Le Pont Délicat 2

Chapitre 2: Survie

La Terre des Vents.

  Le train s’arrêta en gare d’Abrasion, son terminus. La Terre des Vents ne commençait pas immédiatement à l’est de la ville, mais on la devinait. Cela soufflait déjà fort. Beaucoup de rues étaient couvertes ou fermées. Il n’y avait nulle part de longues perspectives, de grands boulevards bien dégagés, ou de larges avenues. Au contraire, l’espace était très compartimenté. Abrasion était un centre industriel. Refuse n’aurait pas aimé y vivre car on y respirait un air irritant. Les habitants lui firent d’abord peur, car ils paraissaient tous un peu fatigués, et que chacun semblait contenir une sorte de violence intime derrière ses paupières mi-closes. Pourtant ils se montrèrent très coopératifs dès qu’elle sollicita des informations. Les gens se déridaient une fois à l’abri, à température constante.

La frontière avec la Terre des Vents n’était pas matérialisée, pourtant c’était une réalité très concrète, et pas seulement une ligne tracée sur une carte. On savait qu’on l’avait franchie, qu’on était allé trop loin, quand on ne pouvait plus marcher normalement, quand on regrettait son imprudence.

  Grâce à Sijesuis, Refuse savait que la Terre des Vents avait été un acteur majeur du dernier conflit d’importance ayant mis à genoux le continent, deux cents ans auparavant. L’autre protagoniste occupait alors un territoire englobant le nord du Grand Pays, et les plateaux septentrionaux, aujourd’hui déserts. La région ne s’était jamais relevée des moyens cataclysmiques employés pendant la guerre, parce que leurs effets duraient encore. L’inconvénient était qu’elle s’étendait du nord au sud sur toute une largeur du continent, rendant les voyages difficiles. Les moyens modernes ne passaient pas. Et l’on disait aussi qu’au-delà le monde était peuplé de barbares sanguinaires. De sorte que personne n’avait très envie de tenter la traversée. A ce jour, Fuyant était le seul homme qu’elle eût rencontré, qui prétendît vouloir changer les choses. Les livres que Refuse avait lu dans la bibliothèque du manoir n’étaient pas très fiables. Mais la magicienne savait que son maître avait œuvré dans ces contrées. Il y avait donc un centre de civilisation après la Terre des Vents, après la Mer Intérieure : Le Garinapiyan et Les Palais Superposés, demeure de Bellacérée, peut être la plus puissante magicienne de son temps.

  On lui fit une description effrayante des vents, tantôt brûlant, tantôt glaçant, tantôt lacérant, imprévisibles ; rendant toute culture impossible. On ne pouvait s’en protéger sans recourir à des moyens lourds et coûteux. Pour se rendre à Survie il fallait absolument trouver une des entrées. Mais il arrivait souvent qu’elles soient bouchées par les débris accumulés lors des tempêtes incessantes. De sorte que l’on avait parfois  de très mauvaises surprises, même en ayant préparé son voyage. La perspective de se retrouver face à un passage obturé, au lieu du refuge attendu, dissuadait la plupart des voyageurs.

  Toutefois Refuse devait aller de l’avant. Elle passa la nuit à Abrasion. Au matin elle prépara un charme de protection. Elle s’habilla chaudement. Ainsi pensait-elle éviter d’être lacérée et frigorifiée. Elle ne pourrait se protéger contre une chaleur excessive, mais des vêtements épais la garderaient des brûlures. La magicienne devait concilier plusieurs exigences contradictoires. Ainsi, emporter de l’eau était nécessaire, à condition de ne pas trop s’encombrer afin de rester  mobile. Elle fit aussi de la place dans son sac à dos, pour que Présence puisse s’y réfugier.

  Malgré tout elle pêchait par naïveté. Au fur et à mesure qu’elle marchait vers l’est les vents soufflaient avec une force grandissante. Et le sol devenait de plus en plus accidenté, strié, crevassé. Devant Refuse, une chape de nuages noirs obscurcissait le pays. Bientôt la nature des phénomènes changea. Il fit soudain très chaud. La magicienne suait à grosses gouttes. Puis l‘ouragan se leva, et elle crut qu’on lui mettait la tête dans la cheminée. La respiration douloureuse, elle serra les dents et continua de mettre un pied devant l’autre.

  Une heure plus tard elle sut qu’elle avait atteint la fameuse frontière, car les conditions étaient devenues infernales. La progression était très lente. Refuse se déplaçait en mettant à profit les ruines qui parsemaient le paysage, courant de l’une à l’autre entre deux coups de vent rageur. L’aspect positif c’est qu’il y en avait de plus en plus, et que la taille des pans de murs pouvant servir de couverture augmentait. L’aspect négatif c’est qu’il lui fallait de plus en plus de temps pour récupérer. Mais il y avait pire: elle vit certains refuges potentiels s’effondrer brutalement.  Parfois de gros bouts de ferraille traversaient son champ de vision. Ceux-là, le charme de protection ne serait pas suffisant pour les arrêter.

  D’une part elle devait trouver rapidement un accès vers les souterrains, d’autre part l‘épuisement et le manque de visibilité l‘incitaient à ne plus bouger, à se recroqueviller, à attendre que ça passe. Évidemment le répit ne viendrait jamais. Une bourrasque glacée fouetta soudain son visage, y faisant entrer le froid comme on plante des clous. Réagissant, elle s’élança en direction d’une antique casemate. Si elle ne pouvait découvrir une entrée, au moins tenterait-elle de dénicher un vrai refuge. Mais à mi-chemin le sol se déroba sous ses pieds!

  Refuse sentit son pied d’appui s’enfoncer brutalement, être retenu un très court instant, alors qu’elle perdait l’équilibre. Puis ce fut la chute sur du tranchant qui lui arracha un hurlement de douleur. Présence avait sauté du sac au dernier moment. Elle lâcha son bâton pour se tenir la jambe, et fut un moment entièrement accaparé par la souffrance, dans un lieu sans lumière. Puis elle se souvint de la pierre de vie, rangée quelque part dans une poche intérieure. Elle devait ouvrir son vêtement. Les attaches résistaient! Elle était mal placée, et se découvrit d’autres douleurs en modifiant sa position.

