Chapitre six : Intrusions.
Retors et Palinodie.
Refuse se réveilla dans un lit. Les volets étaient fermés, mais le jour se devinait aux lignes de lumière soulignant les pourtours. Elle avait mal au ventre. Le charme mineur de douleur atténuée y remédia. Refuse fit un peu de lumière. C’était bien sa chambre d’hôtel. On avait rapproché la table de sa couche. Un pichet et un verre étaient posés dessus à portée de main. Elle se redressa lentement pour se servir. Mais l’effort lui donna la nausée, la contraignant à faire une pause avant de verser l’eau. Puis elle but à petites gorgées. Ensuite seulement, elle se rendit compte qu’on avait laissé un mot sur la table. Elle tendit le bras, saisit le bout de papier, le déplia et lut : « Vous avez été blessée par balle. J’ai stoppé l’hémorragie. Ne faites pas de bêtises. Leaucoule. » Refuse tenta de se souvenir de la formule de cicatrisation, que sa consœur avait certainement utilisé. Elle y parvint, mais l’énergie lui manqua d’effectuer toute la préparation. Il lui fallait dormir.
Les heures passées au pays des songes lui furent profitables, car dès qu’elle rouvrit les yeux, Refuse se lança dans les préparatifs du charme curateur. Sitôt les derniers détails définis, elle s’appliqua une main sur le ventre en murmurant les paroles adéquates. L’effet fut rapide et spectaculaire. Ragaillardie, Refuse essaya de se lever, mais la magie ne lui avait pas rendue son énergie. Ses jambes tremblaient. Elle se rassit. Pouvait-elle appelé quelqu’un ? Quelle heure était-il ? Il faisait nuit. On avait rempli le pichet. Elle ne vit pas de nouveau message. « J’ai faim. » Constata la magicienne. « Décidément, je dois bouleverser mes choix habituels. L’ordre des utilités s’inverse. » En lieu et place de l’annulation elle prépara donc un serviteur d’ombre, auquel elle choisit de donner ses traits. Puis elle l’évoqua. Son double se matérialisa dans la pénombre de la chambre. La magicienne contempla un instant son image. Elle toucha sa surface. Comme la monture magique, elle était solide, quoiqu’un peu froide. Le sortilège imitait la peau et les muscles. Refuse envisagea rapidement plusieurs façons de s’en servir. Mais l’urgence commandait : « descend au rez-de-chaussée, trouve le réceptionniste, dit lui que je suis éveillée, et que j’ai faim ! Va et reviens. » L’ombre s’acquitta de sa tache. L’employé de l’hôtel était quelque peu intimidé, mais il ne venait pas les mains vides. Il murmura un salut, déposa sur la table du pain, un pâté, et une cruche d’eau. Il reprit le précédent pichet sur son plateau. Puis il proposa à la magicienne de l’aider à étaler le pâté sur les tranches de pain. Refuse le laissa faire, au début, puis demanda au serviteur d’ombre de prendre le relais. L’employé regarda d’un air inquiet la créature magique procéder avec des gestes lents et précis.
« Je suis troublé, avoua-t-il. Est-ce un sortilège ? » Refuse hocha la tête.
« Est-elle vraiment comme vous ? Pense-t-elle ?
_L’entité qui l’anime pense à sa façon. En tout cas, elle sait reproduire des comportements », répondit Refuse.
« Vous-vous êtes vite rétablie, ajouta l’employé. Quand on vous a amené, vous aviez perdu beaucoup de sang, comme si le brouillard du dehors avait tout bu !
_ La brume rouge est de mon fait. Je voulais me protéger. » La magicienne mâchait sa tartine.
« Avez-vous besoin d’autre chose ? » Demanda le réceptionniste. Refuse avala.
« Non merci. Vous êtes très gentil. Si nécessaire, je vous enverrai mon serviteur. Bonne nuit monsieur.
_ Bonne nuit madame. »
Refuse acheva tout le pâté. Elle but toute l’eau du pichet. Le serviteur d’ombre l’aida ensuite à se lever, et à se rendre aux toilettes. Puis Refuse eut de nouveau sommeil. « Réveille-moi si quelqu’un approche », ordonna t-elle, avant de se rendormir.
On lui parlait, d’une voix étrange qui ressemblait à la sienne. Elle entrouvrit les paupières, et grogna un peu. Elle clignât des yeux. Tout à fait réveillée, elle reconnut le serviteur d’ombre en compagnie de Leaucoule.
« Bonjour Refuse, dit Leaucoule, vous nous avez fait peur. La réception m’a dit que vous alliez mieux. J’en ai déduit que vous aviez terminé ce que j’ai commencé. Avez-vous encore besoin de soins ?
_ Hum, non, je ne crois pas. En revanche, j’aimerais bien savoir en détail ce qui m’est arrivée.
_ Evidemment…
_ Ainsi, c’est à vous, Leaucoule, que je dois d’être encore en vie ?
_ Oui, et à Coriace. Avez-vous conscience du bruit qu’a fait l’affaire Bonheurd’offrir ?
_ La haute bourgeoisie a pris la chose très au sérieux.
_ C’est peu de le dire : tout le monde en a parlé.
_ Oh !
_ En tout cas, assez de gens pour que nous soyons au courant. Quand nous apprîmes que deux des plus puissantes magiciennes des Contrées Douces allaient se retrouver au même endroit pour entendre les aveux d’une troisième, assez avancée dans ses études, nous fûmes chargés de surveiller l’événement de loin. Nous avons également enquêté sur les relations de Sifine, fille d’Élégant.
_ Vous avez eu le temps ?
_ Nous n’avions qu’effleuré le sujet. Mais Coriace a repéré deux individus suspects autour de la demeure de Bonheurd’offrir. Quand vous en êtes sorties, vous et Libérée, ils se sont éclipsés. Nous les avons suivis discrètement jusqu’à votre hôtel. Ils vous y attendaient, postés dans une rue perpendiculaire. Nous ne savions pas quelles étaient leurs intentions exactes. Hélas nous n’avons compris que trop tard, quand vous êtes tombée. Le tir qui vous a touché n’a fait aucun bruit. C’est l’homme qui a tiré, avec un pistolet, pendant que sa comparse dissimulait ses mouvements. Coriace lui a logé une balle dans l’épaule. Et moi, j’ai endormi la dame.
_ Qui sont-ils ?
_ Des amis de Sifine, rencontrés à l’université.
_ Je puis admettre qu’elle m’en veuille, et je me doutais qu’il fallait chercher du côté de ses camarades. Néanmoins leur attitude me parait totalement disproportionnée.
_ A nous aussi. Coriace pense qu’ils font partie d’une bande.
_ Une bande ? Des brigands ? Mais enfin, Leaucoule, nous sommes dans les Contrées Douces !
_ Pas si douces que cela. Les gendarmes ne chôment pas, savez-vous ? _ Je vous remercie de m’avoir secourue Leaucoule. Je n’ai pas été assez prudente. Si j’avais utilisé la brume préventivement, pour m’approcher de l’hôtel, mon agresseur n’aurait pu ajuster son tir. Au lieu de quoi, j’ai cru que les menaces n’étaient pas à ce point… Comment dire ? Tangibles… Sérieuses ? Réelles.
_ La brume rouge ne nous a pas aidé. Mais, en longeant le mur, en trouvant la porte, on tombait sur vous. Heureusement, j’avais préparé une potion. Il faut dire que ces derniers temps, les gendarmes ne cessent de m’en demander. Je vais monter en grade.
