois en l’honneur de cette magnifique journée ! Comme nos aînés, nous avons éprouvé notre courage. Chacun a fait de son mieux. Nous-nous sommes soutenus les uns les autres autant que cela nous fût possible. Tout le monde est arrivé à la cinquième borne ! » On applaudit bien fort. Il reprit : « Je voudrais profiter de ce moment pour dire mon admiration pour une personne en particulier. Pas seulement parce qu’elle a dépassé avec moi la cinquième borne… Nous-nous connaissons depuis tous petits. Nous avons joué ensemble, pratiqué l’escrime au bâton. Elle est forte ! Au retour de l’épreuve nous avons partagé une brève accolade. J’aimerais que ce baiser devienne une étreinte, et qu’elle dure toujours ! » Nouveaux applaudissements. Bongars ayant les yeux fixés sur l’apprentie magicienne, le doute n’était plus permis. Ses proches l’encourageaient. Mais ça, il n’en avait pas besoin, étant brave de tempérament. En revanche, avec plus de discernement il aurait vu que Primevère ne souriait pas. D’ailleurs son entourage s’en apercevait, et commençait à montrer des signes de gêne. Plus le prétendant parlait et plus l’objet de son désir se composait une attitude figée et froide. « … veux-tu être ma femme ?
_ Non. » Trois battements de cœur. « Non ? Pourquoi ? Je ne te plais pas ? Pourtant, je croyais… convenir.
_ Non, j’ai d’autres projets Bongars. Ces temps-ci, seule la magie m’intéresse. Je ne suis pas ton âme sœur. A peine ai-je remarqué que vous nous aviez dépassés, toi et Riante. Pourquoi ne pas la choisir d’ailleurs ? Le courage n’a pas tant d’importance à mes yeux. J’ai tenu grâce au groupe, malgré mes visions, et parce que je hais vraiment ces montagnes. Avec moi, tu perds ton temps. Prends en une autre.»
Tout était dit. Mais le garçon s’obstina. La qualité qui lui avait permis de braver la terreur se retournait contre lui. Il tenta d’argumenter, de se montrer compréhensif. Il revint à la charge après le repas, pendant le bal. La fille l’évita toute la soirée. Ne pouvant admettre sa défaite, se sentant humilié, il se laissa aller à une bordée de jurons et de malédictions. On l’isola. Puis on alla parler à l’apprentie magicienne afin d’en savoir plus, éventuellement pour apprendre quel jeune homme aurait sa préférence, si ce n’était celui-là. Elle réitéra son intérêt exclusif pour la magie, et précisa qu’il n’était pas question qu’elle s’unisse à qui que ce soit. Les villageois ne la crurent pas complètement, mais ils préférèrent la laisser tranquille, espérant qu’avec le temps son tempérament évoluerait. A l’issue de cette fête gâchée, ils délibérèrent. On convoqua le garçon pour une mise en garde solennelle. Il ne devrait plus s’approcher de la demoiselle. Et afin qu’il se souvienne toujours de l’avertissement, il reçut pour nom Maudire. Puis on fit venir l’apprentie de Sijesuis. Elle n’avait rien fait de mal, mais on craignait que sa réticence à fonder un foyer ne révélât un rejet plus profond de la vie sociale. C’est pourquoi on remplaça son nom d’enfance par celui de Refuse.
L’intéressée appréciait son nom d’adulte, tout en estimant que le garçon était plutôt bien payé de ses insultes. Maudire, c’était si romantique… Après la fête, elle rentra se coucher dans la maison familiale. Elle dormit bien. Le lendemain, on la vit prendre le chemin du manoir, alors que ses amies se rendaient aux champs. On se consola en se disant qu’à terme elle succèderait à Suijesuis.
Ce jour là, le sorcier ne lui enseigna point de formules. Son élève maîtrisait bien le langage magique, son vocabulaire, sa syntaxe, ses conjugaisons, ses tournures particulières. Elle s’était montrée curieuse de la langue du Garinapiyan, et saurait se présenter en daïken du Süersvoken. Elle utilisait couramment une dizaine de charmes mineurs : apaisement, collage instantané, combustion, coupure, couture, lumière, paralysie locale, petite force (pour manipuler des objets à distance), sentir la présence de magie, soigner un bleu. Bientôt, il lui présenterait des entités, et l’initierait à l’art de se lier à des sources d’énergie.
Mais cette fois-ci, il avait jugé préférable d’aborder d’autres sujets. L’apprentie fit la moue, mais accepta le livre qu’on lui tendait. Elle s’installa dans un coin de la bibliothèque, dans un vieux fauteuil, près d’une fenêtre haute. En silence, ses doigts tournèrent les pages de l’ouvrage. Son monde y était décrit comme une petite planète tournant sur elle-même dans le vide étoilé ; qui aurait pu se mouvoir ainsi, dans une totale indifférence, pendant des milliards d’années. Mais l’humanité, venue d’un ailleurs lointain, s’y établit, et, sitôt installée, y joua ses drames préférés. Au fil du temps, aucun territoire ne fut épargné. Epopées, tragédies, gros sanglots et petits ennuis se répandirent. Quand les acteurs se lassèrent des décors naturels, ils en façonnèrent de nouveau en sculptant la matière des montagnes. Accomplissements et séquelles s’accumulèrent : ruines mystérieuses, vestiges pompeux des âges glorieux, legs savants des apogées, pays hantés, terres maudites, et horreurs persistantes. Refuse vit que les Dents de la Terreur occupaient une place de choix dans cette lugubre liste. Entre deux dégringolades, les habitants faisaient leur possible pour se hisser au niveau de leur héritage, soit en le préservant, soit en le sacrifiant, soit en le combattant. A l’époque de Refuse, les gens des Contrées Douces appelaient leur monde La Scène. Ceux de la Terre des Vents disaient plutôt Drama. A l’est de la Mer Intérieure, dans le mystérieux N’Namkor, on préférait S’ter.
