Chapitre un : Les Contrées Douces.
L’émissaire.
Les étoiles reculaient devant le bleu profond annonciateur de l’aube. Depuis l’horizon, la lueur naissante gagna peu à peu en intensité. Les premiers rayons du soleil dorèrent les toits de Finderoute, tandis que les rues du village restaient dans la pénombre. Les lucarnes se teintèrent de rose. Dans une mansarde louée, la silhouette mate d’un corbeau s’anima. Sitôt réveillé, l’oiseau balaya la chambre de ses yeux sombres et froids. L’examen terminé, il croassa, comme son maître le lui avait ordonné la veille. L’homme émergea au troisième appel. Il bailla, cligna des paupières et sourit à son animal familier. L’expression se voulait avenante, bien qu’elle trahît une cruauté de principe. L’homme se leva, fit un brin de toilette, puis enfila des pantalons, une chemise et un gilet. Il chaussa des bottes de cavalier, et se protégea d’un pourpoint de cuir, qu’il boutonna soigneusement. Ses mains ajustèrent à ses hanches une large ceinture d’où pendait une rapière. Enfin l’homme jeta une grande cape sur ses épaules, et saisit un chapeau à large bord. Puis en s’efforçant de ne pas faire grincer le parquet, le spadassin descendit manger, le corbeau le précédant dans l’escalier. L’aubergiste avait déjà tout préparé, mais ne s’était pas attardé dans la salle. De toute façon, le voyageur avait payé d’avance. Pendant que l’oiseau finissait son bol de grains, le cavalier alla seller son cheval. Finderoute ne méritait plus son nom. Désormais un chemin traversait la lande déserte qui s’étendait à l’ouest du bourg. L’objectif de l’étranger se trouvait au delà: un village nommé les Patients, qu’il atteindrait bientôt au terme d’un long périple. Ensuite, il lui faudrait repartir dans l’autre sens… On aurait pu imaginer plus court, mais le trajet suivi lui avait épargné une multitude de dangers. Dans son dos, le soleil continuait son ascension, éclairant des bruyères, des champs de blé sorti de terre depuis peu, de jolies maisons à colombage, des pommiers, une colline surmontée d’un manoir, et plus loin, par delà une plaine désolante, une ligne d’inquiétantes montagnes.
Le cavalier se remémora ce qu’on lui avait raconté concernant Sijesuis. Le bonhomme était un sorcier compétent, mais pas une pointure, si on le comparait à ses homologues les plus experts du Garinapiyan. Il gagnait sa vie en négociant des contrats et des traités, et veillait à leur application le cas échéant. Son œuvre maîtresse avait été un accord, signé vingt ans auparavant, tentant de limiter les excès des mages les plus puissants. L’idée même d’un tel document faisait ricaner le voyageur. Ensuite, Sijesuis avait encore mis son grain de sel dans différentes affaires impliquant des sorciers du Garinapiyan, notamment le Pont Délicat, puis il s’était établi à l’ouest des Contrées Douces. Depuis il avait développé un large réseau de relations et de sympathie à travers toute la région. Mais il vivait seul et sans protection. Par conséquent, le cavalier ne s’attendait pas à rencontrer de grandes difficultés.
Il entra dans le village. Les belles maisons, propres et espacées, donnaient un sentiment de prospérité et d’intégrité, aux antipodes des sombres ruelles où le spadassin avait forgé son caractère. Il reconnut les vergers, dont l’aubergiste de Finderoute avait parlé, la veille, en lui racontant l’origine des Patients. En avançant dans la rue principale il nota le manoir dominant la colline, à cinq cents mètres environ, situé à la fois hors de la communauté et assez près pour s’y rattacher : son but. Dans le lointain, à une trentaine de kilomètres, commençaient les fameuses montagnes marquant la limite du monde habité. Le cavalier éprouva le sentiment d’angoisse diffuse qui en émanait.
L’homme avait été instruit en ces matières. Les Montagnes de la Terreur appartenaient à une catégorie de phénomènes hérités d’un passé enfui. Ceux-ci compliquaient les voyages et les communications, quand ils ne menaçaient pas ses contemporains dans leurs existences mêmes. Avec cette idée en tête, il avait jugé préférable de prendre le bateau, plutôt que d’endurer une longue chevauchée via maintes régions peu attrayantes. En contournant le continent par l’est, il avait pu faire escale dans les ports animés du N’Namkor. Il avait aussi évité la Mer Intérieure si mal fréquentée, y compris pour une âme aussi noire que la sienne. De même s’était-il épargné la traversée suicidaire de la Terre des Vents. Son navire l’avait déposé au sud d’une région paisible, rationnelle et industrieuse, guère sujette aux brigandages et autres périls. Le cheval s’arrêta sur la place au milieu du village. Le messager eut un sourire sardonique en considérant l’inévitable arbre vénérable qui trônait au centre, et la non moins prévisible fontaine, juste à côté. Il avait des dents très blanches, qui ressortaient derrière des lèvres grises, comme toute sa carnation. Cela affectait aussi son cheval, et son familier. Ce dernier se percha sur une branche, pendant que le sorcier faisait boire sa monture. Après quoi, il fit signe au corbeau de le précéder au manoir. L’oiseau vola en direction de sa cible. Il y fut rapidement et croassa en tournant autour. Les villageois qui virent passer le spadassin se firent la réflexion que rien de bon ne pouvait venir d’un personnage aussi sinistre. Pourtant, Sijesuis était à bien des égards plus inquiétant d’aspect, mais ses manières apaisaient, là où celles du visiteur trahissaient une violence latente.
