Le Pont Délicat 7

Chapitre sept : Les Palais Superposés.

Avant goût.

  Ils quittèrent la cité baroque. Au-delà, prospéraient des domaines viticoles, chacun régnant sur une mosaïque de parcelles ordonnées, délimitées tantôt par des chemins, tantôt par des murets. Présence raconta comment il avait découvert le vin, la première fois qu’il avait pris forme humaine, mais Refuse ne l’écouta pas. Le prédateur donnait l’impression d’être en terrain familier, d’en savoir plus que la magicienne, qui détestait ça. Elle accéléra un peu pour s’isoler : le monde s’offrit à nouveau sans médiation. Après quatre heures de trot, les coteaux se firent plus rares. Les collines aux jolies rondeurs cédèrent la place à un terrain accidenté et sauvage, dominé par des formations rocheuses aux contours déchiquetés. Les nuées, soumises à des vents capricieux, reflétaient dans le ciel les fantaisies de la terre. La végétation, particulièrement vivace et conquérante, montait à l’assaut du minéral, agrippant les parois, s’accrochant aux moindres corniches, profitant de chaque interstice. Néanmoins, le chemin au pavement multicolore était relativement épargné, ne tolérant que des herbes rases entre ses pierres irrégulières. Aucun arbre ne poussait droit. Bien au contraire, ils étaient tous affectés de contorsions, ou de crispations, qui selon les cas leur donnaient un air pathétique, inquiétant, ou énergique. Le parasitisme semblait la norme : champignons, plantes grimpantes, et cousins du gui foisonnaient. Les ronces qui croissaient au bord de la route enflaient au passage des cavaliers, tandis que leurs longues épines s’allongeaient. Certaines tiges fouettaient l’air quand les chevaux galopaient trop près. Autre signe de la confusion des règnes, Refuse vit ce qui lui parut des herbes onduler ostensiblement à contre sens de la brise. Les mousses étonnaient par la variété de leurs couleurs et par leur épaisseur inhabituellement fournie.

  Dans cet univers riche en textures, où les êtres et les choses rivalisaient de nuances étranges ou subtiles, on distinguait mal les végétaux des minéraux. Idem, les forêts s’agrémentaient de nombreuses clairières, tandis que les plaines se constellaient de petits bois. La route désorientait par ses détours. Toutefois elle menait toujours les voyageurs par les voies les plus sûres, de sorte que si le trajet en fût rallongé, il se parât des attraits d’une promenade. Néanmoins, la magicienne s’étonna d’être la seule humaine à jouir de la balade. Manoirs, villas, simples maisons, ou modestes chaumières brillaient par leur absence. Naturellement la faune sauvage ne s’en portait que mieux.

  Souvent, de petits animaux détalaient à l’approche des cavaliers. Ceux-ci effrayèrent plus d’une fois des nuées d’oiseaux, qui changeaient de direction comme des bancs de poissons, ou que l’on voyait se disperser à la moindre alerte. Il y avait aussi quantité de petits êtres bourdonnants de toutes les couleurs qui s’agitaient près des fleurs et des points d’eau. La journée avançant, Refuse fut témoin de phénomènes de plus en plus contraires à la Nature. Des lueurs tourbillonnantes se manifestaient sans prévenir. Les nappes de brumes se mouvaient comme possédant une vie propre. L’après-midi touchant à sa fin, apparurent les premiers signes de vie humaine, depuis qu’on était sorti des vignes. Là, une porte dans un roc couvert de mousse, ici, des fenêtres taillées dans un tronc immense.

  Les méandres de la route passèrent par un épisode à dominante rocheuse, puis errèrent une heure durant dans un bois touffu. Enfin, une vaste plaine s’ouvrit devant eux comme la scène d’un théâtre. On découvrait les acteurs. Là-bas, à l’est, la longue façade du Château Noir, percée de vitraux rouges sang, s’étendait au milieu d’une mer de vapeurs dorées masquant le sol. Côté ouest : une petite île diaphane flottait à mille mètres d’altitude. On devinait des tours sur sa partie supérieure. Le Pont Délicat? De la magie rationnelle! Présence s’amusait de la situation. Son épée trancha en deux une guêpe géante translucide. « Bienvenue chez les fous! » Cria-t-il à l’attention de Refuse qui moulinait du bâton contre le même genre de créature. Elle ne voulait pas gaspiller ses préparations: monture magique, entrave, modification d’apparence, lévitation, et foudroiement.

  Devant eux, se dressaient les Palais Superposés, un condensé de tout ce qui avait précédé dans le paysage. Pas de symétrie, ou alors fortuite, ni de vraies verticales, ni d’authentiques horizontales: tout de guingois. Chaque étage rattrapait les déséquilibres de ses voisins. D’ailleurs, il était difficile de dire où commençait et où finissait une partie, car les univers se mélangeaient. L’organique triomphait. Des poutres, des tiges, des prolongements, des excroissances partaient à l’assaut du vide, supportant parfois des assemblages défiant l’apesanteur. Le terreux, le rocailleux, le rugueux, l’herbeux, le noueux, le précieux côtoyaient le nacré, l’irisé, le plissé, le ramifié, le brillant, le transparent, le lumineux, le vaporeux, le touffu, le proliférant, l’envahissant, mais aussi le coulant, l’agglutinant, le mouvant, le dur et l’ordure. Il y avait aussi plusieurs portes, entrées, failles, grilles, trous… Et puis des ponts, des passerelles, des balcons, des plates formes, des escaliers, des rampes, des cordages, des ascenseurs… des cheminées. Et de la vie dessus, dedans, autour. Plein d’êtres qui volaient, qui grouillaient, qui rampaient, qui faisaient des bulles, qui nidifiaient, qui produisaient des sons, des odeurs, des accidents.

  « Veux-tu vraiment entrer dans ce repaire d’anarchistes? » Ironisa Présence, avant d’ajouter: « Comment expliquer cela? À un moment donné le prix du mètre carré a flambé, alors ils ont tous construit les uns sur les autres. Hein? Qu’est-ce que tu en penses? 

_ Ce sera sans doute différent à l’intérieur, » avança Refuse. « Oh! Qu’est-ce qui te fait croire ça? 

_ L’humanité des habitants… » Commença la jeune femme. « Ce sont des magiciens, ma chère! Ce sont les vrais là! » Présence fut pris d’une quinte de rire démente. Refuse attendit patiemment qu’il se calmât. Elle imagina que le chat avait dû bien s’amuser, ne serait-ce qu’en anticipant ce moment. Elle le  comprenait, et pour une fois le suivait dans son humour. La magicienne n’était pas totalement surprise. En fait, elle avait vu des gravures représentant les Palais Superposés, et des héliographies sur plaque de verre, là où elle avait acheté son dernier sortilège. Mais on ne se rendait pas bien compte en voyant les images: il y avait un problème de distance, trop près ou trop loin, pour traduire la réalité. La difficulté des artistes était maintenant la sienne. Par quel bout la prendre?

  Les voyageurs parvinrent au pied des Palais. Refuse se demanda où était l’entrée. A la réflexion, elle supposa qu’il devait en exister des dizaines. Mais elle pensait à un accès commun, principal, officiel. Supposant que Sijesuis était déjà venu ici avec Présence, elle posa directement la question au prédateur de la nuit. Or ce dernier prétendit à la fois connaître la région, et ne pas savoir la réponse. « Chaque fois, nous fûmes convoyés par les airs, parce que nous avions le statut d’invités. De toute façon, la plupart des négociations se déroulaient à Sumipitiamar. Sais-tu, j’ai vécu un temps dans les parages, avant de rencontrer Sijesuis. Nos routes se croisèrent un jour entre Les Palais Superposés et le Château Noir. Alors, il fit de moi son familier.» « Sous quelle forme ? 

