Le Grimoire de Sijesuis 9

Chapitre neuf : L’Ombre des Terreurs.

Obstinations.

  La nuit était tombée. Refuse fit les choses dans l’ordre. Elle retourna au passage couvert où se trouvait sa chambre, s’y enferma, puis entra dans le Verlieu. Peu après, Coriace tambourina à sa porte. De l’absence de réponse il déduisit qu’elle était partie. Les gendarmes téléphonèrent à la caserne de Convergence. Le train étant plus rapide que la monture enchantée de Refuse, il aurait deux jours d’avance en prenant l’express du matin. Le colonel Fierdemoi dépêcha un cavalier à la demeure d’Imprévisible, autant pour l’avertir du danger que pour le persuader de se mettre à l’abri ailleurs, ce que le magicien refusa. Il fut décidé de le protéger : pas moins de dix gendarmes furent chargés de surveiller les abords de la propriété. Imprévisible les autorisa à camper intra-muros. Le capitaine Laudatif, et le mage Droitaubut dormiraient au salon. L’adjudante cheffe Vuedaigle aurait droit à la chambre d’ami. Si leur présence gênait Imprévisible, sa compagne Observance s’en effrayait. Elle fuyait les intrus en s’isolant dans ses appartements avec son familier, une hase. Pourtant, à l’arrivée de la troupe, elle avait écouté les explications, lesquelles l’avaient convaincue que son époux eut mieux fait de donner à Refuse ce qu’elle réclamait. Du coup, le couple était en froid. On s’évitait beaucoup au manoir. Noirvoile, le fils aveugle, faisait le lien. Il discutait avec les invités, et commandait aux domestiques, un jardinier et une bonne. Son handicap avait fait de lui le véritable maître de la maison. Il en connaissait les moindres recoins, avait une mémoire exacte de la position des objets (qui devaient toujours être rangés au même endroit, après usage), et se débrouillait seul aussi longtemps qu’il restait dans les limites de la propriété. Bien qu’il ne fut guère avancé en magie, Noirvoile avait lui aussi un familier, un rat, qui le plus souvent se tenait sur son épaule, décrivant ce qu’il voyait d’une voix à peine audible.

  Par commodité, on avait organisé le souper en deux services : les militaires prépareraient leur pitance d’abord dans la cuisine. Ils mangeraient selon les nécessités de leur service, soit dans le salon, soit dehors. Puis, les sorciers pourraient se restaurer en famille. L’adjudant Coriace arriva le soir du premier jour, avec Tocsin sur ses talons, précisément au moment où la bonne apportait le pot-au-feu. Sur les  conseils de Vuedaigle, il attendit la fin du repas, puis il demanda à voir Imprévisible, auquel il conseilla de lâcher du lest, de préparer un compromis. Le sorcier tenta de mettre en doute la filiation entre Sijesuis et Refuse, mais l’adjudant, qui depuis des mois suivait l’affaire, lui opposa son expérience personnelle. La magicienne des Patients savait des choses que seule une apprentie légitime pouvait connaître. Tout son village était témoin. Le doute n’étant pas permis, il ne restait plus qu’à produire une copie du grimoire, et la donner à l’intéressée quand elle referait surface. Pourquoi s’obstiner ? Imprévisible le congédia sur un « peut-être », arraché dans la douleur.

  Mais le lendemain, il semblait être revenu sur sa décision. Au cours de la journée, il changea dix fois d’avis. Coriace commença à s’inquiéter. Ayant chevauché avec Refuse, des Patients à Portsud, il possédait une estimation assez précise du temps nécessaire à la magicienne pour traverser la moitié des Contrées Douces depuis Horizon : quatre chevauchées de sept heures chacune, soit quatre jours, en admettant que la jeune femme n’ait pas organisé ses ressources pour évoquer plusieurs montures magiques par jour. Il en discuta avec Droitaubut, un confrère dont il situait les talents entre ceux de Leaucoule et ceux de Refuse. Le spécialiste  admit la possibilité de l’effet de surprise. En revanche il doutait que Refuse fît le choix de chevaucher plus de sept ou huit heures par jour. Il ajouta qu’entre pairs, la prudence était de mise. Plutôt que de foncer tête baissée, Refuse se donnerait le temps d’en apprendre le plus possible sur son rival et ses défenses. A la suite de quoi, elle choisirait ses sortilèges en conséquence, de sorte qu’au moment d’agir tout se passerait très vite. Il lui faudrait aussi prévoir une porte de sortie… Selon Droitaubut, il convenait d’ajouter une journée à l’estimation de l’adjudant. Coriace estima que la phase critique se situerait entre le soir du troisième jour, et le matin du sixième. Il proposa de placer des hommes dans les étages du manoir. Imprévisible s’y opposa.

Il faut dire que lui aussi se préparait. Mais comme il hésitait beaucoup sur la marche à suivre, choisir ses formules lui posait problème. Depuis la pièce la plus haute de sa demeure, sise dans une tour carrée au toit pyramidale, il étudiait un exemplaire de l’Inventaire de Figuerazen. Imprévisible était certain de jouir d’un répertoire plus étendu que celui de son adversaire, parce qu’il pouvait compter sur le grimoire que lui avait légué son maître, plus les charmes qu’il avait acquis par lui-même, plus le grimoire de Sijesuis. Ce dernier constituait un avantage important, puisqu’il révélait comment Refuse avait été formée, du moins à ses débuts. Le témoignage de Monsoleil avait été riche d’enseignements : invisibilité, révélation, projection incandescente, cicatrisation, persuasion, voilà à quoi on pouvait s’attendre. Ajoutons les confidences de Coriace, obtenues à la caserne, avant que le militaire eût compris le rôle de l’universitaire. N’oublions pas que la magicienne elle-même était venue lui proposer un échange. Elle avait mis la Porte de Verlieu sur la table. Imprévisible avait repoussé l’offre, afin de ne pas s’exposer. Pourtant, ce charme ne lui était pas connu. Il constituait l’unique atout de Refuse.

  Que disait à son sujet l’Inventaire de Figuerazen ?