Refuse observa le messager monter la pente de la colline, en notant qu’il était armé. Lorsqu’il fut à portée de voix elle ouvrit une fenêtre pour s‘enquérir de ses intentions. Le cavalier prit la parole: « Mon nom est Alibadénite, Dents-Blanches dans votre langue. J’ai sur moi une lettre que je dois remettre en mains propres à Sijesuis. » C’est le chat Présence, qui transmit l’autorisation d’ouvrir. La jeune femme referma la fenêtre, puis descendit les escaliers, le félin sur ses talons. Elle fit entrer Dents-Blanches. Ce dernier, avant de franchir le seuil, la gratifia d’un regard insistant. Refuse était jolie, plus petite que la moyenne. Son visage était harmonieux, encadré par des cheveux coupés au niveau des épaules. Elle portait une jupe longue gris sombre et un gilet assorti en laine, par-dessus une solide chemise blanche, aux manches larges resserrées aux poignets. Le cavalier la dépassait d’une tête. Il affichait une certaine assurance quoiqu’il ne fût probablement pas beaucoup plus versé qu’elle dans le grand art de la magie. Sa peau était à peine plus sombre que celle de Refuse. Celle-ci durcit son regard et se raidit pour faire comprendre au visiteur que sa manière de la dévisager ne le mènerait à rien. Le chat miaula depuis l’escalier. Présence montra le chemin à Dents-Blanches, pendant que Refuse fermait la marche en tenant un long bâton en main.

Le messager ne s’en formalisa pas. Il pénétra dans la bibliothèque, pendant que le félin bondissait sur son fauteuil favori. Devant Sijesuis, il se contenta de saluer et de tendre la missive. Le mage lui indiqua d’abord un guéridon. Dents-Blanches y posa la lettre cachetée, et s’immobilisa en croisant les bras. « Cette chose porte un enchantement », déclara Sijesuis. « Oui, je l’ai perçu aussi. Assez fort, dirais-je même. Mais je n’en connais pas la nature », commenta le cavalier, avant d’ajouter : « Les mages des Palais Superposés aiment assez créer des effets amusants, ou protéger la confidentialité de leurs échanges. Je ne serais pas surpris que vous seul puissiez ouvrir et lire ce courrier.
_ J’ai en effet l’habitude de ce genre de précautions. Vous a-t-on informé de la teneur générale du texte ?
_ Non, d’aucune sorte. Je pense qu’on a fait appel à moi parce que j’étais disponible à ce moment là, et parce que je sais parler votre langue. Ce n’est certainement pas l’auteur de la lettre qui me l’a confié.
_ Vraiment ?
_ Un lutin familier me l’a tendu, avec une bourse afin de couvrir mes frais, et, en prime, une salve de menaces pour m’inciter à me hâter. L’essentiel de mon voyage s’est fait par bateau. Comme il a duré des semaines, je pense que votre correspondant n’est pas pressé. »
Sijesuis prononça une formule en levant la main droite. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles le mage guetta une réaction. Mais comme rien ne se produisit, sous les regards du messager, du chat et de son associée, il saisit enfin la lettre de ses mains finement gantées. Puis il prit son temps pour décacheter, déplier, et lire. Refuse ne remarqua rien d’anormal. Ensuite son maître replia le papier et le rangea dans une poche intérieure de son vêtement. « Avez-vous mangé Dents-Blanches? » Demanda-t-il sur un ton attentionné. « Je me restaurerai au village. Je repars tout de suite,» répondit l’intéressé. Sijesuis: « Comme il vous plaira. Merci pour ces nouvelles. Elles concernent le Pont Délicat. Vous connaissez? » Dents-Blanches: « C’est possible… Mais ma mission ici est terminée. Si vous le permettez… » Il fit un pas en arrière pour amorcer son départ. « Je vous en prie, » conclut Sijesuis. Refuse raccompagna le messager. La magicienne poussa le battant de bois épais et ferré un peu plus vite qu’elle ne l’aurait fait avec un visiteur ordinaire.
La mission.