_ J’étais un chat. 

_ Es-tu né ici ? 

_Non. 

_ Non ? Donc tu vins avec un autre sorcier, ou avec une idée en tête. Dans les deux cas, cela signifie que tu étais déjà un animal parlant, un familier. Qui as-tu servi avant mon maître ? 

_ Personne. 

_ Vraiment ? 

_ Oui, je suis le rejeton d’un prédateur de la nuit. 

_ Ils ne transmettent pas leur esprit ! Il faut que l’animal soit éveillé par un mage !

_ Peut être, en général, mais il y a des exceptions. 

_Ah, bon ? » Refuse considéra le spadassin avec méfiance. Elle aurait bien poursuivi l’interrogatoire, si le soleil n’avait pas été aussi bas sur l’horizon.

  « Je vais commencer par cette porte, en haut de cet escalier sinueux. Mais avant: changement d’apparence! » Refuse prononça la formule magique. L’enchantement la fit grandir de cinq centimètres. Ses cheveux mi longs lui descendirent jusqu’à la taille. La ligne des sourcils s’arrondit. Sa peau prit une couleur cuivrée, le blanc des yeux noircit complètement, l’iris brilla d’un éclat bleu, et la chevelure plus épaisse vira au vert métallique. Les vêtements adoptèrent le style bariolé des steppes du Grand Pays, en s’adaptant à ses nouvelles mesures. La magicienne monta les larges marches à cheval, en supposant qu’on lui indiquerait une écurie si elle donnait l’impression de vouloir entrer. Elle toqua avec son bâton. Subséquemment, une ombre en forme de grenouille de trente centimètres de haut se matérialisa devant la porte verte: « Qwââ? Keskiyââ? » « Bonjour, je souhaiterais rencontrer le sorcier qui vit ici, dans cette partie des Palais. Je voudrais qu’il me renseigne. Je cherche quelqu’un. Si vous êtes son familier allez l’avertir, et annoncez Misituria. 

_ Qwââ? Nâân!

_ Ce n’est pas très serviable. Pourquoi ce refus? 

_ Qwââ? Pourqwââ? Débrouille twââ!

_Si vous ne voulez pas m’ouvrir dois-je comprendre qu’il m’appartient de le faire? La porte est-elle sans danger? 

_ Qwââ? Nâân! Touche pââs! 

_ Êtes-vous un familier ou un prédateur de la nuit? »

  La grenouille commença à grossir. Elle atteignit rapidement la taille d’un cochon, mais elle enflait encore… Refuse devait-elle tenter le coup de force? À peine arrivée, même pas entrée, et déjà la violence… Le batracien noir se stabilisa aux alentours d’une tonne. Il se mit à sauter lourdement sur place en poussant des croassements menaçants. Chaque impact faisait vibrer le sol, fissurait les marches, éboulait l’escalier. La bête avait à peine la place de s’y tenir. On aurait pu parier sur une chute spectaculaire (et édifiante) mais Refuse jugea plus sage de ne pas insister. Elle se replia sous les sarcasmes de Présence.

  On alla voir chez les voisins. On descendit plusieurs volées de marches irrégulières conduisant à une mare obscure envahie d’algues. Des pierres dépassant de l’élément liquide permettaient d’atteindre une grille rouillée, entrouverte sur un passage obscur informe. Une observation attentive révéla une clochette à moitié immergée, aux pieds de la magicienne, non loin du bord vaseux. Refuse ramassa l’objet et le décrassa en l’agitant dans l‘eau. Puis elle fit tinter l’instrument, provoquant le surgissement hors de l’ombre d’un diablotin cornu, aux longs doigts griffus. Leste comme un petit singe, il escalada les barreaux de la grille. En équilibre au sommet, il s’adressa à Refuse en employant des tournures archaïques de la langue du Garinapiyan. La fille des Contrées Douces n’y comprit rien. Toutefois les gestes de la créature en disaient plus long, l’invitant à avancer. Méfiante, la magicienne tâta le terrain de son bâton. Bien lui en prit, car les pierres réagirent comme des feuilles de nénuphar, en oscillant à la surface de la mare. Refuse lança un regard noir au petit démon, avant de faire demi-tour.

  Pour sa troisième tentative, elle s’agrippa à des plantes grimpantes et autres aspérités, dans le but de s’élever à hauteur d’un porche prometteur, situé à cinq mètres du sol. Il y avait eu une rampe autrefois, mais elle s’était effondrée. Entre des colonnes jumelées, elle découvrit un tombeau placé sur une estrade. Depuis sa niche, la statue de l’inhumé la considérait d’un œil sévère. Un passage s’ouvrait sur sa gauche. Il tournait à droite au bout de dix pas. Là, un escalier étroit s’achevait dans un mur. Refuse fronça les sourcils. Cet endroit n’était pas la montagne sculptée du Sphinx. Par conséquent, la lévitation ne lui ferait pas forcément gagner du temps. La magicienne regretta aussi de n’avoir préparé le charme de révélation. Elle rebroussa chemin, sans se décourager. C’était habité, donc elle trouverait forcément des gens. En écartant un élément végétal, elle dérangea un essaim de bébêtes poilues minuscules, munies de trompes et d’ailes de libellules. À peine envolée l’une d’elle fut happée par un grand corbeau d’ombre. Il commençait à faire vraiment sombre. La magicienne retrouva Présence, qui gardait les chevaux, en conversant avec un adolescent allongé sur un tapis volant.

  « Ma famille est l’une des plus importantes des Palais Superposés, » disait-il. « Nous possédons un bon quart de la totalité, je crois, en comptant les cousins, les cousines, les oncles et les tantes. Ce tapis est dans ma famille depuis des générations. » Refuse intervint dans la langue du Garinapiyan: « Très bien! Connais-tu la magicienne Bellacérée? Elle vit ici. C’est peut être une étrangère comme moi. J’ai un message pour elle.  Peux-tu m‘aider?

_ Hum… Ce nom m’est connu mais  je ne pense pas que ce soit quelqu‘un de très accessible. Je dois y aller. Tchao! » En deux temps trois mouvements, il avait disparu. « Tu aurais dû lui proposer une récompense, » suggéra Présence. « Je ne possède rien qui puisse intéresser ce genre de gamin, sinon des sorts. Mais il était à peine gris, et de toute façon il ne m’a pas laissé le temps de le convaincre. Il se méfiait,» répondit la magicienne, qui ajouta : « Je croyais impressionner avec ma nouvelle apparence. Or j’ai obtenu l’effet contraire. Prenons de la distance. Nous apprendrons en observant. 

_D’accord, je vais inspecter ces buissons.» Le spadassin désigna des fourrés un peu en retrait de la route. « S’ils ne sont pas dangereux nous pourrions nous poster derrière.»  La moitié des « plantes » s’envolèrent en battant des branches. Le reste se tint tranquille. Des mousses phosphorescentes commencèrent à luire faiblement. De loin on voyait des habitants emprunter des passerelles ou sortir sur les balcons. Refuse appela mais personne ne lui répondit. Le bon usage eut été d’envoyer son familier au devant, ou d’employer un sort de communication.