  Enfin, le visage en larmes, elle trouva la pierre et la serra très fort dans sa paume. Le caillou magique diffusait une sensation apaisante, qui lui redonna la possibilité d’agir. Usant d’une lumière enchantée pour voir sa blessure, Refuse repoussa les ténèbres: le tibia gauche était cassé. Elle voyait l’os. Il y avait des blocs de béton éparpillés autour. Des barres métalliques en dépassaient, certaines torsadées, d’autres à section carrée : c’était ça.

  Il lui fallait remettre l’os dans le bon alignement. Refuse se demanda comment la pierre magique traiterait les esquilles. Elle ne sentait presque plus rien maintenant. Mais manipuler le bas de sa jambe en tenant toujours fermement la pierre dans une main n’était pas évident. Toutefois elle réussit à replacer à peu près le tibia fracturé. Puis elle observa la guérison: les parties de l’os se ressoudaient correctement. Les petits bouts manquant régénéraient. Les débris se décomposaient ou  étaient refoulés au dehors de la plaie. Les tissus se reformaient. C’était très impressionnant. Elle sut que le processus était achevé quand les sensations revinrent. Elle s’aperçut alors que la pierre de vie avait rétréci.

  Son usage était donc limité. Mais quel soulagement! C’était l’objet le plus précieux du monde! Et pourtant, quoiqu’il eût déclaré bénéficier d’une chose équivalente, Sijesuis se croyait condamné. En tout cas la pierre avait sauvé Refuse. Abritée des vents, elle regarda le chat faire sa toilette. Il ne paraissait pas affecté par la chute. La jeune femme mangea un sandwich, et but un peu d’eau. Sans doute pas assez, mais elle devait gérer ses réserves avec parcimonie.

  Puis Refuse tenta de se relever. Sa jambe blessée lui donna l’impression d’avoir besoin de ménagement. Aussi se déplaça-t-elle le moins possible, mais suffisamment pour s’écarter un peu du trou par lequel elle était tombée. Elle sombra dans le sommeil peu après. Quand elle se réveilla, au bout d’un temps indéterminé, le membre s’était complètement rétabli. Désormais, elle pouvait marcher sans problème. Mais une faim de loup la tenaillait. La magicienne partagea avec Présence ses dernières provisions.  

  Au dessus la guerre des vents continuait sans faiblir, comme elle le faisait depuis des siècles. Ah! Ils avaient été puissants les anciens. Leur génie forçait le respect. Cependant, après tout ce temps, leur stupidité gardait toute sa vigueur. Ils étaient en somme les maîtres de l’esprit dans toutes ses manifestations, songea ironiquement Refuse, réduite à les juger, faute de pouvoir annuler leurs maléfices. Cependant ces considérations ne l’aideraient pas à résoudre ses problèmes.

  La magicienne se dit qu’elle devait changer de méthode. Elle résolut de faire bénéficier Présence du charme de protection. Le familier partirait en éclaireur à la recherche d’une entrée. Lui serait moins sujet aux chutes, et peut être serait-il avantagé par sa petite taille et sa fourrure… Le chat ne montra pas un enthousiasme fou, mais accepta finalement le rôle qu’elle lui attribuait ; en se demandant s’il n’était pas en train de perdre sa suprématie en cruauté pragmatique.

  Il partit à l’assaut de la tempête, bien conscient de vivre une des missions les plus périlleuses de sa vie de familier. Refuse attendit son retour. Que ferait-elle s’il revenait bredouille? S’il ne revenait pas? Mais heureusement l’éclaireur reparut. Présence se frotta à la jeune femme pour se réchauffer, parce qu’à l’extérieur les conditions étaient glaciales. Il expliqua avoir vu une entrée à cents mètres vers le nord. En tout cas on avait fait de la lumière pour en signaler l’existence. La magicienne comprit qu’il n’était pas allé vérifier. Mais son raisonnement se tenait. Refuse construisit une structure stable en empilant et en croisant des blocs de béton, et des barres métalliques. Elle monta dessus, plaça son bâton en travers de l’ouverture, puis se hissa à la surface.

  La fournaise avait succédé aux averses de grêle. Refuse courut cinquante mètres dans la direction des lumières, suivie par Présence, dérapant dans la glace fondante. Soudain elle perçut un changement subtil dans l’air. Elle stoppa net et eut tout juste le temps de se protéger le visage avec ses avant-bras. La rafale qui lui souffla dessus à moins dix degrés la paralysa. Le familier de Sijesuis se serra contre elle.

  Elle fut contrainte de se mettre en boule. C’était horrible. Ses tempes la faisaient atrocement souffrir, son sang quittait les extrémités de ses membres. Elle rangea ses mains dans ses manches, sachant qu’accepter l’immobilité risquait de lui être fatal. Ce fut un autre changement qui la sauva. Le froid intense fut remplacé sans prévenir par un mélange de sable et de débris. Alors Refuse put de nouveau bouger, malgré les projectiles qui ne manquèrent pas de la heurter. Baissant la tête pour protéger ses yeux, elle réussit à courir sur de courtes distances ; non sans mal puisqu’elle tomba trois fois. Mais la jeune femme préférait endurer chocs et coupures que subir le vent glacé.

  Les lumières étaient toutes proches. « Pourvu que ce ne soit pas une plaisanterie », pensa-t-elle. Heureusement, Présence avait vu juste. Un porche illuminé couvrait un passage en pente qui s’enfonçait sous terre, jusqu’à une porte massive. Il était déjà bien encombré. Refuse frappa avec force le matériau dense. Un  homme en combinaison et casque intégral entrouvrit un battant et la fit entrer. Le chat se faufila et le gardien referma le plus vite possible.

La Mégapole Souterraine.

