Le Grimoire de Sijesuis 4

Chapitre 4 : Portsud.

Premiers contacts.

  Au fur et à mesure que le duo se rapprochait de Portsud, la circulation se faisait plus dense. Le soleil reparut dans l’après midi du troisième jour. On avait dépassé le dernier village avant la ville. Refuse changea d’apparence. Coriace ne s’en aperçu qu’une heure après, quand ils eurent mis pieds à terre. Menant son cheval par la bride, il se tourna vers la magicienne pour lui dire qu’il allait le confier aux écuries de la compagnie locale de gendarmerie. Il découvrit alors une personne un peu plus grande, les épaules avaient gagné ce que les hanches avaient perdu, et la peau était nettement plus claire. Le visage avait conservé un aspect familier.

« Refuse ? 

_ Appelez-moi Funambule.

 _ Funambule ? 

_ Je ne tiens pas à me faire connaître sous ma véritable identité, pas tant que je n’en saurais plus sur Défiant. 

_ Vous-vous êtes transformée en homme ? 

_ Pas exactement. Je me suis contentée d’adopter l’aspect extérieur de votre genre. Le sort de changement d’apparence ne permet pas davantage.

_ Si vous aviez pu vraiment passer pour un garçon je vous eusse proposée de loger à la caserne. 

_ Mais ce serait une excellente couverture ! N’y a-t-il point de filles chez vous ? 

_ Rarement. 

_ Nous allons nous séparer pour ce soir. Où et quand souhaitez-vous que nous reprenions contact ? 

_ Disons, deux fois par jour, midi et soir, ici même. Je vais d’abord faire mon rapport, puis je vous présenterai au commandant. Restez dans les parages. »

On vint chercher Refuse une demi-heure plus tard. L’officier s’appelait Direct. C’était un homme tout en longueur, très sec, à la peau brun foncé. Il avait de longs cheveux noirs, coiffés en arrière. On remarquait tout de suite les nombreuses bagues dorées passées à ses doigts effilés. Un sabre pendait à sa ceinture. Il se tenait debout derrière un petit bureau. Direct considéra un instant Refuse avant de lui adresser la parole :

« Règle numéro un : pas de combat de mages dans ma ville. Compris ? Règle numéro deux : rassemblez le plus d’éléments possibles, puis nous convoquerons Défiant, si vos soupçons sont étayés. Bonjour mademoiselle, enchanté de faire votre connaissance, quoique j’eusse préféré que notre rencontre eût lieu sous votre apparence véritable. Autrement dit, je ne sais pas à qui je parle, et ça me gêne. » Refuse fit la grimace.

« Je n’ai jamais de chance avec les changements d’apparence. A l’ordinaire, je suis un petit bout de femme, noire comme la nuit. Avez-vous déjà fait la conversation à une ombre ? » 

Direct éluda la question.

« Coriace m’a dit que vous étiez très forte. 

_ C’est très relatif. Par rapport aux Contrées Douces : oui. Par rapport à l’aristocratie des Palais Superposés : non. Mais parlons de Défiant. Que savez-vous de lui ? Est-il bien connu de la population ? De quoi vit-il ? Sait-on ce qu’il est capable de faire ? Montre-t-il qu’il est un sorcier, ou sort-il maquillé ? A-t-il un familier ? Forme-t-il des apprentis ? Où habite-t-il ? » Direct eut un sourire pincé : « Nous n’avons jamais eu à nous préoccuper de cet homme. Portsud abrite approximativement trente-mille habitants. Plusieurs milliers ont appris des sorts mineurs, mais on a recensé près de trois cents initiés véritables. La plupart appartiennent à la bourgeoisie, commerçants, artisans, administrateurs, juristes ou armateurs. Défiant tient une boutique d’apothicaire, dans la quatrième rue du Marché aux Grains. Ici, les rues sont numérotées à partir de repères, comme les places. Dans ce cas la première rue est celle la plus au nord, puis on se décale dans le sens des aiguilles d’une montre. Sinon la numérotation va d’est en ouest, ou de la mer vers les terres. Défiant vend donc des remèdes, des cosmétiques, des couleurs et des raretés. Je ne sais rien de ses apprentis, ni de son familier. En vingt ans, il a fait l’objet de cinq tentatives de cambriolage. Toutes ont échoué. Les voleurs ont pris la fuite les trois premières fois. Les deux dernières, ils ont eu moins de chance : nos patrouilles les ont retrouvés, paralysés sur place.»