Le livre avait été imprimé dans le Garinapiyan. Cependant, un cahier manuscrit était glissé à la fin, entre des rabats ajoutés derrière la couverture. Refuse reconnut l’écriture de Sijesuis. Son maître avait rassemblé diverses informations relatives à la dernière guerre, terriblement destructrice, qui avait durablement divisé le continent. Deux puissances s’opposèrent alors : l’empire Tujarsi qui occupait les hauts plateaux au nord du Garinapiyan, et une entité incluant à l’époque les Contrées Douces et la Terre des Vents : le Süersvoken. Désormais, les plateaux septentrionaux étaient inhabités, et la surface de la Terre des Vents était devenue invivable. Depuis, chaque région menait sa reconstruction isolément, à son rythme. Mais le sorcier estimait que pour le Garinapiyan, la phase critique appartenait désormais au passé, avis partagé tant par ses puissants mages que par les marchands des Contrées Douces. Lors, selon Sijesuis, les regards se tourneraient sans doute vers le Pont Délicat, cas unique parmi les séquelles, puisqu’il reliait au lieu d’isoler. Comment ce bel artéfact servirait-il les ambitions d’une ère nouvelle ?
Intriguée, Refuse chercha une description du pont, ou une illustration. « Maître, vous auriez pu faire un petit croquis », songea-t-elle. Son esprit façonna l’image d’un bel objet de pierre blonde, à l’aspect fragile, long d’une cinquantaine de mètres, décoré de bas-reliefs aux motifs fleuris, semblables aux sculptures sur bois qui ornaient la porte principale des maisons de son village. Dans la foulée, elle le dessina pour de bon, espérant par ce biais obtenir des précisions de Sijesuis. Plus tard, quand elle lui montra sa vision, elle devina son étonnement à un léger changement de l’axe de la tête. La silhouette du sorcier avait l’aspect d’une ombre noire, humaine et bien nette, mais totalement obscure à l’exception des yeux, semblables à deux étoiles brillantes. Enfin, Sijesuis fit le rapprochement : « très joli », dit-il, « mais inexacte. Loin du compte. Vois-tu, le Pont Délicat, est long de plusieurs kilomètres, et il semble constitué de fils de lumière argentée. C’est magique… J’espère que tu le verras un jour, d’autant qu’il se trouve dans un site exceptionnel. S’il venait à disparaître, le Garinapyan serait coupé des régions plus au sud, les Vallées et la Mer Intérieure, car le pont enjambe un immense canyon empoisonné, divisant le continent d’est en ouest, comme les Montagnes de la Terreur ferment du nord au sud les Contrées Douces.» Refuse réfléchit : « Vous évoquez la Mer Intérieure. Vous m’en avez déjà parlé, je crois. Si mes souvenirs sont bons, ce n’est pas un endroit très agréable. » Elle désigna un atlas rangé sur une étagère. « On dirait le catalogue de ce qu’il ne faut pas faire. Pourquoi le Garinapiyan voudrait-il se fourvoyer dans pareil chaos ?
_ Jusqu’à présent, il ne le veut pas. Et c’est bien le problème, car lui seul aurait la force suffisante pour y faire œuvre utile. A sa décharge, je dirais que rien n’est simple, et qu’il règne là bas des conditions… particulières, pour lesquelles personne aujourd’hui n’a de solution… Du moins de solution raisonnable.»
Refuse poursuivit son apprentissage. Sijesuis lui présenta d’abord quelques entités fiables qu’il connaissait bien, sources d’énergie et opératrices. Plus tard, il la conseilla dans ses choix, lorsqu’elle entreprit de recruter les siennes. Elle se lia à des sources telluriques et aux vents de hautes altitudes. Deux années passèrent. Refuse avait eu les cheveux châtains et des yeux clairs. Elle perdit toutes ses couleurs le jour où elle œuvra son premier sortilège complexe. Cela arriva dans la cour du boucher à un vieux cheval destiné à l’abatage. L’apprentie prononça les mots de pouvoir. Malgré sa masse, l’animal s’endormit soudain. Son corps s’effondra sur le côté. Puis le boucher lui brisa le crâne d’un grand coup de maillet. Sijesuis félicita son élève, cet acte faisant d’elle une magicienne à part entière. Le chat Présence réclama le foie de la victime. « Quelle voracité ! Tu n’as pas de compassion, » lui reprocha Refuse. « En eus-tu pour le beau Maudire ?
_ Je ne voulais pas le manger !
_ Exactement : j’ai une morale de carnivore. Toi l’humaine, tu oscilleras toujours entre les légumes et la viande, la paix et la guerre. Je m’en amuse. Mais rassure-toi, tu auras ta part. Après tout, tu as bien aidé le boucher.
_ C’est bien vrai, je vous ferai livrer la viande. Dans deux jours nous tuons un cochon, si le cœur vous en dit… » Conclut le boucher.