  « Merci monsieur! » S’exclama Refuse. L’homme la considéra un instant avant de lui faire connaître ses pensées: « Vous êtes complètement inconsciente! » Il expliqua que l’on ne s’aventurait dehors que dans des chariots bas automobiles, ou équipé d’une tenue spéciale, et jamais tout seul. Ah ces gens des Contrées Douces n‘avaient pas le sens des réalités! Refuse s’excusa. Elle appréciait beaucoup que son interlocuteur s’exprimât dans le même langage qu’elle. Elle renouvela ses remerciements en daïken, effort auquel le gardien ne se montra guère sensible.

Il ne la retint aucunement. Pas plus qu’il ne l‘interrogea, ni ne l’informa des lois locales. Alors elle se permit d’insister. « Mais c’est comme partout mademoiselle! On ne vole pas, on ne tue pas. Voilà, c’est simple. » Bon, il n’était pas causeur ; ni lui, ni ses collègues un peu à l’écart, affairés à des taches mystérieuses. Elle dérangeait. Un long couloir rectiligne, large comme une route, l’appelait.

  Libérée de l’envie d’exprimer sa gratitude, la magicienne s’engagea dans le corridor. Elle arriva dans un espace plus vaste où étaient rangés des outils et de nombreux appareils dont elle ignorait les fonctions. Mais elle devina qu’ils pourraient servir à creuser, le cas échéant. En attendant, ils prenaient la poussière. L’extension des souterrains n’était donc pas prioritaire, dans ce secteur tout au moins.

  Survie était surnommée la Mégapole. Sa taille le justifiait. Il y avait des centaines de kilomètres de tunnels. Les plus anciens étaient aussi les plus larges, les plus solides et souvent les plus profonds. Mais depuis des siècles les habitants n’avaient cessé de creuser dans toutes les directions. Certains endroits avaient été transformés, réaménagés, selon les besoins. Refuse observa des cultures souterraines où s’alignaient des plantes arrosées au goûte à goûte, qui ne verraient jamais le soleil. Le complexe disposait d’une ressource d’énergie assurant l’éclairage électrique.

  Au début, elle marcha souvent des heures sans rencontrer personne. Quand on s’éloignait des grands axes le réseau des galeries devenait très vite labyrinthique. Mais au cœur des zones peuplées la profusion des  mouvements et l’abondance des signes la déroutaient. De ce fait, elle avait du mal à s’orienter. Comprendre les gens n’était pas aisé non plus. Refuse se rendit compte qu’ils étaient très variés d’aspect, et que leurs parlés différaient. Elle reconnaissait l’accent et les sonorités propres au daïken, ainsi que des bouts de phrases murmurés dans la langue des Contrées Douces. C’étaient les formes les plus utilisées. Toutefois, elle en vint à soupçonner l’existence d’un troisième idiome, très différent, et bien évidemment totalement incompréhensible. Les inscriptions étant toujours rédigées en daïken, la voyageuse devait se contenter de traductions lacunaires. 

  Il y avait des trains mais pas d’horaires fixes. Les convois s’ébranlaient en fonction de l’énergie disponible. L’activité humaine s’en ressentait fortement : les gens cultivaient la patience, la prévoyance, et l’opportunisme. Ils gardaient toujours leurs distances vis-à-vis de l’étrangère. Les conversations étaient chuchotées et furtives, donnant à tous des airs de conspirateurs, pour acheter un sac de patate, pour aller boire un verre, pour demander l’heure.

Et comme la lumière était au mieux tamisée, Refuse se fondait dans le décor, face grise parmi les autres. Quinze jours avaient été nécessaires pour rallier le centre du système, Survie proprement dite. L’élève de Sijesuis n’avait pu nouer aucune relation. En outre, en bute à l’opacité régnante, elle ne savait toujours pas qui prenait les décisions dans ce pays. Mais elle avait trouvé des bibliothèques. Logiquement, les magiciens ne devraient pas être loin.

  Pour l’heure, elle hésitait devant un plan mural, bien qu’elle en eût déjà vu des dizaines. Ils n’étaient jamais clairs, en dépit de leurs lignes de différentes couleurs, et des légendes explicatives, parce que Survie se déployait dans les trois dimensions de l’espace ; également parce qu’ils étaient souvent très vieux, et dans certains cas abîmés. En attendant de trouver un dictionnaire, Refuse notait dans un petit carnet les mots et les tournures dont elles pensait avoir compris le sens général. Elle venait d’identifier la « Bibliothèque Centrale ». Évidemment elle comptait s’y rendre. Normalement, le chemin bleu aurait du la conduire directement sur l’objectif. Mais elle se trouvait deux niveaux au dessus. Et pour rejoindre son but, elle devait revenir en arrière et emprunter un passage secondaire descendant, qui se perdait dans une zone habitée stylisée, où les rues n’étaient pas indiquées. On devait supposer l’existence d’un puits, ou d’un escalier, voire d’un ascenseur. Après cela, on était dans l’obligation de changer de plan pour connaître la suite, et bien sûr celui-ci était illisible…

À la fois abattue et énervée elle rebroussa chemin, puisant dans l’énergie de la marche le soutient nécessaire de sa motivation. Une heure plus tard, elle errait encore dans des ruelles étroites. Cependant elle accepta de s’égarer, se perdant autant de fois que nécessaire pour se familiariser avec les lieux. Finalement Refuse comprit qu’elle devait entrer dans un bâtiment, car le passage vers le niveau inférieur appartenait à un particulier. D’ailleurs, il fallait payer. La jeune femme donna la pièce, et un peu de sa mauvaise humeur. Elle se dirigea vers un monte charge qui lui parut le moyen idoine, mais un préposé en uniforme lui fit comprendre qu’on le réservait au transport des marchandises. Il la détourna vers un grand escalier en colimaçon. À mi chemin, un modeste troquet servait des boissons. Pas très utile dans la descente, mais Refuse pensa à ceux qui montaient: il y avait cent mètres de dénivelé.