_ Félicitation. Vous avez changé Leaucoule. J’aimerais vous récompenser, comme il se doit : recopiez de mon grimoire tout ce que vous vous sentez capable d’apprendre.» Le regard de Leaucoule s’illumina. « Je n’abuserai pas de votre offre, je vous le promets. » Refuse fit apparaître son livre de magie. Pendant que sa consœur œuvrait, elle prépara ses sortilèges. Lorsque le serviteur d’ombre se dissipa, elle en évoqua un autre, pour chercher son repas. Elle fit bombance, tout en répondant aux questions de Leaucoule, entre deux coups de fourchette.
« Cela m’en fait deux de plus », se réjouit la sorcière gendarme.
« Vous aurez la suite plus tard, vilaine gourmande », dit Refuse en rangeant son grimoire.
« Qu’allez-vous faire ?
_ Un peu d’exercice, prendre une douche.
_ Et ensuite ?
_ Me venger ? Non, je traque un autre gibier… Néanmoins, j’aimerais beaucoup entendre de votre bouche ce que mes agresseurs vous ont raconté, avant de les interroger personnellement. Après tout, vous les soupçonnez d’appartenir à une bande, sachant que de mon côté je recherche un voleur… Alors ?
_ Si je vous dis que nous sommes tenus au secret ?
_ Je vous réponds que je suis la victime.
_ Soit.
_ Vous les détenez ?
_ Bien sûr.
_ Si j’enquête, avec mes moyens, je les trouve ?
_ Probablement.
_ Bon, commencez par me dire ce que j’ai le droit de savoir, Leaucoule.
_ Vous portez plainte ?
_ Pourquoi pas ? Ce n’est pas automatique ?
_ Non, vous devez faire la démarche. En avez-vous parlé à Bonheurd’offrir ou à Élégant ?
_ Je n’en ai pas eu le temps. Pensez-vous qu’ils pourraient mal le prendre, parce qu’ils ont réaffirmé leur alliance ?
_ C’est possible.
_ Écoutez, je ne suis pas la créature de ces messieurs. Tant que je ne saurais pas le fin mot de l’histoire, je me considèrerai en danger. Comme je n’ai pas l’intention de vivre recluse, ni d’abandonner mes objectifs, cela signifie que j’aurais le foudroiement facile dans les prochains temps. Ah ! Mais c’est précisément ce que Coriace, et vous-même, aimeriez empêcher…»
Enfin convaincue, Leaucoule résuma ce qu’avaient livré les interrogatoires :
« L’homme s’appelle Retors, et la fille Palinodie. Retors est en deuxième année à l’université où il étudie le droit et la magie. Palinodie a déjà été mêlée à toutes sortes d’affaires. C’est une aventurière qui veut faire fortune rapidement pour échapper à sa condition d’origine.
_ Comment en sont-ils venus à penser que ma mort leur rapporterait quelque chose ?
_ Sifine a une petite cours d’admirateurs à l’université. Retors en fait parti. On aime se lancer des défis. Retors et ses amis pratiquent un jeu à base de persuasion : contrôler les actions des premières années en infléchissant leur conduite de façon pas trop grossière, pouvant passer pour normale aux yeux d’un néophyte. Cette pratique s’étend rapidement en dehors de l’université, et les manipulateurs s’enhardissent. Retors rencontre Palinodie, par hasard croit-il. Coriace pense que les étudiants n’ont pas été si discrets et que la demoiselle a écouté leurs confidences. Elle n’est pas magicienne, mais elle leur propose de les aider en détournant l’attention de leurs victimes. Par exemple, Palinodie pourrait discuter avec un commerçant, pendant qu’un complice l’ensorcelle… De cette façon les projets deviennent de plus en plus ambitieux et risqués. A l’université, le groupe doit faire profil bas, après que plusieurs victimes se soient plaintes à la direction. Beaucoup arrêtent de s’amuser au dépend des novices, tandis que d’autres poursuivent leurs activités à l’extérieur. Les pratiques se criminalisent. Retors fait croire à Sifine qu’il a réussi un gros coup sans être inquiété : il aurait emprunté à la banque de quoi acheter un bel appartement à la moitié de sa valeur, puis l’aurait revendu au dessus de sa valeur. Ensuite, il aurait remboursé son prêt, et avec la différence, aurait acquis très légalement une demeure selon ses goûts, et de quoi subvenir à ses besoins pendant un bon moment.
_ Pourquoi n’ai-je jamais fait ça ? Qu’en est-il vraiment ?
_ Retors a avoué que la première transaction n’avait pas été si exceptionnelle. Le logement était de piètre qualité, et le prêt peu élevé. C’est là que Palinodie intervient : elle connaît des gens qui vont donner des allures de palace à l’acquisition de Retors. On se déguise, on persuade un client, et on va jusqu’au bout, sans être trop gourmand pour que les soupçons éventuels ne deviennent pas une enquête.
_ Ce sont de fichus escrocs, pas des assassins.
_ Mais Retors se vante. Sifine cherche à le surpasser en ensorcelant Bonheurd’offrir. Lamainlourde se doute de quelque chose, et vous mettez un terme à la manœuvre. Sauf que… Savez-vous à qui Bonheurd’offrir espérait vendre son entreprise ?
_ Il avait un acheteur ?
_ Oui, et Palinodie le connaît. Nous pensons qu’il s’agit d’un truand, probablement son chef. Elle a convaincu Retors de se débarrasser de vous, parce que vous avez ruiné leurs plans, qu’elle a perdu la face devant ses comparses et que vous risqueriez de recommencer à l’avenir.
_ Elle n’est pas magicienne.
_ Pas besoin…
_ Tout de même, ce Retors tue pour bien peu.
_ On lui a promis une place dans la bande et une fortune rapide.
_ C’est tout ? Quelle naïveté ! Quelle inconséquence ! Quelle folie !
_ Refuse, je vois tous les jours des choses un peu folles. Les habitants des Contrées Douces ont une fringale de richesses. Ils prennent facilement des initiatives. Mais tous ne sont pas de fins stratèges comme Fuyant. Tous n’ont pas la pondération des paysans des campagnes. Tous n’ont pas votre façon d’envisager le risque. Retors savait qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Mais l’idée de tuer sans être pris lui plaisait. Au lieu de craindre votre puissance, il a compensé son handicap avec l’effet de surprise et une arme à feu enchantée à l’aide d’un sort mineur anti-bruit. La balle est rapide. Elle vaut bien un foudroiement. Personne n’a rien entendu. Il aurait pu vous dérober quelques babioles, et disparaître sans laisser de traces.
_ Donc, il m’aurait abattue dans l’idée de se faire une place parmi les bandits, et par goût des sensations fortes?
_ Oui, Refuse.
_ Il a tout avoué ?
_ Oui !
_ Il a dit où était le reste de la bande ? Il a donné des noms ?
_ Oui, des faux noms, pour la plupart. Les truands n’étaient plus à l’endroit indiqué quand Coriace s’y est rendu.
_ Ils sont très réactifs vos brigands.
_ C’est leur manière d’être. Malgré son nom Retors est un amateur.
_ S’ils comptaient faire de lui leur magicien, ils n’auraient pas du l’exposer de cette façon…
_ Je pense qu’il y a peut être un autre sorcier avec eux. Coriace le soupçonne depuis longtemps.
_ Élégant a-t-il été informé de ma mésaventure ?
_ Pas par nous.
_ Avez-vous besoin de mes services ?
_ Pas dans l’immédiat.
_ Tout de même !
_ C’est mon métier, Refuse, pas le tien.
_ D’accord Leaucoule. Je vais vous laisser vous occuper de ces crapules. Je redoublerai de prudence. Mes buts sont inchangés. Dis bien à Coriace qu’il est inutile de me prêcher la modération.