  Soudain, un pan de mur s’enflamma à la base des Palais, révélant une herse imposante. Elle se souleva pour livrer passage à cinq cavaliers, tous des magiciens. Hélas, ils ignorèrent délibérément les appels de Refuse.  Pendant un bref instant les flammes reprirent. Après quoi, la paroi retrouva son aspect antérieur. Désormais la jeune femme savait où elle devrait concentrer ses efforts. Mais il lui faudrait changer ses sortilèges. « Mes choix n’étaient pas très judicieux. Je vais me réfugier au tombeau pendant la nuit. C’est couvert, en hauteur, et facile à défendre. Demain j’entrerai par la grande porte. » Elle s’installa au mieux, dans le couloir qui partait de la tombe proprement dite. Elle avait ramassé de quoi faire du feu. Présence suivit, bien qu’il n’eût pas l’air absolument convaincu. C’est que les heures nocturnes n’étaient pas les plus sereines autour des Palais Superposés. Au crépuscule, ils eurent de la musique. Puis des sarabandes bruyantes de familiers et de sorciers volant se succédèrent. Enchantements, tapis, balais, soucoupes, deltaplanes, créatures aux ailes membraneuses, transformations: tout était bon. Refuse se sentit en porte-à-faux de cette société tumultueuse. Évidemment, il ne s’en trouva pas un pour inviter l’étrangère à rentrer. Minuit connut une accalmie. La magicienne pût enfin dormir. Mais vers deux heures, le ciel se colora de pourpre, sur fond d‘orage. Des colonnes de lumière montaient du sud, très exactement du Château Noir aperçu pendant leur chevauchée. Aux alentours de quatre heures du matin, une obscurité sans étoile se substitua à cette dramaturgie tapageuse. Ensuite la nature reprit ses droits.

L’intérieur.

  Lorsque Refuse contempla le paysage à son réveil, elle constata que quelque chose avait dévoré son cheval, et peut-être celui de Présence, mais dans ce cas sans avoir laissé de restes. Elle se prépara. Son idée: se dissimuler par une illusion près de l’entrée, attendre une ouverture, se précipiter à l’intérieur, puis persuader quelqu’un de la guider jusqu’à Bellacérée.   La magicienne se dota également de la révélation, ainsi que d’un sort d’entrave. L’attente fut éprouvante, notamment parce que rester longtemps immobile sur un sol humide et froid ankylosa ses membres. Enfin, un couple de sorciers à cheval, un homme et une femme revenant aux Palais, provoqua l’ouverture. Les flammes récompensèrent ses efforts ! Refuse se glissa à leur suite, avec Présence sur ses talons. Immédiatement la sorcière se retourna. Un serpent noir, enroulé autour de son avant bras gauche, sifflait dans la direction de l’intruse. « Qui êtes-vous? » Cria la cavalière. Son compagnon éperonna sa monture afin de se soustraire à un danger imaginaire. Il disparut dans un passage latéral. Au même instant, un garde d’ombre en armure s’approcha, d’une démarche pesante, le dos voûté, mais dominant d’un bon mètre la jeune femme, vers laquelle il pointa sa redoutable hallebarde. Celle-ci parla en garinapiyanais : « Je m’appelle Refuse. Je viens rencontrer Bellacérée, mais elle ne le sait pas. Je ne sais même pas qui elle est. Je dois lui dire un message de Sijesuis ; à elle seule. »

  Parmi les témoins de la scène, la sorcière désigna un apprenti afin qu’il allât prévenir Bellacérée. Le missionné se dépêcha d’obéir. Pareillement, le compagnon de la sorcière ne s’attarda pas non plus. Refuse eut le loisir d’observer le hall d’entrée. Confirmant son intuition, l’intérieur des Palais semblait moins chaotique que l’extérieur. Par exemple, la coupole au dessus d’elle était régulière. Cependant, la salle possédait de nombreux recoins, niches, et angles morts ; ainsi que de multiples sources de lumières qui passaient sans cesse du bleu au rose, et inversement. Mais la sorcière ne ressentait pas les choses de la même façon. Lassée d’attendre, elle posa pieds à terre et leur demanda de l’accompagner jusqu’au box de sa monture. Pendant qu’elle leur tournait le dos, son serpent continuait de les surveiller, et le colosse les suivit. Les Palais Superposés entretenaient une tradition de méfiance, qui n’était pas sans rappeler les peurs de Survie envers le monde extérieur. La sorcière palatiale ôta l’équipement du cheval et s’employa à brosser l‘animal, une tache fatigante dont elle aurait pu s’épargner la peine, en la confiant à un autre apprenti, ou à un serviteur magique, tant ils étaient nombreux dans les parages.

  « Étiez vous dans le sphinx lorsque les liens avec le pont ont sauté? » Demanda-t-elle sans interrompre son travail. « Oui, » admit Refuse, « vous êtes la sorcière …? » Elle fit le geste d‘agiter sa main pour dire « floue ». 

« Cela m’arrive. Dites-moi, vous avez fait un sacré bout de chemin. Sijesuis n‘est toujours pas avec vous? Il n‘aurait eu aucun mal à trouver celle que vous cherchez.

_ Non. Pas vu depuis des semaines. Mais vous avez raison: c’est plus facile quand il est là. Comment vous appelez vous? 

_ N’Kaloma. 

_ Qu’est-ce que cela veut dire? 

_ Je ne sais pas. Ma mère n’était pas du Garinapiyan. Elle venait du N’Namkor, une puissante nation à l’est de la Mer Intérieure. 

_ Vous ne savez pas le sens de votre nom! 

_ Et non. Mais je suis connue ici, et estimée. On me fait confiance. 

_ Pourquoi étiez vous connectée à la source du pont? 

_ Je veux rester jeune et belle éternellement. 

_ Ah, je vous ai tué alors… 

_ Pas encore. Du reste je ne me faisais pas tant d’illusion. Toutefois j’espère bien me maintenir, avec ou sans le pont, car je crains qu’une vie normale ne me suffise pas pour accomplir quelque chose, et pour tirer jouissance de ce corps autant que je le voudrais. 

_ Connaissez-vous d’autres sources d’énergie? 

_ Oui, ici par exemple. Mais le travail du pont fut très bien fait, et accessible. 

_ Je n’ai pas l’impression de bien comprendre mon maître. Il n’a pas de partisans. Presque tout le monde se moque du Pont Délicat. 

_Presque? 

_ Et bien, une quarantaine de chevaliers d’ombre ont foncé vers le sud. Je les ai vus il y a seize jours, dans la région des Prairies. Avaient-ils autre chose à faire? Qui les envoyait, selon vous ?

_ Sumipitiamar, la capitale. En temps de paix, eux seuls possèdent une force de cette ampleur, immédiatement disponible. Le Château Noir en serait également capable en se vidant, ou après une période de mobilisation.»