  En bas, l’apparence précaire des constructions laissait présager d’une menace latente, que renforçait le manque d’éclairage. Aussi la magicienne fit apparaître une lumière à l’extrémité de son bâton. Immédiatement,  quelqu’un, qu’elle n’avait pas vu, sauta en dehors du halo et prit la fuite ! Elle l’entendit écraser des débris en courant, puis le silence revint. Se félicitant de son initiative, mais redoutant d’autres surprises moins craintives, Refuse redoubla de prudence. Une soixantaine de mètres plus loin, alors qu’elle avançait parmi les détritus en direction d’une zone éclairée, une main lui fit signe, puis deux silhouettes se manifestèrent à la limite de l’aura enchantée. Sans dire un mot, les inconnus se joignirent à elle afin de bénéficier du pouvoir actif. Présence garda un œil sur eux, mais ils furent très sages tout au long du chemin, et disparurent dès que les conditions le permirent. On passait souvent d’un extrême à l’autre dans le complexe souterrain. D’ailleurs, après deux intersections, l’environnement se fit plus accueillant. La magicienne vit même un peu de couleur sur les murs.

  Refuse déboucha sur un des tunnels primitifs, autrefois un quai de métro. Toutefois les rails avaient été enlevés, de sorte qu’elle gagna le cœur de la  ville à pieds en suivant l’ancienne voie, jusqu’à un vaste espace circulaire auquel aboutissaient d’autres passages. Entre ceux-ci des façades pompeuses à colonnades saillaient des murs. On reconnaissait ici un centre administratif, là un établissement bancaire. La grande place était très fréquentée. Un magicien très sombre et majestueux passa devant la voyageuse. D’abord tentée de le suivre à travers la foule, elle préféra reporter son attention sur un bâtiment qui se distinguait par la plastique complexe de son entrée. De multiples bordures, en bosse ou en creux, servaient d’écrin à une inscription en daïken gravée sur une plaque de cuivre. « Kuëndrelbukeray ».

Kuëndrel signifiait central, et Bukeray librairie. La magicienne voyait les similitudes. Il en existait aussi avec le langage magique, bien que celui-ci évoluât très peu. Il n’était pas fait pour parler aux humains, mais à des entités dites « élémentaires ». L’histoire de ses origines s’était perdue, remplacée par des mythes. D’un pas décidé la voyageuse arpenta le perron, et monta les degrés menant à la porte.

La Porte de Verlieu.

  Refuse ouvrait grand les yeux: l’intérieur de la bibliothèque était splendide! Il y avait beaucoup de bois partout, lisse et brillant, finement travaillé. À Survie c’était un matériau précieux. La jeune femme prit place dans une file d’attente, devant un bureau sombre et solennel. Quand ce fut son tour, elle exposa son problème à une employée polyglotte: élève d’un magicien des Contrées Douces, Sijesuis, elle avait bravé les dangers de la Terre des Vents en quête de La Porte de Verlieu, un sortilège qu’elle espérait trouver dans cet endroit merveilleux. Elle se réjouissait de parler à quelqu’un qui la comprenait. Dans l’immédiat, elle vécut sa première expérience administrative.

Ben non, elle n’était pas d’ici, puisqu’elle venait d’ailleurs… Non, elle ne résidait pas ici, puisqu’elle voyageait… Non, elle n’était pas inscrite, mais elle voulait bien qu’on l’inscrivît… A propos, que fallait-il faire? Des papiers? D’identité? Heu… Une fiche alors? Oui, une fiche… Elle s’appelait Refuse… Elle était née aux Patients… Oui, un village… Voilà, dans les Contrées Douces, à l’ouest… Vingt ans… Elle était une fille… Célibataire… Sans enfants… Diplômes? Non, mais Sijesuis la considérait comme formée. Profession: magicienne ! Elle avait exercé à Convergence… Domicile? « Le manoir de Sijesuis, » répondit-elle, après réflexion. On lui fit donc une jolie fiche et on lui demanda de patienter. « Comme les pommiers », pensa-t-elle.

  Et on la fit attendre longtemps. En quoi son cas était-il si problématique? Le gardien bourru, qui lui avait ouvert la porte des souterrains, paraissait très correct, en comparaison. Présence estima que l’on abusait de leur bonne volonté. N’ayant pas l’intention de rester assis à ne rien faire, le familier s’éclipsa discrètement et se promena dans les allées, entre les rayonnages et les tables de lecture. Au bout d’un moment, il lia conversation avec une sorte de lutin noir aux yeux rouges. Ce dernier attira l’attention de sa maîtresse, une grande magicienne aussi sombre que la suie, aux cheveux coupés courts. Elle écouta Présence. Le chat se montra convainquant car la dame se leva pour parler à Refuse.

  La jeune femme vit venir à elle une haute silhouette, élégante et intimidante à la fois. « Bonjour mademoiselle, je m’appelle Abomination. Votre familier me dit que l’on vous fait du tracas. Je suis de cette ville. Je pourrais peut-être vous aider si vous me parliez de votre problème. » L’offre était totalement inattendue, et le nom de la dame jetait un froid. Qu’avait-elle fait pour mériter cela? Mais Refuse accepta de se confier, en songeant qu’elle avait donné plus d’informations pour remplir sa fiche.

Abomination expliqua que la bibliothèque était immense. Elle comportait plusieurs sections spécialisées. Ainsi les habitants de la Mégapole étaient friands de romans. Ils appréciaient également les ouvrages à caractères scientifiques ou techniques. La magie, un peu méprisée des gens du commun, avait un classement plus confidentiel. Toutefois une section lui était belle et bien réservée. On l’avait reléguée dans un endroit moins accessible, géré par des initiés, et non par le personnel ordinaire. De sorte que la jeune femme aurait pu attendre longtemps…

  « Mais pourquoi vous a ton nommée Abomination? » Osa demander Refuse. L’intéressée sourit de la question, ses lèvres maquillées de rouge brillant lui donnant une expression vorace. Il faut dire que sur le fond noir de son visage on ne voyait que cela. « Je suis née l’année de l’Abomination. À cette époque une horreur engendrée par les vents s’engouffra dans la cité. Elle fit un terrible carnage avant d’être chassée. On m’a baptisée tout de suite pour en garder le souvenir. J’admets que cela m’a souvent causé du tord, car les gens avaient peur de m’approcher. C’est pourquoi je suis plutôt accueillante avec ceux du dehors. »

  Abomination prit Refuse par la main et l’entraîna d’abord à l’extérieur. Mais elles n’allèrent pas loin. Les deux femmes longèrent le bâtiment par la gauche, s’avançant dans une ruelle obscure. Les familiers suivaient. La jeune magicienne se dit qu’elle n’aurait jamais pu deviner où était l’entrée : un renfoncement, quelques marches à descendre, une petite porte en bois sombre ; et pas la moindre indication.

