Prologue : Les Dents de la Terreur.
C’était la fin de l’été dans les Contrées Douces. Une dizaine de jeunes gens des deux sexes marchaient en file indienne, en écartant sans y prêter attention les hautes herbes de la plaine. Pour se protéger du soleil, la plupart portaient un chapeau rond en paille tressée. Sous les larges bords des couvre-chefs les visages arboraient une même expression sérieuse et concentrée. A vrai dire, ils étaient épuisés. Mais chaque pas les rapprochait des Patients, leur village natal. Dans leur dos, à l’ouest, la ligne grise des Montagnes de la Terreur barrait l’horizon. Elles avaient constitué le but de la randonnée. Pourtant aucun marcheur n’était parvenu au pied des pentes. D’ailleurs, seule une personne d’exception, très entraînée, aurait pu accomplir un tel exploit. En général, les nerfs lâchaient bien avant. Les jeunes gens étaient donc partis pour échouer, plus ou moins.
Deux cents ans auparavant, défiant la peur des montagnes, leurs ancêtres venus de l’est, s’étaient arrêtés à l’ombre d’arbres fruitiers qui semblaient les attendre depuis toujours. Alors, pourquoi aller plus loin ? L’endroit leur faisait bon accueil. Ils construisirent les premières maisons, semèrent les premiers blés, prirent soin des vergers. Le nom du village était tout trouvé. Mais ensuite, ils voulurent pousser leur avantage : serait-il possible de labourer la plaine qui s’étendait au-delà des arbres patients? L’usage montra que tout travail prolongé en direction des montagnes exposait à des malaises et des dérèglements, qui devenaient ensuite des maladies si les sujets s’obstinaient. On y renonça. En revanche, on testa l’aura maléfique : combien de temps pouvait-on y résister, jusqu’où était-il possible de s’approcher ? Les expérimentations des courageux pionniers devinrent une tradition, qui elle-même se changea en coutume initiatique, encadrée et valorisée par la communauté.
Ainsi, au moment d’entrer dans l’âge adulte, les jeunes des Patients défiaient les montagnes ; pas pour gagner : pour l’honneur. D’abord, ils se préparaient, physiquement et mentalement, sous la direction d’une personne expérimentée. Quand celle-ci comptait entre six à douze candidats prêts, elle constituait officiellement le groupe. L’annonce avait lieu au solstice d’été. L’usage était de partir de bon matin, bien chaussé, avec un repas froid dans la besace. On ne s’aidait jamais d’animaux de monte ou de bât car ceux-ci supportaient encore moins que les humains l’influence des terribles montagnes. Les étrangers venus aux Patients pour affaires prétendaient qu’ils ressentaient déjà une vague crainte, simplement en approchant du village. Les habitants ne s’en rendaient plus compte depuis longtemps. Cependant une sorte de douce euphorie accompagnait un bout de chemin ceux qui prenaient la route de l’est, lorsque la tension ordinaire cessait de peser sur leurs esprits.
A l’extérieur du village, les ancêtres avaient érigé un obélisque de trois mètres de haut, pour marquer le point de départ des expéditions. Taillé dans un seul bloc granitique, quadrangulaire à sa base, il se rétrécissait en montant, puis s’achevait par une pointe pyramidale. On l’appelait la première borne. Au fil du temps les villageois avaient disposé quatre autres repères du même genre, un tous les cinq kilomètres, en directions des montagnes. Au-delà du cinquième monolithe, personne n’avait pu ériger de structure aussi solide, mais on avait planté des bâtons, ou empilé hâtivement quelques pierres, afin de garder traces des meilleures performances.
Le groupe tint bon jusqu’à la cinquième borne. La moitié renonça à aller plus loin. Trois avaient déjà vomi. Deux souffraient d’hallucinations. Quatre étaient saisis de tremblements incontrôlables. Les plus tenaces progressèrent au-delà. Leur champ de vision se rétrécissait au fur et à mesure que la peur des monts gris les accaparait. Trois abandons s’échelonnèrent sur deux kilomètres. Ne resta plus qu’une fille et un garçon. Pour eux le sentiment de menace imminente s’intensifia encore, sans qu’on en connût la raison. C’était un legs du passé, voilà tout. Le jeune homme planta son bâton un kilomètre plus loin, à peine conscient de celle qui marchait sur sa droite. Leurs regards se portèrent vers « l’épieu au médaillon », visible quatre cents mètres à l’ouest. Ils firent quelques pas. Mâchoire crispée la fille se rendit compte qu’elle n’avançait plus. Glacé, le garçon réalisa qu’il avait mis un genou à terre. Ils restèrent ainsi, immobiles, plusieurs minutes, cherchant au fond d’eux-mêmes la ressource pour faire un pas de plus. Mais la peur avait envahi tout leur espace mental. Alors, tremblant des pieds à la tête, les yeux fermés, ils roulèrent sur le côté, puis s’éloignèrent lentement, d’abord en rampant, ensuite à quatre pattes. Au bout de quelques mètres, ils purent se relever, malgré la nausée, pour rebrousser chemin d’une démarche saccadée. Néanmoins, le duo rattrapa facilement ses camarades. Ensemble, ils firent halte à la troisième borne pour manger en silence un repas tiré du sac. Ils se forcèrent un peu : tout le monde ne voyait pas de la nourriture appétissante. Quelqu’un lâcha sa gourde en poussant un cri d’effroi. L’influence des montagnes s’étant atténuée aux environs du deuxième obélisque, les hallucinations disparurent et les marcheurs parvinrent à échanger quelques mots. Enfin, en début de soirée, le groupe atteignit la première borne. Les jeunes gens poussèrent des soupirs de soulagement dès qu’ils l’eurent dépassée. Ils échangèrent quelques accolades. Puis ils passèrent au sud d’une colline où se dressait un manoir de pierres grises, flanqué de deux tours inégales, aux toits coniques couverts d’ardoises. La demeure avait eu plusieurs propriétaires.
Le dernier en date se nommait Sijesuis. Il était à la fois savant, magicien, et diplomate. Ses rapports avec les villageois étaient bons. Sijesuis avait le don de rassurer son auditoire. Il s’exprimait toujours avec calme et précision. En s’installant au manoir, il avait fait appel aux compétences locales à chaque fois que c’était possible, et dans le cas contraire avait fait venir des artisans afin de rendre sa demeure plus confortable. Ensuite, à sa demande, ils avaient partagé leur savoir avec les habitants des Patients. De cette façon tout le monde avait pu améliorer son ordinaire. Le magicien profitait encore de la popularité ainsi acquise. En outre, Sijesuis s’était soumis de bonne grâce à l’épreuve des montagnes. Il avait même planté un bâton lumineux à mi distance entre la cinquième borne et le début des reliefs. On avait estimé qu’il s’agissait d’un résultat très honorable, qui lui valut une certaine estime, y compris de ceux qui avaient fait mieux. D’ailleurs, ces derniers n’y étaient jamais parvenus du premier coup. En fait, certaines personnes recommençaient encore et encore, soit par esprit de compétition, soit pour repousser leurs limites. Pourtant nul ne pouvait se vanter d’avoir touché les montagnes. Elles constituaient un horizon indépassable, plus fort que les enchantements de Sijesuis.
Le magicien se distinguait du commun tant par son apparence que par son statut particulier. En effet, les sorciers de sa tradition perdaient leurs couleurs et s’assombrissaient en progressant dans leur art, jusqu’à ce que leur apparence se réduisît à une silhouette noire. Mais Sijesuis n’avait pas été non plus un diplomate ordinaire. Son pays, les Contrées Douces, était coincé entre deux zones extrêmement inhospitalières : les Dents de la Terreur à l’ouest et la Terre des Vents à l’est. Heureusement, le territoire possédait également deux régions côtières, au nord et au sud, qui lui permettaient de rompre son isolement, et de commercer, notamment avec le Garinapiyan, un royaume situé plus au nord et à l’est du continent. Sijesuis avait autant œuvré pour le compte de cet état lointain que pour sa première patrie. C’est aussi là bas qu’il avait appris la magie, par intérêt personnel et par nécessité, ayant été chargé de représenter la couronne auprès de puissants sorciers. Discuter avec ces gens impliquait de maîtriser au moins une partie de leurs pouvoirs, afin de bien les comprendre, et pour se garder de leurs sortilèges les plus courants. Dans la période ayant suivi son installation aux Patients, Sijesuis partait fréquemment pour de longs voyages. Mais progressivement, ses déplacements étaient devenus plus rares ou plus courts. En vieillissant il avait restreint ses activités aux Contrées Douces.
Désormais, on lui confiait régulièrement l’instruction des enfants : lire, écrire, compter, des notions de géographie et d’histoire. Les plus motivés ou les plus capables apprenaient à son contact quelques sorts mineurs, toujours utiles. Toutefois, rares étaient ceux disposés à étudier davantage. De sorte qu’il n’avait formé à ce jour qu’une seule apprentie véritable. La demoiselle avait dix-huit ans. Sijesuis la jugeait studieuse et ambitieuse, discrète et efficace. On pouvait lui confier un secret et des responsabilités. Leurs rapports étaient courtois, quoiqu’un peu distants. Ils ne verseraient jamais dans le sentimentalisme.
Pour l’heure, elle se trouvait avec ses compagnons, sans doute épuisée, mais satisfaite de ne pas avoir démérité. Depuis la plus haute tour de sa demeure, le sorcier savait que tous rentraient sains et saufs, mais il ne distinguait que de petites silhouettes. « Vois-tu Présence, à cette distance, c’est une image du bonheur », dit-il à son familier, un chat noir qui faisait semblant de dormir sur un fauteuil tendu de velours bleu nuit.
Les jeunes gens pénétrèrent dans un verger de pommiers, au milieu desquels leurs parents avaient dressé une grande table sur des tréteaux. Ils furent accueillis dans une ambiance à la fois chaleureuse et calme, car il s’agissait plus d’un repas pour reprendre des forces que d’une fête. Celle-ci aurait lieu trois jours plus tard, après un repos bien mérité. Ce serait d’ailleurs l’occasion de distribuer quelques noms. En effet, les enfants des Contrées Douces portaient des noms provisoires, qu’ils abandonnaient entre quatorze et vingt ans. Le plus souvent, ils choisissaient entre trois possibilités lors des assemblées, qui se tenaient aux solstices ou aux équinoxes. Cependant, certains événements provoquaient l’attribution d’un nom. En l’occurrence, c’est ce qui arriva lorsque le plus courageux des garçons déclara publiquement sa flamme à l’apprentie magicienne, Primevère. A cette heure, il s’appelait encore Bongars. Bien proportionné, plutôt costaud, cheveux et yeux bruns, sourcils épais, rayonnant dans une ample chemise blanche, il se leva après le dessert. Un ami lui remplit son gobelet de cidre. Bongars sourit à l’assemblée, leva sa chope pour obtenir l’attention, et déclara : « Je bois en l’honneur de cette magnifique journée ! Comme nos aînés, nous avons éprouvé notre courage. Chacun a fait de son mieux. Nous-nous sommes soutenus les uns les autres autant que cela nous fût possible. Tout le monde est arrivé à la cinquième borne ! » On applaudit bien fort. Il reprit : « Je voudrais profiter de ce moment pour dire mon admiration pour une personne en particulier. Pas seulement parce qu’elle a dépassé avec moi la cinquième borne… Nous-nous connaissons depuis tous petits. Nous avons joué ensemble, pratiqué l’escrime au bâton. Elle est forte ! Au retour de l’épreuve nous avons partagé une brève accolade. J’aimerais que ce baiser devienne une étreinte, et qu’elle dure toujours ! » Nouveaux applaudissements. Bongars ayant les yeux fixés sur l’apprentie magicienne, le doute n’était plus permis. Ses proches l’encourageaient. Mais ça, il n’en avait pas besoin, étant brave de tempérament. En revanche, avec plus de discernement il aurait vu que Primevère ne souriait pas. D’ailleurs son entourage s’en apercevait, et commençait à montrer des signes de gêne. Plus le prétendant parlait et plus l’objet de son désir se composait une attitude figée et froide. « … veux-tu être ma femme ?
_ Non. » Trois battements de cœur. « Non ? Pourquoi ? Je ne te plais pas ? Pourtant, je croyais… convenir.
_ Non, j’ai d’autres projets Bongars. Ces temps-ci, seule la magie m’intéresse. Je ne suis pas ton âme sœur. A peine ai-je remarqué que vous nous aviez dépassés, toi et Riante. Pourquoi ne pas la choisir d’ailleurs ? Le courage n’a pas tant d’importance à mes yeux. J’ai tenu grâce au groupe, malgré mes visions, et parce que je hais vraiment ces montagnes. Avec moi, tu perds ton temps. Prends en une autre.»
Tout était dit. Mais le garçon s’obstina. La qualité qui lui avait permis de braver la terreur se retournait contre lui. Il tenta d’argumenter, de se montrer compréhensif. Il revint à la charge après le repas, pendant le bal. La fille l’évita toute la soirée. Ne pouvant admettre sa défaite, se sentant humilié, il se laissa aller à une bordée de jurons et de malédictions. On l’isola. Puis on alla parler à l’apprentie magicienne afin d’en savoir plus, éventuellement pour apprendre quel jeune homme aurait sa préférence, si ce n’était celui-là. Elle réitéra son intérêt exclusif pour la magie, et précisa qu’il n’était pas question qu’elle s’unisse à qui que ce soit. Les villageois ne la crurent pas complètement, mais ils préférèrent la laisser tranquille, espérant qu’avec le temps son tempérament évoluerait. A l’issue de cette fête gâchée, ils délibérèrent. On convoqua le garçon pour une mise en garde solennelle. Il ne devrait plus s’approcher de la demoiselle. Et afin qu’il se souvienne toujours de l’avertissement, il reçut pour nom Maudire. Puis on fit venir l’apprentie de Sijesuis. Elle n’avait rien fait de mal, mais on craignait que sa réticence à fonder un foyer ne révélât un rejet plus profond de la vie sociale. C’est pourquoi on remplaça son nom d’enfance par celui de Refuse.
L’intéressée appréciait son nom d’adulte, tout en estimant que le garçon était plutôt bien payé de ses insultes. Maudire, c’était si romantique… Après la fête, elle rentra se coucher dans la maison familiale. Elle dormit bien. Le lendemain, on la vit prendre le chemin du manoir, alors que ses amies se rendaient aux champs. On se consola en se disant qu’à terme elle succèderait à Suijesuis.
Ce jour là, le sorcier ne lui enseigna point de formules. Son élève maîtrisait bien le langage magique, son vocabulaire, sa syntaxe, ses conjugaisons, ses tournures particulières. Elle s’était montrée curieuse de la langue du Garinapiyan, et saurait se présenter en daïken du Süersvoken. Elle utilisait couramment une dizaine de charmes mineurs : apaisement, collage instantané, combustion, coupure, couture, lumière, paralysie locale, petite force (pour manipuler des objets à distance), sentir la présence de magie, soigner un bleu. Bientôt, il lui présenterait des entités, et l’initierait à l’art de se lier à des sources d’énergie.
Mais cette fois-ci, il avait jugé préférable d’aborder d’autres sujets. L’apprentie fit la moue, mais accepta le livre qu’on lui tendait. Elle s’installa dans un coin de la bibliothèque, dans un vieux fauteuil, près d’une fenêtre haute. En silence, ses doigts tournèrent les pages de l’ouvrage. Son monde y était décrit comme une petite planète tournant sur elle-même dans le vide étoilé ; qui aurait pu se mouvoir ainsi, dans une totale indifférence, pendant des milliards d’années. Mais l’humanité, venue d’un ailleurs lointain, s’y établit, et, sitôt installée, y joua ses drames préférés. Au fil du temps, aucun territoire ne fut épargné. Épopées, tragédies, gros sanglots et petits ennuis se répandirent. Quand les acteurs se lassèrent des décors naturels, ils en façonnèrent de nouveau en sculptant la matière des montagnes. Accomplissements et séquelles s’accumulèrent : ruines mystérieuses, vestiges pompeux des âges glorieux, legs savants des apogées, pays hantés, terres maudites, et horreurs persistantes. Refuse vit que les Dents de la Terreur occupaient une place de choix dans cette lugubre liste. Entre deux dégringolades, les habitants faisaient leur possible pour se hisser au niveau de leur héritage, soit en le préservant, soit en le sacrifiant, soit en le combattant. A l’époque de Refuse, les gens des Contrées Douces appelaient leur monde La Scène. Ceux de la Terre des Vents disaient plutôt Drama. A l’est de la Mer Intérieure, dans le mystérieux N’Namkor, on préférait S’ter.
Le livre avait été imprimé dans le Garinapiyan. Cependant, un cahier manuscrit était glissé à la fin, entre des rabats ajoutés derrière la couverture. Refuse reconnut l’écriture de Sijesuis. Son maître avait rassemblé diverses informations relatives à la dernière guerre, terriblement destructrice, qui avait durablement divisé le continent. Deux puissances s’opposèrent alors : l’empire Tujarsi qui occupait les hauts plateaux au nord du Garinapiyan, et une entité incluant à l’époque les Contrées Douces et la Terre des Vents : le Süersvoken. Désormais, les plateaux septentrionaux étaient inhabités, et la surface de la Terre des Vents était devenue invivable. Depuis, chaque région menait sa reconstruction isolément, à son rythme. Mais le sorcier estimait que pour le Garinapiyan, la phase critique appartenait désormais au passé, avis partagé tant par ses puissants mages que par les marchands des Contrées Douces. Lors, selon Sijesuis, les regards se tourneraient sans doute vers le Pont Délicat, cas unique parmi les séquelles, puisqu’il reliait au lieu d’isoler. Comment ce bel artéfact servirait-il les ambitions d’une ère nouvelle ?
Intriguée, Refuse chercha une description du pont, ou une illustration. « Maître, vous auriez pu faire un petit croquis », songea-t-elle. Son esprit façonna l’image d’un bel objet de pierre blonde, à l’aspect fragile, long d’une cinquantaine de mètres, décoré de bas-reliefs aux motifs fleuris, semblables aux sculptures sur bois qui ornaient la porte principale des maisons de son village. Dans la foulée, elle le dessina pour de bon, espérant par ce biais obtenir des précisions de Sijesuis. Plus tard, quand elle lui montra sa vision, elle devina son étonnement à un léger changement de l’axe de la tête. La silhouette du sorcier avait l’aspect d’une ombre noire, humaine et bien nette, mais totalement obscure à l’exception des yeux, semblables à deux étoiles brillantes. Enfin, Sijesuis fit le rapprochement : « très joli », dit-il, « mais inexacte. Loin du compte. Vois-tu, le Pont Délicat, est long de plusieurs kilomètres, et il semble constitué de fils de lumière argentée. C’est magique… J’espère que tu le verras un jour, d’autant qu’il se trouve dans un site exceptionnel. S’il venait à disparaître, le Garinapyan serait coupé des régions plus au sud, les Vallées et la Mer Intérieure, car le pont enjambe un immense canyon empoisonné, divisant le continent d’est en ouest, comme les Montagnes de la Terreur ferment du nord au sud les Contrées Douces.» Refuse réfléchit : « Vous évoquez la Mer Intérieure. Vous m’en avez déjà parlé, je crois. Si mes souvenirs sont bons, ce n’est pas un endroit très agréable. » Elle désigna un atlas rangé sur une étagère. « On dirait le catalogue de ce qu’il ne faut pas faire. Pourquoi le Garinapiyan voudrait-il se fourvoyer dans pareil chaos ?
_ Jusqu’à présent, il ne le veut pas. Et c’est bien le problème, car lui seul aurait la force suffisante pour y faire œuvre utile. A sa décharge, je dirais que rien n’est simple, et qu’il règne là bas des conditions… particulières, pour lesquelles personne aujourd’hui n’a de solution… Du moins de solution raisonnable.»
Refuse poursuivit son apprentissage. Sijesuis lui présenta d’abord quelques entités fiables qu’il connaissait bien, sources d’énergie et opératrices. Plus tard, il la conseilla dans ses choix, lorsqu’elle entreprit de recruter les siennes. Elle se lia à des sources telluriques et aux vents de hautes altitudes. Deux années passèrent. Refuse avait eu les cheveux châtains et des yeux clairs. Elle perdit toutes ses couleurs le jour où elle œuvra son premier sortilège complexe. Cela arriva dans la cour du boucher à un vieux cheval destiné à l’abatage. L’apprentie prononça les mots de pouvoir. Malgré sa masse, l’animal s’endormit soudain. Son corps s’effondra sur le côté. Puis le boucher lui brisa le crâne d’un grand coup de maillet. Sijesuis félicita son élève, cet acte faisant d’elle une magicienne à part entière. Le chat Présence réclama le foie de la victime. « Quelle voracité ! Tu n’as pas de compassion, » lui reprocha Refuse. « En eus-tu pour le beau Maudire ?
_ Je ne voulais pas le manger !
_ Exactement : j’ai une morale de carnivore. Toi l’humaine, tu oscilleras toujours entre les légumes et la viande, la paix et la guerre. Je m’en amuse. Mais rassure-toi, tu auras ta part. Après tout, tu as bien aidé le boucher.
_ C’est bien vrai, je vous ferai livrer la viande. Dans deux jours nous tuons un cochon, si le cœur vous en dit… » Conclut le boucher.
Chapitre un : Les Contrées Douces.
L’émissaire.
Les étoiles reculaient devant le bleu profond annonciateur de l’aube. Depuis l’horizon, la lueur naissante gagna peu à peu en intensité. Les premiers rayons du soleil dorèrent les toits de Finderoute, tandis que les rues du village restaient dans la pénombre. Les lucarnes se teintèrent de rose. Dans une mansarde louée, la silhouette mate d’un corbeau s’anima. Sitôt réveillé, l’oiseau balaya la chambre de ses yeux sombres et froids. L’examen terminé, il croassa, comme son maître le lui avait ordonné la veille. L’homme émergea au troisième appel. Il bailla, cligna des paupières et sourit à son animal familier. L’expression se voulait avenante, bien qu’elle trahît une cruauté de principe. L’homme se leva, fit un brin de toilette, puis enfila des pantalons, une chemise et un gilet. Il chaussa des bottes de cavalier, et se protégea d’un pourpoint de cuir, qu’il boutonna soigneusement. Ses mains ajustèrent à ses hanches une large ceinture d’où pendait une rapière. Enfin l’homme jeta une grande cape sur ses épaules, et saisit un chapeau à large bord. Puis en s’efforçant de ne pas faire grincer le parquet, le spadassin descendit manger, le corbeau le précédant dans l’escalier. L’aubergiste avait déjà tout préparé, mais ne s’était pas attardé dans la salle. De toute façon, le voyageur avait payé d’avance. Pendant que l’oiseau finissait son bol de grains, le cavalier alla seller son cheval. Finderoute ne méritait plus son nom. Désormais un chemin traversait la lande déserte qui s’étendait à l’ouest du bourg. L’objectif de l’étranger se trouvait au delà: un village nommé les Patients, qu’il atteindrait bientôt au terme d’un long périple. Ensuite, il lui faudrait repartir dans l’autre sens… On aurait pu imaginer plus court, mais le trajet suivi lui avait épargné une multitude de dangers. Dans son dos, le soleil continuait son ascension, éclairant des bruyères, des champs de blé sorti de terre depuis peu, de jolies maisons à colombage, des pommiers, une colline surmontée d’un manoir, et plus loin, par delà une plaine désolante, une ligne d’inquiétantes montagnes.
Le cavalier se remémora ce qu’on lui avait raconté concernant Sijesuis. Le bonhomme était un sorcier compétent, mais pas une pointure, si on le comparait à ses homologues les plus experts du Garinapiyan. Il gagnait sa vie en négociant des contrats et des traités, et veillait à leur application le cas échéant. Son œuvre maîtresse avait été un accord, signé vingt ans auparavant, tentant de limiter les excès des mages les plus puissants. L’idée même d’un tel document faisait ricaner le voyageur. Ensuite, Sijesuis avait encore mis son grain de sel dans différentes affaires impliquant des sorciers du Garinapiyan, notamment le Pont Délicat, puis il s’était établi à l’ouest des Contrées Douces. Depuis il avait développé un large réseau de relations et de sympathie à travers toute la région. Mais il vivait seul et sans protection. Par conséquent, le cavalier ne s’attendait pas à rencontrer de grandes difficultés.
Il entra dans le village. Les belles maisons, propres et espacées, donnaient un sentiment de prospérité et d’intégrité, aux antipodes des sombres ruelles où le spadassin avait forgé son caractère. Il reconnut les vergers, dont l’aubergiste de Finderoute avait parlé, la veille, en lui racontant l’origine des Patients. En avançant dans la rue principale il nota le manoir dominant la colline, à cinq cents mètres environ, situé à la fois hors de la communauté et assez près pour s’y rattacher : son but. Dans le lointain, à une trentaine de kilomètres, commençaient les fameuses montagnes marquant la limite du monde habité. Le cavalier éprouva le sentiment d’angoisse diffuse qui en émanait.
L’homme avait été instruit en ces matières. Les Montagnes de la Terreur appartenaient à une catégorie de phénomènes hérités d’un passé enfui. Ceux-ci compliquaient les voyages et les communications, quand ils ne menaçaient pas ses contemporains dans leurs existences mêmes. Avec cette idée en tête, il avait jugé préférable de prendre le bateau, plutôt que d’endurer une longue chevauchée via maintes régions peu attrayantes. En contournant le continent par l’est, il avait pu faire escale dans les ports animés du N’Namkor. Il avait aussi évité la Mer Intérieure si mal fréquentée, y compris pour une âme aussi noire que la sienne. De même s’était-il épargné la traversée suicidaire de la Terre des Vents. Son navire l’avait déposé au sud d’une région paisible, rationnelle et industrieuse, guère sujette aux brigandages et autres périls. Le cheval s’arrêta sur la place au milieu du village. Le messager eut un sourire sardonique en considérant l’inévitable arbre vénérable qui trônait au centre, et la non moins prévisible fontaine, juste à côté. Il avait des dents très blanches, qui ressortaient derrière des lèvres grises, comme toute sa carnation. Cela affectait aussi son cheval, et son familier. Ce dernier se percha sur une branche, pendant que le sorcier faisait boire sa monture. Après quoi, il fit signe au corbeau de le précéder au manoir. L’oiseau vola en direction de sa cible. Il y fut rapidement et croassa en tournant autour. Les villageois qui virent passer le spadassin se firent la réflexion que rien de bon ne pouvait venir d’un personnage aussi sinistre. Pourtant, Sijesuis était à bien des égards plus inquiétant d’aspect, mais ses manières apaisaient, là où celles du visiteur trahissaient une violence latente.
Refuse observa le messager monter la pente de la colline, en notant qu’il était armé. Lorsqu’il fut à portée de voix elle ouvrit une fenêtre pour s‘enquérir de ses intentions. Le cavalier prit la parole: « Mon nom est Alibadénite, Dents-Blanches dans votre langue. J’ai sur moi une lettre que je dois remettre en mains propres à Sijesuis. » C’est le chat Présence, qui transmit l’autorisation d’ouvrir. La jeune femme referma la fenêtre, puis descendit les escaliers, le félin sur ses talons. Elle fit entrer Dents-Blanches. Ce dernier, avant de franchir le seuil, la gratifia d’un regard insistant. Refuse était jolie, plus petite que la moyenne. Son visage était harmonieux, encadré par des cheveux coupés au niveau des épaules. Elle portait une jupe longue gris sombre et un gilet assorti en laine, par-dessus une solide chemise blanche, aux manches larges resserrées aux poignets. Le cavalier la dépassait d’une tête. Il affichait une certaine assurance quoiqu’il ne fût probablement pas beaucoup plus versé qu’elle dans le grand art de la magie. Sa peau était à peine plus sombre que celle de Refuse. Celle-ci durcit son regard et se raidit pour faire comprendre au visiteur que sa manière de la dévisager ne le mènerait à rien. Le chat miaula depuis l’escalier. Présence montra le chemin à Dents-Blanches, pendant que Refuse fermait la marche en tenant un long bâton en main.
Le messager ne s’en formalisa pas. Il pénétra dans la bibliothèque, pendant que le félin bondissait sur son fauteuil favori. Devant Sijesuis, il se contenta de saluer et de tendre la missive. Le mage lui indiqua d’abord un guéridon. Dents-Blanches y posa la lettre cachetée, et s’immobilisa en croisant les bras. « Cette chose porte un enchantement », déclara Sijesuis. « Oui, je l’ai perçu aussi. Assez fort, dirais-je même. Mais je n’en connais pas la nature », commenta le cavalier, avant d’ajouter : « Les mages des Palais Superposés aiment assez créer des effets amusants, ou protéger la confidentialité de leurs échanges. Je ne serais pas surpris que vous seul puissiez ouvrir et lire ce courrier.
_ J’ai en effet l’habitude de ce genre de précautions. Vous a-t-on informé de la teneur générale du texte ?
_ Non, d’aucune sorte. Je pense qu’on a fait appel à moi parce que j’étais disponible à ce moment là, et parce que je sais parler votre langue. Ce n’est certainement pas l’auteur de la lettre qui me l’a confié.
_ Vraiment ?
_ Un lutin familier me l’a tendu, avec une bourse afin de couvrir mes frais, et, en prime, une salve de menaces pour m’inciter à me hâter. L’essentiel de mon voyage s’est fait par bateau. Comme il a duré des semaines, je pense que votre correspondant n’est pas pressé. »
Sijesuis prononça une formule en levant la main droite. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles le mage guetta une réaction. Mais comme rien ne se produisit, sous les regards du messager, du chat et de son associée, il saisit enfin la lettre de ses mains finement gantées. Puis il prit son temps pour décacheter, déplier, et lire. Refuse ne remarqua rien d’anormal. Ensuite son maître replia le papier et le rangea dans une poche intérieure de son vêtement. « Avez-vous mangé Dents-Blanches? » Demanda-t-il sur un ton attentionné. « Je me restaurerai au village. Je repars tout de suite,» répondit l’intéressé. Sijesuis: « Comme il vous plaira. Merci pour ces nouvelles. Elles concernent le Pont Délicat. Vous connaissez? » Dents-Blanches: « C’est possible… Mais ma mission ici est terminée. Si vous le permettez… » Il fit un pas en arrière pour amorcer son départ. « Je vous en prie, » conclut Sijesuis. Refuse raccompagna le messager. La magicienne poussa le battant de bois épais et ferré un peu plus vite qu’elle ne l’aurait fait avec un visiteur ordinaire.
La mission.
La magicienne verrouilla la porte. Ensuite, elle alla vérifier les provisions du manoir. Puis elle relut les sortilèges qu’elle connaissait. Après quoi, elle se plongea dans l’étude d’un nouveau sortilège, qui lui résistait depuis des jours. Ces activités ordinaires l’occupèrent pendant trois heures, et chassèrent de son esprit le souvenir désagréable de la visite du spadassin. Elle commençait tout juste les préparatifs du repas de midi lorsque Présence l’appela depuis la chambre du maître. Refuse fronça les sourcils : d’habitude elle n’y venait jamais, pas plus qu’il ne l’aurait dérangé dans la petite pièce où elle dormait. Sijesuis s’était allongé sur son lit. Il fit signe à Refuse qu’elle pouvait s’asseoir. Quand elle fut installée, le magicien lui parla d’une voix très calme et posée, mais on sentait une tension, un souffle plus court qu’à l’accoutumée: « Le message de ce matin annonçait deux choses : que le Pont Délicat est menacé de disparaître, et ma mort prochaine. La magie que j’ai sentie et neutralisée n’était qu’un leurre. Une chose bien pire se dissimulait dans l’encre. Mes talents n’ont pas suffit à la repérer. Je savais que tout le monde ne m’appréciait pas, mais j’étais loin de me douter qu’on hâterait ainsi mon trépas… Quelle mesquinerie ! Je compte me mettre en sommeil pour ralentir le processus. Ma chambre sera scellée dès que tu l’auras quittée, et la demeure sera protégée par un enchantement, afin que je ne sois pas dérangé. Voici une pierre de vie: elle permet de soigner les blessures. C’est grâce à un objet similaire que je peux encore te parler. Tu dois pour t’en servir la serrer fort dans ta main. Je te confie également une bourse remplie de pièces d’argent que tu remettras à qui de droit: mademoiselle Éclose qui vit à Finderoute, au-delà de la Lande aux Bruyères. Tout est inscrit sur ce parchemin: c’est ta mission. Elle te conduira très loin d’ici, dans des conditions moins plaisantes que celles dont a bénéficié ce Dents-Blanches. Lui, a pu éviter les régions dangereuses, alors que tu seras obligée de passer en plein dedans. Tu dois tout accomplir dans l’ordre indiqué. C’est périlleux mais cela te permettra de progresser et de te faire une place dans le monde. Présence t’accompagnera et t‘aidera. Il te fera profiter de son expérience. Rester ici ne te donnerait qu’un répit, je le crains. Un jour tu serais effacée sans comprendre pourquoi, et probablement par des gens ne sachant pas ce qu’ils font… Obéissant à des maîtres croyant savoir. Dents-Blanches est un modèle du genre. Tu es une personne mystérieuse, Refuse, mais au cours de ton apprentissage tu m’as montré certaines qualités sur lesquelles je puis compter, en plus de toutes celles qui sont communes aux habitants des Patients. Tu as de l’esprit. Tu sais prendre des décisions. Tu es souple et rapide. Tu devrais y arriver, en étant prudente. Alors, acceptes-tu? »
L’état de son maître ne lui permettant pas de poser trop de questions, Refuse prit le parchemin et le lut une première fois:
1/ Donner une bourse remplie d’argent à mademoiselle Éclose, vivant à Finderoute.
2/ Porter une lettre au marchand Fuyant, toujours en mouvement.
3/ Trouver un sortilège intitulé « Porte de Verlieu », sous la Terre des Vents.
4/ Réveiller le Dragon des Tourments, fléau de la Mer Intérieure.
5/ Ré enchanter le Pont Délicat des Montagnes Sculptées.
6/ Faire connaître à Bellacérée des Palais Superposés que Sijesuis est mourant.
La magicienne relut les instructions en se livrant à une rapide estimation des difficultés. Les objectifs du début de la liste paraissaient faciles à atteindre : Finderoute se trouvait à quelques heures de marches, et Fuyant était une personnalité des Contrées Douces. La jeune femme partirait à la découverte de son pays. L’inquiétude montait d’un cran à la mention de la Terre des Vents. Il était notoire que la violence des tempêtes permanentes forçait les habitants à vivre sous terre. Ce point mis à part, on ne lui demandait rien d’insurmontable. D’ailleurs Sijesuis s’était rendu plusieurs fois là bas : il connaissait des accès sûrs. En revanche, il ne s’était jamais vanté d’avoir réveillé un dragon. « Le fléau de la Mer Intérieure, ne préférez vous pas le laisser dormir ? » Demanda Refuse. Son maître soupira : « Non, il faudra le réveiller… Après tu t’en iras… Vite… Loin… Simplement le réveiller… Puis partir, par la Porte de Verlieu…
_ Sijesuis va s’endormir, que décides-tu ? » Demanda Présence. Le chat poursuivit : « N’ai crainte Refuse, je serais toujours à tes côtés pour t’aider. Le dragon fait un peu peur, mais personne ne te demande de t’exposer inutilement. Faits moi confiance. Tout se passera bien. »
Refuse accepta la mission. Elle n’oublia pas la pierre de vie et remercia Sijesuis pour sa prévenance. Présence sortit le premier de la chambre. Refuse regarda pour la dernière fois son maître. Une lampe au plafond diffusait une lumière verte. Tout paraissait très sombre. Pour sortir elle passa devant le portrait d’une belle inconnue. Il avait toujours été là, accroché au dessus d’un buffet, mais Refuse n’avait jamais osé demander qui il représentait. La peinture faisait face à la porte, non au lit. La jeune magicienne passa le seuil. Sitôt qu’elle eût refermé, elle entendit le son du verrouillage. De l’extérieur on ne distinguait plus la porte du mur. Refuse ferma les volets du manoir. Elle alla dans la bibliothèque pour rassembler cartes et descriptions des régions qu‘elle visiterait. Puis elle prépara ses affaires et des provisions pour le voyage. Elle prit un bain. Elle mangea. Elle se coucha. Elle fit ses adieux au manoir le lendemain matin.
Il était tôt. Refuse descendit la colline et passa entre les arbres fruitiers. Ensuite elle traversa le village, ne faisant halte que pour parler à ses parents. Elle leur expliqua qu’elle partait pour longtemps. Elle avait, disait-elle, franchi une étape, mais Sijesuis aussi. D’ailleurs, il ne fallait pas le déranger. À compter de ce jour, le manoir serait dangereux.
Ses parents la mirent en garde contre les périls du voyage. Ils lui dirent leur fierté qu’elle fût devenue une vraie magicienne. C’était grand dommage qu’elle ne restât pas au village, où elle aurait pu contribuer à faire la fortune de la communauté. Enfin, rien ne s’opposait à ce qu’elle revînt, une fois sa tâche accomplie. Et d’ailleurs, peut-être trouverait-elle un compagnon au cours de ses pérégrinations…
Présence l’attendait dehors. Il escalada la magicienne et prit ses quartiers au niveau des épaules et du sac à dos, ajoutant quatre kilogrammes à la charge totale. « Autant m’y habituer tout de suite, si je dois le porter sur des centaines de kilomètres, » se dit la jeune femme. Même à pied, Refuse dépassa rapidement la limite des champs. Elle entra dans la Lande aux Bruyères sans appréhension. Le chemin lui était connu car le village de Finderoute était la seule destination proche pour les gens des Patients. Donc, l’ayant déjà parcouru plusieurs fois, elle se sentait encore chez elle au milieu des massifs de bruyères. Mais Présence mit bientôt un terme à ce sentiment trompeur.
Alors qu’elle buvait un peu d’eau de sa gourde le chat prit la parole pour la première fois depuis leur départ. Il avait un timbre agréable et suggestif, donnant l’impression qu’il pensait toujours quelque chose de plus que ce qu’il disait. « Vois-tu le corbeau là haut? Nous sommes repérés. » Elle referma le flacon et le rangea dans sa besace en fixant le ciel. Effectivement un oiseau noir tournait dans l’azur. « C’est le familier du messager d’hier », précisa Présence. « Et sois sûre qu’il nous observe. »
Refuse acheva le raisonnement d’elle-même. Le chat était fiable. Il avait une excellente vision, et connaissait son boulot. Que faisait-il dans la lande, ce Dents-Blanches ? Il aurait fallu trois bonnes heures de marche pour revenir aux Patients. Et la même chose pour atteindre Finderoute. Les conditions d’une embuscade étaient donc réunies. Elle chercha vainement le cavalier parmi les étendues de bruyère. Il pouvait être n’importe où, caché par des rochers ou des arbustes. Peut être employait-il un charme de dissimulation. Or, il n’était pas question de lui laisser l’initiative. Les duels entre sorciers donnaient souvent raison au plus rapide, tant il était difficile de se soustraire aux effets d’un sortilège. Pour sa sécurité Refuse devait se préparer au pire. « Je vais tenter une stratégie d’évitement », proposa-t-elle.
Présence pensa que ce serait voué à l’échec, puisque l’autre avait un cheval, et que la surveillance du corbeau ne pourrait être déjouée. Mais il laissa Refuse quitter la route à quarante cinq degrés vers le sud, parce que cette méthode permettrait d’avoir confirmation des intentions de Dents-Blanches. Et effectivement, il vit le corbeau aller et venir selon un axe indiquant la nouvelle trajectoire choisie par la magicienne. Il fit immédiatement part de ses observations à Refuse. L’inquiétude de la jeune femme monta d’un cran. Elle persista un moment à marcher dans la même direction, puis s’arrêta pour constater par elle-même l’attitude de l’oiseau. Alors, baissant les yeux elle vit le cavalier, d’abord sur le chemin, venant de l’est, ensuite manœuvrant comme pour lui barrer la route. S’il avait eu des intentions amicales, il aurait envoyé son familier au devant d’elle afin d’établir le contact, se dit Refuse.
Que pouvait-il lui faire? La tuer ou la soumettre à un charme de contrôle mental, puis abuser d’elle. Voler la bourse confiée par Sijesuis. Exiger qu’elle lui communique le contenu de sa mission. Ou lui soutirer l’information, la dépouiller, la violer, et finalement la tuer. Donc, elle supposa, que s’il disposait d’un sortilège assez fort pour l’incinérer à distance, il ne s’en servirait pas tout de suite. Il fallait le laisser venir assez près pour le neutraliser. Elle repéra ici d’épais buissons, et là des rochers suffisamment gros pour offrir une couverture. Elle demanda à Présence de détourner l’attention du corbeau, en partant vers le nord, en direction de la route, pendant qu’elle attirerait le cavalier au sud.
Effectivement l’oiseau se focalisa sur le chat, tandis que Dents-Blanches éperonnait son cheval. Refuse courut dans les bruyères. Le sac à dos ne la gênait pas autant que les irrégularités du terrain. Elle passa entre deux grandes pierres, mais ne se cacha pas derrière, bien que c’eût été sa première intention. Non, elle avança encore cinq mètres, avant de faire volte face au milieu de la végétation printanière. Là, elle reprit son souffle, en fixant son poursuivant qui se rapprochait rapidement. L’idée était de mettre à profit le moment où le cheval négocierait l’obstacle, soit en sautant par-dessus, soit en le contournant.
Dents-Blanches fit bondir sa monture. Il avait manifestement préparé un sortilège, mais à ce moment précis, Refuse, plus stable que lui, prononça la formule de l’endormissement, en prenant le cheval pour cible. L’animal s’effondra dans l’instant, entraînant son cavalier dans sa chute. Alors, la jeune femme se précipita, franchit les quelques mètres qui les séparaient en brandissant son long bâton, et l’abattit sur la tête de son adversaire! Ce dernier ne put rien faire pour éviter le coup.
Ensuite, elle eut plusieurs fois recours à un sort mineur de paralysie. Elle visa d’abord la mâchoire, puis les jambes, puis les bras. Elle ligota tout de même le spadassin. Trouvant sur lui un peu d’argent, elle en prit la moitié, et un petit grimoire de mage, duquel elle détacha avec soin les pages détaillant les sortilèges qu’elle ne connaissait pas. En la voyant faire, Dents-Blanches souffrait intérieurement. Refuse montra un intérêt tout spécial pour celui qui s’intitulait « persuasion », doux euphémisme pour signifier un assujettissement temporaire. Il confirmait ses soupçons. Mais il s’agissait d’un classique très utile. Sijesuis lui en avait souvent parlé, pour la mettre en garde, et pour lui apprendre des méthodes de résistance. Il était évident qu’il l’avait dans son répertoire, mais le magicien avait été réticent à lui enseigner la formule.
Elle jeta à Dents-Blanches un regard de biais, rancunier et féroce. L’intéressé craignit pour sa vie ; d’autant que les familiers les avaient rejoints. Le corbeau gardait ses distances pendant que Présence se faisait caresser. Tout en ronronnant bruyamment, le conseiller fidèle donnait son avis: il fallait peut-être tuer le messager, ou alors lui briser les jambes, ou lui crever les yeux. De cette manière, la jeune femme n’aurait plus rien à craindre. La magicienne n’avait pas l’intention de se laisser influencer par le chat. Cependant, jugeant qu’il n’avait pas entièrement tord, elle réfléchit à une autre solution. Refuse mit dans la balance, d’un côté des soupçons fondés, que les circonstances avaient rendu invérifiables, et de l’autre, une mort ou des mutilations définitives, qui la désigneraient comme le bourreau dans cette affaire. Les liens avaient pris le relais de la paralysie depuis longtemps, mais très sagement, Dents-Blanches préféra se taire.
Refuse lui dit: « Je veux que tu rappelles ton corbeau. Je le mettrai dans un sac, et le laisserai partir lorsque j’aurai atteint Finderoute. Il viendra alors te libérer si tu n’y es pas arrivé par toi-même. Mais tu dois faire serment de ne pas me suivre, de ne pas entraver ma mission, de ne pas attenter à ma vie ou participer à une entreprise visant à me blesser, me tuer ou m’outrager. Sinon autant écouter Présence et te liquider tout de suite. » Évidemment Dents-Blanches fit le serment attendu. Le corbeau protesta quand il sut qu’il devrait entrer dans le sac, mais se résolut à obéir à son maître. Refuse ne s’attarda pas davantage. Elle avait encore plusieurs heures de marche devant elle. La jeune femme tenta de réveiller le cheval. Déjà, ce fut laborieux. Mais ensuite, la pauvre bête la porta sur deux cents mètres, puis s’immobilisa, debout, ayant replongé dans le sommeil. Les effets du charme dureraient encore longtemps. N’ayant pas le cœur d’achever l’animal, Refuse repartit d’un pas énergique, libérant dans l’effort la tension accumulée lors du combat.
La magicienne parvint à Finderoute en fin d’après midi. Devant les premières maisons, elle relâcha l’oiseau sous le regard réprobateur du chat. Le village était plus gros que Les Patients. Refuse n’y connaissait presque personne. Mais elle se souvint d’avoir été une fois dans un magasin de tissus avec sa mère. Elles avaient été bien accueillies. D’habitude les cultivateurs confectionnaient leurs habits eux-mêmes, mais à cette époque sa mère recherchait quelque chose de spécial.
Tout lui parut plus petit que dans son souvenir. Refuse reconnut à peine la vendeuse. Néanmoins, elle se présenta. « Bonjour madame, je m’appelle Refuse. Je viens des Patients. Le magicien Sijesuis m’a confié une chose importante à remettre à mademoiselle Éclose. Pourriez-vous me dire où la trouver, s’il vous plait ?» Effectivement la mercière pouvait la renseigner. Elle fit d’ailleurs un portrait élogieux d’Éclose. Cette dernière était orpheline. Alors qu’elle n’avait que trois ans, elle était venue à Finderoute en tenant la main de Sijesuis. C’était une très jolie petite fille, pleine de vie, rayonnante de joie. Sa présence aux côtés du sorcier gris sombre intrigua, au point que l’on craignît qu’elle ne fût la victime des affaires compliquées dont il faisait son quotidien. Était-il possible qu’elle fût sa fille ? Dans ce cas où était sa mère ? Le magicien lui réservait-il un destin particulier ? Sijesuis ne laissa pas médire. Il alla voir le maire. Ensemble ils rendirent la nouvelle publique. On sut alors que la petiote n’avait plus de parents, et que le mage lui cherchait une famille aimante. C’est comme cela qu’elle fut adoptée par de braves gens respectés de tous. Les années passant, elle grandit en sagesse, adresse et beauté. Elle participait à tous les aspects de la vie de son village, partageant ainsi son bonheur sans retenue.
Éclose était maintenant en âge d’avoir des prétendants, mais si grande était sa gentillesse qu’on ne lui trouvait pas de rivale jalouse. Il faut croire que les gens de Finderoute avaient bon fond. Ailleurs, de méchantes fées se seraient acharnées pour moins que cela. Refuse n’avait pas l’intention de jouer la vilaine sorcière au moins? La magicienne se montra rassurante. Elle rappela qu’elle venait pour donner, et qu’elle obéissait à Sijesuis.
Dès lors, la mercière conduisit Refuse à la maison où vivait Éclose. On entendait du bout de la rue la voix mélodieuse de l’adoptée. Au fur et à mesure, devenaient audibles les pépiements des oiseaux de toutes les couleurs qui l‘entouraient et chantaient avec elle. Éclose s’activait au milieu d’un beau jardin, très fertile et déjà en fleurs. De surcroît, la vendeuse n’avait pas menti: Éclose possédait une beauté solaire. La magicienne se sentit soudain comme une ombre au tableau.
Pourtant il fallait bien qu’elle s’avançât et qu’elle tendît la bourse, en disant : « Voilà pour vous, mademoiselle. C‘est Sijesuis qui m‘envoie vous remettre cet argent. Acceptez-le ou je serais parjure.» Il y eut, comme elle l’avait craint, un moment en suspend… Suivi de la fuite éperdue des passereaux. Présence n’arrangeait rien, tache noire au regard maléfique… Et pas question de leur dire: « Mais non, vous verrez, il est gentil! » Mensonge…
Heureusement la belle Éclose ne fit pas d’histoire. « Oh! C’est vraiment merveilleux! » Commenta-t-elle. Elle étreignit Refuse et la gratifia de deux bisous, un sur chaque joue. « Je vais me marier et j’aurai des tas d’enfants. Avec l’argent j’aurai de quoi les élever! Remerciez Sijesuis! Au fait, comment va-t-il? C’est extraordinaire qu’il pense encore à moi depuis tout ce temps. Oh, je suis si heureuse! » Refuse s’entendit répondre: « Je ne rentrerai pas aux Patients, hélas, et Sijesuis n’est là pour personne. »
Cette remarque amena une expression grave sur le visage d’Éclose qui ferma à demi les yeux, puis considéra Refuse avec une attention nouvelle. « Vous savez », dit-elle, « je me suis toujours demandé d’où je venais, qui avaient été mes géniteurs. Je suis satisfaite de mon sort. J’aime mes parents adoptifs, plus que tout au monde. Mais il est normal de s’interroger sur son passé. Qui d’autre que Sijesuis pourrait satisfaire ma curiosité? Ce don providentiel est peut être le signe que je dois partir à la recherche de mon passé… Et que mon bonheur futur en dépend… »
La magicienne l’interrompit : « De préférence, vous devriez vous en tenir à votre premier projet, je pense. C’est que la méchanceté du monde n’est plus à prouver, et ce depuis longtemps. À quoi bon découvrir une tragédie de plus? Ou un bête accident? Vous êtes sortie de ce cycle. Est-ce pour y retourner? Rien n‘exige votre sacrifice. Vous ne pouvez fouiller le passé de Sijesuis, à fortiori celui de vos ancêtres, et fonder une famille. C’est à chaque fois le projet d’une vie. Voilà: vous ne saurez pas tout. »
Eclose s’exclama: « Il me manquera quelque chose!
_ Je suis vraiment navrée de vous avoir mise dans cet état », répondit Refuse. « Apprenez néanmoins que mes désirs sont à l’opposé des vôtres. Si vous ne vous mariez pas, ne comptez pas sur moi pour le faire à votre place. Mademoiselle, je vous salue…» La magicienne laissa Éclose à ses méditations, gênée d’avoir ravivé un poison ancien. Mais la mercière qui avait assisté à toute la discussion abonda dans le sens de la voyageuse.
Rendue à l’unique compagnie de Présence, Refuse lui demanda ce qu’il savait d’Éclose, qu’elle soupçonnait de posséder une nature hors du commun. Cependant, elle n’avait pas de sort assez puissant pour vérifier son hypothèse. Le chat prétendit qu’il n’était pas encore au service du sorcier à cette époque. Refuse n’en crut rien : les familiers pouvaient vivre très longtemps. Elle insista. Présence finit par admettre que son maître l’avait tenu écarté de cette affaire. Apparemment, le sorcier diplomate avait réussi un des coups les plus brillants de sa carrière : « Sijesuis en est toujours très fier. Il y a quelques années de cela, nous évoquâmes le sujet. Il me parla de rendements et de prospérité garantis dans les Contrées Douces. Oui, il use parfois d’un langage assez indigeste. Mais cela ne durera pas éternellement. Éclose n’est pas forte à ce point. Il y aura un revers de la médaille, si les gens se reposent sur des lauriers trop facilement acquis. »
Le marchand Fuyant.
Refuse suivait une voie de chemin de fer, dont la construction remontait à une quinzaine d’années. C’est ce qu’on pouvait lire sur la plaque inaugurale, vissée sur le mur du terminus. Elle avait découvert le train dans une ville de taille moyenne, quatre jours après avoir quitté Finderoute. Avec l’argent pris à Dents-Blanches, elle s’était offerte une place à bord. Cela lui avait permis de se rapprocher de deux cents kilomètres du centre économique de la région. Mais ensuite elle avait du compter ses sous, et redevenir piétonne.
Son but était de porter une lettre au marchand Fuyant, réputé toujours en mouvement. Elle s’était informée sur ce personnage insaisissable. Il était bien connu à travers le pays, dans la mesure où il faisait des affaires avec tous. Pour cela il se servait de tous les moyens de transport disponibles: train, automobile, dirigeable, bateau. Avec une préférence pour les plus perfectionnés. À pied, Refuse ne pourrait jamais gagner cette course contre le temps.
Finderoute lui avait paru grand, mais Les Contrées Douces étaient bien plus peuplées et riches qu’elle ne l’avait cru. Il y régnait une certaine effervescence, qui avait épargné les Patients, du fait de leur isolement. Elle découvrit qu’elle avait un accent. Refuse passa trois jours dans un hôtel pour étudier les sortilèges pris à Dents-Blanches. Le prix de l’hébergement lui parut très élevé. Ici, il fallait toujours avoir de l’argent. Cela faisait de Fuyant le prince de ce pays. Car il était à la fois le plus riche et le plus mobile. Elle s’était remise en marche, le long des rails, en se demandant comment elle allait remplir sa bourse.
Les pieds endoloris elle entra dans la ville à laquelle aboutissaient le plus de routes, de lignes ferroviaires et de trafic fluvial, la bien nommée Convergence. Elle avait eu le temps de réfléchir à ce qu’elle ferait. Aussi se dirigea-t-elle immédiatement vers le forum, au centre, et repéra l’endroit où se réunissaient les commerçants les plus prospères. On l’eut rejetée, toute magicienne qu’elle fût, si le nom de Sijesuis n’avait agi comme un sésame.
Refuse plaida sa cause. Elle devait remettre en mains propres une lettre à Fuyant, mais sans avoir les moyens de le rattraper. Serait-il possible que l’on avertisse le marchand, quand il serait de passage à Convergence, que l’élève de Sijesuis demandait à le rencontrer? Elle avait préparé le charme de persuasion, dans le cas où son auditoire n’aurait pas été coopératif, ou aurait voulu monnayer le service demandé. Toutefois elle n’eut pas à s’en servir.
Au lieu de cela un groupe de marchands l’invita à leur table et lui offrit un repas. Elle leur en fut reconnaissante. Ces hommes et ces femmes ne s’intéressaient pas qu’à l’argent en fin de compte. Les informations comptaient aussi. Ainsi donc Sijesuis était de nouveau en activité? Quel âge cela lui faisait-il? Oh! Elle était son unique disciple? Était-elle… investie… de toute son autorité? Avait-elle hérité de son carnet d’adresses ? Veillerait-elle, le cas échéant, sur les accords dont il s’était porté garant ?
Refuse savait que le pouvoir de Sijesuis ne se limitait pas à sa magie, mais reposait surtout sur son implication dans les affaires du monde. Il était reconnu comme un expert, mais pas de la même manière que Fuyant. Fallait-il révéler qu’il se mourait? La magicienne avait l’impression que tous le devinaient, ou qu’ils le soupçonneraient très vite s’ils continuaient à l’interroger. Pourtant elle ne devrait le dire explicitement qu’à Bellacérée. En attendant, les gens semblaient attendre quelque chose venant d’elle…
« Je suis », dit-elle, « en mission, sur ordre de Sijesuis. Je ne suis pas censée me mêler de vos affaires. D’ailleurs, mon maître ne m’en a pas parlé. Mais il ne m’a pas interdit non plus de rendre des services. Si je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas à me le dire. J’y répondrai au mieux de mes capacités, en attendant Fuyant. Dès que j’aurais rencontré ce marchand, je devrais repartir, pour la Terre de Vents cette fois. Je ne suis pas sûre que mon action ait des répercutions commerciales à court terme. » C’était certainement maladroit d’avouer son ignorance. Refuse se rendit compte de son erreur. Elle porta une coupe de vin à ses lèvres pour masquer sa gêne.
Les marchands gardèrent alors le silence, conscients d’avoir affaire à une débutante. Néanmoins ce n’était pas une raison de la sous-estimer, car Sijesuis ne faisait rien au hasard. En outre, elle disait se rendre dans la Terre des Vents, endroit notoirement dangereux. Mais pourquoi le sorcier des Patients n’était-il pas venu présenter son apprentie ? Pendant que son entourage se posait des questions Refuse observa que dans la salle, et même à sa table, plusieurs personnes avaient reçu un enseignement de base dans les pratiques magiques, bien que les vrais initiés demeurassent rares. Souvent ils se teignaient la peau avec des cosmétiques. L’excès les trahissait. La jeune femme n’était donc pas la seule à commettre des erreurs. A la réflexion Sijesuis s’était probablement trouvé dans des situations plus difficiles, lui qui avait négocié avec les sorciers les plus puissants du Garinapiyan, à ceci près qu’il possédait les clés pour comprendre ce qu’il faisait.
Pour le moment Refuse ne se sentait ni capable, ni intéressée, de se plonger dans des intrigues. Chaque chose en son temps, se dit-elle. Elle se leva de table après le départ de la moitié des convives, en remerciant une dernière fois ceux qui restaient. Ils eurent pour elle un regard compatissant. C’est alors que Présence bondit sur la table d’un mouvement gracieux, d‘une puissance maîtrisée, sans faire le moindre bruit, ni bousculer aucun objet fragile. Le chat considéra son public, pendant que Refuse lui tournait le dos.