_ Il t’a protégée ! »
Refuse garda le silence. Devant Leaucoule, elle commença à se maquiller les paupières et la bouche. Puis, renonçant à l’apparence grise qu’elle s’était donnée en entrant à Convergence, elle conserva sa face de nuit. Elle sortit de la chambre, suivie du serviteur d’ombre et de son amie. Les deux sorcières marchèrent côte à côte dans les rues de la capitale. Au bout d’une dizaine de minutes, Leaucoule réalisa que Refuse n’avait pas de but précis. Dès lors, elle infléchit la promenade pour se diriger vers la gendarmerie. Refuse et son double l’accompagnèrent. Le petit groupe s’éloignait du cœur de la capitale. Les jeunes femmes débouchèrent sur une avenue périphérique. Une patrouille à cheval les dépassa. Bientôt elles longèrent le mur d’enceinte de la caserne, long d’une centaine de mètres. De l’autre côté de la rue se voyaient des jardinets, des troquets, des ateliers de couture, et une épicerie. C’étaient de petites maisons aux toits d’ardoise, serrées les unes contre les autres, plus basses que les bâtiments du centre-ville. Arrivées devant le portail, les magiciennes échangèrent une accolade muette. Puis, la Leaucoule passa la grille. S’arrêtant un instant devant la guérite de la sentinelle, elle effectua un salut militaire en déclinant ses noms et grades. Refuse se détourna à ce moment là. Son regard balaya, à droite, une série de façades identiques, étroites et blanches abritant des familles aux revenus modestes. Refuse lança le sort d’alarme en spécifiant qu’elle redoutait particulièrement les armes à feu. Ensuite, elle s’éloigna dans une rue transversale supposée la ramener au centre-ville. Elle marcha encore cent cinquante mètres, avant de quitter les voies fréquentées pour une impasse déserte. Là, elle se rendit invisible. Elle mena ensuite son double à une taverne, avec mission de boire, et de manger, à hauteur de trois douceurs, jusqu’à ce que la magicienne vienne le récupérer.
Et tandis que le serviteur d’ombre s’attablait, Refuse rebroussait chemin vers la gendarmerie. Elle snoba la sentinelle. Trois robustes corps de bâtiments, de trois étages chacun, cernaient une vaste cour pavée. On ne voyait pas de fenêtres aux rez-de-chaussée. Aux angles se dressaient des tours carrées, aux toits noirs et pointus. Les écuries se trouvaient à gauche, les lieux de vie, incluant les dortoirs, les cuisines et le réfectoire étaient à droite. L’administration lui faisait face. L’armurerie et les geôles n’étaient pas indiquées. Refuse avait le choix entre attendre que quelqu’un entre ou sorte, ou tenter sa chance au culot. Elle aurait pu également utiliser ses sens de sorcier. D’ailleurs Elle se fit le reproche de n’avoir pas espionné les gendarmes auparavant. Cependant, la magicienne comptait tirer parti de l’invisibilité avant de recourir à une magie plus coûteuse en ressources. Quant à la porte de Verlieu, Refuse la gardait en réserve pour s’enfuir, le cas échéant.
Elle patienta. Au bout d’une demi-heure, deux cavaliers pénétrèrent dans la cour. Ils conduisirent leurs montures aux écuries. L’un d’eux reparut bientôt. Il traversa en oblique l’espace qui le séparait du bâtiment administratif. Refuse se tint prête à agir. L’homme toqua à la porte. On lui ouvrit. Il se faufila. La porte se referma. La magicienne pesta. Les gendarmes se gardaient des intrusions. A la réflexion, puisqu’ils employaient des sorciers, ils devaient savoir à quoi s’attendre… Cinq minutes plus tard, la porte livra passage à un sous officier. Non seulement Refuse n’eut pas le temps de se glisser à l’intérieur, mais elle remarqua un détail qui lui avait échappé : les marches menant à l’entrée étaient tachées de sable rouge. Le gendarme qui venait de sortir en avait sous ses semelles. D’où venait-il ? Se pouvait-il que l’on marchât dans un bac sitôt le seuil passé, et que les grains colorés révélassent la présence des invisibles ? « Mauvaise nouvelle, ils ont inventé des ruses pour contrer la magie la plus probable. Il se pourrait même qu’après les confidences de Leaucoule je sois attendue.» Plus la magicienne réfléchissait, plus il lui semblait que l’affaire était mal engagée. « J’ai voulu aller trop vite. Il me faut davantage de préparation. En persuader un de me faciliter la tache ? Je risque de les avoir tous contre moi dès qu’il aura retrouvé son libre arbitre. Prendre l’apparence d’un gendarme ne me fera pas connaître leurs usages. Les observer de loin serait beaucoup plus sage. Mais pas aujourd’hui. Pour cette fois, Retors et Palinodie garderont leurs secrets. »
Essais.
Refuse quitta donc la caserne, dépitée, et fatiguée. Elle alla récupérer son double. Le tavernier vit la porte de son établissement s’ouvrir sans raison apparente. Il soupçonna aussitôt que quelque magie était à l’œuvre, parce que sa cliente ne lui semblait pas très naturelle : personne n’était noir comme cela, et personne ne paraissait à ce point insensible. Il espérait que rien ne se tramait à ses dépends. La silhouette avait fini de manger, mais un dénommé Brafort s’était assis à la même table. C’était un client régulier que le tavernier connaissait bien. Brafort était du genre robuste, avec un visage large, chauve sur le dessus, garni d’un collier de barbe noir et de sourcils épais. Sa chemise écarlate s’ouvrait sur un poitrail velu. Il parlait pour deux. Le gaillard remplissait le verre de la femme étrange qui avalait le vin rouge, rasade après rasade, sans que son état ne changeât le moins du monde. Le gars buvait moins, mais à ce jeu s’enivrait petit à petit. Entre deux godets, il tentait divers compliments, sous le regard de plus en plus inquiet du tavernier. Ce dernier finit par lâcher :
« Brafort, tu vois bien que la dame est sorcière, et qu’elle n’est pas causeuse. Laisse la tranquille. Tu perds ton temps. Au train où vont les choses, tu seras le premier à rouler sous la table.
_ J’aime les beautés mystérieuses ! » Répliqua Brafort. « Puisque les sorcières sont des femmes, on doit pouvoir les séduire. En tout cas, moi, il me faut plus que des sortilèges pour me faire peur. Celle-ci me plait. Où est le mal ?
_ Ce n’est pas ça…»
Sentant que la situation risquait de lui échapper, Refuse se pencha vers sa créature et lui murmura à l’oreille de se lever et de sortir. Le double obéit, sans un regard pour son soupirant. La magicienne dit « au revoir » à sa place. Brafort se leva péniblement, et tituba jusqu’à la porte. Il voulut, jusque dans la rue, suivre l’objet de son désir. Mais la silhouette s’éloignait trop rapidement. L’homme cria quelque chose en tombant par terre, attirant l’attention des passants. Une idée germa alors dans l’esprit de Refuse. Elle ordonna un demi-tour. Le serviteur d’ombre revint vers Brafort. La magicienne chuchotait ses instructions : « Faits lui signe de s’approcher, conduit le à l’écart. » L’homme se releva et suivit la beauté sombre, ne sachant quoi penser de son revirement soudain. Refuse les mena dans l’impasse où elle s’était rendue invisible. « Retourne-toi », commanda t-elle à son double. Elle se plaça derrière. « Il y a quelqu’un d’autre ? » Demanda Brafort en comprenant que la voix ne pouvait venir de la silhouette noire. « En effet, ce que vous voyez est un corps provisoire. Il vous plait, n’est-ce pas ?
_ Je l’avoue. A qui ai-je l’honneur ?
_ J’aimerais vous demander un service, contre rémunération évidemment. Le jeune Retors est aux mains des gendarmes, à raison. Découvrez où il habitait, et vous aurez ma reconnaissance.
_ C’est-à-dire ?
_ De l’argent pour commencer.»