« Porte de Verlieu :

Ensemble de charmes puissants recourant à un espace de transition. La Porte de Verlieu permet de se déplacer, en sûreté, d’un lieu à un autre, en évitant obstacles et dangers. Elle sert également de refuge.

Le sort a la réputation d’être instable. Il importe de bien choisir les entités opératrice. (Suriosam recommande de conjurer des diaphanes intelligents de classe quatre). En outre, il possède des travers nuisibles si on en abuse. Un séjour prolongé exacerbe l’agressivité et le désir sexuel.

La Porte de Verlieu existe en plusieurs versions, de puissances et d’usages très diverses.

Prison du Verlieu : usage offensif. On trouve une formule aux effets provisoires (un jour), et une autre aux effets prolongés (voire illimités).

Passage Vert : il s’agit bien de la Porte, mais sa durée est limitée, de sorte que l’utilisateur est expulsé de l’espace de transition au bout de quelques heures, bien avant l’apparition des effets délétères. C’est devenu la variante la plus répandue.

Porte Verte : comme le Passage Vert, en encore plus bref, une minute tout au plus. Porte Verte ne possède pas de fenêtre de contrôle.

Notons que personne ne se sert du Verlieu comme espace de stockage. »

  Imprévisible ne maîtrisait rien qui le protégerait contre cette sorte de magie, sauf à créer un lien avec les Montagnes de la Terreur, ainsi qu’avez procédé Sijesuis. Mais alors, le remède serait pire que le mal… « Elle ignore peut-être que je peux bloquer tous ses sorts offensifs. Si je la laisse venir, et qu’elle épuise en vain son arsenal, je la cueillerai avec aisance. Dès lors, en position de force, je pourrais lui concéder un ou deux sortilèges, sans perdre la face, » pensa-t-il tout haut. « Ce serait l’idéal, en effet, » admit le chat-ronce. « Cependant, j’ai peur que vous ne preniez vos désirs pour des réalités. Avant de partir pour Horizon, Refuse a voulu échanger avec Venimeuse. Celle-ci lui a dit non, mais pas Piquante. Vous devez inclure les enchantements de l’imparfaite dans vos calculs.

_ Le Contrordre ?

_ C’est d’elle que vous le tenez.

_ Certes, mais Refuse est une jeunette. Parviendrait-elle à préparer simultanément La Porte de Verlieu et le Contrordre ? Moi-même, en suis-je présentement incapable.

_ Si vous aviez accepté de devenir l’élève de Libérée, ce serait chose aisée.

_ Autant lui confier les rênes de l’université ! Tu parles en sa faveur désormais ?

_ J’ai discuté avec le lutin. Savez-vous qu’elle a connu Refuse le jour où toutes les deux ont acquis la Porte de Verlieu ? Libérée est certainement en mesure de contrer l’apprentie de Sijesuis. Allez la voir, ou préparez une copie du grimoire. Franchement, triompher de la face de nuit ne vous rapportera pas grand-chose, alors qu’en cas de défaite… Croyez-vous que les gendarmes vont tenir leur langue ?

_ Ils le devraient.

_ Avec le procès de Monsoleil qui s’annonce ? Craignez plutôt un grand déballage ! »

  Le sorcier se releva, et sortit de la pièce. Un chemin de ronde cernait la tour des quatre côtés. Il aimait, depuis ces hauteurs, dominer la campagne, ou à l’inverse se sentir minuscule sous le cosmos constellé. Imprévisible s’envola pour Convergence. Il ne s’attendait pas à un accueil chaleureux, pas à trois heures du matin. Il entra par une fenêtre de l’université, puis gagna les appartements de fonction de Libérée, aménagés sous les combles. Le chat-ronce prenant les devants alla  gratter à la porte. Le lutin noir ouvrit un panneau au niveau de son visage. Les familiers s’entretinrent quelques minutes. Le chat-ronce revint vers le sorcier : « Maître, mon confrère va réveiller sa sorcière, tout en douceur. Elle s’est couchée fort tard, voyez-vous… Et c’est tout un art de ne la brusquer point. » Imprévisible attendit vingt minutes. Après quoi il fut invité à entrer dans un salon de meubles noirs posés sur un tapis doré. Jaunes également étaient les rideaux tirés. Le lutin lui apporta un thé. Libérée s’assit face à lui. Elle s’était habillée de noir pailleté et tenait son sceptre, mais ne portait pas le maquillage habituel. Tout au plus distinguait-on deux faibles lueurs rouges au milieu du visage.

  Imprévisible parla le premier :

« Connaissez-vous un moyen de neutraliser Refuse ? 

_ Bien sûr : donnez-lui ce qu’elle veut.

_ C’est ce que tout le monde me dit.

_ Le bon sens.

_ Je ne veux pas lui céder.

_ Pourquoi ?

_ Que vous importe ? Par orgueil ! Parce qu’elle m’a mis en cause ! Parce que si je lui cédais, elle deviendrait plus puissante que moi ! Vous êtes plus puissante que moi. Je l’accepte, mais pas venant de cette fille !

_  L’orgueil, et la peur. Pourtant vous venez mendier mon aide… Vos sentiments vous coûteront chers. Que proposez-vous en échange de mon implication?

_ J’épouserai votre cause.

_ Vraiment ? Mais c’est complètement contradictoire ! Ne pas satisfaire Refuse pour l’empêcher de progresser, tout en vous soumettant à moi ? Chercheriez-vous, maladroitement, à me compromettre ?

_ Pas du tout ! Je n’y avais même pas pensé ! M’aiderez-vous ?

_ Non. Je n’ai jamais cherché à vous contraindre. Ceux qui me rejoignent doivent le faire par conviction. Vous n’aurez pas mon soutient car, à mes yeux, vous n’en avez pas besoin. Il vous suffirait d’être honnête. Pourquoi est-ce si difficile ? M’avez-vous tout dit ?

_ Ainsi vous me rejetez ? Vous me prenez pour un faible, ou un fou ? Auriez vous déjà passé une alliance avec Refuse?