La magicienne verrouilla la porte. Ensuite, elle alla vérifier les provisions du manoir. Puis elle relut les sortilèges qu’elle connaissait. Après quoi, elle se plongea dans l’étude d’un nouveau sortilège, qui lui résistait depuis des jours. Ces activités ordinaires l’occupèrent pendant trois heures, et chassèrent de son esprit le souvenir désagréable de la visite du spadassin. Elle commençait tout juste les préparatifs du repas de midi lorsque Présence l’appela depuis la chambre du maître. Refuse fronça les sourcils : d’habitude elle n’y venait jamais, pas plus qu’il ne l’aurait dérangé dans la petite pièce où elle dormait. Sijesuis s’était allongé sur son lit. Il fit signe à Refuse qu’elle pouvait s’asseoir. Quand elle fut installée, le magicien lui parla d’une voix très calme et posée, mais on sentait une tension, un souffle plus court qu’à l’accoutumée: « Le message de ce matin annonçait deux choses : que le Pont Délicat est menacé de disparaître, et ma mort prochaine. La magie que j’ai sentie et neutralisée n’était qu’un leurre. Une chose bien pire se dissimulait dans l’encre. Mes talents n’ont pas suffit à la repérer. Je savais que tout le monde ne m’appréciait pas, mais j’étais loin de me douter qu’on hâterait ainsi mon trépas… Quelle mesquinerie ! Je compte me mettre en sommeil pour ralentir le processus. Ma chambre sera scellée dès que tu l’auras quittée, et la demeure sera protégée par un enchantement, afin que je ne sois pas dérangé. Voici une pierre de vie: elle permet de soigner les blessures. C’est grâce à un objet similaire que je peux encore te parler. Tu dois pour t’en servir la serrer fort dans ta main. Je te confie également une bourse remplie de pièces d’argent que tu remettras à qui de droit: mademoiselle Éclose qui vit à Finderoute, au-delà de la Lande aux Bruyères. Tout est inscrit sur ce parchemin: c’est ta mission. Elle te conduira très loin d’ici, dans des conditions moins plaisantes que celles dont a bénéficié ce Dents-Blanches. Lui, a pu éviter les régions dangereuses, alors que tu seras obligée de passer en plein dedans. Tu dois tout accomplir dans l’ordre indiqué. C’est périlleux mais cela te permettra de progresser et de te faire une place dans le monde. Présence t’accompagnera et t‘aidera. Il te fera profiter de son expérience. Rester ici ne te donnerait qu’un répit, je le crains. Un jour tu serais effacée sans comprendre pourquoi, et probablement par des gens ne sachant pas ce qu’ils font… Obéissant à des maîtres croyant savoir. Dents-Blanches est un modèle du genre. Tu es une personne mystérieuse, Refuse, mais au cours de ton apprentissage tu m’as montré certaines qualités sur lesquelles je puis compter, en plus de toutes celles qui sont communes aux habitants des Patients. Tu as de l’esprit. Tu sais prendre des décisions. Tu es souple et rapide. Tu devrais y arriver, en étant prudente. Alors, acceptes-tu? »
L’état de son maître ne lui permettant pas de poser trop de questions, Refuse prit le parchemin et le lut une première fois:
1/ Donner une bourse remplie d’argent à mademoiselle Éclose, vivant à Finderoute.
2/ Porter une lettre au marchand Fuyant, toujours en mouvement.
3/ Trouver un sortilège intitulé « Porte de Verlieu », sous la Terre des Vents.
4/ Réveiller le Dragon des Tourments, fléau de la Mer Intérieure.
5/ Ré enchanter le Pont Délicat des Montagnes Sculptées.
6/ Faire connaître à Bellacérée des Palais Superposés que Sijesuis est mourant.
La magicienne relut les instructions en se livrant à une rapide estimation des difficultés. Les objectifs du début de la liste paraissaient faciles à atteindre : Finderoute se trouvait à quelques heures de marches, et Fuyant était une personnalité des Contrées Douces. La jeune femme partirait à la découverte de son pays. L’inquiétude montait d’un cran à la mention de la Terre des Vents. Il était notoire que la violence des tempêtes permanentes forçait les habitants à vivre sous terre. Ce point mis à part, on ne lui demandait rien d’insurmontable. D’ailleurs Sijesuis s’était rendu plusieurs fois là bas : il connaissait des accès sûrs. En revanche, il ne s’était jamais vanté d’avoir réveillé un dragon. « Le fléau de la Mer Intérieure, ne préférez vous pas le laisser dormir ? » Demanda Refuse. Son maître soupira : « Non, il faudra le réveiller… Après tu t’en iras… Vite… Loin… Simplement le réveiller… Puis partir, par la Porte de Verlieu…
_ Sijesuis va s’endormir, que décides-tu ? » Demanda Présence. Le chat poursuivit : « N’ai crainte Refuse, je serais toujours à tes côtés pour t’aider. Le dragon fait un peu peur, mais personne ne te demande de t’exposer inutilement. Faits moi confiance. Tout se passera bien. »
Refuse accepta la mission. Elle n’oublia pas la pierre de vie et remercia Sijesuis pour sa prévenance. Présence sortit le premier de la chambre. Refuse regarda pour la dernière fois son maître. Une lampe au plafond diffusait une lumière verte. Tout paraissait très sombre. Pour sortir elle passa devant le portrait d’une belle inconnue. Il avait toujours été là, accroché au dessus d’un buffet, mais Refuse n’avait jamais osé demander qui il représentait. La peinture faisait face à la porte, non au lit. La jeune magicienne passa le seuil. Sitôt qu’elle eût refermé, elle entendit le son du verrouillage. De l’extérieur on ne distinguait plus la porte du mur. Refuse ferma les volets du manoir. Elle alla dans la bibliothèque pour rassembler cartes et descriptions des régions qu‘elle visiterait. Puis elle prépara ses affaires et des provisions pour le voyage. Elle prit un bain. Elle mangea. Elle se coucha. Elle fit ses adieux au manoir le lendemain matin.
Il était tôt. Refuse descendit la colline et passa entre les arbres fruitiers. Ensuite elle traversa le village, ne faisant halte que pour parler à ses parents. Elle leur expliqua qu’elle partait pour longtemps. Elle avait, disait-elle, franchi une étape, mais Sijesuis aussi. D’ailleurs, il ne fallait pas le déranger. À compter de ce jour, le manoir serait dangereux.