Quelques pièces passèrent de la main de Refuse à celle du double. « Prenez cet argent. Agissez sans trop attirer l’attention. Retors étudiait la magie à l’université. Il aurait acheté un appartement coquet en ville. Vous prétendrez lui rapporter un petit objet enchanté.» A ce moment une boucle d’oreille tomba par terre, ornée d’une petite pierre verte veinée de bleu. Brafort la ramassa.
« Bien sûr, vous n’irez pas voir les gendarmes. Quand vous en saurez plus, vous laisserez un message au réceptionniste de l’Hôtel de l’Orchestre.
_ C’est magique ? Demanda l’homme en regardant le bijou.
_ Oui, par moment elle parle dans une langue oubliée.
_ Ah ? Mais là, elle ne parle pas.
_ Non, j’ignore ce qui motive son babil. Je l’ai trouvée au fond d’un puits, loin d’ici. Je venais de remonter un sceau d’eau, quand elle se fit entendre.
_ Ce monde est plein de merveilles ! Je vais tenter de la faire parler.
_ Comme il vous plaira. Acceptez-vous de faire ce que je demande ?
_ Il y a cinq minutes, je mendiais votre attention… Est-ce dangereux de vous servir ?
_ Retors m’a tiré dessus. Il est en prison. Méfiez-vous des étudiants en magie, car certains aiment jouer des mauvais tours à ceux qui ne partagent pas leur savoir.
_ Des mauvais tours ? De quels genres ?
_ Vous faire agir à leur convenance est leur plaisanterie favorite. Normalement, ils n’en ont pas le droit, mais en dehors de l’université, ils se sentent parfois pousser des ailes. Adoptez un profil bas, ne vous lancez pas dans un concours de boisson.
_ C’est dangereux. Ce que vous me demandez, c’est dangereux.
_ Acceptez-vous ?
_ J’étais à la recherche d’une aventure… heu, galante.
_ J’entends bien. Si vous acceptiez, ce corps que vous voyez serait votre pour une heure. Ne le brutalisez pas. Autant que vous le sachiez, il n’a pas l’habitude des choses humaines, ou disons qu’il fera comme s’il ne savait pas. Il répondra à vos désirs, mais je lui interdis formellement de voler, de tuer, ou de parler aussi longtemps que je vous le confie.
_ Ce n’est pas une personne ?
_ C’est un substrat ayant pris forme humaine, animé par une entité dotée d’une personnalité propre, et obéissant à mes ordres.
_ Comment un tel être pourrait-il m’aimer ?
_ Ça, je n’en sais rien. Si vous cherchiez des sentiments, vous n’avez pas frappé à la bonne porte. Reste l’argent.»
Brafort hésitait. Dans quelle histoire s’embarquait-il ? Quoiqu’il trouvât encore l’ombre jolie, il répugnait à s’en servir comme d’une prostituée. Mais, c’était lui qui avait commandé les boissons, lui qui s’était précipité, lui encore qui avait ramassé la boucle d’oreille. Lentement, il caressa du bout des doigts la joue de la servante magique. L’envie d’en jouir l’avait quitté. Avait-il besoin de l’argent de la magicienne ? Pourquoi pas ?
« Donc, je dois simplement découvrir où il habitait… Comment s’appelle-t-il ?
_ Retors. Oui, trouver sa résidence. Et me rendre compte à l’Hôtel de l’Orchestre.
_ J’accepte. Je m’y mets dès ce soir.
_ Une dernière chose : si la boucle d’oreille est toujours en votre possession à l’issue de vos recherches, portez-la au département de linguistique de l’université.
_ Comme il vous plaira. Au revoir.»
Refuse rentra à son hôtel en doutant que Brafort irait au bout de sa mission. Pourquoi n’avait-elle pas plus tôt porté la boucle d’oreille à des spécialistes des langues mortes, plutôt que de la confier à un alcoolique ? Ne prenait-elle que de mauvaises décisions, de crainte d’être passive ? Le fait est que l’après midi lui parut long. Elle se plongea dans la lecture de ses sortilèges, mais piqua du nez, comme si le sommeil lui manquait. Elle aurait préféré étudier quelque chose de nouveau. Maintenant qu’elle maîtrisait la Porte de Verlieu, il lui fallait une magie équivalente ou supérieure pour progresser. Refuse s’endormit. Elle se réveilla au milieu de la nuit. La morosité l’avait quittée, le serviteur magique avait disparu. Elle avait faim. La magicienne descendit dans le hall de l’Hôtel. Elle demanda au réceptionniste s’il était possible de manger un sandwich à cette heure tardive. Il lui apporta ce qu’elle désirait. Refuse lui tint compagnie, le temps de grignoter l’en-cas. L’homme lui confia qu’il trompait son ennui en lisant. Il avait trouvé un recueil de textes maintes fois traduits, si anciens que certains remontaient à des époques impossibles à dater. Tous étaient des fragments de récits perdus. « Voyez, celui-ci parle d’un immense désert de poussière grise qui se trouve en Firabosem, le continent lointain. Et cet autre raconte un bout d’histoire qui se passe sur une route. En fait, c’est un couple qui voyage, avec une voiture. Leurs sentiments évoluent au fur et à mesure. Parfois le paysage leur fait écho. A un moment, ils franchissent une chaîne de montagnes. Le traducteur du texte pense qu’il ne peut s’agir que des Montagnes de la Terreur ! C’était avant qu’elles ne soient ensorcelées : il y a cinq milles ou plus, on ne sait pas. »
Refuse remonta dans sa chambre, la tête pleine de conjonctures. Où avait-elle lu que la présence humaine sur La Scène remontait à une centaine de milliers d’années ? Que restait-il dans les mémoires ? Presque rien. Elle se recoucha. Les bruits de la rue la tirèrent du sommeil. Il était fort tard. Elle fit ses exercices habituels. L’entité ressource qui assurait l’endormissement fut réaffectée au changement d’apparence. Puis Refuse alla manger. La journée précédente avait été dépensée en pure perte. Sous la douche elle adopta l’aspect de la jeune femme fragile déjà utilisé à Portsud. Elle se protégea par une alarme, puis sortit peu après douze heures. La magicienne déambula au hasard. « Ce n’est pas comme ça que je ferai avancer mon enquête », se dit-elle. Elle revint vers l’hôtel. En se remémorant ce que Leaucoule lui avait raconté, Refuse alla voir l’endroit d’où Retors avait tiré. Se souvenant que Coriace avait blessé l’assassin, elle chercha des traces de sang, mais n’en trouva pas. Les abords de l’hôtel étaient nettoyés tous les jours à grande eau. Elle songea que si elle avait possédé un familier, renard ou chat, et qu’il eût goûté au fluide vital, il aurait pu prendre la forme de Retors. Au fait, ce dernier avait-il un familier ? Si oui, était-il en liberté ? Quelques goûtes espacées éclatèrent au sol. Des contorsions de nuages gris semblaient se livrer bataille dans les nuées. « Des évadés de la Terre des Vents ? » La pluie s’intensifia rapidement. Refuse s’abrita dans le hall de l’hôtel, en se mêlant aux passants surpris. Elle produisit un large parapluie avec la création d’ombre, puis elle alla braver le déluge. « Je devrais surveiller Sifine. Si elle reprend contact avec ses amis, j’apprendrais au moins à connaître leurs visages. Ils me mèneront à Retors. Dois-je utiliser mes sens de sorcier ? Dois-je me rendre au magasin Chrysalide ? Ne devrais-je pas plutôt essayer l’université ? Je pourrais me donner le visage de Sifine… Mais pour que ça marche, il faudrait qu’elle ne soit pas là où je me montre. » Finalement elle endossa l’identité de l’Archer, son dernier amant.
