Chapitre quatre : Les Vallées.
Meurtres.
La route serpentait au flanc d’une falaise calcaire, en montant régulièrement. Sur la gauche, en contrebas du précipice, coulait une rivière, qui se jetait plus au nord dans un lac que l’on devinait à son reflet. Mais on ne voyait guère de végétaux, pas même au bord de l’eau. L’environnement minéral avait un effet apaisant. Toutefois Refuse s’inquiétait de l’absence de ressources. Pour le moment, la vallée s’élargissait sur une étendue aride. La magicienne était pressée d’en savoir plus, mais le relief ménageait le suspens. Ainsi, devant la cavalière, la paroi rousse faisait maintenant un angle de quatre-vingts dix degrés, barrant l’horizon sur plusieurs kilomètres. Refuse persévéra. Au bout du tronçon, en définitive une avancée rocheuse, le chemin repartait en courbe serrée dans le sens opposé, à quarante cinq degrés sur sa droite. La voyageuse aperçut dans le lointain une ligne de montagnes basses et boisées, orientées d’ouest en est.
L’après midi finissant, le cheval noir s’estompa. La lumière du soleil dorait les sommets, mais plus la route, plongée de fait dans une ombre violette. Néanmoins la magicienne voulut poursuivre en marchant, décision qu’elle regretta assez rapidement. La pente et la faim lui coupant les jambes, la tête lui tournant, elle préféra s’asseoir un peu. Le malaise s’atténua. Refuse consulta ses cartes. « C’est trop bête, » dit-elle, « la route mènerait à un fortin, à quelques kilomètres d’ici. Ils auront sûrement baissé la herse… Ramène-moi de quoi manger, le chat. Débrouille-toi. » Voulut-elle tester les réactions de Présence ? Était ce l’épuisement ou la rancune qui la rendaient plus rude ? En tout cas, le familier ne releva pas le ton acerbe de la jeune femme. Il se donna la taille d’une panthère et se fondit dans les ombres du chemin.
Refuse but un peu d’eau, ramena ses genoux contre sa poitrine, et se laissa prendre par le sommeil. Plusieurs heures s’écoulèrent. Malgré l’obscurité Présence la retrouva facilement. Le fauve la réveilla, tenant une volaille dans sa gueule. Lentement, Refuse pluma la bête. Un charme mineur lui permit d’obtenir un feu difficile à entretenir, car les combustibles étaient rares. Elle mangea une viande à moitié crue, mâchant lentement dans le noir. Puis elle se rendormit. Une autre partie de l’animal fut consommée au réveil. Avant de s’entretenir avec ses entités, la magicienne questionna le chat. Ce dernier confirma que l’avant poste se trouvait à deux kilomètres, tout au plus. Il précisa que ses occupants seraient en émoi, et pas prêts du tout à laisser entrer une étrangère. Refuse pensa que le félin avait sans doute volé la nourriture. Bah, elle dédommagerait les propriétaires si on lui demandait des comptes…
Elle se donna le temps de la réflexion. Enfin elle s’assura qu’elle aurait suffisamment d’énergie pour utiliser trois charmes, le coursier magique, la persuasion et la lévitation, et que les opérateurs lui seraient loyaux. Les entités lui répondirent par des vibrations, des picotements et des voix, parfois par des changements de luminosité. Sa vision magique lui montrait soit des segments luminescents en suspension dans l’air, tendus comme des cordes de guitare, soit des filaments regroupés en structures buissonneuses, flottant à quelques mètres du sol. La magicienne avait toujours du mal à situer exactement leur position dans l’espace, et parfois il lui semblait entrevoir d’autres formes. Elle se promit de creuser le sujet quand elle serait mieux reposée et bien nourrie. Pour l’heure, Refuse souhaitait se rendre au château à pied, l’observer de loin, et s’adapter sur place. Présence la suivit docilement, en silence.
Le chemin montait de plus en plus raide, jusqu’au fort construit à cheval sur la ligne de crête. De part et d’autre l’à-pic était vertigineux. Partant des remparts au nord un viaduc reliait le sommet à une autre montagne. De son côté, la porte en bois massif renforcé de fer était fermée. Ce n’était guère engageant. Présence commenta : « Je vois du mouvement sur le chemin de ronde, des archers sans doute. Si ces gens étaient accueillants, ils auraient ouvert. Pour peu qu’ils aient eu vent du réveil du dragon, ils se méfieront de tout ce qui vient de la Mer Intérieure. » Refuse en fut d’accord. Elle se dit qu’en abordant le site par l’ouest, dans la matinée, elle bénéficierait de l’ombre. Son idée était d’accéder directement au pont derrière, en lévitant le long de la paroi. La magicienne avancerait en s’agrippant aux aspérités de la roche. Le chat grimpa sur son dos. Au dernier moment Refuse se rendit compte que son bâton allait lui compliquer la vie. Elle se résolut à l’abandonner.
La lévitation lui donnait la maîtrise de la hauteur, sans assurer la propulsion. Pour avancer horizontalement, il fallait agripper la roche. À chaque fois qu’elle perdait le contact avec la montagne Refuse se retrouvait en apesanteur dans le vide. Elle devait alors descendre jusqu’à toucher la pente, et de là repartir latéralement vers sa gauche, c’est-à-dire en direction du nord. Elle dériva donc sensiblement vers le bas. Ce qui l’obligea à se placer contre un pilier du viaduc, afin de pouvoir remonter à la verticale, et rattraper en fin de parcours la hauteur perdue. Ses pieds foulèrent le tablier vingt cinq minutes après le début de ses efforts. Craignant qu’on ne la vît depuis les remparts, elle évoqua sans tarder la monture magique, et la lança au triple galop.
Le dénivelé du pont était impressionnant. Cet ouvrage était certainement plus ancien que le fortin qui contrôlait son accès. Il enjambait une gorge encaissée, au fond de laquelle coulait un torrent écumeux, qui se jetait à l’ouest dans un lac noir. Au devant, elle voyait des pentes boisées, et découvrait à l’est d’autres montagnes. Arrivée au bout du viaduc elle se retourna pour vérifier si on l’avait suivie. Et oui! Plusieurs cavaliers, encore tout petits, galopaient vers elle.
« Tous ces hommes, rien que pour moi! » Pensa-t-elle. N’était-ce pas excessif? Elle n’osa pas demander au chat le récit détaillé de ses exploits de la nuit, de peur qu’il ait tué quelqu’un… Il avait eu l’honnêteté de la prévenir que les gens seraient hostiles, mais elle aurait certainement du exiger un rapport complet. La route entrait dans une forêt de conifères. « Mets toi à l’abri, Présence, attends moi dans les parages et ne te montre pas. Je vais leur parler.