  « Connaissez-vous d’autres magiciens notables vivant à Portsud ? _Oh, ce serait fastidieux de tous les nommer. Par exemple, il y a Ricanant. Ricanant vend des luminaires magiques, très pratiques. Il a bénéficié de plusieurs commandes de la ville, et donc il s’est spécialisé dans ce domaine. Le vieux forgeron Feusacré a une fille, Fusion, qui voulait absolument travaillé avec lui. Il s’y est longtemps opposé. Mais elle a été initiée par un mage, et depuis elle a été acceptée dans la forge. Feusacré dit qu’elle prévient les défauts de fabrication, car elle verrait mieux que quiconque la qualité du métal. En somme, dès que les gens savent un peu de magie, ils s’en servent pour faire des affaires ou pour améliorer la qualité de leurs produits. 

_ Moi, je cherche un lascar qui n’a pas froid aux yeux, et qui saurait s’introduire dans une demeure sans toucher ni les murs, ni les portes. 

_ Ce que vous décrivez ressemble fort à un voleur ultime. Si un personnage de ce genre sévissait à Portsud, il aurait déjà fait parler de lui, et j’aurais beaucoup de soucis. 

_ A fortiori s’il était en plus capable de changer d’identité ! » Intervint Coriace, en fixant Refuse. « Je m’intéresse à Défiant, parce que son nom apparaît sur les organigrammes de mon défunt maître, répondit celle-ci. Si vous n’avez rien de plus à m’apprendre, permettez-moi de me retirer. Merci pour vos informations commandant. Bonsoir. »

  Refuse pivota sur ses talons et ressortit de la caserne. Quelques instants plus tard, Coriace l’imita. L’adjudant la suivit. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la magicienne ne perdait pas de temps. Elle se dirigea vers la Place du Marché aux Grains, un rectangle de deux cents mètres de long, sur cent de large, orienté nord-sud. Coriace la vit s’engager dans la quatrième rue, cette dernière partant de l’angle sud-est, perpendiculairement. Elle s’étirait tout droit sur vingt mètres, puis tournait  lentement vers la gauche. La boutique de Défiant se trouvait au milieu de la courbe, du côté droit. La rue était assez large pour laisser passer un chariot à la fois. Elle était recouverte de pavés carrés de différentes nuances d’orange. La devanture de l’apothicaire était peinte en rouge. De part et d’autre de l’entrée, deux hampes soutenaient des globes lumineux. A travers les vitrines jumelles, entre des rideaux verts, se voyaient de grands bocaux posés sur des présentoirs peints en noir. Refuse entra. Une fois à l’intérieur, les fenêtres déversaient une lumière blanche et ne montraient rien d’autre qu’une brume opalescente. On marchait sur un tapis brun et or. Le plafond carré figurait un dôme en trompe l’œil percé d’oculi, par lesquelles des illusions d’oiseaux multicolores entraient et sortaient en silence. Refuse s’approcha du comptoir, un long meuble laquais, noir et or, orné d’une scène de chasse à cours en forêt. Une demoiselle se tenait derrière. Elle s’était teint les cheveux en blond, parce qu’il s’agissait sans doute de leur couleur d’origine. La peau aussi était repeinte dans les tons chaires, et c’était plutôt réussi. Mais les iris demeuraient gris. La jeune femme portait un gilet rose foncé, et une robe assortie. Elle dévisagea Refuse, hésita un instant, puis demanda : 

  « Bonjour monsieur. Que puis-je pour vous ? 

_ Bonjour, je m’appelle Funambule. Je suis un magicien de passage à Portsud. On m’a parlé de Défiant, et j’aimerais le rencontrer afin d’échanger des sortilèges.