Vingt minutes plus tard, elle franchissait le seuil du bâtiment des études linguistiques et magiques. L’intérieur était sombre et désert. « Ils doivent tous être en cours, ou à la bibliothèque. » Refuse alla dans cette direction. Bientôt, elle reconnut la double porte de la salle de lecture. « Bonjour Archer, puis-je vous être utile ? » Fit une drôle de voix derrière elle. « Oui ?» Répondit-elle en se retournant. Ensuite, elle poussa un hurlement, en faisant un grand bond en arrière. C’était l’araignée de Venimeuse ! Le familier aux longues pattes était descendu le long d’un fil gluant, pour jouer un de ses tours favoris. « Franchement, Archer, vous me décevez. Je croyais que vous aviez l’habitude maintenant. » Refuse se retint de foudroyer la nuisance. Elle l’eut bien massacrée à coup de bâton. Mais déjà la porte s’ouvrait. On voulait savoir qui avait crié, et pourquoi (bon, cela, on s’en doutait un peu). Refuse prononça la formule de l’invisibilité. « C’était Archer, je suis vraiment désolée. Je voulais simplement lui rendre service, se défendit l’octopode. » Les étudiants ricanaient ou prenaient des mimiques d’exaspération, tout en cherchant du regard la victime désignée. « Archer ? Mais il est avec nous ! » S’exclama un garçon. Quelqu’un avait-il pensé à préparer un charme de révélation ? « Ils sont nombreux, il y a un risque. » Pensa Refuse. Elle s’éloigna dans le couloir. La pluie tambourinait sur les grandes baies vitrées. « Je me suis trompée dans mon choix. J’aurais du garantir l’endormissement pour neutraliser rapidement le familier. Je me demande pourquoi l’alarme ne m’a pas prévenue ? » Refuse changea ses traits en ceux de Funambule. Après quoi, elle interrogea l’entité de l’alarme. Celle-ci lui répondit qu’elle n’avait rien remarqué d’hostile. Refuse lui expliqua que toute araignée géante était a priori un danger. L’entité persista à nier le problème.
« Enfin, vous l’aviez bien vue, non ? » S’énerva la magicienne. L’entité fit attendre sa réponse, comme si elle réfléchissait.
« Rien de dangereux, s’obstina-t-elle.
_ Et maintenant, la voyez-vous ?
_ De quoi parlez-vous ? Il y a des tas de gens. Personne n’a d’arme à feu.
_ L’araignée !
_ Non, enfin vaguement… Pas dangereuse… »
Refuse regarda dans le couloir de la bibliothèque. Le familier courait au plafond, dans sa direction.
« Elle sera bientôt dans le périmètre que vous devez surveiller. Envoyez moi un frisson dès qu’elle aura franchi la limite. » Commanda la magicienne.
L’araignée passa la frontière invisible. L’entité ne réagit pas. « Bon sang, elle se fait ignorer ! Ma défense ne la voit pas, ou la néglige.» Inversement, le familier ne la remarqua pas non plus. Il tourna sur lui-même dans toutes les directions, puis se posa au sol. La créature tapota les dalles de pierre du bout de ses pattes antérieures. Ensuite, elle tendit un fil en travers du corridor. Refuse avait maintenant son bâton en main. Elle recula lentement, son attention alternant entre devant et derrière. Puis elle murmura la formule de la révélation. « Cette intrusion me coûte cher. » Le couloir faisait un coude vers la gauche. Une volée de marches conduisait au parc de l’université. Le parapluie d’ombre fut de nouveau mis à contribution. Refuse ressortit par la grande porte. Après quelques secondes d’hésitation, elle fit le tour des bâtiments, en quête d’un troquet. Il y en avait plusieurs, de l’autre côté de la rue. Elle choisit la Griserie, au nom évocateur. Elle suspendit son invisibilité. Funambule pénétra dans la petite salle du bar, dont il était pour l’heure le seul client. Il commanda un vin chaud, qu’il alla boire à une table faisant le coin. Dos au mur, il avait aussi vue sur l’extérieur. Derrière son comptoir, la serveuse n’attendait pas d’affluence avant une heure. Pour tuer le temps Funambule fit mine de sortir de sa sacoche l’atlas des Montagnes Sculptées, de Discuri. Il le posa devant lui et se plongea dans le chapitre consacré aux Voiles Brisées. Le bar s’anima à partir du milieu de l’après midi. L’averse avait cessé. Depuis la fenêtre on voyait un paysage de flaques et de pavés ruisselants. Refuse entendait les eaux s’écoulant dans la rigole. Quatre étudiants, trois garçons et une fille, discutaient au comptoir. Le son de leurs voix montait et descendait de façon imprévisible, ponctué par des éclats de rire, des phrases laissées en suspend, et des interruptions soudaines lorsqu’ils se coupaient la parole. Refuse n’y comprenait rien. « Ce n’est pas comme ça que j’obtiendrai des informations. » Elle attendit encore. Un couple mixte entra à son tour. Ils s’assirent dans l’angle opposé, commandèrent des boissons pour la forme, puis passèrent leur temps à se parler les yeux dans les yeux, et à échanger de longues embrassades. Ils étaient gris, mais Refuse n’osa les déranger. Cependant, elle n’avait plus la patience d’attendre. « Non, vraiment, je m’y prends de travers depuis le début. Voyons : Sens de sorcier dans la gendarmerie, puis Porte de Verlieu jusqu’à la cellule de Retors, puis persuasion, pour le faire parler. J’emporterai de quoi manger. Je l’endormirai. Puis je préparerai de nouveau la Porte de Verlieu. » Elle réfléchit à ce qui pourrait compromettre son plan. Malheureusement il comportait de nombreux points faibles : il se pouvait qu’elle ne reconnût pas celui qu’elle cherchait. Que ferait-elle s’il partageait sa cellule avec un autre prisonnier, ou si les gendarmes se relayaient pour lui tenir compagnie ? Serait-elle vraiment capable de lancer deux fois la Porte de Verlieu dans la même journée, sans s’écrouler de fatigue au mauvais moment, au mauvais endroit ? Funambule quitta la Griserie.
Le jour déclinait. Refuse se dirigea vers un restaurant d’affaires. Elle s’isola dans une alcôve que l’on fermait par un rideau. Elle commanda un plat, qu’elle dévora rapidement. Quand elle eut fini, Refuse sortit du renfoncement. Elle remarqua un de ses anciens clients, qui vidait quelques pichets en compagnie de ses pairs. Elle se porta à la rencontre des marchands : « Mesdames et messieurs bonsoir. Je m’intéresse aux suites d’une escroquerie à la persuasion dans l’immobilier. Je paye deux douceurs pour toute information faisant avancer mon enquête, au sujet d’un certain Retors. Je loge toujours à l’Hôtel de l’Orchestre. » L’auditoire hocha la tête. Certains griffonnèrent quelques mots sur des bouts de papier. La magicienne rentra.
Une surprise l’attendait dans sa chambre : la réception avait glissé un message sous sa porte. Monsieur Brafort était passé en début de soirée. Il avait laissé une adresse et une autre information : « Dans la rue des Tisserands, troisième section, deuxième maison après l’enseigne du tailleur, en allant vers le nord. La boucle d’oreille est au département de linguistique, aux bons soins de monsieur Lecteur. » « Brafort s’est mieux débrouillé que moi et tous mes sortilèges. »
Refuse se déshabilla. Pour veiller sur son sommeil elle évoqua le serviteur d’ombre. Après quoi, elle se glissa sous les draps. Avant de s’endormir elle officialisa le nom de l’entité, chaque fois que celle-ci animerait une forme humaine : Funambule.
Dans la caserne.