  Un jeune magicien vint chercher Refuse, afin de la guider jusqu’à Bellacérée. Sa peau était tout juste décolorée. L’éclairage des palais brouillait les tons jaunes et violets de ses habits. Ses traits physiques s’accordaient avec ses belles manières. Il donnait des explications au fur et à mesure qu’il écartait un rideau, que l’on traversait un voile d’ombre, qu’un pan de mur pivotait ou se transformait à leur approche, que l’on contournait un pilier, ou qu’une porte s’ouvrait dans un renfoncement. « J’ai sur moi une amulette qui me révèle et ouvre certains passages, » dit-il d’une voix mélodieuse. N’Kaloma les suivit un temps, puis bifurqua vers un escalier imitant une coulée de lave, alors qu’ils s’engageaient dans un ascenseur gardé par une mante religieuse chromée de quatre mètres de haut. « C’est tout un univers, » commenta le novice pendant le déplacement vertical. Refuse l’écouta développer sa présentation: « Les mages vivent ici depuis des siècles, voire des millénaires. Chaque génération apporte son lot de transformations. Lorsqu’un praticien se sent capable, il se cherche un palais oublié, en déjoue les pièges, et le fait sien. Dès lors, son territoire évolue en fonction de ses désirs et de ses talents. Néanmoins certaines parties des Palais résistent aux curieux depuis des lustres. D’autres suscitent des rivalités. Certains sorciers transmettent leur héritage à leurs lignées, à leurs apprentis ou à leurs confréries. Un tel processus aurait pu figer les rapports de force, mais nous avons toujours accueilli des talents extérieurs, par cooptation, de sorte que l’adaptation est restée notre principale vertu. En outre, la règle est de s’unir contre les dangers extérieurs. Ah, nous arrivons.»

  La cage s’ouvrit sur une plate forme circulaire supportant un bulbe aux parois transparentes. En face, un passage donnait sur une passerelle oblique, menant à une tour octogonale. À droite, un homme et deux femmes admiraient le paysage. Lui était vêtu d’un pourpoint marron sans manche,  d’une chemise noire, de pantalons de même couleur, et de bottes de cavalier. Une épée pendait à son côté gauche. La sorcière à senestre portait une longue robe rose à larges manches et un bonnet brodé assorti. Elle était plus grande que Refuse. La troisième, en revanche, était du genre menu. Elle avait glissé son corps mince dans  une ample tunique verte serrée à la taille, et ses jambes fluettes dans des collants noirs. Derrière eux, diamétralement à l’opposé, un corbeau d’ombre faisait le guet sur une longue banquette épousant la courbure du périmètre. « Croa! » Avertit le familier. Le groupe de contemplateurs se retourna brusquement, pendant que le guide avançait vers le passage en leur adressant un salut amical de la main.

  Mais Présence réagit en faisant un pas de côté en direction des sorciers des Palais, sa main tirant l’épée, alors que Refuse se décala prestement sur sa gauche : l’homme, c’était Dents-Blanches! La fille en robe longue, plus proche de la sortie, s’écarta immédiatement en levant les mains. Simultanément une lame noire jaillit de la paume de sa consœur. Cette dernière se mit en garde dans la foulée, menaçant directement Présence. Pendant une fraction de seconde, Dents-Blanches eut l’air de lever le doigt comme pour demander quelque chose, mais il prononça une formule rapide. Une grosse main noire apparut alors devant lui et se projeta vers la figure de Refuse. Celle-ci dévia l’attaque avec son bâton et contre-attaqua avec son charme d’entrave, lequel aurait atteint sa cible si Présence n’avait repoussé la bretteuse dans sa trajectoire. Des ronces ténébreuses la ligotèrent instantanément! Le spadassin continua pourtant sur sa lancée, chargeant Dents-Blanches. Mais à ce moment un brouillard rouge envahit la pièce, couvrant la fuite de son auteure. Dans son empressement, cette dernière bouscula le guide. Le corbeau fonça sur Refuse ! Elle s’y attendait. D’un moulinet de son bâton elle assomma le volatile. On entendit le corps de l’oiseau frapper une vitre. Cependant, la main d’ombre mit à profit ce moment de distraction pour réattaquer. Heurtée au visage, Refuse tomba en arrière. Les doigts noirs se refermèrent sur son crâne, en lui pressant les tempes. Quant à Dents-Blanches, il bloqua de justesse une attaque de Présence avec sa rapière, puis se fondit dans le nuage opaque. Pendant ce temps, Refuse se tapait la tête contre le sol, espérant ainsi se défaire de la main ensorcelée. Présence se plaça au niveau de l’accès à la passerelle: il vit la sorcière en fuite arriver à l’entrée de la tour octogonale. Mais, de la brume, lui parvint alors le son étouffé d’une formule magique. De la senestre il dégaina prestement un poignard, qu’il lança au juger: bing! La lame avait probablement touché une baie vitrée. A force de heurter le dallage, la main d’ombre lâcha prise. Refuse l’arracha complètement en lui cassant un doigt. Puis elle exécuta une chute avant, pendant que Dents-Blanches fouettait l’air de sa lame. Le jeune guide passa devant Présence, à quatre pattes, mais ravi de se retrouver à l’air libre. A l’intérieur, La magicienne des Patients trébucha sur l’épéiste entravée. L’accident trompa la main magique, qui attaquant à contre temps passa à côté de sa cible: d’un méchant coup de bâton, Refuse l’expédia aussitôt dans les limbes des sortilèges. Dents-Blanches sentit immédiatement qu’il avait perdu le lien avec son maléfice. Dès lors, il réfléchit à ses options: s’enfuir par l’ascenseur, attaquer dans le brouillard l’élève de Sijesuis, attendre…

  Or, au même moment la magicienne faisait aussi ce genre de calcul, en s’aidant de la révélation. Ainsi la silhouette de son adversaire lui apparut nettement, malgré le brouillard. Refuse le frappa d’abord à la gorge, donna un coup de pied au ventre, puis l’acheva par une attaque à l’arrière du crâne. Dents-Blanches s’écroula, inconscient. La magicienne victorieuse tira le corps dans l’ascenseur. Puis celui de l’entravée, en s’excusant: « Désolée. C’est un différent qui remonte à plus de quatre mois. » La jeune femme actionna la manette vers la position la plus basse. La cage amorça sa descente. Ensuite elle alla rejoindre Présence et son guide, très choqué. « Vous les connaissez? Pourtant on m’avait dit que vous n’étiez pas d’ici! » S’écria-t-il. « Nous avons eu des maux avec Dents-Blanches dans les Contrées Douces, » lui expliqua Présence. « Il est vrai qu’il est émissaire et qu’il n’est rentré que très récemment, » admit le garçon. Refuse demanda: « Qui est son maître? 

_ Il loue ses services. Il fait autant affaires avec les Palais Superposés qu’avec le Château Noir. Celui-ci est sous l’autorité du haut mage Esilsunigar. Moi, je me nomme Oumébiliam. » Cela signifiait  homme aimable. « Au fait qu’est devenu notre ami? » Demanda Présence à la magicienne. « Je l’ai assommé et je l’ai mis dans l’ascenseur avec sa comparse. 

_ Étonne toi si après cela ils cherchent à se venger! Il fallait le saigner comme un goret, Refuse! 

_ Chacun son style, moi je les ai expédiés au niveau le plus bas. 

_Hou-la-la! » S’exclama Oumébiliam qui s’empressa de replonger dans le brouillard. « Heu… J’ai gaffé? 

_ Mais non, tout va très bien. Tu as improvisé un moyen élégant de te débarrasser de tes ennemis, et là tu viens de découvrir que Dents-Blanches tient ce jeune naïf sous son emprise, par un charme de persuasion probablement.» Précisa le prédateur de la nuit. « Allons à la tour, » dit la magicienne, qui pour le moment ne voulait pas en savoir davantage sur les idées du spadassin. La passerelle les mena à un rideau de perles.