Ses parents la mirent en garde contre les périls du voyage. Ils lui dirent leur fierté qu’elle fût devenue une vraie magicienne. C’était grand dommage qu’elle ne restât pas au village, où elle aurait pu contribuer à faire la fortune de la communauté. Enfin, rien ne s’opposait à ce qu’elle revînt, une fois sa tâche accomplie. Et d’ailleurs, peut-être trouverait-elle un compagnon au cours de ses pérégrinations…
Présence l’attendait dehors. Il escalada la magicienne et prit ses quartiers au niveau des épaules et du sac à dos, ajoutant quatre kilogrammes à la charge totale. « Autant m’y habituer tout de suite, si je dois le porter sur des centaines de kilomètres, » se dit la jeune femme. Même à pied, Refuse dépassa rapidement la limite des champs. Elle entra dans la Lande aux Bruyères sans appréhension. Le chemin lui était connu car le village de Finderoute était la seule destination proche pour les gens des Patients. Donc, l’ayant déjà parcouru plusieurs fois, elle se sentait encore chez elle au milieu des massifs de bruyères. Mais Présence mit bientôt un terme à ce sentiment trompeur.

Alors qu’elle buvait un peu d’eau de sa gourde le chat prit la parole pour la première fois depuis leur départ. Il avait un timbre agréable et suggestif, donnant l’impression qu’il pensait toujours quelque chose de plus que ce qu’il disait. « Vois-tu le corbeau là haut? Nous sommes repérés. » Elle referma le flacon et le rangea dans sa besace en fixant le ciel. Effectivement un oiseau noir tournait dans l’azur. « C’est le familier du messager d’hier », précisa Présence. « Et sois sûre qu’il nous observe. »
Refuse acheva le raisonnement d’elle-même. Le chat était fiable. Il avait une excellente vision, et connaissait son boulot. Que faisait-il dans la lande, ce Dents-Blanches ? Il aurait fallu trois bonnes heures de marche pour revenir aux Patients. Et la même chose pour atteindre Finderoute. Les conditions d’une embuscade étaient donc réunies. Elle chercha vainement le cavalier parmi les étendues de bruyère. Il pouvait être n’importe où, caché par des rochers ou des arbustes. Peut être employait-il un charme de dissimulation. Or, il n’était pas question de lui laisser l’initiative. Les duels entre sorciers donnaient souvent raison au plus rapide, tant il était difficile de se soustraire aux effets d’un sortilège. Pour sa sécurité Refuse devait se préparer au pire. « Je vais tenter une stratégie d’évitement », proposa-t-elle.
Présence pensa que ce serait voué à l’échec, puisque l’autre avait un cheval, et que la surveillance du corbeau ne pourrait être déjouée. Mais il laissa Refuse quitter la route à quarante cinq degrés vers le sud, parce que cette méthode permettrait d’avoir confirmation des intentions de Dents-Blanches. Et effectivement, il vit le corbeau aller et venir selon un axe indiquant la nouvelle trajectoire choisie par la magicienne. Il fit immédiatement part de ses observations à Refuse. L’inquiétude de la jeune femme monta d’un cran. Elle persista un moment à marcher dans la même direction, puis s’arrêta pour constater par elle-même l’attitude de l’oiseau. Alors, baissant les yeux elle vit le cavalier, d’abord sur le chemin, venant de l’est, ensuite manœuvrant comme pour lui barrer la route. S’il avait eu des intentions amicales, il aurait envoyé son familier au devant d’elle afin d’établir le contact, se dit Refuse.
Que pouvait-il lui faire? La tuer ou la soumettre à un charme de contrôle mental, puis abuser d’elle. Voler la bourse confiée par Sijesuis. Exiger qu’elle lui communique le contenu de sa mission. Ou lui soutirer l’information, la dépouiller, la violer, et finalement la tuer. Donc, elle supposa, que s’il disposait d’un sortilège assez fort pour l’incinérer à distance, il ne s’en servirait pas tout de suite. Il fallait le laisser venir assez près pour le neutraliser. Elle repéra ici d’épais buissons, et là des rochers suffisamment gros pour offrir une couverture. Elle demanda à Présence de détourner l’attention du corbeau, en partant vers le nord, en direction de la route, pendant qu’elle attirerait le cavalier au sud.
Effectivement l’oiseau se focalisa sur le chat, tandis que Dents-Blanches éperonnait son cheval. Refuse courut dans les bruyères. Le sac à dos ne la gênait pas autant que les irrégularités du terrain. Elle passa entre deux grandes pierres, mais ne se cacha pas derrière, bien que c’eût été sa première intention. Non, elle avança encore cinq mètres, avant de faire volte face au milieu de la végétation printanière. Là, elle reprit son souffle, en fixant son poursuivant qui se rapprochait rapidement. L’idée était de mettre à profit le moment où le cheval négocierait l’obstacle, soit en sautant par-dessus, soit en le contournant.
Dents-Blanches fit bondir sa monture. Il avait manifestement préparé un sortilège, mais à ce moment précis, Refuse, plus stable que lui, prononça la formule de l’endormissement, en prenant le cheval pour cible. L’animal s’effondra dans l’instant, entraînant son cavalier dans sa chute. Alors, la jeune femme se précipita, franchit les quelques mètres qui les séparaient en brandissant son long bâton, et l’abattit sur la tête de son adversaire! Ce dernier ne put rien faire pour éviter le coup.