Cependant, une fois passé le seuil, le doute n’était pas permis. Refuse pensa au restaurant dans lequel les marchands de Convergence se réunissaient le soir. C’était pareil. Les magiciens de Survie se rencontraient ici. Elle aurait aimé que Sijesuis fût là. S‘il connaissait cet endroit, il ne lui en avait jamais parlé. Apparemment Présence n’était pas non plus dans la confidence. Le chat regardait autour de lui avec une curiosité manifeste. Abomination guida la voyageuse jusqu’au bar, et lui offrit à boire. Elle discuta un peu avec d’autres ombres. Refuse se sentait vulnérable, au milieu de confrères inconnus et nettement plus puissants, car elle ne voyait pas de débutant dans la salle.

  Un magicien fut plus direct que les autres. De son fauteuil, il déclara  d‘un ton badin: « Ainsi Abomination a une apprentie. Elle cachait bien son jeu. » Refuse nia de la tête, avant d’ajouter : « Sijesuis est mon maître. 

_ Oh ? Il est en ville? » Demanda un autre mage. « Il vous a demandé quelque chose? 

_ Est-ce que cela nous concerne? » Les questions fusaient de partout, dont la moitié en daïken. Confuse, la jeune femme répondit franchement: « Non, je ne pense pas. Je cherche un sortilège, c’est tout. Cela fait partie de ma formation. » Voilà: profil bas.

  Les sorciers furent un peu déçus. Mais il est vrai qu’elle était pâlotte. On ne pouvait donc pas en attendre grand-chose, excepté des grivoiseries  venant de certains de ces messieurs. Abomination les foudroya du regard. Ces idiots ruinaient tous ses efforts de mettre à l’aise son invitée ! Elle décida qu’il était temps d’y aller avant que cela ne dégénère. Marmonnant son ressentiment à l’égard de ses pairs indignes, elle entraîna Refuse à sa suite. Ensemble les deux femmes franchirent un rideau dissimulant un étroit passage qui menait à une antichambre à trois portes. On prenait celle de gauche, et l’on se retrouvait dans la bibliothèque.

  Tous les murs étaient occupés par de hautes étagères de six mètres de haut, sur lesquelles se pressaient des milliers d’ouvrages. Elles étaient desservies par des escaliers de bois menant à des galeries. On consultait les ouvrages autour d’une table oblongue entourée de fauteuils tendus de tissus violet, ou sur des pupitres montés sur des trépieds sculptés. Des dizaines de lumières dorées flottaient dans l’air, groupées au centre du volume. Deux se détachèrent du nuage afin de servir les visiteuses, pendant qu’une silhouette humaine émergeait des motifs labyrinthiques de la mosaïque décorant le sol. D’une voix lointaine le maître des lieux les salua, et très courtoisement les invita à le rejoindre.

Il discuta à voix basse avec les deux femmes. « La Porte de Verlieu? Très bien. » A l’attention de Refuse il expliqua: « Vous pourrez consulter le sort et le recopier pour un prix raisonnable. Vous ne pourriez jamais repartir avec un grimoire ou un document, sauf si vous occupiez de très hautes fonctions, ou que vous obteniez une dérogation de ceux ou celles qui sont les titulaires actuels. »

  Abomination annonça alors qu’elle avait elle-même très envie de recopier le sortilège. L’expert apporta un cahier de grandes feuilles imprimées en gros caractères. Le codex fut posé sur un présentoir disposé au milieu de la table. Les magiciennes s’installèrent, face au document, dans des fauteuils côte à côte.  Puis, Abomination somma son lutin de lui apporter un livret à son nom dans lequel elle inscrivit les caractéristiques et la formule du sortilège. De son côté Refuse écrivait tout dans son livre de magie. Totalement concentrée sur sa tache, elle prenait soin de ne pas commettre d’erreur. Mais quand elle eut terminé, elle se relut, et réalisa que ce charme était très au-delà se ses capacités actuelles. D’évidence, elle ne pourrait pas s’en servir immédiatement. Ayant fini depuis longtemps sa consœur s’était déjà relevée. Dubitative, Refuse alla régler ce qu’elle devait au bibliothécaire.

  Or, Abomination avait payé pour elle. La sorcière expérimentée l’attendait à la sortie de la salle. Embarrassée, Refuse la rejoignit, décidée de tirer les choses au clair: « Madame, me voici de nouveau votre obligée, alors que je pouvais payer ma copie. Dites moi pourquoi vous agissez de la sorte, car cela dépasse la simple entraide. Je tiens à mon indépendance, et ne m’appelle pas Refuse pour rien! » Les lèvres rouges répliquèrent : « J’aurais aimé vous donner encore davantage, compte tenu de ce que j’attends de vous. Car en vérité je ne suis pas Abomination pour rien. »

L’Horreur.

  « Je vous ai menti. Ils ne mirent pas l’Horreur en fuite. Ils l’emprisonnèrent: elle est en moi. En l’enfermant dans un corps humain, voyez vous, on lui impose une limite. C’est très efficace. Je jouis d’une haute considération dans la Mégalopole. Ah, mon égo est comblé! On est aux petits soins pour moi. Au moindre bobo un médecin accourt: il n’est jamais loin. L’ « idéal » serait que j’eusse un enfant, de préférence une fille. Ainsi, pourrais-je lui transmettre l’Horreur, avec mon nom. Au moment opportun, ma descendance se perpétuerait de même… Mais vous, ma belle étrangère de passage, vous êtes l’occasion rêvée de la faire sortir d’ici. Et de mon côté il me sera enfin possible d’enfanter sans transmettre un fardeau. Je changerai de nom!» Conclut Abomination.