Le familier tint ce discours: « La stabilité, pour les affaires il n’y a que ça de vrai. Mais elle repose sur de bons accords, sinon… ouille. Sijesuis tient à protéger son ouvrage. Encore merci pour votre hospitalité. La petite découvre, moi je connais… Et je savoure. » Sans leur prêter plus d’attention Présence sauta à terre, se faufila entre les chaises, et se retrouva à hauteur de Refuse lorsqu’elle ouvrit la porte pour sortir. Il la précéda dans la nuit noire, laissant les marchands médusés et perplexes. Le chat noir aimait jouer avec les émotions. Il se croyait toujours malin, quand parfois il ne faisait que mettre en scène son égo outrancièrement gonflé.
Il hanta les rues de Convergence pendant trois semaines, terrorisant les rats de la ville. Refuse fut réinvitée plusieurs fois et on fit même appel à ses services. Présence exposa qu’elle devait ce traitement de faveur à son intervention brillante. Évidemment la magicienne voulut en connaître les détails. Or, quand il les lui donna elle ne s’en montra point contente, et alla jusqu’à exiger qu’il s’abstienne à l’avenir de ce genre d’initiative. En représailles, le chat la bouda durant des jours. Pendant ce temps Refuse apprit à gagner sa vie en faisait un usage judicieux de ses sortilèges. L’endormissement était idéal pour calmer un violent pris de boisson. En cas de doute, la persuasion magique permettait de vérifier la bonne foi des partenaires, quand on signait de gros contrats. De la sorte elle connut mieux les gens et les enjeux locaux, tout en s’abstenant de prendre parti. Elle y puisa de la crédibilité, et on oublia son faux pas.
Un jour, on vint la chercher pour lui annoncer ce qu’elle attendait: Fuyant était en ville. Il l’attendait dans le meilleur hôtel, dont il était incidemment l’heureux propriétaire. Enfin ! Pensa-t-elle. Sa patience était récompensée. Elle chercha ses maigres affaires, et se hâta vers le lieu du rendez-vous. Les gens s’écartaient en la voyant, redoutant son bâton, qui oscillait dangereusement d’avant en arrière pendant qu’elle courait. Soudain Présence se manifesta à ses côtés. « Ralentit un peu », conseilla-t-il. « Lors de l’embuscade dans la Landes aux Bruyères tu as eu la bonne idée de reprendre ton souffle avant de passer à l’attaque. Et bien là c’est pareil, » ajouta le chat.
Refuse en fut d’accord, et adopta une démarche plus calme. Elle s’arrêta devant l’entrée, inspira par le nez profondément, expira par la bouche. Elle renouvela l’opération trois fois, vérifia qu’elle avait la lettre, poussa enfin la porte, et entra, le familier sur ses talons. Elle n’eut aucun mal à savoir où orienter ses pas: on ne pouvait manquer l’effervescence qui accompagnait Fuyant. « La reine des abeilles au milieu de sa ruche », pensa Refuse. Imitant à sa façon les manières de Présence elle se glissa entre les affairés, enchaînant les mouvements fluides, et tenant son bâton à la verticale.
Parvenue devant Fuyant, en grande discussion avec trois personnes à la fois, elle profita d’un très bref moment de silence pour tendre la lettre. Le marchand l’attrapa en amorçant un mouvement virevoltant. On sortait! Sans un regard pour elle, il ouvrit le courrier en pressant le pas vers un véhicule automobile: une rareté. Il allait prendre place dans la voiture quand il se tourna vivement. Son regard se planta directement dans celui de Refuse. Il exigea que l’on tirât immédiatement une bourse de son coffre bleu. Une main anonyme lui tendit l’objet. Il donna la bourse à la magicienne. « Montez! » Dit-il en indiquant à la jeune femme l’intérieur de la voiture.
Elle ne se fit pas prier. Heureusement le toit décapotable était relevé, car sinon son bâton n’aurait pas pu entrer. Présence prit place sur ses cuisses et se roula en boule. Fuyant, débordant d’énergie, s’assit à ses côtés. Son visage avait une expression concentrée, et tout son être paraissait tendu vers un but : atteindre et vivre la seconde suivante à son maximum d’intensité. Il ordonna au chauffeur de démarrer. Il dit: « Je vous dépose à la gare. Vous monterez dans un train qui vous conduira à la frontière de la Terre des Vents. Le réseau ne va pas plus loin. Un jour sûrement nous ferons la connexion avec Survie, la Mégapole Souterraine. C’est essentiel, donc si vous pouviez leur en toucher deux mots… »
« Au revoir mademoiselle! Ravi de vous avoir connue! » L’automobile repartit immédiatement. Refuse eut tout juste le temps d’en descendre; à peine s’était-elle arrêtée. « Un homme efficace », commenta Présence. La magicienne hocha la tête et se mit en quête du train. Elle se dépêcha et fit bien, car le convoi s‘ébranla dès qu‘elle se fut assise, comme si l’empressement de Fuyant avait contaminé la réalité à plusieurs kilomètres à la ronde.
La banquette du compartiment était confortable. Refuse considéra, dubitative, le billet de train: c’était de l’argent. Elle dormit pendant le voyage, bercée par le bruit régulier du wagon passant sur les rails. Entre deux sommes, elle fit le point. En trois semaines elle aurait pu marcher jusqu’à la Terre des Vents, au lieu d’attendre le marchand, mais elle serait arrivée fourbue, et n’aurait rien pu faire d’autre. En outre elle s’était fait connaître à Convergence et avait rempli deux des objectifs fixés par Sijesuis. Vue sous cet angle, la mission était partie pour réussir. Elle s’imagina découvrant un remède qui permettrait de sauver le vieux magicien. Si ça se trouve, Bellacérée en serait capable. Cependant mieux valait ne pas crier victoire trop vite. Les gens des Patients disaient souvent que leur monde était bordé à l’ouest par les Montagnes de la Terreur, et à l’est par la Terre des Vents. Quelles épreuves attendaient Refuse ?
Chapitre deux : Survie.
La Terre des Vents.
Le train s’arrêta en gare d’Abrasion, son terminus. La Terre des Vents ne commençait pas immédiatement à l’est de la ville, mais on la devinait. Cela soufflait déjà fort. Beaucoup de rues étaient couvertes ou fermées. Il n’y avait nulle part de longues perspectives, de grands boulevards bien dégagés, ou de larges avenues. Au contraire, l’espace était très compartimenté. Abrasion était un centre industriel. Refuse n’aurait pas aimé y vivre car on y respirait un air irritant. Les habitants lui firent d’abord peur, car ils paraissaient tous un peu fatigués, et que chacun semblait contenir une sorte de violence intime derrière ses paupières mi-closes. Pourtant ils se montrèrent très coopératifs dès qu’elle sollicita des informations. Les gens se déridaient une fois à l’abri, à température constante.
La frontière avec la Terre des Vents n’était pas matérialisée, pourtant c’était une réalité très concrète, et pas seulement une ligne tracée sur une carte. On savait qu’on l’avait franchie, qu’on était allé trop loin, quand on ne pouvait plus marcher normalement, quand on regrettait son imprudence.
Grâce à Sijesuis, Refuse savait que la Terre des Vents avait été un acteur majeur du dernier conflit d’importance ayant mis à genoux le continent, deux cents ans auparavant. L’autre protagoniste occupait alors un territoire englobant le nord du Grand Pays, et les plateaux septentrionaux, aujourd’hui déserts. La région ne s’était jamais relevée des moyens cataclysmiques employés pendant la guerre, parce que leurs effets duraient encore. L’inconvénient était qu’elle s’étendait du nord au sud sur toute une largeur du continent, rendant les voyages difficiles. Les moyens modernes ne passaient pas. Et l’on disait aussi qu’au-delà le monde était peuplé de barbares sanguinaires. De sorte que personne n’avait très envie de tenter la traversée. A ce jour, Fuyant était le seul homme qu’elle eût rencontré, qui prétendît vouloir changer les choses. Les livres que Refuse avait lu dans la bibliothèque du manoir n’étaient pas très fiables. Mais la magicienne savait que son maître avait œuvré dans ces contrées. Il y avait donc un centre de civilisation après la Terre des Vents, après la Mer Intérieure : Le Garinapiyan et Les Palais Superposés, demeure de Bellacérée, peut être la plus puissante magicienne de son temps.
On lui fit une description effrayante des vents, tantôt brûlant, tantôt glaçant, tantôt lacérant, imprévisibles ; rendant toute culture impossible. On ne pouvait s’en protéger sans recourir à des moyens lourds et coûteux. Pour se rendre à Survie il fallait absolument trouver une des entrées. Mais il arrivait souvent qu’elles soient bouchées par les débris accumulés lors des tempêtes incessantes. De sorte que l’on avait parfois de très mauvaises surprises, même en ayant préparé son voyage. La perspective de se retrouver face à un passage obturé, au lieu du refuge attendu, dissuadait la plupart des voyageurs.
Toutefois Refuse devait aller de l’avant. Elle passa la nuit à Abrasion. Au matin elle prépara un charme de protection. Elle s’habilla chaudement. Ainsi pensait-elle éviter d’être lacérée et frigorifiée. Elle ne pourrait se protéger contre une chaleur excessive, mais des vêtements épais la garderaient des brûlures. La magicienne devait concilier plusieurs exigences contradictoires. Ainsi, emporter de l’eau était nécessaire, à condition de ne pas trop s’encombrer afin de rester mobile. Elle fit aussi de la place dans son sac à dos, pour que Présence puisse s’y réfugier.
Malgré tout elle pêchait par naïveté. Au fur et à mesure qu’elle marchait vers l’est les vents soufflaient avec une force grandissante. Et le sol devenait de plus en plus accidenté, strié, crevassé. Devant Refuse, une chape de nuages noirs obscurcissait le pays. Bientôt la nature des phénomènes changea. Il fit soudain très chaud. La magicienne suait à grosses gouttes. Puis l‘ouragan se leva, et elle crut qu’on lui mettait la tête dans la cheminée. La respiration douloureuse, elle serra les dents et continua de mettre un pied devant l’autre.
Une heure plus tard elle sut qu’elle avait atteint la fameuse frontière, car les conditions étaient devenues infernales. La progression était très lente. Refuse se déplaçait en mettant à profit les ruines qui parsemaient le paysage, courant de l’une à l’autre entre deux coups de vent rageur. L’aspect positif c’est qu’il y en avait de plus en plus, et que la taille des pans de murs pouvant servir de couverture augmentait. L’aspect négatif c’est qu’il lui fallait de plus en plus de temps pour récupérer. Mais il y avait pire: elle vit certains refuges potentiels s’effondrer brutalement. Parfois de gros bouts de ferraille traversaient son champ de vision. Ceux-là, le charme de protection ne serait pas suffisant pour les arrêter.
D’une part elle devait trouver rapidement un accès vers les souterrains, d’autre part l‘épuisement et le manque de visibilité l‘incitaient à ne plus bouger, à se recroqueviller, à attendre que ça passe. Évidemment le répit ne viendrait jamais. Une bourrasque glacée fouetta soudain son visage, y faisant entrer le froid comme on plante des clous. Réagissant, elle s’élança en direction d’une antique casemate. Si elle ne pouvait découvrir une entrée, au moins tenterait-elle de dénicher un vrai refuge. Mais à mi-chemin le sol se déroba sous ses pieds!
Refuse sentit son pied d’appui s’enfoncer brutalement, être retenu un très court instant, alors qu’elle perdait l’équilibre. Puis ce fut la chute sur du tranchant qui lui arracha un hurlement de douleur. Présence avait sauté du sac au dernier moment. Elle lâcha son bâton pour se tenir la jambe, et fut un moment entièrement accaparé par la souffrance, dans un lieu sans lumière. Puis elle se souvint de la pierre de vie, rangée quelque part dans une poche intérieure. Elle devait ouvrir son vêtement. Les attaches résistaient! Elle était mal placée, et se découvrit d’autres douleurs en modifiant sa position.
Enfin, le visage en larmes, elle trouva la pierre et la serra très fort dans sa paume. Le caillou magique diffusait une sensation apaisante, qui lui redonna la possibilité d’agir. Usant d’une lumière enchantée pour voir sa blessure, Refuse repoussa les ténèbres: le tibia gauche était cassé. Elle voyait l’os. Il y avait des blocs de béton éparpillés autour. Des barres métalliques en dépassaient, certaines torsadées, d’autres à section carrée : c’était ça.
Il lui fallait remettre l’os dans le bon alignement. Refuse se demanda comment la pierre magique traiterait les esquilles. Elle ne sentait presque plus rien maintenant. Mais manipuler le bas de sa jambe en tenant toujours fermement la pierre dans une main n’était pas évident. Toutefois elle réussit à replacer à peu près le tibia fracturé. Puis elle observa la guérison: les parties de l’os se ressoudaient correctement. Les petits bouts manquant régénéraient. Les débris se décomposaient ou étaient refoulés au dehors de la plaie. Les tissus se reformaient. C’était très impressionnant. Elle sut que le processus était achevé quand les sensations revinrent. Elle s’aperçut alors que la pierre de vie avait rétréci.
Son usage était donc limité. Mais quel soulagement! C’était l’objet le plus précieux du monde! Et pourtant, quoiqu’il eût déclaré bénéficier d’une chose équivalente, Sijesuis se croyait condamné. En tout cas la pierre avait sauvé Refuse. Abritée des vents, elle regarda le chat faire sa toilette. Il ne paraissait pas affecté par la chute. La jeune femme mangea un sandwich, et but un peu d’eau. Sans doute pas assez, mais elle devait gérer ses réserves avec parcimonie.
Puis Refuse tenta de se relever. Sa jambe blessée lui donna l’impression d’avoir besoin de ménagement. Aussi se déplaça-t-elle le moins possible, mais suffisamment pour s’écarter un peu du trou par lequel elle était tombée. Elle sombra dans le sommeil peu après. Quand elle se réveilla, au bout d’un temps indéterminé, le membre s’était complètement rétabli. Désormais, elle pouvait marcher sans problème. Mais une faim de loup la tenaillait. La magicienne partagea avec Présence ses dernières provisions.
Au dessus la guerre des vents continuait sans faiblir, comme elle le faisait depuis des siècles. Ah! Ils avaient été puissants les anciens. Leur génie forçait le respect. Cependant, après tout ce temps, leur stupidité gardait toute sa vigueur. Ils étaient en somme les maîtres de l’esprit dans toutes ses manifestations, songea ironiquement Refuse, réduite à les juger, faute de pouvoir annuler leurs maléfices. Cependant ces considérations ne l’aideraient pas à résoudre ses problèmes.
La magicienne se dit qu’elle devait changer de méthode. Elle résolut de faire bénéficier Présence du charme de protection. Le familier partirait en éclaireur à la recherche d’une entrée. Lui serait moins sujet aux chutes, et peut être serait-il avantagé par sa petite taille et sa fourrure… Le chat ne montra pas un enthousiasme fou, mais accepta finalement le rôle qu’elle lui attribuait ; en se demandant s’il n’était pas en train de perdre sa suprématie en cruauté pragmatique.
Il partit à l’assaut de la tempête, bien conscient de vivre une des missions les plus périlleuses de sa vie de familier. Refuse attendit son retour. Que ferait-elle s’il revenait bredouille? S’il ne revenait pas? Mais heureusement l’éclaireur reparut. Présence se frotta à la jeune femme pour se réchauffer, parce qu’à l’extérieur les conditions étaient glaciales. Il expliqua avoir vu une entrée à cents mètres vers le nord. En tout cas on avait fait de la lumière pour en signaler l’existence. La magicienne comprit qu’il n’était pas allé vérifier. Mais son raisonnement se tenait. Refuse construisit une structure stable en empilant et en croisant des blocs de béton, et des barres métalliques. Elle monta dessus, plaça son bâton en travers de l’ouverture, puis se hissa à la surface.
La fournaise avait succédé aux averses de grêle. Refuse courut cinquante mètres dans la direction des lumières, suivie par Présence, dérapant dans la glace fondante. Soudain elle perçut un changement subtil dans l’air. Elle stoppa net et eut tout juste le temps de se protéger le visage avec ses avant-bras. La rafale qui lui souffla dessus à moins dix degrés la paralysa. Le familier de Sijesuis se serra contre elle.
Elle fut contrainte de se mettre en boule. C’était horrible. Ses tempes la faisaient atrocement souffrir, son sang quittait les extrémités de ses membres. Elle rangea ses mains dans ses manches, sachant qu’accepter l’immobilité risquait de lui être fatal. Ce fut un autre changement qui la sauva. Le froid intense fut remplacé sans prévenir par un mélange de sable et de débris. Alors Refuse put de nouveau bouger, malgré les projectiles qui ne manquèrent pas de la heurter. Baissant la tête pour protéger ses yeux, elle réussit à courir sur de courtes distances ; non sans mal puisqu’elle tomba trois fois. Mais la jeune femme préférait endurer chocs et coupures que subir le vent glacé.
Les lumières étaient toutes proches. « Pourvu que ce ne soit pas une plaisanterie », pensa-t-elle. Heureusement, Présence avait vu juste. Un porche illuminé couvrait un passage en pente qui s’enfonçait sous terre, jusqu’à une porte massive. Il était déjà bien encombré. Refuse frappa avec force le matériau dense. Un homme en combinaison et casque intégral entrouvrit un battant et la fit entrer. Le chat se faufila et le gardien referma le plus vite possible.
La Mégapole Souterraine.
« Merci monsieur! » S’exclama Refuse. L’homme la considéra un instant avant de lui faire connaître ses pensées: « Vous êtes complètement inconsciente! » Il expliqua que l’on ne s’aventurait dehors que dans des chariots bas automobiles, ou équipé d’une tenue spéciale, et jamais tout seul. Ah ces gens des Contrées Douces n‘avaient pas le sens des réalités! Refuse s’excusa. Elle appréciait beaucoup que son interlocuteur s’exprimât dans le même langage qu’elle. Elle renouvela ses remerciements en daïken, effort auquel le gardien ne se montra guère sensible.
Il ne la retint aucunement. Pas plus qu’il ne l‘interrogea, ni ne l’informa des lois locales. Alors elle se permit d’insister. « Mais c’est comme partout mademoiselle! On ne vole pas, on ne tue pas. Voilà, c’est simple. » Bon, il n’était pas causeur ; ni lui, ni ses collègues un peu à l’écart, affairés à des taches mystérieuses. Elle dérangeait. Un long couloir rectiligne, large comme une route, l’appelait.
Libérée de l’envie d’exprimer sa gratitude, la magicienne s’engagea dans le corridor. Elle arriva dans un espace plus vaste où étaient rangés des outils et de nombreux appareils dont elle ignorait les fonctions. Mais elle devina qu’ils pourraient servir à creuser, le cas échéant. En attendant, ils prenaient la poussière. L’extension des souterrains n’était donc pas prioritaire, dans ce secteur tout au moins.
Survie était surnommée la Mégapole. Sa taille le justifiait. Il y avait des centaines de kilomètres de tunnels. Les plus anciens étaient aussi les plus larges, les plus solides et souvent les plus profonds. Mais depuis des siècles les habitants n’avaient cessé de creuser dans toutes les directions. Certains endroits avaient été transformés, réaménagés, selon les besoins. Refuse observa des cultures souterraines où s’alignaient des plantes arrosées au goûte à goûte, qui ne verraient jamais le soleil. Le complexe disposait d’une ressource d’énergie assurant l’éclairage électrique.
Au début, elle marcha souvent des heures sans rencontrer personne. Quand on s’éloignait des grands axes le réseau des galeries devenait très vite labyrinthique. Mais au cœur des zones peuplées la profusion des mouvements et l’abondance des signes la déroutaient. De ce fait, elle avait du mal à s’orienter. Comprendre les gens n’était pas aisé non plus. Refuse se rendit compte qu’ils étaient très variés d’aspect, et que leurs parlés différaient. Elle reconnaissait l’accent et les sonorités propres au daïken, ainsi que des bouts de phrases murmurés dans la langue des Contrées Douces. C’étaient les formes les plus utilisées. Toutefois, elle en vint à soupçonner l’existence d’un troisième idiome, très différent, et bien évidemment totalement incompréhensible. Les inscriptions étant toujours rédigées en daïken, la voyageuse devait se contenter de traductions lacunaires.
Il y avait des trains mais pas d’horaires fixes. Les convois s’ébranlaient en fonction de l’énergie disponible. L’activité humaine s’en ressentait fortement : les gens cultivaient la patience, la prévoyance, et l’opportunisme. Ils gardaient toujours leurs distances vis-à-vis de l’étrangère. Les conversations étaient chuchotées et furtives, donnant à tous des airs de conspirateurs, pour acheter un sac de patate, pour aller boire un verre, pour demander l’heure.
Et comme la lumière était au mieux tamisée, Refuse se fondait dans le décor, face grise parmi les autres. Quinze jours avaient été nécessaires pour rallier le centre du système, Survie proprement dite. L’élève de Sijesuis n’avait pu nouer aucune relation. En outre, en bute à l’opacité régnante, elle ne savait toujours pas qui prenait les décisions dans ce pays. Mais elle avait trouvé des bibliothèques. Logiquement, les magiciens ne devraient pas être loin.
Pour l’heure, elle hésitait devant un plan mural, bien qu’elle en eût déjà vu des dizaines. Ils n’étaient jamais clairs, en dépit de leurs lignes de différentes couleurs, et des légendes explicatives, parce que Survie se déployait dans les trois dimensions de l’espace ; également parce qu’ils étaient souvent très vieux, et dans certains cas abîmés. En attendant de trouver un dictionnaire, Refuse notait dans un petit carnet les mots et les tournures dont elles pensait avoir compris le sens général. Elle venait d’identifier la « Bibliothèque Centrale ». Évidemment elle comptait s’y rendre. Normalement, le chemin bleu aurait du la conduire directement sur l’objectif. Mais elle se trouvait deux niveaux au dessus. Et pour rejoindre son but, elle devait revenir en arrière et emprunter un passage secondaire descendant, qui se perdait dans une zone habitée stylisée, où les rues n’étaient pas indiquées. On devait supposer l’existence d’un puits, ou d’un escalier, voire d’un ascenseur. Après cela, on était dans l’obligation de changer de plan pour connaître la suite, et bien sûr celui-ci était illisible…
À la fois abattue et énervée elle rebroussa chemin, puisant dans l’énergie de la marche le soutient nécessaire de sa motivation. Une heure plus tard, elle errait encore dans des ruelles étroites. Cependant elle accepta de s’égarer, se perdant autant de fois que nécessaire pour se familiariser avec les lieux. Finalement Refuse comprit qu’elle devait entrer dans un bâtiment, car le passage vers le niveau inférieur appartenait à un particulier. D’ailleurs, il fallait payer. La jeune femme donna la pièce, et un peu de sa mauvaise humeur. Elle se dirigea vers un monte charge qui lui parut le moyen idoine, mais un préposé en uniforme lui fit comprendre qu’on le réservait au transport des marchandises. Il la détourna vers un grand escalier en colimaçon. À mi chemin, un modeste troquet servait des boissons. Pas très utile dans la descente, mais Refuse pensa à ceux qui montaient: il y avait cent mètres de dénivelé.
En bas, l’apparence précaire des constructions laissait présager d’une menace latente, que renforçait le manque d’éclairage. Aussi la magicienne fit apparaître une lumière à l’extrémité de son bâton. Immédiatement, quelqu’un, qu’elle n’avait pas vu, sauta en dehors du halo et prit la fuite ! Elle l’entendit écraser des débris en courant, puis le silence revint. Se félicitant de son initiative, mais redoutant d’autres surprises moins craintives, Refuse redoubla de prudence. Une soixantaine de mètres plus loin, alors qu’elle avançait parmi les détritus en direction d’une zone éclairée, une main lui fit signe, puis deux silhouettes se manifestèrent à la limite de l’aura enchantée. Sans dire un mot, les inconnus se joignirent à elle afin de bénéficier du pouvoir actif. Présence garda un œil sur eux, mais ils furent très sages tout au long du chemin, et disparurent dès que les conditions le permirent. On passait souvent d’un extrême à l’autre dans le complexe souterrain. D’ailleurs, après deux intersections, l’environnement se fit plus accueillant. La magicienne vit même un peu de couleur sur les murs.
Refuse déboucha sur un des tunnels primitifs, autrefois un quai de métro. Toutefois les rails avaient été enlevés, de sorte qu’elle gagna le cœur de la ville à pieds en suivant l’ancienne voie, jusqu’à un vaste espace circulaire auquel aboutissaient d’autres passages. Entre ceux-ci des façades pompeuses à colonnades saillaient des murs. On reconnaissait ici un centre administratif, là un établissement bancaire. La grande place était très fréquentée. Un magicien très sombre et majestueux passa devant la voyageuse. D’abord tentée de le suivre à travers la foule, elle préféra reporter son attention sur un bâtiment qui se distinguait par la plastique complexe de son entrée. De multiples bordures, en bosse ou en creux, servaient d’écrin à une inscription en daïken gravée sur une plaque de cuivre. « Kuëndrelbukeray ».
Kuëndrel signifiait central, et Bukeray librairie. La magicienne voyait les similitudes. Il en existait aussi avec le langage magique, bien que celui-ci évoluât très peu. Il n’était pas fait pour parler aux humains, mais à des entités dites « élémentaires ». L’histoire de ses origines s’était perdue, remplacée par des mythes. D’un pas décidé la voyageuse arpenta le perron, et monta les degrés menant à la porte.
La Porte de Verlieu.
Refuse ouvrait grand les yeux: l’intérieur de la bibliothèque était splendide! Il y avait beaucoup de bois partout, lisse et brillant, finement travaillé. À Survie c’était un matériau précieux. La jeune femme prit place dans une file d’attente, devant un bureau sombre et solennel. Quand ce fut son tour, elle exposa son problème à une employée polyglotte: élève d’un magicien des Contrées Douces, Sijesuis, elle avait bravé les dangers de la Terre des Vents en quête de La Porte de Verlieu, un sortilège qu’elle espérait trouver dans cet endroit merveilleux. Elle se réjouissait de parler à quelqu’un qui la comprenait. Dans l’immédiat, elle vécut sa première expérience administrative.
Ben non, elle n’était pas d’ici, puisqu’elle venait d’ailleurs… Non, elle ne résidait pas ici, puisqu’elle voyageait… Non, elle n’était pas inscrite, mais elle voulait bien qu’on l’inscrivît… A propos, que fallait-il faire? Des papiers? D’identité? Heu… Une fiche alors? Oui, une fiche… Elle s’appelait Refuse… Elle était née aux Patients… Oui, un village… Voilà, dans les Contrées Douces, à l’ouest… Vingt ans… Elle était une fille… Célibataire… Sans enfants… Diplômes? Non, mais Sijesuis la considérait comme formée. Profession: magicienne ! Elle avait exercé à Convergence… Domicile? « Le manoir de Sijesuis, » répondit-elle, après réflexion. On lui fit donc une jolie fiche et on lui demanda de patienter. « Comme les pommiers », pensa-t-elle.
Et on la fit attendre longtemps. En quoi son cas était-il si problématique? Le gardien bourru, qui lui avait ouvert la porte des souterrains, paraissait très correct, en comparaison. Présence estima que l’on abusait de leur bonne volonté. N’ayant pas l’intention de rester assis à ne rien faire, le familier s’éclipsa discrètement et se promena dans les allées, entre les rayonnages et les tables de lecture. Au bout d’un moment, il lia conversation avec une sorte de lutin noir aux yeux rouges. Ce dernier attira l’attention de sa maîtresse, une grande magicienne aussi sombre que la suie, aux cheveux coupés courts. Elle écouta Présence. Le chat se montra convainquant car la dame se leva pour parler à Refuse.
La jeune femme vit venir à elle une haute silhouette, élégante et intimidante à la fois. « Bonjour mademoiselle, je m’appelle Abomination. Votre familier me dit que l’on vous fait du tracas. Je suis de cette ville. Je pourrais peut-être vous aider si vous me parliez de votre problème. » L’offre était totalement inattendue, et le nom de la dame jetait un froid. Qu’avait-elle fait pour mériter cela? Mais Refuse accepta de se confier, en songeant qu’elle avait donné plus d’informations pour remplir sa fiche.
Abomination expliqua que la bibliothèque était immense. Elle comportait plusieurs sections spécialisées. Ainsi les habitants de la Mégapole étaient friands de romans. Ils appréciaient également les ouvrages à caractères scientifiques ou techniques. La magie, un peu méprisée des gens du commun, avait un classement plus confidentiel. Toutefois une section lui était belle et bien réservée. On l’avait reléguée dans un endroit moins accessible, géré par des initiés, et non par le personnel ordinaire. De sorte que la jeune femme aurait pu attendre longtemps…
« Mais pourquoi vous a ton nommée Abomination? » Osa demander Refuse. L’intéressée sourit de la question, ses lèvres maquillées de rouge brillant lui donnant une expression vorace. Il faut dire que sur le fond noir de son visage on ne voyait que cela. « Je suis née l’année de l’Abomination. À cette époque une horreur engendrée par les vents s’engouffra dans la cité. Elle fit un terrible carnage avant d’être chassée. On m’a baptisée tout de suite pour en garder le souvenir. J’admets que cela m’a souvent causé du tord, car les gens avaient peur de m’approcher. C’est pourquoi je suis plutôt accueillante avec ceux du dehors. »
Abomination prit Refuse par la main et l’entraîna d’abord à l’extérieur. Mais elles n’allèrent pas loin. Les deux femmes longèrent le bâtiment par la gauche, s’avançant dans une ruelle obscure. Les familiers suivaient. La jeune magicienne se dit qu’elle n’aurait jamais pu deviner où était l’entrée : un renfoncement, quelques marches à descendre, une petite porte en bois sombre ; et pas la moindre indication.
Cependant, une fois passé le seuil, le doute n’était pas permis. Refuse pensa au restaurant dans lequel les marchands de Convergence se réunissaient le soir. C’était pareil. Les magiciens de Survie se rencontraient ici. Elle aurait aimé que Sijesuis fût là. S‘il connaissait cet endroit, il ne lui en avait jamais parlé. Apparemment Présence n’était pas non plus dans la confidence. Le chat regardait autour de lui avec une curiosité manifeste. Abomination guida la voyageuse jusqu’au bar, et lui offrit à boire. Elle discuta un peu avec d’autres ombres. Refuse se sentait vulnérable, au milieu de confrères inconnus et nettement plus puissants, car elle ne voyait pas de débutant dans la salle.
Un magicien fut plus direct que les autres. De son fauteuil, il déclara d‘un ton badin: « Ainsi Abomination a une apprentie. Elle cachait bien son jeu. » Refuse nia de la tête, avant d’ajouter : « Sijesuis est mon maître.
_ Oh ? Il est en ville? » Demanda un autre mage. « Il vous a demandé quelque chose?
_ Est-ce que cela nous concerne? » Les questions fusaient de partout, dont la moitié en daïken. Confuse, la jeune femme répondit franchement: « Non, je ne pense pas. Je cherche un sortilège, c’est tout. Cela fait partie de ma formation. » Voilà: profil bas.
Les sorciers furent un peu déçus. Mais il est vrai qu’elle était pâlotte. On ne pouvait donc pas en attendre grand-chose, excepté des grivoiseries venant de certains de ces messieurs. Abomination les foudroya du regard. Ces idiots ruinaient tous ses efforts de mettre à l’aise son invitée ! Elle décida qu’il était temps d’y aller avant que cela ne dégénère. Marmonnant son ressentiment à l’égard de ses pairs indignes, elle entraîna Refuse à sa suite. Ensemble les deux femmes franchirent un rideau dissimulant un étroit passage qui menait à une antichambre à trois portes. On prenait celle de gauche, et l’on se retrouvait dans la bibliothèque.
Tous les murs étaient occupés par de hautes étagères de six mètres de haut, sur lesquelles se pressaient des milliers d’ouvrages. Elles étaient desservies par des escaliers de bois menant à des galeries. On consultait les ouvrages autour d’une table oblongue entourée de fauteuils tendus de tissus violet, ou sur des pupitres montés sur des trépieds sculptés. Des dizaines de lumières dorées flottaient dans l’air, groupées au centre du volume. Deux se détachèrent du nuage afin de servir les visiteuses, pendant qu’une silhouette humaine émergeait des motifs labyrinthiques de la mosaïque décorant le sol. D’une voix lointaine le maître des lieux les salua, et très courtoisement les invita à le rejoindre.
Il discuta à voix basse avec les deux femmes. « La Porte de Verlieu? Très bien. » A l’attention de Refuse il expliqua: « Vous pourrez consulter le sort et le recopier pour un prix raisonnable. Vous ne pourriez jamais repartir avec un grimoire ou un document, sauf si vous occupiez de très hautes fonctions, ou que vous obteniez une dérogation de ceux ou celles qui sont les titulaires actuels. »
Abomination annonça alors qu’elle avait elle-même très envie de recopier le sortilège. L’expert apporta un cahier de grandes feuilles imprimées en gros caractères. Le codex fut posé sur un présentoir disposé au milieu de la table. Les magiciennes s’installèrent, face au document, dans des fauteuils côte à côte. Puis, Abomination somma son lutin de lui apporter un livret à son nom dans lequel elle inscrivit les caractéristiques et la formule du sortilège. De son côté Refuse écrivait tout dans son livre de magie. Totalement concentrée sur sa tache, elle prenait soin de ne pas commettre d’erreur. Mais quand elle eut terminé, elle se relut, et réalisa que ce charme était très au-delà se ses capacités actuelles. D’évidence, elle ne pourrait pas s’en servir immédiatement. Ayant fini depuis longtemps sa consœur s’était déjà relevée. Dubitative, Refuse alla régler ce qu’elle devait au bibliothécaire.
Or, Abomination avait payé pour elle. La sorcière expérimentée l’attendait à la sortie de la salle. Embarrassée, Refuse la rejoignit, décidée de tirer les choses au clair: « Madame, me voici de nouveau votre obligée, alors que je pouvais payer ma copie. Dites moi pourquoi vous agissez de la sorte, car cela dépasse la simple entraide. Je tiens à mon indépendance, et ne m’appelle pas Refuse pour rien! » Les lèvres rouges répliquèrent : « J’aurais aimé vous donner encore davantage, compte tenu de ce que j’attends de vous. Car en vérité je ne suis pas Abomination pour rien. »
L’Horreur.
« Je vous ai menti. Ils ne mirent pas l’Horreur en fuite. Ils l’emprisonnèrent: elle est en moi. En l’enfermant dans un corps humain, voyez vous, on lui impose une limite. C’est très efficace. Je jouis d’une haute considération dans la Mégalopole. Ah, mon égo est comblé! On est aux petits soins pour moi. Au moindre bobo un médecin accourt: il n’est jamais loin. L’ « idéal » serait que j’eusse un enfant, de préférence une fille. Ainsi, pourrais-je lui transmettre l’Horreur, avec mon nom. Au moment opportun, ma descendance se perpétuerait de même… Mais vous, ma belle étrangère de passage, vous êtes l’occasion rêvée de la faire sortir d’ici. Et de mon côté il me sera enfin possible d’enfanter sans transmettre un fardeau. Je changerai de nom!» Conclut Abomination.
Refuse était atterrée. Nul besoin qu’on lui répète l’histoire : elle avait tout très bien compris. Sa voix intérieure lui hurlait de fuir cette ville maudite, le plus vite et le plus loin possible. Et tant pis pour l’ingratitude. C’était inacceptable et voilà tout. Or elle était piégée. Non par un enchantement, pas encore, mais par Abomination, qui s’étant jetée à ses pieds, étreignait ses jambes pour la supplier. En ajoutant les autres magiciens, au-delà du rideau, Refuse ne pourrait jamais s’enfuir.
Présence assena le coup de grâce: « Très cher Refuse, qu’as-tu prévu de faire une fois sortie de Survie?
_ Tu le sais bien, j’ai un dragon à réveiller », répondit la magicienne, en se dégageant en douceur. « Et après? » Poursuivit le chat qui avait toujours sa propre vision des choses. « Après? Je dois ré-enchanter le Pont Délicat!
_ Oui », acquiesça le familier, « mais avec un dragon sur les bras cela paraît compromis. Un: il faut survivre au réveil de la bête. Deux: il ne faudrait pas que cette brute nous casse le pont. D’accord ce n’est pas au même endroit, mais ça bouge un dragon. Je crois me souvenir que Des Tourments est immense, puissant et maléfique. Quant à l’ouvrage, tu l’as dit toi-même : délicat, donc fin, fragile.»
Abstraction faite d’une rhétorique de mauvaise fois, forcément tendancieuse, les propos de Présence produisirent sur Refuse l’effet d’un destin en marche, qui aurait pris son élan pour lui rouler dessus, avec la légèreté d’une colonne de chars. Ils suggéraient aussi, que les différentes parties de la mission étaient plus liées, que de prime abord on l’aurait pu croire, et qu’à brève échéance la Porte de Verlieu aurait un rôle spécial à jouer.
Refuse cria : « Que veux-tu que je fasse de cette horreur, Présence? » « Tu pourrais t-en servir en la libérant contre le dragon, si cela tournait mal », proposa le chat. « Était ce le genre de plan qu’affectionnait Sijesuis? » Demanda la magicienne, désespérée. « Hum, souvent c’était pire. Mais il a résolu des tas de problèmes, sais-tu? C‘est de la pensée complexe… T‘es trop crispée là.»
Abomination enchaîna: « C’est vrai, il faut vous détendre. Je connais des massages… Non? Bon… Je vous assure que vous ne risquez rien à porter l’Horreur en vous. On fait quelques cauchemars au début, et il faut parfois consentir un effort pour contrôler son agressivité, mais ce n’est pas insurmontable. En plus, elle donne de l’énergie! Je suis persuadée que vous en tirerez profit dans les Pays Barbares. Vous savez, à l’est ce n’est pas civilisé comme chez nous. On ne peut faire confiance à personne. Il y a foultitude de créatures plus monstrueuses les unes que les autres et qui ne pensent qu’à vous dévorer. Et les hommes sont des brutes sanguinaires, qui ne voient dans toute jolie fille que de la chair à viol. Sans vouloir vous offenser, vous semblez bien fragile. Le chat a raison, vous aurez besoin d‘un coup de pouce. »
« Tout le monde est fragile », se défendit Refuse, « et j’ai la confiance de Sijesuis. Jusque là je me suis acquittée de toutes mes tâches. Il ne m’aurait rien demandé d’impossible, j’en suis sûre! Sans être dans le secret de sa pensée je vois qu’il poursuit quelque but élevé, dont je suis l’instrument volontaire figurez vous.
_ Instrument qui doit s’affûter progressivement », compléta Présence. « Dites-nous : comment se déroulerait le transfert de l’Horreur de vous à Refuse? » Demanda-t-il à la sorcière.
« Ce sera l’œuvre de spécialistes, l’élite de nos mages! Il faudra aussi l’accord des politiques. Mais je saurai lever leurs objections, » plaida Abomination en prenant la jeune magicienne par le bras. « Les politiques… » Commença Refuse. « Oui! Ils validèrent l’acte des mages. Lorsque l’Horreur fut effectivement en moi, ils auraient pu exiger que je fusse abandonnée à l’extérieur. En fait, il y eut un débat. On craignit que ma mort signifiât le retour du monstre », raconta Abomination. « Mais ce serait le même problème si je mourais après que vous m’eussiez cédé votre malédiction! » Objecta Refuse.
« Pas exactement, car vous avez plus de ressources que le bébé que j’étais alors. De plus, à l’époque, on envisageait de se servir de l’Horreur, pour nous venger de nos ennemis d’hier, ou comme moyen d’écarter un danger futur. Mais je pense que plus personne à Survie ne prends cette hypothèse au sérieux ; sauf votre chat, qui a des visées sur la Mer Intérieure. Je pense que nous ne serions pas exposés si ses plans échouaient.» Abomination fit une pause avant de poursuivre: « Dans une cité, si des magiciens pratiquent certains sortilèges ou rituels puissants, ils doivent en informer les autorités civiles, voire se soumettre à leurs décisions. Ces accords, qui datent d’une trentaine d’années seulement, sont garantis par un comité de surveillance, composé d’anciens négociateurs. Sijesuis en est. Ses aptitudes n’ont rien d’extraordinaires, mais elles conviennent parfaitement aux Contrées Douces, notoirement connues pour ne pas posséder de grands magiciens. Dans votre pays, il sert de veilleur. Autant que vous le sachiez s’il ne vous en avait pas parlé. »
Trois jours furent nécessaires. Tout d’abord, Refuse fut reçue dans un salon, par une étrange assemblée composée d’hommes et de femmes qui représentaient tous une autorité supérieure : délégué ceci, secrétaire cela, bras droit, aide de camp, porte parole, chargé de mission, expert, sous-directeur. Gouvernaient-ils Survie ? Ses membres avaient pris place dans de gros fauteuils de cuir, absolument pas placés afin de faciliter les communications. Au contraire certains se tournaient le dos. Personne n’invita Refuse à s’asseoir. De lourds buffets étaient alignés contre les murs, lesquels étaient masqués par d’épaisses tentures grises. Un grand tapis brunâtre recouvrait le sol, amortissant les pas. Refuse le trouva très laid. Même la lumière des lampes avait un aspect sale, parce qu’elle était émise par des globes de verre orangés comportant de nombreuses impuretés et fêlures. On les avait disposées sur des tables basses en bois sombre.
Un garde en uniforme et Abomination, introduisirent la magicienne, et la présentèrent à trois technocrates, chacun disgracieux à sa façon. Ensuite d’autres se joignirent à la conversation, parfois sans prendre la peine de se lever. On allait et venait entre les fauteuils, ou on s’asseyait, selon l’humeur. On se cherchait de la nourriture ou de quoi boire parmi les bouteilles, les verres et les plats d’argent qui attendaient sur les buffets. On se parlait toujours à voix basse. Un peu décontenancée par l’aspect informel de la réunion, la magicienne faillit s’énerver. Cependant, elle n’eut pas besoin de répéter deux fois ses paroles. Quand ils le désiraient, les notables de Survie savaient écouter, avaient une bonne mémoire, et n’étaient dupes de rien. Bien vite, ils perçurent qu’elle était réticente et résignée à la fois. Dans la mesure où un engagement mitigé pourrait faire échouer l’opération, les émotions de la jeune femme créaient un malaise. Les visages se fermaient. Les sourires joviaux se changeaient en rictus. On se lançait des œillades de biais, on se renfrognait, on tiquait, on laissait paraître le doute. C’en était presque drôle, de voir comment chaque mine sinistre se composait une expression de circonstance.
Durant les jours qui suivirent, la même assemblée convoqua les experts qui seraient les artisans du transfert. Ceux-ci leur expliquèrent que c’était faisable, mais pas sans risque. Les politiques auraient préféré ne prendre aucune décision. Cependant Abomination déclara qu’elle n’aurait pas de descendance tant qu’elle porterait l’Horreur, et qu’à sa mort celle-ci serait automatiquement libérée. On refit la grimace.
Pendant les délibérations Refuse fut logée dans une suite réservée aux émissaires de marque, équipée d’eau courante, et de lumière électrique non rationnée, mais (heureusement) dépourvue de décoration. Elle y reçut les représentants de Survie dans des entretiens individuels. Elle aborda le sujet de la prolongation des souterrains jusqu’aux Contrées Douces, afin d’honorer la demande de Fuyant, mais sans obtenir de réponse claire, sinon qu’autrefois les tunnels s’étendaient beaucoup plus loin. D’une part la guerre avait provoqué des effondrements, d’autre part les habitants avaient parfois pris l’initiative de détruire les voies de communication pour se garder d’intrusions ennemies. La paranoïa de rigueur se prolongea au-delà de l’arrêt des combats. La population de la mégapole était tiraillée entre la peur de l’extérieur, la peur de l’isolement, et désormais la peur d’elle-même.
Au soir du troisième jour la situation évolua rapidement. De puissants mages vinrent parler à Refuse, pour connaître sa volonté exacte. Les représentants avaient donné leur accord, sous réserve que la jeune magicienne consentît vraiment. Mais pour les experts les considérations morales passaient en second. En revanche, ils voulaient réussir. Et à cette fin mieux valait que l’élève de Sijesuis coopérât pleinement. Alors ils partagèrent leur science:
« Tout ce qui définit la substance et l’énergie de l’Horreur sera ramené en un point stabilisé. Mais sa conscience en sera séparée et soumise à l’approbation de votre esprit. En théorie vous pourriez puiser dans la ressource, mais c’est très déconseillé. Plus vous feriez appel à ce pouvoir et plus la conscience de l’Horreur recréerait des liens avec ses moyens d‘action. De sorte, voyez vous, que les risques du transfert sont quasi nuls, mais qu’après, cela dépendra de vous… Avez-vous des pulsions suicidaires? Non? Et des envies de meurtres? Des conflits irrésolus?»
Refuse rassura tout le monde, juste assez pour que le rituel de transfert eût lieu. Elle avait hâte, que cela se terminât, et de quitter cette cité lugubre. Elle voulait revoir le ciel, respirer l‘air du dehors… Dans la salle dédiée au processus, Abomination lui fit un grand sourire, sans s’apercevoir qu’elle produisait l’effet inverse de celui désiré. L’ambiance était tendue. Les mages s’étaient bardés de charmes protecteurs. De plus, ils avaient tous préparé des sorts de combat pour juguler l’Horreur si nécessaire. Le couloir d’accès était segmenté, divisé par des portes blindées couvertes de signes apotropaïques[1], toutes closes à cette heure.
Un peu à l’écart, les familiers partageaient leurs impressions. Le spectacle leur plaisait et suscitait des blagues d‘autant plus drôles que lamentables. Présence n’était pas le seul sadique de la bande, mais il tenait la vacherie, comme un ivrogne forçant l‘admiration de ses pairs dans un concours de beuverie. Les rires stridents s’enchaînaient, et montaient de plus en plus haut en intensité. Un furet gris sombre se lança dans une imitation très réussie, et particulièrement irrespectueuse de son maître. Ce dernier, accaparé par les préparatifs, se jura de régler ses comptes plus tard. Les familiers dépassaient les bornes.
« Silence les sales bêtes! » Beugla le haut mage en charge des opérations. Un instant l’éclat incandescent de ses yeux bleus s’intensifia pour donner du poids à ses paroles. On se tut. Abomination et Refuse étaient assises l’une à côté de l’autre. On leur avait demandé de se tenir par la main, et un peu de leur sang se mélangeait dans une coupe où elles avaient déjà toutes les deux trempé les lèvres. Le sorcier qui se tenait devant elles commença son incantation. Aussitôt, un arc de lumière blanche relia les têtes des magiciennes. On commença par transférer la conscience de l’Horreur. L’arc disparut au bout d’une minute. Le haut mage posa des questions triviales aux deux femmes: leurs noms, comment se sentaient-elles, si elles pouvaient demander quelque chose de personnel. Refuse réclama que Présence se rapproche et Abomination voulut boire un verre d’eau. Puis, par une deuxième formule, une puissante magicienne nommée Méthode se chargea des moyens d’actions de l’Horreur. Ceux-ci transitèrent par les mains jointes et tremblantes des sujettes du rituel. Affectée d’une nervosité anormale, Refuse réprima l’envie de se lever. Pendant les dix minutes que dura l’opération ses pulsations cardiaques augmentèrent, comme si la magicienne des Contrées Douces s’était mise à courir. « C’est fini », dit le haut mage. « C’est parfait. »
On testa de nouveau Refuse et Abomination. Comme elles se portaient bien, on passa à l’étape suivante : soulagement, applaudissements, félicitations, autocongratulations. Le haut mage déclara que la magie de Survie n’avait rien à envier à celle des Palais Superposés : approbation, liesse. Un trio de rats entonna un « on est les meilleurs ! » repris en cœur par tous les familiers. Cependant Présence se réfugia dans les bras de sa protégée au lieu de se joindre à l’allégresse générale. Abomination fut rebaptisée Libérée. « Comment vais-je sortir d’ici? » Demanda Refuse, prenant les devants. « Libérée fera un bout de chemin en votre compagnie », répondit Méthode: « Elle vous fera quitter Survie par la Porte de Verlieu qu’elle a préparé ce matin. Vous monterez ensemble à la surface, protégées par un dôme. Puis elle lancera le sortilège qui ouvrira le passage vers le Verlieu, un monde parallèle qui ignore les affres de la Terre des Vents. Vous marcherez une semaine en direction de l’est. Vous réintègrerez alors ce monde-ci en ayant parcouru une distance équivalente. Il est très important que vous ne soyez pas seule à emprunter le Verlieu, car c’est un endroit dangereux à sa manière, particulièrement si on y demeure trop longtemps. Petit à petit, il modifie votre humeur, votre comportement. On peut même oublier sa destination, errer sans but, et mourir de faim.»
Refuse et Libérée furent dotées en provisions transportées par une force invisible qui les suivait. Quelques mots suffirent à Libérée pour faire apparaître un grand cercle vertical lumineux, au-delà duquel s’étendait une immense prairie agrémentée de quelques arbres. Les magiciennes franchirent la bordure ronde. C’était très paisible et un peu inquiétant à la fois. Les sons étaient atténués. Il y régnait une tiédeur constante. Il n’y avait pas vraiment de nuit, sinon un changement de la couleur du ciel virant doucement du bleu au violet sombre, et inversement. On ne voyait d’animaux nulle part, à l’exception de Présence. Libérée essaya plusieurs fois de nouer la conversation. Mais Refuse n’avait pas l’esprit à discuter. A chaque tentative de lui parler, la jeune femme réagissait en montrant davantage son agacement. Dans ces moments là, elle avait tendance à presser le pas afin de s’isoler. Sa consœur en vint à soliloquer, apparemment à propos de tout et de rien, mais en faisant de fréquentes allusions à leur destination. La magicienne des Contrées Douces finit par s’en rendre compte, et comprit ce que cela signifiait. Dès lors, elle infléchit son attitude, ralentissant un peu pour permettre à la sorcière de la Terre des Vents de suivre son rythme, et surtout de lui montrer la voie. Car jour après jour, Refuse se sentait de plus en plus perdue dans le Verlieu. Comment savoir si la direction prise était la bonne ? Non seulement le paysage ne changeait pas, mais à certains moments la vision de la voyageuse se brouillait. Elle entendait des chuchotements, des mots le plus souvent incompréhensibles. Si elle ne se reprenait pas vite, les murmures cédaient la place à des apparitions obscènes, ou à des fantômes prostrés. Libérée paraissait savoir où elle allait. Refuse ne remarqua rien d’anormal la concernant. Peut être sa consœur bénéficiait-elle d’une protection contre les effets pernicieux du Verlieu ?
Libérée aurait voulu être appréciée de Refuse, d’une manière ou d’une autre, cela importait peu. Le dernier jour elle s’en ouvrit à la jeune magicienne. Ne pouvaient-elles devenir amies? Elle n’en rajouta pas, se sentant ridicule et humiliée. Hélas, on n’aurait su plus mal tomber : le visage de Refuse restait impénétrable, froid et gris comme le béton de Survie. La jeune magicienne dit enfin: « Ne me donne plus rien Libérée. Donne à qui peut te rendre ; pas à moi. »
Libérée retint ses larmes en mesurant les années perdues. Avoir servi de réceptacle à l’Horreur l’avait atteinte en profondeur, substituant à ses sentiments un ensemble d’échanges et de procédures visant à l’équilibre. Or Refuse vivait de cette façon depuis toujours, et se passait du reste. De plus, les circonstances ne l’incitaient pas à faire le plein d’émotions positives. Au contraire, la voyageuse s’apprêtait à rentrer dans l’arène. Libérée convoqua une sortie. Le grand cercle donnait sur une sombre forêt. « Au revoir », dit sèchement Refuse en suivant Présence.
« De toute façon il aurait été malsain qu’elle s’attachât à la nouvelle porteuse de l’Horreur, » commenta Refuse. Elle fit un peu de lumière au bout de son bâton. Le sol était traître. Les fougères dissimulaient les irrégularités du terrain: trous, racines noueuses. Le chat avançait complètement à couvert. Par moment, elle voyait sa queue dépasser comme l’extrémité d’un périscope : Présence donnait signe de vie. Au bout de dix minutes il répondit: « Il y a du vrai. »
Chapitre trois : La Mer Intérieure.
La Forêt Mysnalienne.
Refuse marchait sous des frondaisons épaisses. Il subsistait ça et là des sous bois éclairés et fleuris, mais ailleurs la pénombre et l’humidité favorisaient les fougères.
La jeune femme s’arrêta sous un rai de lumière. Étant au milieu d’une forêt inconnue, sans aucun moyen de savoir où elle allait, Refuse considérait qu’elle était perdue, par principe. Comment s’orienter? Selon les cartes tirées de sa besace, une route traversait cette forêt d’ouest en est. Elle estimait qu’elle devait se trouver à environ une journée de marche de la lisière ouest, mais ne pouvait deviner si elle était au nord ou au sud de la voie. En théorie, elle sortirait de la forêt par l’est en trois jours, à condition de suivre une ligne droite, ce qu’elle jugeait très improbable. Aussi, dans le but de limiter la dérive, contournait-elle les obstacles, en alternant une fois par la droite, une fois par la gauche.
Mais ne pouvant s’en contenter, Refuse faisait le point régulièrement, en recourant à une divination mineure. En effet sa boussole ne pointait pas vers le pôle magnétique. Ce phénomène était connu des villageois des Patients. Chez eux l’aiguille était déviée vers les Dents de la Terreur. Dans cette forêt les cartes indiquaient plusieurs sources de magnétisme, majoritairement au nord. On ne pouvait se fier à la boussole. Par conséquent la magicienne demanda à l’entité de se repérer par rapport au soleil. En pariant que sa trajectoire couperait celle de la voie, la voyageuse se permit de dériver vers le sud.
Au mitant du deuxième jour Présence signala des pavés, dans une zone où la végétation se faisait moins dense. Sans son aide la jeune femme ne se serait peut-être rendue compte de rien. Elle suivit la piste. Plus tard, Refuse remarqua de nombreuses bornes de pierre, mais les plus petites étaient en général cachées par les fougères, ou enfouies dans le sol. Le soir, la magicienne se coucha au pied d’un obélisque de deux mètres de haut, dont les frises régulières et les écritures bien alignées contrastaient avec le fouillis de la sylve. En glissant vers le sommeil, elle songea aux bornes des Patients, à la peur irraisonnée irradiant des Dents de la Terreur.
Au milieu de la nuit, Présence la réveilla en frottant son museau contre son oreille. Elle poussa un petit cri de surprise indignée. « Chut. Danger, » chuchota le chat. Mais on n’y voyait absolument rien. Refuse créa au hasard une lumière sur un tronc, puis sur une branche basse, à sa droite, dans l’idée d’observer son environnement sans attirer directement l’attention sur elle. Peine perdue : « Ils nous ont vu, (comme je te vois). Assure tes arrières, » murmura Présence.
Refuse se mit dos à l’obélisque et resserra la prise sur son bâton. Un phénomène l’intrigua : qu’arrivait-il au familier? Il grandissait! Et soudain il bondit droit devant lui. La magicienne vit deux ombres de fauves se jeter l’une sur l’autre, puis rouler de côté en échangeant de violents coups de griffes. Un peu en retrait, elle capta dans les ténèbres la lueur fugace de deux yeux carnassiers. Immédiatement, elle lâcha sur eux son charme d’endormissement! Elle supposa qu’il avait agi.
Elle n’osait décoller son dos de la pierre dressée et ne pouvait aider Présence parce que la créature qu’il combattait était comme lui. Sijesuis lui avait parlé de ces familiers qui devenaient indépendants après la mort de leur maître. On les appelait les prédateurs de la nuit. Ils combinaient la ruse humaine et les qualités des bêtes sauvages ; et possédaient des pouvoirs magiques. Combien étaient-ils?
Un très léger déplacement d’air la mit en alerte. Levant la tête, une paire d’yeux félins accrocha son regard, fascinants, tout comme la voix qui entra directement dans son esprit. « Vous n’avez pas besoin de votre bâton n’est-ce pas? Nous sommes des amis… Avancez plus près, » disait le fauve, juché sur une branche, prêt à bondir.
La jeune femme avait lâché son arme et se sentait mettre un pied devant l’autre. Elle reconnaissait les effets d’un charme de persuasion. La panthère lui serait sympathique jusqu’à ce qu‘elle lui ait ouvert la gorge. Puisant dans la capacité de refus qui lui avait valu son nom, la magicienne, repoussa l’assujettissement, et lança une paralysie locale en direction de sa Némésis. Sa formule rapide ne demandait pas beaucoup de concentration. Les lèvres bougèrent, la main se tendit, le fauve réagit! Il sauta, toutes griffes dehors. Le sortilège le toucha au poitrail, légèrement sur le côté, engourdissant la patte antérieure droite.