 _ Bien, je le lui dirai. Habituellement les initiés se donnent rendez-vous à la Poule Folle, une auberge du centre ville. Vous empruntez la rue principale en partant du front de mer. Vous tournez vers l’ouest sur la deuxième rue transversale. L’auberge fait l’angle de la troisième rue à droite. L’enseigne est éloquente. J’y passerai ce soir vers vingt heures en me réglant sur l’horloge de la mairie. Il est peu probable que Défiant vous honore si tôt de sa présence, mais nous pourrions discuter, vous et moi. Je souhaite aussi échanger… Si nos affaires se passent bien, vous augmenterez vos chances. 

_ Compris. Puis-je vous demander votre nom ? 

_ Leaucoule. 

_ Alors, à ce soir Leaucoule. »

   Refuse trouva rapidement la Poule Folle. Elle y prit une chambre, et obtint du patron l’autorisation d’afficher la liste des sortilèges qu’elle proposait à la vente ou à l’échange. Ils se divisaient en trois parties. D’abord venaient les sorts mineurs, ainsi nommés car ils ne nécessitaient pas d’accord préalable avec des entités, du moins pour les mages ayant achevé leur initiation. A ses débuts, Refuse en connaissait une dizaine. Depuis, elle avait doublé ce nombre :

Aura, boussole, brise, changement de couleur, chasser la vermine, douleur atténuée, flammèche, horloge, illusion mineure, insecte d’ombre, lumière, message de proximité, objet d’ombre, papilles endormies, paralysie partielle, petite pluie, petit soin, plaisir augmenté, propreté, senteur, télékinésie mineure.

  Ensuite venait une série de sortilèges majeurs, requérant de recruter des entités d’un abord facile, dociles et fiables, accessibles à des initiés peu avancés :

Alarme, endormissement, persuasion, monture d’ombre, révélation, amélioration, brume, illusion, lévitation, création d’ombre, projection incandescente, cicatrisation. Refuse avait inscrits tous ceux qu’elle connaissait, à l’exception du changement d’apparence et de l’invisibilité.

  Enfin la magicienne proposait un sortilège nettement plus puissant, l’annulation, que seuls des mages expérimentés des Contrées Douces seraient susceptibles de maîtriser. Elle se gardait  les sens de sorcier, le foudroiement, l’espace magique, et bien sûr la Porte de Verlieu. Offrir davantage aurait révélé sa puissance réelle à un rival potentiel. 

Refuse se promena un peu avant le repas. A son retour à l’auberge, elle ne put manquer Coriace qui étudiait la liste ostensiblement.

  « Tiens, vous m’avez précédée cette fois-ci », dit la magicienne.

« Un véritable arsenal que vous avez là, commenta l’adjudant. Je crois que vous avez déjà un admirateur : le patron de l’auberge veut vous voir », ajouta-t-il.

« Il sait où me trouver, » répondit Refuse en montant dans sa chambre. L’homme vint toquer à sa porte au bout de cinq minutes. Il se nommait Chiffrexact, avait le crâne dégarni et de grosses moustaches. Sa peau grise était couverte de motifs rouges et blancs. Il souhaitait acheter l’annulation, et échangerait la création d’ombre contre un serviteur d’ombre. Ce dernier charme faisait apparaître une silhouette de forme humaine, dotée d’une force moyenne et capable d’accomplir des tâches simples, pendant quelques heures, à condition de ne pas la mettre en danger. Le serviteur n’avait pas exactement un corps biologique, mais en général ce qui pouvait blesser un être vivant le meurtrirait aussi. Refuse accepta la transaction. Cependant, à la différence de ce qu’elle avait vécu à Survie ou à Lune-Sauve, elle copierait pour son client ce qu’il souhaitait, et inversement. Il paierait à la livraison.

  « Je dois descendre aux cuisines. Je peux vous dire que votre liste va attirer du monde, sinon ce soir, du moins dans les jours à venir. Mais dites-moi, pourquoi afficher des sorts mineurs, ou des classiques comme endormissement ? Ici, tous les initiés les ont déjà. 

_ Ah bon ? Les échanges fonctionnent si bien ? 