_ Non Imprévisible, vous ne manquez pas de talent. Néanmoins, je sens que vous cherchez une sorte… d’échec. Quant à Refuse, si je ne désespère pas de m’en faire un jour une amie, je dois vous avouer qu’à ce jour j’ai échoué. Cependant, il est temps de vous faire une annonce : je pars prochainement en voyage. Des événements se préparent à l’est. Nous avons été longtemps indifférents aux destinées de la Mer Intérieure, mais la Mégapole Souterraine est en train de changer d’avis. On me demande de m’en mêler. Je vous souhaite bonne chance Imprévisible. »

  Le sorcier n’eut plus qu’à rentrer chez lui. Il se coucha épuisé. On ne le vit pas avant onze heures. Coriace raya mentalement une journée. « C’est pour demain ou après demain, » confia-t-il aux gendarmes. Bien que désapprouvant la conduite d’Imprévisible, ni son fils, ni son épouse ne souhaitaient le laisser seul. Observance gardait ses pensées pour elle, cogitant sur la meilleure façon qu’elle aurait d’amener son mari à se confier. Il ne lui avait rien dit de son escapade nocturne. Éludant les questions, il était monté s’enfermer dans la tour, où il passa tout l’après midi. Observance réunit Noirvoile et tous les familiers de la maison pour tenir conseil. Nul ne devinait les intentions du sorcier. Le chat-ronce laissa entendre, sans entrer dans les détails, que son maître avait cherché de l’aide, mais que celle-ci lui avait été refusée. « Il me parait isolé, mais déterminé. Sa position est difficile à défendre, pourtant il s’y accroche. Je crois que le danger, réel, le stimule. Il pense avoir l’avantage car il en sait plus sur l’élève de Sijesuis que l’inverse. Il a peu à gagner en sortilèges, mais sur le plan du prestige vaincre la face de nuit lui donnerait peut être un éclat particulier,» conclut le familier. Imprévisible reparut pour le souper. Il avait choisi l’attitude courtoise et distante des dîners d’affaires. Il embrassa sa femme, s’enquit de la journée de son fils, complimenta les domestiques pour la qualité du service. En prenant du dessert, il expliqua qu’il avait lui-même bien travaillé. On débarrassait la table. Observance s’apprêtait à poser une question, quand, à la surprise générale, Imprévisible déclara qu’il avait fait une copie du grimoire à l’intention de Refuse. Il sortit du salon aussitôt après. Il revint au bout de cinq minutes en tenant un tas de feuillets collés par la tranche, qu’il déposa solennellement  au centre de la table en bois verni. La nouvelle se répandit chez les gendarmes. On poussa des soupirs de soulagement. Habituée aux revirements de son époux, la maîtresse de maison l’enlaça tendrement. La joue pressée contre la poitrine de l’homme, elle  attendit un complément d’information… qui ne vint pas.  

  Refuse sortit invisible du Verlieu au milieu de sa quatrième journée de voyage. Conformément aux prédictions de Droitaubut, elle espionna la demeure avec les sens de sorcière. Elle repéra très vite les pages du grimoire, bien en évidence. Naturellement, elle pensa à un piège. Puis, elle passa en revue la famille d’Imprévisible, et toute la troupe des gendarmes. Enfin, elle tourna son regard vers la tour au sommet du manoir. Premier écueil : impossible de voir l’intérieur du réduit. Parfois sa vision s’obscurcissait brusquement. Elle comprit qu’Imprévisible avait protégé son antre et sa personne. Il brouillait donc ses sens magiques quand elle scrutait un endroit où il se trouvait à ce moment là. Elle aperçut une ou deux fois le chat-ronce, errant dans la salle à manger ou dans la cuisine attenante. Observance montrait des signes de nervosité, à chaque fois qu’elle sortait de sa chambre. Les militaires observaient les alentours du manoir, notamment Droitaubut. Mais Refuse agissait depuis un bosquet, semblable à des dizaines d’autres éparpillés dans la campagne. Un kilomètre la séparait de sa cible. Son regard revint aux feuillets. Sur le dessus se pouvait lire la formule de l’endormissement. Il n’était pas possible de savoir si le dessous était une copie du grimoire, ou un tas de feuilles blanches. Selon la révélation, un charme défendait le trésor. Identifiant un lien de source, elle lâcha un juron. « Les Montagnes de la Terreur ne sont qu’à cent kilomètres », songea-t-elle. « Il n’a pas ouvert les vannes, mais il est probable qu’un événement déclencheur le fasse. » Elle réfléchit encore. « Il y a intérêt que ce soi le bon grimoire ! Parce que dans le cas contraire Imprévisible aura de mes nouvelles ! » La magicienne prépara un plan. Il lui faudrait mettre la main sur les feuillets au moindre coût, histoire d’avoir presque tous ses sortilèges disponibles en cas de problème. Elle imagina plusieurs possibilités, avant de retenir la combinaison qui enfin lui arracha un sourire.

Le lendemain matin, sous les traits d’une paysanne un peu boulotte, en gilet vert, chemise blanche et robe rouge, elle lia conversation avec le gendarme Grandcœur chargé de ravitailler ses pairs. Elle partagea avec lui des mures qu’elle avait cueillies à l’aube. Elle en profita pour lui suggérer une idée, par persuasion. Il devrait s’en rappeler à l’heure du repas. L’homme la vit prendre la tangente par un étroit sentier. Grandcœur revint au manoir. Il y assura normalement son service. A midi, il parla à Coriace :

  « Mon adjudant, ces feuillets sur la table ne seraient-ils pas mieux dehors ? Depuis ce matin que je ne cesse d’y penser, je suis intimement persuadé qu’il serait plus logique, puisque la magicienne doit les récupérer, de lui épargner l’obligation d’entrer ici par effraction. Permettez moi de m’en saisir, et de les brandir sur le chemin qui mène aux Troiscailloux, le village le plus proche. » Le regard de Coriace s’intensifia.

« Vous avez rencontré quelqu’un Grandcœur ?