Les mâchoires du félin se refermèrent sur l’avant bras de Refuse, tandis que des griffes lui labouraient l’omoplate droite, ou s’agrippaient à sa poitrine et déchiraient sa veste. Elle tomba en arrière. Les pattes postérieures du fauve tentèrent de lui lacérer le ventre et les cuisses, mais la besace la protégea. Et surtout, elle répondit en moulinant des jambes. La panthère bascula sur le côté. Refuse suivit le mouvement, afin d’immobiliser son adversaire sous son poids. Mais le félin se dégagea par un mouvement de torsion. Puis il se redressa sur ses pattes postérieures, comme un homme, chassant la paralysie de son épaule droite, en secouant son bras.
Refuse, toujours à terre, saisit son bâton par une extrémité et lui fit décrire un arc de cercle pour faucher le monstre. Ce dernier évita sans difficulté la première frappe en sautant sur place, mais pas la seconde, d’estoc, qui glissa sur sa poitrine et vint le heurter sous la mâchoire. Un craquement significatif mit fin au combat. Mal en point, la respiration sifflante, le prédateur de la nuit courut se réfugier dans les ténèbres.
« Bravo! » Commenta Présence, du sang plein les babines. « J’ai du en endormir un par là bas… » Indiqua Refuse d’une main tremblante. « Oui, je sais, je viens de l’achever. Les prédateurs de la nuit de la Mer Intérieure se réfugient souvent dans la Forêt Mysnalienne, particulièrement les chats. L’endroit nous convient, sa sauvagerie comme ses secrets. Je suis sûr qu’il y aurait des tas de choses intéressantes à exhumer, des sources de pouvoir notamment », précisa le familier. « C’est Sijesuis qui te l’a dit? » Questionna la magicienne. « J’ai en effet beaucoup appris à son contact, mais aussi en discutant avec des confrères», répondit Présence d’un ton égal, en reprenant sa taille ordinaire. « As-tu des amis parmi les familiers? » Demanda la jeune femme, tout en fouillant dans ses poches. « As-tu des amis parmi les magiciens? » Répliqua le chat.
Refuse n’insista pas. Pourtant elle aurait eu d’autres questions à lui poser. Sijesuis ne l’avait pas encore instruite sur l’art d’éveiller un animal à la parole. Cette pratique était pourtant une spécificité de sa tradition.
Refuse se soigna avec la pierre de vie. Elle proposa à Présence d’en bénéficier, car avait sans doute des blessures sous son pelage. Le familier déclina l’offre: « C’est pour toi. Regarde, elle a de nouveau rétréci ; elle t’aidera encore une fois peut-être.» Mais comme la jeune femme insistait, il lui expliqua que boire le sang de ses victimes avait eu le même effet sur lui: « chacun ses méthodes. » La magicienne rangea son remède, en digérant l‘information. Elle soupçonnait le chat d’exagérer ses capacités de guérison, bien que sa capacité à changer de taille l’impressionnât. Les lumières créées au début du combat s’éteignirent. Souhaitant se rendormir, elle se servit d’une illusion pour se fondre dans les fougères.
Le lendemain, ils suivirent la vieille route vers la Mer Intérieure. Après dix kilomètres de marche environ, Refuse s’aperçut que le chemin passait au milieu d’une assemblée de fines structures verticales, de couleur orangé. Il en avait poussé des centaines de diverses tailles. Les plus hautes atteignaient trois mètres. La magicienne reconnut des colonnes de deuil, une dangereuse espèce de champignons qui se développait en hauteur. Lorsque leur masse devenait trop importante, les constructions s’effondraient en répandant leurs spores en de grands nuages dorés. Elles pouvaient aussi émettre la poudre jaune si on les approchait de trop près. La respirer avait un effet somnifère. On se couchait par terre : on perdait ses forces : on mourait : on devenait de l’humus nutritif. Les voyageurs préférèrent faire un large détour, parce que Refuse se méfiait surtout des spécimens isolés, dissimulés par la végétation. La prudence les tint hors de portée du péril. Ils rejoignirent le chemin, et continuèrent d’avancer en direction de l’est.
Le soir venu, la magicienne fit le point. Une quatrième journée serait indispensable pour achever la traversée de la forêt. Cette fois-ci Refuse eut tout de suite recours à son charme d‘illusion. Elle prononça la formule alors que Présence ne regardait pas dans sa direction, car elle voulait vérifier si le familier s’y laisserait prendre. Effectivement, quand le chat se retourna, il se figea d’abord sous l’effet de la surprise. Puis il accepta le jeu. Il huma l’air, renifla le sol, observa les traces, et bien sûr localisa la magicienne. Dès lors, elle sut à quoi s’en tenir. Le sortilège serait efficace dans la plupart des cas, mais pas si le chasseur savait ce qu’il cherchait, et pas s’il était prêt à y passer du temps.
Plus tard elle se souvint de cet épisode, comme de la première fois qu’elle s’était défiée ouvertement de Présence, puisque concrètement elle avait testé sa capacité à lui échapper. A l’avenir, il lui faudrait prendre l’ascendant sur le familier, ou réduire sa dépendance. On en était loin. Ainsi, au matin, elle constata que son sac à dos était vide de toute nourriture. Heureusement, Présence avait chassé avant qu‘elle ne se fût réveillée. Il lui avait rapportée du petit gibier. Elle le remercia tout en allumant un feu.
Pendant la journée, pour compléter son repas, elle cueillit des baies à chaque fois qu’elle en eût l’occasion, sans trop s’éloigner du chemin cependant. Donc leur allure se réduisit. Mais Refuse voulait montrer au chat qu’elle était capable de trouver de quoi manger par elle-même. Son éducation de paysanne la servit bien. La magicienne paralysa un oiseau, parachevant ainsi la démonstration ; toutefois elle le laissa s’envoler ensuite. « Tu chasses mieux que moi, Présence, » concéda-t-elle.
Au milieu de l’après midi, la jeune femme détachait délicatement des grappes de petits fruits acides et sucrés, qui pendaient des branches d’un arbuste. Soudain, un minuscule papillon rouge s’en échappa, et vint battre des ailes, juste devant son visage. Elle eut un mouvement de recul, et chassa de la main ce fébrile insecte. Mais à peine l’eût-elle frôlé qu’il sembla se multiplier des centaines de fois, en quelques secondes. On eût dit un nuage vibrant de gouttes de sang. La nuée s’éleva en spirale vers la cime des arbres. Refuse songea qu’un mage mysnalien, des millénaires plus tôt, avait du enchanter un papillon, en incluant toute sa lignée. Voulut-il épater ses pairs, tromper son ennui ou conduire quelque expérience ? En tout cas ce n’était point l’œuvre d’un débutant. Refuse fit part de ses hypothèses à Présence : « crois tu à une raison futile ou des circonstances poignantes ? » Le chat regarda le tourbillon. « Ce n’est pas par jeu. L’illusion augmente les chances de survie du papillon. Or, qui se soucierait de sauver un simple insecte ? Il faut qu’il ait pris une valeur particulière.
_ Par sa rareté ? Par sa beauté ?
_ Par son utilité ! Imagine qu’un esprit humain fût conservé dans le papillon, faute peut être de disposer d’un meilleur support…
_ Comme ce serait romantique !
_ Ne fait pas l’enjouée. Ni toi ni moi ne somment des sentimentaux.
_ C’est tout de même une belle histoire.
_ Ce n’est d’ailleurs que cela. Reviens à la réalité ! Un jour peut être, quand tu seras plus aguerrie, tu retourneras dans la Forêt Mysnalienne en quête de beautés oubliées et fragiles, aux fins d’exhumer les histoires terribles qui les ont suscitées. Tu toucheras les rêves cristallisés des anciens, et pourquoi pas y ajouteras ta propre contribution. Il est possible que je m’établisse ici après la mort de Sijesuis. Qui sait ? Nous pourrions coopérer ?
_ Tu me surprends Présence ! J’étais loin d’imaginer que tant de projets germaient dans ta petite tête. Cependant, si cela peut te rassurer j’ai encore le sens des réalités. Car, si je ne m’abuse, la lumière là-bas nous annonce la lisière. Je l’ai vue la première ! Notre périple sous la voûte des arbres s’achève. »
Lune-Sauve.
Refuse se crut d’abord en terrain familier, parce que le paysage était champêtre. Elle déchanta quand elle vit que beaucoup de paysans étaient vêtus de guenilles. En outre, certains portaient des chaînes. La terre était peut-être aussi fertile qu’aux Patients, cependant moins bien travaillée, avec moins de science. On brutalisait le sol, les bêtes, les hommes, les femmes.
Une patrouille de cinq cavaliers vint à sa rencontre, bousculant quelques ouvriers au passage: des rustres en côtes de mailles. « Aurais-je commis une erreur quelque part? » Se demanda-t-elle tout haut. « Mais non, le monde est ainsi,» répondit le chat. On reconnaissait le chef à sa carrure imposante et à son cimier blanc. Tous s’arrêtèrent. De part et d’autre d’une ligne invisible, on se dévisagea.
Le chef posa une question sur un ton sec, dans une langue que Refuse ne comprit pas. Sans se retourner la magicienne montra du pouce la route derrière elle, qui conduisait évidemment à la forêt. Elle se présenta: « Refuse des Patients, par delà la Terre des Vents. » Le soldat s’efforça de puiser des mots étrangers dans sa mémoire : « Que fait là, la fille grise ? » Il laissait entendre qu’il se savait face à une sorcière. Or, Refuse venait réveiller le Dragon des Tourments, lequel n’était pas une métaphore. Brusquement, elle réalisa que jouer cartes sur table ne serait pas très malin. Qu’avait dit Présence au sujet du monstre ? Qu’elle serait en danger sitôt qu’il sortirait de sa torpeur… « Alors ? » Relança le cavalier.
Refuse répondit : « Je viens visiter les cités de la Mer Intérieure afin d’actualiser nos connaissances à leur sujet. Mes cartes sont dépassées. Il va de soit que j’apporte aussi des nouvelles des régions que j’ai traversées. J’aimerais bien trouver une auberge avant la tombée de la nuit. Le passage par la forêt ne fut pas de tout repos. Vous qui vivez à côté devez en connaître les dangers. »
Le soudard cogita plusieurs secondes. Il n’avait pas tout compris. La sorcière parlait trop vite, avec trop de mots. Il en vint à la conclusion qu’il allait faire son travail sans commettre les abus de pouvoir dont il était coutumier. La patrouille escorta la jeune femme jusqu’à Lune-Sauve, citée portuaire de la Mer Intérieure. La ville était ceinte d’un rempart haut de six mètres, flanqué de tours tous les dix mètres environ. On franchissait un canal artificiel grâce à un pont levis que l’on relevait au coucher du soleil.
Les gardes à l’entrée prélevèrent un octroi. Leur sergent voulut se charger de Refuse, mais le chef des cavaliers insista pour la conduire lui-même devant le dirigeant de la cité. Cela fit des histoires, mais le cimier blanc eut gain de cause. Il plastronnait, fier d’avoir montré sa supériorité. Si Refuse n’avait été à pied il se serait fait une joie de lancer son cheval au galop pour éclabousser tous les manants alentour, plus une patrouille de fantassins effectuant sa ronde, par-dessus le marché.
Il faut dire que les rues étaient sales d’une boue épaisse, qui mêlait à la terre les fèces. Et ça puait. Aussi Refuse ne fit elle pas très attention à l’activité qui régnait dans la ville. Elle se mouvait dans un chaos répugnant, agressif. Mieux valait regarder où on mettait les pieds. La voyageuse contourna une flaque de vomi et monta des marches menant à une grande maison fortifiée. Le soldat réprima la tentation de flanquer un coup de pied dans la porte à doubles battants, parce que le garde de faction, l’ayant vu venir, avait pris les devants en s’ arc boutant pour ouvrir. Frustré de n’avoir pu donner libre cours à sa violence, la brute gratifia son subalterne d’un juron obscène.
Le cavalier mit un genou à terre pour solliciter une audience auprès de sa grandeur le bourgmestre, très occupé à grignoter une grappe de raisins à deux pas de lui. Le potentat finit ses fruits et accorda l’entretient. Il daigna regarder le soldat. Celui-ci commença: « Votre Excellence voici cette jeune femme qui vient de très loin. Elle est sortie de la Forêt Mysnalienne. C’est une magicienne… Elle parle une sorte d’abé.
_ Très bien capitaine. Vous pouvez disposer. » Vous aurez une médaille. Le soudard se releva et sortit taper quelqu’un pour évacuer l’affront.
« Vous ne vous inclinez pas? » S’étonna son Excellence. « Non mais attends: tu règnes sur une poubelle! » Pensa Refuse. Mais elle dit: « Je ne suis pas un de vos soldats, Excellence. Mes manières étaient jusqu’alors suffisantes. Mon maître Sijesuis ne m’en fit jamais reproche, ni les marchands des Contrées Douces, ni le haut mage de la Mégapole, sous les Terres des Vents. Tous gens d’importance, notez le. Je n’ai pas exactement demandé une réception formelle. Mais je serais ravie de vous parler de mes voyages, si cela vous intéresse. Je m’appelle Refuse et suis là pour étudier les cités de la Mer Intérieure. »
« J’admets que dans l’absolu se taper le front par terre n’est pas d’un grand intérêt, mais ici dans les cités de la Mer Intérieure c’est le moins que je puisse demander si je veux être respecté. J’aimerais beaucoup que vous compreniez cela. Et que vous le pratiquiez. En général les magiciens sont des gens intelligents. C’est que dans notre bonne ville il n’est point de vents violents, ou alors c’est saisonnier, mais nous avons des hommes violents. Chez les guerriers comme chez les sorciers. Ici point de fauves carnivores. Mais des hommes, des hommes, encore des hommes ; carnivores. Vous-vous rendrez compte que Lune-Sauve n’est pas le pire endroit pour vous, autour de la Mer Intérieure. Si vous êtes vraiment venue pour apprendre. »
Refuse repensa à son combat contre Dents-Blanches. Elle voyait aussi très bien l’avantage de contrôler les hommes d‘armes. Elle s’inclina donc. Mais repartit à l’attaque: « Je ne veux pas devoir obéissance à des brutes!
_ Je vous ferai un sauf conduit et une lettre d’introduction auprès des mages locaux. Mais soyez franche avec moi, et dites au vrai la raison de votre voyage. Je suis de plus en plus intrigué par votre jeune âge, et aussi que vous soyez seule. Votre projet supposerait plutôt une ambassade, une caravane…» Ah! Son Excellence n’était pas un sot.
Refuse se rapprocha du bourgmestre, afin qu‘il eut l‘exclusivité de ses paroles. « Cela concerne le Dragon des Tourments. Il va s’éveiller très bientôt, » chuchota-t-elle. « Voilà qui est très fâcheux. Il serait en avance sur le calendrier? C’est le genre qui sommeille un siècle ou deux, et qui, libéré de sa léthargie, dévaste tout et dévore un maximum de gens. Le dernier massacre remonte à cent quarante trois ans. Nous sommes trop tard ou trop tôt. Comment savez-vous? Il n‘y a pas eu de signes annonciateurs, » s’inquiéta son Excellence.
« Sijesuis, mon maître, ne m’a pas tout dit. C’est un événement auquel il veut que j’assiste. Mais ensuite je devrai me rendre ailleurs, dans les Montagnes Sculptées, pour m‘occuper d‘un pont. Ce sera le point d’orgue de ma mission. » La perplexité du bourgmestre s’accrut. Si le dragon se déchaînait la jeune fille n’irait nulle part. Au mieux elle survivrait avec quelques autres, chacun dans son trou, ou dans la forêt. Ses périodes d’activité étaient suffisamment longues pour permettre au monstre d’incendier tout le pourtour de la Mer Intérieure. Ensuite on repartait de zéro, on reconstruisait. La population augmentait car les terres étaient fertiles. Si au bout d’un siècle le dragon ne revenait pas, les cités devenaient alors assez puissantes pour guerroyer entre elles. On était précisément dans une phase de ce type. D’ailleurs le bourgmestre manœuvrait quotidiennement, afin que la violence humaine n’emportât point Lune-Sauve, à l’égal des désastres de la bête.
Son Excellence reporta son attention sur la magicienne. Il lui fit servir un repas et manda des conseillers dont un magicien gris sombre. Refuse leur fit le récit de son voyage depuis le manoir, sans révéler l’état de Sijesuis, ni préciser le statut de Présence. Elle décrivit en détails les accomplissements techniques des Contrées Douces, puis la situation de Survie. Elle ne mentionna pas l’Horreur dont elle était porteuse. Elle passa rapidement sur la traversée de la forêt, peuplée de fauves effrayants: l’un d’eux l’avait attaquée! Elle fut muette au sujet du dragon.
Le magicien Lamémoire se souvint avoir entendu le nom de Sijesuis lors d’un déplacement dans des cités du nord, trente ans plus tôt: « C’était une espèce de conseiller lui aussi. J’ignorais qu’il fût également magicien. Il doit être vieux maintenant. Je dirais une soixantaine d‘années.» Il ajouta: « Soyez la bienvenue mademoiselle. Ce n’est pas rien d’être arrivée à Lune-Sauve. Nous vous ferons rencontrer des gens de votre niveau afin que vous puissiez échanger sur un pied d’égalité. Notre guilde vend aussi des sortilèges, pour progresser. » Refuse remercia chaleureusement Lamémoire.
« Notre problème à nous c’est que nous sommes coincés entre le dragon et la Terre des Vents. À quoi bon admirer les autres: tout ce que nous construisons est voué à l’effondrement! » Se lamenta le deuxième conseiller, Longclou, marchand et capitaine de navire. « Nos ancêtres ont tout essayé. Héros, alliances, coups tordus, rien n’a marché contre le Dragon des Tourments. Nos seuls progrès sont de construire à chaque fois des caves et des abris plus profonds et solides. La Forêt Mysnalienne n‘est jamais incendiée par le dragon, mais elle nous est hostile.»
Et si Refuse désobéissait à Sijesuis? Si elle ne réveillait pas le monstre? Après tout, à quoi bon accomplir cette partie de la mission, pour quelle utilité ? Elle demanda au marin: « Commercez vous avec les cités du nord de la Mer Intérieure? Allez vous là bas?
_ Hélas! Répondit Longclou, l’époque où Lamémoire s’encanaillait à Quai-Rouge est révolue depuis longtemps! La mer est infestée de pirates. Il y en a plus que des poissons!
_ Toutes les cités pratiquent la piraterie, plus ou moins… Nous aussi, » admit le bourgmestre.
« Et passer par la terre?
_ Pour?
_ Aller au nord.
_ Avec une armée c’est déjà difficile, alors sans… C’est que chacun est jaloux de son territoire.
_ Toute seule vous seriez une proie facile…
_ Je vais rester quelques temps à Lune-Sauve.
_ Oui, bonne idée.
_ Pourriez vous me recommander une auberge de qualité?
_ Vous êtes prête à mettre combien?
_ Assez pour avoir de l’intimité et prendre un bain en toute sécurité.
_ Mademoiselle a des goûts de luxe! »
Sitôt qu’elle eut la réponse la magicienne s’inclina devant son Excellence, le remercia pour le repas et prit congé.
Une fois qu’elle eût disparu, le bourgmestre demanda : « Qu’en avez-vous pensé messieurs?
_ Elle a un bon coup de fourchette.
_ C’est un joli brin de fille, je l’aime bien.
_ Une courageuse.
_ Avez-vous remarqué son chat?
_ Oui, il doit s’agir de son animal familier. Le mien, Panache, est un renard. Mais pourquoi vouloir se rendre au nord?
_ J’ai peur que nos climats ne lui conviennent pas.
_ Elle devrait être mariée à son âge.
_ Mon cher Lamémoire, je n’avais jamais observé chez votre familier un regard aussi inquiétant que celui de ce félin.
_ Laissons de côté le matou, il y a pire : elle m’a parlé du dragon.
_ Ah bon?
_ Il était question qu’il se réveille prochainement.
_ Co-comment? C’est impossible, le calendrier…
_ Ah mais non, Longclou, il y a des précédents. Par exemple : à chaque fois que le monstre fut tiré de son sommeil par des experts inconscients, des prétentieux tragiques, des idiots héroïques. Toujours les cités en payèrent le prix.
_ Dois-je comprendre, monsieur le bourgmestre, que vous soupçonnez la demoiselle de vouloir mener une telle entreprise ? J’en serais extrêmement surpris, car ce genre de projet fut plutôt le fait de gens qui se croyaient très forts. Il faut l’être pour envisager des bêtises de cette ampleur.
_ Elle a prétendu devoir assister à l’événement, en qualité de témoin. Son maître l’aurait prédit, ou aurait appris que quelque chose se tramait. Je vais la faire surveiller. Nous ne devons prendre aucun risque.
_ Dans ce cas tuons-la, » proposa Longclou.
« Non, ce serait une preuve de faiblesse. Toutefois, je vous autorise à la faire disparaître si elle loue un bateau à destination de l’île du dragon.
_ Et si elle employait la magie ?
_ Le pourrait-elle ? Lamémoire ?
_ Non, les sortilèges permettant de se passer d’un navire sur des distances aussi longues ne sont pas à la portée du premier venu. Elle ne saurait, si jeune, en maîtriser un. En outre, en tant que le mage le plus savant de cette ville, j’affirme que la bibliothèque de notre guilde ne possède pas d’enchantement aussi puissant. »
Plus tard, son Excellence s’entretint avec une jeune fille d’une quinzaine d’années, aux traits ingrats, maigre et sans éclat, plus petite encore que Refuse. Le capitaine de la garde avait également été convoqué. Et cela se passait dans une antichambre. « Une magicienne est arrivée ce jour à Lune-Sauve. Vois-tu qui c’est, Poussière? » Elle hocha la tête. « Je veux que tu la suives partout, et que tu fasses des rapports journaliers au capitaine. Il ne te battra pas. Si elle quitte la ville tu dois immédiatement rendre compte au capitaine. Si elle parle du dragon tu viens me raconter tout à moi, personnellement, sans tarder. »
Refuse trouva à se loger à la Voile d’Or, le seul établissement susceptible de correspondre à ses attentes. Ces moyens le lui permettaient. Elle se lava, mangea peu et dormit douze heures. Les jours suivants elle se rendit sur la place centrale, où se trouvait le bâtiment abritant la guilde locale des magiciens. Lamémoire fit les présentations. Les femmes y étaient rares. Néanmoins elle put discuter sur un pied d’égalité avec la plupart de ses confrères. Elle obtint deux sortilèges par des échanges. Elle acheta également deux charmes supérieurs, à étudier, en espérant les maîtriser prochainement.
Désobéir?
En fait, Refuse commençait à échafauder un plan. Elle ne voulait pas réveiller le dragon, et projetait d’atteindre Quai-Rouge par la terre, malgré ce qu’elle avait entendu. Cependant, quatre cents kilomètres la séparaient de son objectif. En comparant la Mer Intérieure au cadrant circulaire d’une horloge, une dizaine de territoires indépendants se succédaient entre neuf heures et douze heures. Voici les informations que la magicienne recueillit auprès des magiciens de Lune-Sauve et des clients de l’auberge:
Jeune Phare était une cité alliée, du moins en général, quoique pas bien grande. Les truands de Lune-Sauve contraints à l’exil trouvaient refuge dans cette ville. Par conséquent, la criminalité y était très élevée, faisant du port un authentique coupe-gorge.
Morteroche : un château de seigneur brigand, plus qu’une cité, s’élevait d’un piton rocheux dominant la mer. Autrefois, des naufrageurs allumaient des feux en haut de la plus ancienne des tours afin d’induire les bateaux en erreur. Très peu accueillant, on le disait imprenable par des moyens ordinaires. Les guerriers de Morteroche étaient très bien équipés, aussi dangereux sur terre que sur mer. Cependant, ils ne disposaient que de trois navires de guerre.
Évadés : fondée par d’anciens esclaves, la ville avait une tradition d‘accueil, même si ses lois étaient parmi les plus cruelles de la Mer Intérieure. Les évadés empalaient systématiquement leurs ennemis, et exposaient les corps des suppliciés à leurs frontières.
Quatre-Epaves : les fondateurs s’étaient abrités sous des navires échoués lors de la dernière dévastation du dragon. Les artisans de Quatre-Epaves étaient très appréciés. Le revers de la médaille c’étaient les pièges dont-ils faisaient un emploi intensif, qu’il fût question de protéger leur vie privée ou leur territoire.
Sandébraves: une cité qui prétendait avoir conservé son nom depuis ses origines, cinq dévastations auparavant. Ses citoyens étaient des gens organisés, mais peu enclins à nouer des alliances. Sandébraves avait pour ambition déclarée de conquérir les cités voisines et d’unifier la Mer Intérieure avant le prochain réveil du dragon.
Unefois. On racontait que le dragon n’avait eu besoin de souffler qu’une fois pour carboniser la ville. Unefois était une cité satellite de Joie des Marins. Son territoire était couvert de ruines car il servait de champ de bataille aux armées de Sandébraves et de Joie des Marins.
Joie des Marins était une des plus puissantes cités de la Mer Intérieure, un de ses plus grands marchés aux esclaves aussi. Elle pratiquait la piraterie à grande échelle. Les marins joyeux étaient haïs dans toute la Mer Intérieure. Le tyran qui dirigeait la ville avait deux obsessions: écraser Sandébraves, parce qu’elle menaçait son existence, et anéantir Evadés, car cette dernière constituait un défi permanent.
Sainte Rame : il s’agissait d’un port de taille moyenne, peuplé de bigots fanatiques, qui aimaient brûler quiconque ne partageait pas leur foi, c’est-à-dire tous les autres, avec une attention particulière pour les sorciers, et plus encore pour les sorcières. Le dragon y était considéré comme l’instrument d’une purification nécessaire. Les saints-rameurs n’étaient donc jamais déçus lorsque le pire arrivait. Néanmoins, il était considéré comme impie de provoquer artificiellement l’ire de la Bête, parce que dans ce cas la dévastation se contentait de sanctionner les vices, notamment l’orgueil, au lieu de nettoyer absolument toutes les souillures.
Lescalier: cette très ancienne cité, maintes fois reconstruite, devait son nom à un immense escalier érigé en son centre, que le dragon épargnait systématiquement à chaque dévastation, pour des raisons de lui seul connues. Les habitants de Lescalier s’employaient à créer une fédération de cités afin de contrebalancer les appétits des puissances dominantes. En outre, ils cherchaient depuis toujours un moyen de tuer le dragon. On leur devait donc un grand nombre de désastres.
Les Œufs : un peu à l’intérieur des terres il y avait, disait-on une caverne qui contenait des œufs pétrifiés… de dragon. Le territoire des Œufs était gouverné par des magiciens en compétition perpétuelle, n’hésitant jamais à régler leurs différents sur la place publique.. Chacun vivait dans sa tour, en écrasant les villages avoisinants sous les taxes. Chacun prétendait savoir où se trouvait la caverne. Toutefois, malgré leurs dissensions, ils étaient prompts à s’unir face aux menaces extérieures. Lescalier et Quai-Rouge les courtisaient, sans succès, car les sorciers cherchant invariablement à jouer aux plus fins, on se perdait dans des imbroglios inextricables.
Quai-Rouge : la plus septentrionale des villes de la Mer Intérieure. Quand le Dragon des Tourments sortait de son sommeil, les habitants de Quai-Rouge se réfugiaient dans les montagnes. C’est pourquoi ils avaient une réputation de tricheurs. De plus, les autres cités considéraient qu’ils occupaient une place en marge du système de la Mer Intérieure, car ils faisaient le lien avec ce qui se trouvait au-delà : les Vallées, les Montagnes Sculptées, et enfin le Garinapiyan.
Refuse vivait à Lune-Sauve depuis une semaine. Assise dans un fauteuil, la magicienne faisait part de ses projets à Présence roulé en boule sur ses cuisses. Le chat se laissait caresser. « Les sortilèges obtenus à la guilde m’ouvrent de nouvelles possibilités. Si j’évoque une monture magique je pourrais parcourir quarante kilomètres chaque jour. Ainsi dix jours me suffiront pour rallier Quai-Rouge. Nous éviterons les villes. Encore que nous puissions faire halte à Sandébraves et Lescalier… Tout bien considéré ces cités me paraissent assez raisonnables. »
« Tu trouves que Sandébraves est raisonnable? Qu’est-ce qui te les rend si sympathiques? » Demanda le familier. « Ils ont des ambitions et des moyens, ne se compromettent pas, et n’ont pas autant de tares que leur principaux concurrents de Joie des Marins, » répondit Refuse. « Ils seront quand même balayés. Tout cela est inutile, car ils ne pourront unifier la Mer Intérieure en un demi-siècle. C’est le temps qui leur reste, selon leur calendrier. Dans le meilleur des cas ils raseront Joie des Marins, laborieusement. Puis ce sera au tour du Dragon des Tourments de montrer ce qu‘il sait faire. Vainement ce petit monde s’agite, » prédit le chat.
Refuse revint à son idée directrice: « Peut être, mais Sandébraves me parait une ville sure. De plus, elle est située à mi-chemin : je compte m’y ravitailler. » Présence objecta : « Mais comme ce sont des gens ambitieux, raisonnables, en guerre, et qui ont des moyens, ils t’arrêteront pour espionnage et te condamneront. Tu seras proprement décapitée, car on ne fait pas là bas dans la cruauté inutile… Sais-tu que la petite servante qui remplit d’eau ta baignoire s’appelle Poussière? Elle mange mieux ces derniers temps et s‘est achetée une nouvelle robe.» La magicienne était prise de court: « Heu, non. Pourquoi? Quel est le rapport? Ce n‘est pas dans ton genre de t‘intéresser au bonheur des gens.» Le chat se léchait maintenant l’entrejambe, à grands coups de langue râpeuse. Il interrompit sa toilette pour répondre à la magicienne.
« Comment peux tu dire cela ma chère? Alors que je veille sur toi depuis le début de ta quête? La joie de Poussière a attiré mon attention parce qu’elle est une chose si rare et fragile par ici, que ça fait tache. C’est trop, y compris pour elle, qui n’ose pas se montrer vêtue de neuf, de peur d’être raillée. Ou d’être moins efficace… Peut être ce soir, devant le jeune palefrenier qui s’imagine avoir des droits sur elle…
_ Tu l’espionnes! » S’exclama Refuse.
« Non: l’inverse. Elle rapporte tout au capitaine de la garde, un homme de confiance de son Excellence, taillé sur le même modèle que Cimier Blanc, mais en plus malin et maître de lui ; donc nettement plus dangereux. Ouvre les yeux Refuse. Ce que tu veux entreprendre est très gentil, selon le sens commun, mais tu n’y arriveras pas. Sijesuis t’a donné une mission. Il est essentiel que tu procèdes dans l’ordre indiqué, sans faire d’impasse, parce que sinon c’est toi qui ne passeras pas! Mon rôle est de t’aider, de te conseiller au mieux. Mais si tu dévies ne compte pas sur moi… J’ajoute qu‘il y a urgence.»
Refuse estima qu’elle était partie du manoir depuis presque dix semaines. Elle ignorait combien de temps encore Sijesuis pourrait reculer le moment de sa mort. Mais la période écoulée était déjà fort longue. Si elle refusait de réveiller le dragon, le familier l’abandonnerait. Mais lorsque Sijesuis mourrait il en irait de même, ou pire. Présence deviendrait peut être un prédateur de la nuit.
« Dois-je la saigner… Poussière ?» Demanda le chat à voix basse, comme pour confirmer les craintes de la magicienne. « Dois-je lui ouvrir la gorge? On la trouverait gisant dans une ruelle. Cela arrive tous les jours tu sais.
_ Non, je comprends que son Excellence ait voulu m’avoir à l’œil. Chacun fait ce qu’il a à faire.
_ Sauf toi. Tu te dérobes, » objecta Présence.
La magicienne laissa paraître sa nervosité: « Mais qu’y gagnerais-je? En quoi l’option de Sijesuis serait-elle plus réalisable? Moins risquée?
_ Penses-y sérieusement et tu trouveras, » conclut Présence. Refuse tourna le dos au chat. Jamais on ne la laisserait agir à sa guise ! Mais ce diable de familier l’avait détournée de son projet de voyage par voie de terre. Quant à la petite espionne l’éliminer ne ferait que provoquer une réaction du bourgmestre : à éviter absolument! Elle passa en revue les moyens dont elle disposait. Ils étaient insuffisants. Alors elle élargit ses réflexions à ceux qu’elle pourrait négocier ou acquérir à court terme.
L‘île.
Le lendemain, elle contacta deux nouvelles entités différentes, la première comme source d’énergie et la deuxième comme opératrice. Elle pourrait désormais léviter de haut en bas. À titre personnel, ce succès l’élevait au dessus de la condition de simple débutante. Mais, informations prises, il facilitait aussi l’accès à l’île du dragon. Celle-ci se trouvait exactement au centre de la Mer Intérieure. Elle n’était pas très grande. Autrefois des voyageurs l’avaient dessinée, ou décrite, depuis leurs navires. Mais, à de rares exceptions, les dévastations successives avaient détruit les archives. La tradition orale faisait état d’un rocher dépassant de la mer, de hautes falaises, et d’un sommet plat. Le dragon dormait dans une dépression, couché sur un trésor immense, auquel se mêlaient les ossements de tous les héros venus l’affronter.
Refuse se rendit à la guilde des magiciens afin d’en savoir plus. Poussière n’y étant pas admise, la magicienne échapperait à sa surveillance. En revanche elle ne pourrait se dissimuler aux yeux de Lamémoire. Le vieux conseiller y faisait office de bibliothécaire. Elle ne lui cacha pas ses centres d’intérêt. « Ah oui, le Dragon des Tourments! C’est la célébrité locale. Savez-vous que nombre de lieux mal famés portent son nom? Il y a justement un bouge près des quais qui l’ose… Beaucoup de gens croient que mieux vaudrait ne pas provoquer le malheur. Certaines cités punissent de mort quiconque ferait le projet de s’y rendre. Comment vérifier? La curiosité n’est pas un crime. Toutefois nos navires n’ont pas le droit de s’en approcher. »
« Je lis que des audacieux s’y sont rendus, ont réussi à escalader les falaises, et ont dérobé de l’or et des objets magiques, sans réveiller le dragon, » dit Refuse en montrant du doigt le passage du texte relatant cette aventure. « C’est exact, » confirma Lamémoire. Il poursuivit: « L’histoire est bien connue par ici, car les protagonistes de cet exploit eurent des destins exceptionnels. Elle remonte à cent trente ans environ. Ils étaient trois. Le premier fit construire le phare fortifié de Morteroche, dont il devint le seigneur. Le second fonda une école de magie dans la Forêt Mysnalienne. Elle déménagea ensuite dans la nouvelle ville de Lune-Sauve: nous en sommes les héritiers. Le troisième hanta le pourtour de la Mer Intérieure. Il n’était pas humain: c’était un prédateur de la nuit qui se tenait debout. Tous les récits le mentionnant glacent le sang. On l‘appelait Tourneviscères, le parfait croquemitaine. Il mena une vie de crimes et d’excès, durant un demi-siècle. Après quoi, on n’entendit plus parler de lui. Personne ne sait comment il finit. Pourtant, j’ai correspondu autrefois avec un confrère des rives orientales. Il m’écrivit un jour que son familier, un faucon, se vantait d’avoir conversé avec un descendant de Tourneviscères, un félin. Et moi qui l’avais toujours imaginé sous les traits d’un loup ! »
« Je pourrais vous écouter parler pendant des heures! » Le complimenta Refuse. « Méfiez-vous de cette intrigante mon bon maître! » Glapit le petit renard gris qui suivait Lamémoire. « De quoi se mêle t-il le chiwawa? » Pensa Présence dont les yeux maléfiques lançaient des éclairs. « Il n’y a pas de mal Panache, » dit Lamémoire. Mais le regard du magicien avait changé: il n’était pas dupe. « Connaissez-vous la Porte de Verlieu? » Risqua Refuse sur un doux ton de connivence. « Je ne l’ai pas dans ma collection si c’est ce que vous voulez dire, » répondit le bibliothécaire.
Elle proposa: « Est-ce qu’il vous intéresse? J’en possède une copie depuis mon séjour à Survie. Ce serait très utile pour voyager. » Il tempéra: « Je crois savoir que ce n’est pas de la petite magie, et qu’il s’agit d’un sortilège rare. Il présenterait des dangers.
_ En effet, il ne faut pas séjourner trop longtemps dans le monde vert si l’on veut en sortir. A plusieurs, on supporte mieux son influence. J‘y ai marché une semaine, en compagnie d’une magicienne de la Mégapole qui l‘avait lancé pour moi. Je pense qu’elle avait pris ses précautions, car elle sut s’orienter, et ne subit point de gêne. Grâce à quoi j‘ai pu quitter la Terre des Vents, » précisa-t-elle.
Lamémoire se toucha le front: « En effet, je me souviens que vous en aviez parlé, à la table de son Excellence. Mais je ne sais plus comment vous avez convaincue la consœur de vous aider.
_ Je lui rappelais sa fille, » mentit-elle. « Nous vivons tragiquement. » Lamémoire s’assit et se tut un moment. Le renard familier grimpa sur ses genoux, et de là sauta sur la table où étaient étalés les livres sortis des rayonnages. Cinquante centimètres le séparaient de Présence. Lentement, avec le plus de grâce possible, Refuse vint prendre le chat dans ses bras. Le félin se laissa faire et ne dit mot : l’honneur était sauf.
« Où souhaitez-vous aller avec la Porte de Verlieu? Car vous voudriez que je l’employasse pour vous, n’est-ce pas? » Questionna le magicien. Elle expliqua: « J’aimerais rapidement atteindre Quai-Rouge. Mon but est le Garinapiyan, par delà les Montagnes Sculptées. Mais j’aurais aussi besoin de beaucoup d’argent pour m’y installer. Pour que ce soit sans danger il faudrait utiliser la Porte de Verlieu au moins deux fois. C’est la raison pour laquelle je souhaite traverser la mer jusqu’à l’île du dragon; sur place me remplir les poches de pierres précieuses, puis repartir vers Quai-Rouge. Je me suis dit qu‘avec des montures évoquées ce serait faisable. De votre côté, n‘avez-vous jamais pensé vivre ailleurs? La proximité du monstre ne vous effraie-t-elle pas ?»
« Si, mais je suis vieux maintenant… Que feriez-vous si je refusais? » Voulut-il savoir. Elle répondit: « Je saurais persuader un pêcheur de m’emmener sur l’île. Vous devinez comment.
_ Certes, en revanche ce que je ne devine pas c’est de quelle manière vous échapperiez aux pirates, » objecta Lamémoire. « Vous voyez bien comme j’ai besoin de vous. À moins que vous ne me conseilliez un autre mage de Lune-Sauve._
_ Non, je suis ici le seul capable d’apprendre la Porte de Verlieu. J‘accepte, mais je veux aussi ma part du butin, et l’assurance que vous ne toucherez pas la créature.
_ Allons, ce serait du suicide ! »
Refuse retourna à la Voile d’Or, Poussière marchant derrière. Présence lui faussa compagnie après le souper. La magicienne laissa donc sa fenêtre légèrement entrebâillée. Au cours de la nuit, le chat la tira de son sommeil. « Cela se présente bien », dit-il. « Son Excellence ne connaît pas nos projets. Je craignais que Lamémoire ou son familier ne vendissent la mèche. La petite espionne fait des galipettes avec le garçon d‘écuries.» La magicienne demanda: « Il se réveille facilement le dragon? Si lui prendre ses trésors était si simple, tout le monde l’aurait déjà fait, non? » Présence répondit: « les dragons ont le sommeil léger. Celui-ci ne fait pas exception. Les petits groupes discrets ont une chance de réussir, s’ils ne sont pas trop gourmands, alors que les troupes nombreuses et querelleuses n’en ont aucune. »
Refuse remit la mission sur le tapis : « Sijesuis a-t-il pensé que le dragon serait une étape obligée, et qu’il valait mieux partir du principe qu’il serait réveillé, ou veut-il absolument déchaîner ce fléau? Avec l’aide de Lamémoire même mon premier plan serait réalisable, la tentation du gain en moins. » Le familier lui griffa la joue. « Aïe! » Puis il alla tranquillement se coucher au bout du lit. « Je n’en sais rien, » dit-il. « Mais il me semble que tu as les moyens d’obéir et d’interpréter à ta façon, même si je ne suis pas persuadé que Sijesuis ait anticipé que tu porterais l’Horreur de la Terre des Vents.
_ Celle là, c’est toi qui m’a convaincu de l’accepter !
_ Il est vrai. Regrettes-tu ? » Refuse haussa les épaules : « Je ne ressens rien. Comment suis-je supposée m’en servir en cas de problème ? Tu m’as surestimée, Présence.» Le chat bâilla : « Ne t’en fais pas. L’important est que tu aies trouvé un moyen de te servir de la Porte de Verlieu. » Puis il s’endormit ; ou fit semblant.
Tôt le lendemain Refuse prit son petit déjeuner. Elle demanda à l’aubergiste si Poussière pouvait la suivre, car elle aurait des courses à faire: la petite servante l’aiderait à tout porter. Le patron donna son accord. Une heure plus tard, Poussière peinait sous la charge. La magicienne en profita pour lui faire passer l’entrée de la guilde, sous les regards curieux et moqueurs des confrères présents. Les deux jeunes femmes entrèrent dans la bibliothèque, où Lamémoire les attendait. Il interrogea Refuse du regard. « Elle vient avec nous. » Expliqua la magicienne, en fermant la porte.
Poussière, des yeux, cherchait une issue. Lamémoire, sur un ton paternaliste, lui rappela qu’il était un proche conseiller de son Excellence. Cela la calma un peu. Refuse tendit alors son grimoire au vieil homme. Ce dernier lut et relut le sortilège, et le recopia minutieusement dans le sien. Pendant ce temps les familiers montaient la garde devant la porte. Quand Lamémoire eut achevé son ouvrage il rendit son bien à la jeune magicienne. Puis ils mangèrent un peu: un repas froid avait été préparé dans ce but. Depuis trois heures personne n’avait échangé le moindre mot. Le magicien s’isola ensuite dans un coin de la bibliothèque pour préparer l‘enchantement. Il parla longuement à des entités invisibles, d’abord pour se faire conseiller, puis pour convoquer, et finalement pour recruter celle qui conviendrait. Il avait déjà la source d’énergie. Une heure plus tard il déclara qu’il serait bientôt prêt. Il tira un coffre de dessous la grande table, en sortit des affaires de voyage et s’en revêtit. Il compléta sa tenue par un bâton.
Refuse fit de la place tout en surveillant Poussière. On sentait que la servante attendait l’occasion de bondir par la fenêtre. Mais Lamémoire fit apparaître la Porte de Verlieu précisément devant la baie vitrée. Il franchit le seuil d’un pas décidé. « Avancez dans la prairie, Poussière. Tout va bien se passer, » dit-il. « Vous venez avec nous, c’est tout. Prenez les vivres, » ordonna Refuse. « Je ne veux pas être sacrifiée! » Protesta la servante. « Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Crois tu qu’il y ait assez de toi pour faire un bon sacrifice? Allons! Tu auras des tas de choses à raconter à ton retour, » insista la magicienne.
La demoiselle finit par obtempérer. Les familiers suivirent, Refuse fermant la marche. Les deux magiciens évoquèrent alors des montures magiques, beaux chevaux à la robe d’ombre constellée d’étoiles. « Vous monterez avec moi, Poussière. Maître Lamémoire prendra les victuailles. » Les montures allèrent d’abord au pas, puis au petit galop. Progressivement elles accélérèrent l’allure. Le terrain était bien dégagé. Les ombres ne se fatiguaient pas. En revanche au bout de quelques heures elles perdirent en substance. Le cheval de Refuse montra le premier qu’il s’estompait.
La magicienne mit pied à terre, ainsi que la servante. Cette dernière n’étant pas chaussée pour de longues marches, il fallut bientôt établir le camp. « Où sommes-nous ?» Demanda Poussière. « Au dessus de la mer, » répondit Lamémoire. « Où allons-nous? » Relança la gamine des rues. « Nous aurons peut être besoin de tes aptitudes à la discrétion, et tu auras ta part. Mais tu devras faire preuve de sans froid, et savoir tenir ta place! » Répliqua sèchement Refuse, sur un ton plus l’agressif qu’à l’accoutumée.
La température de la prairie enchantée était constante. De jour, le ciel était gris clair, étrangement lumineux, car dépourvu de soleil. Il virait au bleu sombre au cours de la nuit, mais nulle étoile ne brillait au firmament. Il n’y avait pas de vent non plus. L’horizon paraissait un peu flou. Poussière ne savait pas trop où elle en était. Elle comprenait que la magicienne l’avait contrainte à suivre le groupe pour qu’elle ne puisse alerter le bourgmestre. Mais elle ne s’imaginait pas servir à quelque chose. On ne l’avait pas fouillée, de sorte qu’elle avait toujours un petit couteau à sa ceinture. Les mages étaient-ils si négligents, importait-il si peu qu’elle fût armée? En tout cas elle était bien décidée à ne pas se laisser faire, si on mettait sa vie en péril.
Le voyage dura plus de sept jours. Refuse ressentit des différences par rapport à la première fois qu’elle avait emprunté la Porte de Verlieu. Le sortilège avait alors accentué son hostilité vis-à-vis de Libérée. Refuse avait été désorientée. A plusieurs reprises elle avait été la proie d’hallucinations. En la circonstance, elle revécut les mêmes symptômes, avec en sus la perte de la notion du temps, et la sensation que l’horizon flou se rapprochait. Quant à Lamémoire, il semblait gagné par la confusion, s’arrêtant de plus en plus souvent afin de vérifier leur cap. En fait, il demandait à Panache. Le renard était apparemment préservé des influences néfastes. En outre, il devenait évident que les jeunes femmes intéressaient le vieil homme, car il lui était de plus en plus difficile de dissimuler ses désirs. Au sixième jour il insista pour pendre Poussière avec lui, sans succès. Mais lors de la pose repas, il remit le couvert en exécutant diverses acrobaties pour séduire la belle. Il exprima sa déception lorsque ses performances n’égalèrent pas ses espérances. Son familier dut le raisonner: il n’avait plus vingt ans! Il devait prendre sa tisane spéciale…
Le remède fut efficace. Poussière et Refuse durent également le boire. La première parce qu’elle s’était mise à hurler pendant son sommeil: à un moment de sa courte existence, elle avait bien connu les tenailles du bourreau de Lune-Sauve. Le lendemain elle étreignit un arbre comme s’il se fût agit de son jeune amant. Lamémoire s’empressa de lui administrer une nouvelle dose du breuvage. La deuxième parce qu’elle avait commencé à délirer à propos du dragon. De sorte que Présence l’avait de nouveau griffée. Ce qui en retour lui avait valu de devoir esquiver des coups de bâton vifs et précis. Il s’était réfugié dans un arbre. « Un peu de tisane? » Avait suggéré Lamémoire pour détendre l’atmosphère. Le chat était descendu de sa branche, une fois convaincu que la magicienne n’était plus autant fâchée.
« Je vous félicite pour vos réflexes. Vous fûtes impressionnant. » Ainsi Panache complimenta le félin. Celui-ci répondit: « Je la connais bien, voilà tout. Mais si par étourderie j‘avais omis de mentionner un détail important dans notre relation, je vais y remédier tout de suite : je ne suis pas son familier, mais celui de maître Sijesuis.
_ Ah, vous avez donc des états de service conséquents.
_ Plusieurs fois la circonférence de la Mer Intérieure. » Le renard écarquilla grand les yeux pour montrer son admiration. Il respecta quelques secondes de silence, avant d’aborder les affaires sérieuses: « Hum, serait-ce déplacé de vous demander, ce qui relativement au dragon, si j’ai bien entendu, fondait son délire? À un niveau purement théorique non pourrions avoir une discussion passionnante… Un bon stimulant intellectuel ne vaut-il pas les meilleures tisanes, hum?
_Très tentant », répondit Présence, « mais nous arrivons bientôt, alors je ne sais pas si nous aurons le temps. » Panache prit un air gêné: « C’est justement pour cela que je me permets d’insister. J’aime bien avoir un coup d’avance. Nous ne faisons pas un métier facile, vous et moi. Et nous avons eu si peu l‘occasion de parler. J‘en porte d‘ailleurs la responsabilité: je me suis méfié de vous! J‘en ris maintenant. Comment ai-je pu? Hum?»
Sentant qu’il ne pourrait se dérober le chat opta pour lâcher du lest, en noyant le poisson: « Voyez-vous, Refuse est une jeune magicienne, curieuse, volontaire et déterminée. Quand elle s’est fixé un but il est difficile de l’en détourner. Son projet initial était de se rendre à Quai-Rouge, mais quand elle a compris que le dragon n’était pas une légende, elle a absolument voulu le voir. Comprenez-vous? L’étudier. Elle a vendu son expédition comme une chasse au trésor, mais Lamémoire a trop d‘esprit pour ne pas saisir la métaphore. La connaissance est le véritable but de toute l‘affaire.»
L’argument laissa le renard indécis. Les paroles du chat sonnaient faux… venant de lui. Si Panache les avait prononcées elles eussent parues plus crédibles. Donc Présence lui avait raconté ce qu’il voulait entendre. Mais la chevauchée reprit. Le familier s’agrippa. Le décor ne variait pas beaucoup. S’il n’y avait eu les secousses le renard en aurait profité pour dormir. A un moment, le ventre de Panache émit des gargouillis, signe que plusieurs heures étaient passées depuis le dernier repas. Il en informa son maître. Ce dernier parut surpris, tant sa conscience de la durée s’était émoussée. Lamémoire tira sur ses rênes. A l’arrêt, le magicien ouvrit un portail magique à travers lequel on voyait un rocher sinistre dépassant d’une mer bleu sombre, tirant sur le violet. L’île se détachait noire et grise, avec des éclats presque métalliques, sur un azur sans nuage. Cela faisait du bien de voir autre chose que du vert. « Nous y serons dans deux heures, » annonça le mage. Il compléta la formule du sort afin de les amener à la base de l’île, puis ils parcoururent les derniers kilomètres dans le Verlieu.
« Et maintenant? » Demanda Lamémoire en contemplant les vagues qui se fracassaient sur la pierre sombre. « Je peux léviter jusqu’en haut, » répondit Refuse. « Moi aussi, » dit le vieil homme. « Et j’ai aussi prévu un charme utile qui devrait convenir à Poussière. » Il prononça une formule magique évoquant une corde dressée à la verticale. « Après vous, ma jolie. » La petite servante bondit par-dessus la limite du seuil enchanté, et avec agilité saisit la corde. Elle entama une ascension tonique et rapide, qui ne faiblit pas jusqu’au sommet. Mais les magiciens la dépassèrent quand même.
« Tu comptes en faire ta copine ou ton familier? » Se moqua Présence. Refuse le toisa du regard le plus froid et le plus méprisant possible. Toutefois Poussière avait le sourire: « Aaah, ça fait du bien! Vous auriez du prendre la corde, après tous ces jours à se taper les fesses sur les bestiaux! Ça dégrippe.
_Chacun son destin, » commenta le renard. Cette vilaine remarque provoqua un froncement de sourcil de Lamémoire, valant remontrance. Le familier baissa la tête.
Le Dragon des Tourments.
Au sommet de l’île on éprouvait la sensation grisante de se tenir au centre de la Mer Intérieure. L’étendue liquide paraissait infinie. Les eaux sombres, le ciel immaculé, la roche brute, évoquaient les âges mythiques des commencements. Poussière, qui se tenait tout au bord, avait du mal à détacher son regard de la base de la falaise. Refuse vint la tirer par le bras. Elle l’entraîna vers l’intérieur de l’île. Mais au bout de vingt mètres environ le petit groupe se figea.
Les trois humains et les deux familiers se tenaient en haut d’une pente douce. Tous avaient vue sur le fond du cône évasé. Au centre, le squelette du dragon formait un S inversé de cent mètres de long, couché sur un lit de pièces de monnaie, et de choses précieuses scintillantes. La même sensation glacée remonta le long des colonnes vertébrales, avant de se répandre dans tous les membres. Les larmes vinrent spontanément troubler leur vision. Poussière, qui n’avait pas la chance de pouvoir serrer un bâton dans ses mains, tremblait comme une feuille d’automne, jouet du vent.
« Est-il mort? » Finit-elle par demander. « Ne comptez pas trop la dessus », répondit Lamémoire: « C’est juste un air qu’il se donne, j’en ai peur. » Poussière: « Qu’est-ce que je suis censée faire? Ramasser les trucs qui brillent? » Refuse: « Oui, mais rien ne presse. On va faire le tour. Reste près de moi, Présence.» Ils parcoururent donc le périmètre, et observèrent le grand squelette sous tous les angles. Après quoi la magicienne s’adressa à la servante: « Ramasse les pierres précieuses uniquement. Les pièces d’or seraient trop lourdes de toute façon. Et n’approche jamais à moins de quatre foulées du dragon, quelque soit la valeur de ce qui s‘y trouve.»
Ils s’affairèrent à ramasser les belles pierres. Quand Refuse sentit que le poids de sa besace alourdie devenait gênant, elle cessa sa collecte et prit ses distances. Était ce la fatigue qui lui faisait paraître le monde un peu flou ? La peur du monstre lui nouait les tripes, et pourtant son esprit éprouvait une sorte de fascination sans cause, détachée. Sa psyché était entrée dans un état anormalement réceptif. Lamémoire vint s’asseoir à côté d’elle, s’inquiétant de l’expression étrange de la jeune femme. Il se voulut rassurant : « Jusque là tout va bien. En plus, nous avons appris que le dragon affectait l’aspect d’un squelette. Nous deviendrons fameux dans toute la Mer Intérieure. Mais il ne faut pas traîner ici. Je rappelle Poussière… Vous ne vous sentez pas bien ? Qu’avez-vous? »
La magicienne ne comprenait toujours pas pourquoi il était si important que le dragon se réveillât. Ce serait si absurde, si monstrueux ! Or, elle allait provoquer cette tragédie. Cette pensée lui rendit soudain sa lucidité. Lentement, son tronc s’inclina vers l’avant, puis une impulsion partit des jambes, et remonta jusqu’à la tête, pendant que les différents segments du corps se redressaient en position debout. Sa main fit signe à Poussière de les rejoindre. Son cerveau enregistra tout d’abord l’image de la servante, qui, la mine heureuse, prête à changer de vie, marchait d’un pas léger, presque dansant, dans sa direction ; puis l’inquiétude déformant le visage de Lamémoire à l’instant où celui-ci réalisait enfin que Refuse était ensorcelée.
Le vieux mage n’avait pas le temps de tirer toute l’histoire au clair. Alors il se hâta de prononcer la formule de la Porte de Verlieu. Il en passa le seuil immédiatement avec Panache sur ses talons. Poussière notant que Refuse n’avait pas bougée, eut une seconde d’hésitation. Une seconde seulement, car elle rejoignit d’un bond Lamémoire de peur qu’il ne les abandonne sur l’île. Mais une grande ombre noire sauta en même temps qu’elle: c’était Présence, de la taille d’une panthère. Avec lui de ce côté, il devenait difficile de partir sans la sorcière.
Depuis des siècles, aucune magie n’était venue à bout du monstre, aucune attaque ordinaire non plus. Pourtant l’être était extrêmement sensible. Il réagissait au moindre contact. Une caresse eût suffit. Paradoxalement, Refuse le ranima avec le charme d’endormissement, en visant le thorax. Peut être avait-elle nourri l’espoir qu’ainsi elle obéirait à l’emprise magique qui lui dictait sa conduite, tout en la rendant inefficace. Peine perdue : sitôt une côte touchée, un nimbe violet se répandit le long du corps, et le temps de trois battements de cœur, le squelette du Dragon des Tourments se redressa sans effort, releva la tête et déploya ses ailes immenses, tels deux éventails s‘ouvrant contre le bleu du ciel. Ses membres antérieurs griffèrent le sol basaltique. Simultanément, sa chair devint visible. De presque transparente, elle évolua vers un aspect translucide, puis s’opacifia en s’assombrissant jusqu’au noir absolu. La longue mâchoire claqua dans le vide. Progressivement, le monstre doubla sa taille, au point que l’île parût se réduire à un simple socle. Deux lueurs ardentes s’allumèrent dans ses orbites maléfiques, et sa gueule immense se rouvrit sur un enfer brûlant. La tête pivota pour embrasser du regard la Mer Intérieure. Puis, le cou s’inclina en direction des intrus.
Refuse reculait horriblement lentement. Poussière la tira vers elle dans la prairie enchantée. D’un claquement de doigts Lamémoire ferma l’ouverture. Le souffle du Dragon des Tourments fit fondre la roche, au lieu de les carboniser. « Pourquoi avez-vous fait cela? » Le vieux mage hésitait entre la sorcière et le familier, mais il se focalisa très vite sur ce dernier. « Répondez ou je vous foudroie! » « Bien, » dit Présence prêt à bondir, « mais sachez que si vous parveniez à vos fins avant que je ne vous terrasse, vous libéreriez une horreur de la Terre des Vents, dont on nous a fait cadeau à Survie.
_ Possible! Mais que vaut la vie? » Répliqua Lamémoire avec une touche de désespoir. Présence adopta un ton apaisant: « Écoutez, vous allez vous en sortir. Et une partie significative de la population aussi, sinon la Mer Intérieure serait devenue un désert depuis des lustres. Mais il est certain que le sieur Des Tourments va tout passer à la flamme, sauf le Grand Escalier. Ah-ah! Et franchement je pense que c’est justifié. Si j‘y tiens tellement, c‘est que l‘idée est de moi, et non de Sijesuis. D’ailleurs, j‘ai dû négocié âprement.»