Le lendemain, levée de bonne heure, elle décida de reprendre les mêmes sorts que le jour précédent. Elle sortit, invisible et déterminée, sous une pluie fine et froide. La rue des Tisserands avait gagné son nom des siècles plus tôt, quand les Contrées Douces appartenaient au Süersvoken. On les appelait autrement alors. Depuis, les ateliers d’artisans étaient devenus des fabriques mécanisées. Le quartier avait gardé une spécialisation textile, mais son économie évoluait. Refuse découvrit plusieurs échoppes de photographies, et une boutique qui prétendait vendre des communications téléphoniques, à la minute. Blanchisseries, teintureries, couturiers, et tailleurs les avaient bien accepté : de gros fils noirs disgracieux reliaient les immeubles. Chaque commerce affichait des héliographies figurant des gens souriant, bien coiffés, et bien habillés. Des phylactères indiquaient à quel point ils étaient heureux des services rendus comme de la qualité des produits. Jusqu’à la béatitude. Jusqu’au ridicule parfois. Les meilleures images montraient une humanité sure d’elle-même, triomphante, victorieuse. Chaque homme devenait le héro de sa vie, et chaque femme un concentré de pouvoir sexuel. Refuse dépassa la borne de la troisième section. Elle repéra l’enseigne du tailleur, puis compta les maisons, une, deux. Elle arriva devant une porte verte, écaillée. La magicienne recula un peu, en esquivant les passants qui ne la voyaient pas. L’immeuble faisait quatre étages. Et maintenant ?
Refuse se donna l’apparence de Funambule en uniforme de gendarme puis toqua à la porte. Une fenêtre s’ouvrit à gauche au rez-de-chaussée. Une dame mal peignée apostropha le visiteur. « Bonjour madame. C’est la gendarmerie. Je viens voir l’appartement de Retors, pour enquête.
_ Je ne vous croie pas. Vous avez une drôle de figure pour un gendarme, et vous êtes tout seul. Passez votre chemin. » La magicienne l’obligea avec une persuasion. L’habitante vint ouvrir. Funambule entra. Refuse demanda à l’assujettie de montrer le chemin. Ils gravirent un escalier aux marches grinçantes. Retors logeait au deuxième étage. La femme n’avait pas cette clé là. La magicienne lui commanda de redescendre, mais de la prévenir si d’autres gendarmes ou des amis du propriétaire survenaient. L’appartement était fermé. Refuse essaya de résoudre le problème avec la télékinésie mineure. Hélas, ne sachant guère comment fonctionnait une serrure, elle échoua dans toutes ses tentatives. Sans modèle, impossible de fabriquer une clé d’ombre, comme elle l’avait fait au manoir de Sijesuis. Aussi résolut-elle de déployer ses sens de sorcière.
De l’autre côté se devinait dans la pénombre un salon aux volets clos, sentant le renfermé. Ses lumières éclairèrent des meubles vernis : une table ronde, napée de blanc, entourée de quatre chaises. Au fond à gauche un poêle, un buffet surmonté d’un grand miroir au milieu et un fauteuil dans le coin à droite. Face aux fenêtres, un rideau cachait la cuisine, séparée du lieu de vie par une étroite cloison. Le long du mur d’entrée une armoire lui masquait l’angle le plus à droite. Le regard avança découvrant une porte entrebâillée. Elle y jeta un coup d’œil : c’était la chambre, environ trente mètres carrés, meublée d’un grand lit, d’un bureau, d’une chaise sculptée, et d’un petit secrétaire. Une porte ouvrait sur un placard. Refuse acheva son tour d’horizon par les toilettes et la salle d’eau, accessibles depuis la cuisine. Puis elle se mit en quête du grimoire de Retors. Elle n’en attendait pas grand-chose, sinon une sorte de revanche. Sa vision intrusive fouilla méthodiquement tous les meubles, tiroirs et compartiments, tous les recoins, inspecta les défauts des murs et du parquet, vérifia en détails les provisions, les fournitures. Elle trouva des poils de chat. Deux malles glissées sous le lit contenaient des vêtements masculins et féminins. Pas d’argent, pas de papiers, pas de factures, pas de clés : elle acquit la certitude que les gendarmes s’étaient déjà servis. Eux n’avaient pas perdu de temps. « Bravo Coriace, bravo Leaucoule. Il ne me reste plus qu’à entrer dans la gendarmerie pour interroger mes assassins. »
Refuse prononça la formule du Verlieu, puis elle se dirigea au jugé vers la caserne de la première compagnie de gendarmerie des Contrées Douces. De temps en temps, elle ouvrait une fenêtre pour corriger sa trajectoire. La ville lui apparaissait vue de cinq mètres de haut, parce qu’elle était entrée dans le Verlieu depuis un deuxième étage. Si la plupart des habitants ne remarquèrent rien de suspect, certains purent observer l’apparition fugace d’un cercle de lumière verte au dessus de la rue ou dans leur logement. A chaque fois, la magicienne réduisait la taille de la fenêtre. Elle finit par regarder à travers un œilleton de cinq centimètres de diamètre. Refuse utilisa cette technique avant de s’introduire dans le bâtiment administratif de la gendarmerie. Par chance, son arrivée passa inaperçue. Elle fit plusieurs quarts de tours, en ouvrant à chaque fois un nouvel œilleton. Elle se trouvait dans une vaste salle rectangulaire décorée d’enseignes et de blasons. Les murs étaient recouverts d’un papier peint bleu sombre garnit de faucons dorés. On y avait accroché des armes d’apparat, sabres croisés et casques aux cimiers blancs. Le sol était constitué de lames de bois clair disposées en chevrons. Une odeur de cire imprégnait les lieux. De grands rideaux jaunes filtraient la lumière du jour venant de la cour. Il n’y avait pas de meubles. La salle d’honneur mesurait environ vingt cinq mètres sur quinze, soit la même largeur que le corps de bâtiment. Elle possédait deux portes, chacune placée à droite d’un petit côté. Refuse constata l’absence de bac de sable rouge aux accès. Elle fit mouvement pour se retrouver au-delà de la porte la plus proche des rideaux. Un rapide coup d’œil lui dévoila une pièce plongée dans l’obscurité. Elle agrandit la fenêtre et fit de la lumière. Douze mètres sur quinze : la salle des cartes, à en juger par les grands dessins encadrés aux murs. On y voyait une mappemonde de la Scène avec ses trois continents, Gorseille, le Firabosem et la Siféra. A côté, une grande représentation de Gorseille incluait les territoires à l’ouest et au sud des Montagnes de la Terreur, ainsi que tout le plateau du Tujarsi au nord. On y voyait ses divisions administratives, ses frontières. On n’avait aucun mal à reconnaître les zones densément peuplées, avec leurs agglomérations et leurs réseaux routiers. Le Süersvoken était pareillement détaillé. Ses conurbations étaient particulièrement impressionnantes, là où désormais soufflaient les vents mauvais. Il n’était pas question de Terre des Vents, ou de Contrées Douces. L’Amlen était une région. Convergence, du moins la ville qui occupait sa place, se nommait Nohorgzekis. La moitié des cités de la Mer Intérieure portaient des noms différents. Il y avait beaucoup de petits symboles sur cette carte, dont Refuse ignorait la signification. D’autres plans étaient plus récents, tel ce projet d’organisation des Contrées Douces, daté de seulement deux ans. Cependant la magicienne se contenta de les admirer de loin, pour ne pas quitter le Verlieu. D’autres documents étalés sur des tables échappèrent à son attention. Elle n’honora aucun des nombreux fauteuils rembourrés, disposés sur le pourtour, comme autant d’invitations à voyager en esprit, des heures durant, un atlas en mains.