_ Heu… J’ai un parlé un peu avec une paysanne, mon adjudant. Elle a partagé avec moi quelques baies sucrées. Que pensez-vous de ma proposition ? » Lèvres serrées, sourcils froncés, les yeux réduits à deux fentes sombres, Coriace évaluait le sens du vent. « Je suis assez d’accord avec vous Grandcœur… Cette folie a trop duré. On va donc faire comme vous dites pendant le premier service. Les sorciers sont dans les étages et les domestiques sont occupés aux cuisines. Allez-y maintenant.»

  Grandcœur fourra les papiers dans sa veste bleue. Il sortit dans le parc entourant la demeure. Coriace le suivit en lui laissant un peu d’avance. Passé l’enceinte, un petit chemin s’éloignait vers la route. Revenu à l’endroit où ils s’étaient séparés, Grandcœur remarqua au bord du chemin, un panier d’ombre posé au pied d’un arbre. Il y plaça les feuillets. Après quoi, il repartit vers la demeure d’Imprévisible. Coriace, à plat ventre dans l’herbe, se demandait quand Refuse allait se manifester. Il aurait aimé bénéficier d’une révélation. Avec Leaucoule à ses côtés, c’eut été si simple. Il regretta de n’avoir requis l’aide de Droitaubut. « J’ai agi au plus vite. Il le fallait. Elle viendra invisible. La corbeille disparaîtra. Si Imprévisible a été raisonnable, l’affaire se terminera, sans effusion, sans un coup de feu, » pensa-t-il. « Sans histoire, » ajouta-t-il après un moment de réflexion. « Je suis là pour empêcher les histoires, les drames, les catastrophes… » Une silhouette noire apparut sur le sentier rejoignant la route de terre. Elle marchait d’un pas régulier, en regardant droit devant elle. On ne distinguait pas ses traits, mais l’adjudant reconnut Refuse. L’ombre plongea sa main à l’intérieur du panier, sans même avoir prit la précaution d’observer les alentours. Elle fit rapidement défiler les pages. Puis Coriace la vit tout reprendre du début : cette fois-ci, elle s’attarda sur quelques extraits. Enfin, elle se concentra sur les derniers feuillets. Cet ultime examen ne dura pas longtemps. Refuse faisait preuve d’un détachement certain ; excessif ? Elle rangea les sortilèges dans le panier et repartit d’où elle était venue. L’adjudant se releva. Il la suivit du regard, jusqu’à ce qu’elle ait disparu au loin, à la faveur d’un vallon. « Bizarre. Trop facile. Il y a quelque chose qui cloche. » Mais il ne pouvant s’expliquer son doute, il se résolut à faire son rapport au capitaine Laudatif. Celui-ci leva le camp dans l’heure. On s’excusa du dérangement. Observance, enfin rassurée, remercia l’escouade. Imprévisible ne fit aucun commentaire. Les gendarmes s’en retournèrent à Convergence.

  Refuse, isolée dans la lande, reçut des mains de sa servante d’ombre la copie du grimoire de Sijesuis. Elle passa immédiatement dans le Verlieu. Sa monture magique la porta sur une vingtaine de kilomètres. Estimant que désormais rien ne pourrait l’atteindre, la magicienne s’arrêta pour découvrir les sortilèges tant attendus. Sachant qu’Imprévisible les avait piégés avec un lien, elle recourut à une annulation pour faire place nette.

  A peine eut-elle prononcé les premiers mots de la formule que la vague de terreur s’abattit sur elle. Effroi intense et sans objet, pire que ce jour, douze ans plus tôt, où pour la première fois, elle avait bravé les Montagnes, car l’émotion déferla d’un coup. Le cœur battant la chamade, Refuse s’enfuit en courant au maximum de ses forces. La monture magique ne l’avait pas attendue. La magicienne s’épuisa rapidement. Elle tomba face contre terre dans l’herbe. La crise cardiaque menaçait à brève échéance ; ça ou la folie. Refuse hurla au Verlieu de s’ouvrir. Elle se releva en tremblant de tous ses membres, tituba à travers le cercle magique, poursuivit sa course bien au-delà, trébuchant, rampant, se relevant à chaque fois plus affaiblie. Le portail se referma. Elle perdit connaissance.

  A son réveil, le froid nocturne s’était substitué à la terreur. Elle avait faim. Son esprit meurtri se refusait à tout effort intellectuel. Le corps endolori de Refuse erra sur la lande comme un fantôme. Elle attrapa froid. Quand son cerveau voulut bien penser à sa survie immédiate, la magicienne tenta de trouver à manger. Elle se traîna jusqu’à un village, Lopin-sur-la-Riante, trois cents habitants, où elle provoqua un mouvement de panique en remontant la rue principale. Hommes et bêtes s’enfuyaient dans toutes les directions, en hurlant, en sautant les obstacles ou en pulvérisant les enclos. On entendit le cri des cochons à des kilomètres. Il fallut du temps à l’humanité en déroute pour retrouver sa raison, mettre les enfants en sécurité, rassembler les troupeaux, et désigner les courageux qui iraient aux nouvelles. Refuse s’attabla quelque part, engouffra une miche de pain, un pâté, et trente centilitres de vin. Dans son état normal, elle aurait indemnisé ses hôtes, mais du fait de sa condition abrutie, l’idée ne se présenta pas. Ce n’est que bien plus tard qu’elle se dit qu’elle était devenue une sorte d’émetteur. Elle connut une semaine affreuse. Ses facultés de raisonnement ne lui revinrent que très progressivement, vers le troisième jour. L’effroi qu’elle suscitait, s’atténua lentement, de sorte qu’elle renouât avec une sociabilité à peu près normale au bout de huit jours. Les aubergistes lui portaient ses repas en tremblant. On la servait hors des heures conventionnelles pour ne pas perdre de clients. Au début, personne ne s’expliquait la crainte ressentie. On la mit sur le compte de sa face de nuit, parce que nul n’en avait jamais vu dans la région. Mais petit à petit, l’angoisse émanant de Refuse changea de nature. En effet, plus elle recouvrait ses moyens, plus elle mesurait son infortune, plus elle prenait conscience de l’affront, et plus croissait en son fort une haine inextinguible. Ce sentiment transparaissait au point de lui donner un air prédateur et violent, dont les gens préféraient se tenir éloignés. Progressivement, la magicienne prit conscience d’être devenue la cause de l’épouvante. Lors, elle acheta assez de provisions pour tenir dix jours, puis s’en alla camper dans un bois, à l’écart des habitations.