Bellacérée.

  Présence passa devant Refuse au dernier moment : l’intérieur était désert. Le diamètre de la pièce octogonale n’excédait pas les trois mètres. On avait le choix entre trois portails magiques, chacun correspondant à un côté : un était placé face à l’entrée, et les deux autres immédiatement à sa droite. « Le deuxième, » indiqua l’ancien familier, sûr de lui. Ils franchirent le seuil. Refuse découvrit une vaste salle carrée flanquée d’absides semi-circulaires, et nervurée de piliers semi engagés soutenant une voûte en arcs brisés croisés. On était loin de l’esthétique chaotique caractérisant l’extérieur des Palais Superposés. Une vingtaine de fauteuils tendus de velours bleu étaient disposés en cercle sur un dallage de marbre blanc. Pourtant seuls cinq magiciens et trois magiciennes occupaient les places assises. À cela s’ajoutait un énorme cristal rouge en lévitation dans l’abside du fond, derrière la sorcière qui faisait face à Refuse. Tous avaient la peau parfaitement noire, à l’exception d’une figure maquillée. Chacun était impressionnant à sa manière. Surmontant ses émotions la voyageuse s’inclina,  se présenta et sollicita une entrevue particulière avec Bellacérée, si toutefois elle figurait bien dans cette assemblée. Le jeu des regards le lui confirma. « Ce ne sera pas long. Présence devrait y assister, mais ensuite nous suivrons tous les deux des destins séparés, » précisa la jeune magicienne.

  Dès que cette dernière eût fini de parler, la femme du milieu se leva à sa rencontre. Elle se mouvait dans une robe fourreau étincelante descendant jusqu’au chevilles, composée de milliers de perles fines tenues par une force invisible. Certaines s’étaient déposées sur ses cheveux. D’autres la suivaient comme un nuage de traîne. Ses lèvres et ses sourcils étaient soulignés d’un maquillage argenté. Enfin, un diadème serti d’opales couronnait Bellacérée. Lorsqu’elle se fut approchée assez près, un essaim de billes lumineuses se détacha de son vêtement et forma un dôme qui les contint, isolant le trio et piégeant les sons. Refuse déclara: « Sijesuis m’a commandé de vous annoncer qu’il était mourant. L’ordre remonte à plus de quatre mois. Mon maître a été victime d’un maléfice véhiculé par une lettre que lui porta le dénommé Dents-Blanches, que j’ai revu ici même, il y a cinq minutes. Sijesuis a retardé sa fin. Cependant Présence, qui fut son familier, m’a certifié son décès. Dès cet instant sa liberté lui est acquise. » Bellacérée s’adressa au spadassin: « Quittez les Palais et ne vous attardez pas dans le Garinapiyan. » Elle donna une perle à Présence. « Avalez-la. Ce charme vous donnera pouvoir d’habiter la progéniture de votre choix. » Le spadassin obéit et tira sa révérence. Refuse le vit de dos repasser le seuil, mais elle devina la joie du prédateur de la nuit, puisque l’archi-magicienne venait d’adouber son projet. Le dôme de perles se leva comme un voile et réintégra son manteau de départ.

  Bellacérée se rassit parmi ses pairs. Très solennellement, elle annonça : « Sijesuis est mort. Qui l’a tué? » À ces mots Refuse recula en direction du portail, en jetant un œil par-dessus son épaule. Cependant son attention se reporta très vite sur l’assemblée, car une autre sorcière se redressait pour répondre. Un instant elle donna même l’impression de vouloir se lever, mais se ravisa au dernier moment. La houppelande rouge brodée d’or dont elle était vêtue lui conférait, malgré son trouble, chaleur, majesté et sensualité. De larges bracelets écarlates ceignaient ses avant bras, et ses cheveux coiffés en chignon étaient piqués de longues aiguilles. Bellacérée l’incita à prendre la parole : « Nous vous écoutons Réfania. 

_ Ce n’est pas moi, » dit celle-ci en touchant le fin collier serti de rubis qui ornait son cou. « Rien ne m’intéresse en dehors des Palais. Je respecte les accords avec la capitale par le seul fait que je ne me mêle jamais à la population, et que je n’entreprends rien qui demande de grandes énergies. Ceux qui redoutent mes maléfices ont certainement leurs raisons. Les autres savent que je suis avant tout une curatrice.» Son regard balaya l’auditoire, puis sollicita une consœur, habillée et maquillée à la façon des steppes : étoffes multicolores, peau peinte en  rouge, longs cheveux bouclés teints en bleu, rejetés en arrière, et maintenus par un bandeau jaune. 

  La sorcière polychrome sourit et croisa les jambes en s’inclinant contre son dossier. Elle ferma les yeux avant de déclarer : « Ma puissance vient de mes créatures. J’ai conféré de l’esprit à plus de familiers que quiconque. Ma passion est de transformer le vivant, d’en explorer les infinies possibilités. Les êtres ont leur propre énergie, et je tiens à ce que mes créations se suffisent à elles mêmes. Ayez cela à l’esprit si vous me soupçonnez de puiser à la source du Pont Délicat. D’ailleurs, pour quelle autre raison s’en serait-on pris à Sijesuis ? Un homme si charmant…

_ Merci Pirulisénésia. A vous Diju, » dit Bellacérée.

  Depuis son abside le grand cristal oscilla et émit deux flashs de lumière rouge. Puis le corps léthargique qu’il contenait apparut entouré d’une aura vermeille. Une voix vibrante se fit entendre: « Pour avoir déjà parlé à Refuse après les déconnexions du Pont, je me doutais que Sijesuis n’étais plus. J’ai depuis mené ma petite enquête, ici et ailleurs, par l’entremise d’amis chers. J’en ai beaucoup. J’ai également sondé quelques brillants esprits, desquels j’ai extrait des brides de pensées, des faits, et toutes sortes d’indices, à partir desquels j’ai pu orienter mes divinations. En ces domaines la prudence est de mise. Aussi me garderais-je bien d’exposer mes conclusions avant d’avoir entendu tout les membres cette assemblée. Il me faut cependant clarifier ma propre situation. J‘ai toujours entretenu un lien minime avec la source du Pont Délicat afin d‘être immédiatement informée en cas de changement la concernant. Je savais donc que le pont était en danger. Heureusement ma pierre me fournit ce dont j’ai besoin pour me maintenir en vie. Je passe la parole à l’honorable Vussiam.»

  Le mage susnommé se mit debout. Bien campé sur ses deux jambes, il tenait une longue barre d’acier dans la main droite, et portait un serre-tête d’argent serti de saphirs. Quoique sa robustesse et son maintient en imposassent, l’ample manteau bleu outremer qui l’enveloppait lui donnait encore plus de volume et de prestance. « Je plaide non coupable, » annonça-t-il. « Je suis partisan depuis toujours d’étudier davantage le Pont. Si nous l’abandonnions je voudrais que nous eussions d’abord réfléchi à un moyen de garder le contact avec les Vallées, dont je suis originaire. (Là bas je réponds au nom de  Saggiavoce). Sijesuis surestimait peut être l’importance du Pont Délicat, mais il en aurait fait un sujet de débat, au lieu de le livrer aux appétits du tout venant. Personnellement, je puis justifier tous les usages que j’ai faits de l’énergie excédentaire. Si j’avais su que le magicien des Contrées Douces avait envoyé quelqu’un, je me serais porté à sa rencontre pour lui prodiguer aide et conseils. Il est évident qu’une sorte de nettoyage  s’imposait, mais avec discernement, oui discernement. Enfin, ce qui est fait est fait. Je ne vous en veux pas, » conclut-il à l’adresse de Refuse.