_ Ils ne te laisseront pas faire. Ton cheval te trahit: ils savent que tu es magicienne. Donc ils te tireront des flèches. Peur eux, c’est cela ou prendre le risque d’être la cible d’un sortilège, comme une sphère ignée.
_ Je n’en suis pas encore capable!
_ Ils n’en savent rien. »
La logique du chat semblait imparable. Mais si ces hommes la craignaient tant, pourquoi la poursuivaient-ils? Cachée dans la forêt, à l’abri des flèches, une sorcière malintentionnée, compétente et versée dans les charmes explosifs leur tendrait plus facilement l’embuscade redoutée. « Mettons nous à couvert des arbres, » dit Refuse. Elle parcourut deux cents mètres sur le chemin, puis descendit de cheval. En dehors de la route celui-ci ne pouvait guère s’aventurer sur les pentes où poussaient les sapins. La magicienne le renvoya donc dans les ombres. Le chat grimpa dans un arbre surplombant la route. Refuse se cacha derrière un tronc dans la descente.
La troupe passa devant eux. Ils étaient sept cavaliers. L’étroitesse de la chaussée justifiait qu’ils allassent en file indienne, mais pas qu’ils maintinssent un écart de dix mètres entre chacun. Présence avait vu juste: ils redoutaient une attaque de zone. Refuse cibla le dernier avec la persuasion. « Arrêtez-vous! » L’homme tira sur les rênes et immobilisa sa monture. Il se tourna en direction de la voix, en mettant la main à la poignée de son épée. La magicienne se montra. « Point de violence entre nous, » dit-elle en levant une main en signe d’apaisement.
« Est-ce moi que vous poursuivez? » Demanda l’ensorceleuse en se montrant du doigt. Il répondit « Si signorina », en hochant la tête. Elle supposa que cela voulait dire oui.
« Pourquoi?
_ Perché ? Questa notte, tra le nostre mura, abbiamo vuotato un ragazzo dello suo sangue. Questa Mattina, ley stata sopra il ponte… Si dice che ci sarebbero stati vampiri chi comporterebbero cosi so per mangiare, o per prendere forma umana. » Si ses paroles manquèrent de clarté, le cavalier compensa par des gestes expressifs. Quelqu’un avait eu la gorge ouverte. Cela au moins était limpide. Refuse grimaça. La persuasion ne lui permettait pas de se faire comprendre. En revanche elle rendait la victime réceptive. La magicienne fit un geste de dénégation. « Je ne suis qu’une simple voyageuse, » dit-elle.

Mais à peine eut-elle achevé sa phrase que Présence bondit de sa branche et plaqua le soldat à terre! La panthère lui déchira la gorge et s’abreuva sous les yeux de la jeune femme. Et, parfaite illustration des théories de sa victime, l’animal se dressa sur ses jambes, comme un homme. D’ailleurs, il en adopta les traits et la forme générale. Tout en ôtant ses vêtements au cadavre l’assassin parla à la magicienne. « Je vais les prendre en chasse, et les tuer les uns après les autres. Ainsi, tu parviendras à ta prochaine destination. Sois sans crainte : je te protègerai jusqu‘à la fin de ta mission.»
Refuse, médusée, fixait le monstre. Ses yeux s’emplirent de larmes, qui coulèrent sans retenue sur ses joues. Sa bouche se crispa sous l’effet de la colère. La jeune femme maudit son impuissance. Pour l’instant, elle était désarmée, mais cela ne durerait pas ! Sa voix s’éleva, crescendo: « Va t-en! Ne me suis plus! Ne me sers plus! Je ne peux pas m’opposer à toi, mais je puis refuser ton aide!
_ Non, tu te trompes, » répliqua très calmement le prédateur, « car j’ai juré à Sijesuis de t’accompagner malgré sa mort, laquelle surviendrait forcément avant que tu n’eusses accompli ses volontés ; en échange du réveil du dragon. Vois-tu, ton maître a considéré que sauver le Pont Délicat était plus important que d’épargner la Mer Intérieure.» Sur ce, il sauta sur le dos du destrier et laissa Refuse à son chagrin et à sa stupeur.
La magicienne se trouva une souche pour s’asseoir, et s’octroya deux heures d’hébètement total. Puis, comme s’il ne fallait surtout pas penser, elle cassa à sa base un jeune tronc d’environ deux mètres cinquante de hauteur, et le dépouilla des rameaux et des branches les plus fragiles. Ensuite elle sortit son couteau et avec un certain acharnement elle eut raison de tout ce qui dépassait encore du bout de bois. Cela fait, elle brisa l’extrémité, trop fine, pour ne conserver qu’une longueur de cent quatre vingt centimètres, à largeur à peu près régulière. Puis, opiniâtrement, elle s’employa à écorcher et à égaliser la surface. Le couteau? Une bonne lame: un cadeau de son père.
Le soleil descendant à l’ouest, la pénombre se changea en ténèbres sous les sapins. Refuse tituba jusqu’à la route en s’appuyant sur son nouveau bâton. Elle passa à côté du corps sans vie du soldat. Les moyens lui manquaient de donner une sépulture correcte au défunt. Il lui parut également plus intelligent de garder des forces pour avancer, atteindre un village, et trouver à manger. La magicienne se mit en route à petits pas. Diverses pensées montaient des profondeurs de sa psyché.
Bien importante devait être la mission de Sijesuis. Que lui restait-il à faire? Ré-enchanter un pont et annoncer la mort du magicien. Il n’était plus question de ramener un remède aux Patients. Ainsi les cités de la Mer Intérieure valaient moins que cela : un pont, et un faire-part de décès ? Quand son maître était-il mort? A Lune-Sauve, Présence lui avait demandé la permission d’éliminer Poussière. Or bien qu’elle n’en fût pas d’accord, il avait respecté sa décision. La veille, en croyant le commander, la magicienne lui avait donné carte blanche. Mais aujourd’hui, il avait tué sans la consulter. Donc Sijesuis avait dû trépasser entre le départ pour l’île du dragon et ce matin. La période s’étendait sur une vingtaine de jours.
Un bruit de galop la tira de ses réflexions. Refuse attendit sans bouger. Le cavalier faillit ne pas la voir, quoiqu’il arrivât de face. Il stoppa au dernier moment. Il montait bien un des chevaux de la patrouille, mais n’avait pas l’air d’un soldat. Un bûcheron peut-être… L’homme lui demanda quelque chose dans une langue qu’elle ne comprit pas: il ne manquait plus que cela! Elle supposa qu’il souhaitait ouïr son nom, alors elle dit « Refuse » en se montrant du doigt. Et elle attendit. Le cavalier posa d’autres questions, dont elle ne tint aucun compte. Elle indiqua qu’elle allait en sens inverse du sien, en lui parlant beaucoup dans le langage des Contrées Douces. Ce fut au tour de l’autochtone de nager dans la perplexité. A ses traits tendus par la contrariété, à son expression anxieuse, Refuse devinait qu’il était porteur de mauvaises nouvelles pour le fortin. Si aucun soldat ne s’en était chargé c’est qu’il n’y en avait plus de disponible. Donc il était pressé, et soupçonneux. Mais le brave homme voulait peut être la mettre en garde contre le danger. L’incommunicabilité avait cependant du bon: Refuse ne pouvait lui avouer que l’assassin était à son service, qu’il faisait tout cela pour elle, par devoir, au nom d’une cause assez obscure, mais sans doute grandiose, au regard de ce qu’elle avait déjà coûté. Et que, par-dessus le marché, la magicienne n’avait aucun contrôle sur lui.