Terreur partagée.

  Coriace voulut avoir des nouvelles de la magicienne. Il se rendit à l’Hôtel de l’Orchestre. L’employé de la réception lui révéla que Refuse n’était pas revenue dans son établissement, où Lueur l’attendait. Le gendarme rencontra la jeune femme, la tint informée des avancées de la procédure. La date du procès approchait. Puis, il avisa sa hiérarchie de possibles complications dans l’affaire du grimoire. Lesquelles ? Officiellement, Refuse avait récupéré une copie. Elle avait tout simplement repris ses voyages. Peut-être avait-elle quitté les Contrées Douces ? Cependant, les journaux rapportèrent, avec une semaine de décalage, qu’un fantôme hantait la campagne au nord-ouest de la capitale, causant une terreur comparable à celle des Montagnes. Tous ceux qui croisaient sa route pouvaient en témoigner. Les descriptions de ce mauvais esprit insistaient toutes sur sa noirceur. Au fil des jours elles se précisèrent, pour donner corps à une sorcière ressemblant étrangement à Refuse. Coriace alerta de nouveau ses supérieurs. Non seulement, quelque chose clochait, mais la population en subissait les conséquences. On lui demanda d’enquêter et de faire le nécessaire, formule floue à laquelle il s’empressa d’obéir. Sous un ciel chargé de nuages lourds, dans le frémissement des feuilles rousses, par routes et sentiers, l’étalon emporta le colosse à travers champs, villages, collines et landes boisées. Le cavalier arriva en vue de la demeure, déterminé à ne se laisser intimider par aucun sorcier. La grille étant fermée, il exigea haut et fort qu’on lui ouvrît. Mais le jardinier lui fit comprendre par des gestes qu’il avait reçu des ordres contraires. L’homme courut s’enfermer dans sa maisonnette.

  Le cheval rua. Les sabots de devant frappèrent le portail, une fois, deux fois, trois fois. Une barre cassa, une chaîne se brisa, la grille céda. « N’avancez pas ! Un pas de plus et vous le regretterez Coriace. Désormais, vous n’êtes plus le bienvenu au domaine d’Imprévisible. Obstinez-vous et je vous arrêterai ! » Du haut de la colonne de pierre où s’articulaient les battants de fer, le chat-ronce défiait l’adjudant.  Celui-ci pointa sa carabine : « C’est un aveux ! Au nom de la loi, ramenez moi votre maître ! » Le familier ne bougea pas. Tout au plus inclina t-il sa tête de manière condescendante.

« L’aveu de quoi ?

_ Qu’Imprévisible nous a dupé, qu’il n’a pas respecté ses engagements !

_ Erreur : Refuse a bien eu ce qu’elle voulait. Vous le savez.

_ Votre maître lui a lancé un maléfice !

_ Sur Refuse ? Non.

_ Dites moi ce que vous savez ou laissez moi passer. Refuse n’est pas dans son état normal. La population en a souffert.

_ Nous ne sommes pas responsables de ce qu’elle a fait de son héritage. Allez lui poser la question.

_ Cela viendra. En attendant, je commence ici. »

  Coriace éperonna sa monture. Le chat-ronce bondit. Le soldat tira. La balle transperça la créature sans trop l’abîmer. Le familier heurta le bras droit de Coriace, s’y accrocha et multiplia sa taille par cinq, entraînant son adversaire au sol. L’adjudant roula de côté pour écraser la furie sous son poids. Le chat-ronce se dégagea en ouvrant la « gueule ». Coriace le repoussa d’un coup de pied et dégaina son sabre. Il porta immédiatement plusieurs coups de taille croisés à la chimère. Cette dernière grandit encore et l’enveloppa comme une vague d’épines. Elle ne ressemblait plus à un félin, et pourtant griffait et mordait simultanément en maints endroits. Coriace fit tout pour s’en débarrasser. Il se laissa à nouveau tomber à terre pour l’écraser, continua de frapper, malgré ses mouvements entravés, et finalement, lâchant son arme, il plongea ses mains gantées dans les profondeurs du corps « végétal ». Empoignant les vrilles, il tordit, tira, arracha et broya. Il piétina. Le chat-ronce lui arracha son casque. Complètement aveuglé, Coriace étreignit le plus de matière possible et la comprima entre ses bras en sang. Des dizaines de lanières dentelées lui labourèrent le ventre, le dos et les flancs. L’adjudant tourna alors sur lui-même dans un effort pathétique d’éjecter la monstruosité. Il n’y parvint pas, évidemment, mais une vrille épineuse fouetta l’étalon. La bête offensée réagit au quart de tour. Une pluie de coups de sabots s’abattit sur la chimère, provoquant craquements, arrachant les fibres. Roulant, rampant et feulant, la ronce cauchemardesque battit en retraite vers l’arbre le plus proche. Elle s’enroula autour du tronc, puis se mêla aux branchages. Le cheval se cabra, hennit de rage, et martela l’écorce en faisant vibrer la plante. Quand il estima que sa supériorité ne souffrait plus de contestation, il s’en retourna vers l’homme à terre. Coriace, en loques, se redressa péniblement. « Imprévisible, qu’avez-vous fait ? » Cria-t-il en direction du manoir. « Refuse va venir ! Je ne pourrais pas vous protéger ! Que lui avez-vous fait ? » Puis il jura qu’il ne partirait pas sans réponse. Mais les sorciers ont de la ressource. Quelqu’un endormit l’adjudant. On le mit en travers de son cheval, lequel fut persuadé de se diriger vers le village le plus proche. L’animal parvint à destination au crépuscule. Il alla boire à l’eau d’un ruisseau, puis il erra sur la place de la mairie. Lorsqu’on se rendit compte de sa présence, ce fut la consternation. On porta le militaire jusqu’à un lit et on lui prodigua tous les soins dont on était capable. Évidemment, les villageois se demandèrent ce qui avait bien pu mettre Coriace dans cet état. Vu la gravité de la situation, ils dépêchèrent un messager au manoir des mages. Voici ce qu’il rapporta :