_ Non, mais il y a quelques années un imprimeur a eu l’idée de publier un recueil rassemblant tous les usuels de cette catégorie. On les a donc pour pas cher. 

_ Hum, je vois. Pourtant, on m’a dit, qu’à Portsud les magiciens cherchaient rarement à approfondir, dès qu’ils avaient trouvé une application commerciale de leurs talents. 

_ C’est exact. Rares sont les initiés maîtrisant tous les charmes de leur grimoire. Néanmoins les sorts les plus courants sont largement diffusés. 

_ Il ne me reste plus qu’à faire comme tout le monde… Merci monsieur Chiffrexact. J’attends quelqu’un ce soir. Vous aurez l’annulation et la création d’ombre au plus tard demain à midi. 

_ Parfait. Je vous souhaite une bonne soirée, monsieur Funambule. »

  Coriace s’invita à sa table. Il attirait presque autant l’attention que Funambule. La clientèle du restaurant était majoritairement composée de non initiés, cependant beaucoup des buveurs qui se succédaient au bar, en profitaient pour lire l’affiche. Ils s’informaient auprès des serveurs et des serveuses, et par moment dévisageaient le duo. Refuse rendit certains regards. L’adjudant s’en rendit compte. Il pouffa : « Je vous rappelle, à toute fin utile, que vous avez choisi de ressembler à un garçon. Vos œillades risquent d’amener des malentendus.» La magicienne se renfrogna, tout en admettant la justesse de la remarque. « J’attends une demoiselle Leaucoule, pour affaire… 

_ Je me mettrai en retrait. 

_ Décidément vous craignez vraiment un incident. 

_ D’une part, et d’autre part nous sommes curieux de connaître vos meurs. Mais je promets de m’effacer si les choses devenaient trop intimes. »

  Refuse le foudroya du regard. Se croyait-il fin ? Avait-il réellement le droit de la surveiller comme ça ? Coriace, ayant fini son repas, se leva et réclama un digestif au bar. Le soir descendait sur la ville. Depuis la vitre sombre du restaurant réfléchissant les figures fantomatiques des convives, le beau visage de Funambule fixait Refuse. Constatant qu’il lui manquait l’amabilité d’Équilibriste pour être pleinement séduisant, la magicienne esquissa un sourire. Hélas, l’expression de douceur perfide qui se dessina sur ses lèvres n’avait jamais appartenu à son frère. Elle trahissait la sorcière, celle des contes de fées, qui change les hommes en crapauds. « Oublions cela, » songea Refuse.

  Une pendule sonna vingt heures. La magicienne, tendue par l’attente, ne cessait de regarder autour d’elle : dedans, dehors, la porte, les autres tables, le cadran de l’horloge murale… « Me voilà bien impatiente ! » Se dit-elle, en se forçant au calme. Dix minutes passèrent encore. Puis Leaucoule fit son entrée, vêtue d’une longue robe rouge au décolleté audacieux et d’une cape prune. Elle avait mis des bijoux : boucles d’oreilles et fin collier d’or. En revanche, ses chaussures sans talon n’avaient rien de précieux. Leurs bonnes semelles permettaient la course. Leaucoule portait aussi une sacoche en bandoulière, du beau cuir brun aux coutures solides. Le rabat se fermait par une serrure. Son regard s’arrêta un instant sur Coriace, avant de balayer la salle. Un magnifique sourire illumina son visage quand elle repéra Funambule. Elle commanda une boisson en passant devant le bar, prit le temps de lire et de relire la liste des sortilèges  proposés, puis vint s’asseoir en face de lui, et le considéra avec des yeux violets.

  « Bonsoir, pardonnez mon retard. Vous m’attendiez depuis longtemps ? 

_ Je viens de finir mon repas. Je digérais. Bonsoir Leaucoule. Défiant a-t-il un message pour moi ?

_ Il est intéressé. Toutefois, il aimerait que nous échangions d’abord, vous et moi. Il vous rencontrera peut-être si notre affaire se déroule sans accroc, et que vos propositions lui mettent l’eau à la bouche. Voyez-vous, je doute qu’il m’ait révélé tout ce qu’il est capable de faire, mais je sais que l’annulation fait parti de son répertoire. Donc, il attend une offre différente…

_ Évidemment. Vous lui direz que cette offre existe. 