L’urgence décida de la fin de la rencontre. Le cavalier éperonna son cheval et s’en fut vers l‘avant poste. Toutefois il n’était pas au bout de ses émotions, puisqu’il allait forcément tomber sur la première victime. Il marquerait sans doute cette journée d’une pierre noire… Refuse poursuivit sa déambulation. Elle était très pessimiste sur ses chances de survie, car les ennuis s’accumulaient au-delà du gérable. Par ailleurs, il commençait à faire très sombre, y compris sur le chemin. Par discrétion, elle s’abstint de recourir à la lumière magique. D’ailleurs ce ne serait pas indispensable, en partie parce que sa vision s’était adaptée à la pénombre, et parce que d’autres avaient pensé à allumer des torches.
Leurs flammes brûlaient aux bouts de piquets plantés en cercle dans le sol, éclairant trois corps alignés par terre en travers de la route principale. A droite, un sentier descendait vers la vallée. Un peu à l’écart, sur la gauche, des hommes creusaient une fosse, pendant qu’au milieu du cercle de lumière, deux survivants de la patrouille discutaient avec une paire de villageois. Ah, ça ne c’était pas passé comme prévu. Où était le septième cavalier?
Voyons, la patrouille était arrivée devant un choix: soit suivre la route, soit emprunter le chemin en pente, soit se diviser en deux groupes. Elle s’était arrêtée. À ce moment on s’était rendu compte qu’il en manquait un : oups. Mais le voilà justement qui les rattrapait… Tiens ? Il avait l’air bizarre… Présence comprenant qu’il devrait répondre à des questions, et dont la noirceur trahissait la nature magique, avait su qu’il ne ferait pas illusion. Par conséquent il avait changé de tactique. Apparemment confiant en ses capacités l’assassin choisit l’assaut frontal. Mais l’effet de surprise n’étant pas total, il n’avait pas réussi à tuer tout le monde. Finalement, Refuse héritait d’un bilan alourdi à son détriment.
Le cercle de lumière invitait la jeune femme à rejoindre la communauté des humains, à se soumettre à leurs lois, coutumes, croyances et valeurs. La magicienne voudrait un repas et un lit, alors que ses semblables chercheraient à venger leurs morts et à se protéger. Dans ces conditions il n’y aurait pas moyen de s’entendre. Convaincue de la justesse de ses déductions, Refuse se replongea dans les ténèbres de la forêt.
Solitude.
Au moins, était-elle débarrassée pour un temps de l’ancien familier. Mais dans l’immédiat elle avait froid. Refuse se recroquevilla contre un tronc, et s’endormit la tête entre les genoux. La violence la rattrapa dans ses rêves : Refuse gisait entravée dans une cave charbonneuse, livrée aux ricanements de présences indistinctes et mauvaises. Le cauchemar ne racontait rien d‘autre, sinon la montée d’une angoisse intense. Le cri qu’elle poussa alors la réveilla. Désorientée, plusieurs secondes lui furent nécessaires pour se raccorder à la réalité. La sensation des aiguilles de pin sous sa main, l’odeur des conifères, le murmure lointain d’un cours d’eau, la rassurèrent. Elle dormit mieux après.
Frigorifiée, courbatue, et affamée, la magicienne eut du mal à se lever. La volonté lui faisait défaut. Heureusement, l’éclat du soleil visible à travers les branchages vainquit doucement sa léthargie. La jeune femme s’accrocha à l’idée de sentir bientôt la chaleur de ses rayons sur son épiderme. Refuse dévala la pente et fut récompensée de ses efforts en découvrant une rivière. Elle se dénuda, heureuse d’exposer sa peau grise directement à la lumière. Assise sur un rocher granitique, elle trempa ses pieds dans l’eau glaciale, puis ses jambes. Après quoi, elle s’aspergea le buste, le dos, le visage, et se frotta vigoureusement. Se souvenant fort à propos qu’elle transportait un savon dans sa besace, elle alla le prendre et recommença ses ablutions toniques. Ensuite elle se passa les mains sur le corps pour chasser un maximum d’eau, afin de ne pas attraper froid. Il en restait cependant.
Refuse combattit la chaire de poule en sautillant sur place, puis elle enchaîna par des mouvements d’assouplissement, tout en savourant les pulsations du sang dans ses veines. Après ces exercices, la jeune femme se rhabilla enfin, se peignit. Elle s’accroupit au bord de la rivière pour remplir sa gourde, et étancher sa soif. Mais lorsqu’elle se redressa, la tête lui tourna, la sensation de faim revenant plus forte qu’au réveil. La magicienne évalua ses besoins, et choisit ses instruments en conséquence. Elle n’envisageait pas immédiatement de rencontrer des gens… Au contraire, elle ferait son possible pour les éviter. Le charme de persuasion n’était donc plus adéquat. A la place, elle prépara l’endormissement, utile pour chasser et pour se défendre sans faire couler le sang. En outre, voyageant hors de la route sur un terrain accidenté et pentu elle délaissa la monture magique au profit du charme d’illusion, pratique pour surprendre ou se cacher. Enfin, elle renouvela sa possibilité de léviter. Elle tenta d’attirer une nouvelle entité de ressource, sorte de boule arborescente qui s’était timidement approchée, pendant qu’elle discutait avec des cordes vibrantes. L’être tourna autour d’elle sans rien dire, puis sembla se fondre dans l’air. Elle abandonna sa vision enchantée. Les entités ne furent plus visibles et le monde lui parut plus net.
Son projet était maintenant de contourner le village, qu’elle trouverait forcément en longeant la rivière. Pourtant elle marcha d’abord dans cette direction, car il lui fallait un repère. Après une vingtaine de minutes, Refuse entendit le bruit répétitif d’une scie, lancinant comme la faim qu’elle éprouvait. Elle traversa le cours d’eau vers l’est et commença à monter une pente assez abrupte en mettant de la distance entre elle et les villageois. C’était épuisant. Elle souffla. Ne dépensait-elle pas son énergie en vain? La magicienne grimpa encore un peu. Il fallait au moins qu’elle se rendît compte de l’utilité d’un tel effort.