  « Je n’étais plus qu’à deux cents mètres de la tour, dont je voyais la lumière de la haute fenêtre, quand une brume opaque se dressa devant moi. J’hésitais à m’y engager. Mais je n’eus pas à le faire, car voilà que dame Observance m’apparut, blanche et rayonnante, tel un spectre! Elle m’avertit que je ne devais pas aller plus loin. Elle m’expliqua qu’Imprévisible avait commis une folie. Son devoir lui commandait de rester à ses côtés pour prévenir d’autres abus. Elle aurait déposé un remède dans le creux du vieux chêne à l’entrée du domaine de Conciliant.

_ Oui, mais on s’en est servi il y a trois mois quand Rose s’est cassée la jambe. Je ne crois pas qu’elle l’ait renouvelé depuis.

_ On peut toujours vérifier. De toute façon on doit prévenir les autres gendarmes.» On utilisa la ligne télégraphique reliant les Troiscailloux à la capitale.

  Pendant ce temps Refuse avait conçu une vengeance à sa convenance. Comme autrefois, elle entreprit une marche vers les  Montagnes de la Terreur. L’esprit à vif, elle s’arrêta proche du point de rupture. Là, dans la lumière du soleil couchant, elle créa un lien de source, avant de s’éloigner vers l’est en tirant derrière elle le fil invisible. Arrivée à une trentaine de kilomètres de la chaîne, Refuse se retourna. Serrant les poings dans les ténèbres, elle s’adressa en langage magique aux entités des montagnes. Elle leur parla sous les froides étoiles, jusqu’à parachever la nature du lien. Elle scella l’incantation par un poème:

« Oh, Dents de Terreur, fiers sommets de l’erreur !

Pentes dégoulinant d’une absurde épouvante,

Héritière des horreurs d’une gloire qui nous hante,

Dont la folle éruption écrasa ma raison,

Vous aurez en mes mains un nouvel horizon !

Qu’à ces paumes, Reines Grises, vos frayeurs soient soumises ! » 

  C’était là une pratique archaïque, destinée à souligner l’intimité unissant une magicienne à une entité. Refuse sentit le pouvoir pulser dans son corps avant de se concentrer dans son poing fermé. La force, désireuse de jaillir et de s’étendre, lui rappela l’Horreur des Vents. La sorcière joua à entrouvrir la porte. Un frisson s’échappa. Elle élargit le passage : son cœur s’emballa. Elle referma la faille en respirant fort, heureuse de posséder une puissance presque sans égale. Elle songea aux autres enchantements de même ampleur qui sévissaient en Gorseille. Alors, dans son esprit lézardé, deux idées se télescopèrent pour n’en former qu’une, belle et terrible. Refuse se mordit la lèvre inférieure. Elle voyait une occasion unique de transformer son monde et de corriger une histoire qu’elle n’avait jamais acceptée. Elle allait renverser la table !

  Refuse appela sa monture d’ombre. Elle chevaucha jusqu’à l’aube. Les charmes qu’elle avait préparés n’étaient guère offensifs : Contrordre, lien de source, forme diaphane, annulation, cicatrisation, invisibilité, projection incandescente, monture d’ombre, alarme, endormissement, révélation. Elle arriva au manoir d’Imprévisible par le nord, à l’opposé du portail enfoncé. Elle se rendit invisible, escalada le mur d’enceinte le plus naturellement du monde, piétina des plates bandes, remonta une allée. L’arrière du manoir était bordé de buissons, sauf devant une petite porte, à gauche, proche de la tour d’angle qui abritait l’escalier enroulé desservant les étages. Refuse se dota de la révélation et prit forme diaphane qui lui donna la consistance d’un fantôme. Elle passa à travers le bois. Une fois à l’intérieur, elle explora rapidement le rez-de-chaussée, vide à cette heure, puis monta dans les étages. Elle découvrit les époux dans leur chambre, dormant l’un à côté de  l’autre, avec les familiers, l’hase et le chat-ronce, par-dessus la couette. Si Imprévisible ou Observance avait mis en place une alarme, celle-ci ne réagit pas. Elle jouerait peut-être son rôle dès que Refuse aurait retrouvé assez de matérialité. La sorcière s’approcha de son ennemi, dont elle « toucha » le front de la main droite. De la gauche elle dégaina un couteau au fil acéré. Puis elle mit fin à la forme diaphane. Immédiatement les dormeurs s’éveillèrent en sursaut. Mais au même instant Refuse ouvrit les vannes de la terreur. L’onde jaillie de sa paume anéantit  instantanément la psyché du sorcier. Le cœur d’Imprévisible lâcha dans la foulée. Le maléfice se rua dans la pièce. La meurtrière referma aussitôt le lien. A l’expression figée d’Imprévisible, elle compris que jouer du poignard ne serait pas nécessaire. Les familiers bondissaient dans la chambre, en mouvements désordonnés, heurtant les murs et les  meubles. Observance poussa un cri strident. Refuse carbonisa le chat-ronce (déjà mal en point) avec une projection incandescente. Observance tenta un sortilège qui vint mourir sur le contrordre protégeant l’assassin. Pour gagner du temps,  la hase sauta vers la face de nuit: mais elle finit empalée sur sa lame. Refuse endormit Observance. Elle commença à fouiller la pièce, sachant par ailleurs que le grimoire de son rival se trouverait en haut, dans la tour carrée. Or un petit bruit l’interrompit, venant de la chambre adjacente. « Noirvoile s’est levé, dirait-on », pensa la magicienne. Quittant la pièce, elle repéra dans l’antichambre le rat d’ombre tentant de se faufiler le long du mur. Elle l’immobilisa avec une paralysie partielle. Idem, elle bloqua la mâchoire de l’aveugle pour le priver de parole, et le repoussa dans ses quartiers où elle lui lia les pieds et les mains avec une corde d’ombre. Elle courut récupérer le rongeur, le saisit par la queue et l’enferma dans un coffre à vêtements. Enfin débarrassée des gêneurs, Refuse se consacra à la recherche du grimoire.