Ensuite, elle eut plusieurs fois recours à un sort mineur de paralysie. Elle visa d’abord la mâchoire, puis les jambes, puis les bras. Elle ligota tout de même le spadassin. Trouvant sur lui un peu d’argent, elle en prit la moitié, et un petit grimoire de mage, duquel elle détacha avec soin les pages détaillant les sortilèges qu’elle ne connaissait pas. En la voyant faire, Dents-Blanches souffrait intérieurement. Refuse montra un intérêt tout spécial pour celui qui s’intitulait « persuasion », doux euphémisme pour signifier un assujettissement temporaire. Il confirmait ses soupçons. Mais il s’agissait d’un classique très utile. Sijesuis lui en avait souvent parlé, pour la mettre en garde, et pour lui apprendre des méthodes de résistance. Il était évident qu’il l’avait dans son répertoire, mais le magicien avait été réticent à lui enseigner la formule.
Elle jeta à Dents-Blanches un regard de biais, rancunier et féroce. L’intéressé craignit pour sa vie ; d’autant que les familiers les avaient rejoints. Le corbeau gardait ses distances pendant que Présence se faisait caresser. Tout en ronronnant bruyamment, le conseiller fidèle donnait son avis: il fallait peut-être tuer le messager, ou alors lui briser les jambes, ou lui crever les yeux. De cette manière, la jeune femme n’aurait plus rien à craindre. La magicienne n’avait pas l’intention de se laisser influencer par le chat. Cependant, jugeant qu’il n’avait pas entièrement tord, elle réfléchit à une autre solution. Refuse mit dans la balance, d’un côté des soupçons fondés, que les circonstances avaient rendu invérifiables, et de l’autre, une mort ou des mutilations définitives, qui la désigneraient comme le bourreau dans cette affaire. Les liens avaient pris le relais de la paralysie depuis longtemps, mais très sagement, Dents-Blanches préféra se taire.
Refuse lui dit: « Je veux que tu rappelles ton corbeau. Je le mettrai dans un sac, et le laisserai partir lorsque j’aurai atteint Finderoute. Il viendra alors te libérer si tu n’y es pas arrivé par toi-même. Mais tu dois faire serment de ne pas me suivre, de ne pas entraver ma mission, de ne pas attenter à ma vie ou participer à une entreprise visant à me blesser, me tuer ou m’outrager. Sinon autant écouter Présence et te liquider tout de suite. » Évidemment Dents-Blanches fit le serment attendu. Le corbeau protesta quand il sut qu’il devrait entrer dans le sac, mais se résolut à obéir à son maître. Refuse ne s’attarda pas davantage. Elle avait encore plusieurs heures de marche devant elle. La jeune femme tenta de réveiller le cheval. Déjà, ce fut laborieux. Mais ensuite, la pauvre bête la porta sur deux cents mètres, puis s’immobilisa, debout, ayant replongé dans le sommeil. Les effets du charme dureraient encore longtemps. N’ayant pas le cœur d’achever l’animal, Refuse repartit d’un pas énergique, libérant dans l’effort la tension accumulée lors du combat.
La magicienne parvint à Finderoute en fin d’après midi. Devant les premières maisons, elle relâcha l’oiseau sous le regard réprobateur du chat. Le village était plus gros que Les Patients. Refuse n’y connaissait presque personne. Mais elle se souvint d’avoir été une fois dans un magasin de tissus avec sa mère. Elles avaient été bien accueillies. D’habitude les cultivateurs confectionnaient leurs habits eux-mêmes, mais à cette époque sa mère recherchait quelque chose de spécial.
Tout lui parut plus petit que dans son souvenir. Refuse reconnut à peine la vendeuse. Néanmoins, elle se présenta. « Bonjour madame, je m’appelle Refuse. Je viens des Patients. Le magicien Sijesuis m’a confié une chose importante à remettre à mademoiselle Éclose. Pourriez-vous me dire où la trouver, s’il vous plait ?» Effectivement la mercière pouvait la renseigner. Elle fit d’ailleurs un portrait élogieux d’Éclose. Cette dernière était orpheline. Alors qu’elle n’avait que trois ans, elle était venue à Finderoute en tenant la main de Sijesuis. C’était une très jolie petite fille, pleine de vie, rayonnante de joie. Sa présence aux côtés du sorcier gris sombre intrigua, au point que l’on craignît qu’elle ne fût la victime des affaires compliquées dont il faisait son quotidien. Était-il possible qu’elle fût sa fille ? Dans ce cas où était sa mère ? Le magicien lui réservait-il un destin particulier ? Sijesuis ne laissa pas médire. Il alla voir le maire. Ensemble ils rendirent la nouvelle publique. On sut alors que la petiote n’avait plus de parents, et que le mage lui cherchait une famille aimante. C’est comme cela qu’elle fut adoptée par de braves gens respectés de tous. Les années passant, elle grandit en sagesse, adresse et beauté. Elle participait à tous les aspects de la vie de son village, partageant ainsi son bonheur sans retenue.
Éclose était maintenant en âge d’avoir des prétendants, mais si grande était sa gentillesse qu’on ne lui trouvait pas de rivale jalouse. Il faut croire que les gens de Finderoute avaient bon fond. Ailleurs, de méchantes fées se seraient acharnées pour moins que cela. Refuse n’avait pas l’intention de jouer la vilaine sorcière au moins? La magicienne se montra rassurante. Elle rappela qu’elle venait pour donner, et qu’elle obéissait à Sijesuis.