_ Parfait ! De mon côté je suis tentée par la lévitation et la projection incandescente

_ Donc, vous avez déjà la cicatrisation ? 

_ Oui, nous-nous en servons au magasin parce qu’elle entre dans la composition des onguents, des potions, et des poudres que nous vendons. 

_ Et que proposez-vous en échange ? 

_ Je vous donne le choix entre trois possibilités : adaptation, familier provisoire, et protection. Vous en choisirez deux. 

_ C’est d’accord. La lévitation vous permettra des mouvements de haut en bas, comme si vous ne pesiez plus rien. Ce sortilège possède une durée confortable. La projection incandescente est un sort d’attaque, du genre que nos gendarmes réprouvent. Elle vous permet d’enflammer une cible située à moins de dix mètres, plusieurs si vous avez une bonne maîtrise. Ce n’est pas efficace à cent pour cent. Un adversaire  devinant vos intensions pourrait se mettre hors de portée ou esquiver. Je ne m’en suis pas souvent servi. A votre tour de m’expliquer vos charmes.

_ Certainement. L’adaptation permet d’évoluer en milieu aquatique, membres palmés et respiration, ou de supporter un climat extrême. Par exemple, si l’été est caniculaire, votre corps supporte très bien la chaleur. Cet enchantement peut vous donner des ailes, mais au mieux vous planerez. Il peut modifier votre régime alimentaire. 

_ Pas mal, je suis tentée. 

Familier provisoire est un sort fait pour moi. J’ai déjà perdu deux familiers. A chaque fois, ce fut terrible. Je n’avais plus d’appétit et pendant des mois, je me morfondais, privée d’envie et de volonté. Pourtant, j’aime assez avoir un compagnon, avec qui partager mes pensées. Le sortilège dont je vous parle fait apparaître un petit animal d’ombre, pas très malin, pour quelques heures. Il peut porter des messages, surveiller vos arrières, ou vous servir d’éclaireur. Cependant sa conversation est limitée, et n’espérez pas poursuivre une discussion que vous auriez commencée lors d’une précédente évocation. Comme j’ai renoncé à avoir un familier permanent, le provisoire me dépanne bien. 

_ Je vous comprends, dit Refuse.

_ Vous-même, ne semblez pas posséder de familier, ou alors vous lui avez demandé de rester caché ; par prudence ? » Demanda Leaucoule. « Et celui de Défiant, quel est-il ? 

_ Ce n’est pas à l’ordre du jour…

_ Décrivez-moi la protection

_ Soit. Comme son nom l’indique, elle vous préserve, dans une certaine mesure, de ce qui peut vous agresser. Les piqures d’insectes, les ronces, les morsures et les griffures des petits animaux, les brûlures occasionnelles vous sont épargnées. Votre peau amortira les coups comme un cuir épais. N’en espérez pas trop, cependant. 

_ Et l’effet dure longtemps ? 

_ C’est fonction des épreuves qui vous sont épargnées. La protection vous couvre pendant une journée, si rien ne vous arrive de fâcheux. Mais elle s’épuise rapidement dès qu’elle joue son rôle.»

  Refuse réfléchit. Tout l’intéressait, mais en définitive elle estima que le familier provisoire ferait un peu double emploi avec le serviteur d’ombre acquis auprès de l’aubergiste.

« Je prendrai l’adaptation et la protection. Quelles sont les modalités de l’échange? » Demanda-t-elle.

« Si vous avez du temps nous pourrions les recopier dès ce soir. Qu’en pensez-vous ? 

_ Ici, nous avons des grandes tables, mais je préfèrerai un endroit plus discret. Montons dans ma chambre. 