  Les degrés en colimaçon de la tour d’angle menaient à une petite terrasse semi circulaire, au niveau des toits d’ardoise, d’où montait un escalier raide par lequel elle accéda à la galerie découverte au milieu de laquelle se dressait la tour carrée à colombages. La porte étant fermée, la magicienne chercha à entrer par une fenêtre haute qui s’avéra trop haute. Refuse redescendit en quête d’une chaise qui l’aiderait à escalader. Quand elle eût trouvé l’objet idoine, l’idée lui vint de dénicher la clé. D’ailleurs, pourquoi n’y avait-elle pas pensé tout de suite ? Fâchée contre elle-même, la magicienne retourna dans la chambre des époux, ôta le trousseau enfilé à la ceinture de sa victime, puis s’en servit pour accéder au bureau d’Imprévisible. Le dernier obstacle franchi, elle se livra à une inspection minutieuse. Un faisceau de lumière rose dessinait un grand rectangle sur le mur opposé. De nombreux ouvrages reliés en cuir s’alignaient sur les étagères. Mais certains s’empilaient sur la table de travail. Refuse s’assit dans le fauteuil du maître. Elle passa en revue tout ce qui encombrait le bureau, sortit les tiroirs de leurs logements, et inventoria leur contenu, vérifia s’il y avait des caches secrètes, des doubles fonds. Elle vérifia systématiquement chaque livre, jaugea la structure des meubles, roula les tapis, étudia le parquet et les parois. Enfin elle découvrit dans les poutres de la maçonnerie un panneau escamotable dissimulant les grimoires, chacun glissé dans un logement spécifique. Il y avait également un espace regroupant des chemises en carton, fermées par des rubans noués. C’est dans l’une d’elle, que Refuse reconnut l’écriture de Sijesuis. Mais, de toute évidence, il n’y avait pas la totalité des originaux. Elle supposa que l’apprenti de Tenace les avait recopiés, puis qu’il les avait répartis entre les commanditaires et l’exécutant du vol. La magicienne s’empara donc du livre de sorts d’Imprévisible. Ceci fait, elle sortit de la demeure, par la porte de devant, puis contourna la propriété, par l’ouest. Sa monture l’attendait au nord. Où aller ? Dès que la mort d’Imprévisible serait connue, la gendarmerie surveillerait les voies ferrées, les Patients, les hôtels de Convergence, et les ports. Refuse opta pour le sud, parce que pour sortir des Contrées Douces elle  envisageait de traverser la Terre des Vents par le Verlieu. Celle-là étant plus étroite au sud, le séjour dans l’espace de transition en serait raccourci. De plus, depuis qu’elle avait abandonné les feuillets maudits dans la prairie magique, y existait une zone spéciale, exposée à la Terreur, d’un diamètre de soixante kilomètres, approximativement. Cet espace possédait une projection dans la réalité ordinaire, depuis laquelle il serait malavisé d’entrer dans le Verlieu.

Observance s’éveilla de son sommeil magique, tard dans la mâtinée. Elle fut d’abord complètement désemparée, ayant fort peu de souvenirs de ce qu’il s’était passé. A peine tirée du sommeil par une alarme, elle avait succombé à une angoisse intense et paralysante. Sans révélation, la chambre était obscure, mais un embrasement soudain l’avait éblouie. Elle se rappela avoir lancé un charme d’entrave. Et puis plus rien. Elle découvrit le cadavre de son mari, sa hase d’ombre grièvement blessée, son fils ligoté. Elle envoya le jardinier au village. Le maire des Troiscailloux recueillit son témoignage, puis il demanda à son adjoint des nouvelles de Coriace. Pendant ce temps Observance  monta à la tour, comprit tout, et sombra dans l’accablement.

  Revenu à lui, drapé dans ses bandages et ses pansements, l’adjudant requit des villageois qu’ils prévinssent la gendarmerie de Convergence par le télégraphe. On lui répondit qu’on n’avait pas attendu son réveil. Ensuite, il trouva l’énergie de se lever. Il se força à manger. Il voulut monter à cheval. Les villageois n’eurent pas l’air de trouver cette idée formidable. On osa quelques objections. Coriace se laissa convaincre  de faire la route dans un chariot: l’important étant d’enquêter sur les lieux du crime. On le déposa sur le perron du manoir. Il rencontra Observance dans le salon. La sorcière sous le choc lui déballa tout ce qu’elle savait. Il prit maladroitement des notes, en se félicitant intérieurement de la disparition du chat-ronce. Il demanda à voir la chambre et le corps du défunt. Il tomba deux fois en montant les escaliers. Observance ne savait plus ou se mettre, et se garda bien de dire qu’elle avait utilisé son unique charme de cicatrisation sur son familier. L’adjudant posa les questions habituelles, sans se faire d’illusion. Évidemment : pas de traces d’effractions. Pas de traces de violence sur Imprévisible. En vain Coriace chercha un signe d’électrocution. Le chat-ronce ? Affaire classée. Le vol du grimoire ? Une réponse au vol avéré d’un autre grimoire. Mais il y avait eu également la séquestration de Noirvoile. « Observance, j’ai vu de mes yeux Refuse récupérer les feuillets. Je me suis dis : une bonne chose de faite. On est tranquille. Et non, tout part de travers… Je suis venu hier. Je suis venu hier ! Regardez moi… Oh, je ne vous blâme pas… Nos situations se ressemblent : nous nous sommes tous deux opposés à des forces mortifères. Elles ont gagné.»