Les paroles du chat rendirent son auditoire hagard, comme si les esprits s’étaient soudain vaporisés. La vue de Refuse se brouilla, de la sueur apparut sur ses avants bras. Elle se sentit fiévreuse, nauséeuse, à la limite de perdre l’équilibre. Alors, elle s’assit dans l’herbe, et respira à fond. Lamémoire aussi accusait le coup. Après quelques secondes de pur ahurissement sa main tâtonna en direction d’une poche de son manteau. En mode automatique, le magicien en sortit une fiole dont il dévissa le bouchon d’un air absent. Le chat compta trois rotations. Le vieil homme but une gorgée du remontant; laissa agir… but une deuxième gorgée. Il s’apprêtait à ranger le petit flacon, quand un éclair de conscience produisit en lui un sursaut moral: lors, il tendit la fiole à Poussière. Laquelle n’eut d’autre choix que de refuser en serrant les lèvres, si grande fut sa peur de tout siffler d’un coup, eût-elle cédé à la tentation.
L’espionne du bourgmestre montra néanmoins qu’elle avait de la ressource, en renouant le dialogue avec Présence: « Espèce de crevure! Sale bête! » Emportée par son indignation, elle ajouta des mots accusateurs: « Tous ces innocents : tués par votre faute! » Hélas, le chat était roué, les effets de manche l’amusaient: « M’oui. Les innocents sont une espèce rarissime, particulièrement sur les rivages de la Mer Intérieure. Mais vous avez sûrement des idées assez tolérantes en cette matière, miss Poussière. De mon côté, je plaide coupable. Lorsque Refuse aura accompli sa mission, libéré de mon service je me consacrerai à mon grand œuvre ! Car ceci n’était qu’un début, évidemment.» La stupeur étant déjà à son comble, il dut se contenter des mêmes expressions de désarroi que précédemment. « De quoi s’agit-il? Quelle nouvelle diablerie nous réservez-vous? » Demanda Lamémoire.
Présence déclama: « Après sa phase active le fléau se recouchera. Alors, lorsque les survivants sortiront de leurs cachettes, afin de reconstruire les cités détruites, je rallierai à moi un maximum de gens dans l’arrière pays. Disposant d’un bon siècle pour jeter les bases de mon empire, je rebâtirai le royaume de la Forêt Mysnalienne. L’idée est de laisser les imbéciles travailler sur les rives fertiles de la mer poissonneuse, et de les dominer d’un lieu situé hors du rayon d’action du Dragon des Tourments. Une fois par siècle, il pourra bien tout carboniser à sa guise, c’est moi et mes descendants qui aurons accumulé les richesses ainsi soustraites à sa rapacité. Vous ignorez peut-être que des archives sont conservées à Sumipitiamar, la capitale du Garinapiyan, ainsi qu‘aux Palais Superposés. Personnellement, je n’en avais pas conscience, jusqu’à ce jour où maître Sijesuis les consulta. J‘étais présent : ce fut une révélation ! Je découvris que les stratèges du Garinapiyan avaient concocté un projet ambitieux, au siècle dernier. Il n’est donc pas de toute première fraîcheur, mais selon moi, il s’agit d’un plan méthodique, bien pensé, injustement oublié. Je ne vous cache pas que j’y ai trouvé deux ou trois faiblesses, mais une fois celles-ci corrigées, rassurez-vous je m’y emploie déjà, il donnera entière satisfaction. J’attire votre attention sur un point essentiel : les textes antiques indiquent la limite du territoire du Dragon. Mon empire sera capable d‘organiser une évacuation par siècle. Mes descendants priveront le monstre de ses ressources, en chairs et en âmes : nous l‘aurons à l‘usure !»
On ne discuta plus. Non qu’il n’y eût plus rien à dire ; mais pas à Présence. Les magiciens se reposèrent, après quoi ils évoquèrent les montures magiques. Atteindre Quai-Rouge, ou ce qu’il en resterait, serait l’affaire de neuf jours. Aux moments critiques, Lamémoire combattit le mal du Verlieu avec sa fameuse tisane. Il épuisa ses herbes séchées. Il se fit ligoté. Refuse et Poussière furent plusieurs fois à deux doigts de s’entretuer, ou de se perdre dans la prairie. Dans ses moments de lucidité Lamémoire instruisait les jeunes femmes. Poussière, car il projetait d’en faire son apprentie, dès qu’elle saurait lire et écrire, et Refuse, car elle devrait continuer sa route avec le redoutable félin. Panache les mena à bon port.
Pendant ce temps, le Dragon des Tourments semait le chaos et la désolation. Il avait coutume de commencer par la plus puissante cité, ou par un lieu symbolique dont l’anéantissement serait de nature à jeter les humains dans la stupeur et l’effroi. C’est la raison pour laquelle, ses flammes s’abattirent en premier sur Morteroche. La pierre rougit, puis fondit, puis le donjon éclata. Les territoires avoisinants, villages, champs, chaumières, bosquets, furent condamnés au bûcher dans la foulée. La fumée de l’incendie monta haut dans le ciel, avertissement plus efficace et rapide, que les nouvelles colportées par les messagers et les fuyards.
Puis le fléau s’envola vers Joie des Marins, en coulant tous les navires qu’il croisait. Il embrasa la flotte entière de la cité en quelques passages seulement. Ensuite, il parut délaisser le port pour convertir en cendres chaudes les campagnes, avec toutes les récoltes stockées dans les greniers. On se réfugia derrière les remparts: ceux-ci le Dragon en fit une barrière de feu qui emprisonna les habitants. Après quoi, il s’attaqua aux quartiers les plus densément peuplés, suscitant une clameur d’une insoutenable beauté: un son pur et strident qui sonna le glas de la ville, et mit à bas sa fierté. Le Dragon des Tourments vivait pour ces moments. De tels cris étaient le seul hommage qu’il acceptât. Il garda les beaux quartiers du tyran pour la fin, soufflant les riches demeures une à une. Puis il vola au dessus du brasier, de cette manière dansante et joyeuse, par laquelle il célébrait la destruction accomplie.
L’assaut se répéta avec maintes variantes, abattant les cités et les forteresses les unes après les autres. Cependant, quand la Porte de Verlieu s’ouvrit sur Quai-Rouge, la ville n’avait pas encore brûlé. Fidèles à leurs habitudes, ses habitants avaient fui, à l‘exception de rares pillards imprudents. Le ciel était noir de la fumée des incendies voisins. Le groupe remonta l’avenue principale dans un silence funèbre. Tous les objets abandonnés dans la précipitation avaient acquis un caractère unique. Certes, ils suintaient la peur, mais tout en étant les signes d’un exode collectif, ils suggéraient chacun une histoire différente.
Refuse se tourna vers Lamémoire et Poussière: « Que comptez vous faire? Je dois me rendre dans les Montagnes Sculptées. Me suivrez-vous ou souhaitez-vous que nous nous séparions maintenant? » Le vieux mage répondit: « Il vaudrait mieux que nous allions chacun de notre côté. Mais comme j’ai l’intention de me faire accepter des habitants de Quai-Rouge, je dois partir vers les montagnes où ils ont leurs refuges. Nous n’avons plus de vivres ; vous non plus. Pas question de manger le chat, n’est-ce pas ? Bref, nous cheminerons de concert encore plusieurs jours. Poussière?
_ Tous les gens sont partis. Est-ce que le dragon va tout casser quand même? » Voulut savoir la servante. Le chat prit un ton expert pour répondre: « Oui, et il va contaminer l’eau douce des citernes. Beaucoup de gens mourront de famine et du désordre. Nous n’en sommes qu’à la première vague de mort. » Poussière le trouvait insupportable, pourtant elle reprit le discours à sa manière : « Donc, le plus urgent c’est la nourriture. Et sauf votre respect je suis certaine que les gens d’ici ne voudront rien partager avec nous. On est des étrangers. Et nous sommes suspects.»
Refuse les pressa de sortir de Quai-Rouge. Elle était très contrariée par l’impossibilité de se ravitailler. Il lui semblait qu’elle avait manqué de prévoyance. Présence trouverait toujours un rat à se mettre sous la dent, donc il n’avait pas jugé utile de réfléchir au problème. Ils découvrirent des traces d’émeute. On avait pillé et incendié une auberge. Le long de la route des gibets avaient servi à pendre des hommes récemment. Ils voyaient régulièrement des corps nus poussés sur le côté de la chaussée.
Les fermes étaient abandonnées. Les greniers avaient été vidés. On avait emmené les troupeaux. La foule s’était déplacée lentement, laissant dans son sillage diverses traces de son passage: foyers pour cuire la nourriture, excréments, objets cassés. Les vergers étaient abîmés. Le groupe s’arrêta quand vint la nuit. Refuse regardant en arrière s‘étonna que Quai Rouge parût encore si proche. « A deux battements d’aile du dragon, » pensa-t-elle.
Les familiers chassèrent durant la nuit, à l’inverse des humains s’apprêtant à jeûner pour la deuxième journée consécutive. Les montures magiques leur permettaient de se déplacer beaucoup plus vite que les cohortes de la ville abandonnée. Cependant à la mi-journée, Refuse ayant du mal à rester en selle, fit signe qu’elle s’arrêtait. Lamémoire l’imita, préoccupé par ce signe de faiblesse. Or la magicienne lui montra du doigt un rassemblement d’oiseaux venus glaner les restes d’un champ prématurément fauché. L’endormissement fit merveille sur les petits animaux. Les deux jeunes femmes et le vieil homme se partagèrent une dizaine de volatiles, cuits sur des brochettes. La préparation avait demandé du temps et les ventres réclamaient davantage, mais le groupe reprit sa chevauchée en bien meilleure condition physique et morale.
Les chevaux s’estompèrent. On décida de continuer à pied jusqu’à la fin du jour. De sorte que le crépuscule venant, on distingua, dans la pénombre des montagnes, deux cavaliers légers qui se tenaient devant l’entrée obscure d’un défilé. Lamémoire s’avança pour leur parler, mais les hommes d’armes étaient si nerveux qu’ils se saisirent de leurs arcs. Le magicien dut converser de loin. Ces soldats avaient mission de prévenir leur peuple de l’arrivée du dragon. Ils trouvaient que c’était stupide de les exposer ainsi. En attendant ils ne laisseraient passer personne.
Lamémoire voulut négocier, mais les archers exigèrent qu’on leur laissât la servante, ce qui mit un terme à la discussion. Le magicien rejoignit alors les deux femmes, et ils se mirent hors de portée des flèches pour se concerter. Allait-on forcer le passage? Le vieil homme pourrait persuader un guerrier d’attaquer l’autre. Présence, dans sa forme agrandie, égorgerait le vainqueur : ça lui ferait son repas et lèverait l’obstacle. Alors on prendrait les chevaux, pour les manger plus tard, le cas échéant. Refuse s’y opposa, arguant que s’engager maintenant dans le défilé serait périlleux. Autant attendre le lendemain. La décision fut donc reportée. La nuit allait donner raison à la jeune femme.
Le groupe s’établit à l’écart, sans faire de feu. Ils mirent en place un tour de garde. Mais personne ne trouvait le sommeil. Le renard, parti chasser, revint très vite en annonçant qu’aucune bête ne se risquait en dehors de son trou. « C’est donc qu’il vient, » déduisit Poussière: « Est-ce qu’on prévient les sentinelles? Ils ne le méritent pas, mais bon… » Mettant en application ses idées elle alla vers l’entrée du défilé et hurla la nouvelle. Ils répondirent par des grivoiseries frustres en se croyant spirituels. Mortifiée à bon droit, Poussière n’insista pas. Deux minutes s’écoulèrent… Les voyageurs regardaient en direction de la Mer Intérieure.
Au cœur des ténèbres, apparut un point lumineux orange vif, et vibrant, qui s’étendit. La lueur grandit, cuisant les nuages par le dessous. Un souffle de vent chaud se répandait dans la campagne. On distingua, par intermittence, une colonne de feu, un peu plus haute à chaque fois, se rapprochant, d’abord silencieuse, puis accompagnée d’un grondement sourd. Au fur et à mesure, le son acquérait l’éloquence d’une explosion. Le sol lui-même se faisait l’écho des frappes. Soudain le vent se mua en ouragan. Le souffle intense défonçait la route, et son éclat aveuglait les témoins. Une onde de chaleur violente embrasa les environs. Le Dragon des Tourments se posa devant le défilé, inspira profondément et livra à la passe une longue flamme pénétrante. Après quoi, en deux battements d’ailes le monstre s’en alla ravager la campagne.
Le petit groupe survécut à l’incendie en se réfugiant une fois de plus dans le Verlieu. Au matin, le ciel chargé de cendres offrait un fond gris-brun en guise de jour. Ils seraient obligés de s’en satisfaire. La visibilité réduite, le sol chaud, vitrifié par endroit, ne permettaient pas le galop, aussi la progression dans le défilé angoissait-elle les voyageurs à proportion qu‘elle traînait en longueur. Ce fut un soulagement de sortir de cette ambiance déprimante.
« Alors comme cela le dragon ne va pas plus loin ? » Refuse ne pensait pas tout haut par mégarde, elle prenait Présence à témoin: « Donc, aucune chance qu’il ne casse le pont.
_ L’Horreur de la Terre des Vents te sera tout de même très utile. J’en suis convaincu. C’est un moyen de te faire respecter des mages plus puissants, » justifia le chat. « Je ne sais pas qu’elle est sa nature exacte, mais je suis persuadée qu’elle n’aurait pas fait le poids contre le dragon. Pas question de le mettre en bouteille celui-là, » insista Refuse. « Tu n’es pas une bouteille, » dit Présence. « Une cruche? » Proposa-t-elle sans dissimuler sa colère.
Ils arrivèrent à un embranchement. En prenant à gauche on choisissait les refuges de Quai-Rouge. En partant vers la droite on optait pour les Montagnes Sculptées. « Le moment de nous séparer est arrivé, je crois, » constata Lamémoire. « Je veux rejoindre la civilisation que je connais. Poussière, que décides-tu? » La jeune fille ne croyait pas qu’elle serait bien accueillie chez les réfugiés. D’un autre côté, faire équipe avec Refuse revenait à se placer dans l’orbite démoniaque de Présence. Elle avait donc fait son choix. « Je ne veux plus être une servante, » déclara-t-elle au vieil homme. « Tu devras pourtant servir encore, mais tu seras mon apprentie. Si tu acceptes ma proposition, ton statut évoluera. Mais nous aurons beaucoup de choses à faire. »
Refuse salua Lamémoire, le renard Panache, et Poussière ; sobrement et sans commentaire. Elle lança sa monture au galop vers les Montagnes Sculptées. Quand elle fut hors de vue le vieux magicien parla à son apprentie: « A partir de maintenant nous sommes en guerre contre Présence. Nous devrons construire un contre-projet en adoptant une stratégie similaire à partir des refuges de Quai-Rouge. Nous serions stupides de ne pas mettre à profit le temps pendant lequel il doit encore « servir » Refuse. Nous avons l’avantage. Tu me suis? » Poussière acquiesça.
Le Dragon des Tourments acheva la destruction des cités par Lescalier. Bien sûr, la ville était vide. Les habitants avaient fui. Toutefois ils avaient du improviser. Leur préparation et leurs réserves étaient loin d’égaler celles de Quai-Rouge. Le monstre brûla la campagne et fit s’écrouler toutes les constructions hormis l’escalier monumental, intact au milieu d’une mer de flammes. Il se posa en son sommet tel un roi s’asseyant sur son trône. Rejetant son long cou en arrière il émit un cri épouvantable, somme de tous les hurlements suscités par les massacres, qui raisonna dans toute la Mer Intérieure et son pourtour. Tous les survivants l’entendirent et furent de terreur saisis ; les morts aussi.
Des champs de ruines se leva un peuple d’ombres. Chacune se mit en quête de matières et d’objets précieux : de l’argent, de l’or, des pierres et des fragments fondus. Elles furetaient dans les décombres inlassablement, comme de multiples extensions du dragon, sachant toujours où chercher. Si elles découvraient quelque survivant dans une cave, ou si l’un d’eux revenait de l’arrière pays, les ombres le submergeaient et le griffaient à mort. De son cadavre sanguinolent naissait bientôt une nouvelle silhouette noire, empressée de récolter pour son maître la moindre chose scintillante. Au fur et à mesure que les esclaves s’encombraient des fruits du pillage, de longs cortèges se formaient en direction de l’Île des Tourments. Ils traversaient les eaux sombres et s’élevaient en haut des falaises noires, marchant en l’air comme s’ils eussent gravi la pente d’une colline. Chaque mort déposait son tribut dans la couche du dragon. Ensuite il se joignait à une longue file, qui s’étendait sur des centaines de kilomètres, et qui convergeait jusqu’au bas du grand escalier. Quand toutes les ombres s’y furent rassemblées, un son rauque les appela à gravir les marches. La gueule infernale les attendait en haut. Le Dragon des Tourments se gava pendant treize jours et treize nuits.
Lorsqu’il eut consumé la dernière ombre, il fêta la fin des ripailles par un nouvel hurlement de triomphe. De là le bourreau de la Mer Intérieure prit son envol et monta le plus haut qu’il pouvait avant d’amorcer une descente en spirale vers le centre. Il se posa sur son île majestueusement. Le dragon se fit un lit de toutes les richesses apportées, et s’y recoucha pour dormir, en reprenant les dimensions et l’aspect squelettique dans lesquels Refuse et ses compagnons l’avaient découvert.
Chapitre quatre : Les Vallées.
Meurtres.
La route serpentait au flanc d’une falaise calcaire, en montant régulièrement. Sur la gauche, en contrebas du précipice, coulait une rivière, qui se jetait plus au nord dans un lac que l’on devinait à son reflet. Mais on ne voyait guère de végétaux, pas même au bord de l’eau. L’environnement minéral avait un effet apaisant. Toutefois Refuse s’inquiétait de l’absence de ressources. Pour le moment, la vallée s’élargissait sur une étendue aride. La magicienne était pressée d’en savoir plus, mais le relief ménageait le suspens. Ainsi, devant la cavalière, la paroi rousse faisait maintenant un angle de quatre-vingts dix degrés, barrant l’horizon sur plusieurs kilomètres. Refuse persévéra. Au bout du tronçon, en définitive une avancée rocheuse, le chemin repartait en courbe serrée dans le sens opposé, à quarante cinq degrés sur sa droite. La voyageuse aperçut dans le lointain une ligne de montagnes basses et boisées, orientées d’ouest en est.
L’après midi finissant, le cheval noir s’estompa. La lumière du soleil dorait les sommets, mais plus la route, plongée de fait dans une ombre violette. Néanmoins la magicienne voulut poursuivre en marchant, décision qu’elle regretta assez rapidement. La pente et la faim lui coupant les jambes, la tête lui tournant, elle préféra s’asseoir un peu. Le malaise s’atténua. Refuse consulta ses cartes. « C’est trop bête, » dit-elle, « la route mènerait à un fortin, à quelques kilomètres d’ici. Ils auront sûrement baissé la herse… Ramène-moi de quoi manger, le chat. Débrouille-toi. » Voulut-elle tester les réactions de Présence ? Était ce l’épuisement ou la rancune qui la rendaient plus rude ? En tout cas, le familier ne releva pas le ton acerbe de la jeune femme. Il se donna la taille d’une panthère et se fondit dans les ombres du chemin.
Refuse but un peu d’eau, ramena ses genoux contre sa poitrine, et se laissa prendre par le sommeil. Plusieurs heures s’écoulèrent. Malgré l’obscurité Présence la retrouva facilement. Le fauve la réveilla, tenant une volaille dans sa gueule. Lentement, Refuse pluma la bête. Un charme mineur lui permit d’obtenir un feu difficile à entretenir, car les combustibles étaient rares. Elle mangea une viande à moitié crue, mâchant lentement dans le noir. Puis elle se rendormit. Une autre partie de l’animal fut consommée au réveil. Avant de s’entretenir avec ses entités, la magicienne questionna le chat. Ce dernier confirma que l’avant poste se trouvait à deux kilomètres, tout au plus. Il précisa que ses occupants seraient en émoi, et pas prêts du tout à laisser entrer une étrangère. Refuse pensa que le félin avait sans doute volé la nourriture. Bah, elle dédommagerait les propriétaires si on lui demandait des comptes…
Elle se donna le temps de la réflexion. Enfin elle s’assura qu’elle aurait suffisamment d’énergie pour utiliser trois charmes, le coursier magique, la persuasion et la lévitation, et que les opérateurs lui seraient loyaux. Les entités lui répondirent par des vibrations, des picotements et des voix, parfois par des changements de luminosité. Sa vision magique lui montrait soit des segments luminescents en suspension dans l’air, tendus comme des cordes de guitare, soit des filaments regroupés en structures buissonneuses, flottant à quelques mètres du sol. La magicienne avait toujours du mal à situer exactement leur position dans l’espace, et parfois il lui semblait entrevoir d’autres formes. Elle se promit de creuser le sujet quand elle serait mieux reposée et bien nourrie. Pour l’heure, Refuse souhaitait se rendre au château à pied, l’observer de loin, et s’adapter sur place. Présence la suivit docilement, en silence.
Le chemin montait de plus en plus raide, jusqu’au fort construit à cheval sur la ligne de crête. De part et d’autre l’à-pic était vertigineux. Partant des remparts au nord un viaduc reliait le sommet à une autre montagne. De son côté, la porte en bois massif renforcé de fer était fermée. Ce n’était guère engageant. Présence commenta : « Je vois du mouvement sur le chemin de ronde, des archers sans doute. Si ces gens étaient accueillants, ils auraient ouvert. Pour peu qu’ils aient eu vent du réveil du dragon, ils se méfieront de tout ce qui vient de la Mer Intérieure. » Refuse en fut d’accord. Elle se dit qu’en abordant le site par l’ouest, dans la matinée, elle bénéficierait de l’ombre. Son idée était d’accéder directement au pont derrière, en lévitant le long de la paroi. La magicienne avancerait en s’agrippant aux aspérités de la roche. Le chat grimpa sur son dos. Au dernier moment Refuse se rendit compte que son bâton allait lui compliquer la vie. Elle se résolut à l’abandonner.
La lévitation lui donnait la maîtrise de la hauteur, sans assurer la propulsion. Pour avancer horizontalement, il fallait agripper la roche. À chaque fois qu’elle perdait le contact avec la montagne Refuse se retrouvait en apesanteur dans le vide. Elle devait alors descendre jusqu’à toucher la pente, et de là repartir latéralement vers sa gauche, c’est-à-dire en direction du nord. Elle dériva donc sensiblement vers le bas. Ce qui l’obligea à se placer contre un pilier du viaduc, afin de pouvoir remonter à la verticale, et rattraper en fin de parcours la hauteur perdue. Ses pieds foulèrent le tablier vingt cinq minutes après le début de ses efforts. Craignant qu’on ne la vît depuis les remparts, elle évoqua sans tarder la monture magique, et la lança au triple galop.
Le dénivelé du pont était impressionnant. Cet ouvrage était certainement plus ancien que le fortin qui contrôlait son accès. Il enjambait une gorge encaissée, au fond de laquelle coulait un torrent écumeux, qui se jetait à l’ouest dans un lac noir. Au devant, elle voyait des pentes boisées, et découvrait à l’est d’autres montagnes. Arrivée au bout du viaduc elle se retourna pour vérifier si on l’avait suivie. Et oui! Plusieurs cavaliers, encore tout petits, galopaient vers elle.
« Tous ces hommes, rien que pour moi! » Pensa-t-elle. N’était-ce pas excessif? Elle n’osa pas demander au chat le récit détaillé de ses exploits de la nuit, de peur qu’il ait tué quelqu’un… Il avait eu l’honnêteté de la prévenir que les gens seraient hostiles, mais elle aurait certainement du exiger un rapport complet. La route entrait dans une forêt de conifères. « Mets toi à l’abri, Présence, attends moi dans les parages et ne te montre pas. Je vais leur parler.
_ Ils ne te laisseront pas faire. Ton cheval te trahit: ils savent que tu es magicienne. Donc ils te tireront des flèches. Peur eux, c’est cela ou prendre le risque d’être la cible d’un sortilège, comme une sphère ignée.
_ Je n’en suis pas encore capable!
_ Ils n’en savent rien. »
La logique du chat semblait imparable. Mais si ces hommes la craignaient tant, pourquoi la poursuivaient-ils? Cachée dans la forêt, à l’abri des flèches, une sorcière malintentionnée, compétente et versée dans les charmes explosifs leur tendrait plus facilement l’embuscade redoutée. « Mettons nous à couvert des arbres, » dit Refuse. Elle parcourut deux cents mètres sur le chemin, puis descendit de cheval. En dehors de la route celui-ci ne pouvait guère s’aventurer sur les pentes où poussaient les sapins. La magicienne le renvoya donc dans les ombres. Le chat grimpa dans un arbre surplombant la route. Refuse se cacha derrière un tronc dans la descente.
La troupe passa devant eux. Ils étaient sept cavaliers. L’étroitesse de la chaussée justifiait qu’ils allassent en file indienne, mais pas qu’ils maintinssent un écart de dix mètres entre chacun. Présence avait vu juste: ils redoutaient une attaque de zone. Refuse cibla le dernier avec la persuasion. « Arrêtez-vous! » L’homme tira sur les rênes et immobilisa sa monture. Il se tourna en direction de la voix, en mettant la main à la poignée de son épée. La magicienne se montra. « Point de violence entre nous, » dit-elle en levant une main en signe d’apaisement.
« Est-ce moi que vous poursuivez? » Demanda l’ensorceleuse en se montrant du doigt. Il répondit « Si signorina », en hochant la tête. Elle supposa que cela voulait dire oui.
« Pourquoi?
_ Perché ? Questa notte, tra le nostre mura, abbiamo vuotato un ragazzo dello suo sangue. Questa Mattina, ley stata sopra il ponte… Si dice che ci sarebbero stati vampiri chi comporterebbero cosi so per mangiare, o per prendere forma umana. » Si ses paroles manquèrent de clarté, le cavalier compensa par des gestes expressifs. Quelqu’un avait eu la gorge ouverte. Cela au moins était limpide. Refuse grimaça. La persuasion ne lui permettait pas de se faire comprendre. En revanche elle rendait la victime réceptive. La magicienne fit un geste de dénégation. « Je ne suis qu’une simple voyageuse, » dit-elle.
Mais à peine eut-elle achevé sa phrase que Présence bondit de sa branche et plaqua le soldat à terre! La panthère lui déchira la gorge et s’abreuva sous les yeux de la jeune femme. Et, parfaite illustration des théories de sa victime, l’animal se dressa sur ses jambes, comme un homme. D’ailleurs, il en adopta les traits et la forme générale. Tout en ôtant ses vêtements au cadavre l’assassin parla à la magicienne. « Je vais les prendre en chasse, et les tuer les uns après les autres. Ainsi, tu parviendras à ta prochaine destination. Sois sans crainte : je te protègerai jusqu‘à la fin de ta mission.»
Refuse, médusée, fixait le monstre. Ses yeux s’emplirent de larmes, qui coulèrent sans retenue sur ses joues. Sa bouche se crispa sous l’effet de la colère. La jeune femme maudit son impuissance. Pour l’instant, elle était désarmée, mais cela ne durerait pas ! Sa voix s’éleva, crescendo: « Va t-en! Ne me suis plus! Ne me sers plus! Je ne peux pas m’opposer à toi, mais je puis refuser ton aide!
_ Non, tu te trompes, » répliqua très calmement le prédateur, « car j’ai juré à Sijesuis de t’accompagner malgré sa mort, laquelle surviendrait forcément avant que tu n’eusses accompli ses volontés ; en échange du réveil du dragon. Vois-tu, ton maître a considéré que sauver le Pont Délicat était plus important que d’épargner la Mer Intérieure.» Sur ce, il sauta sur le dos du destrier et laissa Refuse à son chagrin et à sa stupeur.
La magicienne se trouva une souche pour s’asseoir, et s’octroya deux heures d’hébètement total. Puis, comme s’il ne fallait surtout pas penser, elle cassa à sa base un jeune tronc d’environ deux mètres cinquante de hauteur, et le dépouilla des rameaux et des branches les plus fragiles. Ensuite elle sortit son couteau et avec un certain acharnement elle eut raison de tout ce qui dépassait encore du bout de bois. Cela fait, elle brisa l’extrémité, trop fine, pour ne conserver qu’une longueur de cent quatre vingt centimètres, à largeur à peu près régulière. Puis, opiniâtrement, elle s’employa à écorcher et à égaliser la surface. Le couteau? Une bonne lame: un cadeau de son père.
Le soleil descendant à l’ouest, la pénombre se changea en ténèbres sous les sapins. Refuse tituba jusqu’à la route en s’appuyant sur son nouveau bâton. Elle passa à côté du corps sans vie du soldat. Les moyens lui manquaient de donner une sépulture correcte au défunt. Il lui parut également plus intelligent de garder des forces pour avancer, atteindre un village, et trouver à manger. La magicienne se mit en route à petits pas. Diverses pensées montaient des profondeurs de sa psyché.
Bien importante devait être la mission de Sijesuis. Que lui restait-il à faire? Ré-enchanter un pont et annoncer la mort du magicien. Il n’était plus question de ramener un remède aux Patients. Ainsi les cités de la Mer Intérieure valaient moins que cela : un pont, et un faire-part de décès ? Quand son maître était-il mort? A Lune-Sauve, Présence lui avait demandé la permission d’éliminer Poussière. Or bien qu’elle n’en fût pas d’accord, il avait respecté sa décision. La veille, en croyant le commander, la magicienne lui avait donné carte blanche. Mais aujourd’hui, il avait tué sans la consulter. Donc Sijesuis avait dû trépasser entre le départ pour l’île du dragon et ce matin. La période s’étendait sur une vingtaine de jours.
Un bruit de galop la tira de ses réflexions. Refuse attendit sans bouger. Le cavalier faillit ne pas la voir, quoiqu’il arrivât de face. Il stoppa au dernier moment. Il montait bien un des chevaux de la patrouille, mais n’avait pas l’air d’un soldat. Un bûcheron peut-être… L’homme lui demanda quelque chose dans une langue qu’elle ne comprit pas: il ne manquait plus que cela! Elle supposa qu’il souhaitait ouïr son nom, alors elle dit « Refuse » en se montrant du doigt. Et elle attendit. Le cavalier posa d’autres questions, dont elle ne tint aucun compte. Elle indiqua qu’elle allait en sens inverse du sien, en lui parlant beaucoup dans le langage des Contrées Douces. Ce fut au tour de l’autochtone de nager dans la perplexité. A ses traits tendus par la contrariété, à son expression anxieuse, Refuse devinait qu’il était porteur de mauvaises nouvelles pour le fortin. Si aucun soldat ne s’en était chargé c’est qu’il n’y en avait plus de disponible. Donc il était pressé, et soupçonneux. Mais le brave homme voulait peut être la mettre en garde contre le danger. L’incommunicabilité avait cependant du bon: Refuse ne pouvait lui avouer que l’assassin était à son service, qu’il faisait tout cela pour elle, par devoir, au nom d’une cause assez obscure, mais sans doute grandiose, au regard de ce qu’elle avait déjà coûté. Et que, par-dessus le marché, la magicienne n’avait aucun contrôle sur lui.
L’urgence décida de la fin de la rencontre. Le cavalier éperonna son cheval et s’en fut vers l‘avant poste. Toutefois il n’était pas au bout de ses émotions, puisqu’il allait forcément tomber sur la première victime. Il marquerait sans doute cette journée d’une pierre noire… Refuse poursuivit sa déambulation. Elle était très pessimiste sur ses chances de survie, car les ennuis s’accumulaient au-delà du gérable. Par ailleurs, il commençait à faire très sombre, y compris sur le chemin. Par discrétion, elle s’abstint de recourir à la lumière magique. D’ailleurs ce ne serait pas indispensable, en partie parce que sa vision s’était adaptée à la pénombre, et parce que d’autres avaient pensé à allumer des torches.
Leurs flammes brûlaient aux bouts de piquets plantés en cercle dans le sol, éclairant trois corps alignés par terre en travers de la route principale. A droite, un sentier descendait vers la vallée. Un peu à l’écart, sur la gauche, des hommes creusaient une fosse, pendant qu’au milieu du cercle de lumière, deux survivants de la patrouille discutaient avec une paire de villageois. Ah, ça ne c’était pas passé comme prévu. Où était le septième cavalier?
Voyons, la patrouille était arrivée devant un choix: soit suivre la route, soit emprunter le chemin en pente, soit se diviser en deux groupes. Elle s’était arrêtée. À ce moment on s’était rendu compte qu’il en manquait un : oups. Mais le voilà justement qui les rattrapait… Tiens ? Il avait l’air bizarre… Présence comprenant qu’il devrait répondre à des questions, et dont la noirceur trahissait la nature magique, avait su qu’il ne ferait pas illusion. Par conséquent il avait changé de tactique. Apparemment confiant en ses capacités l’assassin choisit l’assaut frontal. Mais l’effet de surprise n’étant pas total, il n’avait pas réussi à tuer tout le monde. Finalement, Refuse héritait d’un bilan alourdi à son détriment.
Le cercle de lumière invitait la jeune femme à rejoindre la communauté des humains, à se soumettre à leurs lois, coutumes, croyances et valeurs. La magicienne voudrait un repas et un lit, alors que ses semblables chercheraient à venger leurs morts et à se protéger. Dans ces conditions il n’y aurait pas moyen de s’entendre. Convaincue de la justesse de ses déductions, Refuse se replongea dans les ténèbres de la forêt.
Solitude.
Au moins, était-elle débarrassée pour un temps de l’ancien familier. Mais dans l’immédiat elle avait froid. Refuse se recroquevilla contre un tronc, et s’endormit la tête entre les genoux. La violence la rattrapa dans ses rêves : Refuse gisait entravée dans une cave charbonneuse, livrée aux ricanements de présences indistinctes et mauvaises. Le cauchemar ne racontait rien d‘autre, sinon la montée d’une angoisse intense. Le cri qu’elle poussa alors la réveilla. Désorientée, plusieurs secondes lui furent nécessaires pour se raccorder à la réalité. La sensation des aiguilles de pin sous sa main, l’odeur des conifères, le murmure lointain d’un cours d’eau, la rassurèrent. Elle dormit mieux après.
Frigorifiée, courbatue, et affamée, la magicienne eut du mal à se lever. La volonté lui faisait défaut. Heureusement, l’éclat du soleil visible à travers les branchages vainquit doucement sa léthargie. La jeune femme s’accrocha à l’idée de sentir bientôt la chaleur de ses rayons sur son épiderme. Refuse dévala la pente et fut récompensée de ses efforts en découvrant une rivière. Elle se dénuda, heureuse d’exposer sa peau grise directement à la lumière. Assise sur un rocher granitique, elle trempa ses pieds dans l’eau glaciale, puis ses jambes. Après quoi, elle s’aspergea le buste, le dos, le visage, et se frotta vigoureusement. Se souvenant fort à propos qu’elle transportait un savon dans sa besace, elle alla le prendre et recommença ses ablutions toniques. Ensuite elle se passa les mains sur le corps pour chasser un maximum d’eau, afin de ne pas attraper froid. Il en restait cependant.
Refuse combattit la chaire de poule en sautillant sur place, puis elle enchaîna par des mouvements d’assouplissement, tout en savourant les pulsations du sang dans ses veines. Après ces exercices, la jeune femme se rhabilla enfin, se peignit. Elle s’accroupit au bord de la rivière pour remplir sa gourde, et étancher sa soif. Mais lorsqu’elle se redressa, la tête lui tourna, la sensation de faim revenant plus forte qu’au réveil. La magicienne évalua ses besoins, et choisit ses instruments en conséquence. Elle n’envisageait pas immédiatement de rencontrer des gens… Au contraire, elle ferait son possible pour les éviter. Le charme de persuasion n’était donc plus adéquat. A la place, elle prépara l’endormissement, utile pour chasser et pour se défendre sans faire couler le sang. En outre, voyageant hors de la route sur un terrain accidenté et pentu elle délaissa la monture magique au profit du charme d’illusion, pratique pour surprendre ou se cacher. Enfin, elle renouvela sa possibilité de léviter. Elle tenta d’attirer une nouvelle entité de ressource, sorte de boule arborescente qui s’était timidement approchée, pendant qu’elle discutait avec des cordes vibrantes. L’être tourna autour d’elle sans rien dire, puis sembla se fondre dans l’air. Elle abandonna sa vision enchantée. Les entités ne furent plus visibles et le monde lui parut plus net.
Son projet était maintenant de contourner le village, qu’elle trouverait forcément en longeant la rivière. Pourtant elle marcha d’abord dans cette direction, car il lui fallait un repère. Après une vingtaine de minutes, Refuse entendit le bruit répétitif d’une scie, lancinant comme la faim qu’elle éprouvait. Elle traversa le cours d’eau vers l’est et commença à monter une pente assez abrupte en mettant de la distance entre elle et les villageois. C’était épuisant. Elle souffla. Ne dépensait-elle pas son énergie en vain? La magicienne grimpa encore un peu. Il fallait au moins qu’elle se rendît compte de l’utilité d’un tel effort.
Par conséquent, elle lévita, s’élevant plus haut que la cime des arbres. Le point de vue lui révéla un tout petit village forestier. Refuse estima sa population à une centaine d’habitants. Sur sa gauche, elle voyait le viaduc, le fortin, et à sa droite, les crêtes parallèles des contreforts des Montagnes Sculptées. Quoi? Rien d’autre? Les villageois ne pouvaient à eux seuls entretenir la garnison du poste frontière. Elle en conclut qu’elle était partie du mauvais côté. Le seul moyen de trouver un gîte serait de revenir à la route principale, si mal fréquentée…. Redescendre, remonter… Fatiguant.
Elle reprit contact du bout du pied avec la futaie. Pour épargner ses forces elle prenait son impulsion des plus hautes branches et s’élançait d’un arbre à l’autre, chaque pas suspendu dans l’air se prolongeant plusieurs secondes. Ce fut un pur moment de bonheur qui racheta ses cauchemars nocturnes: elle était magicienne! Tout à son plaisir. Mais l’enchantement ne dura pas plus d’une demi-heure. Alors, ses semelles foulèrent de nouveau la terre ferme. Elle but un peu d’eau.
Refuse délira un peu. Ah! Si un gros loup venait la dévorer. Elle l’endormirait, l’égorgerait, et c’est elle qui le mangerait. Bien fait pour lui! Hélas, les animaux d’ici n’étaient pas coopératifs. « Une honte, messieurs mesdames!
_ Mais n’êtes vous pas la magicienne qu’on a vu hier soir?
_ Si, si c’est bien moi.
_ Vous avez tué ces hommes!
_ Ouais, je suis terriblement dangereuse, la terreur de la Mer Intérieure qu’on m’appelle. Vous devriez chercher des renforts.
_ C’est vrai? Je peux?
_ Mais oui je vous en prie, un seul candidat crapaud ne saurait suffire pour un bon repas! Oh-là-là… » Cataclop, cataclop, cataclop : des chevaux, devant elle?
Hop, le couvert des arbres ! Une dizaine de cavaliers en armes venaient en sens contraire, en formation serrée cette fois. Dès le lendemain des meurtres c’était bon signe. Présence n’avait pu empêcher que quelqu’un donnât l’alerte. Le responsable militaire du secteur avait rapidement ordonné de compléter et de renforcer la garnison du fortin. Voyons, une nuit, aller-retour, à cheval, correspondait à quelle distance ?
Trois quarts d’heure plus tard, la jeune femme identifia des carottes sauvages poussant au bord du chemin. Comme elles étaient en fleurs leurs racines seraient trop dures pour être consommées. Refuse se contenta de mâcher des feuilles pour calmer sa faim. Elle trouva également des mures, plutôt acides. Elle mangea un peu sur place, puis rassembla sa récolte dans un carré de tissus, pour les déguster les unes après les autres tout en marchant. Maintenant, elle regrettait de ne pas avoir alloué d’énergie à la monture magique.
Si elle parvenait à convaincre une nouvelle entité, elle pourrait augmenter ses ressources, même à titre provisoire. Elle s’écarta de la route pour se concentrer à l‘abri des mauvaises surprises. L’exercice la fatigua plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle changea sa vision, guetta l’apparition des « cordes » et des « buissons flottants », et leur parla avec douceur. Au bout d’une heure elle convainquit une nouvelle arborescence de coopérer avec son équipe de cordes. La magicienne construisait petit à petit son sortilège. Elle prononça efficacement la formule. Le cheval noir la porta à allure modérée, en tenant compte de la somnolence de sa cavalière, jusqu’à un nouveau viaduc, qui enjambait une vallée transversale. La magicienne ne voulut pas le franchir tout de suite. Les paupières mi-closes, elle observa le paysage.
En baissant la tête, Refuse pouvait voir des villages et des cultures, et en la relevant : une autre fortification, de l’autre côté. « Décidément c’est verrouillé, » pensa-t-elle. Les chemins qui descendaient partaient tous de la forteresse. Il y avait même un système d’ascenseur, mais qui ne fonctionnait pas à ce moment là. Elle se replia dans la forêt. Cette fois la jeune femme se donna le temps de préparer sa nuit. Elle fit un feu et l’alimenta en brindilles et en bûches pour qu’il durât longtemps. Au besoin, elle avait constitué une réserve de combustible. Refuse se para d’une illusion avant de se coucher.
Elle dormit relativement bien. Mais au matin il lui fut de nouveau difficile de se lever. Ses tempes lui faisaient mal. Sa gorge était sèche. Elle fut assaillie de craintes irrationnelles, liées au feu, pourtant éteint. Sentant que la qualité de son jugement était altérée par son état de faiblesse, Refuse s’obligea à l’action en coupant à travers la forêt. Au bord du précipice qui surplombait la vallée, elle prépara ses sortilèges, dont la lévitation, qu‘elle mit en œuvre immédiatement. Elle espérait beaucoup de cette journée. Elle était descendue dans un verger ! La vallée lui parut immédiatement plus accueillante.
Les gens d’ici lui étaient plus proches, par leur mode de vie, que tous ceux qu’elle avait rencontré depuis son départ des Contrées Douces. Refuse aurait pu les aider dans presque toutes leurs taches quotidiennes. Elle souriait malgré ses traits tendus, et bien qu’on la regardât avec méfiance, tout en cherchant une auberge, ou une ferme qui aurait pu remplir cette fonction. En l’occurrence, le maréchal ferrant s’était associé à un producteur de cidre. A côté de la forge, on avait bâtit une gargote en grosses poutres de bois, recouvertes d’un toit de chaume. Pendant la journée, on ouvrait largement les panneaux de l’entrée, de sorte que la salle profitât de la lumière et de l’air du dehors. On servait à boire et à manger et le voyageur pouvait louer une natte pour dormir. Refuse dit bonjour à la dame qui semblait s‘occuper des tables, peut-être la compagne du maréchal ferrant.
Ne s’attendant pas à être comprise du premier coup, elle mima ses besoins. La femme hocha la tête, puis montra la paume de sa main. Refuse produisit une pièce d’argent. Dans les cités de la Mer Intérieure cela aurait été plus que suffisant. Deux? Ah, d‘accord. Elle paya. Au moins le repas fut copieux, et le cidre bon. Mais elle abusa un peu du liquide alcoolisé. Alors, elle resta un bon moment sans bouger, pour digérer et retrouver un état plus lucide. Enfin, Refuse se leva pour demander s’il y avait moyen d’acheter des provisions. Elle montra sa bouche, son ventre, puis son sac à dos complètement vide.
La gargotière appela une toute jeune fille et lui confia la mission de conduire la magicienne à travers le village. Ce n’était pas loin, mais en deux minutes la fillette, totalement indifférente à l’incompréhension de l’étrangère, déversa un flot de paroles. Elles arrivèrent à une ferme où Refuse put acheter de la viande salée, des fruits secs, et des biscuits. Elle offrit des fruits à la gamine, qui repartit vivre sa vie, avec le sourire, mais sans interrompre sa narration mystérieuse.
Évidemment le moral de la magicienne remonta en flèche. Elle se sentait maintenant en mesure de prendre des décisions difficiles, comme rencontrer les autorités locales, parce qu’elle ne voulait pas être bloquée à chaque viaduc, spécialité régionale. Restait à surmonter la barrière linguistique.
L’interrogatoire.
Mais on vint à elle, parce que la nouvelle de sa présence au village avait largement eu le temps de se répandre. Le chevalier qui se porta à sa rencontre était un homme fin, vêtu avec élégance et sobriété. Son destrier à la robe baie claire s’arrêta de lui-même à trois mères de la magicienne. Les villageois se rassemblèrent autour et observèrent la scène en silence. Il lui parla dans la langue des Contrées Douces, qu’il maîtrisait fort bien: « Bonjour mademoiselle. Je m’appelle Dove[2]. On m’a chargé de prendre parole avec vous, afin de vous mieux connaître, et de recueillir votre avis sur divers sujets. En ces temps troublés les mots d’une magicienne ne sont-ils pas précieux? Acceptez mon invitation, et souffrez que je sois votre guide.»
C’était dix fois mieux que d’être arrêtée par des brutes. Alors elle consentit à accompagner le messager. Afin de gagner du temps, on lui prêta une monture. Refuse accepta. Cependant le trajet ne fut pas très long : Dove la mena simplement à l’ascenseur aperçu la veille. L’appareil fonctionnait grâce à une grande roue actionnée par un bœuf. De préférence, on préférait synchroniser les montées et les descentes, afin de soulager l’animal. Ils arrivèrent en haut à une plate-forme en bois qui se prolongeait par de la maçonnerie. On passa ensuite sous une grande herse, dans une sorte de tunnel. Ils débouchèrent dans une basse cours. En montant une volée de marches on parvenait à la hauteur du tablier du viaduc.
Marchands et paysans s’activaient dans l’enceinte. Refuse ne vit qu’un très petit nombre de gens d’armes. Les militaires surveillaient le trafic de l’intérieur des murs austères. Dove l’introduisit dans le bâtiment principal, dont la façade rythmée de contreforts tolérait une paire de fenêtres dans sa partie supérieure. On emprunta un escalier, tournant vers la droite, défensif. Enfin, elle pénétra dans une salle de taille moyenne. Elle y reconnut le « bûcheron » qu’elle avait croisé sur la route après les meurtres de Présence. Elle ne pouvait identifier les soldats, mais elle n’aurait pas été étonnée que l’un d’eux fût un survivant de la journée tragique. Le capitaine qui commandait la place se leva de son fauteuil. Il lui fit immédiatement peur. Non qu’il parût particulièrement désireux de la condamner, mais plutôt qu’il concentrât sur sa robuste personne la capacité de le faire.
Un silence pesant s’installa. Le capitaine posa une question à Dove qui répondit en peu de mots. Le messager alla se placer à mi distance entre Refuse et ses interlocuteurs. Le capitaine fit un exposé formel, dont la magicienne devina le contenu avant que l’interprète ne l’eût traduit: « Il y a deux jours vous fûtes vue sur le grand viaduc, par une sentinelle du fortin gardant la frontière. Or, il est d‘usage de demander l‘autorisation avant d‘entrer sur un territoire qui n‘est pas le sien. Peut être avez-vous craint un refus? Ou des questions embarrassantes? En effet, la nuit précédente, un meurtre avait eu lieu dans l’enceinte du poste. Vous comprenez qu’il n’était pas possible de vous laisser filer. Mais voilà que le détachement lancé à vos trousses fut attaqué par un spadassin d’ombre, capable de se changer en panthère. Un autre membre de la patrouille avait déjà été égorgé peut après la sortie du viaduc. Passons sur les détails: nous perdîmes quatre hommes. Mais cela fait cinq meurtres au total, sur fond de sorcellerie. N’est-ce pas justement votre spécialité? Alors pourquoi, selon vous, ces manquements aux lois? »
« Je m’appelle Refuse. Je fus l’apprentie du magicien Sijesuis. Celui-ci, sur son lit de mort, me confia une mission, et me fit accompagner par Présence son familier, un chat. Aussi longtemps que vécut mon maître je pouvais commander à Présence, et il me fut d’un grand secours. Mais le magicien mourut, et de cet instant le familier devint un prédateur de la nuit, incontrôlable, et sanguinaire. Je le repoussais. Toutefois, ce démon prétend devoir encore me protéger, car il en aurait fait serment à Sijesuis en échange de pouvoir m’utiliser une fois à sa convenance. Et croyez-moi il ne s’en priva pas. Heu… Je n’ai pas demandé d’autorisation au fortin parce que je me doutais qu’il s’y était produit un drame. J’attendais de Présence qu’il me trouvât de quoi manger, mais pas qu’il tuât pour cela. Sans le savoir, je ne le contrôlais déjà plus. De plus, considérant le réveil du Dragon des Tourments et ses conséquences, je ne m’attendais pas à ce que vous fussiez accueillants. Or, ma mission implique que je parvienne au Pont Délicat des Montagnes Sculptées. J’ai fait tout ce chemin pour cela! » L’émotion devenait trop grande pour qu’elle retînt ses larmes. « Le premier homme égorgé sur la route… Je suis désolée… J’ai voulu lui parler. Je l’attirai par un charme de persuasion. Il me révéla le meurtre du fortin. Je lui demandai de reprendre la route et de ne rien dire de moi… Hélas Présence en décida autrement. Il but son sang… devant moi et prit sa silhouette, avant de se lancer à la poursuite de la patrouille… Je ne l’ai pas revu depuis. » Dove traduisit au fur et à mesure.
Après un moment de réflexion le capitaine posa à nouveau une question, relayée par l’interprète: « En quoi consiste exactement votre mission? Qu’est-ce qui justifie de prendre de tels risques, de provoquer un tel désastre? » Refuse répondit de son mieux: « Il me reste deux choses à accomplir, qui doivent être très importantes, mais dont je ne possède pas les tenants et les aboutissants. Je dois m’occuper du Pont Délicat, faire en sorte qu’il ne s’effondre pas, et confirmer officiellement la mort de Sijesuis à une magicienne des Palais Superposés, dans le Garinapiyan. Cela parait si peu… en comparaison de tous ces morts. Mais je n‘ai pas voulu qu‘ils périssent. Ce n‘était ni commandé, ni nécessaire.» On la remercia. Dove fut chargé de l’accompagner jusqu’à une petite pièce circulaire, avec juste un lit, dans une tour ronde. On ne ferma pas la porte à clé, mais un garde fut placé à l’entrée. Il portait ostensiblement une amulette autour du coup, vraisemblablement un contre-charme. La lumière entrait dans la chambrette par une meurtrière.
Le soir, on la convia à partager le repas du capitaine et de ses assistants. Elle était assise en bout de table et n’en menait pas large. Personne ne semblait faire attention à elle. En temps normal elle eut posé mille questions et aurait pris des notes pour se constituer un petit lexique avec les noms des choses, quelques verbes de circonstance, des phrases typiques. Mais elle n’osait pas. Un meurtre dans les Contrées Douces vous valait un emprisonnement perpétuel ou un ostracisme équivalent, ou encore une mise à l’amande à vie. À Survie, elle n’en savait rien. Dans feu les cités de la Mer Intérieure, on avait l’exécution, et la torture facile, que l’accusé fût vraiment coupable ou pas. Ici, on prenait son temps. Pour l’heure, elle se sentait respectée. Fort bien, mais en vue de quelle décision?
« Le capitaine aimerait savoir ce que fera le prédateur de la nuit.» La question formulée par Dove la tira de ses pensées. « Heu… Je l’ignore… C’est un adversaire sans pitié et efficace… Mais cela, vous le savez… En fait, si je m’en tiens à la logique qu’il m’a exposée, il agira en fonction de ce qui lui paraîtra le plus utile pour m’aider dans ma mission… Avec un a priori en faveur des solutions violentes. S’est-il rendu compte qu’il me créait des ennuis? Comprendra-t-il que pour m’aider il doit partir? Je ne suis pas à sa place. C’est un esprit tortueux et ambitieux, manipulateur, habitué à toutes sortes de dangers et de pièges. Il a servi Sijesuis durant des années. Je sais peu de choses relativement au passé de mon maître, mais je crois qu’il fut une sorte de conseiller politique, probablement plus un négociateur qu’un magicien. »
L’interprète rendit compte immédiatement au capitaine. Celui-ci interrogea ses acolytes du regard avant de faire signe au garde de reconduire la magicienne dans sa chambre. Manifestement ils allaient discuter de la marche à suivre, une bonne partie de la soirée…
Le premier interrogatoire avait déjà eu des suites, puisque deux messagers expérimentés étaient partis pour Sudramar, la première ville au-delà des Montagnes Sculptées, rapporter les meurtres et les inquiétudes concernant le Pont Délicat. En effet, ce sujet préoccupait beaucoup les habitants de la région, car l’ouvrage antique les reliait au Garinapiyan, duquel ils ne voulaient pas être séparés. Rejetant la barbarie de la Mer Intérieure, les habitants des Vallées vivraient comme une dégradation d’avoir pour seuls interlocuteurs les citoyens de Quai Rouge.
Perspicasse (Pérspicâtché).
Au matin, la forteresse fit savoir dans toute la vallée que l’enquête se poursuivait, grâce à la coopération de l’étrangère, que dans l’état actuel les meurtres ne lui étaient pas imputés, mais que certaines choses devaient être encore éclaircies. En outre, elle avait besoin de la protection de la force publique. Car avec elle, était entré dans les Vallées un monstre sanguinaire, affectant l’aspect d’un chat, ou d’un fauve, mais pouvant aussi prendre forme humaine. Il serait facile à reconnaître ayant l’aspect caractéristique des ombres, propre aux êtres magiques. On invitait les villageois à se montrer très prudents. C’était un prédateur de la nuit! La nouvelle suscita une forte émotion et de nombreux commentaires. On demanda leur avis à tous ceux qui avaient des lumières en magie.
Et de fil en aiguille, la magicienne la plus réputée de la vallée dut sortir de sa retraite, pour expliquer ce que tous savaient déjà par le folklore, qui en la matière disait vrai. Mais après qu’elle eût fait son tour de piste, Dove l’invita à le suivre jusqu’à la forteresse, afin d’y rencontrer l’étrangère. On ne peut pas dire que cette proposition enchantât la dame. Elle manifestait à l’occasion un fond d’aigreur rebelle, particulièrement vis-à-vis des militaires. Ce trait de caractère, présent dès l’enfance, c’était accentué quand en grandissant, quand elle s’était rendu compte qu’il valait mieux être né chevalier pour être entendu.
Alors, elle se fit prier, en imposant que son principal apprenti, nommé Altrove, l‘accompagnât. Échalas apathique, être doux et peu expansif, l’élève passait à tord pour idiot. Le teint gris pâle accentuait son aspect lunaire. Perspicasse voulait le mettre en avant. Il avait fini son initiation, son niveau étant comparable à celui de Refuse. Il fut demandé à la jeune femme de répéter son histoire encore une fois devant Perspicasse. La sorcière locale réagit en entendant le nom de Sijesuis. En effet, elle déclara être, dans la région des Vallées, la garante des accords établissant des règles de vie entre les magiciens et les pouvoirs constitués. En général, les gens de la vallée n’en avaient pas conscience car cela devenait important qu’à un niveau très élevé de sorcellerie. Refuse demanda des précisions, son maître ayant été peu disert concernant sa brillante carrière. Perspicasse sourit : Sijesuis avait toujours eu le goût du secret. Il avait été capable de se faire respecter de mages beaucoup plus puissants que lui, en exploitant comme personne les moindres détails, et en ne montrant jamais son jeu plus que nécessaire.
À l’époque expliqua-t-elle, trois conceptions s’affrontèrent. Les uns souhaitaient que les mages prévinssent les autorités lorsqu’ils lanceraient des sortilèges aux conséquences potentiellement dangereuses pour la population. Leurs contradicteurs proposaient d’établir une échelle de puissance a priori des enchantements, et n’envisageaient d’informer les politiques qu’à partir d’un certain niveau. Ils disaient que le risque serait plus facile à gérer de cette manière. (Le lecteur avisé comprend, que le faible sort d’endormissement, qui permit à Refuse d’éveiller le Dragon des Tourments, aurait relevé de la première approche). Un troisième groupe rassemblait tous les mages qui ne voulaient pas d’accord du tout. Or c’est la deuxième idée qui avait triomphé: il s’agissait en définitive d’un compromis peu contraignant.