  Bellacérée désigna le prochain orateur : « Iloukenit, nous vous écoutons. Vos discours font régulièrement les délices de cette assemblée.» C’était un long corps maigre dans un pagne blanc. Il avait des sandales aux pieds, et pour seule parure un pectoral de jade triangulaire. Les veines et les artères du sorcier brillaient sous l’épiderme noir. « Ah ce sera bien difficile de vous convaincre que votre serviteur n’a pas trempé dans ce malheur. Tout accuse celui qui vous parle. Ne s’est-il point vanté d’entretenir un réseau de portails magiques grâce à la source du Pont? N’avait-il point conseillé que l’on installât un tel dispositif en lieu et place du monument prestigieux? N’avait-il point évoqué l’idée de conserver les formules permettant le pont d’ombre, provisoire mais suffisant? Ne doutait-il point de la compétence de Sijesuis, magicien provincial, honorable mais sans l’envergure nécessaire pour assumer à lui seul les responsabilités qu’un pouvoir négligeant lui confia? Ne l’avait-il pas qualifié un jour de triste valet de Sumipitiamar? Toutefois, il aurait préféré qu’on l’accablât du meurtre de son terrible familier, lequel se portait si bien, et qui est reparti sans être inquiété. Les lois de l’hospitalité, conjuguées à la peur de n’être point compris, l’auront empêché de faire son devoir. » Bellacérée sourit. Elle ne croyait pas à la culpabilité d’Iloukenit.

  « Sijesuis crevé? Pourquoi pas? Je ne l’aimais pas ! D’autant que créer un poison, une malédiction, c’est amusant. J’enrage qu’on ne m’en ait pas parlé! Mais le faire vraiment? En valait-il la peine? Bof… Autrefois j’étais partisan de le renvoyer à Sumipitiamar en plusieurs morceaux. On sut me convaincre que la capitale n’aurait jamais les moyens de nous contraindre, alors j’ai laissé repartir le petit scribouillard avec ses foutus accords. Est-il devenu plus dangereux aujourd’hui? Rrôô, je ne crois pas. On peut le laisser mourir tranquille. Pas la peine de s’acharner. Vous n’êtes pas sympas les gars. Dénoncez-vous! Ah-ah-ah! » Malgré ses atours de brocard, ses bagues et sa coupe d’or jamais vide, l’orateur affichait un air débraillé et sale. Il s’en servait pour provoquer plus de répulsion que de méfiance, en affectant un franc parlé odieux, croyant ainsi masquer sa vraie perversité. Ce maître des illusions se nommait Trominon.

  Le magicien assis à sa gauche se leva. De petite taille, il compensait par un visage grimé, expressif jusqu’à la caricature, et par une gestuelle extrêmement stéréotypée, accentuée par des gants jaunes. Ses habits très proches du corps s’ornaient de motifs en losanges, jaunes et noirs pour le gilet, de rayures jaunes et vertes pour la chemise, et de broderies vertes sur fond noir pour la culotte. Les bas de chausse étaient jaunes. Une collerette blanche faisait ressortir une tête hirsute. Ses parents l’avaient baptisé Nusiterbioutirisar (notre beau trésor). Hélas, c’était fort long, alors on avait l’habitude d’abréger, lui le premier. « Moi, Nusiter, je n’ai pas mis fin à ses jours. Et si nous abordions maintenant les vrais problèmes? Oui, on peut? Cette demoiselle s’est permis de déconnecter de nombreux magiciens respectables d’une source qui n’était pas à proprement parler interdite. Il est vrai que la procédure existe et qu’elle est garantie par Bellacérée. Mais est-il normal, à notre époque, moi je pose la question, qu’une magicienne à peine sortie de l’apprentissage puisse avoir accès aux formules du Pont? Hein? Cet incident appelle une réaction immédiate! Nous devons dresser une garde efficace dans le sphinx, et ne pas permettre que n’importe quel idiot puisse endommager les sortilèges, ou en faire un usage tyrannique. Oui : tyrannique! Arbitraire, injustifié! J’ai pris sur moi d’envoyer un démon sur place, avec les consignes strictes que la situation exigeait et exige encore, croyez moi! Or ce démon a peut être fait du zèle, ou alors il a été agressé, et donc il s’est défendu… Bref il faut nous concerter sinon nos créatures risquent de se battre, et forcément il y aura des perdants… C’est regrettable, mais ça montre bien que la mission de défendre le site ne saurait être confiée à un amateur ou à un sorcier mineur. J’espère aussi,  que vous mesurez tous les sacrifices personnels qu’implique cette responsabilité, que j’assume pour le moment gratuitement. Non, moi je ne demande rien en retour… sinon, j’ai pour philosophie personnelle de toujours favoriser les plus méritants, les plus capables… Je sais que cette attitude ne me vaut pas que des amis! Mais moi j’ai le courage de mes actes, des mes opinions! Or à notre époque la vertu dérange: si quelque maladresse a entraîné la disparition, vous voyez que je vous croie sur parole, de ce magicien, Sijesuis, lui-même assez maladroit, et bien moi, moi, je suis prêt à pardonner. Oui, à pardonner ; moi.» Nusiter se rassit.

  Un seul mage ne s’était pas encore exprimé. Il portait de l’orange brillant frangé de noir: bottes de cavalier, chausses noires, tunique à manches larges et col relevé derrière la nuque. Il avait donné à sa peau l’aspect de la pierre grise. Ses yeux brillaient comme du métal en fusion.

  « Je suis Esilsunigar, Œilsang dans votre langue, » dit-il à l’attention de Refuse. « Le Château Noir, que je représente, a envoyé une lettre à Sijesuis, voilà des mois. Il est possible qu’un maléfice s’y soit glissé, car les consignes le concernant ont pu être mal interprétées. Nous le regrettons. Nous déclarions dans ce courrier que nous avions le projet et la capacité de nous approprier dix pour cent de l’énergie du Pont Délicat. Logiquement, il n’était pas en mesure de nous en empêcher. S’il voulait garder le Pont, il devait déconnecter tous les autres magiciens. Nous ne nous préoccupons pas de l’ouvrage en lui-même, mais sa décision est logique, et permit d’ailleurs à notre opération d’aboutir. Il y a un an, ici même, nous eûmes une conversation avec vous Bellacérée. Vous pensiez que nos exigences n’étaient pas raisonnables. Mais maintenant elles le sont, par le fait que Sijesuis les a crues folles. Ainsi, Nusiter, votre démon pourra bientôt rentrer chez lui: des chevaliers d‘ombre vont le remplacer avantageusement. Ils sont partis de Sumipitiamar pour prendre le contrôle du sphinx : plus besoin de vos vertus.» Il frappa dans ses mains. Ce signal déclencha l’apparition d’un plateau en lévitation portant un livre à la couverture verte décorée de fins motifs dorés. Esilsunigar invita Refuse à le prendre: « Acceptez ce présent, comme marque de notre compassion. Vous y trouverez maints enchantements utiles. »

  Refuse voulut dire son indignation, mais les mots ne lui venant pas tout de suite Nusiter lui grilla la priorité: « Dix pour cent, mais c’est énorme! Si chaque membre qualifié de cette assemblée obtenait la même chose, non seulement le Pont disparaîtrait mais aucun autre sorcier n’aurait accès à la ressource. Je m’insurge! Et que réclame la capitale? Vous avez un accord avec eux, j‘en suis certain! »

  Vussiam enchaîna : « Je sais que l’excédent est de l’ordre de douze pour cent de l’énergie totale disponible. Or, les réalisations les plus ambitieuses dépassent rarement le demi pour cent. Aucune ne réclamait  plus d’un douzième du surplus. J’en déduis que vos projets se distinguent par leur ampleur. Que préparez-vous donc? »

  Esilsunigar répliqua: « Vous-vous inquiétez trop tard. L’affaire est réglée. Ce sera pour nous. Les chevaliers d’ombre auront besoin du Pont Délicat dans les années qui viennent. Sumipitiamar favorisera l’émergence d’un empire unifié dans le pourtour de la Mer Intérieure, en tirant parti du réveil récent du Dragon des Tourments.  Les sorciers de la capitale  s’imaginent qu’ils pourront affaiblir cette entité.»