Le mur face à la porte appartenait à une des tours d’angle de la caserne. Refuse le franchit par le Verlieu. Elle vit une paroi de pierres grises, puis une grille de fer, en contre-jour d’une lampe à huile, puis les longues ombres parallèles rayant le sol de la geôle, la modeste couchette, de l’étroitesse d’un banc, vissée à l’appareil régulier de la maçonnerie. Un homme bedonnant y était allongé, fixant de ses yeux mi-clos les cercles lumineux qui apparaissaient, disparaissaient, apparaissaient, disparaissaient… Il ne pouvait s’agir de Retors : trop vieux, trop coloré. Elle vérifia qu’il n’y avait pas de garde à cet étage. Les cellules, au nombre de huit, se divisaient en deux rangées égales, de part et d’autre d’un couloir aboutissant à deux escaliers perpendiculaires, l’un montant, l’autre descendant. Entre les deux, une fenêtre oblongue et barrée constituait la seule source de lumière naturelle. Les cellules contenaient trois autres prisonniers, deux hommes et une femme, enfermés séparément. Aucun n’était sorcier. Tous étaient silencieux, plongés dans leurs pensées. La femme pouvait-elle être Palinodie ? Refuse lui aurait donné la trentaine. Ses habits la désignaient comme une petite employée. Ses sourcils hauts et courts donnaient l’impression d’un nez long. Elle avait les joues creuses, des lèvres minces, et le regard absent. Ses cheveux étaient coiffés en chignon. En somme, on était loin de l’aventurière séductrice décrite par Leaucoule. Refuse étudia les autres détenus.
Il y avait un garçon, jeune et mince, la tignasse brune, un peu sale, habillé de vêtements amples, trop grands pour lui. Il avait roulé un béret dans une poche de ses pantalons. Il se tenait assis, courbé en avant. Ses genoux bougeaient tout le temps, et son regard extrêmement mobile ne parvenait pas à se fixer sur quoi que ce soit.
Le dernier prisonnier était un individu d’aspect sévère et mélancolique, vêtu de sombre. Il portait un grand manteau, un objet de prix, qu’il n’avait pas déboutonné. L’extrémité des manches montrait des signes d’usure. L’homme se tenait adossé dans un coin, assis sur sa couchette, les jambes tendues devant lui, les bras croisés sur l’abdomen.
Refuse se déplaça dans le Verlieu de sorte qu’elle se trouvât face à l’escalier descendant. Elle vérifia sa position en rouvrant l’œilleton. La magicienne considéra les marches en bois, probablement grinçantes, la rampe patinée, la distance jusqu’au pallier. Elle hésita. Elle ne pouvait emprunter l’escalier sans sortir du Verlieu. « Donc, je descends par là. Ça grince. J’accélère. Je trouve en dessous un ou plusieurs gardes. Ils ne me voient pas, mais devinent une présence. Ils sont armés. Je peux en persuader un. Mon ultime recours serait le foudroiement : échec. Je dois attendre ici. Quelqu’un viendra nourrir les prisonniers. » Elle patienta deux heures et demi. Ses sortilèges en cours étaient fortement entamés.
Mais, effectivement, un gendarme monta, tenant par les hanses une marmite fermée d’un couvercle d’où s’échappait de la vapeur. Il avait aussi un sac à dos. Une énorme gourde pendait à sa ceinture. Le nouvel arrivant posa lentement sa charge au sol. Il s’accroupit pour sortir du havresac des bols, des cuillères, des gobelets et une louche. Il versa les portions dans chaque récipient. Puis, il alla ouvrir un passe plat dans chaque grille. Un système permettait de basculer un rectangle grillagé et de le fixer à angle droit. On posait dessus le bol, la cuillère et le gobelet. Le détenu venait se servir. Pendant qu’ils mangeaient, le gendarme monta à l’étage supérieur avec tout son attirail. Il y resta pendant une vingtaine de minutes. Quand il redescendit, tous avaient fini leur repas.
Alors qu’il récupérait la vaisselle, le prisonnier bedonnant décrivit le phénomène qu’il avait observé : « Un cercle lumineux, vert, intermittent, vous nous faites surveiller par des sorciers maintenant ? » Le garde arqua un sourcil, mais ne répondit pas. Le plus jeune voulut savoir quand son transfert aurait lieu. « Après ton procès ! » Lui rappela sèchement le militaire. « Vertueux, ton avocat vient te voir cet après-midi. » L’homme en noir hocha la tête. La dame réclama un peu plus d’eau. Le gendarme versa ce qui restait dans sa gourde. La captive but, puis rendit son gobelet. Le gardien rangea tout dans son sac. Il était sur le départ. La Porte du Verlieu s’ouvrit devant lui. Refuse usa du charme de persuasion. Elle ordonna à sa victime de la rejoindre. Quand ce fut chose faite, elle referma le seuil. « Il a disparu ! » S’exclama la femme depuis sa cellule. « Dans un grand cercle vert ! » Une conversation s’en suivit entre les détenus. La prisonnière dut répéter, préciser ce qu’elle avait vu. Le bedonnant fit le rapprochement. On se demanda ce qu’il fallait en penser. Était ce dangereux ? Devait-on donner l’alerte ? Allait-on passer pour des idiots ? A quoi jouait-on ?
Pendant ce temps, Refuse soutirait du garde un maximum d’informations.
« Où sont Retors et Palinodie ?
_ Retors est enfermé au premier étage, et Palinodie est au troisième.
_ Comment les reconnaître ?
_ Retors est grisâtre, plutôt grand et suffisant. Il a un nez aquilin. Il porte un foulard jaune et une veste beige. Palinodie est brune. Ses cheveux sont très bouclés. Elle a un sourire narquois et des lèvres gourmandes. Il lui manque une incisive supérieure. Elle aime les tenues extravagantes. Elle a été arrêtée avec une veste bleue, un chemisier orangé et des culottes bouffantes rouges.
_ Comment sont-ils gardés ?
_ Palinodie est simplement isolée. Retors étant un assassin, il est surveillé par un gendarme assisté d’un chien spécialement entraîné.
_ A-t-il révélé quelque chose ? Sait-on où se trouve le reste de sa bande ?
_ Personnellement, je l’ignore, n’ayant pas assisté aux interrogatoires. L’adjudant Coriace est en mission avec sa sorcière, mademoiselle Leaucoule. Eux, doivent savoir.
_ Connaissez-vous d’autres magiciens qui travaillent pour vous ?
_ Oui, il y a messieurs Sagace et Droitaubut.
_ Où sont-ils ?
_ Le premier est de permanence dans nos murs. Le deuxième fait équipe avec un autre adjudant. Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela.
_ Sont-ils puissants ?
_ Je ne saurais vous répondre. Gris moyen. Peut-on s’y fier ?
_ J’aimerais qu’en sortant d’ici, vous alliez interroger Retors… Non Palinodie ! Demandez-lui de vous répéter où vit son chef.
_ Je ne suis pas habilité à mener des interrogatoires.
_ S’il vous plaît, essayez. Ce n’est qu’une simple question. J’aimerais beaucoup aider Coriace et Leaucoule, savez-vous ? J’ai vraiment besoin de savoir où ils sont allés.
_ Bien, je vais faire mon possible. C’est tout de même étrange. Je ne vous vois pas. Où sommes nous? Quelle est cette prairie ? »
Refuse sentit que le gendarme essayait de se soustraire à son influence. Il avait de la méthode dans ses questions : ne pas s’opposer frontalement au sortilège, tenter de le contourner, trouver une marge de manœuvre… Elle le libéra du Verlieu.
« Où étiez-vous passé ? » Demanda Vertueux, les bras croisés sur la poitrine. « J’étais dans un lieu magique, ravi à ce monde par une présence invisible. Mais me voici de retour, investi d’une tâche importante. Je dois interroger Palinodie au troisième étage.
_ Ravi de l’apprendre. Vous n’étiez pas si disert tout à l’heure. Êtes vous certain que tout va bien ?