Perspicasse en savait long sur les négociations : « Ce que je sais, je le tiens de Saggiavoce[3], un mage très puissant qui partage son temps entre les Vallées et les Palais Superposés. C’est le roi du Garinapiyan qui fut à l’origine des discussions. Elles concernaient principalement les seigneurs et dames des sorciers (ainsi nomme t-on les plus savants) vivant dans la région des Palais Superposés, ou, à un moindre niveau, les amateurs de duels, et les initiés violents. Pour les gens des Vallées, il s’agit d’un garde-fou. A titre personnel, je n’ai jamais eu à intervenir afin d’empêcher quoique ce soit. Ici, les confrères sont du genre raisonnable. En outre, à la notable exception de Saggiavoce, nous n’avons pas de mage puissant. Je suis personnellement considérée comme une experte, mais je ne suis pas capable des prouesses qui me vaudraient le titre de dame sorcière. Nous vivons à la bonne distance les uns des autres, ni trop près, ni trop loin, et nous nous rencontrons régulièrement de façon informelle. Cela dit, au nord du Garinapiyan les choses sont différentes. Il existe des lignées de magiciens. Certaines se réclament des anciens empires. Les hauts mages tentent d’égaler les puissances d’autrefois. Une rivalité oppose les Palais Superposés et le Château Noir. Là-bas le risque est réel qu’une entreprise magique à vaste échelle voit le jour. D’où la nécessité de prévoir des dérapages, vous comprenez ?» Dove continuait de traduire. Refuse hocha la tête.
Perspicasse poursuivit : «J’ignorais que Sijesuis se fût intéressé à ce point au Pont Délicat. D’une part il ne constitue pas un danger, et d’autre part il tient depuis toujours! Pourquoi s’effondrerait-il? » Altrove, qui jusque là s’était tu, se pencha pour lui souffler une remarque. Puis, confus d’avoir attiré l‘attention, il recula et fixa le bout de ses chaussures. « Un rituel de régénération? » Exprima tout haut la magicienne locale. « Hum… Je doute que le Pont en ait besoin, mais ce pourrait être une tentative de comprendre comment il perdure. Il faudrait vérifier.
_ Pouvez-vous y aller voir? » Demanda le capitaine. « Oh c’est beaucoup trop loin! C‘est que j‘ai des tas de choses à faire ici. Je suis déjà bien gentille d‘être venue dans cet endroit! Et avec ce vampire en circulation, vous n‘y songez pas? Non, ma place est dans les Vallées, près des gens! » Précisa-t-elle. « Et lui?» Cette fois, le soldat désignait Altrove, sans trop y croire. De fait, l’air perdu de l’intéressé et le visage consterné de sa maîtresse achevèrent de le convaincre que l’idée était mauvaise.
Perspicasse déclara: « Si un jour vous avez besoin que l’on vous soigne, vous serez bien content d’avoir ménagé mon apprenti! De plus, il n’a pas son pareil pour retrouver les objets perdus, et réparer les outils ordinaires. Et d’autres talents encore, comme déchiffrer les écritures anciennes. » Le capitaine leva un sourcil d’intérêt à l’évocation des pouvoirs de guérisseur d’Altrove, puis son expression se changea en vide sidéral devant l’aveu des talents de linguiste du jeune homme. On avait atteint la limite de son ouverture d’esprit. « Vous savez, le temps que les messagers reviennent, il pourrait se passer au moins trois semaines. Je ne veux pas courir le risque d‘être séparé du Garinapiyan.
_Oh ces hommes! Mais vous êtes un anxieux capitaine! Il ne va pas disparaître le pont. Ah-ah-ah!
_Le Dragon des Tourments est en avance sur le calendrier. Je trouve que cela fait beaucoup de choses. Les échanges avec la Mer Intérieure sont interrompus pour un moment. Nous risquons l’isolement. Si vous ne voulez pas m’aider je solliciterai l’étrangère, » dit le capitaine.
« Et alors, où est le problème? Elle est là pour ça, de toute façon. De surcroît, le prédateur de la nuit ne l’attaquera pas: que des avantages! » Après cette conclusion sans appel, Perspicasse reconsidéra un moment Refuse. Il en résulta une drôle de grimace, car en vision enchantée elle venait de remarquer que sa consœur des Contrées Douces portait en elle l’équivalent magique d’une bombe à retardement: l’Horreur de Survie, bien sûr. « Un souci? » S’enquit le militaire. « Je ne sais pas. Je n’ai pas parlé l’abé depuis longtemps. Aidez-moi, Dove…
_ Que voulez vous que je lui demande?
_ Ce qu’elle a en elle. » Il obtempéra.
La réponse: « Une entité de la Terre des Vents, divisée en deux parties, conscience et principe d’action. Elle agirait un peu à la manière d’un souffle de dragon qui vivrait sa propre vie. J’ai du l’accepter en échange d’un sortilège qui me fut indispensable pour parvenir jusqu’ici. Ce n’est pas dangereux… Tant que je ne meure pas, je crois. » Le capitaine biffa dans sa tête une des options de dernier recours qu’il avait envisagé, comme c’était son métier de le faire. Il leur tourna le dos et marcha histoire de s’isoler un peu. Cette fille était un concentré de problèmes mal venus! Elle était partie de la demeure de Sijesuis avec le chat criminel pour compagnon… Et comme si cela ne suffisait pas elle avait hérité d’une espèce de malédiction. Le capitaine en ignorait la nature et la puissance, mais avait-il besoin de connaître les détails? Elle n’avait pas tout dit. Elle n’avait pas tout dit! Pour les meurtres, il était prêt à croire à la bavure amplifiée par le sadisme du félin. Les paroles de l’étrangère avaient les accents de la sincérité. Oui, mais elle avait tu des choses importantes… Sans Perspicasse, il n’aurait jamais su qu’elle avait une chose… dans ses entrailles. Avait-il envie de lui demander si, par le plus grand des hasards, elle aurait eu des révélations à faire au sujet du réveil du dragon de la Mer Intérieure?
L’escorte.
Dove traduisit les décisions de son supérieur :
« Je vous accompagnerai avec une escorte jusqu’au Pont Délicat, mademoiselle Refuse. Nous ne prendrons pas le risque de vous retenir ici, car ce serait exposer la population aux initiatives de Présence. Nos hommes devront tuer le prédateur de la nuit, à vue, si jamais ils le croisent ; sans autre forme de procès. Cet ordre sera communiqué à toutes les Vallées. En ce qui vous concerne, le capitaine réserve son jugement, car vous ne fûtes pas entièrement sincère avec lui. Néanmoins, il a choisi de soutenir la prochaine étape de votre mission, espérant comprendre vraiment ce que vous êtes venue faire dans notre pays; ou à notre pays si on retient l’idée que le pont pourrait ne plus être. D’ailleurs, si pour une raison ou une autre vous repassiez par ici, vous seriez traitée en ennemie, dès lors que vous adopteriez une attitude fuyante, au lieu de venir spontanément nous faire un rapport de vos activités ; prioritairement à toute autre considération. Nous-nous comprenons, n’est-ce pas ?» La jeune femme fit profil bas. Elle s’en tirait remarquablement bien.
Refuse aurait apprécié que Perspicasse l’accompagnât, au moins un bout de chemin. Elle s’en ouvrit à sa consœur, en profitant des talents de Dove. Cependant la vieille magicienne ne se laissa pas attendrir : « Toucher au Pont Délicat c’est venir marcher sur les plates bandes du Garinapiyan. Sijesuis naviguait comme un poisson dans l’eau entre les intrigues du Château Noir et les histoires compliquées des Palais Superposés. J’ajoute qu’il bénéficiait de soutiens très hauts placés chez les politiques, comme chez les sorciers. Ce n’est pas mon cas : les Vallées me suffisent. » Refuse écouta son aînée avec humilité. Elle ne chercha pas à la convaincre. Pourtant elle osa une remarque : « Je vous entends bien dame Perspicasse. Toutefois, si l’isolement des Vallées devenait pesant, je puis vous recommander le magicien Lamémoire, de la Mer Intérieure. La dernière fois que je le vis, il projetait de rejoindre les refuges de Quai-Rouge, en compagnie de Poussière, sa nouvelle apprentie.
_ Étiez vous en bons termes avec eux ? » Demanda Perspicasse. La jeune femme soupira : « Cela aurait pu être pire. » La magicienne des Vallées s’amusa de la réponse, mais remercia tout de même la voyageuse pour le tuyau. Elle lui souhaita aussi bonne chance.
On confia un cheval à Refuse, sans tenir compte qu‘elle aurait pu en évoquer un. Les trois soldats qui chevauchaient à ses côtés emmenaient avec eux deux équidés de plus, pour porter des vivres, ou pour remplacer au besoin un animal blessé. Dove imposa au groupe une allure très soutenue, facilitée par une chaussée bien entretenue. La magicienne ne se plaignit pas, mais elle eut l’impression qu’on avait ordre de ne pas la ménager. Ils franchirent une série de cols passant entre des monts hémisphériques, dans lesquelles des sphères plus petites s’étaient encastrées. La forêt avait poussé dessus. Des pylônes tronqués dépassaient des mamelons. Était ce déjà les Montagnes Sculptées ?
Après une heure de chevauchée, les cavaliers s’engagèrent sur un viaduc rectiligne, haut de cinquante mètres environ. En découvrant la nouvelle vallée la magicienne eut le sentiment d’avoir changé de pays. Ici les paysans avaient tiré un bon parti de la base des reliefs en les façonnant en terrasses. Le phénomène se reproduisit plus loin. Cette fois, il sembla à Refuse que des mains gigantesques tentaient de s’extraire des sommets avoisinants. Cependant la plupart des doigts étaient brisés et érodés. La route épousait la courbe du terrain. On amorça un grand virage à gauche, puis le groupe passa sous une arche formée de deux mains immenses, opposées symétriquement, et dont les doigts recourbés tels des serres semblaient agripper un dôme invisible. Au sortir de ce mouvement, les cavaliers enchaînèrent à droite, sur un nouveau viaduc, contre-courbe parfaite de la précédente. L’ouvrage s’était effondré en plusieurs endroits. Les moyens avaient manqué de restaurer le tablier de pierre. Mais des ponts de bois comblaient les vides tout en respectant la forme cintrée de la structure. La courbure permettait de distinguer des constructions agglomérées aux pieds des piles, montant à l’assaut des verticales. Au fond se devinait un paysage sombre et marécageux. Des coulées de boue noire serpentaient entre des îlots oblongs tantôt couverts de végétation, tantôt réduits à de petits déserts de sable gris. Refuse regretta de n’avoir assez de temps pour fixer dans sa mémoire autre chose que de vagues impressions. Un homme d’arme lui fit signe d’accélérer. Elle joua des éperons.
Le soir venant on abandonna la route. Les cavaliers menèrent leurs montures dans une gorge étroite, où coulait un torrent impétueux. Les moulins construits de part et d’autre se touchaient presque. A un moment ils se joignirent complètement, constituant de facto un pont couvert. Par là on passa sur l’autre rive. Les voyageurs cheminèrent dans une anfractuosité et rejoignirent un hameau, niché dans l’espace improbable d’une caverne dont le plafond s’était écroulé des siècles auparavant. En fait, plusieurs familles se partageaient une antique villa. Les fresques ornant les murs avaient tendance à s’écailler, et à maints endroits on avait refait les sols, substituant aux mosaïques primitives un simple dallage. Les voyageurs furent conviés à partager le repas du soir, autour d’une grande table recouverte d’une nappe disgracieuse.
Le maître de maison expliqua que le meuble sur lequel ils mangeaient avait la particularité de servir de support à une marqueterie, datée de plus de trois cents ans, œuvre d’un rescapé d’une dévastation du Dragon des Tourments. Les ancêtres des habitants de la gorge étaient pour la plupart des réfugiés de la Mer Intérieure. A l’époque, on leur avait demandé de traverser le Pont Délicat. Cependant, ils avaient découvert cet endroit et ces vestiges, et on avait accepté qu’ils s’y installassent. Quand les convives eurent soupé, on dévoila l’image. Dove l’avait déjà vue, mais pas Refuse, évidemment. L’artisan n’avait pas ménagé sa peine. Le rendu fin, détaillé et nuancé trahissait le professionnel. Il avait représenté le dragon incendiant des navires, le défilé au nord de Quai-Rouge, une carte des Vallées, sa famille, et une vue étrange figurant un canyon. A gauche des animaux gigantesques, à droite de curieuses montagnes, et entre les deux une longue structure d’une finesse impossible. Une marge décorative encadrait les tableaux. Les motifs en bois blanc reprenaient, en les développant, les arcs et les entrelacs arachnéens du Pont Délicat.
Le regard de Refuse se reporta sur la carte des Vallées. Elle tira de sa besace l’ébauche qu’elle avait prise dans la bibliothèque du manoir de Sijesuis. Son document se contentait de nommer la région en la situant. Elle annota le dessin. Se faisant, elle demanda où était la capitale, de qui le capitaine tenait-il ses ordres ? Dove montra sur la marqueterie un château au sommet d’une montagne sculptée comme une amphore. Il se trouvait assez loin à l’ouest. Le chevalier expliqua : « C’est la région la plus peuplée, la plus fertile, et la plus riche. Le seigneur des Vallées entretient les viaducs et les garnisons frontalières. C’est à peu près tout. Dans votre cas le capitaine doit rendre compte, bien sûr, et se soumettre aux ordres, évidemment. En attendant, il prend les décisions. Elles sont considérées comme légitimes aussi longtemps qu’elles ne provoquent pas de désordre dans les Vallées, et qu’il n’est pas désavoué par sa hiérarchie. Accessoirement, il a des conseillers, moi par exemple. »
Un peu léger, songea Refuse. Cela dit, aux Patients c’était bien pareil, à ceci près qu’on y voyait rarement de soldats. Les Contrées Douces n’en avaient guère besoin. Il existait des compagnies de gendarmerie montée, entretenues par les grandes villes.
Chapitre cinq : Le Pont Délicat.
Le Canyon Empoisonné.
Le lendemain, ils chevauchèrent en direction du canyon. D’ouest en est, il mesurait neuf cents kilomètres de long. Autrefois, un fleuve large de plusieurs kilomètres l’avait creusé. Mais il s’était asséché en surface. Depuis, des émanations toxiques montaient de la terre là où il avait coulé. Sans avoir d’argument précis, Refuse fit le rapprochement avec la guerre, qui avait rendu la Terre des Vents inhabitable en surface. Les Montagnes de la Terreur, à l’ouest des Patients étaient aussi du nombre des stigmates du passé. Partout d’anciens sortilèges, à l’échelle de pays entiers, rendaient la vie plus difficile. Pouvait-on donner une chronologie à ces événements ? La Terre des Vents résultait de l’affrontement fatal au Tujarsi et au Süersvoken, deux siècles plus tôt. On admettait en général que les Montagnes Sculptées avaient précédées les empires rivaux dont l’histoire était documentée sur un millénaire. Au-delà, les archives manquaient. Par ailleurs, on prêtait au Dragon des Tourments d’avoir dévasté les cités de la Mer Intérieure une bonne vingtaine de fois. Comme il dormait cent ou deux cents ans, cela lui faisait une moyenne de trois milles années, moins si on prenait en compte les réveils provoqués par les humains. Mais il sévissait peut être déjà quand le Tujarsi et le Süersvoken étaient encore en gestation. Avait-il été témoin de la fin de la civilisation des Montagnes Sculptée ? « Probablement, » pensa Refuse. Puis elle songea à son Pays. Les habitants des Contrées Douces ignoraient complètement l’origine de la terreur qui limitait leur expansion vers l’ouest. L’information se trouvait-elle à Survie, nichée au cœur d’un petit essai à la couverture usée, rangé sur les rayonnages de la bibliothèque, au milieu de milliers de ses semblables, attendant qu’un esprit curieux l’exhume? Si la magicienne entreprenait des recherches découvrirait-elle des légendes ou des faits vérifiables ?
Dove, qui galopait en tête, fit ralentir sa monture. Devant eux se dressait une montagne sculptée, en forme de sphinx ailé haut de deux mille mètres, quatre fois plus que la falaise qui lui servait de base. Les montagnes avoisinantes avaient aussi des formes de chimères. Le soleil, à mi hauteur de son zénith, créait des ombres profondes, et faisait ressortir les reliefs exposés à sa lumière. Les cavaliers se tenaient maintenant en arrêt au bord du canyon, devant un dénivelé de cinq cents mètres. Des langues de brume blanche, échappées des fissures du lit sec, dérivaient lentement vers l’est. Quatre kilomètres les séparaient du sphinx immense. « Encore une preuve de la mégalomanie des anciens, » se dit Refuse, « même le Dragon des Tourments est un nain à côté de ces monstres. J’espère qu’aucune de ces choses n’a l’intention de se réveiller, ou de se promener, ou que sais-je encore. » Les hommes de l’escorte la regardaient de travers. Avait-elle pensé tout haut ?
Reliant les deux bords, le Pont Délicat brillait comme du métal chauffé à blanc. Un maillage de lignes de force de l’épaisseur d’un doigt composait sa structure. Très serré au niveau du tablier, plus aéré s’agissant des rambardes, le réseau fascinait par la complexité de ses motifs. Il était difficile de détourner les yeux de ce spectacle. Pourtant Refuse s’arracha à la contemplation. Les hommes de l’escorte savaient qu’elle était censée faire quelque chose de magique avec l’ouvrage. Toutefois ils pouvaient aussi en douter, compte tenu des dimensions monumentales de l’objet. La magicienne descendit de sa monture.
Elle éprouva la solidité du champ de force, en tâtant du bout du pied d’abord, puis en marchant dessus franchement. La surface était large de six mètres. Il y avait des lignes principales, entre lesquelles se tissaient des réseaux plus minces, qui eux-mêmes servaient de support à des maillages encore plus fins. Le Pont Délicat n’avait pas de pilier. Seule la magie, ou une science inaccessible, pouvaient expliquer que l’ouvrage fût solide, et qu’il pût supporter le passage d‘un homme, a fortiori d’un convoi. Elle rechercha des inscriptions. N’en trouvant pas, elle considéra qu’elle devrait traverser le canyon à cheval. Cela lui permettrait de tester la solidité de la construction sur toute la longueur, et de se rapprocher du sphinx. Elle se remit en selle et fit signe à son escorte de se disposer sur la largeur entière. Ce n’était pas très loyal étant donné qu’elle serait la seule capable de survivre à une chute si le pont montrait des faiblesses. La confiance des cavaliers baissa d’un cran. Dove tenta de rassurer ses hommes: des messagers étaient forcément passés par là un jour plus tôt. Mais il échoua à calmer leurs inquiétudes. Et si les émissaires étaient tombés au travers? Comment le savoir?
Refuse annonça que dans ces conditions les tests seraient très longs, à moins qu’on ne lui prêtât les deux chevaux non montés. La proposition satisfit tout le monde. Les hommes d’armes la regardèrent traverser au pas, une première fois du côté droit, puis une deuxième fois du côté gauche. L’opération prit deux heures, au terme desquelles la magicienne ne remarqua rien de bizarre, d’incohérent, ou de manifestement abîmé. Rassuré, le groupe entier franchit le Pont Délicat. Les hommes blaguaient parce que c’était solide, comme ça l’avait toujours été, depuis des siècles. On mangea gaiement, entre les pattes antérieures du sphinx. Refuse montrait moins de joie que les autres. Elle ne pouvait imaginer que Sijesuis lui ai fait faire des centaines de kilomètres en vain. La vérification montrait simplement que l’ouvrage ne menaçait pas de disparaître à brève échéance, et que la magicienne ne pouvait pas se contenter d’un examen superficiel.
Soudain, Refuse eut un mauvais pressentiment. Elle resserra la prise sur son bâton, pendant que ses yeux fouillaient l’obscurité de la route qui s’éloignait entre les jambes du sphinx. Mais elle eut beau tourner la tête, de droite et de gauche, et tendre l’oreille, rien ne vint justifier son alarme. Pas soulagée pour autant, elle poursuivit ses réflexions.
Il devait y avoir un moyen de vérifier où en était le pont. A cette fin il fallait étudier la formule de l’enchantement qui le faisait tenir. Étrangement les créateurs avaient choisi une solution compliquée, coûteuse en énergie. Au lieu de se servir de magie pour construire un pont « normal », autonome une fois terminé, ils avaient opté pour un objet nécessitant un apport constant. De cette façon, la structure avait traversé les siècles, sans la moindre altération, et au mépris des lois physiques. Sijesuis avait vraisemblablement trouvé la formule. En revanche il ne l’avait pas recopiée, sinon son apprentie aurait pu la consulter. Mais il avait estimé qu’elle saurait la lire, et peut être s’en servir. Ce dernier point étant des plus déconcertants, maintenant que Refuse avait pris la mesure du problème. Où les concepteurs avaient-ils bien pu mettre l’inscription magique? Auraient-ils eu une raison de la dissimuler? Symboliquement, l’association du pont et du sphinx était cohérente, mais ne prouvait pas qu’ils eussent été conçus à la même époque. Il avait pu exister plusieurs versions du viaduc, celle-ci n’étant que la plus récente.
La magicienne était persuadée qu’un sorcier de haut rang saurait repérer la formule, si on l’avait cachée dans la structure du pont. Un autre moyen aurait été de l’écrire dans un lieu protégé de l’érosion et des accidents, par exemple à l’intérieur de la tête du sphinx, mille cinq cents mètres plus haut. Elle fit part de ses idées à Dove. Ce dernier les nota dans sa langue sur du parchemin. Refuse alla observer de plus près les pattes de la statue, distantes de plusieurs centaines de mètres. La magicienne espérait y découvrir un moyen d’entrer à l’intérieur. Elle commença par l’ouest, et fut chanceuse. Car en venant de la route, on ne pouvait pas manquer les inscriptions gravées à la base de la montagne sculptée. En effet, elles bénéficiaient d’un enchantement permanent qui leur conférait une lumière propre. Suijesuis les avait signées et datées, six ans plus tôt.
Incursion.
Le magicien expliquait que la formule du Pont Délicat se trouvait dans la tête du sphinx, et que l’on pouvait entrer par les bras ou les jambes. Refuse se sentit réconfortée. Elle fit le tour par le nord et découvrit facilement l’ouverture, ainsi qu’un escalier étroit qui montait à l’intérieur vers l’obscurité. Elle alla rendre compte à Dove. Le guerrier lettré demanda à ses hommes de l’attendre en bas. Il annonça son intention de suivre la magicienne, et à cette fin prépara une lanterne. Refuse le laissa faire, mais elle le précéda avec sa propre lumière magique placée au bout de son bâton.
L’ascension devint rapidement une épreuve pour la jeune femme, pourtant habituée aux exercices physiques. D’une part, les marches qui la séparaient de son objectif se comptaient en milliers. D’autre part, l’étroitesse des lieux engendrait un sentiment d’enfermement croissant. Elle se disait que l’endroit constituerait un refuge parfait pour des prédateurs de la nuit, ou d’autres monstres sombres. Il était également possible que le lieu possédât des défenses magiques, comparables ou supérieures à celles que Sijesuis avait créé dans son manoir.
Ils arrivèrent à un petit palier circulaire, bordé de bancs de pierre placés là pour le repos des visiteurs. Cependant, on remarquait immédiatement un tas de tissus informe recouvrant des ossements. Le crâne avait roulé par terre. L’homme avait pu mourir d’épuisement naturel, ou succomber à un charme puissant. Avec son bâton Refuse dérangea la poussière qui recouvrait les surfaces. Elle y observa les restes de petits animaux. « Le stratagème est un peu grossier, » commenta-t-elle. On ne ferait pas de pause ici. Dove objecta qu’il avait sur lui la fameuse amulette, celle qu’on utilisait dans la forteresse quand on devait se prémunir contre les sorciers… La magicienne considéra son compagnon avec un mélange d’indulgence et d’ironie. Que savait-il exactement du gri-gri? Le chevalier fournit une réponse floue. Alors, elle expliqua doctement que ces objets, quand ils possédaient d’authentiques vertus, augmentaient la résistance du porteur à divers effets, ou bien épuisaient leur pouvoir à chaque utilisation. La pierre de vie en était un exemple parfait. Certains ne fonctionnaient qu’un nombre limité de fois par période, heure : jour, semaine… Donc, à supposer que son porte bonheur fût autre chose qu’un truc de charlatan, ou un réservoir vide, le succès ne serait pas garanti pour autant. En fin de compte, les maléfices du sphinx seraient peut être les plus forts. Dans tous les cas, mieux valait ne pas s’exposer à des problèmes inutilement. Elle reconnut que son répertoire personnel de sortilèges ne demandait qu’à s’élargir. Or, les circonstances l’avaient privée du temps nécessaire pour échanger ou commercer avec les magiciens des Vallées.
Le chevalier se fit une raison. Ils reprirent leur ascension monotone, tournant autour d’un axe, toujours sur la gauche, marche après marche. A la longue, leur vigilance s’émoussa. Cependant, l’escalier arriva à un nouveau palier. Découvrant un sol plat, Refuse releva la tête, et sans réfléchir avança dans un encadrement obscur. Soudain, elle poussa un hurlement de terreur, et recula précipitamment en fouettant l’air de son bâton, sans vraiment regarder où elle tapait. Bravement, Dove la bouscula pour passer devant, l’épée en main, prêt à en découdre ! Mais quand il découvrit son adversaire, il s’épouvanta à son tour. En sueur il pointa sa lame en avant, et bâtit en retraite, en faisant attention de ne pas tomber. « Avez-vous quelque chose d’approprié? » Demanda-t-il en maîtrisant sa peur avec difficulté. Sa lanterne éclairait une énorme araignée noire de quatre mètres de diamètres, dont les longues pattes antérieures se dépliaient brusquement pour attraper le chevalier, et l’amener aux chélicères. Celui-ci esquiva, puis recula encore. Refuse ne répondit pas tout de suite, ne s’étant pas remise de sa vision de cauchemar. Ils continuèrent de se replier. Dove remarqua que le monstre ne les suivait pas.
« Il pourrait s’agir d’une illusion, » déclara la magicienne. Refuse ne jugea pas utile d’ajouter qu’elle se dissimulait parfois avec ce genre de sort. En revanche, elle raconta l’épisode du papillon de la Forêt Mysnalienne, capable de faire apparaître des centaines d’images de lui-même lorsqu’il se croyait en danger. Dove en déduisit que l’illusion contiendrait éventuellement un élément réel ; ce qui n’arrangeait pas leurs affaires. « Ne possédez-vous aucun moyen de discerner le vrai du faux, ou de nous épargner une confrontation directe ? » Demanda-t-il. « Je n’ai pas préparé de révélation, mais je pourrais éventuellement endormir la créature, si elle est réelle. Dans le cas contraire j’aurais utilisé mon sortilège pour rien, alors que nous sommes encore loin de notre but. Que diriez-vous d’aller chercher un arc ?» Il répondit : « Effectivement, nous en avons au campement. Je n’ai pas pris le mien parce que dans l’espace réduit de l’escalier, je n’en voyais pas l’utilité. J’ai préféré la lanterne. Néanmoins si je redescendais, viendriez-vous avec moi, ou resteriez vous ici toute seule à proximité du monstre ? » A la réflexion, Refuse ne voulait ni battre en retraite, pas même pour chercher un arc, ni se séparer de Dove. « Bon, que faisons-nous? Quel risque êtes-vous prête à courir ?» Demanda-t-il.
« Si elle est réelle, elle pourra difficilement passer par l’escalier : elle mesure, à elle seule, le diamètre de la pièce. Remontons et provoquons la, pour voir sa réaction, » proposa Refuse. Le chevalier ouvrit la marche, dans un état de tension extrême. Mais où était passée l’araignée géante ? Dove observait une pièce ronde et vide. Ses soupçons se portèrent sur un passage latéral, qu’il voyait mal, situé sur sa droite. La suite de l‘escalier, quoiqu’en ait dit la magicienne, serait une cache idéale, si le monstre se serrait un peu, les araignées ordinaires étant naturellement aptes à se glisser dans toutes sortes de creux ou de fissures. Le chevalier s’aperçut qu’il n’arrivait plus à mettre un pied devant l’autre. Refuse, toujours en retrait, créa plusieurs lumières dans la pièce, à différents endroits.
Alors, poussant un cri pour se donner du courage, Dove bondit au centre de la salle et pointa son épée vers le passage latéral. Immédiatement, le monstre jaillit de l’ouverture et se jeta sur lui ! Normalement la lame aurait du empaler l’araignée, au lieu de quoi elle se contenta de passer au travers, sans faire de dommages. Heureusement, Refuse interpréta correctement l’action, et gardant son sang froid, prononça l’endormissement dans la seconde. L’image de la créature démesurée disparut instantanément, au profit d’une version plus petite, quoique toujours impressionnante: quarante centimètres, avec les pattes, soit deux fois le diamètre d’une grosse mygale. L’araignée était tombée sur le dos alors qu’elle escaladait Dove pour le piquer au cou. Le bretteur l’embrocha sur le champ, et la hacha en plusieurs morceaux. « Pour la suite, je n’aurai rien de plus efficace, » prévint Refuse.
« Nous devons redescendre, » conclut le chevalier. « C’était folie de nous aventurer là dedans sans les autres. Il nous faut retourner les chercher. J’ai compté à peu de choses près un millier de marches. À raison de vingt centimètres par marche nous en sommes à deux cents mètres de hauteur environ. Or notre objectif se trouverait aux alentours de mille sept cents mètres. Ce sphinx a été sculpté dans une montagne: il est énorme au point qu’il pourrait contenir toute la population des Vallées et peut être davantage. Et autant de danger! » « Dans ce cas vos hommes viendront avec les vivres. Nous allons certainement passer une nuit ou plus à l’intérieur,» anticipa la jeune femme.
Quand ils ressortirent du sphinx, les explorateurs constatèrent que les membres de l’escorte s’étaient absentés. À leur retour les soldats expliquèrent qu’ils avaient découvert le cadavre égorgé d’un chevreuil, dont la mort remontait à deux jours. Refuse pensa à Présence. Toutefois, après la confrontation avec l’araignée d’ombre, on ne pouvait exclure que d’autres prédateurs fussent aussi en maraude. Le chevalier annonça aux cavaliers qu’on aurait besoin d’eux pour faire face aux périls de la montagne. Ce faisant il provoqua stupeur et contestation. D’abord épidermique, le rejet s’enrichit d’arguments: qui s’occuperait des chevaux, est-ce que seulement deux hommes de plus suffiraient? Dove ne voulait pas renvoyer au hameau voisin un homme seul avec les montures, et ne voyait pas l’intérêt d’attendre des renforts sur place. Refuse sentit que, de fil en aiguille, ils allaient tous rentrer à la forteresse, parce que personne ne fournirait d’autres hommes d’armes. Le seigneur des Vallées hériterait donc du problème, et puisque Présence échappait aux poursuites, puisque le pont ne semblait pas immédiatement en danger, il serait peut-être tenté de sacrifier la magicienne. Pourtant elle ne plaida pas sa cause.
C’est que l’incursion dans la sculpture l’avait épuisée, physiquement et nerveusement. D’ailleurs, Dove n’était pas très frais non plus. Elle partagea le repas avec les hommes, pendant que le soleil descendait à l’ouest. Elle sentait, que le moment venu, elle s’endormirait facilement. Mais elle désirait tenter quelque chose avant le crépuscule. La magicienne se rapprocha du Pont Délicat, juste devant le sphinx. Elle commanda la lévitation, prévoyant un quart d’heure pour l’aller, et un quart d’heure pour le retour. Son espoir était de découvrir une hypothétique fenêtre, invisible depuis le sol, creusée dans la roche, et donnant vue sur le viaduc. Elle repéra en effet une première série d’ouvertures alignées au milieu de la poitrine, puis, poursuivant ses recherches, une deuxième série dans les reliefs de la barbe, sous le menton. Elle n’avait pas le temps d’explorer davantage. Qu’importe ! Contente de ses découvertes, la jeune sorcière amorça la descente, en profitant du spectacle qu’offrait le canyon.
La tête du sphinx.
Le lendemain matin, alors qu’ils s’apprêtaient à repartir vers les Vallées, la magicienne annonça à l’escorte son intention d’accéder au sphinx par une ouverture placée très en hauteur. Les autres ne pourraient donc pas la suivre. À eux de voir ce qu’ils décidaient. Dove fit d’abord la grimace, puis déclara que le groupe attendrait son retour. Lui et ses hommes la regardèrent s’élever à s’en faire mal aux cous. Elle entra par la barbe de l’immense statue. Les boucles à cet endroit formaient un balcon. Elles étaient séparées par de profonds sillons, qui devenaient des fentes verticales dans leur partie supérieure. A peine visible de loin, ces ouvertures faisaient tout de même environ trois mètres dans leur plus grande largeur. La magicienne n’eut donc aucun mal à se glisser par l’une d’elles. Refuse pénétra dans une grande salle à colonnade. Le sol était très poussiéreux, jonché de petits débris. Il y avait parfois des cavités dans les murs, formes en creux des objets qui les avaient occupées des éons auparavant.
Plusieurs passages étaient envisageables. Refuse choisit le plus large, au centre, qui donnait sur un escalier ascendant. En sortant de la zone éclairée par les fenêtres la lumière magique redevint indispensable. Les degrés aboutissaient à des paliers nombreux desservant maints passages ouvrant sur des couloirs, des rampes, des puits et encore d’autres escaliers. La jeune femme ne quitta pas la voie principale. Ses pas écrasaient des fragments d’enduit écaillé, détaché des murs. Ceux-ci, vus de près, avaient eu un aspect lisse à l’origine. Mais la dégradation de la couche superficielle révélait d’autres revêtements sous-jacents. Par endroit la pierre de la montagne affleurait, soit qu’on l’eût mise en avant dans un but esthétique, soit qu’on eût délibérément attaqué la paroi, en quête d’on ne sait quelle matière justifiant l’effort.
Refuse parvint à une salle si vaste, que le halo de lumière à l’extrémité du bâton n’en rendait visible qu’une petite partie à la fois. En se déplaçant, la magicienne découvrit un volume très complexe, avec des sols à différents niveaux, reliés par des marches ou des rampes. Le plafond se perdait dans l’obscurité. L’exploratrice tomba nez à nez avec des statues, certaines à sa taille, d’autres monumentales. La plupart représentaient des êtres humains ou des chimères, toutefois elle remarqua aussi des empilements géométriques, montant plus ou moins haut. Plusieurs sculptures gisaient brisées à terre. Il y avait ça et là d’autres marques de destruction, que ni le temps, ni le pillage ne suffisaient à expliquer. A force d’aller et venir, Refuse finit par se figurer le lieu dans ses grandes lignes. Un énorme pilier occupait le centre. Elle en fit le tour en comptant les pas dans sa tête : cent quarante.
La magicienne était persuadée de se tenir dans l’équivalent d’une grande place urbaine, logiquement l’endroit idéal pour installer un moyen de changer de niveau. Pourtant, elle ne voyait rien qui permît de monter aux étages supérieurs. Donc, soit elle devrait explorer les passages latéraux, au risque de se perdre, nonobstant que cette tâche demanderait probablement un temps considérable, soit elle découvrirait une entrée cachée ici même. Les magiciens aimaient bien les secrets. Pour mémoire, le jour où Sijesuis s’était enfermé dans sa chambre, attendant la mort, il avait rendu sa porte invisible, indissociable du mur. Le maître de Refuse étant venu en ce lieu, les créateurs du Pont Délicat ayant été des mages puissants, on était en droit de soupçonner un procédé similaire, sinon plus raffiné. La formule générant l’ouvrage méritait bien qu’on ait pris quelques précautions.
La jeune femme s’assit sur le socle d’une danseuse de pierre qui avait fait un pas de travers. En plus de la lévitation et de l’évocation d’un cheval d’ombre elle avait appris un autre enchantement à Lune-Sauve. Jusqu’à maintenant elle n’avait jamais eu besoin de s’en servir. Il faut dire qu’il n’était intéressant que si on avait déjà une idée assez précise de ce que l’on cherchait: il révélait les choses cachées ou invisibles, pour peu que l’on regardât au bon endroit. Refuse vérifia qu’elle se souvenait bien de toutes les étapes, et des mots exactes, puis lentement, en articulant, elle établit un contact avec les entités idoines, décrivit ce qu’elle voulait, s’assura qu’elle disposerait de l’énergie nécessaire, et qu’elle serait bien obéie. Une fois le sortilège constitué, après une demi-heure de discussion, la magicienne se releva et alla se placer face au pilier monumental. Puis, Refuse murmura la formule magique. De prime abord rien n’apparut, mais elle entreprit de refaire le tour du cylindre. Rapidement, les limites d’une porte ressortirent nettement à la surface du volume, ainsi qu’un indice probablement placé par Sijesuis, et qu’elle avait manqué : le bras d’une statue brisée, posé au sol, indiquait précisément la localisation du passage secret.
Du coup Refuse se sentit un peu stupide. Avait-elle raté beaucoup d’aides de ce genre depuis le début de ses aventures ? A première vue, la bourse donnée à Éclose n’avait rien eu à voir avec la suite. Or, la fille de Finderoute ayant hérité de tout l’argent, la lettre à Fuyant devenait nécessaire, afin que la magicienne obtînt aussi un pécule. Avait-elle attendu trop longtemps à Convergence? Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Trouvée à Survie, la Porte de Verlieu était effectivement très pratique pour surmonter les obstacles, mais supposait que la voyageuse s’adjoignît un allié plus puissant. Avait-elle manqué un ami de Sijesuis? Aurait-elle dû accepter l’amitié que Libérée lui offrait ? Malicieuse et experte l’ex Abomination aurait sans doute vu clair dans le jeu du chat, eut-elle accompagné la jeune femme. Cependant son désir d’enfanter, semblable à celui d’Éclose, ne la prédisposait pas à se risquer hors de sa ville, dans des contrées périlleuses. Par conséquent, Refuse avait bien fait de la rejeter. Mais du coup elle s’était soumise à Présence, lequel avait négocié en secret le réveil du Dragon des Tourments. Avant la traversé de la Forêt Mysnalienne, elle ignorait qu’il fût capable de changer de taille. Habitué à cacher ses cartes, le familier ne s’était pas vanté de pouvoir l’assujettir par un charme. Encore heureux que le vieux Lamémoire ait compris au dernier moment de quoi il retournait, sinon le groupe n’aurait peut être pas eu le temps de s’échapper. Les plans du chat n’étaient pas parfaits. Refuse soupira. Désormais, elle accomplissait ce que son maître avait réellement voulu. Elle comprenait mieux l’importance du pont, quoique le sacrifice des cités de la Mer Intérieure lui parût encore disproportionné.
On provoquait l’ouverture de la porte en lançant un sort mineur sur un idéogramme gravé signifiant « changement d’état ». Il s’agissait d’un procédé très classique, et corporatiste, en vigueur à chaque fois que les mages se réservaient l’accès à un lieu, ou à des informations. Un pan de mur rectangulaire recula et coulissa à l’intérieur de la masse du pilier, révélant un couloir de cinq mètres de long environ, aux parois lumineuses, couleur crème. Refuse avança jusqu’au fond, noir et sans reflet: un voile d’ombre. Tout autour, un non initié n’aurait vu que de jolis dessins décoratifs, composés de fines arabesques noires, mais la jeune femme y découvrit sans peine ce qu’elle avait cherché vainement dans la structure du pont: un message. Et plus précisément un avertissement assorti du moyen d’éviter le danger.
Au-delà du voile il conviendrait de se tenir hors des flammes, disaient les écritures. La magicienne passa la moitié de la tête et l’extrémité de son bâton à travers la surface obscure. Constatant qu’elle pouvait faire un pas sans risquer de griller tout de suite, elle franchit le seuil. Refuse se tenait maintenant à la périphérie d’une salle circulaire de dix mètres de diamètre, baignant dans une lueur orange qui montait du sol, sauf au centre, noir dans un rayon de trois mètres. Certaines dalles brillantes étaient gravées de l’idéogramme du feu. Il était facile d’en faire le tour pour gagner la partie centrale. Ce n’était donc pas vraiment un piège, sauf pour un inculte qui aurait foncé tout droit sans se poser de question. Néanmoins elle dut reconsidérer cette idée, après avoir gagné le milieu de la salle.
En effet, au centre du disque noir, deux cubes rouges de dix centimètres d’arête étaient posés sur un piédestal blanc. Un dé avait un chiffre différent sur chaque face, celle du dessus montrant 0. L’autre dé était décoré de dessins inscrits dans un cercle et figurant le sol de la salle, et particulièrement la disposition des idéogrammes du feu. La face visible correspondait à la configuration actuelle, mais il était possible de la changer. La magicienne en fit l’expérience en choisissant le « cercle fermé », puis le « chemin bordé », puis le « damier », puis le « tous devant l’entrée ». A chaque fois les idéogrammes du dallage changèrent instantanément de place. Il y avait aussi une option « sans défense », et celle du départ, le « chemin indirect », à laquelle elle revint.
En regardant en l’air, elle voyait qu’elle se tenait en bas d’un puits cylindrique, très faiblement éclairé par le haut. Refuse manipula le cube gravé de chiffres et le reposa sur le piédestal, avec la face visible affichant 5. Aussitôt le sol s’éleva doucement. On aurait pu imaginer une manière plus pratique ou rapide de sélectionner le niveau, comme un levier ou un bouton, mais les mages étaient joueurs… En outre, les créateurs du dispositif ascensionnel étaient aussi du genre à prendre leur temps. Les quatre étages intermédiaires ressemblaient à la salle qu’elle venait de quitter. Quand la plate-forme s’immobilisa, Refuse emprunta le chemin indirecte jusqu’au voile d’ombre qui marquait la sortie, puis de nouveau un couloir luminescent couleur crème, se terminant par une porte magique coulissante.
Elle entra alors dans un environnement immense et sombre, traversé de lignes lumineuses rougeâtres, entremêlées. La densité du réseau variait constamment, quoique l’effet d’ensemble parût plutôt homogène. L’intensité des lueurs piégées dans l’écheveau croissaient ou faiblissaient aléatoirement, modifiant continuellement le jeu des ombres. Refuse hésita à s’y aventurer, craignant soudain d’être attaquée par des prédatrice arachnéennes, semblables à celle combattue le jour précédent. Par association d’idée, son esprit les imaginait hantant la structure filamenteuse. Elle se raisonna : un être vivant était susceptible de trouver refuge dans l’escalier de la patte antérieure, mais si loin de l’entrée comment trouver sa pitance ? Pas de viande, pas de carnivore. Comme il était étrange que cette chose, dont le sens et la fonction lui échappaient, constituât un obstacle, alors que probablement elle n’avait pas été conçue dans ce but. Trop ajourée pour être un labyrinthe efficace, on risquait de s’y égarer un peu, mais pas de s’y perdre complètement.
Malgré tout, avant de s’engager, Refuse tâta le sol de son bâton. Le substrat répondit par de petits soupirs de contentement, très inattendus. Troublée, la magicienne renonça d’abord à aller plus loin, puis devant la nécessité de progresser, elle essaya d’autres choses. Ainsi, la surface, touchée du bout de la semelle, réagit à l’identique. En revanche, sous la caresse d’une main nue, le parterre gémit de plaisir. Le sang monta aux joues de la jeune femme. Timidement, son bras droit se leva vers une ligne lumineuse. L’extrémité des doigts frôla le matériau dur et translucide qui la constituait. Aussitôt, d’indécentes vocalises montèrent de toute la structure. Troublée par l’expression directe de la jouissance, à laquelle elle n’était pas habituée, venant de l’extérieur, Refuse se donna le temps d’absorber les émotions ressenties. « Heureusement que personne ne me voit. Je dois être toute rouge ! » Pensa-t-elle, avant de se reprendre : « Mais non : j’ai perdu mes couleurs ; un peu plus sombre peut-être. » Elle joua avec les lignes lumineuses jusqu’à s’habituer. Ensuite, plus rien ne s’opposa à ce qu’elle traversât la salle, chaque pas amenant un soupir.
On en découvrait des choses dans la tête du sphinx! Comment les hommes d’armes auraient-ils réagi, s’ils l’avaient accompagnée? Refuse grimaça de dégoût en imaginant des expressions frustres, dérangeantes. Vivre ses propres affects lui suffisaient. Quelle était l’utilité de cet endroit ? La montagne sculptée voulait-elle lui faire la leçon? Pour son bien? Et puis quoi encore? Voilà qu’elle était en colère maintenant… Elle traversait salles et couloirs en s’énervant toute seule : vite, un monstre ! Pour y flanquer des coups de bâton! Mais pas trop dangereux : on n’a qu’une seule vie. Tout en soliloquant la magicienne gardait le même cap. Elle bailla : une pose repas avant de continuer? Au menu: fruits secs, saucisson, biscuits insubmersibles, vin coupé d’eau. Elle se trouva une table en pierre. Tout en mangeant elle imagina la vie dans le Sphinx au temps de sa splendeur, sans doute moins morose qu’à Survie. Des gens avaient habité ici, et travaillé. Ils avaient été des milliers à circuler dans ses rues, à emprunter ses ascenseurs, à se rencontrer sur les places, à se détendre dans ses parcs. Où avaient-ils produit ce dont ils avaient besoin ? D’où tiraient-ils leur nourriture ? Peut être les Vallées étaient-elles mises à contribution, peut être faisaient-ils venir les denrées de plus loin. Que donnaient-ils en échange ? Elle arrêta de se poser des questions en finissant son repas.
Elle repartit, sûre de toucher au but, à brève échéance. Effectivement, sur sa route les espaces s’élargissaient graduellement. Refuse entra finalement dans un large couloir de marbre blanc, rythmé de colonnes noires, qui se terminait par une porte monumentale à doubles battants. La hauteur du plafond culminait à douze mètres environ. Le sol, étrangement propre et brillant, était dallé de lapis-lazuli. Sur les murs, entre les piliers, se pouvaient voir de grands paysages, imprimés dans la pierre même. Malgré les millénaires, les pigments n’avaient pas changé. La magicienne reconnut plusieurs vues des Montagnes Sculptées, représentées à différentes époques, le massif d’origine, et sa transformation progressive. On avait urbanisé les montagnes à l’extrême. Les bâtiments s’étaient imbriqués à leurs supports. Dans la région des Chimères, chaque ville s’était dotée d’une sculpture géante, placée à son sommet, comme un emblème, ou comme un gardien vigilant, aussi noir que le Dragon des Tourments. Puis les cités avaient pris les formes de leurs protecteurs. Un des derniers tableaux montrait le site du Pont Délicat tel qu’il avait dû être peu avant l’assèchement du canyon. L’ouvrage magique était déjà là, mais l’ambiance différait par les reflets de l’eau, la présence de lumières et de couleurs sur le corps du sphinx, et d’une foule de gens tout petits. S’arrachant à la contemplation du passé, la magicienne décida d’étudier la porte de plus près. En s’approchant, Refuse découvrit que sa noirceur possédait des nuances insoupçonnées. En s’habituant, elle discerna des formes ténébreuses se mouvant dans l’épaisseur de sa matière.
L’une de ces silhouettes se fit plus précise, et s’avança à la rencontre de la visiteuse. Désormais, Refuse percevait un espace profond, avec une perspective. L’arrière plan était flou, mais ce qui venait vers elle avait la forme d’un lion ailé à visage humain… un sphinx d’ombre ! La magicienne, apeurée, recula précipitamment, cédant la place à l’émanation. La chimère léonine se plaça juste devant la porte, et s’assit sur son arrière train. Elle mesurait plus de trois mètres de haut. La créature aux yeux d’or considéra Refuse avec attention, mais sans manifester la moindre émotion. Il n’était pas question de terrasser un tel gardien. La jeune femme laissa échapper un soupir d’exaspération. Le sphinx parla alors d‘une belle voix grave, pleine de noblesse, hélas parfaitement incompréhensible. « Je vous demande pardon? Je ne suis pas d‘ici,» expliqua la magicienne. L‘ombre, d‘abord contrariée, médita la réponse, puis fit une deuxième tentative: « Des ombres qui m’inspirent, je suis l’obscur soupir. Entendez ma voix vous dire, ce qui retient mon ire. Renoncez ma belle, renoncez ! Vous survivrez. Échouez ma chère, échouez ! Vous périrez. Triomphez ma reine, triomphez ! Vous passerez. Défiez le pire, osez en rire, bravez ma lyre ! »
Refuse fronça les sourcils à en avoir l’air méchante : « Je viens m’assurer que le Pont Délicat ne disparaîtra pas. Pourquoi faudrait-il m’interdire d’entrer ? Qui vous a évoqué ?
_ Impertinente ! Je pose les questions ! La liste de mes anciens maîtres est longue comme ce couloir. Apprenez que la dernière a pour nom Bellacérée, sommité des Palais Superposés. Alors que choisissez-vous ? Entendrez-vous l’énigme ?
_ Non, je ne puis risquer ma vie au jeu des devinettes. Je vais voir s’il n’y a pas de solution plus raisonnable,» répondit la magicienne écœurée, en battant en retraite. « Il n’y en a pas, sauf si vous saviez comment transiter par une autre réalité. Mais dans ce cas, vous l’auriez déjà fait…» Refuse lui jeta un regard haineux. Une heure durant, elle fit les cents pas entre les tableaux du corridor. Puis elle se plongea dans la lecture de la porte de Verlieu. Hélas elle ne connaissait pas l’entité à contacter, ni même son type, très différent des « cordes » et « arborescences » auxquelles elle était habituée. En outre, elle ne disposait pas encore de l’énergie nécessaire, qui nécessitait aussi de se lier un élémentaire de rang supérieur. Donc, à supposer qu’elle ne commît aucune erreur dans la formule, et qu’elle eût la chance de traiter avec des entités exceptionnellement conciliantes et bien intentionnées, le sortilège la viderait de ses forces. Elle en mourrait.
La magicienne songea alors à l’Horreur de la Terre des Vents. Certes, on l’avait mise en garde, mais en suggérant qu’elle pourrait s’en servir à l’occasion. Pour justifier la prise de risque il fallait qu’un grand danger la menace, ou qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’avancer. Refuse, qui se sentait bloquée, se décida à tenter sa chance. Debout, les yeux fermés, les bras légèrement écartés du tronc, elle se concentra sur le principe d’action, niché dans ses entrailles. Au début, aucune sensation particulière ne se manifesta. Cependant, en persévérant, Refuse s’aperçut qu’elle ne cherchait pas au bon endroit. La chose l’habitait plus haut qu’elle ne le croyait. Insidieusement elle avait migré vers la poitrine. Remontait-elle vers la tête où se trouvait son deuxième aspect ? La magicienne modifia son approche, en essayant de faire redescendre le principe d’action. Et puis, soudain, son corps fut saisi de tremblements : à l’évidence, l’Horreur serait la plus forte ! Par un effort de volonté intense, la jeune femme reprit le contrôle : retour au calme. La sueur mouillait ses sous vêtements. De grosses larmes coulaient sur ses joues. La nausée l’obligea à s’asseoir. Refuse s’essuya le visage, et se recomposa une apparence digne. Se donnerait-elle la peine d’annoncer au sphinx qu’elle renonçait, ou se contenterait-elle de repartir, en silence ?
Mais depuis l’autre bout du couloir, la créature d’ombre avait perçu l’Horreur, beaucoup plus nettement que Perspicace des Vallées. Le gardien comprit qu’il perdrait la vie en dévorant la jeune sorcière. Évidemment, il y avait de fortes chances que la visiteuse n’insistât pas. Elle semblait hésiter cependant. Aussi, le sphinx montra-t-il des signes de nervosité. Intriguée, Refuse réduisit la distance qui les séparait. « Souffre-t-on beaucoup, si on échoue ?» Demanda-t-elle. Le gardien grimaça : « Non, je tue vite et bien. Mais, vous savez, beaucoup de gens réussissent l’épreuve. Il y a des énigmes plus faciles que d’autres. D’ailleurs certaines ont plusieurs bonnes réponses. » « Ah oui ?
_ C’est comme ça. J’ajoute qu’une question insurmontable pour les uns se révèle souvent d’une facilité enfantine pour d’autres.
_ Allez-y, dites moi tout.
_ La possibilité d’un être singulier, ombre passée, embusquée dans les plis des complots réguliers.
_ Sijesuis, » répondit Refuse. « Ouf ! » Pensa le sphinx.
Réplique et relecture.
La chimère s‘estompa jusqu‘à disparaître complètement. La porte s’ouvrit. Refuse foula un sol irrégulier, sur lequel se dressaient les répliques des montagnes sculptées environnantes, réduites au un centième. En moyenne, les statues zoomorphes atteignaient tout de même vingt mètres. La visiteuse les découvrait de dos. Elle leva la tête en direction de la source de lumière : une représentation du soleil, située au centre d’une immense coupole, très loin au dessus. Déambulant entre les géants, la magicienne contourna la reproduction du mont-sphinx, et se retrouva au bord d’un fossé de cinq mètres de profondeur: le canyon. Le côté opposé semblait l’attendre quarante mètres plus loin. C’était aussi la longueur de la maquette du Pont Délicat, pour six centimètres de largeur seulement.
À l’arrière plan, Refuse voyait la moitié supérieure des yeux de la montagne sculptée. Les hémisphères oculaires, immenses, étaient faits d’une matière sombre et translucide, à travers laquelle le dehors paraissait plongé dans un crépuscule éternel. Une échelle vissée permettait de descendre au fond du canyon. La magicienne l’utilisa. Une fois en bas, elle se promena dans le paysage réduit, s’émerveillant de la qualité de la reproduction, du rendu des détails. Toutefois le fleuve d’autrefois était absent, ainsi que les brumes d’aujourd’hui. Par hasard, Refuse découvrait de menus objets, oubliés ou jetés, recouverts de poussière, ou en partie décomposés. Les extrémités du canyon étaient fermées par des murs réfléchissants, pareils à des miroirs légèrement teintés. Refuse passa plusieurs fois sous la réplique du pont en explorant les centaines de mètres carrés qui s’offraient à sa curiosité.
Elle longeait la paroi opposée au sphinx quand elle tomba sur des restes humains, assez bien conservés par l’air sec, et le manque d’animaux nécrophages. Il s’agissait donc plus d’une momie que d’un squelette. Le corps desséché avait été celui d’un magicien expérimenté, à en juger par sa peau gris anthracite. On l’avait fouillé: c’était visible à son aspect débraillé, aux poches ouvertes. De plus, on lui avait cassé un doigt, probablement dans le but de récupérer un anneau. Ajoutons à ce triste tableau, que ses bottes avaient été retirées, simplement pour vérifier qu’il n’y cachait rien: pas joli-joli. Refuse doutait que la mort fût très ancienne. Néanmoins elle montrait que la tête du Sphinx avait bel et bien été le théâtre d’un affrontement. Était ce lié aux craintes de Sijesuis ?
À l’aplomb du viaduc un relief de la falaise dissimulait une large faille. La magicienne s’y engagea, en redoublant de prudence. Refuse marcha quelques mètres dans l’axe du pont, puis elle passa un voile d’ombre précédant un escalier, lequel conduisait plus bas à une salle obscure, peut-être située dans le nez de la montagne. Opposée à l’entrée, la surface noire d’un mur courbé en demi-lune, livra au charme de lumière une écriture fine et argentée. Le texte était fort long. Heureusement, on avait veillé au confort de la lecture, en espaçant les lignes, et en formant élégamment les caractères. Avant de s’y confronter Refuse vérifia si elle était bien seule, et si rien d’important ne lui échappait. Elle vit que l’on avait repoussé de vieilles épées dans un angle de la pièce. Qu’est-ce que cela voulait dire? Une vision magique lui révéla qu’un puissant enchantement habitait les armes. Mais elle ne parvint pas à en savoir davantage, ni sur l’élément déclencheur, ni sur l’effet exact. La jeune femme aurait préféré un signe de Sijesuis.
Surmontant ses inquiétudes, elle commença la lecture. Très vite, elle se rendit compte qu’il n’y avait pas qu’une seule formule. Le texte débutait par un prologue nommant les magiciens et magiciennes impliqués dans l’œuvre. Puis il définissait le but du projet, ainsi que ses dimensions générales. Un premier sortilège avait pour but de faire reconnaître l’objet, à partir d’un modèle réduit et d’autres représentations, toutes consommées par le processus initial. Ensuite, une deuxième incantation préparait la source d’énergie qui alimenterait la conception provisoire. Après quoi, un troisième charme générait la forme exacte du Pont Délicat, à sa taille réelle, mais avec la consistance d’une ombre. Cette étape aurait permis de tout reprendre à zéro, en cas de problème. La formule suivante créait un duplicata dans la tête du sphinx, à l’un centième, et le liait à son modèle. Un cinquième enchantement apportait la source d’énergie permanente. La quantité disponible dépassait un peu les besoins : on s’était créé une marge de sécurité équivalant à douze pour cent du total. Le sixième sortilège donnait corps à l’ouvrage, les lignes de force prenant la place de l’ombre. Enfin, le septième acte permettait d‘intervenir après coup sur la structure, par l’intermédiaire de la copie.
Cependant quelqu’un avait ajouté un paragraphe supplémentaire, en lettres dorées, dans une graphie plus serrée, plus énergique: « Bellacérée des Palais Superposés, se porte garante des sept sortilèges du Pont Délicat. Par votre voix, ma voie!» En clair, on invitait Refuse à relire les formules magiques, toutes trop puissantes pour elle, en lui promettant le soutient de la plus grande magicienne du continent Gorseille. Cependant l’apprentie de Sijesuis ne savait pas trop comment cela fonctionnerait.