Dès lors, la mercière conduisit Refuse à la maison où vivait Éclose. On entendait du bout de la rue la voix mélodieuse de l’adoptée. Au fur et à mesure, devenaient audibles les pépiements des oiseaux de toutes les couleurs qui l‘entouraient et chantaient avec elle. Éclose s’activait au milieu d’un beau jardin, très fertile et déjà en fleurs. De surcroît, la vendeuse n’avait pas menti: Éclose possédait une beauté solaire. La magicienne se sentit soudain comme une ombre au tableau.

Pourtant il fallait bien qu’elle s’avançât et qu’elle tendît la bourse, en disant : « Voilà pour vous, mademoiselle. C‘est Sijesuis qui m‘envoie vous remettre cet argent. Acceptez-le ou je serais parjure.» Il y eut, comme elle l’avait craint, un moment en suspend… Suivi de la fuite éperdue des passereaux. Présence n’arrangeait rien, tache noire au regard maléfique… Et pas question de leur dire: « Mais non, vous verrez, il est gentil! » Mensonge…
Heureusement la belle Éclose ne fit pas d’histoire. « Oh! C’est vraiment merveilleux! » Commenta-t-elle. Elle étreignit Refuse et la gratifia de deux bisous, un sur chaque joue. « Je vais me marier et j’aurai des tas d’enfants. Avec l’argent j’aurai de quoi les élever! Remerciez Sijesuis! Au fait, comment va-t-il? C’est extraordinaire qu’il pense encore à moi depuis tout ce temps. Oh, je suis si heureuse! » Refuse s’entendit répondre: « Je ne rentrerai pas aux Patients, hélas, et Sijesuis n’est là pour personne. »
Cette remarque amena une expression grave sur le visage d’Éclose qui ferma à demi les yeux, puis considéra Refuse avec une attention nouvelle. « Vous savez », dit-elle, « je me suis toujours demandé d’où je venais, qui avaient été mes géniteurs. Je suis satisfaite de mon sort. J’aime mes parents adoptifs, plus que tout au monde. Mais il est normal de s’interroger sur son passé. Qui d’autre que Sijesuis pourrait satisfaire ma curiosité? Ce don providentiel est peut être le signe que je dois partir à la recherche de mon passé… Et que mon bonheur futur en dépend… »
La magicienne l’interrompit : « De préférence, vous devriez vous en tenir à votre premier projet, je pense. C’est que la méchanceté du monde n’est plus à prouver, et ce depuis longtemps. À quoi bon découvrir une tragédie de plus? Ou un bête accident? Vous êtes sortie de ce cycle. Est-ce pour y retourner? Rien n‘exige votre sacrifice. Vous ne pouvez fouiller le passé de Sijesuis, à fortiori celui de vos ancêtres, et fonder une famille. C’est à chaque fois le projet d’une vie. Voilà: vous ne saurez pas tout. »
Éclose s’exclama: « Il me manquera quelque chose!
_ Je suis vraiment navrée de vous avoir mise dans cet état », répondit Refuse. « Apprenez néanmoins que mes désirs sont à l’opposé des vôtres. Si vous ne vous mariez pas, ne comptez pas sur moi pour le faire à votre place. Mademoiselle, je vous salue…» La magicienne laissa Éclose à ses méditations, gênée d’avoir ravivé un poison ancien. Mais la mercière qui avait assisté à toute la discussion abonda dans le sens de la voyageuse.
Rendue à l’unique compagnie de Présence, Refuse lui demanda ce qu’il savait d’Éclose, qu’elle soupçonnait de posséder une nature hors du commun. Cependant, elle n’avait pas de sort assez puissant pour vérifier son hypothèse. Le chat prétendit qu’il n’était pas encore au service du sorcier à cette époque. Refuse n’en crut rien : les familiers pouvaient vivre très longtemps. Elle insista. Présence finit par admettre que son maître l’avait tenu écarté de cette affaire. Apparemment, le sorcier diplomate avait réussi un des coups les plus brillants de sa carrière : « Sijesuis en est toujours très fier. Il y a quelques années de cela, nous évoquâmes le sujet. Il me parla de rendements et de prospérité garantis dans les Contrées Douces. Oui, il use parfois d’un langage assez indigeste. Mais cela ne durera pas éternellement. Éclose n’est pas forte à ce point. Il y aura un revers de la médaille, si les gens se reposent sur des lauriers trop facilement acquis. »
Le marchand Fuyant.
Refuse suivait une voie de chemin de fer, dont la construction remontait à une quinzaine d’années. C’est ce qu’on pouvait lire sur la plaque inaugurale, vissée sur le mur du terminus. Elle avait découvert le train dans une ville de taille moyenne, quatre jours après avoir quitté Finderoute. Avec l’argent pris à Dents-Blanches, elle s’était offerte une place à bord. Cela lui avait permis de se rapprocher de deux cents kilomètres du centre économique de la région. Mais ensuite elle avait du compter ses sous, et redevenir piétonne.
Son but était de porter une lettre au marchand Fuyant, réputé toujours en mouvement. Elle s’était informée sur ce personnage insaisissable. Il était bien connu à travers le pays, dans la mesure où il faisait des affaires avec tous. Pour cela il se servait de tous les moyens de transport disponibles: train, automobile, dirigeable, bateau. Avec une préférence pour les plus perfectionnés. À pied, Refuse ne pourrait jamais gagner cette course contre le temps.