  Refuse était atterrée. Nul besoin qu’on lui répète l’histoire : elle avait tout très bien  compris. Sa voix intérieure lui hurlait de fuir cette ville maudite, le plus vite et le plus loin possible. Et tant pis pour l’ingratitude. C’était inacceptable et voilà tout. Or elle était piégée. Non par un enchantement, pas encore, mais par Abomination, qui s’étant jetée à ses pieds, étreignait ses jambes pour la supplier. En ajoutant les autres magiciens, au-delà du rideau, Refuse ne pourrait jamais s’enfuir. 

  Présence assena le coup de grâce: « Très cher Refuse, qu’as-tu prévu de faire une fois sortie de Survie? 

_ Tu le sais bien, j’ai un dragon à réveiller », répondit la magicienne, en se dégageant en douceur. « Et après? » Poursuivit le chat qui avait toujours sa propre vision des choses. « Après? Je dois ré-enchanter le Pont Délicat! 

_ Oui », acquiesça le familier, « mais avec un dragon sur les bras cela paraît compromis. Un: il faut survivre au réveil de la bête. Deux: il ne faudrait pas que cette brute nous casse le pont. D’accord ce n’est pas au même endroit, mais ça bouge un dragon. Je crois me souvenir que Des Tourments est immense, puissant et maléfique. Quant à l’ouvrage, tu l’as dit toi-même : délicat, donc fin, fragile.»

  Abstraction faite d’une rhétorique de mauvaise fois, forcément tendancieuse, les propos de Présence produisirent sur Refuse l’effet d’un destin en marche, qui aurait pris son élan pour lui rouler dessus, avec la légèreté d’une colonne de chars. Ils suggéraient aussi, que les différentes parties de la mission étaient plus liées, que de prime abord on l’aurait pu croire, et qu’à brève échéance la Porte de Verlieu aurait un rôle spécial à jouer.

Refuse cria : « Que veux-tu que je fasse de cette horreur, Présence? » « Tu pourrais t-en servir en la libérant contre le dragon, si cela tournait mal », proposa le chat. « Était ce le genre de plan qu’affectionnait Sijesuis? » Demanda la magicienne, désespérée. « Hum, souvent c’était pire. Mais il a résolu des tas de problèmes, sais-tu? C‘est de la pensée complexe… T‘es trop crispée là.»

  Abomination enchaîna: « C’est vrai, il faut vous détendre. Je connais des massages… Non? Bon… Je vous assure que vous ne risquez rien à porter l’Horreur en vous. On fait quelques cauchemars au début, et il faut parfois consentir un effort pour contrôler son agressivité, mais ce n’est pas insurmontable. En plus, elle donne de l’énergie! Je suis persuadée que vous en tirerez profit dans les Pays Barbares. Vous savez, à l’est ce n’est pas civilisé comme chez nous. On ne peut faire confiance à personne. Il y a foultitude de créatures plus monstrueuses les unes que les autres et qui ne pensent qu’à vous dévorer. Et les hommes sont des brutes sanguinaires, qui ne voient dans toute jolie fille que de la chair à viol. Sans vouloir vous offenser, vous semblez bien fragile. Le chat a raison, vous  aurez besoin d‘un coup de pouce. »

  « Tout le monde est fragile », se défendit Refuse, « et j’ai la confiance de Sijesuis. Jusque là je me suis acquittée de toutes mes tâches. Il ne m’aurait rien demandé d’impossible, j’en suis sûre! Sans être dans le secret de sa pensée je vois qu’il poursuit quelque but élevé, dont je suis l’instrument volontaire figurez vous. 

_ Instrument qui doit s’affûter progressivement », compléta Présence. « Dites-nous : comment se déroulerait le transfert de l’Horreur de vous à Refuse? » Demanda-t-il à la sorcière.

« Ce sera l’œuvre de spécialistes, l’élite de nos mages! Il faudra aussi l’accord des politiques. Mais je saurai lever leurs objections, » plaida Abomination en prenant la jeune magicienne par le bras. « Les politiques… » Commença Refuse. « Oui! Ils validèrent l’acte des mages. Lorsque l’Horreur fut effectivement en moi, ils auraient pu exiger que je fusse abandonnée à l’extérieur. En fait, il y eut un débat. On craignit que ma mort signifiât le retour du monstre », raconta Abomination. « Mais ce serait le même problème si je mourais après que vous m’eussiez cédé votre malédiction! » Objecta Refuse.

  « Pas exactement, car vous avez plus de ressources que le bébé que  j’étais alors. De plus, à l’époque, on envisageait de se servir de l’Horreur, pour nous venger de nos ennemis d’hier, ou comme moyen d’écarter un danger futur. Mais je pense que plus personne à Survie ne prends cette hypothèse au sérieux ; sauf votre chat, qui a des visées sur la Mer Intérieure. Je pense que nous ne serions pas exposés si ses plans échouaient.» Abomination fit une pause avant de poursuivre: « Dans une cité, si des magiciens pratiquent certains sortilèges ou rituels puissants, ils doivent en informer les autorités civiles, voire se soumettre à leurs décisions. Ces accords, qui datent d’une trentaine d’années seulement, sont garantis par un comité de surveillance, composé d’anciens négociateurs. Sijesuis en est. Ses aptitudes n’ont rien d’extraordinaires, mais elles conviennent parfaitement aux Contrées Douces, notoirement connues pour ne pas posséder de grands magiciens. Dans votre pays, il sert de veilleur. Autant que vous le sachiez s’il ne vous en avait pas parlé. »

  Trois jours furent nécessaires. Tout d’abord, Refuse fut reçue dans un salon, par une étrange assemblée composée d’hommes et de femmes qui représentaient tous une autorité supérieure : délégué ceci, secrétaire cela, bras droit, aide de camp, porte parole, chargé de mission, expert, sous-directeur. Gouvernaient-ils Survie ? Ses membres avaient pris place dans de gros fauteuils de cuir, absolument pas placés afin de faciliter les communications. Au contraire certains se tournaient le dos. Personne n’invita Refuse à s’asseoir. De lourds buffets étaient alignés contre les murs, lesquels étaient masqués par d’épaisses tentures grises. Un grand tapis brunâtre recouvrait le sol, amortissant les pas. Refuse le trouva très laid. Même la lumière des lampes avait un aspect sale, parce qu’elle était émise par des globes de verre orangés comportant de nombreuses impuretés et fêlures. On les avait disposées sur des tables basses en bois sombre.