Par conséquent, elle lévita, s’élevant plus haut que la cime des arbres. Le point de vue lui révéla un tout petit village forestier. Refuse estima sa population à une centaine d’habitants. Sur sa gauche, elle voyait le viaduc, le fortin, et à sa droite, les crêtes parallèles des contreforts des Montagnes Sculptées. Quoi? Rien d’autre? Les villageois ne pouvaient à eux seuls entretenir la garnison du poste frontière. Elle en conclut qu’elle était partie du mauvais côté. Le seul moyen de trouver un gîte serait de revenir à la route principale, si mal fréquentée…. Redescendre, remonter… Fatiguant.
Elle reprit contact du bout du pied avec la futaie. Pour épargner ses forces elle prenait son impulsion des plus hautes branches et s’élançait d’un arbre à l’autre, chaque pas suspendu dans l’air se prolongeant plusieurs secondes. Ce fut un pur moment de bonheur qui racheta ses cauchemars nocturnes: elle était magicienne! Tout à son plaisir. Mais l’enchantement ne dura pas plus d’une demi-heure. Alors, ses semelles foulèrent de nouveau la terre ferme. Elle but un peu d’eau.
Refuse délira un peu. Ah! Si un gros loup venait la dévorer. Elle l’endormirait, l’égorgerait, et c’est elle qui le mangerait. Bien fait pour lui! Hélas, les animaux d’ici n’étaient pas coopératifs. « Une honte, messieurs mesdames!
_ Mais n’êtes vous pas la magicienne qu’on a vu hier soir?
_ Si, si c’est bien moi.
_ Vous avez tué ces hommes!
_ Ouais, je suis terriblement dangereuse, la terreur de la Mer Intérieure qu’on m’appelle. Vous devriez chercher des renforts.
_ C’est vrai? Je peux?
_ Mais oui je vous en prie, un seul candidat crapaud ne saurait suffire pour un bon repas! Oh-là-là… » Cataclop, cataclop, cataclop : des chevaux, devant elle?
Hop, le couvert des arbres ! Une dizaine de cavaliers en armes venaient en sens contraire, en formation serrée cette fois. Dès le lendemain des meurtres c’était bon signe. Présence n’avait pu empêcher que quelqu’un donnât l’alerte. Le responsable militaire du secteur avait rapidement ordonné de compléter et de renforcer la garnison du fortin. Voyons, une nuit, aller-retour, à cheval, correspondait à quelle distance ?
Trois quarts d’heure plus tard, la jeune femme identifia des carottes sauvages poussant au bord du chemin. Comme elles étaient en fleurs leurs racines seraient trop dures pour être consommées. Refuse se contenta de mâcher des feuilles pour calmer sa faim. Elle trouva également des mures, plutôt acides. Elle mangea un peu sur place, puis rassembla sa récolte dans un carré de tissus, pour les déguster les unes après les autres tout en marchant. Maintenant, elle regrettait de ne pas avoir alloué d’énergie à la monture magique.
Si elle parvenait à convaincre une nouvelle entité, elle pourrait augmenter ses ressources, même à titre provisoire. Elle s’écarta de la route pour se concentrer à l‘abri des mauvaises surprises. L’exercice la fatigua plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle changea sa vision, guetta l’apparition des « cordes » et des « buissons flottants », et leur parla avec douceur. Au bout d’une heure elle convainquit une nouvelle arborescence de coopérer avec son équipe de cordes. La magicienne construisait petit à petit son sortilège. Elle prononça efficacement la formule. Le cheval noir la porta à allure modérée, en tenant compte de la somnolence de sa cavalière, jusqu’à un nouveau viaduc, qui enjambait une vallée transversale. La magicienne ne voulut pas le franchir tout de suite. Les paupières mi-closes, elle observa le paysage.
En baissant la tête, Refuse pouvait voir des villages et des cultures, et en la relevant : une autre fortification, de l’autre côté. « Décidément c’est verrouillé, » pensa-t-elle. Les chemins qui descendaient partaient tous de la forteresse. Il y avait même un système d’ascenseur, mais qui ne fonctionnait pas à ce moment là. Elle se replia dans la forêt. Cette fois la jeune femme se donna le temps de préparer sa nuit. Elle fit un feu et l’alimenta en brindilles et en bûches pour qu’il durât longtemps. Au besoin, elle avait constitué une réserve de combustible. Refuse se para d’une illusion avant de se coucher.
Elle dormit relativement bien. Mais au matin il lui fut de nouveau difficile de se lever. Ses tempes lui faisaient mal. Sa gorge était sèche. Elle fut assaillie de craintes irrationnelles, liées au feu, pourtant éteint. Sentant que la qualité de son jugement était altérée par son état de faiblesse, Refuse s’obligea à l’action en coupant à travers la forêt. Au bord du précipice qui surplombait la vallée, elle prépara ses sortilèges, dont la lévitation, qu‘elle mit en œuvre immédiatement. Elle espérait beaucoup de cette journée. Elle était descendue dans un verger ! La vallée lui parut immédiatement plus accueillante.
Les gens d’ici lui étaient plus proches, par leur mode de vie, que tous ceux qu’elle avait rencontré depuis son départ des Contrées Douces. Refuse aurait pu les aider dans presque toutes leurs taches quotidiennes. Elle souriait malgré ses traits tendus, et bien qu’on la regardât avec méfiance, tout en cherchant une auberge, ou une ferme qui aurait pu remplir cette fonction. En l’occurrence, le maréchal ferrant s’était associé à un producteur de cidre. A côté de la forge, on avait bâtit une gargote en grosses poutres de bois, recouvertes d’un toit de chaume. Pendant la journée, on ouvrait largement les panneaux de l’entrée, de sorte que la salle profitât de la lumière et de l’air du dehors. On servait à boire et à manger et le voyageur pouvait louer une natte pour dormir. Refuse dit bonjour à la dame qui semblait s‘occuper des tables, peut-être la compagne du maréchal ferrant.
Ne s’attendant pas à être comprise du premier coup, elle mima ses besoins. La femme hocha la tête, puis montra la paume de sa main. Refuse produisit une pièce d’argent. Dans les cités de la Mer Intérieure cela aurait été plus que suffisant. Deux? Ah, d‘accord. Elle paya. Au moins le repas fut copieux, et le cidre bon. Mais elle abusa un peu du liquide alcoolisé. Alors, elle resta un bon moment sans bouger, pour digérer et retrouver un état plus lucide. Enfin, Refuse se leva pour demander s’il y avait moyen d’acheter des provisions. Elle montra sa bouche, son ventre, puis son sac à dos complètement vide.
La gargotière appela une toute jeune fille et lui confia la mission de conduire la magicienne à travers le village. Ce n’était pas loin, mais en deux minutes la fillette, totalement indifférente à l’incompréhension de l’étrangère, déversa un flot de paroles. Elles arrivèrent à une ferme où Refuse put acheter de la viande salée, des fruits secs, et des biscuits. Elle offrit des fruits à la gamine, qui repartit vivre sa vie, avec le sourire, mais sans interrompre sa narration mystérieuse.