Finderoute lui avait paru grand, mais Les Contrées Douces étaient bien plus peuplées et riches qu’elle ne l’avait cru. Il y régnait une certaine effervescence, qui avait épargné les Patients, du fait de leur isolement. Elle découvrit qu’elle avait un accent. Refuse passa trois jours dans un hôtel pour étudier les sortilèges pris à Dents-Blanches. Le prix de l’hébergement lui parut très élevé. Ici, il fallait toujours avoir de l’argent. Cela faisait de Fuyant le prince de ce pays. Car il était à la fois le plus riche et le plus mobile. Elle s’était remise en marche, le long des rails, en se demandant comment elle allait remplir sa bourse.
Les pieds endoloris elle entra dans la ville à laquelle aboutissaient le plus de routes, de lignes ferroviaires et de trafic fluvial, la bien nommée Convergence. Elle avait eu le temps de réfléchir à ce qu’elle ferait. Aussi se dirigea-t-elle immédiatement vers le forum, au centre, et repéra l’endroit où se réunissaient les commerçants les plus prospères. On l’eut rejetée, toute magicienne qu’elle fût, si le nom de Sijesuis n’avait agi comme un sésame.
Refuse plaida sa cause. Elle devait remettre en mains propres une lettre à Fuyant, mais sans avoir les moyens de le rattraper. Serait-il possible que l’on avertisse le marchand, quand il serait de passage à Convergence, que l’élève de Sijesuis demandait à le rencontrer? Elle avait préparé le charme de persuasion, dans le cas où son auditoire n’aurait pas été coopératif, ou aurait voulu monnayer le service demandé. Toutefois elle n’eut pas à s’en servir.
Au lieu de cela un groupe de marchands l’invita à leur table et lui offrit un repas. Elle leur en fut reconnaissante. Ces hommes et ces femmes ne s’intéressaient pas qu’à l’argent en fin de compte. Les informations comptaient aussi. Ainsi donc Sijesuis était de nouveau en activité? Quel âge cela lui faisait-il? Oh! Elle était son unique disciple? Était-elle… investie… de toute son autorité? Avait-elle hérité de son carnet d’adresses ? Veillerait-elle, le cas échéant, sur les accords dont il s’était porté garant ?
Refuse savait que le pouvoir de Sijesuis ne se limitait pas à sa magie, mais reposait surtout sur son implication dans les affaires du monde. Il était reconnu comme un expert, mais pas de la même manière que Fuyant. Fallait-il révéler qu’il se mourait? La magicienne avait l’impression que tous le devinaient, ou qu’ils le soupçonneraient très vite s’ils continuaient à l’interroger. Pourtant elle ne devrait le dire explicitement qu’à Bellacérée. En attendant, les gens semblaient attendre quelque chose venant d’elle…
« Je suis », dit-elle, « en mission, sur ordre de Sijesuis. Je ne suis pas censée me mêler de vos affaires. D’ailleurs, mon maître ne m’en a pas parlé. Mais il ne m’a pas interdit non plus de rendre des services. Si je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas à me le dire. J’y répondrai au mieux de mes capacités, en attendant Fuyant. Dès que j’aurais rencontré ce marchand, je devrais repartir, pour la Terre de Vents cette fois. Je ne suis pas sûre que mon action ait des répercutions commerciales à court terme. » C’était certainement maladroit d’avouer son ignorance. Refuse se rendit compte de son erreur. Elle porta une coupe de vin à ses lèvres pour masquer sa gêne.
Les marchands gardèrent alors le silence, conscients d’avoir affaire à une débutante. Néanmoins ce n’était pas une raison de la sous-estimer, car Sijesuis ne faisait rien au hasard. En outre, elle disait se rendre dans la Terre des Vents, endroit notoirement dangereux. Mais pourquoi le sorcier des Patients n’était-il pas venu présenter son apprentie ? Pendant que son entourage se posait des questions Refuse observa que dans la salle, et même à sa table, plusieurs personnes avaient reçu un enseignement de base dans les pratiques magiques, bien que les vrais initiés demeurassent rares. Souvent ils se teignaient la peau avec des cosmétiques. L’excès les trahissait. La jeune femme n’était donc pas la seule à commettre des erreurs. A la réflexion Sijesuis s’était probablement trouvé dans des situations plus difficiles, lui qui avait négocié avec les sorciers les plus puissants du Garinapiyan, à ceci près qu’il possédait les clés pour comprendre ce qu’il faisait.
Pour le moment Refuse ne se sentait ni capable, ni intéressée, de se plonger dans des intrigues. Chaque chose en son temps, se dit-elle. Elle se leva de table après le départ de la moitié des convives, en remerciant une dernière fois ceux qui restaient. Ils eurent pour elle un regard compatissant. C’est alors que Présence bondit sur la table d’un mouvement gracieux, d‘une puissance maîtrisée, sans faire le moindre bruit, ni bousculer aucun objet fragile. Le chat considéra son public, pendant que Refuse lui tournait le dos.
Le familier tint ce discours: « La stabilité, pour les affaires il n’y a que ça de vrai. Mais elle repose sur de bons accords, sinon… ouille. Sijesuis tient à protéger son ouvrage. Encore merci pour votre hospitalité. La petite découvre, moi je connais… Et je savoure. » Sans leur prêter plus d’attention Présence sauta à terre, se faufila entre les chaises, et se retrouva à hauteur de Refuse lorsqu’elle ouvrit la porte pour sortir. Il la précéda dans la nuit noire, laissant les marchands médusés et perplexes. Le chat noir aimait jouer avec les émotions. Il se croyait toujours malin, quand parfois il ne faisait que mettre en scène son égo outrancièrement gonflé.