  On ramena l’adjudant au village. Des hommes de sa compagnie le prirent en charge dans l’après-midi. Une fois à Convergence, on le transporta à l’infirmerie de la caserne. Le capitaine Obstiné s’entretint avec lui, un échange bref et formel, l’impératif de récupérer. Il lui accorda un soutient de principe. Vuedaigle changea ses pansements. Coriace lui raconta le combat contre le chat-ronce. Elle lui commanda de dormir. Coriace obéit. Il fut autorisé à se lever dès le lendemain, car il se remettait vite. Apprenant qu’on avait lancé des patrouilles à la recherche de Refuse, il exprima des doutes quant à leurs chances de succès.

  Effectivement, la magicienne galopait vers le sud. Illusion, invisibilité et Verlieu lui permirent d’échapper aux patrouilles. Une fois hors d’atteinte, confortablement installée dans une maisonnette évoquée, charme qui faisait parti du legs de son maître, elle recopia tout ce qu’elle avait récupéré chez Imprévisible. Son répertoire s’enrichit considérablement. Elle gagna même une formule très précieuse, qui avait résisté tant à Sijesuis qu’à son receleur : la marche de l’ombre. Elle écrivit trois lettres, une pour Lueur, une pour sa famille et une dernière à Blagueur, son avocat. Elle souhaita bonne chance à la première, dont elle ne pourrait plus assurer les frais. Elle résuma ses aventures à l’attention des siens, expurgées des « détails techniques »,  en insistant sur son intention de quitter au plus vite les Contrées Douces. Elle informa pareillement l’homme de loi. Les lettres furent postées à Moulinmalin, une petite ville à mi chemin entre la capitale et les Patients.

  Refuse tourna vers l’est en apercevant les faubourgs de Portsud. Elle traversa une plaine fertile, large d’une trentaine de kilomètres, cultivée autour de grandes fermes. Elle vit de plus en plus de moulins, sur une vingtaine de kilomètres. Les pales tournaient sans relâche. Au-delà, les habitations se firent plus rares, les fenêtres plus étroites ou les volets plus résistants. Les champs étaient protégés par des bocages, de plus en plus serrés. Les arbres pliaient sous les rafales. La Terre des Vents se rapprochait. Quand ceux-ci furent assez forts pour mettre le sol à nu, la magicienne passa dans le Verlieu. Une journée suffirait pour traverser. Elle ressortirait dans une région boisée et sauvage au sud de la Mer Intérieure. De la elle projetait de remonter vers le rivage. Une idée lui était venue alors qu’elle se liait aux Dents de la Terreur. Une idée assez folle… Qu’elle était déterminée à mener jusqu’au bout.

  Soudain une silhouette noire apparut cent mètres devant la cavalière. Réduisant sa vitesse celle-ci continua d’avancer en se préparant au pire. Mais très vite, les formes élancées de l’inconnue, sa posture pleine d’assurance, et son sceptre, permirent à la cavalière de l’identifier. Refuse stoppa sa monture. Libérée la gratifia de son magnifique sourire rouge sang. « Que faites vous là ? » Demanda Refuse, sur ses gardes.

« Je voulais vous voir.

_ Comment êtes-vous entrée dans le Verlieu ? Je n’ai pas vu de portail s’ouvrir.

_ J’apprécie d’avoir sur vous une petite longueur d’avance. J’ai bien peur qu’elle ne fonde complètement au cours des prochains mois.

_ Que me voulez-vous ?

_ Je ne veux rien Refuse, sinon faire le point. Vous retournez dans l’est, après avoir atteint vos objectifs. Félicitations. Or, le Süersvoken me demande d’intervenir dans la bataille qui se prépare pour le contrôle de la Mer Intérieure. »

  Refuse raccrocha les wagons : ainsi les plans des chevaliers d’ombre arrivaient à fruition. Présence était mis à l’épreuve. Libérée continua : « Je dois empêcher la déroute de votre ancien allié, c’est-à-dire qu’il doit perdre, mais pas trop… 

_ Ouuui, c’est fort intéressant… Pourquoi vous me dites tout cela ?

_ J’aimerais que vous n’interveniez pas.

_ Je m’en garderai bien ! A peine si je comprends les méandres de votre politique tordue !

_ Vous me décevez Refuse.

_ Vous m’en voyez navrée. Cette bataille m’indiffère. Je ferais donc mon possible pour l’éviter. Je vous souhaite bonne chance avec Présence, Emibissiâm et toute la bande des chevaliers d’ombre.

_ Merci Refuse. Si je puis me permettre, j’ai récupéré ceci. » Libérée montra une boucle d’oreille verte et bleue. « J’y ai ajouté un enchantement qui nous permettrait de communiquer à distance. L’acceptez-vous ?

_ Pas sans explications.

_ Toujours pour la même raison, qui est de ne pas nous gêner.

_ Est-ce bien l’objet que Brafort a déposé au département de linguistique ?

_ Oui.

_ Et si cette chose vous transmettait toutes mes paroles et mes actes ?

_ Je serais sûre de ne jamais m’ennuyer.

_ Non, je tiens à mon intimité. Gardez votre babiole.

_ Vous seriez très contente de pouvoir me parler si les Imparfaits de l’Amlen vous prenaient en grippe. »

Refuse grimaça. Elle ouvrit la bouche pour poser une question, mais se rendit compte qu’elle devinait déjà la réponse : l’Amlen était autrefois une région du Süersvoken. Libérée voulait les réunir à la Mégapole Souterraine. Avait-elle également des visées sur la Forêt Mysnalienne ?

« D’accord, rendez-moi la boucle d’oreille. Mais je vous préviens, je prendrai le temps d’analyser sa magie en détail. Si cela cache une entourloupe, nous serons ennemies.

_ Il n’y en a pas. »

  Libérée leva son sceptre en prononçant une formule puissante. Un nimbe obscur s’élargit depuis son cœur jusqu’à la contenir entièrement, puis se résorba. Elle avait disparu. Refuse inspecta la boucle d’oreille, puis elle rangea le bijou dans une poche. « Que je n’intervienne pas dans leurs affaires ? Elles m’indiffèrent ! Que je lui dise mes projets ? Et puis quoi encore ? Je ferre un gros poisson, et j’ai au creux de ma main de quoi le faire danser.»

Fin du deuxième livre.

Vincent LANOT