  « Hé! Mais c’est aussi le projet de Présence! Il a négocié le cataclysme pour se faciliter le travail !» S’exclama Refuse, oubliant où l’ancien familier avait pioché l’idée.

Réfania voyait les choses autrement: « La ruse de ton maître étant devenue quasi légendaire, je ne serais point surprise qu’il feignît de céder, alors que le familier demandait ce qu’il voulait. Sijesuis travaillait pour la capitale avec la complicité de notre chère Bellacérée. Non que j’y trouve à redire, notez bien.»

  Refuse fronça les sourcils: « Comment expliquez vous que personne ne l’ai protégé alors? » On ignora sa question.

  Iloukénit pensait tout haut: « Donc : les chevaliers de Sumipitiamar contrôlent le Pont Délicat, pendant que le Château Noir fait main basse sur l’essentiel de l’énergie excédentaire. Question : comment ferait Esilsunigar pour empêcher les soldats sorciers de lui couper les vivres, le cas échéant ? Sont-ils à ses ordres ? »

  Nusiter s’emporta : « Nous sommes trahis! Nous sommes trahis ! Que nous importe l’empire? Liguons-nous contre le Château Noir!»

  Bellacérée: « Oubliez-vous d’où je viens Nusiter? En préservant le Pont Délicat nous rétablirons les routes commerciales avec la Terre des Vents. Si vous les laisser se refaire sans nous, ils seront un jour des adversaires bien plus redoutables et rancuniers que nos ténébreux voisins. Les tragédies du passé se répèteront. »

  Pirulisénésia objecta: « Trop lointain tout ça : il y en a pour des siècles! Qui a parlé d’installer des portails magiques des deux côtés du canyon? »

  S’efforçant de ramener la discussion au meurtre de Sijesuis, Refuse insista: « Je ne crois pas à la mort accidentelle de mon maître. Vous êtes responsable Esilsunigar! Si vous comptiez sur mon travail, pourquoi Dents-Blanches m‘attendait-il dans la Lande Déserte?»

  Mains sur les hanches, le sorcier la regarda droit dans les yeux, et répondit sur un ton neutre: « Je n’en sais rien. Il nous importait que Sijesuis ré-enchantât le Pont Délicat, afin d’engager la responsabilité du Garinapiyan, et parce que nous savions qu’il ne succomberait pas au sortilège des épées mis en place par Bellacérée. C’est en cela que votre contribution a de la valeur, puisque vous avez pris le relais. Mais il est possible que quelqu’un ait cherché à limiter l’implication de Sumipitiamar, ou que l’émissaire ait poursuivi des buts personnels, ou encore qu’on ait voulu saboter l’opération. Je m’emploierai à résoudre ce mystère: nos adversaires nous ont-ils doublés ou avons-nous été trahis ?» Une idée vint à Refuse : « A quel moment comptez-vous faire main basse sur l’énergie du pont ? Vous ne pouvez ignorer que certains sorciers ont déjà rétabli leur lien avec la source. 

_ En effet, d’ailleurs l’un d’eux était des nôtres. Par lui nous avons pris le contrôle des dix pour cent que nous convoitions. Les indépendants ont deux pour cent à se partager. Certains sont des alliés, la plupart sont des mages neutres, dont nous n’avons rien à craindre. Voyez-vous, l’influence du Château Noir s’étend au-delà de la région enchantée. »

Iloukénit dévisageait Esilsunigar. Sous l’effet de la colère, l’arborescence de ses vaisseaux sanguins apparaissait dans tous ses détails: « Quel sac de nœuds! Vous avouez le cynisme de vos intentions, puis vous prétendez vous absoudre de leur exécution! Comment vous faire confiance ? A quoi bon discuter encore ? Esilsunigar, je vous laisse vos bénéfices dans cette affaire, et ne vous envie pas. La cause méritait un débat, pas une empoignade. Sachez que l’Île des Nuées ne prendra parti que si on l’agresse. Bonne chance à ceux qui restent! » Iloukénit utilisa un charme de transfert plus puissant que la Porte de Verlieu : une sphère d’ombre l’engloba soudain, puis se rétrécit jusqu’à disparaître. Désormais, il pouvait se trouver n’importe où.

  Pirulisénésia ne s’attarda pas non plus. La sorcière des Steppes convoqua un portail magique, et s’en alla. Refuse aurait aimé la retenir. Ni Pirulisénésia, ni Iloukénit ne partageaient son point de vue, néanmoins tous deux lui avaient paru  sages à leur manière. Leur départ n’augurait rien de bon. « Deux de moins! »  Commenta Trominon. « Ils vont s’entendre dans notre dos, vous allez voir, » insinua Nusiter. « Rassemblons nos forces! Vous n‘allez pas leur laisser la maîtrise du Pont! Trominon! Réfania! Vussiam! »

  Ce dernier réagit sans conviction: « Je veux bien aller demander des éclaircissements à Sumipitiamar… »

  Mais Nusiter ne sortait pas de sa logique conflictuelle: « Attendez! Qui nous dit que vous n’allez pas nous abandonner? Moi, je pense que nous devons agir ensemble. Envoyons-la, elle, avec un message et prenons Esilsunigar en otage.»

  Par « elle », il désignait Refuse. La jeune magicienne, qui ne goûtait pas l’attitude de Nusiter, répliqua: « Non, ma mission est finie. Je n’ai plus rien à voir avec vous. Souvent j’ai voulu des explications. Aujourd’hui je suis gâtée, et pourtant je ne sais toujours pas si j’ai bien agi, si mon maître avait raison, si détruire les cités était… Ah! » Une douleur fulgurante lui transperça le dos et l‘abdomen. Le souffle coupé, Refuse s’effondra. Entre son corps à terre et le portail enchanté, Dents-Blanches souriait sardoniquement en nettoyant la lame de sa dague.

  Les deux parties de l’Horreur des Vents jaillirent de la mourante, comme deux vapeurs crépitantes.