Il hanta les rues de Convergence pendant trois semaines, terrorisant les rats de la ville. Refuse fut réinvitée plusieurs fois et on fit même appel à ses services. Présence exposa qu’elle devait ce traitement de faveur à son intervention brillante. Évidemment la magicienne voulut en connaître les détails. Or, quand il les lui donna elle ne s’en montra point contente, et alla jusqu’à exiger qu’il s’abstienne à l’avenir de ce genre d’initiative. En représailles, le chat la bouda durant des jours. Pendant ce temps Refuse apprit à gagner sa vie en faisait un usage judicieux de ses sortilèges. L’endormissement était idéal pour calmer un violent pris de boisson. En cas de doute, la persuasion magique permettait de vérifier la bonne foi des partenaires, quand on signait de gros contrats. De la sorte elle connut mieux les gens et les enjeux locaux, tout en s’abstenant de prendre parti. Elle y puisa de la crédibilité, et on oublia son faux pas.
Un jour, on vint la chercher pour lui annoncer ce qu’elle attendait: Fuyant était en ville. Il l’attendait dans le meilleur hôtel, dont il était incidemment l’heureux propriétaire. Enfin ! Pensa-t-elle. Sa patience était récompensée. Elle chercha ses maigres affaires, et se hâta vers le lieu du rendez-vous. Les gens s’écartaient en la voyant, redoutant son bâton, qui oscillait dangereusement d’avant en arrière pendant qu’elle courait. Soudain Présence se manifesta à ses côtés. « Ralentit un peu », conseilla-t-il. « Lors de l’embuscade dans la Landes aux Bruyères tu as eu la bonne idée de reprendre ton souffle avant de passer à l’attaque. Et bien là c’est pareil, » ajouta le chat.
Refuse en fut d’accord, et adopta une démarche plus calme. Elle s’arrêta devant l’entrée, inspira par le nez profondément, expira par la bouche. Elle renouvela l’opération trois fois, vérifia qu’elle avait la lettre, poussa enfin la porte, et entra, le familier sur ses talons. Elle n’eut aucun mal à savoir où orienter ses pas: on ne pouvait manquer l’effervescence qui accompagnait Fuyant. « La reine des abeilles au milieu de sa ruche », pensa Refuse. Imitant à sa façon les manières de Présence elle se glissa entre les affairés, enchaînant les mouvements fluides, et tenant son bâton à la verticale.
Parvenue devant Fuyant, en grande discussion avec trois personnes à la fois, elle profita d’un très bref moment de silence pour tendre la lettre. Le marchand l’attrapa en amorçant un mouvement virevoltant. On sortait! Sans un regard pour elle, il ouvrit le courrier en pressant le pas vers un véhicule automobile: une rareté. Il allait prendre place dans la voiture quand il se tourna vivement. Son regard se planta directement dans celui de Refuse. Il exigea que l’on tirât immédiatement une bourse de son coffre bleu. Une main anonyme lui tendit l’objet. Il donna la bourse à la magicienne. « Montez! » Dit-il en indiquant à la jeune femme l’intérieur de la voiture.
Elle ne se fit pas prier. Heureusement le toit décapotable était relevé, car sinon son bâton n’aurait pas pu entrer. Présence prit place sur ses cuisses et se roula en boule. Fuyant, débordant d’énergie, s’assit à ses côtés. Son visage avait une expression concentrée, et tout son être paraissait tendu vers un but : atteindre et vivre la seconde suivante à son maximum d’intensité. Il ordonna au chauffeur de démarrer. Il dit: « Je vous dépose à la gare. Vous monterez dans un train qui vous conduira à la frontière de la Terre des Vents. Le réseau ne va pas plus loin. Un jour sûrement nous ferons la connexion avec Survie, la Mégapole Souterraine. C’est essentiel, donc si vous pouviez leur en toucher deux mots… »
« Au revoir mademoiselle! Ravi de vous avoir connue! » L’automobile repartit immédiatement. Refuse eut tout juste le temps d’en descendre; à peine s’était-elle arrêtée. « Un homme efficace », commenta Présence. La magicienne hocha la tête et se mit en quête du train. Elle se dépêcha et fit bien, car le convoi s‘ébranla dès qu‘elle se fut assise, comme si l’empressement de Fuyant avait contaminé la réalité à plusieurs kilomètres à la ronde.
La banquette du compartiment était confortable. Refuse considéra, dubitative, le billet de train: c’était de l’argent. Elle dormit pendant le voyage, bercée par le bruit régulier du wagon passant sur les rails. Entre deux sommes, elle fit le point. En trois semaines elle aurait pu marcher jusqu’à la Terre des Vents, au lieu d’attendre le marchand, mais elle serait arrivée fourbue, et n’aurait rien pu faire d’autre. En outre elle s’était fait connaître à Convergence et avait rempli deux des objectifs fixés par Sijesuis. Vue sous cet angle, la mission était partie pour réussir. Elle s’imagina découvrant un remède qui permettrait de sauver le vieux magicien. Si ça se trouve, Bellacérée en serait capable. Cependant mieux valait ne pas crier victoire trop vite. Les gens des Patients disaient souvent que leur monde était bordé à l’ouest par les Montagnes de la Terreur, et à l’est par la Terre des Vents. Quelles épreuves attendaient Refuse ?