Évidemment le moral de la magicienne remonta en flèche. Elle se sentait maintenant en mesure de prendre des décisions difficiles, comme rencontrer les autorités locales, parce qu’elle ne voulait pas être bloquée à chaque viaduc, spécialité régionale. Restait à surmonter la barrière linguistique.
L’interrogatoire.
Mais on vint à elle, parce que la nouvelle de sa présence au village avait largement eu le temps de se répandre. Le chevalier qui se porta à sa rencontre était un homme fin, vêtu avec élégance et sobriété. Son destrier à la robe baie claire s’arrêta de lui-même à trois mères de la magicienne. Les villageois se rassemblèrent autour et observèrent la scène en silence. Il lui parla dans la langue des Contrées Douces, qu’il maîtrisait fort bien: « Bonjour mademoiselle. Je m’appelle Dove[1]. On m’a chargé de prendre parole avec vous, afin de vous mieux connaître, et de recueillir votre avis sur divers sujets. En ces temps troublés les mots d’une magicienne ne sont-ils pas précieux? Acceptez mon invitation, et souffrez que je sois votre guide.»
C’était dix fois mieux que d’être arrêtée par des brutes. Alors elle consentit à accompagner le messager. Afin de gagner du temps, on lui prêta une monture. Refuse accepta. Cependant le trajet ne fut pas très long : Dove la mena simplement à l’ascenseur aperçu la veille. L’appareil fonctionnait grâce à une grande roue actionnée par un bœuf. De préférence, on préférait synchroniser les montées et les descentes, afin de soulager l’animal. Ils arrivèrent en haut à une plate-forme en bois qui se prolongeait par de la maçonnerie. On passa ensuite sous une grande herse, dans une sorte de tunnel. Ils débouchèrent dans une basse cours. En montant une volée de marches on parvenait à la hauteur du tablier du viaduc.
Marchands et paysans s’activaient dans l’enceinte. Refuse ne vit qu’un très petit nombre de gens d’armes. Les militaires surveillaient le trafic de l’intérieur des murs austères. Dove l’introduisit dans le bâtiment principal, dont la façade rythmée de contreforts tolérait une paire de fenêtres dans sa partie supérieure. On emprunta un escalier, tournant vers la droite, défensif. Enfin, elle pénétra dans une salle de taille moyenne. Elle y reconnut le « bûcheron » qu’elle avait croisé sur la route après les meurtres de Présence. Elle ne pouvait identifier les soldats, mais elle n’aurait pas été étonnée que l’un d’eux fût un survivant de la journée tragique. Le capitaine qui commandait la place se leva de son fauteuil. Il lui fit immédiatement peur. Non qu’il parût particulièrement désireux de la condamner, mais plutôt qu’il concentrât sur sa robuste personne la capacité de le faire.
Un silence pesant s’installa. Le capitaine posa une question à Dove qui répondit en peu de mots. Le messager alla se placer à mi distance entre Refuse et ses interlocuteurs. Le capitaine fit un exposé formel, dont la magicienne devina le contenu avant que l’interprète ne l’eût traduit: « Il y a deux jours vous fûtes vue sur le grand viaduc, par une sentinelle du fortin gardant la frontière. Or, il est d‘usage de demander l‘autorisation avant d‘entrer sur un territoire qui n‘est pas le sien. Peut être avez-vous craint un refus? Ou des questions embarrassantes? En effet, la nuit précédente, un meurtre avait eu lieu dans l’enceinte du poste. Vous comprenez qu’il n’était pas possible de vous laisser filer. Mais voilà que le détachement lancé à vos trousses fut attaqué par un spadassin d’ombre, capable de se changer en panthère. Un autre membre de la patrouille avait déjà été égorgé peut après la sortie du viaduc. Passons sur les détails: nous perdîmes quatre hommes. Mais cela fait cinq meurtres au total, sur fond de sorcellerie. N’est-ce pas justement votre spécialité? Alors pourquoi, selon vous, ces manquements aux lois? »
« Je m’appelle Refuse. Je fus l’apprentie du magicien Sijesuis. Celui-ci, sur son lit de mort, me confia une mission, et me fit accompagner par Présence son familier, un chat. Aussi longtemps que vécut mon maître je pouvais commander à Présence, et il me fut d’un grand secours. Mais le magicien mourut, et de cet instant le familier devint un prédateur de la nuit, incontrôlable, et sanguinaire. Je le repoussais. Toutefois, ce démon prétend devoir encore me protéger, car il en aurait fait serment à Sijesuis en échange de pouvoir m’utiliser une fois à sa convenance. Et croyez-moi il ne s’en priva pas. Heu… Je n’ai pas demandé d’autorisation au fortin parce que je me doutais qu’il s’y était produit un drame. J’attendais de Présence qu’il me trouvât de quoi manger, mais pas qu’il tuât pour cela. Sans le savoir, je ne le contrôlais déjà plus. De plus, considérant le réveil du Dragon des Tourments et ses conséquences, je ne m’attendais pas à ce que vous fussiez accueillants. Or, ma mission implique que je parvienne au Pont Délicat des Montagnes Sculptées. J’ai fait tout ce chemin pour cela! » L’émotion devenait trop grande pour qu’elle retînt ses larmes. « Le premier homme égorgé sur la route… Je suis désolée… J’ai voulu lui parler. Je l’attirai par un charme de persuasion. Il me révéla le meurtre du fortin. Je lui demandai de reprendre la route et de ne rien dire de moi… Hélas Présence en décida autrement. Il but son sang… devant moi et prit sa silhouette, avant de se lancer à la poursuite de la patrouille… Je ne l’ai pas revu depuis. » Dove traduisit au fur et à mesure.
Après un moment de réflexion le capitaine posa à nouveau une question, relayée par l’interprète: « En quoi consiste exactement votre mission? Qu’est-ce qui justifie de prendre de tels risques, de provoquer un tel désastre? » Refuse répondit de son mieux: « Il me reste deux choses à accomplir, qui doivent être très importantes, mais dont je ne possède pas les tenants et les aboutissants. Je dois m’occuper du Pont Délicat, faire en sorte qu’il ne s’effondre pas, et confirmer officiellement la mort de Sijesuis à une magicienne des Palais Superposés, dans le Garinapiyan. Cela parait si peu… en comparaison de tous ces morts. Mais je n‘ai pas voulu qu‘ils périssent. Ce n‘était ni commandé, ni nécessaire.» On la remercia. Dove fut chargé de l’accompagner jusqu’à une petite pièce circulaire, avec juste un lit, dans une tour ronde. On ne ferma pas la porte à clé, mais un garde fut placé à l’entrée. Il portait ostensiblement une amulette autour du coup, vraisemblablement un contre-charme. La lumière entrait dans la chambrette par une meurtrière.