  Un garde en uniforme et Abomination, introduisirent la magicienne, et la présentèrent à trois technocrates, chacun disgracieux à sa façon. Ensuite d’autres se joignirent à la conversation, parfois sans prendre la peine de se lever. On allait et venait entre les fauteuils, ou on s’asseyait, selon l’humeur. On se cherchait de la nourriture ou de quoi boire parmi les bouteilles, les verres et les plats d’argent qui attendaient sur les buffets. On se parlait toujours à voix basse. Un peu décontenancée par l’aspect informel de la réunion, la magicienne faillit s’énerver. Cependant, elle n’eut pas besoin de répéter deux fois ses paroles. Quand ils le désiraient, les notables de Survie savaient écouter, avaient une bonne mémoire, et n’étaient dupes de rien. Bien vite, ils perçurent qu’elle était réticente et résignée à la fois. Dans la mesure où un engagement mitigé pourrait faire échouer l’opération, les émotions de la jeune femme créaient un malaise. Les visages se fermaient. Les sourires joviaux se changeaient en rictus. On se lançait des œillades de biais, on se renfrognait, on tiquait, on laissait paraître le doute. C’en était presque drôle, de voir comment chaque mine sinistre se composait une expression de circonstance. 

  Durant les jours qui suivirent, la même assemblée convoqua les experts qui seraient les artisans du transfert. Ceux-ci leur expliquèrent que c’était faisable, mais pas sans risque. Les politiques auraient préféré ne prendre aucune décision. Cependant Abomination déclara qu’elle n’aurait pas de descendance tant qu’elle porterait l’Horreur, et qu’à sa mort celle-ci serait automatiquement libérée. On refit la grimace.

  Pendant les délibérations Refuse fut logée dans une suite réservée aux émissaires de marque, équipée d’eau courante, et de lumière électrique non rationnée, mais (heureusement) dépourvue de décoration. Elle y reçut les représentants de Survie dans des entretiens individuels. Elle aborda le sujet de la prolongation des souterrains jusqu’aux Contrées Douces, afin d’honorer la demande de Fuyant, mais sans obtenir de réponse claire, sinon qu’autrefois les tunnels s’étendaient beaucoup plus loin. D’une part la guerre avait provoqué des effondrements, d’autre part  les habitants avaient parfois pris l’initiative de détruire les voies de communication pour se garder d’intrusions ennemies. La paranoïa de rigueur se prolongea au-delà de l’arrêt des combats. La population de la mégapole était tiraillée entre la peur de l’extérieur, la peur de l’isolement, et désormais la peur d’elle-même.

Au soir du troisième jour la situation évolua rapidement. De puissants mages vinrent parler à Refuse, pour connaître sa volonté exacte. Les représentants avaient donné leur accord, sous réserve que la jeune magicienne consentît vraiment. Mais pour les experts les considérations morales passaient en second. En revanche, ils voulaient réussir. Et à cette fin mieux valait que l’élève de Sijesuis coopérât pleinement. Alors ils partagèrent leur science:

« Tout ce qui définit la substance et l’énergie de l’Horreur sera ramené en un point stabilisé. Mais sa conscience en sera séparée et soumise à l’approbation de votre esprit. En théorie vous pourriez puiser dans la ressource, mais c’est très déconseillé. Plus vous feriez appel à ce pouvoir et plus la conscience de l’Horreur recréerait des liens avec ses moyens d‘action. De sorte, voyez vous, que les risques du transfert sont quasi nuls, mais qu’après, cela dépendra de vous… Avez-vous des pulsions suicidaires? Non? Et des envies de meurtres? Des conflits irrésolus?»

Refuse rassura tout le monde, juste assez pour que le rituel de transfert eût lieu. Elle avait hâte, que cela se terminât, et de quitter cette cité lugubre. Elle voulait revoir le ciel, respirer l‘air du dehors… Dans la salle dédiée au processus, Abomination lui fit un grand sourire, sans s’apercevoir qu’elle produisait l’effet inverse de celui désiré. L’ambiance était tendue. Les mages s’étaient bardés de charmes protecteurs. De plus, ils avaient tous préparé des sorts de combat pour juguler l’Horreur si nécessaire. Le couloir d’accès était segmenté, divisé par des portes blindées couvertes de signes apotropaïques[1], toutes closes à cette heure.

Un peu à l’écart, les familiers partageaient leurs impressions. Le spectacle leur plaisait et suscitait des blagues d‘autant plus drôles que lamentables. Présence n’était pas le seul sadique de la bande, mais il tenait la vacherie, comme un ivrogne forçant l‘admiration de ses pairs dans un concours de beuverie. Les rires stridents s’enchaînaient, et montaient de plus en plus haut en intensité. Un furet gris sombre se lança dans une imitation très réussie, et particulièrement irrespectueuse de son maître. Ce dernier, accaparé par les préparatifs, se jura de régler ses comptes plus tard. Les familiers dépassaient les bornes.