  L’esprit fusionna avec le principe d’action. Cela se traduisit d’abord par une aura pourpre, accompagnée d’un sifflement semblable à un appel d’air. Le bruit s’intensifia rapidement pendant que des tourbillons noirs jaillissaient du point de fusion. Devinant un danger imminent, Vussiam convoqua à la hâte une barrière de force. Simultanément, Diju enferma le corps de Refuse dans un cristal bleu clair, car la jeune femme n’était pas du bon côté de la protection. Alors la tempête se déchaîna, déchiquetant instantanément Dents-Blanches, Esilsunigar et Nusiter. Trominon eut à peine le temps de produire dans l’esprit de l’Horreur de terribles hallucinations, juste avant d’éclabousser les murs avec les lambeaux de son corps lacéré. La créature occupa tout l’espace disponible, cherchant une issue au cauchemar géométrique qu’était pour elle la salle de réunion. Puis, le sortilège de Trominon agissant, elle se crut dans un labyrinthe, contenu dans une pyramide qui se rétrécissait. Pour les observateurs extérieurs sa trajectoire devint très étrange pendant un moment, et l’on pu croire que l’explosion se contractait. Bellacérée mit ce temps à profit pour réfléchir. Dès qu’elle serait de nouveau dans son état normal l’horreur s’engouffrerait dans le portail magique, la seule issue possible. Partant de l’hypothèse qu’il serait rapidement découvert, Bellacérée se transféra directement vers sa destination : la tour octogonale. Diju s’abstint de tout contact psychique avec l’abomination. Bientôt l’hallucination s’effilocha. Les murs furent de nouveau abrasés. Lorsque le tourbillon mortel s’engouffra dans l’ouverture magique,Bellacérée le piégea dans l’espace transitoire. Plus tard, il faudrait de nouveau dissocier l’esprit et le principe d’action de l’Horreur des Vents, mais l’archi-magicienne avait paré au plus pressé. Son diadème d’opale lui permettant de communiquer à distance, elle informa ses pairs du succès de son action.

  Vussiam cessa son champ de force. Réfania alla se pencher sur le cristal bleu. La gangue minérale était craquelée de partout. La tempête lui avait arraché de gros éclats, qu’on retrouvait plantés dans les murs. « Libérez la, je m’en occupe, » dit-elle à Diju. « J’ai rarement vu un gâchis pareil, » commenta le magicien. Il se plaça à la limite exacte des deux parties de la salle, celle qu’il avait protégée et celle complètement ravagée. Le contraste était radical. Vussiam reporta son attention sur le groupe des femmes: une vivante, une stationnaire depuis des siècles, et la plus jeune au statut incertain. Réfania s’employait à la tirer du côté de la vie. « Elles s’en sortent mieux que les hommes, » jugea-t-il, « à l’exception de ce cher Esilsunigar. La métempsychose étant sa spécialité, nous le reverrons. »

Réfania.

  Réfania aida Refuse à se relever, puis l‘amena dans la zone épargnée. « Que d’émotion ! Mais vos ennuis sont terminés. J’ai refermé votre blessure. Venez avec moi. Je vous enlève! » Déclara-t-elle. Ignorant l’objection naissante de Refuse, elle la saisit, et en un instant la transporta dans sa demeure. On se serait cru au cœur d’une forêt luxuriante. L’architecture apparaissait par fragments rares à travers une végétation proliférante, d’où émergeaient  des chaos rocheux, des chutes d’eau, des grappes de fleurs, et des nuées d’insectes colorés. Cependant tout ce qui était humain tenait la « nature » à distance. Ainsi les livres cachés parmi les plantes, ou à moitié enfuis dans l’humus, ne pourrissaient pas. Ils étaient préservés des taches de moisissures. Le grand lit ne tolérait que le renard familier : les autres animaux ne l’approchaient pas. Par ailleurs, serpents et  araignées, frelons et mouches faisaient un détour plutôt que de croiser les magiciennes. « M’en voudrez vous si j’ai pris un peu de votre sang? » Demanda Réfania en exhibant soudain une fiole contenant le précieux fluide.      « Pourquoi vous en vouloir? Pourquoi mon sang? 

_ Regardez. » Elle fit boire son familier, jusqu‘à la dernière goûte. « M’aimez vous Refuse? J’ai un immense besoin d’être aimée! La violence m’a mise en appétit.

_ C’est que je vous suis reconnaissante pour ma vie, mais je ne suis nullement attiré par vos charmes. Et de toute façon, je ne suis pas une sentimentale. 

_ Si vous acceptez la vie, prenez le reste avec. Vous avez fait le plus dur. 

_ La vie crée la condition du rejet, » répliqua Refuse.

Son hôte poursuivit : « Quelque part sous ses racines j’ai rangé une potion merveilleuse. Je puis me faire homme le temps qu’il vous plaira. Je ne suis pas mal du tout, vous verrez… 

_ Ce n’est pas cela… Nous sommes personnes de pouvoir…

_ Justement j’arrive toujours à mes fins, et comme j’admire votre esprit et que j’ai besoin d’un corps afin de l’exprimer, voyez! » Le familier grandit et se transforma en Refuse nue. Réfania tomba la robe et enlaça la doublure. Refuse regarda un moment. Mais quand elle estima s’être assez instruite, elle se détourna de la scène et partit explorer les alentours. Des lianes opportunes permettaient de grimper vers les étages. Elle trouva une cascade et un bassin propices à la baignade. L’écosystème lui fit de la place. La température de l’eau était agréable, et quand elle en sortit tout le liquide se dépêcha d’abandonner sa peau. Les ébats ayant cessé, elle retourna auprès de la maîtresse des lieux. L’image de son corps se laissait caresser comme un animal domestique. « Il vous manque l’essentiel,» dit Refuse. « Pas du tout puisque vous êtes présente, rôdant dans les parages, troublée sans doute, mais fidèle à ce que vous avez décidé d’être. Révolte et soumission, peau physique et peau psychique, je touche à tous vos extérieurs.

_ Quand pourrais-je repartir? 

_ Si tôt? Pour aller où? Quel problème urgent vous appelle? N’avez vous pas rempli votre mission? Est-il déjà temps de vous oublier dans les affaires du monde? Restez mon invitée, Refuse. J’ai votre double, je ne vous toucherai pas. Reposez vous, apprenez les sortilèges que vous pourrez. Je vous réserverai un espace, sans quoi nous nous déchirerions. Amusez vous à trouver la sortie: ce ne sera pas très difficile. Et quand ma passion sera morte, ce qui finit toujours par arriver, promettons-nous de ne pas nous agresser mutuellement. Le Pont Délicat a cristallisé des tensions qui existaient depuis toujours. Elles vont très prochainement éclater ça et là. Dites-moi de quoi vous serez sûre une fois dehors? »

  Après mûre réflexion, Refuse annonça, qu’elle acceptait l’hospitalité de Réfania pour une durée de sept jours. Ensuite elle quitterait les Palais. Ce fut enrichissant. La demeure de la guérisseuse était une chose fascinante et elle apprit beaucoup en sa compagnie, concernant des sujets très variés, et particulièrement celui qui lui tenait le plus à cœur, de sorte que sa liste de sortilèges s’accrut considérablement.

  Mais le dernier soir Refuse alla rejoindre Réfania. Elle lui demanda de se changer en homme le temps que dureraient  leurs étreintes. Les deux êtres s’aimèrent. Lorsque Refuse s’éveilla, au terme d’un long sommeil, son hôte était parti. Le renard familier l’informa que sa maîtresse avait été appelée à un conseil. La magicienne se rhabilla, mangea, puis remplit son sac à dos de victuailles.  Elle laissa sur le lit un mot de remerciement ainsi qu’une broche précieuse ramassée sur l’Île des Tourments, en guise de souvenir.