Le soir, on la convia à partager le repas du capitaine et de ses assistants. Elle était assise en bout de table et n’en menait pas large. Personne ne semblait faire attention à elle. En temps normal elle eut posé mille questions et aurait pris des notes pour se constituer un petit lexique avec les noms des choses, quelques verbes de circonstance, des phrases typiques. Mais elle n’osait pas. Un meurtre dans les Contrées Douces vous valait un emprisonnement perpétuel ou un ostracisme équivalent, ou encore une mise à l’amande à vie. À Survie, elle n’en savait rien. Dans feu les cités de la Mer Intérieure, on avait l’exécution, et la torture facile, que l’accusé fût vraiment coupable ou pas. Ici, on prenait son temps. Pour l’heure, elle se sentait respectée. Fort bien, mais en vue de quelle décision?
« Le capitaine aimerait savoir ce que fera le prédateur de la nuit.» La question formulée par Dove la tira de ses pensées. « Heu… Je l’ignore… C’est un adversaire sans pitié et efficace… Mais cela, vous le savez… En fait, si je m’en tiens à la logique qu’il m’a exposée, il agira en fonction de ce qui lui paraîtra le plus utile pour m’aider dans ma mission… Avec un a priori en faveur des solutions violentes. S’est-il rendu compte qu’il me créait des ennuis? Comprendra-t-il que pour m’aider il doit partir? Je ne suis pas à sa place. C’est un esprit tortueux et ambitieux, manipulateur, habitué à toutes sortes de dangers et de pièges. Il a servi Sijesuis durant des années. Je sais peu de choses relativement au passé de mon maître, mais je crois qu’il fut une sorte de conseiller politique, probablement plus un négociateur qu’un magicien. »
L’interprète rendit compte immédiatement au capitaine. Celui-ci interrogea ses acolytes du regard avant de faire signe au garde de reconduire la magicienne dans sa chambre. Manifestement ils allaient discuter de la marche à suivre, une bonne partie de la soirée…
Le premier interrogatoire avait déjà eu des suites, puisque deux messagers expérimentés étaient partis pour Sudramar, la première ville au-delà des Montagnes Sculptées, rapporter les meurtres et les inquiétudes concernant le Pont Délicat. En effet, ce sujet préoccupait beaucoup les habitants de la région, car l’ouvrage antique les reliait au Garinapiyan, duquel ils ne voulaient pas être séparés. Rejetant la barbarie de la Mer Intérieure, les habitants des Vallées vivraient comme une dégradation d’avoir pour seuls interlocuteurs les citoyens de Quai Rouge.
Perspicasse (Pérspicâtché).
Au matin, la forteresse fit savoir dans toute la vallée que l’enquête se poursuivait, grâce à la coopération de l’étrangère, que dans l’état actuel les meurtres ne lui étaient pas imputés, mais que certaines choses devaient être encore éclaircies. En outre, elle avait besoin de la protection de la force publique. Car avec elle, était entré dans les Vallées un monstre sanguinaire, affectant l’aspect d’un chat, ou d’un fauve, mais pouvant aussi prendre forme humaine. Il serait facile à reconnaître ayant l’aspect caractéristique des ombres, propre aux êtres magiques. On invitait les villageois à se montrer très prudents. C’était un prédateur de la nuit! La nouvelle suscita une forte émotion et de nombreux commentaires. On demanda leur avis à tous ceux qui avaient des lumières en magie.
Et de fil en aiguille, la magicienne la plus réputée de la vallée dut sortir de sa retraite, pour expliquer ce que tous savaient déjà par le folklore, qui en la matière disait vrai. Mais après qu’elle eût fait son tour de piste, Dove l’invita à le suivre jusqu’à la forteresse, afin d’y rencontrer l’étrangère. On ne peut pas dire que cette proposition enchantât la dame. Elle manifestait à l’occasion un fond d’aigreur rebelle, particulièrement vis-à-vis des militaires. Ce trait de caractère, présent dès l’enfance, c’était accentué quand en grandissant, quand elle s’était rendu compte qu’il valait mieux être né chevalier pour être entendu.
Alors, elle se fit prier, en imposant que son principal apprenti, nommé Altrove, l‘accompagnât. Échalas apathique, être doux et peu expansif, l’élève passait à tord pour idiot. Le teint gris pâle accentuait son aspect lunaire. Perspicasse voulait le mettre en avant. Il avait fini son initiation, son niveau étant comparable à celui de Refuse. Il fut demandé à la jeune femme de répéter son histoire encore une fois devant Perspicasse. La sorcière locale réagit en entendant le nom de Sijesuis. En effet, elle déclara être, dans la région des Vallées, la garante des accords établissant des règles de vie entre les magiciens et les pouvoirs constitués. En général, les gens de la vallée n’en avaient pas conscience car cela devenait important qu’à un niveau très élevé de sorcellerie. Refuse demanda des précisions, son maître ayant été peu disert concernant sa brillante carrière. Perspicasse sourit : Sijesuis avait toujours eu le goût du secret. Il avait été capable de se faire respecter de mages beaucoup plus puissants que lui, en exploitant comme personne les moindres détails, et en ne montrant jamais son jeu plus que nécessaire.
À l’époque expliqua-t-elle, trois conceptions s’affrontèrent. Les uns souhaitaient que les mages prévinssent les autorités lorsqu’ils lanceraient des sortilèges aux conséquences potentiellement dangereuses pour la population. Leurs contradicteurs proposaient d’établir une échelle de puissance a priori des enchantements, et n’envisageaient d’informer les politiques qu’à partir d’un certain niveau. Ils disaient que le risque serait plus facile à gérer de cette manière. (Le lecteur avisé comprend, que le faible sort d’endormissement, qui permit à Refuse d’éveiller le Dragon des Tourments, aurait relevé de la première approche). Un troisième groupe rassemblait tous les mages qui ne voulaient pas d’accord du tout. Or c’est la deuxième idée qui avait triomphé: il s’agissait en définitive d’un compromis peu contraignant.