« Silence les sales bêtes! » Beugla le haut mage en charge des opérations. Un instant l’éclat incandescent de ses yeux bleus s’intensifia pour donner du poids à ses paroles. On se tut. Abomination et Refuse étaient assises l’une à côté de l’autre. On leur avait demandé de se tenir par la main, et un peu de leur sang se mélangeait dans une coupe où elles avaient déjà toutes les deux trempé les lèvres. Le sorcier qui se tenait devant elles commença son incantation. Aussitôt, un arc de lumière blanche relia les têtes des magiciennes. On commença par transférer la conscience de l’Horreur. L’arc disparut au bout d’une minute. Le haut mage posa des questions triviales aux deux femmes: leurs noms, comment se sentaient-elles, si elles pouvaient demander quelque chose de personnel. Refuse réclama que Présence se rapproche et Abomination voulut boire un verre d’eau. Puis, par une deuxième formule, une puissante magicienne nommée Méthode se chargea des moyens d’actions de l’Horreur. Ceux-ci transitèrent par les mains jointes et tremblantes des sujettes du rituel. Affectée d’une nervosité anormale, Refuse réprima l’envie de se lever. Pendant les dix minutes que dura l’opération ses  pulsations cardiaques augmentèrent, comme si la magicienne des Contrées Douces s’était mise à courir. « C’est fini », dit le haut mage. « C’est parfait. »

On testa de nouveau Refuse et Abomination. Comme elles se portaient bien, on passa à l’étape suivante : soulagement, applaudissements, félicitations, autocongratulations. Le haut mage déclara que la magie de Survie n’avait rien à envier à celle des Palais Superposés : approbation, liesse. Un trio de rats entonna un « on est les meilleurs ! » repris en cœur par tous les familiers. Cependant Présence se réfugia dans les bras de sa protégée au lieu de se joindre à l’allégresse générale. Abomination fut rebaptisée Libérée. « Comment vais-je sortir d’ici? » Demanda Refuse, prenant les devants. « Libérée fera un bout de chemin en votre compagnie », répondit Méthode: « Elle vous fera quitter Survie par la Porte de Verlieu qu’elle a préparé ce matin. Vous monterez ensemble à la surface, protégées par un dôme. Puis elle lancera le sortilège qui ouvrira le passage vers le Verlieu, un monde parallèle qui ignore les affres de la Terre des Vents. Vous marcherez une semaine en direction de l’est. Vous réintègrerez alors ce monde-ci en ayant parcouru une distance équivalente. Il est très important que vous ne soyez pas seule à emprunter le Verlieu, car c’est un endroit dangereux à sa manière, particulièrement si on y demeure trop longtemps. Petit à petit, il modifie votre humeur, votre comportement. On peut même oublier sa destination, errer sans but, et mourir de faim.»

  Refuse et Libérée furent dotées en provisions transportées par une force invisible qui les suivait. Quelques mots suffirent à Libérée pour faire apparaître un grand cercle vertical lumineux, au-delà duquel s’étendait une immense prairie agrémentée de quelques arbres. Les magiciennes franchirent la bordure ronde. C’était très paisible et un peu inquiétant à la fois. Les sons étaient  atténués. Il y régnait une tiédeur constante. Il n’y avait pas vraiment de nuit, sinon un changement de la couleur du ciel virant doucement du bleu au violet sombre, et inversement. On ne voyait d’animaux nulle part, à l’exception de Présence. Libérée essaya plusieurs fois de nouer la conversation. Mais Refuse n’avait pas l’esprit à discuter. A chaque tentative de lui parler, la jeune femme réagissait en montrant davantage son agacement. Dans ces moments là, elle avait tendance à presser le pas afin de s’isoler. Sa consœur en vint à soliloquer, apparemment à propos de tout et de rien, mais en faisant de fréquentes allusions à leur destination. La magicienne des Contrées Douces finit par s’en rendre compte, et comprit ce que cela signifiait. Dès lors, elle infléchit son attitude, ralentissant un peu pour permettre à la sorcière de la Terre des Vents de suivre son rythme, et surtout de lui montrer la voie. Car jour après jour, Refuse se sentait de plus en plus perdue dans le Verlieu. Comment savoir si la direction prise était la bonne ? Non seulement le paysage ne changeait pas, mais à certains moments la vision de la voyageuse se brouillait. Elle entendait des chuchotements, des mots le plus souvent incompréhensibles. Si elle ne se reprenait pas vite, les murmures cédaient la place à des apparitions obscènes, ou à des fantômes prostrés. Libérée paraissait savoir où elle allait. Refuse ne remarqua rien d’anormal la concernant. Peut être sa consœur bénéficiait-elle d’une protection contre les effets pernicieux du Verlieu ? 

  Libérée aurait voulu être appréciée de Refuse, d’une manière ou d’une autre, cela importait peu. Le dernier jour elle s’en ouvrit à la jeune magicienne. Ne pouvaient-elles devenir amies? Elle n’en rajouta pas, se sentant ridicule et humiliée. Hélas, on n’aurait su plus mal tomber : le visage de Refuse restait impénétrable, froid et gris comme le béton de Survie. La jeune magicienne dit enfin: « Ne me donne plus rien Libérée. Donne à qui peut te rendre ; pas à moi. »

  Libérée retint ses larmes en mesurant les années perdues. Avoir servi de réceptacle à l’Horreur l’avait atteinte en profondeur, substituant à ses sentiments un ensemble d’échanges et de procédures visant à l’équilibre. Or Refuse vivait de cette façon depuis toujours, et se passait du reste. De plus, les circonstances ne l’incitaient pas à faire le plein d’émotions positives. Au contraire, la voyageuse s’apprêtait à rentrer dans l’arène. Libérée convoqua une sortie. Le grand cercle donnait sur une sombre forêt. « Au revoir », dit sèchement Refuse en suivant Présence.

  « De toute façon il aurait été malsain qu’elle s’attachât à la nouvelle porteuse de l’Horreur, » commenta Refuse. Elle fit un peu de lumière au bout de son bâton. Le sol était traître. Les fougères dissimulaient les irrégularités du terrain: trous, racines noueuses. Le chat avançait complètement à couvert. Par moment, elle voyait sa queue dépasser comme l’extrémité d’un périscope : Présence donnait signe de vie. Au bout de dix minutes il répondit: « Il y a du vrai. »


[1] Apotropaïque : tenant le mal à distance.