_ Comme il vous plaira. »

  Les deux magiciennes se retrouvèrent donc dans la chambre de Funambule. « Vous êtes mon invitée, à vous la petite table. Je m’assiérai sur le lit, » déclara Refuse. Leaucoule s’installa. Elle ouvrit sa sacoche avec une petite clé, et en sortit un livre grand comme son avant-bras, ainsi que des feuilles volantes, et du matériel d’écriture. Pendant ce temps sa consœur tirait ses affaires de son espace magique. Leaucoule surprit l’apparition du grimoire, et cela lui donna à penser que Funambule jouissait effectivement d’une bonne marge de négociation.  Deux heures s’écoulèrent pendant lesquelles un client de l’auberge, marchant dans le couloir, aurait pu croire la chambre des magiciennes inoccupées, tant celles-ci étaient absorbées dans leur travail. Leaucoule finit un peu avant Funambule. Elle laissa son homologue terminer, se relire… Enfin, les initiées procédèrent à l’échange. Chacune vérifia qu’il ne manquait rien, en comparant les grimoires ouverts et les copies. Refuse rangea ses affaires. Leaucoule referma sa sacoche d’un tour de clé. Il était temps de se dire au revoir.

  « Vous êtes plus avancé que moi, Funambule. Pourtant je jurerai que vous êtes aussi plus jeune. 

_ Ceux qui échangent et qui étudient apprennent plus vite. 

_ Oui, sûrement. Je ne suis pas certaine que Défiant soit beaucoup plus puissant que vous. Je ne devrais pas vous dire cela. Oh, il a rassemblé quelques objets utiles, et sa situation est très enviable, mais il a une cinquantaine d’années. Votre potentiel est impressionnant… Votre nom suggère que vous aimez prendre des risques, » dit-elle en faisant un pas vers Funambule.

« Et le votre, que signifie-t-il ? Que vous êtes une bonne nageuse, ou qu’on ne vous attrape pas facilement ? 

_ Oui, c’est ça, c’est la deuxième idée. Je m’enfuyais tout le temps quand j’étais gamine. J’ai fugué trois fois ! Je n’étais pas malheureuse, mais je ne supportais pas de rester au même endroit. Je collectionnais les garçons. Je me suis un peu assagie, mais gare à celui qui me croirait sienne à jamais ! 

_ Et vous arrivez à travailler dans une boutique ? 

_ Pour l’instant. Mais en vous voyant, une autre idée m’est venue. Vous êtes beau garçon Funambule. » La main droite de Leaucoule frôla la poitrine de Refuse, caressa l’épaule gauche de celle-ci et redescendit en suivant l’extérieur du bras. La magicienne de Portsud approcha ses lèvres de celles de son hôte. « Je comprends pourquoi Défiant vous emploie. Vous êtes redoutable Leaucoule, ou c’est moi qui suis pitoyable. 

_ Que voulez-vous dire ? » Leaucoule avait passé ses bras derrière Funambule. Les corps se touchaient, mais elle avait soudain écarté son visage. « Je sais changer mon apparence, mais je ne suis pas douée pour jouer la comédie. Navrée, Leaucoule, je suis une fille… » Leaucoule recula, pas incrédule, mais pensive.

« Oui, mes plans en sont… modifiés. Cependant pourquoi ne pas en profiter tant que tu as la forme d’un mâle ? 

_ Parce que je n’en ai pris que l’aspect extérieur. Mes seins sont plus petits, mes épaules plus larges, mes hanches plus étroites, mais je suis encore une femme. Je suis désolée, mais ton maître n’est pas le seul à prendre ses précautions. 

_ Cela va le rendre beaucoup plus suspicieux, sais-tu ? 

_ Négocions. Si je pouvais échanger avec lui, je te donnerais le sortilège de changement d’apparence. J’ai la nette impression que tu t’en serviras mieux que moi. 

_ Qui t’a parlé de Défiant ? 

_ Le commandant de la gendarmerie de Portsud. 

_ Pourquoi côtoies-tu les gendarmes ? 

_ Ils savent plein de choses. 

_ J’en ai vu un au bar, non ? Tu travailles pour eux ? 

_ Non. C’est l’agent Coriace qui a décidé unilatéralement de veiller à ma sécurité, autant qu’à celle de tous les confrères et toutes les consœurs que je pourrais croiser. 