Perspicasse en savait long sur les négociations : « Ce que je sais, je le tiens de Saggiavoce[2], un mage très puissant qui partage son temps entre les Vallées et les Palais Superposés. C’est le roi du Garinapiyan qui fut à l’origine des discussions. Elles concernaient principalement les seigneurs et dames des sorciers (ainsi nomme t-on les plus savants) vivant dans la région des Palais Superposés, ou, à un moindre niveau, les amateurs de duels, et les initiés violents. Pour les gens des Vallées, il s’agit d’un garde-fou. A titre personnel, je n’ai jamais eu à intervenir afin d’empêcher quoique ce soit. Ici, les confrères sont du genre raisonnable. En outre, à la notable exception de Saggiavoce, nous n’avons pas de mage puissant. Je suis personnellement considérée comme une experte, mais je ne suis pas capable des prouesses qui me vaudraient le titre de dame sorcière. Nous vivons à la bonne distance les uns des autres, ni trop près, ni trop loin, et nous nous rencontrons régulièrement de façon informelle. Cela dit, au nord du Garinapiyan les choses sont différentes. Il existe des lignées de magiciens. Certaines se réclament des anciens empires. Les hauts mages tentent d’égaler les puissances d’autrefois. Une rivalité oppose les Palais Superposés et le Château Noir. Là-bas le risque est réel qu’une entreprise magique à vaste échelle voit le jour. D’où la nécessité de prévoir des dérapages, vous comprenez ?» Dove continuait de traduire. Refuse hocha la tête.
Perspicasse poursuivit : «J’ignorais que Sijesuis se fût intéressé à ce point au Pont Délicat. D’une part il ne constitue pas un danger, et d’autre part il tient depuis toujours! Pourquoi s’effondrerait-il? » Altrove, qui jusque là s’était tu, se pencha pour lui souffler une remarque. Puis, confus d’avoir attiré l‘attention, il recula et fixa le bout de ses chaussures. « Un rituel de régénération? » Exprima tout haut la magicienne locale. « Hum… Je doute que le Pont en ait besoin, mais ce pourrait être une tentative de comprendre comment il perdure. Il faudrait vérifier.
_ Pouvez-vous y aller voir? » Demanda le capitaine. « Oh c’est beaucoup trop loin! C‘est que j‘ai des tas de choses à faire ici. Je suis déjà bien gentille d‘être venue dans cet endroit! Et avec ce vampire en circulation, vous n‘y songez pas? Non, ma place est dans les Vallées, près des gens! » Précisa-t-elle. « Et lui?» Cette fois, le soldat désignait Altrove, sans trop y croire. De fait, l’air perdu de l’intéressé et le visage consterné de sa maîtresse achevèrent de le convaincre que l’idée était mauvaise.
Perspicasse déclara: « Si un jour vous avez besoin que l’on vous soigne, vous serez bien content d’avoir ménagé mon apprenti! De plus, il n’a pas son pareil pour retrouver les objets perdus, et réparer les outils ordinaires. Et d’autres talents encore, comme déchiffrer les écritures anciennes. » Le capitaine leva un sourcil d’intérêt à l’évocation des pouvoirs de guérisseur d’Altrove, puis son expression se changea en vide sidéral devant l’aveu des talents de linguiste du jeune homme. On avait atteint la limite de son ouverture d’esprit. « Vous savez, le temps que les messagers reviennent, il pourrait se passer au moins trois semaines. Je ne veux pas courir le risque d‘être séparé du Garinapiyan.
_Oh ces hommes! Mais vous êtes un anxieux capitaine! Il ne va pas disparaître le pont. Ah-ah-ah!
_Le Dragon des Tourments est en avance sur le calendrier. Je trouve que cela fait beaucoup de choses. Les échanges avec la Mer Intérieure sont interrompus pour un moment. Nous risquons l’isolement. Si vous ne voulez pas m’aider je solliciterai l’étrangère, » dit le capitaine.
« Et alors, où est le problème? Elle est là pour ça, de toute façon. De surcroît, le prédateur de la nuit ne l’attaquera pas: que des avantages! » Après cette conclusion sans appel, Perspicasse reconsidéra un moment Refuse. Il en résulta une drôle de grimace, car en vision enchantée elle venait de remarquer que sa consœur des Contrées Douces portait en elle l’équivalent magique d’une bombe à retardement: l’Horreur de Survie, bien sûr. « Un souci? » S’enquit le militaire. « Je ne sais pas. Je n’ai pas parlé l’abé depuis longtemps. Aidez-moi, Dove…
_ Que voulez vous que je lui demande?
_ Ce qu’elle a en elle. » Il obtempéra.
La réponse: « Une entité de la Terre des Vents, divisée en deux parties, conscience et principe d’action. Elle agirait un peu à la manière d’un souffle de dragon qui vivrait sa propre vie. J’ai du l’accepter en échange d’un sortilège qui me fut indispensable pour parvenir jusqu’ici. Ce n’est pas dangereux… Tant que je ne meure pas, je crois. » Le capitaine biffa dans sa tête une des options de dernier recours qu’il avait envisagé, comme c’était son métier de le faire. Il leur tourna le dos et marcha histoire de s’isoler un peu. Cette fille était un concentré de problèmes mal venus! Elle était partie de la demeure de Sijesuis avec le chat criminel pour compagnon… Et comme si cela ne suffisait pas elle avait hérité d’une espèce de malédiction. Le capitaine en ignorait la nature et la puissance, mais avait-il besoin de connaître les détails? Elle n’avait pas tout dit. Elle n’avait pas tout dit! Pour les meurtres, il était prêt à croire à la bavure amplifiée par le sadisme du félin. Les paroles de l’étrangère avaient les accents de la sincérité. Oui, mais elle avait tu des choses importantes… Sans Perspicasse, il n’aurait jamais su qu’elle avait une chose… dans ses entrailles. Avait-il envie de lui demander si, par le plus grand des hasards, elle aurait eu des révélations à faire au sujet du réveil du dragon de la Mer Intérieure?
L’escorte.
Dove traduisit les décisions de son supérieur :
« Je vous accompagnerai avec une escorte jusqu’au Pont Délicat, mademoiselle Refuse. Nous ne prendrons pas le risque de vous retenir ici, car ce serait exposer la population aux initiatives de Présence. Nos hommes devront tuer le prédateur de la nuit, à vue, si jamais ils le croisent ; sans autre forme de procès. Cet ordre sera communiqué à toutes les Vallées. En ce qui vous concerne, le capitaine réserve son jugement, car vous ne fûtes pas entièrement sincère avec lui. Néanmoins, il a choisi de soutenir la prochaine étape de votre mission, espérant comprendre vraiment ce que vous êtes venue faire dans notre pays; ou à notre pays si on retient l’idée que le pont pourrait ne plus être. D’ailleurs, si pour une raison ou une autre vous repassiez par ici, vous seriez traitée en ennemie, dès lors que vous adopteriez une attitude fuyante, au lieu de venir spontanément nous faire un rapport de vos activités ; prioritairement à toute autre considération. Nous-nous comprenons, n’est-ce pas ?» La jeune femme fit profil bas. Elle s’en tirait remarquablement bien.