Méfiante, elle étudia la totalité du texte. Le viaduc était pratiquement indestructible puisque la magie le recréait à chaque instant. Il n’y aurait donc que deux moyens de menacer son existence : soit en le privant de sa ressource en énergie, soit en le modifiant radicalement via le septième enchantement. Étant donné que la réplique paraissait inaltérée, il fallait que le problème se limitât à l’énergie. Donc : quelqu’un capable d’établir un diagnostic précis était venu ici des mois auparavant, avait constaté un risque de carence, et avait alerté Sijesuis. Or, la cinquième formule se contentait d’acheminer la ressource. Nulle part il était dit qu’elle la créait. Elle ne mentionnait pas d’entité ressource. Refuse chercha ce qui alimentait le pont. Les auteurs se référaient à un canal spécial, élément d’un réseau souterrain drainant vers la surface un flux venu des profondeurs. Le débit était limité par la capacité du vecteur. Les hauts mages des Montagnes Sculptées s’appuyaient donc sur une réalisation antérieure, un maillage très ancien qui s’étendait sous leurs pieds, invisible. A l’époque de la création du Pont Délicat, les initiés n’avaient plus qu’une connaissance fragmentaire des canaux. Cela se voyait aux mesures de précaution incluses dans la cinquième formule. En cas de défaut de la source primaire, jugée la plus fiable, le sortilège chercherait automatiquement d’autres vecteurs, soit en utilisant une carte incomplète (fournie dans les représentations du premier enchantement), soit en sondant les alentours dans un mouvement spiralé s’élargissant à partir du dernier canal nourricier. Il était admis que des mouvements telluriques pourraient sur le long terme compromettre l’existence du pont, car ils avaient déjà perturbé le réseau énergétique dans le passé. Plus Refuse s’instruisait, moins elle se sentait capable d’identifier le problème, ou de lui apporter une solution. La seule chose à sa portée serait de réitérer les sortilèges, à condition que Bellacérée tînt sa promesse.
Elle récapitula tout ce qu’elle savait. Un : son maître avait reçu une lettre des mains d’un personnage particulièrement antipathique, Dents-Blanches, sorcier lui aussi. La magicienne ignorait le contenu de la missive, mais deux : Sijesuis avait simultanément appris l’imminence de sa mort, et la menace planant sur le Pont Délicat. Ou plutôt, il avait déduit tout cela, le message étant probablement une malédiction. Trois : il avait accepté de céder au familier la dévastation anticipée de la Mer Intérieure, afin d’augmenter les chances de Refuse de parvenir à destination. Le cadavre trouvé dans le petit canyon démontrait que les magiciens s’intéressant au Pont Délicat ne reculaient pas devant la violence. En outre ces meurtres prouvaient l’actualité des enjeux. « Ce sont des sorciers d’aujourd’hui qui convoitent le pont, » conclut Refuse. « Ces gens ont probablement pris connaissance des formules et de leurs implications. Ils auront vu une possibilité de s’en servir, afin d’augmenter leur puissance. C’est au-delà de mes compétences. Néanmoins s’ils ont mis en danger l’ouvrage en altérant sa magie, un ré-enchantement le rétablira dans son état originel. A priori cela ne peut pas faire de mal.»
Alors, pourquoi hésiter plus longtemps ? Si la mort de Sijesuis n’avait été reléguée au second plan par le réveil du Dragon des Tourments, respecter ses dernières volontés, le venger peut-être, aurait coulé de source. Refuse passa à l‘action: « Bellacérée! Par ma voix, ta voie! » Se sentant investie d’une énergie nouvelle, elle scanda les formules des cinquième et septième sortilèges. Progressivement une sensation de froid l’envahit. Son élocution devint plus difficile. Quand sa vision commença à se brouiller, l’Horreur fut automatiquement mise à contribution. Cependant, l’entité rechignant à se soumettre à la magie de Bellacérée, il en résultat un bel évanouissement.
Réactions.
Refuse reprit conscience en hurlant de douleur. D’instinct elle porta la main à sa joue. Ses doigts touchèrent de longues plaies saignantes. Au mur, les écritures brillaient d’un éclat plus vif. La jeune femme ressortit dans le canyon. Cette blessure lui en rappelait une autre, infligée à Lune-Sauve, mais Présence n’était visible nulle part. Ainsi, le chat l’avait attendue, surveillée. Il avait prévu ses actions, parce qu’il connaissait la mission au moins aussi bien qu’elle. En provoquant son réveil, il la prévenait d’un danger imminent. Refuse se tourna vers l’échelle par où elle était descendue : son but. Mais soudain une lueur apparut vingt mètres au dessus de la réplique du pont : un portail magique s’ouvrait. La jeune femme se jeta derrière un rocher et se roula en boule. Le nouvel arrivant ne se contentait pas de léviter: il volait! Son familier, un ténébreux rapace, quintupla sa taille en un instant. Ceux là n’étaient pas venus pour discuter…
Le faucon noir avait vu quelque chose: il fila tout droit entre les statues, suivi par son maître. Présence faisait diversion. Refuse se précipita vers l’échelle. Là, elle dut une fois de plus abandonner son bâton: pas possible de grimper rapidement en tenant cet objet, folie de rester au fond du canyon. Derrière le sphinx, une sphère ignée explosa dans un grondement sourd, entre un griffon et une espèce de lézard tricéphale. La magicienne alla se cacher entre les jambes d’un ours cornu. Le faucon entra alors dans son champ de vision. Il avait repris une taille normale et volait donc en silence, assez bas pour que rien de ce qui se trouvait au dessous des imposantes sculptures ne lui échappât. Refuse s’apprêtait à endormir l‘oiseau quand lui vint une « meilleure » idée. Sa sacoche contenait moult pierres précieuses ramassées sur l’île du Dragon des Tourments, et qui jusqu’alors ne lui avaient servi à rien. Elle en illumina une avec un charme et la lança de toutes ses forces, le plus loin possible au milieu des statues.
Le rapace s’y laissa prendre, apparemment, mais elle vit que le sorcier volant s’était positionné au dessus de la sortie. Elle se replia, craignant d’être prise à revers par le faucon. Et soudain elle sentit qu’on lui tirait la tête en arrière, le contact froid d’une lame sur son cou, et un parfum de violette. Elle reçut en prime un coup de genou dans le dos. Son agresseur lui ordonna quelque chose qu’elle ne comprit pas. Refuse paniqua complètement. Ses appels au secours attirèrent l’autre sorcier et son faucon. Un dialogue s’ensuivit entre les mages, excluant l’apprentie de Sijesuis. La personne qui menaçait directement sa vie était invisible, femme, et énervée. Le magicien pointait une baguette de mauvais augure dans leur direction. On voyait qu’il avait très envie de les carboniser toutes les deux. Mais un nouveau larron, caché par une statue, intervint avant que son confrère n’eût commis l’irréparable. « Mais qu’ont-ils tous à se manifester soudain? Et de si mauvaise humeur? » Se demanda Refuse.
On la fit se relever : encore un coup dans le dos… On la força à marcher en direction du canyon. Un magicien protégé par une sphère de force ouvrait la voie. Le bonhomme avait un corps trapu et fort. Dans sa tête la jeune femme distribua des surnoms: Sadique, Volant et Trapu. La liste s’allongea encore: Hurlant, sous le pont, Dominant, en l’air sur une plate forme circulaire gravée de runes magiques, Floue, non loin de l’entrée de la salle des formules, Rubis, vieille sorcière enfermée dans un énorme cristal rouge lévitant à trois mètres du sol. Il y en avait sûrement d’autres hors de vue.
En venant les rejoindre, Hurlant apostropha Trapu à la manière d’un exalté prêchant la croisade. Trapu répondit d’une voix monocorde et blasée, désignant Refuse du pousse. Il posa son derrière sur une griffe du sphinx et alluma un cigare en prenant un air inspiré. Il parla à Refuse. Supposant qu’il voulait savoir son nom, elle dit: « Je suis Refuse, apprentie de Sijesuis. » Volant et Sadique ricanèrent: elle venait d’aggraver son cas. Mais Trapu tira sur son cigare et poursuivit l’interrogatoire en parlant abé: « Où est Sijesuis?
_ Je ne sais pas, » mentit-elle, « il m’a demandé de venir ici, étant occupé ailleurs.
_ Toute seule? » S’étonna Trapu. « Ben… J’ai longtemps cru qu’il m’avait fait suivre par un ange gardien, mais comme celui-ci m’a attaqué (elle montra les traces de griffure sur son visage) je ne sais pas… » Trapu sourit. Il souffla un nuage de fumée rondelet et l’observa monter vers la voûte. Au même moment, Refuse ressentit une intrusion psychique. Naturellement elle eut envie de se débattre, mais le couteau de Sadique la contraignait à l’immobilité. D’où venait l’assaut?
Elle n’avait pas l’impression d’être dominée, mais se souvint que Présence l’avait déjà ensorcelée à son insu. Ayant monté l’échelle, Hurlant apparut sur sa droite. Il ne tenait pas en place. La colère lui donnait une énergie explosive, et des mouvements saccadés, souvent interrompus, tant il semblait passer sans cesse d’une pulsion à une autre. Par exemple il faisait un pas vers elle, tendu, prêt à l’étrangler, puis il se retournait brusquement pour invectiver violemment Trapu, ou pour prendre Rubis à témoin. On aurait pu en rire. Trapu exhala un nuage de fumée cramoisie: « Et si je vous persuadais, me diriez vous les mêmes choses mademoiselle? » Elle répliqua: « Je me défendrai! » Il rit. Volant, l’air soupçonneux et embarrassé, demanda sans doute un résumé de la situation. Le malheureux obtint des éclaircissements de Hurlant, mêlés de commentaires et d’imprécations qui ne figuraient pas dans les propos originels de Refuse. Concentra-t-il alors sur sa personne l’animosité du colérique? Toujours est-il qu’il multiplia les signes d’apaisement. Au fur et à mesure que le ton de l’autre montait, Volant reculait. Vaincu, il se tut définitivement.
« Je devais ré-enchanter le Pont Délicat, » se permit Refuse: « En quoi cela vous dérange? C’est important, non? » Hurlant hurla en serrant les poings: « Râââââ! » Sadique fit mine de vouloir trancher la gorge de sa prisonnière, en accompagnant son geste de mots secs. Trapu donna alors l’impression de découvrir la détresse de la jeune magicienne. Il fit un vague mouvement de la main qui tenait le cigare en s’adressant à Sadique. La sorcière bougonna un peu, mais Refuse ne sentit plus la pression de la lame invisible sur son cou, ni le contact physique imposé par l’agresseur. Elle remercia Trapu, les yeux mouillés, en ravalant sa salive. Toutefois n‘étant plus soutenue, un léger tournis perturba son équilibre. Hurlant lui cria une bordée d’insultes et d’obscénités. Elle laissa passer l’orage. Refuse ne pensait pas avoir mal agi, cependant la pression subie la faisait douter. Et s’ils avaient tous une bonne raison de lui en vouloir? Et bien, le mieux serait qu’ils lui expliquent.
Elle cligna des paupières, incrédule: Trapu avait éteint son cigare. Sa main, paume ouverte, exécutait dans le vide de petits mouvements intrigants, circulaires, répétitifs et gracieux, un peu comme quand on frotte une vitre avec un chiffon. Mais ses doigts écartés, légèrement pliés semblaient éprouver en même temps la consistance d’une surface mystérieuse, qui à la réflexion aurait été davantage un volume arrondi et souple qu’un plan rigide. En temps normal Refuse aurait compris immédiatement de quoi il retournait. Or pendant une demi-minute elle nagea dans un brouillard épais, assorti d’une sensation étrange de décrochage par rapport au réel. Dès que Hurlant sut ce qui fascinait Refuse plus que ses commentaires tonitruants, il en perdit la voix, mais s’agita d’autant plus. Finalement Trapu se pencha un peu de côté et embrassa l’air d’un gros bisou sonore. La magicienne raccrocha les wagons, et gloussa nerveusement. Hurlant s’immobilisa une fraction de seconde, puis reprit sa diatribe. Sauf qu’on ne sut plus à qui il la destinait.
Le cristal qui contenait Rubis changea de position et vola bas. Il émit une voix au timbre vibrant : « Les mages d’autrefois étaient plus puissants car ils coopéraient. Ils se lançaient dans des entreprises fédérant de nombreux talents et requérant parfois plusieurs générations pour porter leurs fruits. Ainsi naquit le Pont Délicat. Afin de le maintenir une source d’énergie lui fut dévolue. Les magiciens d’aujourd’hui sont tentés de puiser à cette source. Ils détournent une partie de l’énergie à leur profit, au risque de menacer l’existence de l’ouvrage, en prélevant plus que la marge de sécurité prévue. Il n’y a pas vraiment de règle l’interdisant, toutefois il fut convenu de surveiller le pont afin de prévenir les abus, la couronne du Garinapiyan s’opposant à sa disparition. Le pouvoir royal est faible, mais pouvait compter sur un négociateur de talent, Sijesuis, et sur le soutient de Bellacérée. Les seigneurs sorciers hostiles ou indifférents à l’existence du Pont Délicat acceptèrent de modérer leurs appétits. Ils allèrent jusqu’à signer une sorte d’accord. On attribua à Sijesuis la surveillance du Pont Délicat, sachant que votre maître habitait loin d‘ici… La magicienne Bellacérée s‘impliqua pour compenser la faiblesse du dispositif. Au départ elle inspecta régulièrement le pont, puis elle lui attribua un gardien. Toutefois en interdire totalement l’accès n’était pas envisageable, à moins de s’approprier l’artéfact. Cela aurait provoqué un tollé. Par conséquent Bellacérée se contenta de filtrer les entrées avec le sphinx d’ombre. Passer l’épreuve était nécessaire pour accéder à la salle des formules, sinon le sortilège des épées vous aurez hachée menue. Elle ajouta une aide permettant à un magicien moins puissant, mais autorisé, comme Sijesuis, de rétablir l’ouvrage dans son état premier. En général on puise dans la réserve du pont quand on souhaite créer un effet important et pérenne. Le plus problématique c‘est que des mages du Garinapiyan ont détourné l‘énergie de l‘artéfact au bénéfice d‘autres constructions très utiles. C’est pourquoi la salle des formules bénéficie d’une protection particulière : il s’agissait de garantir leurs réalisations. Bellacérée estimait donc avoir trouvé un bon compromis. Et vous voilà, mais sans Sijesuis…»
« Pourquoi pas prévenu? Pourquoi pas prévenu? Pourquoi pas prévenu? » Répéta Hurlant dans une langue frustre. « Je… Je n’ai pas vu vos… vos sortilèges. Co-Comment les aurais-je vus? Pas vu! » Bafouilla Refuse. En fait, elle aurait pu, avec la révélation, en détecter quelques uns. Mais elle l’avait déjà épuisée. « Mais dire! Dire! Dire! Il dit! Il vous dit! Il nous dit! À nous! » Martela Hurlant, en se frappant la poitrine du bout de l’index. « Eh non, il n’a prévenu personne. Il ne m’a pas dit grand-chose non plus. Vous n’avez pas idée du mal que j’ai eu à venir jusqu’ici. J’ai risqué ma vie une paire de fois. Bon c’est vrai: je suis un peu miss Catastrophe. Mais ma mission touche à sa fin. Il ne me reste plus qu’à rencontrer Bellacérée, si vous me laissez vivre. » Trapu traduisit. Hurlant poussa un gémissement horrible en se frappant la poitrine. Soit il avait l’esprit dérangé, soit Refuse avait démoli une chose vraiment capitale en restaurant le pont à son état d’origine. Elle ne voulait pas savoir quoi : encore une tragédie en perspective, sans doute. Quand même, tous ces puissants mages devaient savoir les risques qu’ils faisaient courir à leurs entreprises, en les alimentant à la source du Pont Délicat!
Hurlant frappa le sphinx de vingt mètres de haut. Évidemment, il se fit mal. Ensuite il se désintéressa de Refuse, adoptant une attitude de prostration mélancolique. Pendant ce temps Trapu emmena la sorcière invisible derrière le griffon. Des éclats de rire aigus résonnèrent à travers la salle. Pendant ce temps, au dessus du canyon répliqué, Dominant sur son disque prononçait une longue formule, recréant probablement le lien dont il avait besoin avec la source d’énergie du viaduc. Une façon de dire: « Même pas mal. » Floue et deux autres magiciens s’occupaient de la même façon, en combinant leurs efforts, tandis que leurs familiers jouaient à cache-cache dans les accidents du relief. La vie reprenait ses droits, et avec elle le parasitage du pont. « On touche à l’absurde, » se dit Refuse.
Où donc Volant était passé? Il n’était pas le plus puissant, mais jusque là il avait été le plus violent, le moins apte à supporter sa perte. Refuse aurait aimé savoir si Présence avait échappé à l’explosion. Cependant elle ne se sentait pas libre de ses mouvements, parce que Rubis dans son cristal n’avait pas bougé. Les yeux de la sorcière étaient clos, et ses bras repliés sur sa poitrine, comme ceux d’une figure sur un gisant : un état de vie prolongée ou de mort retardée plus élaboré et efficace que, gageons, celui du défunt Sijesuis. « Vous avez parlé de rencontrer Bellacérée, » dit la voix venue du cristal, « dans ce cas nous nous retrouverons peut-être aux Palais Superposés. » Rubis disparut. Refuse songea que la sorcière enfermée aurait pu, en un instant, la transporter jusqu’au terme de son voyage. Exprimait-elle son mécontentement ou son indifférence ?
La jeune magicienne alla tranquillement récupérer son bâton, puis remonta au niveau des statues. De quoi avait-elle le plus besoin dans l’immédiat, sinon d’un endroit adéquat pour se reposer ? Volant était probablement en train de faire la même chose de son côté. Ses pas la menèrent sur les lieux de l’explosion, où elle ne trouva pas trace de Présence. Le magicien au faucon aurait grandement intérêt de ne pas recroiser la route du prédateur de la nuit. Déjà cruel en temps ordinaire, quel sommet de violence n’atteindrait-il pas si on lui en fournissait le motif ? Refuse explora les passages secondaires desservant des espaces plus petits et vides. Des générations de magiciens et d’aventuriers avaient tout pillé depuis longtemps. Elle découvrit une sorte de renfoncement, situé dans l’épaisseur du mur, à un mètre du sol environ : plus un espace de rangement qu’une couchette, mais elle s’y allongea. Le sommeil fut long à venir, malgré la fatigue. Lui manquaient un vrai lit et le sentiment de sécurité. Alors elle repensa à Rubis, prisonnière de sa pierre. Ne se trouvait-elle pas dans une situation similaire, d’un point de vue symbolique? Au fil de ses réflexions, ses paupières se fermèrent, peu à peu ses muscles se détendirent, sa respiration adopta un rythme lent et régulier, et ses membres s’immobilisèrent.
Au réveil, elle prépara une lévitation, une monture magique et son charme somnifère préféré sous une forme amplifiée. Elle ne savait pas combien de temps avait duré son repos. La magicienne consomma un déjeuner frugal. Décidément, elle n’emportait jamais assez de nourriture… Refuse entreprit de rejoindre son escorte. Elle parcourut le chemin inverse jusqu’à l’ascenseur sans rencontrer de difficulté. Mais une fois sur la plate-forme elle se rendit compte qu’une ombre de forme humaine se tenait à ses côtés. Son corps mince et nu, aux contours légèrement flous, ne semblait pas avoir de consistance matérielle. De ses yeux réduits à deux lueurs brunes à peine visibles, l’apparition la fixait sans rien dire. La magicienne tendit doucement son bâton vers la silhouette pour en éprouver la substance. Mais l’ombre esquiva en faisant un petit bond en arrière. Puis elle s’immobilisa dans les airs, ce qui signifie que Refuse continua seule sa descente pendant que la silhouette se fondait dans l’obscurité.
La magicienne se dépêcha de traverser la salle ronde aux signes de feu. Elle n’aurait pas aimé qu’une force manipulât le dé pendant qu’elle se trouverait au milieu de la zone dangereuse. Dans le couloir suivant le voile d’ombre, une cloque de cinquante centimètres enfla à la surface du mur. A son passage, l’hémisphère prit une texture charnelle, et de longs cils poussèrent « à l’équateur ». Enfin, l’œil ouvrit sa paupière sur un énorme iris rouge. Son regard suivit Refuse jusqu’à la porte secrète donnant dans la grande salle des statues brisées. Le phénomène se reproduisit dans chaque pièce, dans chaque passage. Désormais on surveillait le sphinx. La jeune femme ne fut que plus prompte à en sortir. Lévitant afin de retrouver les soldats des Vallées elle fut visitée par un passereau rouge et bleu qui se percha sur son bâton, et par un petit nuage noir extrêmement agaçant qui cherchait à se faufiler sous sa robe. Refuse le paralysa une première fois. Mais elle dut s’y reprendre à trois reprises pour qu’il la laissât tranquille.
Enfin elle arriva au sol. Presque aussitôt elle entendit la voix de Dove qui l’appelait. Les cavaliers l’avaient attendue en bas toute la nuit. Ils lui annoncèrent qu’il était midi passé! Ils racontèrent que depuis la veille les environs étaient hantés par des apparitions spectrales et des ombres venues voir le pont. Certaines avaient des formes démoniaques. Aussi les hommes s’étaient-ils repliés de l’autre côté pour dormir, à tour de rôle. Ils étaient revenus entre les jambes de la montagne sculptée, dans la matinée, après qu‘eurent cessé les agitations de la nuit.
La magicienne fit son rapport à Dove: elle avait bien ré-enchanté le Pont Délicat, et le danger avait été réel. Mais la menace n’était pas écartée pour autant car de nombreux mages ne voulaient pas renoncer à puiser dans la manne. Il y avait donc un risque que les Vallées fussent un jour coupées du Garinapiyan, par négligence, aveuglement ou égoïsme. L’ultime étape de sa mission serait les Palais Superposés. Elle y délivrerait un message et tacherait de contacter quelqu’un capable d’obtenir que l’on conserve le pont. Voilà. Et elle avait très faim. Et elle emporterait un maximum de nourriture pour traverser les montagnes. Ils lui donnèrent donc un cheval avec toutes leurs rations, en comptant sur la vallée des moulins pour se réapprovisionner. Dove lui souhaita bonne chance, et rajouta en manière de compliment qu’elle s’était assombrie.
Chapitre six : Le Garinapiyan.
Sudramar.
Les Montagnes Sculptées étaient un spectacle permanent et grandiose, boudé par le public. On pouvait en effet chevaucher plusieurs jours sans rencontrer le moindre humain. Au bord des ruisseaux, qui dévalaient en cascades les pentes abruptes, poussait une végétation rare et épineuse. Refuse aurait apprécié de savoir dire des choses élémentaires dans la langue du Garinapiyan. L’occasion lui fut donnée de débuter son apprentissage: elle apercevait parfois des bassins ou des petits lacs au fond des vallées. De sorte qu’un jour elle se permit un détour. L’eau, très claire, stagnait dans un creux cerné de hautes parois minérales grises. Il n’y avait nul signe de vie, mais Refuse aperçut une inscription gravée au dessus d’un monticule de pierres plates, entre deux crânes grossièrement dessinés, soulignée d’une flèche accusatrice pointant vers le liquide. La jeune femme écrivit le mot dans un carnet, avec sa traduction: poison. Elle l’expliqua au cheval. On alla boire ailleurs.
Après sept jours de voyage, elle pensait bientôt sortir des montagnes lorsqu’elle croisa un cavalier. L’homme ralentit et porta la main à son épée. À son allure générale elle comprit qu’il était un des émissaires envoyé par le capitaine de la forteresse des Vallées. Refuse se lança dans une longue explication dont son interlocuteur ne pouvait saisir le sens, mais qui eut l’effet positif de calmer ses craintes, car il ne vit rien d’agressif dans les manières de la jeune femme. Il avança plus près et fit signe de son ignorance. Alors la magicienne dessina dans son carnet plusieurs étapes de son périple: Vallées, Pont Délicat, Sphinx, Montagnes Sculptées, Palais Superposés. Elle compléta par une dizaine d’images schématiques figurant de la nourriture, un lit, une bourse avec des pièces, des jambes marchant, un magicien, un cheval, une auberge, une route, le soleil à différentes hauteurs sur l’horizon, une ville. Elle écrivit leurs noms dans la langue des Contrées Douces à leur gauche, et tendit son crayon au soldat afin qu’il fît la même chose à droite, dans la sienne. L’homme lui sourit. Il accepta de compléter sa colonne. Puis chacun poursuivit sa route.
Les montagnes affectaient maintenant les formes de grands coquillages. Certaines avaient conservé des surfaces de revêtement nacré, qui décomposaient la lumière du soleil. En fin d’après-midi, du haut d’un promontoire, Refuse contempla une large plaine nichée entre les contreforts des Sculptées, orientée du sud au nord. Une ville blanche s’étendait le long d’une rivière au cours aménagé, avec son cortège de villages entourés de champs bien ordonnés, de vignes, de vergers et de pâturages.
Il faisait frais. Une pluie fine accueillit la voyageuse. Les nuages filtraient inégalement la lumière, laissant par endroit de grandes bandes de clarté découper le ciel. Refuse entra dans la ville avant la tombée de la nuit, ce qui lui donnerait le temps de changer des gemmes contre de la monnaie locale. Elle se gardait de côté le peu d’or de Fuyant qui lui restait, dans l’idée qu’elle en aurait besoin si elle retournait un jour dans les Contrées Douces. Or la banque fut rétive à accepter ses trésors. On lui indiqua un joaillier, qui procéda au change, mais elle dut batailler pour en tirer le meilleurs prix possible, en comparant ses pierres taillées avec ce qu’il présentait en vitrine. Les pièces d’or qu’il lui remit lui parurent bien peu de chose. Toutefois elle ne connaissait pas encore la valeur de cet argent. Alors, elle sortit son petit carnet, avec les dessins, pour vérifier qu’il lui serait possible d’obtenir un lit, un repas, un bain (nouveau dessin), et de quoi vivre quelques jours. Apparemment oui. Refuse se risqua donc à l’auberge, où elle réserva une chambre, en payant quatre jours d’avance. Elle compléta aussi son vocabulaire. Le réceptionniste dessina dans le carnet la devanture d’un magasin de livres imprimés, où il serait possible d’acquérir un dictionnaire bilingue. Refuse montra alors ses vêtements et ses semelles usées. L’homme rigola, et la prenant par le bras jusqu’à la porte d’entrée lui montra l’enseigne d’un tailleur. Mais il ne mit pas le nez dehors, parce que depuis quelques minutes la bruine s’était changée en averse dense.
Rassurée, la magicienne se fit conduire à sa chambre et préparer un bain. Une employée lui apprit le nom de la ville: Sudramar. Plus tard, dans la salle à manger, elle remarqua que l’éclairage était magique. Par ailleurs, le poêle qui trônait au milieu consommait bien peu de bois. Des tuyaux partaient vers les étages supérieurs. Certaines personnes avaient la peau grisâtre comme à Convergence. Elle eut l’idée d’aller à leur rencontre, mais se ravisa au dernier moment: demain, après qu’elle se serait achetée de nouveaux vêtements. Ceux qu’elle portait devraient être lavés et réparés. Elle dormit nue sous les draps, sa besace serrée contre la poitrine.
Le lendemain, Refuse fut très occupée. D’abord chez le tailleur qui prit ses mesures. Elle voulait une coupe simple, ajustée, permettant une grande liberté de mouvement, et un tissu très résistant. Elle mima beaucoup pour se faire comprendre. Puis chez la libraire, une dame grise qui connaissait quelques mots d’abé, et qui échangerait volontiers des sortilèges avec Refuse, ou lui en vendrait. Il s’avéra qu’elle possédait déjà tout ce que la jeune femme avait dans son livre de magie. Refuse s’y attendait, car depuis Lune-Sauve elle n’avait pas eu l’occasion d’accroître sa liste. Par conséquent, elle acheta tout de suite le dictionnaire, fit un crochet par le joaillier, y changea d’autres gemmes, en ayant une meilleure idée de leur valeur, et revint à la librairie. Elle jeta alors son dévolu sur trois nouveaux sortilèges: le brouillard enchanté, l‘entrave, et un charme de modification de l’apparence. Étant donnée la faune qu’elle avait fréquenté à l’intérieur du sphinx, Refuse se serait laissée tenter par des sorts plus offensifs. Cependant, ceux-ci n’avaient pas la faveur de sa consœur libraire.
La magicienne se permit de rester encore trois jours à Sudramar. Elle assimila facilement ses nouveaux sortilèges. Elle apprit aussi quelques phrases types du Garinapiyan, qu’elle nota dans son carnet. Refuse renouvela son matériel d’écriture, et son nécessaire de toilette. Le tailleur lui fit livrer les vêtements neufs. Il avait bien travaillé, aussi les retouches furent inutiles. Chaussures de marche montantes, pantalons larges que l’on resserrait selon l’envie aux chevilles ou en dessous des genoux, chemises, gilet, veste, grand manteau avec bonnet, écharpe et gants. Les accessoires possédaient des boutons et des passants afin que la magicienne pût les attacher. Il était possible d’ouvrir les manches, ou d’en régler la longueur. Le manteau était imperméabilisé. En outre, il y avait beaucoup de poches partout, et solides. Refuse remercia l’artisan. Elle consacra le dernier jour à rassembler suffisamment de vivres pour tenir jusqu’à la prochaine étape. Parce que les Palais Superposés, (ou Domiriamar Plurposil), étaient encore loin. On ne pouvait les confondre avec la capitale, trois cents kilomètres plus à l’ouest, qu’on appelait Somptueuse dans la langue des Contrées Douces. Ici, elle se nommait Sumipitiamar.
La jeune magicienne avait le sentiment de laisser aux habitants de Sudramar une bonne image d’elle-même. C’était une ville agréable et belle, qui donnait vraiment envie de s’y établir. Refuse se dirigeait vers l’extrémité nord de la vallée quand un détail l’intrigua: un chariot tiré par un bœuf. Or la charge transportée était si volumineuse qu’elle paraissait excéder les capacités connues de l‘animal, à moins que les sacs n’eussent contenu que plûmes ou vent. Mais il s’agissait plus vraisemblablement d’une récolte de céréales. Arrivant à hauteur du convoi elle observa que les roues touchaient à peine le sol: le chariot lévitait! Le paysan, nullement magicien, qui marchait derrière, la salua d’un sourire jovial. C’était pour lui une belle journée, parfaitement ordinaire, que pimentait la rencontre avec une mystérieuse étrangère. Pourtant Refuse assistait à une prouesse : ce sortilège dépassait de beaucoup ce qu’elle était capable de faire. Chemin faisant elle fut témoin d’autres phénomènes similaires. Soit les autochtones disposaient d’une source d’énergie importante et stable, soit des générations de mages avaient prêté leur concours à des générations de cultivateurs. Ça, elle n’y croyait pas trop… Elle supposa plutôt que la région de Sudramar se trouvait à l’aplomb d’un canal d’énergie, ou qu’elle puisait dans le Pont Délicat ce dont elle avait besoin, malgré la distance qui les séparait. Il fallait qu’un puissant sorcier ait rapidement rétabli le lien. Sinon, la population aurait perdu les avantages dont elle bénéficiait, et elle se serait montrée moins accueillante. Refuse soupçonna que le sorcier impliqué serait de ceux qui s’étaient manifestés dans la tête du sphinx. Si son hypothèse était exacte, elle risquait d’être reconnue.
La suite confirma ses craintes, autant qu’elle éprouva sa sensibilité. La rivière qui coulait au milieu de la vallée passait sous une élégante construction de pierres blanches, la Porte de Sudramar, une succession de trois arches régulières enjambant le cours d’eau et les deux routes parallèles qui le longeaient de part et d’autre. Sur la rive ouest, à gauche de la voyageuse, la structure se prolongeait jusqu’à une butte artificielle, au sommet de laquelle se dressait une haute tour, aux allures de coquille spiralée pointue. La porte de l’édifice livra passage à un disque noir, qui vola à la rencontre de Refuse. Large d’un mètre, il transportait une jeune femme mince, nue, couleur d’onyx. Elle se tenait debout, très à l’aise sur son bolide. Sa chevelure lui faisait une traîne, et ses yeux brillants lui donnaient une expression déterminée. Le véhicule stoppa à vingt centimètres du sol. La silhouette s’inclina : « Maître Emibissiâm vous salut et vous invite à le rencontrer autour d’une boisson et de douceurs. Prenez place à mes côtés. Rien de mauvais ne saurait arriver à votre monture ou à vos affaires… » La magicienne soupçonnait le sorcier de s’amuser avec ses apprenties, mais ne voulant pas se le mettre à dos elle monta sur la plate-forme volante, qui doucement reprit de la hauteur.
Refuse, surprise, que si jeune, la fille fût déjà si sombre, s’en ouvrit à l’intéressée: « Êtes-vous magicienne depuis toute petite?
_ Point du tout, je viens de Joie des Marins, cité esclavagiste de la Mer Intérieure. Le maître m’acheta là bas, j’avais huit ans, et fit de moi son familier, en m’ouvrant une part de son esprit. De sorte que je connusse toujours ses désirs, et le satisfasse en toute chose.
_ Au secours! Je veux descendre! » Pensa Refuse. Mais elle préféra dire ceci: « Emibissiâm a-t-il bien mesuré le risque que mon caractère ferait courir au bonheur parfait qui vous unit?» Alors que les deux femmes touchaient terre, puis passaient l’entrée de la tour, la familière mûrit sa réponse. « Je ne pense pas que ce sera le sujet de votre conversation, » dit-elle finalement. D‘un geste gracieux, elle pria l’invitée d’emprunter un escalier en colimaçon. La salle de réception se trouvait au deuxième étage. Les meubles et la décoration témoignaient d’un goût prononcé pour le raffinement, le confort et les courbes. De fausses fenêtres donnaient sur des images magiques figurant différentes parties du même paysage, dont les cieux limpides irradiaient une lumière assez forte pour égaler celle du jour véritable. Une sorte de grande belette cornue, dressée sur ses jambes, figée dans une posture agressive, mettait en garde la visiteuse. Refuse reconnut en Emibissiâm celui qu’elle avait baptisé « Dominant », dans la tête du sphinx.
On avait disposé des boissons et des gâteaux sur une table basse en marbre blanc. Le magicien était vêtu de soies rouges et blanches. Sa chemise s’ouvrait sur un pectoral, maintenu par des chaînes dorées, incrusté de pierres semi-précieuses. Il portait aussi plusieurs bagues ornées d’entrelacs. Une grande écharpe rouge était nouée à sa taille. Son crâne était chauve ou rasé de près, et ses oreilles à peine visibles. Il semblait dans la force de l’âge, plutôt grand, et très sûr de lui. L’hôte remplit les tasses et but le premier. Ensuite il parla. Sa familière, debout à sa droite, traduisait. « Je suis Emibissiâm. Cela signifie homme ambitieux dans votre langue. Ma tour puise à la même source que le Pont Délicat et la répartit dans la région. J’en suis très fier car c’est très utile. Presque personne n’utilise le pont, alors à quoi bon le maintenir? La philosophie de Sijesuis se défend, mais en pratique ses efforts sont vains. Les grandes idées font surtout de grands désastres. La magie est affaire d‘experts. Quand ils ne sont pas d’accord leurs forces s‘équilibrent naturellement. Il faut nous faire confiance. »
Refuse ne pouvait nier que le Pont Délicat fût peu fréquenté, mais d’un autre côté, la frontière sud des Vallées était close. Elle en savait quelque chose. N’avait-on pas trop fermé les routes? Et le Pont Délicat, si beau fruit de l’intelligence, ne les reliait-il pas également au passé? En comparaison les Montagnes Sculptées témoignaient d’une manière plus grossière de la puissance des anciens. « Laissez le disparaître et vous le regretterez car il emportera ses secrets. Lui anéanti, comment son énergie serait-elle encore disponible? Certes, vos œuvres ne sont pas rien: j’en fus témoin, et je m’étonne que… l’hédoniste en vous se soucie des paysans de Sudramar. Mais il vous faudra chercher d‘autres solutions… Si encore il y avait eu une règle, une instance autorisant ou interdisant selon des critères reconnus! Or je n‘ai rien vu de tel: seulement des individus agissant séparément, sans la moindre concertation. À peine supportez-vous le signal d‘alarme. Pardonnez-moi, j‘ai agi sur la demande de Sijesuis. Il a eu vent que les prélèvements dépasseraient bientôt les capacités du Pont. Je fus donc dépêchée sur place afin de rompre tous les liens. Rien ne me permettait de trier, entre les bons et les mauvais usages. Résultat: un mécontent était à deux doigts de me carboniser, avant qu‘une consœur ne menaçât de me trancher la carotide. À l‘aune de quoi, je savoure vos pâtisseries et votre sens de l‘accueil, et la retenue dont vous faites preuve, là où d‘autres m‘auraient pulvérisée ou asservie… » La magicienne respira profondément: « En conclusion de notre entretient, je parlerai du familier qui m’accompagnait… (Vaste sujet les familiers)… Je pense qu’il vit toujours. Présence est un dur à cuir, cruel et cynique, taillé pour survivre dans un monde paranoïaque. Ambitieux au point d‘être mégalomane, et efficace la plupart du temps. Sijesuis lui a ouvert son esprit… Comment ont-ils fait pour s’entendre ? En tout cas le chat comprend mieux que moi les enjeux : il voit loin, au-delà de ma mission. S’il est probable que jamais plus je n’interférerai dans vos affaires, Présence serait bien capable de vous inclure dans ses calculs, surtout si votre ambition allait contre ses visées. Vous voilà prévenu. Maintenant, je dois reprendre ma route.» Refuse se releva et salua. La familière s’empressa de la raccompagner, alors qu‘Emibissiâm ne bougeait pas. La magicienne retrouva son cheval, qu’elle enfourcha immédiatement.
Les Steppes et les Prairies.
Au nord de la vallée fertile de Sudramar, s’étendait une steppe. Dans le ciel la cavalière voyait passer des nuages qui réservaient leur eau aux Montagnes Sculptées. D’étroits ruisseaux coulaient des hauteurs. Mais Refuse observa aussi nombres de lits asséchés, depuis longtemps envahis d’herbes rases. Ils aboutissaient parfois à des dépressions, anciennement de petits lacs. Elle traversait des villages construits sur pilotis, qui auraient mieux convenu à un décor lacustre. Ce n’était pas uniquement pour complaire à des traditions désuètes. Les habitants lui expliquèrent que les pluies étaient rares à proportion qu’elles étaient violentes. De sorte que même ceux qui vivaient sur les terrains les moins bas appréciaient de surélever leurs maisons, avec du bois provenant des contreforts montagneux. Peu de gens savaient parler l’abé, mais quand les mimes ne suffisaient plus on montrait des tissus traditionnels, aux motifs éloquents. La magicienne enrichit son vocabulaire. La steppe offrait une ambiance saine et sereine, vraiment plaisante. Les gens d’ici avaient des mœurs extrêmement policées. Ils possédaient en abondance l’espace et se conduisaient comme si le temps importait peu.
Poursuivant sa chevauchée, Refuse assista à un rassemblement de caravanes-dirigeables. Des dizaines d’aéronefs de toutes les couleurs s’étaient posées, apparemment au milieu de nulle part. En réalité les nomades se déplaçaient entre les villages, en suivant un réseau de puits. Ils commerçaient beaucoup, et acceptaient de transporter quiconque payait son trajet. A proximité du point d’eau qui avait attiré la foule itinérante, Refuse découvrit une auberge, à moitié enterrée, dont tout l’ameublement et le confort intérieur venait, prétendit la propriétaire, des Montagnes Sculptées. Énormément d’objets utiles avaient été récupérés, démontés et reproduits au fil des siècles. Une partie de la population du Garinapiyan pensait que ses ancêtres avaient vécu dans les montagnes. Ils avaient été rejoints par les réfugiés du Tujarsi, descendus des hauts plateaux septentrionaux, après la guerre contre le Süersvoken deux siècles plus tôt. Certains soutenaient que les empires rivaux étaient nés de l’abandon des Montagnes Sculptées, à une période très mal définie, milles ou deux milles ans auparavant, selon les versions.
Assise au milieu d’une compagnie bigarrée des deux sexes, la jeune femme dessina un chemin de fer. Elle s’étonnait qu’il n’y en eût pas dans la région. Ses voisins de table réagirent par des hochements de têtes, et des airs entendus : ils savaient ce que c’était. Mieux : ils auraient su le réaliser. Toutefois, non seulement le coût initial les dissuadait, mais entretenir une infrastructure de ce type ne les intéressait pas, car ils préféraient la voie des airs. D’ailleurs, en contrôlant les vents on allait tout aussi vite, souligna un grand gaillard, sur un ton véhément : un magicien. Il ne passait pas inaperçu. Comme ces confrères des Steppes, il se teignait la peau en rouge et les cheveux en bleu. Par ici, on aimait les couleurs primaires. Les vêtements, les tentes, les devantures des échoppes, en fait à peu près tout était bariolé de tons vifs. La voyageuse s’essaya une fois au maquillage, mais reprit bien vite son aspect classique, gris moyen, moins contraignant.
Petit à petit l’herbe se fit plus haute et grasse, la prairie se substitua au sol semi aride. Les fermes se multiplièrent autour de Refuse. Le vent, fort en cette saison, favorisait les éoliennes et les moulins à vent. La vie s’organisait en villages très étendus, dispersés autour de monastères. Ceux-ci devenaient rarement de grands centres urbains. Toutefois l’autorité politique en émanait en cas de nécessité. La route unique de la steppe était devenue un axe parmi d’autres, au sein d’un réseau de voies bien entretenues. Pendant la journée, de nombreuses fontaines permettaient à la voyageuse de se désaltérer et de faire boire sa monture. On trouvait facilement des fermes-auberges, pratiques pour se ravitailler ou pour passer la nuit. L’accueil était correct et la nourriture bon marché. Heureusement d’ailleurs, parce que les établissements bancaires n’étaient pas légions. Les monastères jouaient ce rôle. Refuse eut un peu de mal de changer ses topazes et ses émeraudes. Néanmoins, jamais elle ne prit en défaut l’honnêteté de ses interlocuteurs. En général, il s’agissait de jeunes moines soucieux de bien faire, reconnaissables à leurs uniformes aux couleurs pastel. Quoiqu’elle les sentît un peu distants, voire méfiants, à son égard, ils manifestaient toujours une politesse formelle de bon aloi. Globalement la magicienne se sentait en sécurité.
Or, un jour qu’elle s’était arrêtée à une fontaine, un groupe de paysans vint à sa rencontre. Sans la courtoisie habituelle, nota-t-elle. Ces gens parlaient trop vite. Elle les contraria en leur demanda de tout répéter lentement. Finalement Refuse les suivit jusqu’à un mouton égorgé et vidé de ses entrailles. Le prédateur avait dévoré les parties les plus tendres. En pensant à Présence la magicienne décrivit l’attaque d’un fauve. Le drame remontait à la nuit précédente. « Il ne mange pas les gens, c’est déjà ça. On aura de l‘ovin à souper ce soir,» se dit-elle. Mais la nervosité ambiante ne s’atténuait pas. Lui demandait-on des comptes, un dédommagement? Une taxe? La tension monta.
Les éleveurs ne voulaient pas la laisser partir. De son côté, elle ne souhaitait pas forcer le passage tant qu’elle n’aurait pas eu le fin mot de l’histoire. Les regards méchants, les bras croisés sur les poitrines, les postures sévères ne pouvaient s’expliquer uniquement par le cadavre de l’animal. Le prédateur avait fait d’autres victimes, ou ces gens avaient un a priori contre les sorciers. Le groupe attendait quelqu’un. Au bout d’une heure un paysan à cheval apparut accompagné d’un moine vêtu de blanc et de tons pastel : de taille moyenne, peau rose, cheveux gris, barbu. Il ne s’intéressa pas à la carcasse. Au lieu de cela il demanda à Refuse d’où elle venait, puisqu’elle était manifestement étrangère. Elle sortit une carte et du doigt résuma son voyage. Elle indiqua aussi quelle était sa destination, et feuilleta son dictionnaire pour composer l’expression correspondant à « affaire importante ». Son interlocuteur donna des instructions pour que le corps du mouton fût évacué, pendant qu’il discuterait seul à seul avec la magicienne. Bizarrement la tension retomba d’un coup.
L’homme se présenta, « Keliminiar », c‘est-à-dire Le Brillant. Il était, comme elle, magicien, et le prouva en créant une lumière, un classique. Toute sa personne s’illumina un court instant, puis une flamme blanche grandit dans la paume de sa main. Les plus puissants de sa tradition émettaient en permanence une légère aura, l’informa t-il. Refuse déclara que ce n’était pas très discret. L’autre en fut d’accord, mais prétendit en tirer avantage, au prétexte que l’on accorderait plus facilement sa confiance à ceux de sa tradition. « Donc pas de malice chez les mages lumineux? » Demanda-t-elle. « Hum… moins, » répondit-il prudemment. La voyageuse avoua son ignorance : elle ne s’était jamais doutée qu’il existât d’autres façons de pratiquer la magie. Elle s’exprima dans un parlé un peu malhabile : « d’où est ton pouvoir ? » Mais Keliminiar comprit. Il expliqua que sa confrérie était originaire du continent Firabosem. Là-bas, à en croire les légendes, ils étaient majoritaires. Cependant, ceux d’ici avaient perdu le contact avec l’outremer, lors du cataclysme qui avait ravagé la Terre des Vents, et causé l’effondrement de l’Empire Septentrional, dont le Garinapiyan se disait l’héritier. « Au départ, les maîtres de nos maîtres vivaient près des côtes. Après la guerre, ils furent bien accueillis dans les Prairies. » Refuse voulut avoir des précisions. Son interlocuteur lui conta donc la création des premiers monastères de son ordre, puis leur expansion. En revanche il se montra moins disert à propos du deuxième continent. Pas plus que la jeune femme il ne comprenait pourquoi les échanges avec cette terre lointaine s’étaient réduits quasiment au point mort.
Avant de la laisser partir il remit sur le tapis la question du mouton: était-ce l’œuvre de son familier? Elle louvoya un peu, tout en restant relativement honnête: « Non, car je n’en ai pas. Mais il se pourrait que le fauve ne me fût pas totalement inconnu. S’il s’agissait effectivement de celui auquel je pense, vous seriez confrontés à un prédateur de la nuit des plus dangereux, en roue libre. Il croit servir mon maître en me tournant autour. Tantôt il me précède, tantôt il me suit. L’animal se rendrait dans les Palais Superposés, puisque c’est là que je vais. Je doute fort qu’il s’établisse ici, parce que l’atmosphère paisible de votre région ne convient plus à son tempérament. Ce cadre pastoral propre et vertueux, il y a déjà goûté. Il a dû se faire violence, pendant toutes ces années passées aux Patients, à ronronner gentiment sur les fauteuils. Désormais, il se rattrape. Je n’ai aucune influence sur lui, et ne puis lui interdire de manger. Sous sa forme de chat, on le remarquait moins. De petits rongeurs auraient fait l’affaire. Mais un corps de panthère a d’autres exigences. Maintenant que j’y pense, au-delà de satisfaire ses appétits, le cadavre du mouton pourrait être un message, une preuve qu’il est toujours… présent.» Keliminiar n’avait pas tout suivi. Devant son expression perplexe, Refuse cessa de soliloquer, et lui résuma la situation en quelques mots clés, dits en garinapiyanais: « Pas moi ; Présence ; prédateur de la nuit ; monstrueux ; de passage. »
Le mage de la tradition blanche rendit son jugement : corrélation, mais pas responsabilité. Il calcula le nombre de jours nécessaires pour traverser le territoire, ce que coûterait une battue par rapport à la perte quotidienne d’un mouton. Puis il annonça la création d’une caisse commune de dédommagement, en exhibant un petit sac de toile. Keliminiar y déposa une pièce tirée de sa bourse. Il tendit l’objet à Refuse, qui consentit à se séparer d’une somme équivalente. Puis, d’assez mauvaise grâce chaque paysan contribua à hauteur de ses moyens. On se sépara. Le moine rentra à son monastère, et fit son rapport. On lui demanda de rattraper la voyageuse, et de la suivre jusqu’aux Cités Baroques. Ils firent donc un bout de chemin ensemble. Keliminiar expliqua que la mentalité du cru était plutôt orientée vers le repli sur soi. On s’en remettait à lui ou à ses confrères en cas de litige. Les mages blancs coordonnaient les actions collectives, garantissaient les transactions importantes, et géraient sur l’honneur les fonds communs. Localement, ils étaient reconnus et respectés. Refuse estima qu’ils étaient plus impliqués dans la vie sociale que ceux de la tradition noire, plus égoïstes.
Le lendemain soir, elle assista à la première manifestation tangible d’un pouvoir de l’État. Le moine vit avant elle un premier groupe de cavaliers. Le grondement de leur galop s’amplifia. Comme ils se rapprochaient la magicienne en compta quatre, inquiétantes silhouettes grises vêtues de fer, montées sur des chevaux gris d’ombre. Refuse et Keliminiar se rangèrent au bord de la route pour les laisser passer. Mais les hommes d’armes s’arrêtèrent à leur hauteur. D’une voix grave et étouffée le chef de la patrouille posa une série de questions au moine. Ce dernier répondit par des phrases courtes. Satisfaits, les chevaliers éperonnèrent leurs montures. « Il s’agit d’une avant-garde, » prévint le mage blanc. « Ils savent mettre les gens mal à l’aise, » répliqua la jeune femme. Son compagnon ne démentit pas. Dix minutes plus tard, c’est toute une troupe, martelante et cliquetante, qui défila devant eux. Refuse n’eut guère le temps de les compter, mais estima qu’ils étaient plusieurs dizaines, de quoi faire frémir les paisibles amis de Keliminiar. Les Contrées Douces ne possédaient rien d’équivalent. Qu’est-ce qui avait décidé la capitale du Garinapiyan à mettre en mouvement une force aussi importante ? La région des Prairies ne semblait pas en avoir besoin. Étaient ils la réponse aux émissaires des Vallées? Devaient-ils prendre le contrôle du sphinx? Sinon quoi?
Plus tard, au milieu de la nuit, Refuse dormait dans une chambre louée, quand le bruit d’un convoi de chariots, roulant à tombeau ouvert, la tira de son sommeil. Au matin, tous en parlaient. Elle apprit qu’il s’agissait de la logistique de la compagnie martiale. Ainsi, le monde s’agitait sans lui accorder d’attention: tant mieux. Keliminiar lui annonça qu’il s’en retournait à son monastère. Plus au nord l’influence des mages de la tradition blanche faiblissait, expliqua-t-il. Non seulement son autorité n’y serait plus reconnue, mais il aurait peut-être à relever des défis lancés par ceux de la tradition noire. On rencontrait parfois des esprits étroits. Refuse ne fit pas de commentaire. Ils se souhaitèrent bonne chance et chacun partit de son côté.
Firapunite.
Le terrain se fit plus vallonné, et plus varié à la fois : champs, forêts, villages et villes. Celles-ci étaient plus nombreuses et plus peuplées que dans les parties du Garinapiyan déjà traversées. Les plus importantes étaient reliées par des voies ferrées, essentiellement orientées est-ouest. Mais à la différence des Contrées Douces, l’urbanisme local semblait souvent pris de folie. Les vestiges du passé, d’ailleurs abondants, étaient systématiquement intégrés aux constructions nouvelles. L’architecture avait partout un aspect théâtral. La propension des autochtones à broder sur les accidents, pour le meilleur et pour le pire, avait valu à la région le nom de « Cités Baroques ». Ainsi on entrait dans Firapunite (Pont-de-Feu) par un grand portail de fer et de cuivre, surmonté d’une rangée d’oriflammes rouges, pris entre deux tours blanches d’aspect solide, adossées à des vestiges de remparts croulants. On découvrait alors une petite place, d’où partaient trois larges rues.
La voie de gauche, abritée sous une série de vélums, suivait le tracé du mur d’enceinte. La plupart des chariots de marchandise l’empruntaient. Ils déchargeaient leur fret sur des sortes de quais, à leur hauteur. De cette façon, sacs, caisses, et tonneaux rejoignaient directement les entrepôts. Derrière ceux-ci, un ancien hippodrome rassemblait plusieurs marchés de gros. Les autres étaient disséminés à travers la ville, au gré des reconversions. Les textiles se retrouvaient dans un hôtel particulier. Les métaux avaient pris d’assaut la cour d’un château féodal. Forgerons, serruriers, orfèvres, armuriers et imprimeurs s’étaient installés dans les ruelles avoisinantes.
La voie centrale, bordée de façades délirantes, se terminait sur un haut mur creusé de nombreuses niches, accueillant une population de pierre qui semblait pressée d’en sortir. On eut dit que tous ces gens pétrifiés discutaient entre eux de sujets passionnels. Pour un peu, ils se seraient rendus visite. Les habitants de Firapunite disaient en plaisantant que c’était l’endroit le plus bruyant de la ville. Refuse eut l’impression d’y voir plusieurs fois Hurlant : en colère, amoureux, dépressif, plus jeune, plus vieux, chauve ou chevelu. A toi lecteur je puis t’avouer qu’il a bien posé pour une statue : celle du milieu, juste au dessus de la petite fontaine au pied du mur. Personne n’y fait attention, personne ne le reconnaît : il est si calme, assis sur une souche, les yeux clos, perdu dans ses rêveries.
La voie de droite suivait une trajectoire en S jusqu’au pont qui donna son nom à la cité. Il avait brûlé six fois. A la suite du dernier incendie on l’avait reconstruit en pierres noires. Phénix et salamandres ornaient ses piliers et ses rambardes. De grandes vasques latérales occupaient des balcons en demi-lunes surplombant le fleuve. On y entretenait des brasiers permanents. Les cendres étaient systématiquement répandues sur le sol du tablier. Celui-ci mesurait une centaine de mètres. Refuse fit une halte à mi-chemin pour regarder le trafic des bateaux. Elle avait vue sur l’embarcadère. Puis elle gagna la rive nord. Cette partie de Firapunite se caractérisait par des collines. Au pied d’une éminence, la voyageuse se trouva une auberge. Elle se donna une semaine pour goûter les mystères de la dernière cité avant les Palais Superposés.
Après une journée passée au contact de la foule, les pérégrinations de la magicienne la conduisirent en des lieux plus calmes, précisément dans l’arrière cour d’une taverne déserte, où elle commanda une citronnade. L’endroit était passablement délabré. Un monolithe difforme et érodé tenait lieu d’unique décoration. Il faisait presque la largeur du mur du fond. Intriguée par ce non-sens Refuse eut la curiosité de se lever pour regarder derrière. Des marches descendantes menaient à un tunnel faiblement éclairé. La jeune femme s’engagea dans le souterrain. Celui-ci passait sous le large mur qui séparait la cour de la propriété adjacente. On était alors arrêté par une grille solide. La lumière venait de là. Toutefois, un autre chemin s’offrait à la magicienne, qui montait dans l’épaisseur de l’ancienne muraille. Pour peu qu’on eût l’audace d’en gravir les degrés, on découvrait une rue à cinq mètres du sol, dédiée aux boutiques de pompes funèbres et aux fossoyeurs. Refuse la parcourut dans toute sa longueur. Elle se terminait sur les grilles du cimetière, lequel s’étendait au flanc de la colline principale. La visiteuse suivit d’abord une allée bordée d’ifs, puis enjamba un faux ruisseau minéral, « coulant » d’une faille artificielle sculptée en amont.
La pente raide ne dissuada pas la magicienne. En haut, un chemin partait sur le côté, en dehors du périmètre des tombes, où il entrait dans un bosquet. Refuse se laissa tenter. Sous la voûte des arbres, il faisait très sombre. La surprise fut d’autant plus grande, quand émergeant dans la lumière, elle découvrit une coupole blanche, soutenue par des colonnes torsadées. Le point de vue dominait Firapunite. Devant la rotonde, une plate-forme s’avançait au dessus du vide. En partaient deux escaliers latéraux, qui rejoignaient un grand jardin en terrasses, riche en fantaisies.
Refuse retira ses bottes pour aérer ses petits pieds. Elle s’assit dans le kiosque, sur un banc, et entreprit l’étude d’un sortilège de foudroiement, acheté l’après-midi même dans une échoppe discrète, cependant qu’au dessus de sa tête tournoyaient nymphes et beaux mâles désirants, indécents et joyeux, brossés en couleurs vives, d’une touche à la fois leste et précise.
La magicienne était très désireuse de recruter les nouvelles entités mentionnées dans la description du maléfice, avant d’entrer dans Les Palais Superposés. Cela pouvait faire la différence si la situation devenait critique. En outre, on ne la prendrait plus pour une débutante. Refuse avait depuis des années l’ambition de devenir une sorcière compétente. A cet égard son voyage lui avait été très bénéfique, comme Sijesuis l’avait pressenti. Elle se sentait différente, plus forte, plus capable. Les gens la regardaient différemment, y compris les confrères ou consœurs qu’elle avait croisés en ville. Il ne fallait pas que le sentiment de son importance lui montât à la tête, cependant elle aimait qu’on l’admirât pour ses talents. Le foudroiement serait bientôt le fleuron de son répertoire.