_ Tu me caches beaucoup de choses. J’ai bien envie de parler à ce Coriace. En outre, il pourrait sauver ma soirée.

 _ Je ne voudrais pas te priver Leaucoule. Cependant, sache qu’il y a peu de chance que j’agresse qui que ce soit. En fait, je suis venue vérifier quelque chose. Et non, je ne peux pas te dire quoi. Un échange avec Défiant serait enrichissant pour nous deux, et me permettrait probablement d’effectuer ma vérification, sans faire de vague, et sans menées intrusives. Et si je devais le soupçonner, alors la gendarmerie jouerait les intermédiaires. Le reste serait une question d’intelligence. Évidemment, je garderai mon apparence actuelle pendant tout mon séjour à Portsud. Une dernière chose : je suis très satisfaite de notre échange de ce soir. »

Leaucoule fit retraite vers la porte. La main sur la poignée, elle demanda :

« Qui est ton maître Funambule ? 

_ Cela fait partie du problème. »

Échanges méfiants.

  Leaucoule n’insista pas davantage. Elle redescendit en faisant le moins de bruit possible. Le bar avait fermé depuis longtemps. Le restaurant était plongé dans l’obscurité. Une lampe magique éclairait le veilleur de nuit. La magicienne sursauta en découvrant un gendarme qui montait la garde sous l’enseigne de la Poule Folle. Mais ce n’était pas Coriace. « Bonne nuit, mademoiselle, » dit l’homme pour la rassurer. Elle lui rendit son salut et se hâta vers la boutique de l’apothicaire. Pendant ce temps, Refuse entreprit de recopier les deux sortilèges promis à Chiffrexact. Elle estimait qu’en dépit des complications engendrées par le changement d’apparence sa journée avait été très fructueuse. Elle cessa d’écrire vers une heure du matin. Bien sûr, la fatigue lui commandait de se mettre au lit. Mais d’abord, il lui fallait assurer sa sécurité, maintenant qu’elle était repérée, identifiée comme magicienne confirmée, qu’elle avait rendu public la plupart de ses sortilèges, et qu’on savait où la trouver. Une révélation suffirait à déjouer illusion et invisibilité. On pouvait également l’épier à distance avec des sens de sorcier. Elle-même était tentée de s’en servir contre Défiant. Au lieu de quoi, elle éteignit sa lumière magique, et patienta quelques minutes… Venait-elle de voir un rat, sur le rebord de sa fenêtre ? Comment était-il arrivé là ? Elle sortit dans le couloir et évoqua la Porte de Verlieu. Elle sombra dans les herbes vertes sombres, sous un ciel indigo dépourvu d’étoiles.

  Lorsqu’elle réintégra sa chambre, la matinée était déjà bien avancée. Elle observa longuement les lieux, en quête d’un détail trahissant une visite nocturne. Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur une cour pavée. Le rat n’avait pas pu monter un étage par des moyens naturels : le mur n’offrait ni aspérités, ni plantes grimpantes, ni tube d’évacuation des eaux. Refuse descendit à la réception. Elle demanda à voir Chiffrexact.

« Enfin debout ! L’adjudant Coriace a demandé de vos nouvelles, mais vous ne répondiez pas.

 _ J’admets avoir dormi d’un sommeil profond. Il faut croire que j’en avais besoin. Voici vos sortilèges monsieur. Avez-vous eu le temps de recopier le mien ?

_ Certes ! Allons dans mes appartements pour les relire, voulez-vous ?

_ Je vous suis. »

  Il la mena au quatrième étage, dans une pièce lambrissée aux murs tapissés de jaune. Autour d’un poêle habillé de faïences blanches peintes de motifs floraux, on avait disposé des chaises en bois sculpté et un fauteuil capitonné. « J’en ai pour un instant, » dit Chiffrexact. Il disparut par une porte latérale. Un lévrier noir en profita pour entrer. L’animal vint s’asseoir à côté du fauteuil du maître. Il se tenait très droit, bombant le torse, le museau pointant à quarante-cinq degrés vers le plafond. Refuse ne resta pas devant l’encadrement de l’entrée. Elle se déplaça sur sa gauche, et fit mine de contempler les fleurs du poêle. « Où êtes-vous ? Ah, bel objet, n’est-ce pas ? Voici le serviteur d’ombre ! Et voici le modèle ! » La magicienne vérifia le travail de Chiffrexact. La copie étant fidèle, elle ouvrit son propre grimoire aux pages des sorts qu’elle avait recopiés.