Refuse aurait apprécié que Perspicasse l’accompagnât, au moins un bout de chemin. Elle s’en ouvrit à sa consœur, en profitant des talents de Dove. Cependant la vieille magicienne ne se laissa pas attendrir : « Toucher au Pont Délicat c’est venir marcher sur les plates bandes du Garinapiyan. Sijesuis naviguait comme un poisson dans l’eau entre les intrigues du Château Noir et les histoires compliquées des Palais Superposés. J’ajoute qu’il bénéficiait de soutiens très hauts placés chez les politiques, comme chez les sorciers. Ce n’est pas mon cas : les Vallées me suffisent. » Refuse écouta son aînée avec humilité. Elle ne chercha pas à la convaincre. Pourtant elle osa une remarque : « Je vous entends bien dame Perspicasse. Toutefois, si l’isolement des Vallées devenait pesant, je puis vous recommander le magicien Lamémoire, de la Mer Intérieure. La dernière fois que je le vis, il projetait de rejoindre les refuges de Quai-Rouge, en compagnie de Poussière, sa nouvelle apprentie.
_ Étiez vous en bons termes avec eux ? » Demanda Perspicasse. La jeune femme soupira : « Cela aurait pu être pire. » La magicienne des Vallées s’amusa de la réponse, mais remercia tout de même la voyageuse pour le tuyau. Elle lui souhaita aussi bonne chance.
On confia un cheval à Refuse, sans tenir compte qu‘elle aurait pu en évoquer un. Les trois soldats qui chevauchaient à ses côtés emmenaient avec eux deux équidés de plus, pour porter des vivres, ou pour remplacer au besoin un animal blessé. Dove imposa au groupe une allure très soutenue, facilitée par une chaussée bien entretenue. La magicienne ne se plaignit pas, mais elle eut l’impression qu’on avait ordre de ne pas la ménager. Ils franchirent une série de cols passant entre des monts hémisphériques, dans lesquelles des sphères plus petites s’étaient encastrées. La forêt avait poussé dessus. Des pylônes tronqués dépassaient des mamelons. Était ce déjà les Montagnes Sculptées ?
Après une heure de chevauchée, les cavaliers s’engagèrent sur un viaduc rectiligne, haut de cinquante mètres environ. En découvrant la nouvelle vallée la magicienne eut le sentiment d’avoir changé de pays. Ici les paysans avaient tiré un bon parti de la base des reliefs en les façonnant en terrasses. Le phénomène se reproduisit plus loin. Cette fois, il sembla à Refuse que des mains gigantesques tentaient de s’extraire des sommets avoisinants. Cependant la plupart des doigts étaient brisés et érodés. La route épousait la courbe du terrain. On amorça un grand virage à gauche, puis le groupe passa sous une arche formée de deux mains immenses, opposées symétriquement, et dont les doigts recourbés tels des serres semblaient agripper un dôme invisible. Au sortir de ce mouvement, les cavaliers enchaînèrent à droite, sur un nouveau viaduc, contre-courbe parfaite de la précédente. L’ouvrage s’était effondré en plusieurs endroits. Les moyens avaient manqué de restaurer le tablier de pierre. Mais des ponts de bois comblaient les vides tout en respectant la forme cintrée de la structure. La courbure permettait de distinguer des constructions agglomérées aux pieds des piles, montant à l’assaut des verticales. Au fond se devinait un paysage sombre et marécageux. Des coulées de boue noire serpentaient entre des îlots oblongs tantôt couverts de végétation, tantôt réduits à de petits déserts de sable gris. Refuse regretta de n’avoir assez de temps pour fixer dans sa mémoire autre chose que de vagues impressions. Un homme d’arme lui fit signe d’accélérer. Elle joua des éperons.
Le soir venant on abandonna la route. Les cavaliers menèrent leurs montures dans une gorge étroite, où coulait un torrent impétueux. Les moulins construits de part et d’autre se touchaient presque. A un moment ils se joignirent complètement, constituant de facto un pont couvert. Par là on passa sur l’autre rive. Les voyageurs cheminèrent dans une anfractuosité et rejoignirent un hameau, niché dans l’espace improbable d’une caverne dont le plafond s’était écroulé des siècles auparavant. En fait, plusieurs familles se partageaient une antique villa. Les fresques ornant les murs avaient tendance à s’écailler, et à maints endroits on avait refait les sols, substituant aux mosaïques primitives un simple dallage. Les voyageurs furent conviés à partager le repas du soir, autour d’une grande table recouverte d’une nappe disgracieuse.
Le maître de maison expliqua que le meuble sur lequel ils mangeaient avait la particularité de servir de support à une marqueterie, datée de plus de trois cents ans, œuvre d’un rescapé d’une dévastation du Dragon des Tourments. Les ancêtres des habitants de la gorge étaient pour la plupart des réfugiés de la Mer Intérieure. A l’époque, on leur avait demandé de traverser le Pont Délicat. Cependant, ils avaient découvert cet endroit et ces vestiges, et on avait accepté qu’ils s’y installassent. Quand les convives eurent soupé, on dévoila l’image. Dove l’avait déjà vue, mais pas Refuse, évidemment. L’artisan n’avait pas ménagé sa peine. Le rendu fin, détaillé et nuancé trahissait le professionnel. Il avait représenté le dragon incendiant des navires, le défilé au nord de Quai-Rouge, une carte des Vallées, sa famille, et une vue étrange figurant un canyon. A gauche des animaux gigantesques, à droite de curieuses montagnes, et entre les deux une longue structure d’une finesse impossible. Une marge décorative encadrait les tableaux. Les motifs en bois blanc reprenaient, en les développant, les arcs et les entrelacs arachnéens du Pont Délicat.
Le regard de Refuse se reporta sur la carte des Vallées. Elle tira de sa besace l’ébauche qu’elle avait prise dans la bibliothèque du manoir de Sijesuis. Son document se contentait de nommer la région en la situant. Elle annota le dessin. Se faisant, elle demanda où était la capitale, de qui le capitaine tenait-il ses ordres ? Dove montra sur la marqueterie un château au sommet d’une montagne sculptée comme une amphore. Il se trouvait assez loin à l’ouest. Le chevalier expliqua : « C’est la région la plus peuplée, la plus fertile, et la plus riche. Le seigneur des Vallées entretient les viaducs et les garnisons frontalières. C’est à peu près tout. Dans votre cas le capitaine doit rendre compte, bien sûr, et se soumettre aux ordres, évidemment. En attendant, il prend les décisions. Elles sont considérées comme légitimes aussi longtemps qu’elles ne provoquent pas de désordre dans les Vallées, et qu’il n’est pas désavoué par sa hiérarchie. Accessoirement, il a des conseillers, moi par exemple. »
Un peu léger, songea Refuse. Cela dit, aux Patients c’était bien pareil, à ceci près qu’on y voyait rarement de soldats. Les Contrées Douces n’en avaient guère besoin. Il existait des compagnies de gendarmerie montée, entretenues par les grandes villes.
[1] Prononcer Dôvé.
[2] Prononcer Sadjavotché