Mais un mouvement fluide, à la limite de son champ visuel, interrompit sa concentration. Elle leva les yeux sur un corps parfait dont la silhouette ténébreuse, se découpant à l’entrée du kiosque, ne devait rien au contre-jour. Dans le genre harmonieux et athlétique, il avait de quoi satisfaire les plus exigeantes. Refuse se donna tout le temps d‘apprécier et de mettre à distance l‘effet produit, avant d‘engager la conversation: « Je pensais bien que tu avais échappé à la mort. Pourquoi te montres-tu sous cette forme? Crois-tu être plus humain ainsi?
_ Non… Je veux te plaire, renouer. Nous dûmes nous séparer. Mais après tout, il n’était pas indispensable que nous voyagions toujours ensemble. Nos méthodes sont différentes, et nous avions besoin de faire le point chacun de notre côté. Vois-tu, mon serment envers Sijesuis est toujours valable. A priori ce qu’il te reste à faire relève de la formalité. Tu annonceras la mort de ton maître à Bellacérée, et nous serons libérés de nos missions. Toutefois rien n’est simple aux Palais Superposés. Et puis j’ai un avantage sur toi, acquis à tes dépends: je sais ce que je ferai après. Construire mon royaume, tout ça… Mais quels sont tes projets, gentille Refuse? Reprendre le flambeau de Sijesuis, faire tiennes ses intentions? Suivre ta voie? Te choisiras-tu un familier?»
Et gnagnagna. « Je serais très contente que tu files au plus vite réaliser ton chef d’œuvre, puisque le réveil du dragon n’était pour toi qu’une mise en bouche. Ne t’occupe pas de mes désirs de femme, et ne t’imagine pas que je te laisserai jamais avoir un tel pouvoir sur moi. Essaie de ne pas me créer trop d’ennuis aux Palais Superposés, s’il te plait. En outre, je te ferais remarquer, qu’à part le sorcier volant dans la tête du sphinx et l’autre sadique avec son poignard, tous les gens qui auraient pu me tuer n’ont pas même cherché à le faire. Après ma mission, je pourrais vivre heureuse dans des tas d’endroits. Sudramar me tentait bien, mais ici ce n’est pas mal non plus ; simplement différent. J’aurais aimé retrouver Lamémoire et Poussière… Parce que, vois-tu, ils m’étaient sympathiques ces gens dont j’ai détruit le monde.
_ Tant pis, » dit le kouros, « je me rattraperai avec une autre. Désormais je maîtrise très bien cette forme. Tu ne sais pas ce que tu perds. » Présence lui tourna le dos et s’éloigna vers le bosquet. Elle le vit s’accroupir près d’un fourré et ramasser diverses affaires, dont une rapière dans son fourreau.
Elle se replongea dans l’étude du foudroiement. Elle appela tout d’abord l’entité élémentaire fournissant l’énergie. La vision de mage fit apparaître une sorte de colonne nuageuse sombre, tournant sur elle-même, prolongée de filaments spiralés. Toutes choses invisibles au commun des mortels. L’être demanda d’être présenté aux autres entités qui servaient Refuse. Elles étaient maintenant assez nombreuses. La magicienne les mit en relation. Elle interdit à la colonne de nuées de subordonner les arborescences et les cordes. Puis elle appela l’opératrice, constellation de crépitements noirs discontinus. L’entité se montra d’emblée coopérative, très contente de s’alimenter à la nouvelle source, impatiente de montrer ses talents. Refuse ne s’était pas surestimée. Pourtant son humeur avait subtilement changé. Loin de verser dans l’autosatisfaction, elle s’interrogea sur son choix. Était-ce une si bonne idée? Il s’agissait d’un sortilège très répandu à partir d’un certain niveau, un marqueur de puissance. C’est la raison qui avait motivé son achat. Si elle avait eu plus de temps, ou si elle s’était donnée ce temps, il aurait été plus malin d’acquérir un sort utile mais rare, qu’elle aurait ensuite échangé contre d’autres charmes plus répandus. Oui, à l’avenir elle procèderait de cette façon. Elle remit ses bottes, et consacra une heure à des exercices physiques, assouplissements et maniement du bâton. C’était une discipline très pratiquée aux Patients, mais aussi au manoir du magicien. Les villageois l’avaient intégrée à leurs rites. De sorte que la sociabilité l’emportait souvent sur l’efficacité, surtout quand les filles pratiquaient avec les garçons. Or, auprès de Sijesuis, Refuse avait redécouvert l’arme dépouillée des us et coutumes, sans fard et sans distinction.
Elle flâna en rentrant à son auberge, empruntant des rues qu’elle ne connaissait pas, se perdant exprès afin de mieux découvrir la ville. On disait que certains quartiers étaient des coupe-gorge, pourtant aucun endroit de Firapunite n’était aussi sale que la défunte Lune-Sauve, ou aussi délabré que maintes parties de Survie. Personne ne s’en était pris à elle. Donc, soit ce n’était que vilaines rumeurs, soit elle avait de la chance, soit elle intimidait, soit elle donnait beaucoup de travail à Présence. Décidément l’ex-familier déformait sa perception de la réalité. Elle arriva enfin à l’auberge. En poussant la porte de la salle commune, Refuse remarqua Présence, toujours sous sa forme humaine, attablé, dos au mur, en compagnie d’une jeune femme élégante et fascinée. Le prédateur de la nuit fit un clin d’œil à la magicienne, très fier de se montrer menant de front badinage et affaires sérieuses. Il était richement vêtu de noir et de vert: pourpoint de spadassin, manches à crevés, ceinture à boucle d’or, anneaux et boucles d’oreilles sertis d’émeraudes, en écho à ses yeux malicieux. Le monstre semblait fêter son retour sur le devant de la scène. Pourvu qu’il ait mangé! Se dit Refuse.
Devant sa chambre: surprise. Deux patibulaires balafrés montaient la garde. Ils ne seraient jamais à court de couteaux ceux-là! « Messieurs? » S’enquit-elle. S’écartant pour la laisser passer, un des sbires, d’une voix rugueuse, fournit une explication, alors que son confrère surveillait le fond du couloir, prêt à tirer l’épée: « Sire Présence nous a confié vot’sécurité. Y’a deux hommes en bas côté f’nêtre. Pouvez dormir tranquille mam’zelle. Si vous avez besoin d’quoi que ce soit, appelez ou criez très fort. » Un souvenir inoubliable. Refuse s’enferma à double tour, ferma les volets et se mit au lit, avec un couteau sous l’oreiller. Elle songea qu’il y avait toujours une logique dans ce que faisait le prédateur de la nuit. En l’occurrence il s’agissait d’une démonstration de puissance. Demain, si tout se passait bien, le sire, puisqu’il se faisait appelé ainsi, s’en irait vers son destin. Il serait enfin libre de fonder son royaume, au cœur de la forêt, parmi les fauves… Dans sa tête il régnait déjà. Les histoires de Sijesuis ou de Refuse seraient peu de chose en comparaison de la sienne.
« Il ne vous a fait aucun mal? » Demanda la magicienne à l’aubergiste, au moment de rendre sa clé. Elle soupçonnait son allié d’avoir contraint le pauvre homme d’accepter les rufians dans son établissement, et peut être pire. « Je suis désolée, » insista-t-elle. Son interlocuteur lui assura que tout allait bien. Soit. De toute manière ses ennuis ne dureraient pas plus longtemps. Dehors, Présence embrassait ostensiblement son amante. Il avait fait amener et seller un cheval naturel pour Refuse. Celle-ci nota mentalement que les sbires ne se montraient pas, et que la fille attendrait le retour de son héro, à Firapunite, depuis sa maison. Refuse et Présence prirent la direction de la porte nord de la ville. « Ainsi tu as trouvé ta reine? » Remarqua la magicienne. « Mais non, je veux te rendre jalouse et que tu prennes sa place.
_ C’est sans espoir. Tu vas devoir la garder. Pourquoi n’as-tu pas choisi une jeune sorcière malléable?
_ Parce que je n’en ai pas rencontré une seule qui voulût me suivre. Elles sont trop timorées. Également parce que la vie ne se résume pas à la sorcellerie. Ce monde foisonne de gens intéressants, pour qui sait les voir. Par exemple, Iméritia est une brillante empoisonneuse, bien éduquée, possédant des états de services élogieux. Issue d’une famille désargentée de la petite noblesse, elle s’est faite une réputation à Firapunite. Ses choix lui ont permis de renouer avec la fortune. Naturellement, elle en veut plus, d’où notre association. Mais il va de soit que j‘ai pris mes précautions,» ajouta-t-il avec un sourire.
Chapitre sept : Les Palais Superposés.
Avant goût.
Ils quittèrent la cité baroque. Au-delà, prospéraient des domaines viticoles, chacun régnant sur une mosaïque de parcelles ordonnées, délimitées tantôt par des chemins, tantôt par des murets. Présence raconta comment il avait découvert le vin, la première fois qu’il avait pris forme humaine, mais Refuse ne l’écouta pas. Le prédateur donnait l’impression d’être en terrain familier, d’en savoir plus que la magicienne, qui détestait ça. Elle accéléra un peu pour s’isoler : le monde s’offrit à nouveau sans médiation. Après quatre heures de trot, les coteaux se firent plus rares. Les collines aux jolies rondeurs cédèrent la place à un terrain accidenté et sauvage, dominé par des formations rocheuses aux contours déchiquetés. Les nuées, soumises à des vents capricieux, reflétaient dans le ciel les fantaisies de la terre. La végétation, particulièrement vivace et conquérante, montait à l’assaut du minéral, agrippant les parois, s’accrochant aux moindres corniches, profitant de chaque interstice. Néanmoins, le chemin au pavement multicolore était relativement épargné, ne tolérant que des herbes rases entre ses pierres irrégulières. Aucun arbre ne poussait droit. Bien au contraire, ils étaient tous affectés de contorsions, ou de crispations, qui selon les cas leur donnaient un air pathétique, inquiétant, ou énergique. Le parasitisme semblait la norme : champignons, plantes grimpantes, et cousins du gui foisonnaient. Les ronces qui croissaient au bord de la route enflaient au passage des cavaliers, tandis que leurs longues épines s’allongeaient. Certaines tiges fouettaient l’air quand les chevaux galopaient trop près. Autre signe de la confusion des règnes, Refuse vit ce qui lui parut des herbes onduler ostensiblement à contre sens de la brise. Les mousses étonnaient par la variété de leurs couleurs et par leur épaisseur inhabituellement fournie.
Dans cet univers riche en textures, où les êtres et les choses rivalisaient de nuances étranges ou subtiles, on distinguait mal les végétaux des minéraux. Idem, les forêts s’agrémentaient de nombreuses clairières, tandis que les plaines se constellaient de petits bois. La route désorientait par ses détours. Toutefois elle menait toujours les voyageurs par les voies les plus sûres, de sorte que si le trajet en fût rallongé, il se parât des attraits d’une promenade. Néanmoins, la magicienne s’étonna d’être la seule humaine à jouir de la balade. Manoirs, villas, simples maisons, ou modestes chaumières brillaient par leur absence. Naturellement la faune sauvage ne s’en portait que mieux.
Souvent, de petits animaux détalaient à l’approche des cavaliers. Ceux-ci effrayèrent plus d’une fois des nuées d’oiseaux, qui changeaient de direction comme des bancs de poissons, ou que l’on voyait se disperser à la moindre alerte. Il y avait aussi quantité de petits êtres bourdonnants de toutes les couleurs qui s’agitaient près des fleurs et des points d’eau. La journée avançant, Refuse fut témoin de phénomènes de plus en plus contraires à la Nature. Des lueurs tourbillonnantes se manifestaient sans prévenir. Les nappes de brumes se mouvaient comme possédant une vie propre. L’après-midi touchant à sa fin, apparurent les premiers signes de vie humaine, depuis qu’on était sorti des vignes. Là, une porte dans un roc couvert de mousse, ici, des fenêtres taillées dans un tronc immense.
Les méandres de la route passèrent par un épisode à dominante rocheuse, puis errèrent une heure durant dans un bois touffu. Enfin, une vaste plaine s’ouvrit devant eux comme la scène d’un théâtre. On découvrait les acteurs. Là-bas, à l’est, la longue façade du Château Noir, percée de vitraux rouges sang, s’étendait au milieu d’une mer de vapeurs dorées masquant le sol. Côté ouest : une petite île diaphane flottait à mille mètres d’altitude. On devinait des tours sur sa partie supérieure. Le Pont Délicat? De la magie rationnelle! Présence s’amusait de la situation. Son épée trancha en deux une guêpe géante translucide. « Bienvenue chez les fous! » Cria-t-il à l’attention de Refuse qui moulinait du bâton contre le même genre de créature. Elle ne voulait pas gaspiller ses préparations: monture magique, entrave, modification d’apparence, lévitation, et foudroiement.
Devant eux, se dressaient les Palais Superposés, un condensé de tout ce qui avait précédé dans le paysage. Pas de symétrie, ou alors fortuite, ni de vraies verticales, ni d’authentiques horizontales: tout de guingois. Chaque étage rattrapait les déséquilibres de ses voisins. D’ailleurs, il était difficile de dire où commençait et où finissait une partie, car les univers se mélangeaient. L’organique triomphait. Des poutres, des tiges, des prolongements, des excroissances partaient à l’assaut du vide, supportant parfois des assemblages défiant l’apesanteur. Le terreux, le rocailleux, le rugueux, l’herbeux, le noueux, le précieux côtoyaient le nacré, l’irisé, le plissé, le ramifié, le brillant, le transparent, le lumineux, le vaporeux, le touffu, le proliférant, l’envahissant, mais aussi le coulant, l’agglutinant, le mouvant, le dur et l’ordure. Il y avait aussi plusieurs portes, entrées, failles, grilles, trous… Et puis des ponts, des passerelles, des balcons, des plates formes, des escaliers, des rampes, des cordages, des ascenseurs… des cheminées. Et de la vie dessus, dedans, autour. Plein d’êtres qui volaient, qui grouillaient, qui rampaient, qui faisaient des bulles, qui nidifiaient, qui produisaient des sons, des odeurs, des accidents.
« Veux-tu vraiment entrer dans ce repaire d’anarchistes? » Ironisa Présence, avant d’ajouter: « Comment expliquer cela? À un moment donné le prix du mètre carré a flambé, alors ils ont tous construit les uns sur les autres. Hein? Qu’est-ce que tu en penses?
_ Ce sera sans doute différent à l’intérieur, » avança Refuse. « Oh! Qu’est-ce qui te fait croire ça?
_ L’humanité des habitants… » Commença la jeune femme. « Ce sont des magiciens, ma chère! Ce sont les vrais là! » Présence fut pris d’une quinte de rire démente. Refuse attendit patiemment qu’il se calmât. Elle imagina que le chat avait dû bien s’amuser, ne serait-ce qu’en anticipant ce moment. Elle le comprenait, et pour une fois le suivait dans son humour. La magicienne n’était pas totalement surprise. En fait, elle avait vu des gravures représentant les Palais Superposés, et des héliographies sur plaque de verre, là où elle avait acheté son dernier sortilège. Mais on ne se rendait pas bien compte en voyant les images: il y avait un problème de distance, trop près ou trop loin, pour traduire la réalité. La difficulté des artistes était maintenant la sienne. Par quel bout la prendre?
Les voyageurs parvinrent au pied des Palais. Refuse se demanda où était l’entrée. A la réflexion, elle supposa qu’il devait en exister des dizaines. Mais elle pensait à un accès commun, principal, officiel. Supposant que Sijesuis était déjà venu ici avec Présence, elle posa directement la question au prédateur de la nuit. Or ce dernier prétendit à la fois connaître la région, et ne pas savoir la réponse. « Chaque fois, nous fûmes convoyés par les airs, parce que nous avions le statut d’invités. De toute façon, la plupart des négociations se déroulaient à Sumipitiamar. Sais-tu, j’ai vécu un temps dans les parages, avant de rencontrer Sijesuis. Nos routes se croisèrent un jour entre Les Palais Superposés et le Château Noir. Alors, il fit de moi son familier.» « Sous quelle forme ?
_ J’étais un chat.
_ Es-tu né ici ?
_Non.
_ Non ? Donc tu vins avec un autre sorcier, ou avec une idée en tête. Dans les deux cas, cela signifie que tu étais déjà un animal parlant, un familier. Qui as-tu servi avant mon maître ?
_ Personne.
_ Vraiment ?
_ Oui, je suis le rejeton d’un prédateur de la nuit.
_ Ils ne transmettent pas leur esprit ! Il faut que l’animal soit éveillé par un mage !
_ Peut être, en général, mais il y a des exceptions.
_Ah, bon ? » Refuse considéra le spadassin avec méfiance. Elle aurait bien poursuivi l’interrogatoire, si le soleil n’avait pas été aussi bas sur l’horizon.
« Je vais commencer par cette porte, en haut de cet escalier sinueux. Mais avant: changement d’apparence! » Refuse prononça la formule magique. L’enchantement la fit grandir de cinq centimètres. Ses cheveux mi longs lui descendirent jusqu’à la taille. La ligne des sourcils s’arrondit. Sa peau prit une couleur cuivrée, le blanc des yeux noircit complètement, l’iris brilla d’un éclat bleu, et la chevelure plus épaisse vira au vert métallique. Les vêtements adoptèrent le style bariolé des steppes du Grand Pays, en s’adaptant à ses nouvelles mesures. La magicienne monta les larges marches à cheval, en supposant qu’on lui indiquerait une écurie si elle donnait l’impression de vouloir entrer. Elle toqua avec son bâton. Subséquemment, une ombre en forme de grenouille de trente centimètres de haut se matérialisa devant la porte verte: « Qwââ? Keskiyââ? » « Bonjour, je souhaiterais rencontrer le sorcier qui vit ici, dans cette partie des Palais. Je voudrais qu’il me renseigne. Je cherche quelqu’un. Si vous êtes son familier allez l’avertir, et annoncez Misituria.
_ Qwââ? Nâân!
_ Ce n’est pas très serviable. Pourquoi ce refus?
_ Qwââ? Pourqwââ? Débrouille twââ!
_Si vous ne voulez pas m’ouvrir dois-je comprendre qu’il m’appartient de le faire? La porte est-elle sans danger?
_ Qwââ? Nâân! Touche pââs!
_ Êtes-vous un familier ou un prédateur de la nuit? »
La grenouille commença à grossir. Elle atteignit rapidement la taille d’un cochon, mais elle enflait encore… Refuse devait-elle tenter le coup de force? À peine arrivée, même pas entrée, et déjà la violence… Le batracien noir se stabilisa aux alentours d’une tonne. Il se mit à sauter lourdement sur place en poussant des croassements menaçants. Chaque impact faisait vibrer le sol, fissurait les marches, éboulait l’escalier. La bête avait à peine la place de s’y tenir. On aurait pu parier sur une chute spectaculaire (et édifiante) mais Refuse jugea plus sage de ne pas insister. Elle se replia sous les sarcasmes de Présence.
On alla voir chez les voisins. On descendit plusieurs volées de marches irrégulières conduisant à une mare obscure envahie d’algues. Des pierres dépassant de l’élément liquide permettaient d’atteindre une grille rouillée, entrouverte sur un passage obscur informe. Une observation attentive révéla une clochette à moitié immergée, aux pieds de la magicienne, non loin du bord vaseux. Refuse ramassa l’objet et le décrassa en l’agitant dans l‘eau. Puis elle fit tinter l’instrument, provoquant le surgissement hors de l’ombre d’un diablotin cornu, aux longs doigts griffus. Leste comme un petit singe, il escalada les barreaux de la grille. En équilibre au sommet, il s’adressa à Refuse en employant des tournures archaïques de la langue du Garinapiyan. La fille des Contrées Douces n’y comprit rien. Toutefois les gestes de la créature en disaient plus long, l’invitant à avancer. Méfiante, la magicienne tâta le terrain de son bâton. Bien lui en prit, car les pierres réagirent comme des feuilles de nénuphar, en oscillant à la surface de la mare. Refuse lança un regard noir au petit démon, avant de faire demi-tour.
Pour sa troisième tentative, elle s’agrippa à des plantes grimpantes et autres aspérités, dans le but de s’élever à hauteur d’un porche prometteur, situé à cinq mètres du sol. Il y avait eu une rampe autrefois, mais elle s’était effondrée. Entre des colonnes jumelées, elle découvrit un tombeau placé sur une estrade. Depuis sa niche, la statue de l’inhumé la considérait d’un œil sévère. Un passage s’ouvrait sur sa gauche. Il tournait à droite au bout de dix pas. Là, un escalier étroit s’achevait dans un mur. Refuse fronça les sourcils. Cet endroit n’était pas la montagne sculptée du Sphinx. Par conséquent, la lévitation ne lui ferait pas forcément gagner du temps. La magicienne regretta aussi de n’avoir préparé le charme de révélation. Elle rebroussa chemin, sans se décourager. C’était habité, donc elle trouverait forcément des gens. En écartant un élément végétal, elle dérangea un essaim de bébêtes poilues minuscules, munies de trompes et d’ailes de libellules. À peine envolée l’une d’elle fut happée par un grand corbeau d’ombre. Il commençait à faire vraiment sombre. La magicienne retrouva Présence, qui gardait les chevaux, en conversant avec un adolescent allongé sur un tapis volant.
« Ma famille est l’une des plus importantes des Palais Superposés, » disait-il. « Nous possédons un bon quart de la totalité, je crois, en comptant les cousins, les cousines, les oncles et les tantes. Ce tapis est dans ma famille depuis des générations. » Refuse intervint dans la langue du Garinapiyan: « Très bien! Connais-tu la magicienne Bellacérée? Elle vit ici. C’est peut être une étrangère comme moi. J’ai un message pour elle. Peux-tu m‘aider?
_ Hum… Ce nom m’est connu mais je ne pense pas que ce soit quelqu‘un de très accessible. Je dois y aller. Tchao! » En deux temps trois mouvements, il avait disparu. « Tu aurais dû lui proposer une récompense, » suggéra Présence. « Je ne possède rien qui puisse intéresser ce genre de gamin, sinon des sorts. Mais il était à peine gris, et de toute façon il ne m’a pas laissé le temps de le convaincre. Il se méfiait,» répondit la magicienne, qui ajouta : « Je croyais impressionner avec ma nouvelle apparence. Or j’ai obtenu l’effet contraire. Prenons de la distance. Nous apprendrons en observant.
_D’accord, je vais inspecter ces buissons.» Le spadassin désigna des fourrés un peu en retrait de la route. « S’ils ne sont pas dangereux nous pourrions nous poster derrière.» La moitié des « plantes » s’envolèrent en battant des branches. Le reste se tint tranquille. Des mousses phosphorescentes commencèrent à luire faiblement. De loin on voyait des habitants emprunter des passerelles ou sortir sur les balcons. Refuse appela mais personne ne lui répondit. Le bon usage eut été d’envoyer son familier au devant, ou d’employer un sort de communication.
Soudain, un pan de mur s’enflamma à la base des Palais, révélant une herse imposante. Elle se souleva pour livrer passage à cinq cavaliers, tous des magiciens. Hélas, ils ignorèrent délibérément les appels de Refuse. Pendant un bref instant les flammes reprirent. Après quoi, la paroi retrouva son aspect antérieur. Désormais la jeune femme savait où elle devrait concentrer ses efforts. Mais il lui faudrait changer ses sortilèges. « Mes choix n’étaient pas très judicieux. Je vais me réfugier au tombeau pendant la nuit. C’est couvert, en hauteur, et facile à défendre. Demain j’entrerai par la grande porte. » Elle s’installa au mieux, dans le couloir qui partait de la tombe proprement dite. Elle avait ramassé de quoi faire du feu. Présence suivit, bien qu’il n’eût pas l’air absolument convaincu. C’est que les heures nocturnes n’étaient pas les plus sereines autour des Palais Superposés. Au crépuscule, ils eurent de la musique. Puis des sarabandes bruyantes de familiers et de sorciers volant se succédèrent. Enchantements, tapis, balais, soucoupes, deltaplanes, créatures aux ailes membraneuses, transformations: tout était bon. Refuse se sentit en porte-à-faux de cette société tumultueuse. Évidemment, il ne s’en trouva pas un pour inviter l’étrangère à rentrer. Minuit connut une accalmie. La magicienne pût enfin dormir. Mais vers deux heures, le ciel se colora de pourpre, sur fond d‘orage. Des colonnes de lumière montaient du sud, très exactement du Château Noir aperçu pendant leur chevauchée. Aux alentours de quatre heures du matin, une obscurité sans étoile se substitua à cette dramaturgie tapageuse. Ensuite la nature reprit ses droits.
L’intérieur.
Lorsque Refuse contempla le paysage à son réveil, elle constata que quelque chose avait dévoré son cheval, et peut-être celui de Présence, mais dans ce cas sans avoir laissé de restes. Elle se prépara. Son idée: se dissimuler par une illusion près de l’entrée, attendre une ouverture, se précipiter à l’intérieur, puis persuader quelqu’un de la guider jusqu’à Bellacérée. La magicienne se dota également de la révélation, ainsi que d’un sort d’entrave. L’attente fut éprouvante, notamment parce que rester longtemps immobile sur un sol humide et froid ankylosa ses membres. Enfin, un couple de sorciers à cheval, un homme et une femme revenant aux Palais, provoqua l’ouverture. Les flammes récompensèrent ses efforts ! Refuse se glissa à leur suite, avec Présence sur ses talons. Immédiatement la sorcière se retourna. Un serpent noir, enroulé autour de son avant bras gauche, sifflait dans la direction de l’intruse. « Qui êtes-vous? » Cria la cavalière. Son compagnon éperonna sa monture afin de se soustraire à un danger imaginaire. Il disparut dans un passage latéral. Au même instant, un garde d’ombre en armure s’approcha, d’une démarche pesante, le dos voûté, mais dominant d’un bon mètre la jeune femme, vers laquelle il pointa sa redoutable hallebarde. Celle-ci parla en garinapiyanais : « Je m’appelle Refuse. Je viens rencontrer Bellacérée, mais elle ne le sait pas. Je ne sais même pas qui elle est. Je dois lui dire un message de Sijesuis ; à elle seule. »
Parmi les témoins de la scène, la sorcière désigna un apprenti afin qu’il allât prévenir Bellacérée. Le missionné se dépêcha d’obéir. Pareillement, le compagnon de la sorcière ne s’attarda pas non plus. Refuse eut le loisir d’observer le hall d’entrée. Confirmant son intuition, l’intérieur des Palais semblait moins chaotique que l’extérieur. Par exemple, la coupole au dessus d’elle était régulière. Cependant, la salle possédait de nombreux recoins, niches, et angles morts ; ainsi que de multiples sources de lumières qui passaient sans cesse du bleu au rose, et inversement. Mais la sorcière ne ressentait pas les choses de la même façon. Lassée d’attendre, elle posa pieds à terre et leur demanda de l’accompagner jusqu’au box de sa monture. Pendant qu’elle leur tournait le dos, son serpent continuait de les surveiller, et le colosse les suivit. Les Palais Superposés entretenaient une tradition de méfiance, qui n’était pas sans rappeler les peurs de Survie envers le monde extérieur. La sorcière palatiale ôta l’équipement du cheval et s’employa à brosser l‘animal, une tache fatigante dont elle aurait pu s’épargner la peine, en la confiant à un autre apprenti, ou à un serviteur magique, tant ils étaient nombreux dans les parages.
« Étiez vous dans le sphinx lorsque les liens avec le pont ont sauté? » Demanda-t-elle sans interrompre son travail. « Oui, » admit Refuse, « vous êtes la sorcière …? » Elle fit le geste d‘agiter sa main pour dire « floue ».
« Cela m’arrive. Dites-moi, vous avez fait un sacré bout de chemin. Sijesuis n‘est toujours pas avec vous? Il n‘aurait eu aucun mal à trouver celle que vous cherchez.
_ Non. Pas vu depuis des semaines. Mais vous avez raison: c’est plus facile quand il est là. Comment vous appelez vous?
_ N’Kaloma.
_ Qu’est-ce que cela veut dire?
_ Je ne sais pas. Ma mère n’était pas du Garinapiyan. Elle venait du N’Namkor, une puissante nation à l’est de la Mer Intérieure.
_ Vous ne savez pas le sens de votre nom!
_ Et non. Mais je suis connue ici, et estimée. On me fait confiance.
_ Pourquoi étiez vous connectée à la source du pont?
_ Je veux rester jeune et belle éternellement.
_ Ah, je vous ai tué alors…
_ Pas encore. Du reste je ne me faisais pas tant d’illusion. Toutefois j’espère bien me maintenir, avec ou sans le pont, car je crains qu’une vie normale ne me suffise pas pour accomplir quelque chose, et pour tirer jouissance de ce corps autant que je le voudrais.
_ Connaissez-vous d’autres sources d’énergie?
_ Oui, ici par exemple. Mais le travail du pont fut très bien fait, et accessible.
_ Je n’ai pas l’impression de bien comprendre mon maître. Il n’a pas de partisans. Presque tout le monde se moque du Pont Délicat.
_Presque?
_ Et bien, une quarantaine de chevaliers d’ombre ont foncé vers le sud. Je les ai vus il y a seize jours, dans la région des Prairies. Avaient-ils autre chose à faire? Qui les envoyait, selon vous ?
_ Sumipitiamar, la capitale. En temps de paix, eux seuls possèdent une force de cette ampleur, immédiatement disponible. Le Château Noir en serait également capable en se vidant, ou après une période de mobilisation.»
Un jeune magicien vint chercher Refuse, afin de la guider jusqu’à Bellacérée. Sa peau était tout juste décolorée. L’éclairage des palais brouillait les tons jaunes et violets de ses habits. Ses traits physiques s’accordaient avec ses belles manières. Il donnait des explications au fur et à mesure qu’il écartait un rideau, que l’on traversait un voile d’ombre, qu’un pan de mur pivotait ou se transformait à leur approche, que l’on contournait un pilier, ou qu’une porte s’ouvrait dans un renfoncement. « J’ai sur moi une amulette qui me révèle et ouvre certains passages, » dit-il d’une voix mélodieuse. N’Kaloma les suivit un temps, puis bifurqua vers un escalier imitant une coulée de lave, alors qu’ils s’engageaient dans un ascenseur gardé par une mante religieuse chromée de quatre mètres de haut. « C’est tout un univers, » commenta le novice pendant le déplacement vertical. Refuse l’écouta développer sa présentation: « Les mages vivent ici depuis des siècles, voire des millénaires. Chaque génération apporte son lot de transformations. Lorsqu’un praticien se sent capable, il se cherche un palais oublié, en déjoue les pièges, et le fait sien. Dès lors, son territoire évolue en fonction de ses désirs et de ses talents. Néanmoins certaines parties des Palais résistent aux curieux depuis des lustres. D’autres suscitent des rivalités. Certains sorciers transmettent leur héritage à leurs lignées, à leurs apprentis ou à leurs confréries. Un tel processus aurait pu figer les rapports de force, mais nous avons toujours accueilli des talents extérieurs, par cooptation, de sorte que l’adaptation est restée notre principale vertu. En outre, la règle est de s’unir contre les dangers extérieurs. Ah, nous arrivons.»
La cage s’ouvrit sur une plate forme circulaire supportant un bulbe aux parois transparentes. En face, un passage donnait sur une passerelle oblique, menant à une tour octogonale. À droite, un homme et deux femmes admiraient le paysage. Lui était vêtu d’un pourpoint marron sans manche, d’une chemise noire, de pantalons de même couleur, et de bottes de cavalier. Une épée pendait à son côté gauche. La sorcière à senestre portait une longue robe rose à larges manches et un bonnet brodé assorti. Elle était plus grande que Refuse. La troisième, en revanche, était du genre menu. Elle avait glissé son corps mince dans une ample tunique verte serrée à la taille, et ses jambes fluettes dans des collants noirs. Derrière eux, diamétralement à l’opposé, un corbeau d’ombre faisait le guet sur une longue banquette épousant la courbure du périmètre. « Croa! » Avertit le familier. Le groupe de contemplateurs se retourna brusquement, pendant que le guide avançait vers le passage en leur adressant un salut amical de la main.
Mais Présence réagit en faisant un pas de côté en direction des sorciers des Palais, sa main tirant l’épée, alors que Refuse se décala prestement sur sa gauche : l’homme, c’était Dents-Blanches! La fille en robe longue, plus proche de la sortie, s’écarta immédiatement en levant les mains. Simultanément une lame noire jaillit de la paume de sa consœur. Cette dernière se mit en garde dans la foulée, menaçant directement Présence. Pendant une fraction de seconde, Dents-Blanches eut l’air de lever le doigt comme pour demander quelque chose, mais il prononça une formule rapide. Une grosse main noire apparut alors devant lui et se projeta vers la figure de Refuse. Celle-ci dévia l’attaque avec son bâton et contre-attaqua avec son charme d’entrave, lequel aurait atteint sa cible si Présence n’avait repoussé la bretteuse dans sa trajectoire. Des ronces ténébreuses la ligotèrent instantanément! Le spadassin continua pourtant sur sa lancée, chargeant Dents-Blanches. Mais à ce moment un brouillard rouge envahit la pièce, couvrant la fuite de son auteure. Dans son empressement, cette dernière bouscula le guide. Le corbeau fonça sur Refuse ! Elle s’y attendait. D’un moulinet de son bâton elle assomma le volatile. On entendit le corps de l’oiseau frapper une vitre. Cependant, la main d’ombre mit à profit ce moment de distraction pour réattaquer. Heurtée au visage, Refuse tomba en arrière. Les doigts noirs se refermèrent sur son crâne, en lui pressant les tempes. Quant à Dents-Blanches, il bloqua de justesse une attaque de Présence avec sa rapière, puis se fondit dans le nuage opaque. Pendant ce temps, Refuse se tapait la tête contre le sol, espérant ainsi se défaire de la main ensorcelée. Présence se plaça au niveau de l’accès à la passerelle: il vit la sorcière en fuite arriver à l’entrée de la tour octogonale. Mais, de la brume, lui parvint alors le son étouffé d’une formule magique. De la senestre il dégaina prestement un poignard, qu’il lança au juger: bing! La lame avait probablement touché une baie vitrée. A force de heurter le dallage, la main d’ombre lâcha prise. Refuse l’arracha complètement en lui cassant un doigt. Puis elle exécuta une chute avant, pendant que Dents-Blanches fouettait l’air de sa lame. Le jeune guide passa devant Présence, à quatre pattes, mais ravi de se retrouver à l’air libre. A l’intérieur, La magicienne des Patients trébucha sur l’épéiste entravée. L’accident trompa la main magique, qui attaquant à contre temps passa à côté de sa cible: d’un méchant coup de bâton, Refuse l’expédia aussitôt dans les limbes des sortilèges. Dents-Blanches sentit immédiatement qu’il avait perdu le lien avec son maléfice. Dès lors, il réfléchit à ses options: s’enfuir par l’ascenseur, attaquer dans le brouillard l’élève de Sijesuis, attendre…
Or, au même moment la magicienne faisait aussi ce genre de calcul, en s’aidant de la révélation. Ainsi la silhouette de son adversaire lui apparut nettement, malgré le brouillard. Refuse le frappa d’abord à la gorge, donna un coup de pied au ventre, puis l’acheva par une attaque à l’arrière du crâne. Dents-Blanches s’écroula, inconscient. La magicienne victorieuse tira le corps dans l’ascenseur. Puis celui de l’entravée, en s’excusant: « Désolée. C’est un différent qui remonte à plus de quatre mois. » La jeune femme actionna la manette vers la position la plus basse. La cage amorça sa descente. Ensuite elle alla rejoindre Présence et son guide, très choqué. « Vous les connaissez? Pourtant on m’avait dit que vous n’étiez pas d’ici! » S’écria-t-il. « Nous avons eu des maux avec Dents-Blanches dans les Contrées Douces, » lui expliqua Présence. « Il est vrai qu’il est émissaire et qu’il n’est rentré que très récemment, » admit le garçon. Refuse demanda: « Qui est son maître?
_ Il loue ses services. Il fait autant affaires avec les Palais Superposés qu’avec le Château Noir. Celui-ci est sous l’autorité du haut mage Esilsunigar. Moi, je me nomme Oumébiliam. » Cela signifiait homme aimable. « Au fait qu’est devenu notre ami? » Demanda Présence à la magicienne. « Je l’ai assommé et je l’ai mis dans l’ascenseur avec sa comparse.
_ Etonne toi si après cela ils cherchent à se venger! Il fallait le saigner comme un goret, Refuse!
_ Chacun son style, moi je les ai expédiés au niveau le plus bas.
_Hou-la-la! » S’exclama Oumébiliam qui s’empressa de replonger dans le brouillard. « Heu… J’ai gaffé?
_ Mais non, tout va très bien. Tu as improvisé un moyen élégant de te débarrasser de tes ennemis, et là tu viens de découvrir que Dents-Blanches tient ce jeune naïf sous son emprise, par un charme de persuasion probablement.» Précisa le prédateur de la nuit. « Allons à la tour, » dit la magicienne, qui pour le moment ne voulait pas en savoir davantage sur les idées du spadassin. La passerelle les mena à un rideau de perles.
Bellacérée.
Présence passa devant Refuse au dernier moment : l’intérieur était désert. Le diamètre de la pièce octogonale n’excédait pas les trois mètres. On avait le choix entre trois portails magiques, chacun correspondant à un côté : un était placé face à l’entrée, et les deux autres immédiatement à sa droite. « Le deuxième, » indiqua l’ancien familier, sûr de lui. Ils franchirent le seuil. Refuse découvrit une vaste salle carrée flanquée d’absides semi-circulaires, et nervurée de piliers semi engagés soutenant une voûte en arcs brisés croisés. On était loin de l’esthétique chaotique caractérisant l’extérieur des Palais Superposés. Une vingtaine de fauteuils tendus de velours bleu étaient disposés en cercle sur un dallage de marbre blanc. Pourtant seuls cinq magiciens et trois magiciennes occupaient les places assises. À cela s’ajoutait un énorme cristal rouge en lévitation dans l’abside du fond, derrière la sorcière qui faisait face à Refuse. Tous avaient la peau parfaitement noire, à l’exception d’une figure maquillée. Chacun était impressionnant à sa manière. Surmontant ses émotions la voyageuse s’inclina, se présenta et sollicita une entrevue particulière avec Bellacérée, si toutefois elle figurait bien dans cette assemblée. Le jeu des regards le lui confirma. « Ce ne sera pas long. Présence devrait y assister, mais ensuite nous suivrons tous les deux des destins séparés, » précisa la jeune magicienne.
Dès que cette dernière eût fini de parler, la femme du milieu se leva à sa rencontre. Elle se mouvait dans une robe fourreau étincelante descendant jusqu’au chevilles, composée de milliers de perles fines tenues par une force invisible. Certaines s’étaient déposées sur ses cheveux. D’autres la suivaient comme un nuage de traîne. Ses lèvres et ses sourcils étaient soulignés d’un maquillage argenté. Enfin, un diadème serti d’opales couronnait Bellacérée. Lorsqu’elle se fut approchée assez près, un essaim de billes lumineuses se détacha de son vêtement et forma un dôme qui les contint, isolant le trio et piégeant les sons. Refuse déclara: « Sijesuis m’a commandé de vous annoncer qu’il était mourant. L’ordre remonte à plus de quatre mois. Mon maître a été victime d’un maléfice véhiculé par une lettre que lui porta le dénommé Dents-Blanches, que j’ai revu ici même, il y a cinq minutes. Sijesuis a retardé sa fin. Cependant Présence, qui fut son familier, m’a certifié son décès. Dès cet instant sa liberté lui est acquise. » Bellacérée s’adressa au spadassin: « Quittez les Palais et ne vous attardez pas dans le Garinapiyan. » Elle donna une perle à Présence. « Avalez-la. Ce charme vous donnera pouvoir d’habiter la progéniture de votre choix. » Le spadassin obéit et tira sa révérence. Refuse le vit de dos repasser le seuil, mais elle devina la joie du prédateur de la nuit, puisque l’archi-magicienne venait d’adouber son projet. Le dôme de perles se leva comme un voile et réintégra son manteau de départ.
Bellacérée se rassit parmi ses pairs. Très solennellement, elle annonça : « Sijesuis est mort. Qui l’a tué? » À ces mots Refuse recula en direction du portail, en jetant un œil par-dessus son épaule. Cependant son attention se reporta très vite sur l’assemblée, car une autre sorcière se redressait pour répondre. Un instant elle donna même l’impression de vouloir se lever, mais se ravisa au dernier moment. La houppelande rouge brodée d’or dont elle était vêtue lui conférait, malgré son trouble, chaleur, majesté et sensualité. De larges bracelets écarlates ceignaient ses avant bras, et ses cheveux coiffés en chignon étaient piqués de longues aiguilles. Bellacérée l’incita à prendre la parole : « Nous vous écoutons Réfania.
_ Ce n’est pas moi, » dit celle-ci en touchant le fin collier serti de rubis qui ornait son cou. « Rien ne m’intéresse en dehors des Palais. Je respecte les accords avec la capitale par le seul fait que je ne me mêle jamais à la population, et que je n’entreprends rien qui demande de grandes énergies. Ceux qui redoutent mes maléfices ont certainement leurs raisons. Les autres savent que je suis avant tout une curatrice.» Son regard balaya l’auditoire, puis sollicita une consœur, habillée et maquillée à la façon des steppes : étoffes multicolores, peau peinte en rouge, longs cheveux bouclés teints en bleu, rejetés en arrière, et maintenus par un bandeau jaune.
La sorcière polychrome sourit et croisa les jambes en s’inclinant contre son dossier. Elle ferma les yeux avant de déclarer : « Ma puissance vient de mes créatures. J’ai conféré de l’esprit à plus de familiers que quiconque. Ma passion est de transformer le vivant, d’en explorer les infinies possibilités. Les êtres ont leur propre énergie, et je tiens à ce que mes créations se suffisent à elles mêmes. Ayez cela à l’esprit si vous me soupçonnez de puiser à la source du Pont Délicat. D’ailleurs, pour quelle autre raison s’en serait-on pris à Sijesuis ? Un homme si charmant…
_ Merci Pirulisénésia. A vous Diju, » dit Bellacérée.
Depuis son abside le grand cristal oscilla et émit deux flashs de lumière rouge. Puis le corps léthargique qu’il contenait apparut entouré d’une aura vermeille. Une voix vibrante se fit entendre: « Pour avoir déjà parlé à Refuse après les déconnexions du Pont, je me doutais que Sijesuis n’étais plus. J’ai depuis mené ma petite enquête, ici et ailleurs, par l’entremise d’amis chers. J’en ai beaucoup. J’ai également sondé quelques brillants esprits, desquels j’ai extrait des brides de pensées, des faits, et toutes sortes d’indices, à partir desquels j’ai pu orienter mes divinations. En ces domaines la prudence est de mise. Aussi me garderais-je bien d’exposer mes conclusions avant d’avoir entendu tout les membres cette assemblée. Il me faut cependant clarifier ma propre situation. J‘ai toujours entretenu un lien minime avec la source du Pont Délicat afin d‘être immédiatement informée en cas de changement la concernant. Je savais donc que le pont était en danger. Heureusement ma pierre me fournit ce dont j’ai besoin pour me maintenir en vie. Je passe la parole à l’honorable Vussiam.»
Le mage susnommé se mit debout. Bien campé sur ses deux jambes, il tenait une longue barre d’acier dans la main droite, et portait un serre-tête d’argent serti de saphirs. Quoique sa robustesse et son maintient en imposassent, l’ample manteau bleu outremer qui l’enveloppait lui donnait encore plus de volume et de prestance. « Je plaide non coupable, » annonça-t-il. « Je suis partisan depuis toujours d’étudier davantage le Pont. Si nous l’abandonnions je voudrais que nous eussions d’abord réfléchi à un moyen de garder le contact avec les Vallées, dont je suis originaire. (Là bas je réponds au nom de Saggiavoce). Sijesuis surestimait peut être l’importance du Pont Délicat, mais il en aurait fait un sujet de débat, au lieu de le livrer aux appétits du tout venant. Personnellement, je puis justifier tous les usages que j’ai faits de l’énergie excédentaire. Si j’avais su que le magicien des Contrées Douces avait envoyé quelqu’un, je me serais porté à sa rencontre pour lui prodiguer aide et conseils. Il est évident qu’une sorte de nettoyage s’imposait, mais avec discernement, oui discernement. Enfin, ce qui est fait est fait. Je ne vous en veux pas, » conclut-il à l’adresse de Refuse.
Bellacérée désigna le prochain orateur : « Iloukenit, nous vous écoutons. Vos discours font régulièrement les délices de cette assemblée.» C’était un long corps maigre dans un pagne blanc. Il avait des sandales aux pieds, et pour seule parure un pectoral de jade triangulaire. Les veines et les artères du sorcier brillaient sous l’épiderme noir. « Ah ce sera bien difficile de vous convaincre que votre serviteur n’a pas trempé dans ce malheur. Tout accuse celui qui vous parle. Ne s’est-il point vanté d’entretenir un réseau de portails magiques grâce à la source du Pont? N’avait-il point conseillé que l’on installât un tel dispositif en lieu et place du monument prestigieux? N’avait-il point évoqué l’idée de conserver les formules permettant le pont d’ombre, provisoire mais suffisant? Ne doutait-il point de la compétence de Sijesuis, magicien provincial, honorable mais sans l’envergure nécessaire pour assumer à lui seul les responsabilités qu’un pouvoir négligeant lui confia? Ne l’avait-il pas qualifié un jour de triste valet de Sumipitiamar? Toutefois, il aurait préféré qu’on l’accablât du meurtre de son terrible familier, lequel se portait si bien, et qui est reparti sans être inquiété. Les lois de l’hospitalité, conjuguées à la peur de n’être point compris, l’auront empêché de faire son devoir. » Bellacérée sourit. Elle ne croyait pas à la culpabilité d’Iloukenit.
« Sijesuis crevé? Pourquoi pas? Je ne l’aimais pas ! D’autant que créer un poison, une malédiction, c’est amusant. J’enrage qu’on ne m’en ait pas parlé! Mais le faire vraiment? En valait-il la peine? Bof… Autrefois j’étais partisan de le renvoyer à Sumipitiamar en plusieurs morceaux. On sut me convaincre que la capitale n’aurait jamais les moyens de nous contraindre, alors j’ai laissé repartir le petit scribouillard avec ses foutus accords. Est-il devenu plus dangereux aujourd’hui? Rrôô, je ne crois pas. On peut le laisser mourir tranquille. Pas la peine de s’acharner. Vous n’êtes pas sympas les gars. Dénoncez-vous! Ah-ah-ah! » Malgré ses atours de brocard, ses bagues et sa coupe d’or jamais vide, l’orateur affichait un air débraillé et sale. Il s’en servait pour provoquer plus de répulsion que de méfiance, en affectant un franc parlé odieux, croyant ainsi masquer sa vraie perversité. Ce maître des illusions se nommait Trominon.
Le magicien assis à sa gauche se leva. De petite taille, il compensait par un visage grimé, expressif jusqu’à la caricature, et par une gestuelle extrêmement stéréotypée, accentuée par des gants jaunes. Ses habits très proches du corps s’ornaient de motifs en losanges, jaunes et noirs pour le gilet, de rayures jaunes et vertes pour la chemise, et de broderies vertes sur fond noir pour la culotte. Les bas de chausse étaient jaunes. Une collerette blanche faisait ressortir une tête hirsute. Ses parents l’avaient baptisé Nusiterbioutirisar (notre beau trésor). Hélas, c’était fort long, alors on avait l’habitude d’abréger, lui le premier. « Moi, Nusiter, je n’ai pas mis fin à ses jours. Et si nous abordions maintenant les vrais problèmes? Oui, on peut? Cette demoiselle s’est permis de déconnecter de nombreux magiciens respectables d’une source qui n’était pas à proprement parler interdite. Il est vrai que la procédure existe et qu’elle est garantie par Bellacérée. Mais est-il normal, à notre époque, moi je pose la question, qu’une magicienne à peine sortie de l’apprentissage puisse avoir accès aux formules du Pont? Hein? Cet incident appelle une réaction immédiate! Nous devons dresser une garde efficace dans le sphinx, et ne pas permettre que n’importe quel idiot puisse endommager les sortilèges, ou en faire un usage tyrannique. Oui : tyrannique! Arbitraire, injustifié! J’ai pris sur moi d’envoyer un démon sur place, avec les consignes strictes que la situation exigeait et exige encore, croyez moi! Or ce démon a peut être fait du zèle, ou alors il a été agressé, et donc il s’est défendu… Bref il faut nous concerter sinon nos créatures risquent de se battre, et forcément il y aura des perdants… C’est regrettable, mais ça montre bien que la mission de défendre le site ne saurait être confiée à un amateur ou à un sorcier mineur. J’espère aussi, que vous mesurez tous les sacrifices personnels qu’implique cette responsabilité, que j’assume pour le moment gratuitement. Non, moi je ne demande rien en retour… sinon, j’ai pour philosophie personnelle de toujours favoriser les plus méritants, les plus capables… Je sais que cette attitude ne me vaut pas que des amis! Mais moi j’ai le courage de mes actes, des mes opinions! Or à notre époque la vertu dérange: si quelque maladresse a entraîné la disparition, vous voyez que je vous croie sur parole, de ce magicien, Sijesuis, lui-même assez maladroit, et bien moi, moi, je suis prêt à pardonner. Oui, à pardonner ; moi.» Nusiter se rassit.
Un seul mage ne s’était pas encore exprimé. Il portait de l’orange brillant frangé de noir: bottes de cavalier, chausses noires, tunique à manches larges et col relevé derrière la nuque. Il avait donné à sa peau l’aspect de la pierre grise. Ses yeux brillaient comme du métal en fusion.
« Je suis Esilsunigar, Œilsang dans votre langue, » dit-il à l’attention de Refuse. « Le Château Noir, que je représente, a envoyé une lettre à Sijesuis, voilà des mois. Il est possible qu’un maléfice s’y soit glissé, car les consignes le concernant ont pu être mal interprétées. Nous le regrettons. Nous déclarions dans ce courrier que nous avions le projet et la capacité de nous approprier dix pour cent de l’énergie du Pont Délicat. Logiquement, il n’était pas en mesure de nous en empêcher. S’il voulait garder le Pont, il devait déconnecter tous les autres magiciens. Nous ne nous préoccupons pas de l’ouvrage en lui-même, mais sa décision est logique, et permit d’ailleurs à notre opération d’aboutir. Il y a un an, ici même, nous eûmes une conversation avec vous Bellacérée. Vous pensiez que nos exigences n’étaient pas raisonnables. Mais maintenant elles le sont, par le fait que Sijesuis les a crues folles. Ainsi, Nusiter, votre démon pourra bientôt rentrer chez lui: des chevaliers d‘ombre vont le remplacer avantageusement. Ils sont partis de Sumipitiamar pour prendre le contrôle du sphinx : plus besoin de vos vertus.» Il frappa dans ses mains. Ce signal déclencha l’apparition d’un plateau en lévitation portant un livre à la couverture verte décorée de fins motifs dorés. Esilsunigar invita Refuse à le prendre: « Acceptez ce présent, comme marque de notre compassion. Vous y trouverez maints enchantements utiles. »
Refuse voulut dire son indignation, mais les mots ne lui venant pas tout de suite Nusiter lui grilla la priorité: « Dix pour cent, mais c’est énorme! Si chaque membre qualifié de cette assemblée obtenait la même chose, non seulement le Pont disparaîtrait mais aucun autre sorcier n’aurait accès à la ressource. Je m’insurge! Et que réclame la capitale? Vous avez un accord avec eux, j‘en suis certain! »
Vussiam enchaîna : « Je sais que l’excédent est de l’ordre de douze pour cent de l’énergie totale disponible. Or, les réalisations les plus ambitieuses dépassent rarement le demi pour cent. Aucune ne réclamait plus d’un douzième du surplus. J’en déduis que vos projets se distinguent par leur ampleur. Que préparez-vous donc? »
Esilsunigar répliqua: « Vous-vous inquiétez trop tard. L’affaire est réglée. Ce sera pour nous. Les chevaliers d’ombre auront besoin du Pont Délicat dans les années qui viennent. Sumipitiamar favorisera l’émergence d’un empire unifié dans le pourtour de la Mer Intérieure, en tirant parti du réveil récent du Dragon des Tourments. Les sorciers de la capitale s’imaginent qu’ils pourront affaiblir cette entité.»
« Hé! Mais c’est aussi le projet de Présence! Il a négocié le cataclysme pour se faciliter le travail !» S’exclama Refuse, oubliant où l’ancien familier avait pioché l’idée.
Réfania voyait les choses autrement: « La ruse de ton maître étant devenue quasi légendaire, je ne serais point surprise qu’il feignît de céder, alors que le familier demandait ce qu’il voulait. Sijesuis travaillait pour la capitale avec la complicité de notre chère Bellacérée. Non que j’y trouve à redire, notez bien.»
Refuse fronça les sourcils: « Comment expliquez vous que personne ne l’ai protégé alors? » On ignora sa question.
Iloukénit pensait tout haut: « Donc : les chevaliers de Sumipitiamar contrôlent le Pont Délicat, pendant que le Château Noir fait main basse sur l’essentiel de l’énergie excédentaire. Question : comment ferait Esilsunigar pour empêcher les soldats sorciers de lui couper les vivres, le cas échéant ? Sont-ils à ses ordres ? »
Nusiter s’emporta : « Nous sommes trahis! Nous sommes trahis ! Que nous importe l’empire? Liguons-nous contre le Château Noir!»
Bellacérée: « Oubliez-vous d’où je viens Nusiter? En préservant le Pont Délicat nous rétablirons les routes commerciales avec la Terre des Vents. Si vous les laisser se refaire sans nous, ils seront un jour des adversaires bien plus redoutables et rancuniers que nos ténébreux voisins. Les tragédies du passé se répèteront. »
Pirulisénésia objecta: « Trop lointain tout ça : il y en a pour des siècles! Qui a parlé d’installer des portails magiques des deux côtés du canyon? »
S’efforçant de ramener la discussion au meurtre de Sijesuis, Refuse insista: « Je ne crois pas à la mort accidentelle de mon maître. Vous êtes responsable Esilsunigar! Si vous comptiez sur mon travail, pourquoi Dents-Blanches m‘attendait-il dans la Lande Déserte?»
Mains sur les hanches, le sorcier la regarda droit dans les yeux, et répondit sur un ton neutre: « Je n’en sais rien. Il nous importait que Sijesuis ré-enchantât le Pont Délicat, afin d’engager la responsabilité du Garinapiyan, et parce que nous savions qu’il ne succomberait pas au sortilège des épées mis en place par Bellacérée. C’est en cela que votre contribution a de la valeur, puisque vous avez pris le relais. Mais il est possible que quelqu’un ait cherché à limiter l’implication de Sumipitiamar, ou que l’émissaire ait poursuivi des buts personnels, ou encore qu’on ait voulu saboter l’opération. Je m’emploierai à résoudre ce mystère: nos adversaires nous ont-ils doublés ou avons-nous été trahis ?» Une idée vint à Refuse : « A quel moment comptez-vous faire main basse sur l’énergie du pont ? Vous ne pouvez ignorer que certains sorciers ont déjà rétabli leur lien avec la source.
_ En effet, d’ailleurs l’un d’eux était des nôtres. Par lui nous avons pris le contrôle des dix pour cent que nous convoitions. Les indépendants ont deux pour cent à se partager. Certains sont des alliés, la plupart sont des mages neutres, dont nous n’avons rien à craindre. Voyez-vous, l’influence du Château Noir s’étend au-delà de la région enchantée. »
Iloukénit dévisageait Esilsunigar. Sous l’effet de la colère, l’arborescence de ses vaisseaux sanguins apparaissait dans tous ses détails: « Quel sac de nœuds! Vous avouez le cynisme de vos intentions, puis vous prétendez vous absoudre de leur exécution! Comment vous faire confiance ? A quoi bon discuter encore ? Esilsunigar, je vous laisse vos bénéfices dans cette affaire, et ne vous envie pas. La cause méritait un débat, pas une empoignade. Sachez que l’Île des Nuées ne prendra parti que si on l’agresse. Bonne chance à ceux qui restent! » Iloukénit utilisa un charme de transfert plus puissant que la Porte de Verlieu : une sphère d’ombre l’engloba soudain, puis se rétrécit jusqu’à disparaître. Désormais, il pouvait se trouver n’importe où.
Pirulisénésia ne s’attarda pas non plus. La sorcière des Steppes convoqua un portail magique, et s’en alla. Refuse aurait aimé la retenir. Ni Pirulisénésia, ni Iloukénit ne partageaient son point de vue, néanmoins tous deux lui avaient paru sages à leur manière. Leur départ n’augurait rien de bon. « Deux de moins! » Commenta Trominon. « Ils vont s’entendre dans notre dos, vous allez voir, » insinua Nusiter. « Rassemblons nos forces! Vous n‘allez pas leur laisser la maîtrise du Pont! Trominon! Réfania! Vussiam! »
Ce dernier réagit sans conviction: « Je veux bien aller demander des éclaircissements à Sumipitiamar… »
Mais Nusiter ne sortait pas de sa logique conflictuelle: « Attendez! Qui nous dit que vous n’allez pas nous abandonner? Moi, je pense que nous devons agir ensemble. Envoyons-la, elle, avec un message et prenons Esilsunigar en otage.»