_ Vous-vous inquiétez beaucoup de vos geôliers.
_ Je redoute que ces mystères nous cachent un danger.
_ Rassurez-vous, les questions que l’on m’a posées ne vous concernaient pas. Il s’agit de Retors et de sa compagne.
_ Que je n’ai pas l’honneur de connaître.
_ Vous ne perdez rien : l’homme est un assassin, et la femme une intrigante.
_ Que diront vos supérieurs ?
_ Tout dépend de ce que sauront mes supérieurs.
_ Seriez-vous fâché contre moi, si je les informais ?
_ Non, vous comptez favoriser la clémence du jury ?
_ Pourquoi pas ?
_ C’est un coup à tenter. Excusez-moi, je dois y aller.»
Le gendarme monta quatre à quatre les escaliers.
Vertueux appela de vive voix le garde du premier étage.
« Qu’est-ce c’est que ce charivari. Qui se permet ? Que se passe-t-il ?
_ Votre collègue a disparu ! Quand il est réapparu, il avait une attitude bizarre ! Il est retourné au troisième étage afin d’interroger une prisonnière !
_ Quoi ? »
Vertueux se répéta. Son interlocuteur donna l’alerte. Lorsque Refuse regarda par l’œilleton, deux gardes et un chien surveillaient le deuxième étage. Elle comprit que celui qu’elle avait ensorcelé ne lui ferait jamais son rapport. La magicienne repartit vers l’Hôtel de l’Orchestre. En chemin, elle réfléchit aux conséquences de son intrusion. Coriace déduirait le nom de la sorcière à partir des témoignages, car il ne connaissait qu’une personne capable d’accomplir pareille prouesse.
La magicienne réintégra sa chambre. Elle s’assit sur son lit. Après un moment de vide, le cerveau de Refuse se remit à fonctionner, à envisager ce qu’elle aurait pu faire d’autre, comme reprendre contact avec Sifine, ou comme accepter la main tendue de Libérée. Refuse mit un terme à ces spéculations stériles. Elle savait très bien qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de fierté. La haute bourgeoisie de Convergence ne verrait pas d’un très bon œil qu’elle entreprît une démarche risquant de jeter une ombre sur l’accord signé lors de la cérémonie des excuses. L’offre de Libérée était très tentante, et argumentée, mais Refuse n’y répondrait favorablement qu’en dernier recours, tant elle craignait de devenir l’instrument de la sorcière de Survie.
Redevenue visible, Refuse descendit dans la salle à manger. Un quatuor hétéroclite jouait sur des instruments à vent des airs rappelant la musique des Steppes du Garinapiyan. Deux lignes mélodiques, une grave et une aiguë, progressaient simultanément. Leurs notes modulées se tiraient en longueur pour produire un effet envoûtant. Beaucoup de gens étaient venus écouter les musiciens, de sorte que toutes les chaises et toutes les tables étant occupées, on proposa à Refuse de prendre son repas au bar, ce qu’elle accepta de mauvaise grâce, parce qu’ainsi, elle tournerait le dos à la salle. Son alarme s’était interrompue peu après son invisibilité. La jeune femme commanda un plat à base de viande et de légumes coupés en petits morceaux. Elle l’avala rapidement en surveillant les alentours entre deux bouchées. Elle vida la moitié d’une carafe d’eau. Une fois sa faim calmée, n’ayant plus besoin de diviser son attention, elle permit à la musique d’habiter son corps, et de raviver ses souvenirs. Elle aurait dansé en maniant son bâton si elle en avait eu la place. Sudramar, les grandes plaines, leurs magiciens aux visages rouges, aux cheveux teints en bleu lui revinrent en mémoire. Elle s’imagina face au lever du soleil, devant la Mer, plongée dans la polyphonie vibrante jaillissant des Montagnes Sculptées. Les instruments se turent. Refuse mêla ses applaudissements à ceux de l’auditoire.
Une partie du public se dirigea lentement vers la sortie, tandis que d’autres gens remontaient vers les chambres, et que quelques uns s’attardaient pour discuter entre eux, boire un dernier verre ou échanger avec les musiciens. La salle se vida aux trois quarts. « Si la bande de Retors ne donne rien, je reprendrai les échanges de sortilèges, comme à Portsud, » se dit Refuse. Elle en était là dans ses réflexions, quand elle aperçu un grand gaillard en uniforme avançant dans sa direction d’un pas martial, le casque sous le bras, les cheveux en bataille, les vêtements trempés par la pluie, les bottes boueuses, et la mine sombre. On s’écartait sur son passage. Le fourreau du sabre rythmait sa marche. Il portait son fusil en bandoulière. « Est-ce la tempête ? » Se demanda la magicienne. Coriace pila devant elle. « Bonjour Refuse. Qu’avez-vous fait de votre journée ?
_ J’ai enquêté pour mon propre compte. Je suis pratiquement à sec de sortilèges.
_ Vous avez enfreint des lois ?
_ Quelques unes, sans aucun doute. Mais je n’ai encore tué ou volé personne, si c’est ce qui vous tracasse.
_ Tant mieux. Qu’est-ce qu’il vous reste en réserve ?
_ La foudre et la cicatrisation.
_ Et la Porte du Verlieu ?
_ J’en fais un usage intensif ces derniers temps. Aussi ne me risquerais-je pas à une tentative de plus aujourd’hui.
_ Combien de temps faut-il vous reposer pour la préparer ?
_ Une bonne nuit de sommeil est recommandée. On peut difficilement raccourcir ce temps, car les entités ressources en ont besoin aussi.
_ Suivez-moi.
_ Où allons-nous ?
_ A la campagne.
_ Est-ce que cela a à voir avec mes affaires ?
_ Peut être. Vous vouliez en savoir plus sur la bande de Retors ? Je vous en fournis l’occasion.
_ Les talents de Leaucoule ne vous suffisent plus ?
_ Pas cette fois. Venez. »
Coriace lui indiqua la sortie. Refuse fit quelques pas vers la porte : « Vous connaissez mes tarifs ?
_ Non. Connaissez-vous les miens ?
_ Il est vrai que je n’avais pas eu l’occasion de vous remercier pour votre intervention : je vous dois la vie.
_ Négatif : c’est Leaucoule qui vous a soignée. Je n’ai fait que de tirer sur Retors. »
Ils sortirent dans la rue nocturne. Le cheval de Coriace hennit en voyant son cavalier.
« Je n’ai pas de monture aujourd’hui, » dit Refuse.
« Ce n’est pas grave : vous monterez avec moi.
_ Là dessus ? Je vais faire un malaise. Votre monstre ne m’acceptera jamais.
_ Il faudra bien. » Répliqua le gendarme en se mettant en selle. Il tendit une main vers Refuse. « Installez-vous derrière moi. »
La magicienne dut s’y reprendre à trois fois. Elle n’était pas habituée à un animal de cette taille. Le caractère ombrageux de l’animal nourrissait ses craintes. Coriace éperonna immédiatement sa monture. Celle-ci partit au petit galop. Refuse s’agrippa. A un moment l’adjudant glissa son fusil dans un étui prévu à cet effet. Il maintint une allure modérée aussi longtemps qu’ils furent en ville. Mais dès qu’ils eurent dépassé les limites de Convergence, il passa à la vitesse supérieure. A compter de ce moment éviter l’éjection brutale devint la seule préoccupation de la magicienne. On quitta les faubourgs. Le cheval accéléra de lui-même. Refuse cria de ralentir, mais apparemment nul ne l’entendit. Ils s’engagèrent sur une route forestière creusée d’ornières inondées. Le martèlement des sabots s’accompagnait de grandes éclaboussures. Sous les frondaisons, la magicienne ne voyait pas où ils allaient. Le destrier n’en avait cure.