Par « elle », il désignait Refuse. La jeune magicienne, qui ne goûtait pas l’attitude de Nusiter, répliqua: « Non, ma mission est finie. Je n’ai plus rien à voir avec vous. Souvent j’ai voulu des explications. Aujourd’hui je suis gâtée, et pourtant je ne sais toujours pas si j’ai bien agi, si mon maître avait raison, si détruire les cités était… Ah! » Une douleur fulgurante lui transperça le dos et l‘abdomen. Le souffle coupé, Refuse s’effondra. Entre son corps à terre et le portail enchanté, Dents-Blanches souriait sardoniquement en nettoyant la lame de sa dague.
Les deux parties de l’Horreur des Vents jaillirent de la mourante, comme deux vapeurs crépitantes.
L’esprit fusionna avec le principe d’action. Cela se traduisit d’abord par une aura pourpre, accompagnée d’un sifflement semblable à un appel d’air. Le bruit s’intensifia rapidement pendant que des tourbillons noirs jaillissaient du point de fusion. Devinant un danger imminent, Vussiam convoqua à la hâte une barrière de force. Simultanément, Diju enferma le corps de Refuse dans un cristal bleu clair, car la jeune femme n’était pas du bon côté de la protection. Alors la tempête se déchaîna, déchiquetant instantanément Dents-Blanches, Esilsunigar et Nusiter. Trominon eut à peine le temps de produire dans l’esprit de l’Horreur de terribles hallucinations, juste avant d’éclabousser les murs avec les lambeaux de son corps lacéré. La créature occupa tout l’espace disponible, cherchant une issue au cauchemar géométrique qu’était pour elle la salle de réunion. Puis, le sortilège de Trominon agissant, elle se crut dans un labyrinthe, contenu dans une pyramide qui se rétrécissait. Pour les observateurs extérieurs sa trajectoire devint très étrange pendant un moment, et l’on pu croire que l’explosion se contractait. Bellacérée mit ce temps à profit pour réfléchir. Dès qu’elle serait de nouveau dans son état normal l’horreur s’engouffrerait dans le portail magique, la seule issue possible. Partant de l’hypothèse qu’il serait rapidement découvert, Bellacérée se transféra directement vers sa destination : la tour octogonale. Diju s’abstint de tout contact psychique avec l’abomination. Bientôt l’hallucination s’effilocha. Les murs furent de nouveau abrasés. Lorsque le tourbillon mortel s’engouffra dans l’ouverture magique,Bellacérée le piégea dans l’espace transitoire. Plus tard, il faudrait de nouveau dissocier l’esprit et le principe d’action de l’Horreur des Vents, mais l’archi-magicienne avait paré au plus pressé. Son diadème d’opale lui permettant de communiquer à distance, elle informa ses pairs du succès de son action.
Vussiam cessa son champ de force. Réfania alla se pencher sur le cristal bleu. La gangue minérale était craquelée de partout. La tempête lui avait arraché de gros éclats, qu’on retrouvait plantés dans les murs. « Libérez la, je m’en occupe, » dit-elle à Diju. « J’ai rarement vu un gâchis pareil, » commenta le magicien. Il se plaça à la limite exacte des deux parties de la salle, celle qu’il avait protégée et celle complètement ravagée. Le contraste était radical. Vussiam reporta son attention sur le groupe des femmes: une vivante, une stationnaire depuis des siècles, et la plus jeune au statut incertain. Réfania s’employait à la tirer du côté de la vie. « Elles s’en sortent mieux que les hommes, » jugea-t-il, « à l’exception de ce cher Esilsunigar. La métempsychose étant sa spécialité, nous le reverrons. »
Réfania.
Réfania aida Refuse à se relever, puis l‘amena dans la zone épargnée. « Que d’émotion ! Mais vos ennuis sont terminés. J’ai refermé votre blessure. Venez avec moi. Je vous enlève! » Déclara-t-elle. Ignorant l’objection naissante de Refuse, elle la saisit, et en un instant la transporta dans sa demeure. On se serait cru au cœur d’une forêt luxuriante. L’architecture apparaissait par fragments rares à travers une végétation proliférante, d’où émergeaient des chaos rocheux, des chutes d’eau, des grappes de fleurs, et des nuées d’insectes colorés. Cependant tout ce qui était humain tenait la « nature » à distance. Ainsi les livres cachés parmi les plantes, ou à moitié enfuis dans l’humus, ne pourrissaient pas. Ils étaient préservés des taches de moisissures. Le grand lit ne tolérait que le renard familier : les autres animaux ne l’approchaient pas. Par ailleurs, serpents et araignées, frelons et mouches faisaient un détour plutôt que de croiser les magiciennes. « M’en voudrez vous si j’ai pris un peu de votre sang? » Demanda Réfania en exhibant soudain une fiole contenant le précieux fluide. « Pourquoi vous en vouloir? Pourquoi mon sang?
_ Regardez. » Elle fit boire son familier, jusqu‘à la dernière goûte. « M’aimez vous Refuse? J’ai un immense besoin d’être aimée! La violence m’a mise en appétit.
_ C’est que je vous suis reconnaissante pour ma vie, mais je ne suis nullement attiré par vos charmes. Et de toute façon, je ne suis pas une sentimentale.
_ Si vous acceptez la vie, prenez le reste avec. Vous avez fait le plus dur.
_ La vie crée la condition du rejet, » répliqua Refuse.
Son hôte poursuivit : « Quelque part sous ses racines j’ai rangé une potion merveilleuse. Je puis me faire homme le temps qu’il vous plaira. Je ne suis pas mal du tout, vous verrez…
_ Ce n’est pas cela… Nous sommes personnes de pouvoir…
_ Justement j’arrive toujours à mes fins, et comme j’admire votre esprit et que j’ai besoin d’un corps afin de l’exprimer, voyez! » Le familier grandit et se transforma en Refuse nue. Réfania tomba la robe et enlaça la doublure. Refuse regarda un moment. Mais quand elle estima s’être assez instruite, elle se détourna de la scène et partit explorer les alentours. Des lianes opportunes permettaient de grimper vers les étages. Elle trouva une cascade et un bassin propices à la baignade. L’écosystème lui fit de la place. La température de l’eau était agréable, et quand elle en sortit tout le liquide se dépêcha d’abandonner sa peau. Les ébats ayant cessé, elle retourna auprès de la maîtresse des lieux. L’image de son corps se laissait caresser comme un animal domestique. « Il vous manque l’essentiel,» dit Refuse. « Pas du tout puisque vous êtes présente, rôdant dans les parages, troublée sans doute, mais fidèle à ce que vous avez décidé d’être. Révolte et soumission, peau physique et peau psychique, je touche à tous vos extérieurs.
_ Quand pourrais-je repartir?
_ Si tôt? Pour aller où? Quel problème urgent vous appelle? N’avez vous pas rempli votre mission? Est-il déjà temps de vous oublier dans les affaires du monde? Restez mon invitée, Refuse. J’ai votre double, je ne vous toucherai pas. Reposez vous, apprenez les sortilèges que vous pourrez. Je vous réserverai un espace, sans quoi nous nous déchirerions. Amusez vous à trouver la sortie: ce ne sera pas très difficile. Et quand ma passion sera morte, ce qui finit toujours par arriver, promettons-nous de ne pas nous agresser mutuellement. Le Pont Délicat a cristallisé des tensions qui existaient depuis toujours. Elles vont très prochainement éclater ça et là. Dites-moi de quoi vous serez sûre une fois dehors? »
Après mûre réflexion, Refuse annonça, qu’elle acceptait l’hospitalité de Réfania pour une durée de sept jours. Ensuite elle quitterait les Palais. Ce fut enrichissant. La demeure de la guérisseuse était une chose fascinante et elle apprit beaucoup en sa compagnie, concernant des sujets très variés, et particulièrement celui qui lui tenait le plus à cœur, de sorte que sa liste de sortilèges s’accrut considérablement.
Mais le dernier soir Refuse alla rejoindre Réfania. Elle lui demanda de se changer en homme le temps que dureraient leurs étreintes. Les deux êtres s’aimèrent. Lorsque Refuse s’éveilla, au terme d’un long sommeil, son hôte était parti. Le renard familier l’informa que sa maîtresse avait été appelée à un conseil. La magicienne se rhabilla, mangea, puis remplit son sac à dos de victuailles. Elle laissa sur le lit un mot de remerciement ainsi qu’une broche précieuse ramassée sur l’Île des Tourments, en guise de souvenir.
Chapitres huit : L’éloignement.
Fuite et abandon.
Abandonnant le logis de son initiatrice Refuse se mit en quête d’une sortie. Un calme étrange régnait dans les Palais. On y croisait parfois un familier furtif, ou un apprenti empressé, mais personne disposé à vous conseiller sur la direction à prendre. Toutefois Refuse en savait maintenant assez pour se débrouiller, en se trompant de temps en temps. Elle finit par aboutir au hall d’entrée, où quatre colosses en armures montaient maintenant la garde. La magicienne sentait l’odeur du danger imprégnant l’atmosphère. Elle vit Bellacérée et Oumébiliam sortir des écuries avec deux montures. Le hasard n’y était pour rien, car l’archi-magicienne souhaitait que Refuse prît le jeune homme sous son aile, afin qu’il se réfugiât loin des Palais. La différence d’âge n’était pas grande, mais Refuse avait fait ses preuves. Voyager vers l’ouest, visiter Sumipitiamar, voilà qui serait une excellente idée! Refuse répondit qu’elle voulait bien accompagner Oumébiliam, et lui apprendre deux ou trois choses, mais qu’elle ne se voyait pas trop dans le rôle du mentor. Qu’importe! C’était parfait comme cela. Bellacérée lui offrit un espace magique commandé par un anneau, où la jeune femme pourrait stocker des objets, comme un bâton ou de la nourriture, à hauteur de dix kilogrammes. « Parce que si je vous donnais davantage vous seriez capable de me dire non, » se justifia l’archi-magicienne. Après quoi, elle se hâta de prendre la tangente.
Oumébiliam avait déjà toutes ses affaires. Il invita la jeune femme à prendre le cheval amené par Bellacéré. Refuse perçut l’inquiétude du garçon. Celui-ci lui confia, en commandant d’un geste l’ouverture de la porte, qu’il était pressé de prendre la route. Il avoua que sa maîtresse estimait préférable qu’il se trouvât hors de portée des combats, quand éclateraient les tensions exacerbées par l’affaire du Pont Délicat. Oumébiliam n’avait pas tenu à rester, bien que sa prime initiation fût achevée. Son niveau équivalait à celui atteint par Refuse, alors qu’elle apprenait la lévitation à Lune-Sauve. Toutefois, ni son caractère, ni ses choix, ne le portaient à en découdre. Comme Refuse, il ne voulait pas faire les frais des intrigues de ses pairs plus puissants. Il avait la chance de plaire à Bellacérée, au point qu’elle se souciât davantage de ses doux yeux que des souffrances de la Mer Intérieure. Lui : l’individu raffiné, nommé ; eux : un ensemble de brutes indistinctes.
Ils montèrent en selle. Lorsque la porte enchantée s’ouvrit sur l’extérieur, la magicienne réalisa que la journée était bien plus avancée que prévu. Le ciel avait un éclat rougeâtre. En tendant l’oreille, on prenait conscience d’une sorte de bourdonnement constant qui participait de la tension ambiante. Une bouffée d’air frais s’engouffra dans la salle. Les jeunes gens sentirent l’appel du dehors. « Grand merci, Refuse, de m’avoir accepté à vos côtés. Permettez-moi de vous guider encore, car la région m’est familière. Je connais des chemins discrets pour ne pas trop nous exposer. Je vous propose l’itinéraire suivant : d’abord nous éloigner en direction des plateaux septentrionaux, puis quitter la voie principale au bénéfice de chemins secondaires conduisant à l’ouest. Nous chevaucherons du crépuscule à l’aube, afin de nous éloigner le plus vite possible des Palais Superposés. Dès que nous serons sortis de la zone dangereuse, nous nous rabattrons sur la route de Sumipitiamar. »
La nuit tomba, zébrée de foudres rouges. Le bruit sourd et régulier d’une percussion tellurique résonnait à travers toute la région. Réfania savait à quoi s’en tenir depuis la réunion du matin. Les partisans de Nusiter et Trominon avaient fait le nécessaire pour rendre impossible toute discussion avec le Château Noir. Celui-ci brûlait d’en découdre, fort des excédents du Pont Délicat. Ses mages préparaient sans doute une grande offensive. Mais avant d’attaquer, ils créaient des effets spectaculaires, visant à obtenir la neutralité, voire l’adhésion, d’un maximum de sorciers. Bellacérée cherchait à maintenir la cohésion des Palais Superposés, conformément à une longue tradition, car les conflits avec la forteresse aux vitraux rouges étaient périodiques. Quand les mages palatiaux se montraient solidaires, les confrontations se déroulaient à la campagne, aux frais du paysage tourmenté et des habitants les plus humbles. Sinon les combats faisaient rage chez eux, à l’intérieur. Mais les sorciers étaient des gens plutôt peureux et calculateurs, difficiles à fédérer sur de longues périodes. Leurs guerres s’apparentaient en général à une succession d’escarmouches, qui prenaient rapidement fin. On négociait l’arrêt des hostilités dès que les gains devenaient trop risqués ou aléatoires.
Or cette fois-ci, Réfania redoutait un embrasement extrêmement violent. Son cœur se serra. Un charme de vision lointaine lui permettait d’observer ses ennemis depuis sa demeure. Pour l’heure, elle était en lieu sûre, mais cela ne durerait pas. La guérisseuse avait grandi aux Palais Superposés. Donc, quoiqu’elle maudît leurs égarements, elle se battrait pour eux. Lorsque les herses du Château Noir se levèrent pour livrer passage à de ténébreuses cohortes, avançant au pas cadencé sur les routes brumeuses, la magicienne mesura toute l’ampleur du désastre à venir. Alors, Réfania troqua ses soins magiques contre de puissants maléfices, dans l’intention de faire le plus de victimes possibles. Simultanément, elle accepta l’idée de sa propre mort et fit le deuil de ses amours. Elle parut devant ses pairs vêtue de sa panoplie : casque noir au panache cramoisi, cuirasse d’écailles noires, brassières et gants noirs, longue jupe de mailles aux reflets cuivrés, sur une longue robe rouge dissimulant des jambières d’acier sombre. Elle portait un bouclier et tenait une lance, tous deux enchantés. Ces objets se transmettaient dans les Palais Superposés depuis des siècles, entre puissantes consœurs.
Refuse et Oumébiliam purent s’éloigner d’une quinzaine de kilomètres seulement avant le coucher du soleil. Ils firent une courte pause pour manger, puis remontèrent en selle. Leurs chevaux bénéficiaient pour cette nuit d’un charme de vision nocturne, et d’une endurance inhabituelle. Les voyageurs se conformèrent au plan d’Oumébiliam, empruntant d’abord la route du nord qui frayait à travers des reliefs accidentés. Ils y croisèrent des partisans de Bellacérée, chevaliers féériques, mages dévoués, et ombres affiliées. Aux alentours de minuit, ils arrivèrent devant le « fantôme du cantonnier », figure sombre et prostrée, cernée d’un halo bleu. Depuis des siècles, on s’en servait de point de repère. L’esprit gémit à leur approche, mais Oumébiliam se contenta de tourner à gauche, dans un étroit sentier s’enfonçant à travers bois.
A sa grande surprise, le chemin se révéla plus fréquenté que prévu. Un groupe de six archers les contraignit à prendre le couvert des arbres. Une heure plus tard, une meute de loups leur passa devant en coupant le sentier. Et peu à avant l’aube, une lumière jaune apparut au loin devant eux, grossissant au fur et à mesure que l’écart s’amenuisait. Une fois encore, Refuse et Oumébiliam décidèrent de s’éloigner du chemin, le temps de laisser passer ce qui venait à contre-sens. Mais ronces et racines s’animèrent soudain, griffant les jambes des montures, s’enroulant autour, menaçant de mettre à terre les voyageurs, et provoquant cris, fracas et hennissements. Refuse endormit la végétation agressive, le charme s’avéra aussi efficace avec ces plantes qu’avec les animaux. Il ne leur resta que quelques secondes pour se cacher. Arriva un géant nu, sa peau semblable à une écorce grise, tenant un énorme globe lumineux, posé en équilibre sur sa tête. Il était suivi d’une compagnie composée de trois chevaliers d’ombre, d’une douzaine de fantassins armés de lances et de boucliers, et d’un autre géant identique, portant lui aussi une sphère éclairante. Comment savoir à qui allait leur allégeance? Oumébiliam reconnut les armoiries, mais pas le camp des protagonistes. Les guerriers sentirent leur présence. Sans s’arrêter ils jetaient des regards nerveux à gauche et à droite. Un chevalier ordonna de presser le pas. Leur chef murmura une incantation et les lumières des géants virèrent au vert. Refuse reconnut un charme protecteur amplifié contre la persuasion. Ces hommes craignaient qu’on les retournât les uns contre les autres.
Au matin, ils campèrent dans une ravine où coulait un ruisseau. « Quels sont vos projets? » Demanda le garçon alors qu’ils mangeaient des fruits secs, du pain et du saucisson. « Survivre», répondit-elle: « Je ne sais pas ce qui arrive exactement, mais à sa façon Bellacérée nous a recommandé de nous mettre à l’abri dans la capitale, que je n’ai jamais visité. Je ne fais pas très confiance à Sumipitiamar, mais il me faut la voir. Au fait, comment s‘appelle le dirigeant du Garinapiyan?
_Hum… Niraninussar, c’est-à-dire Ne-Renonce. Il me semble que c‘est le sixième à porter ce nom. On abrège souvent en Nirani.»
Ils repartirent en début d’après-midi. A l’exception des châteaux et des grandes demeures, tout indice d’habitation plus modeste avait disparu du paysage: les magiciens se cachaient. En observant l’horizon, Refuse comprit que les hostilités avaient commencé, et que la zone de conflit s’étendait. On voyait des fumées d’incendies, des brouillards mouvants, des lumières étranges, des éclairs, et des ombres menaçantes en maraude. Craignant d’attirer l’attention, les voyageurs s’appliquaient à éviter les espaces à découvert. Mais ils s’obligeaient ainsi à des détours compliqués, au risque d’être rattrapés par la guerre. Pour les mêmes raisons de plus en plus de gens et de créatures empruntaient les chemins discrets, multipliant les risques de faire des rencontres embarrassantes. Conscients des dangers, les jeunes mages cheminèrent jusqu’à la moitié de la nuit, puis se contentèrent de quatre heures de repos. La chevauchée reprit après un repas rapide. Cette fois ils auraient toute la journée devant eux pour avancer.
La rosée s’évaporait à peine quand Refuse et Oumébiliam tombèrent sur les restes d’un feu. La magicienne était certaine que les auteurs n’étaient pas loin. Il lui sembla même deviner où ils s’étaient tapis, en examinant un groupe de rochers. Certes le rendu des textures était convainquant, mais leur disposition trahissait le regroupement d’une famille. De plus, elle vit une mouche traverser une pierre sans s’arrêter. L’illusion n’était donc pas parfaite. Mais que gagnerait-elle à révéler l’artifice? Ces gens voulaient seulement qu’on les laissât en paix. Les voyageurs passèrent leur chemin.
Après le repas de midi leur route se trouva barrée par un mur de ronces géantes, en croissance accélérée. Quelqu’un avait peut être voulu couvrir sa fuite ou protéger sa propriété par un enchantement. C’était très mauvais signe. Ils durent revenir en arrière afin de contourner l’obstacle. Mais ce changement d’itinéraire les égara. Oumébiliam indiqua alors un éperon rocheux, du haut duquel ils auraient tout loisir de s’orienter. Les voyageurs menèrent leurs montures aussi loin que l’inclinaison de la pente le permettait. Puis ils gravirent à pieds la partie la plus raide. De leur position surélevée ils mesurèrent le chemin parcouru. A l’est, les Palais Superposés se dissimulaient derrière un voile brumeux, mais on ne pouvait se méprendre sur leur localisation, tant l’atmosphère semblait perturbée dans leur voisinage. L’île aérienne et diaphane lévitait non loin des turbulences, entourée de petites étoiles blanches en mouvement. Au nord, on distinguait les pentes abruptes des Hauts Plateaux Désertiques qui servaient de frontière naturelle au Garinapiyan. Refuse ne voulait pas aller par là, mais se réjouit d’avoir trouvé un repère aussi stable. En revanche les deux sorciers ne reconnurent plus le trajet qu’ils venaient d’effectuer, une forêt ayant poussé derrière eux, pendant la journée.
Ils redescendirent de leur observatoire. Deux heures plus tard, Refuse annonça à son compagnon qu’ils s’arrêteraient dès qu’ils auraient trouvé un cours d’eau, ce qui se produisit assez vite. Cependant Oumébiliam remarqua de nombreuses empreintes d’animaux, dont certaines grosses et griffues. En conséquence ils décidèrent de faire boire les chevaux, de remplir leurs gourdes, et de s’installer à l’écart. La faune locale se relaya selon ses usages immémoriaux, en surveillant les humains du coin de l’œil. Puis vint la nuit. Refuse déploya une illusion visuelle et olfactive. Ils s’endormirent bercés par la rumeur de la rivière. Mais au matin, peu après le réveil, des petits bruits lointains, voix, hennissements, tintements métalliques, parvinrent à leurs oreilles. Des hommes campaient en aval, à une cinquantaine de mètres seulement de leur position.
Oumébiliam fit un clin d’œil à Refuse, se rendit invisible et alla espionner leurs voisins. Le charme qui les avait protégés des prédateurs s’estompa. La magicienne guetta les signes qui trahiraient le retour du jeune homme. Ce dernier faillit la surprendre : il avait remonté le cours de la rivière, jusqu’en amont, pour éviter de piétiner des broussailles. De la sorte, il aborderait de dos sa coéquipière. Néanmoins ses semelles dérangèrent quelques cailloux. Alertée, Refuse tourna son visage dans sa direction. Bon joueur, Oumébiliam confirma d’abord sa présence, puis il s’approcha plus près. Dans un murmure il livra les informations suivantes: ce n’étaient pas des ombres de Sumipitiamar, ni la troupe régulière d’un château, mais une douzaine de brigands à cheval, originaires des Cités Baroques, à la recherche d’une occasion de pillage. Ils projetaient de rançonner les réfugiés, de fouiller les demeures abandonnées, de détrousser les cadavres ; bref ils profiteraient de la guerre en prenant le moins de risque possible. Refuse demanda à son compagnon de traverser le ruisseau et de l’attendre de l’autre côté tant que durerait son invisibilité, car selon ses estimations elle agirait encore une dizaine de minutes. La magicienne ne pouvait franchir le cours d’eau avec les montures sans se faire repérer. Elle devrait donc patienter jusqu’au départ des rufians.
Hélas, ces derniers avaient décidé de remonter la rivière dans sa direction. Deux éclaireurs à pieds précédaient la bande. Ils remarquèrent les traces de pas des magiciens, qui s’étaient ajoutées aux empreintes animales. L’un d’eux commença à suivre la piste, pendant que son confrère alertait les dix autres bandits en leur faisant des signes. Se sentant piégée, Refuse réfléchit à toute vitesse, puis passa à l’action en entravant l’homme le plus proche dans un réseau de fils noirs extrêmement solides. Après quoi, elle monta en selle, chassa devant le cheval d’Oumébiliam, et chargea le deuxième éclaireur. L’homme se jeta de côté. Mais au lieu de continuer tout droit, Refuse cabra sa monture pour faire face à la compagnie qui avançait en file indienne. Elle lâcha le foudroiement contre les maraudeurs! Jaillissant de son bâton les éclairs grillèrent sur le coup plusieurs hommes et bêtes. Les survivants se mirent à couvert ou roulèrent sur le côté, à l’exception de l’éclaireur valide qui planta sa lame dans le poitrail du cheval. L’animal s’effondra vers l’avant, puis bascula à droite. Refuse ne comprit pas tout de suite ce qui arrivait, mais elle eut le réflexe de dégager sa jambe, évitant ainsi de se retrouver coincée sous le cadavre.
Son adversaire repartit immédiatement à l’assaut. La jeune femme recula dans l’eau vers l’autre rive, en utilisant avantageusement l’allonge du bâton. Toutefois le bandit n’était pas un novice. Habile et vif il anticipait les attaques de la sorcière, les esquivait ou les bloquait, la contraignant à rompre, en ne sachant pas trop où elle posait ses appuis. Refuse imaginait que les survivants ne tarderaient pas à venir l’encercler, tandis que l’éclaireur l’accaparait. Il semblait aussi plus endurant! La magicienne faillit trébucher sur la berge glissante. Cependant, avant que le brigand ne pût saisir sa chance, elle plaça une attaque qui le força à se mettre hors de portée. D’un bond elle gagna un sol plus ferme, ainsi qu’un répit suffisant pour lui jeter un petit sort de paralysie. Son adversaire esquiva facilement. Mais une brume rouge opaque était apparue derrière lui, probablement l’œuvre d’Oumébiliam. Le gars fit la grimace. Il s’était cru capable de l’emporter, cependant l’intervention d’un deuxième magicien compromettait ses chances. Comme il hésitait Refuse s’éleva par la lévitation. À partir de là, ne redoutant plus ceux qui étaient provisoirement perdus dans le brouillard magique, et hors d’atteinte de l’éclaireur, elle le cibla avec des charmes de paralysie partielle. Elle finirait bien par toucher. Le malandrin dépité lui décocha une bordée d’injures et se replia dans la brume rouge.
La monture d’Oumébiliam vint alors se mettre à l’aplomb de la position de Refuse. Une fois la récupération de la magicienne effectuée, ils s’éloignèrent le plus vite possible. Devaient-ils continuer à galoper, ou valait-il mieux s’arrêter dans l’idée de préparer des sortilèges ? À deux sur un cheval, ils ne pourraient être très rapides, et sans magie ils seraient extrêmement vulnérables de toute façon. Donc ils se cachèrent du mieux qu’ils purent et solicitèrent leurs entités respectives à tour de rôle. S’ils n’obtinrent pas entièrement satisfaction, leur situation s’améliora un peu. Oumébiliam guetta le premier. Au cours de sa garde, il aperçut bel et bien trois cavaliers qui suivaient leur piste. Cependant le sol n’était plus aussi meuble et lisible qu’aux abords de la rivière. Les chasseurs manquèrent leurs proies. La magicienne s’attendait à les voir revenir bredouilles. Ne souhaitant pas jouer perpétuellement à cache-cache, elle illumina un buisson quand ils reparurent. Interpréteraient-ils correctement le signe? « Venez me chercher si vous voulez », disait la lueur, « je vous offre le combat. Vous pouvez accepter ou refuser. Dans les deux cas nos comptes seront réglés. » Après délibération, les brigands déclinèrent l’invitation. A l’instar de beaucoup de gens, ils ne savaient pas exactement comment la magie fonctionnait. Les non initiés avaient bien conscience que le pouvoir des sorciers était limité, mais la plupart ignoraient les détails. Ceux-ci avaient toute leur importance dans une telle situation : foudre ou pas foudre ? Maussades les bandits s’en repartirent, désirs de vengeance éteints: la faute à pas de chance, les aléas du métier et tant pis pour les morts… Ainsi s’acheva l’épisode le plus périlleux du voyage des magiciens.
Le lendemain soir, Refuse et son compagnon, quittèrent la région des Palais Superposés. La petite ville entourée de colline où ils s’arrêtèrent pour la nuit se nommait Mudastiar. Ils y louèrent une chambre dans l’intention de se reposer. Cependant, toutes sortes de gens vinrent leur poser des questions, car ils étaient pratiquement les premières personnes à pouvoir raconter ce qu’il se passait chez les sorciers. Refuse se contenta d’évoquer un énième affrontement entre les Palais et le Château Noir. Elle raconta ce dont elle avait été témoin au début de sa fuite, mais passa sous silence le combat contre les brigands. Oumébiliam parla un peu de sa famille, sans mentionner ses liens personnels avec Bellacérée. Naturellement, il lui était plus facile d’extrapoler certains détails. A l’auberge, on les retint dans la salle à manger. Leur auditoire, composé de magiciens locaux et d’une majorité de non initiés était à la fois inquiet et curieux. Quelques uns prenaient parti, mais ce n’étaient jamais des sorciers. Ces derniers étaient trop contents de ne pas être mêlés directement à cette affaire. Les voyageurs se couchèrent fort tard. Au matin, la jeune femme racheta une monture naturelle, pendant qu’Oumébiliam s’occupait des provisions. En début d’après midi, ils rejoignirent la route principale qui traversait le pays d’est en ouest. La compagnie des marchands les rassura. Ils croisèrent aussi une troupe d’une vingtaine de cavaliers, conduite par un chevalier d’ombre gris pâle, qui avait mission de veiller à ce que le conflit ne débordât pas dans « l’espace civilisé ». L’officier recueillit leur témoignage avec beaucoup d’intérêt. Malgré ses manières martiales il ne provoquait pas de malaise équivalent à celui que généraient ses pairs plus aguerris. En fait, il montra une certaine déférence à l’égard de la magicienne.
Dans la cité suivante les voyageurs s’échangèrent des sortilèges. La jeune femme avait très envie de l’invisibilité. Oumébiliam la lui céda contre le charme d’entrave. Il se méfiait des effets destructifs. « Tu es fidèle à ton nom », commenta Refuse, « moi, j’ai accepté tellement de choses… » Ses yeux brillaient au milieu de son visage prématurément assombri, presque noir en fait. A ses progrès en sorcellerie étaient venus s’ajouter l’Horreur de la Terre des Vents, avoir frôlé la mort, les soins de Réfania, et le meurtre des brigands par sortilège.
Le jeune sorcier garda le silence, mais le jour suivant il lui offrit un petit coffret de maquillage. Ils s’étaient arrêtés au milieu d’un modeste bourg afin que les chevaux bussent à la fontaine. Oumébiliam s’était excusé, ayant remarqué l’enseigne d’une boutique conforme à ses desseins, dans une ruelle rayonnant à partir de la place centrale. En revenant, il tenait une petite boîte en bois poli, ornée de marqueteries figurant un motif végétal. Il expliqua, qu’il était temps qu’elle se fardât les sourcils, les paupières et les lèvres, parce que ses expressions faciales devenaient indéchiffrables. Il précisa que souvent on prenait « un coup de sombre » après un combat violent. De sorte qu’on avait vu des mages gris plus avancés dans l’Art que d’autres déjà faces de nuit. Elle remercia son compagnon. Réfania lui avait enseigné mieux que Sijesuis les us et coutumes des sorciers. Dès lors l’acte d’Oumébiliam se décodait facilement. Le décevrait-elle? La jeune femme le laissa faire sa cour pendant les sept jours que dura le trajet vers la capitale.
Sumipitiamar n’était pas si grande. D’autres villes rivalisaient sans peine avec elle, en splendeur et en puissance. Toutefois la tête du Garinapiyan se démarquait nettement par ses rues larges, ses boulevards qui rendaient la circulation fluide, son organisation géométrique, harmonieuse et équilibrée, ses ordres décoratifs épurés. Bref son classicisme, à l’inverse du monde baroque des cités de l’est.
Refuse attendit qu’ils fussent entrés dans la ville pour céder aux avances de son compagnon. Le soir elle se donna, le lendemain elle le quitta. Ce n’était ni rationnel, ni raisonnable, car ce gentil amant aurait pu lui être très utile. Cependant leurs désirs à tous les deux ayant été comblés, Oumébiliam étant désormais en sécurité, conformément aux vœux de Bellacérée, il n’entrait plus dans la liste de ses obligations. Peut être aurait-il aimé que leur relation se prolongeât… Qu’importe, Refuse ne voulait pas qu’il eût pouvoir sur elle.
Sumipitiamar.
Libérée de ses attaches la magicienne fit le tour de Sumipitiamar. Elle parcourut la ville de long en large, pour mieux la graver dans sa mémoire.
Le vieux Château Royal dominait la plus haute colline. Sa solide structure en pierre de taille émergeait d’un soubassement de béton rugueux et balafré. Refuse se rappela les ruines de la Terre des Vents. Son imposant donjon contenait le trésor, l’administration des finances, et la garnison qui les défendait.
Le Palais Royal, de conception plus récente, avait la forme d’un « H » posé entre deux jardins immenses. Les bureaux du roi Niraninussar et les ministères occupaient l’aile droite. On entreposait les archives dans l’aile gauche, qui abritait également des logements de fonction. La barre centrale servait à l’accueil et aux réceptions protocolaires. Une grande avenue rectiligne menait au palais, le traversait dans l’axe de symétrie et continuait sans dévier de l’autre côté. Elle était bordée d’hôtels particuliers appartenant pour moitié à des nobles, pour moitié à des grands marchands influents. Des allées partant de la voie principale dessinaient les promenades des jardins, en respectant une symétrie stricte. Les buissons taillés se soumettaient à l’impératif géométrique. Une telle manie de l’ordre aurait donné la nausée à l’Horreur des Vents. Autour des espaces verts, restaurants huppés, auberges onéreuses, et boutiques de luxe, avaient seuls l’autorisation d’exister, derrière des façades identiques. On montrait sa différence par de magnifiques enseignes ouvragées, dont les motifs étaient repris sur des blasons en céramiques placés au dessus des entrées. Cependant leurs tailles étaient réglementées. En fait, tous les éléments décoratifs, jusqu’au moindre détail, pouvaient se lire comme des symboles, obéissant à une codification bien précise. Refuse se fit expliquer tout cela par une dame désœuvrée, qui l’avait abordée d’un pas hésitant, en soliloquent. Un peu grise, elle prétendit être marquise. La passante exprima son contentement d’avoir trouvé quelqu’un sur qui s’appuyer. Les deux femmes eurent le temps de faire un tour complet du périmètre, avant qu’un domestique ne vînt chercher madame. Il toisa la magicienne d’un air réprobateur, en fronçant ses épais sourcils noirs, et en relevant le menton, puis il repartit avec sa maîtresse. Refuse s’amusa de l’entendre moraliser l’oiseau fragile, échappé de sa cage dorée.
La résidence du souverain était bâtie au sommet d’une éminence. Niraninussar avait souhaité que le luxe et le confort l’emportassent sur le grandiose. L’intimité était aussi à l’honneur, la propriété étant cernée d’arbres et d’une grille en fer forgée que la rumeur disait magique. Refuse obtint ces informations en discutant avec un cocher à l’arrêt au pied de la colline. Adossé à son fiacre l’homme lui expliqua que la vie de cour était actuellement assez réduite à Sumipitiamar. On avait connu des périodes plus fastes. Les nantis d’aujourd’hui se dispersaient dans les salons privés, plutôt que de s’empresser aux pieds du monarque ; sauf quand ils venaient parler affaires.
Il faut dire que la capitale n’accueillait que deux ambassades. La pauvreté des relations internationales s’expliquait par le fait, qu’en théorie, le Garinapiyan prétendait inclure tout le continent à l’est des Montagnes de la Terreur, à l’exception de la Terre des Vents et du N’Namkor. Jusqu’alors la Mer Intérieure avait été considérée comme une zone turbulente, hors scène. La représentation de Survie se cachait dans une rue secondaire, alors que celle du N’Namkor se dressait fièrement en limite d’une grande place très fréquentée. Aux dires du cocher, elle organisait souvent des réceptions fastueuses. Refuse n’avait pas eu l’occasion d’en apprendre plus de la bouche de N’Kaloma sur ce pays mystérieux. Le conducteur de fiacre lui raconta que les habitants du N’Namkor avaient la peau brune, assez sombre, et qu’on commerçait avec eux par bateau. Il les situait vaguement au sud des Montagnes Sculptées, à l’ouest de la Mer Intérieure. La magicienne rangea son lexique illustré: cette fois-ci, elle n’en avait presque pas eu besoin. Elle remercia son interlocuteur, et lui souhaita bonne chance.
Ses pérégrinations la conduisirent à un étrange boulevard périphérique : large de dix mètres, et joliment pavé, personne ne l’empruntait. Au contraire, les gens le traitaient comme une rivière, et ne traversaient qu’à certains endroits, parfois matérialisés par de véritables ponts. La visiteuse comprit le fin mot de l’histoire en déchiffrant le nom d’une auberge et de diverses enseignes reprenant la même expression : rempart. Intriguée, Refuse voulut en savoir plus. Parmi les passants, elle repéra une adolescente qui marchait seule. Ses habits dénotaient une condition aisée, et les couleurs ternies de son épiderme indiquaient qu’elle était l’élève d’un magicien. La voyageuse fit signe à l’étudiante, puis devant son air indécis, alla à sa rencontre. Contre un charme mineur l’apprentie sorcière lui confirma que la ville avait rasé ses défenses deux siècles auparavant. Immédiatement après l’anihilation du Suërsvoken et du Tujarsi, on avait considéré que les murs n’offraient qu’un sentiment illusoire de sécurité. Une loi très respectée interdisait de construire dessus. La conversation dévia assez logiquement sur les moyens militaires de Sumipitiamar.
L’adolescente s’en tint à des généralités : la plupart du temps, les gens d’armes exerçaient leurs fonctions discrètement, en se fondant dans le décor. Leurs quartiers se situaient aux entrées de la capitale. À une exception notable, qui intéressa immédiatement Refuse: d’apparence austère, jouxtant le vide de l‘enceinte abattue, les casernements des chevaliers d’ombre étaient flanqués d’anciennes tours rondes, aux toits d’ardoise surmontés de grands étendards. Personne ne s’approchait des fossés entretenus qui entouraient leur périmètre. Comme la magicienne put le vérifier ensuite, la température subjective baissait de cinq degrés à moins de cinquante mètres de l’entrée. Quatre gardes se tenaient en permanence devant la forteresse : immobiles, obscurs, intimidants, muets. Ils n’étaient pas là pour répondre aux questions, mais davantage pour ponctuer le silence glaçant qui suintait des pierres. Refuse se fit encore indiquer où les mages de la capitale avaient coutume de se réunir, puis laissa la novice reprendre le cours normal de sa vie.
De son côté elle alla manger de la tourte à la volaille dans une gargote du « Temple de l’Infini. » Plusieurs grandes places portaient le nom de « temple ». Mais la ville ne possédait aucun édifice répondant à cette fonction. Les Patients non plus. Les villageois entretenaient un grand lieu couvert dans lequel ils accomplissaient les différents rites sociaux. C’est là que Refuse avait gagné son nom. Néanmoins, à Sumipitiamar les lieux de réunion ne manquaient pas: théâtres, salles de concert, restaurants et tavernes. En fait ils étaient indispensables, car les spectacles de rue étaient mal acceptés, contrairement à ce qui se passait dans les Cités Baroques.
Refuse prit conscience de l’existence de journaux. Jusque là, elle n’y avait pas fait attention. Pourtant chaque tirage prétendait être largement distribué dans les régions (indiquées sous le titre). Le Palais Royal avait le sien. D’ailleurs pour avoir droit de lire ou de publier autre chose, il fallait acheter ou vendre la presse officielle. Donc, les gens qui lisaient dans les lieux publics, avaient toujours, posé sur la table, bien en évidence, un exemplaire de la gazette royale du jour.
La magicienne se procura un journal indépendant, vendu automatiquement avec la feuille de choux obligatoire. Les jardins du palais étant accessibles pendant la journée elle s’assit sur un banc pour enfin avoir des nouvelles du monde. Elle commença par la gazette royale. Quoique Refuse se débrouillât de mieux en mieux avec la langue locale, la préciosité du vocabulaire, et le maniérisme des tournures lui posèrent de sérieux problèmes. Apparemment la princesse Jouliarussa avait fait un clin d’œil lourd de sens au fils du duc de Gigadimaris. Cinq pages pour analyser et interpréter une œillade… émaillées de conseils de mode, de réclames, de sous-entendus et de digressions, complétées de citations et de poèmes obscurs, comme glissés dans le fil de la conversation. Heureusement, les illustrations aidaient à comprendre l’essentiel. Elles étaient nombreuses, savamment composées, et pour les plus belles, imprimées pleine page. Refuse chercha en vain une anecdote se rapportant à Niraninussar. Son Altesse Royale était le grand absent du Garinapiyan. La vie de la cour était disséquée en termes de mondanités, de mariages, d’assommantes histoires de successions. Pas d’intimité, pas de compétence, pas de décisions, jamais de conflits. Une certaine manière de sourire ou de faire la révérence semblait être le sommet de la violence admise. On se rattrapait sur les commentaires des spectacles, la seule forme de controverse tolérée dans ces pages. La gazette royale décrivait, ou prétendait rendre compte d’un autre monde. Refuse était pareillement fascinée et dubitative. Sumipitiamar lui faisait l’effet d’être hors du monde ; sa presse officielle plus encore. En comparaison, les Palais Superposés, était une suite logique de l’esthétique de Firapunite, amplifiée par des millénaires de pratiques magiques.
Refuse passa à l’autre cahier. Sous une présentation sobre proliférait un jargon technique, inconnu du dictionnaire acheté à Sudramar. On abordait les événements de la ville, par rubrique, puis du Garinapiyan, par région. On parlait beaucoup du commerce, directement ou indirectement. Par exemple, le concert de la veille n’intéressait que par le nombre d’entrées au regard des prévisions, guère par son contenu musical. Mais il était aussi question de projets ayant des effets sur la vie des gens. Ainsi: quel bénéfice d’étendre la ligne de chemin de fer vers Gigadimaris? La famille royale était-elle intervenue? Ben non, elle ne décidait rien… en apparence. La magicienne ferma les yeux un instant, fatiguée par ses efforts de traduction. Puis elle tourna les pages à la recherche d’une nouvelle captant son attention. Ce qui donna le résultat suivant: « Regain d’activité durable dans la région des Palais Superposés: faites un détour. » Mais aussi: « Sudramar réduira sa production céréalière, à partir de l’année prochaine. Les habitants des Steppes devront se fournir dans les Prairies. » L’information décevait, car elle valorisait les effets au détriment des causes. Refuse se rappela les paroles d’Esilsunigar, le représentant du Château Noir. Il avait déclaré que son camp s’était approprié l’excédent d’énergie du Pont Délicat immédiatement après son ré-enchantement via des sorciers alliés. Spontanément, la jeune femme avait pensé à Emibissiâm. De tous les mages possédant le savoir faire nécessaire, il était le plus proche de la source, avait intérêt à préserver son lien, et ne permettrait pas que la morale vînt se mettre en travers de ses désirs. Ce pouvait-il que Refuse se fût trompée, ou que la situation du sorcier ait changé au point de priver les paysans de Sudramar de l’aide magique à laquelle ils étaient accoutumés ?
Retour à Sudramar.
Refuse réfléchit à ce qu’elle allait faire de sa vie. Tout bien considéré, Sumipitiamar ne lui plaisait pas. Les dirigeants du Garinapiyan régnaient en transformant tout en ennui. Et la vie y était très chère de surcroit. Elle ne se sentait pas chez elle ici. Les cités baroques lui conviendraient mieux, n’était leur tendance à produire du crime organisé. Sudramar lui avait beaucoup plu, mais pourrait-elle y vivre en ignorant Emibissiâm ? La Mer Intérieure? Présence la considérait comme son terrain de jeu… Quant aux Contrées Douces, la magicienne y retournerait, le jour où elle maîtriserait la Porte de Verlieu ; idem pour la Mégapole souterraine. Les Vallées n’avaient-elles pas assez souffert de son passage ? Horreur, dragon, prédateur de la nuit, elle trainait dans son sillage un fameux bestiaire.
Dans les Steppes, les pierres précieuses de sa besace lui autorisaient une vie d’errance pendant des mois, davantage si elle gagnait sa vie, comme à Convergence au début de son voyage. Dès lors, elle reconsidéra l’option de Sudramar. Rien ne l’obligeait à s’installer dans la ville. En revanche, elle en ferait volontiers un endroit pour se ravitailler, se reposer, entre deux expéditions dans les Montagnes Sculptées, ou en direction des Vallées ; donc du Pont Délicat. Mais n’était-il pas aux mains des chevaliers d’ombre ? Autorisaient-ils le passage ? Cela valait la peine de vérifier. Refuse résolut de retourner à Sudramar, l’affaire de seize jours de chevauchée.
Première surprise en arrivant: on construisait une espèce de rempart très laid autour de la ville. La magicienne n’en voyait pas la raison. Interrogeant les ouvriers, ceux-ci lui expliquèrent que des chevaliers d’ombre avaient déboulé presque deux mois plus tôt, en stressant tout le monde. Ils s’étaient d’abord rendus à la tour d’Emibissiâm, pour en réclamer le contrôle. Le maître des lieux ne se laissant pas intimider, leur capitaine, un puissant anxiogène, avait ordonné la prise de la demeure en forme de turritelle[4]. Ses hommes avaient forcé l’entrée malgré les protections magiques, et Emibissiâm avait été contraint de céder à leurs exigences, afin de préserver son bien. « Il l’ont enrôlé dans leur troupe. On ne l’a plus revu pendant un mois. Toute l’aide qu’il nous apportait a cessé, » commenta un ouvrier. Après cette rude entrée en matière, le chef avait rencontré les autorités municipales. Il donna des consignes afin que Sudramar produisît et entretînt une force militaire. Comme si l’on dût craindre pire menace que lui… Aussi longtemps que les ordres seraient appliqués correctement les chevaliers n’exerceraient pas de commandement direct, ayant autre chose à faire ailleurs. Il prévint que la tour d’Emibissiâm ne fournirait plus d’énergie, au grand dam de tous les habitants, parce que celle-ci serait employée à une cause supérieure. Les excédents agricoles seraient tous convoyés vers le sud. On ne vendrait plus rien aux Steppes. Heureusement la troupe ne fit pas halte plus d’une nuit. On fut d’ailleurs tenté de les oublier, tel un mauvais rêve. Or les notables de Sudramar avaient bel et bien commencé à appliquer les injonctions de la capitale : via une hausse des taxes au motif de payer le coût des fortifications, construction puis entretient, et de verser une solde aux hommes d’armes, une centaine, qu’il faudrait aussi entraîner, équiper, loger et nourrir. Pourquoi faire? Se demandaient les hommes du chantier.
Refuse leur fournit des explications: le Garinapiyan voulait s’impliquer dans la politique de la Mer Intérieure, en profitant de la phase de reconstruction des cités, et de l’affaiblissement des magiciens, très occupés à s’entretuer, dans la région des Palais Superposés. Mais elle n’était pas là pour justifier les décisions du roi Niraninussar. On la laissa passer. Toutefois, à peine arrivée, le maire eut vent de sa présence, et la fit quérir au prétexte d’entendre son histoire. Bien qu’un peu surprise que l’on sollicitât son avis, la magicienne se rendit chez l’édile. On la conduisit dans une vaste salle d’audience. Deux tribunes à gradins en bois verni se faisaient face, de part et d’autre d’un parquet ciré menant à une estrade. Celle-ci servait de base à une large table sous laquelle se voyaient des rangées de tiroirs. Derrière l’imposant bureau s’alignaient les fauteuils du conseil municipal, au nombre de neuf. Toutes les places étaient occupées, par des hommes et des femmes de quarante ans et plus. Les degrés latéraux étaient plus clairsemés. Par-dessus leurs habits ordinaires les représentants de Sudramar avaient enfilé d’amples manteaux, verts, bleus ou rouges selon leur fonction. Ils se coiffaient de bérets assortis. Sur le mur du fond, un peu dans l’ombre, mais éclipsant la rangée des élus, s’étalait une immense carte du continent divisée en deux parties : la première centrée Sur le Garinapiyan, et la deuxième figurant la totalité de Gorseille, avec les régions au-delà des Dents de la Terreur, totalement inconnues de la voyageuse. On demanda à Refuse, puisqu’elle était là, de résumer les événements dont elle avait été le témoin directe aux Palais Superposés. Elle y consentit, en passant sous silence tout ce qui concernait Présence.
Les notables prétendirent que la version de Refuse corroborait ce qu’ils savaient déjà, par l’entremise d’Emibissiâm. Devant elle, ils encensèrent l’attachement du magicien à la vallée de Sudramar : un exemple à suivre. Mais connaissant les goûts de l’amateur d’esclave, la jeune femme resta de marbre. Le silence devenant gênant on lui demanda quels étaient ses projets, et pourquoi elle était revenue dans le sud : retournait-elle dans les Contrées Douces ? Ce n’était pas son intention à courts termes, néanmoins elle répondit que pour rentrer chez elle le chemin le plus court serait… le Pont Délicat. Alors, on lui narra les péripéties de l’expédition, telles qu’Emibissiâm les avait rapportées.
Depuis leur départ, les soldats sorciers du Garinapiyan n’avaient pas chômé. Traverser les Montagnes Sculptées n’avait été qu’une formalité. Ensuite, ils avaient investi le sphinx, en tuant toutes les créatures qui n’acceptaient pas de leur faire l’allégeance. Ils avaient établi leur garnison au niveau de la tête. Depuis lors, le Château Noir était seul autorisé à puiser l’excédent d’énergie. Tous les autres liens rétablis après l’intervention de Refuse étaient définitivement rompus.
A peine la reprise en main terminée, dix chevaliers franchirent le Canyon Empoisonné et se rendirent dans les Vallées. L’un d’eux devint conseiller permanent auprès du seigneur local, avec pour responsabilité particulière d’assurer l’approvisionnement de la garde du grand sphinx. Au capitaine de la forteresse, on fit don d’une épée enchantée, en récompense de sa loyauté, car il avait prévenu la capitale, et de sa clairvoyance, puisqu’il avait permis à Refuse d’accomplir sa mission. Le poste frontière avait rouvert ses portes. Un chevalier sorcier s’y installa, pour y exercer le commandement.
Les huit cavaliers restant avaient ordre de galoper jusqu’aux refuges de Quai-Rouge. Ils devraient obtenir une représentation officielle du Garinapiyan dans la cité, et accélérer son processus de reconstruction en promettant des surplus agricoles provenant des Vallées et de Sudramar. À long terme le port unifierait la Mer Intérieure… « Du moins si les chevaliers d’ombre battent Présence, » se dit Refuse. Mais ni le maire de Sudramar, ni Emibissiâm, n’avaient conscience du rôle que le prédateur de la nuit entendait jouer. Les mages guerriers de Sumipitiamar n’étaient pas forcément au courant non plus. Songez qu’ils auraient dû faire le rapprochement entre le réveil prématuré du Dragon des Tourments et les visites de Sijesuis aux archives royales, des années plus tôt.
Certes, Bellacérée avait montré qu’elle approuvait les intentions de l’ancien familier. Donc elle aurait pu renseigner les chevaliers. Cependant ceux-ci étaient entrés en action avant que Refuse n’ait atteint les Palais Superposés, donc avant que l’archi-magicienne n’ait conféré à Présence le pouvoir de se réincarner, avec l’élève de Sijesuis pour unique témoin. Désormais, la guerre contre le Château Noir requérait sans doute toute son attention. Or, pour peu qu’elle nourrît des soupçons à l’encontre du roi Niraninussar, (comme avoir désiré la division des sorciers), elle ne trahirait pas le secret du prédateur de la nuit.
Refuse n’avait guère envie de se mêler à cette dangereuse affaire. Sijesuis aurait peut être apprécié qu’elle reprît le flambeau, mais le sacrifice de la Mer Intérieure ne passait toujours pas, d’autant moins que la guerre des mages alourdissait le bilan. Et maintenant qu’elle y pensait, les chevaliers d’ombre n’étaient peu être pas un progrès pour les paisibles Vallées. La magicienne imagina un futur où le Pont Délicat aurait disparu : davantage de bateaux ? Tiens, oui, pourquoi n’avait-on pas développé la navigation ? Les océans grouillaient-ils de monstres marins ? Pourtant, il existait bien des ports. En levant les yeux en direction de la carte murale dominant les élus, on voyait plusieurs havres le long des côtes du Garinapiyan, quatre à l’est, quatre à l’ouest. En revanche, les Montagnes Sculptées, les Vallées, et la Terre des Vents n’en possédaient pas : dommage pour les Vallées. Mais les Contrées Douces en avaient deux, Horizon au nord, et Portsud. Refuse nota que les turbulences de la Terre des Vents s’étendaient au large sur deux cents kilomètres environ.
Grâce à la carte, le parcours de Présence lui apparut comme une évidence : il était probablement retourné à Firapunite, où il avait retrouvé sa copine l’empoisonneuse et sa bande de criminels endurcis. La troupe avait voyagé vers l’est jusqu’à l’océan, et de là s’était embarquée pour le N’Namkor au sud. En longeant les côtes, ils arriveraient au port de B’Nogdak, à partir duquel ils s’engageraient dans le large chenal d’est en ouest, qui aboutissait à la Mer Intérieure. Cela représentait un sacré détour, mais c’était la voie la plus sûre. D’ailleurs Dents-Blanches avait peut-être emprunté le même chemin, sauf que le navire qui le transportait aurait plutôt traversé le chenal, puis il aurait suivi les rives méridionales du continent, en faisant escale dans les colonies du N’Namkor. Ensuite, il aurait gagné la haute mer afin de passer à distance de la Terre des Vents. Enfin il aurait accosté au sud des Contrées Douces, à environ trois cents kilomètres des Patients… Toutefois, s’il avait choisi de passer par le nord, le voyage en mer aurait été beaucoup plus court. Après quoi, une chevauchée de sept cents kilomètres en pays civilisé l’aurait mené à destination. Il s’agissait a priori d’une bien meilleure option. Néanmoins, en examinant les lignes maritimes, indiquées sur la carte en pointillés, on se rendait compte qu’elles abondaient au sud, et se raréfiaient au nord. Du coup la navigation par le sud était peu être plus attrayante. Le bord ouest du premier dessin s’arrêtait aux Montagnes de la Terreur. Les Patients n’étaient pas indiqués. La deuxième carte représentait surtout les côtes de Gorseille, ses principaux reliefs et ses fleuves. On ne voyait point de cités ou de pays au-delà des Dents de la Terreur. Seul l’Empire Mysnalien, disparu depuis des millénaires, y était mentionné. On n’en connaissait pas les détails. On supputait un vaste désert, une grande forêt, des villes indépendantes à l’extémité australe…
« Emibissiâm nous a dit que vous êtes l’héritière de Sijesuis. » Tirée de sa rêverie Refuse répondit abruptement : « Mon maître est mort. J’ai traversé le Garinapiyan pour le dire à Bellacérée.» Le conseiller qui avait fait la remarque précisa son propos : « Justement : sa charge vous a-t-elle été transmise ? Niraninussar vous a-t-il accordé sa confiance ?
_ Deux fois non : je n’ai même pas pensé à la demander. » Surmontant sa surprise l’homme insista : « Pourtant, vous avez fait vos preuves, n’est-ce pas ? Emibissiâm vous a décrite comme une personne loyale, très soucieuse d’accomplir sa mission. Ses contacts aux Palais Superposés lui ont rapporté comment votre zèle faillit vous coûter la vie. Au moment crucial, vous libérâtes une entité, qui vous aurait éparpillée aux quatre vents si dame Diju ne vous avez protégée. Ainsi vous avez survécu là où d’autres, et non des moindres, n’ont pas eu cette chance.
_ On m’a aidé.
_ Certainement, et c’est très bien : vous attirez la sympathie. Vous feriez une bonne émissaire !»
Refuse grimaça. On voulait la replonger dans les intrigues. Pourquoi ne s’adressaient-ils pas à Emibissiâm, plus expérimenté, plus puissant, et plus connu ? « Je ne souhaite pas poursuivre l’œuvre de Sijesuis. Les conséquences de ma mission me dépassent : je ne les assume pas. Si je m’engageais, je respecterais ma parole. Mais aujourd’hui, l’envie me manque de me lancer dans une histoire, dont les tenants et les aboutissants m’échappent, a fortiori si les morts s’accumulent. Demain, je partirai pour les Montagnes Sculptées, celles en forme de coquillages, voisines de Sudramar. Du passé nous avons hérité des Montagnes de la Terreur, des tempêtes de la Terre des Vents, du Canyon Empoisonné qu’enjambe le Pont Délicat, et du Dragon des Tourments. Mais les Montagnes Sculptées ne sont pas nées d’une intention meurtrière, malgré les dangers qu’elles recèlent. Je souhaite les explorer.
_ Vous ne serez pas la première.
_ Il me sera plaisant, entre deux expéditions, de goûter aux charmes de votre ville. Je m’y sens bien.
_ Vous serez la bien venue. Nous comprenons qu’il vous faille prendre un peu de recul…» Le maire et ses conseillers ne perdaient pas espoir. Refuse remercia ses hôtes, s’inclina, et quitta la salle. On la vit disparaître dans l’ombre des coquillages.
Fin du premier livre.
Vincent Lanot
[1] Apotropaïque : tenant le mal à distance.
[2] Prononcer Dôvé.
[3] Prononcer Sadjavotché
[4] Mollusque gastéropode dont la coquille est très allongée et pointue.