  « Les pages blanches sont souvent plus nombreuses que les pages noircies dans un livre de magie. Mais je devine que vous n’avez pas chômé. Vous êtes un passionné, monsieur. 

_ J’espère encore augmenter mon répertoire. Cela valait la peine de venir. Je vous en prie, relisez-moi.

_ Bien sûr, voyons ça…» Chiffrexact se donna tout le temps nécessaire, et recommença. « C’est en ordre, voici l’argent pour l’annulation », déclara-t-il, « savez-vous combien de temps vous resterez à Portsud ? Je veux dire, si j’avais des questions…

_ Je comprends, répondit Refuse en prenant la bourse qu’on lui tendait. Il m’est difficile de vous répondre. Toutefois, en cas de problème, la gendarmerie saura où me trouver, tant que je serai dans les Contrées Douces. Je pense d’ailleurs en avoir pour un bon moment. Au besoin, je me ferais une joie de vous apporter des éclaircissements.

_ Ce matin, Coriace ne vous a pas trouvé.

_ Oui, mais il sait que je ne suis pas loin ». Refuse compta la monnaie : « C’est juste ! Souhaitons-nous bonne journée et de la réussite dans nos affaires.

_ Bonne journée !»

  En sortant de l’auberge, Refuse ne manqua pas de voir le planton de faction. Celui-ci la retint : 

« Monsieur, l’adjudant Coriace m’a chargé de le prévenir, dès que vous-vous manifesterez. Où pourra-t-il vous retrouver ?

_ Je retourne à la boutique de Défiant. Selon les cas, ce que j’aurais à y faire durerait quelques secondes ou quelques heures. Si je ressortais rapidement, je consacrerai le reste de ma journée à échafauder des plans et à étudier mes nouveaux sortilèges. A cette fin, je rechercherais un lieu discret et sûr, éventuellement hors de la ville. »

  Refuse emprunta un chemin indirect. Contrairement à ce qu’elle avait dit à Leaucoule, elle adopta une nouvelle apparence, celle d’une jeune femme fragile, aux longs cheveux noirs et au teint de porcelaine, élégamment vêtue d’une robe bleue outremer à longues manches. Elle se rapprocha de la boutique, tout en se familiarisant avec les rues de Portsud. Elle croisa Coriace sur la place du Marché aux Grains. L’adjudant paraissait contrarié. Elle découvrit qu’il avait placé un homme à chaque extrémité de la rue de l’apothicaire. Refuse s’éloigna dans une ruelle le temps de se doter de la révélation et des sens de sorcier. Elle ferma les yeux, mais ne cessa pas de voir. Son regard prit de la hauteur, puis plongea rapidement vers sa cible. Il traversa la vitrine de la boutique. Leaucoule, en tenue rose, servait un client, un gros monsieur aux épais sourcils, avec une barbiche rousse. Une, deux, trois cuillerées de poudre versée dans un petit sachet. Les mains de Leaucoule refermèrent le bocal, et le reposèrent délicatement sous le comptoir. L’homme paya, en remerciant d’une voix un peu aiguë, fourra son achat dans la poche de son manteau anthracite, et sortit en se dandinant d’un air satisfait. Une section de mur, dissimulée par un rideau, à droite de Leaucoule, était une illusion masquant une porte. Écartant la tenture, une dame grise à la mine sévère entra dans la pièce. Robe argentée, visage sans âge, et regard dur, elle s’adressa à la vendeuse sans vraiment la regarder, en quelques mots très brefs, puis elle sortit dans la rue. Refuse dirigea sa vision au-delà de l’illusion. Dans une salle plus grande, un homme pesait des ingrédients sur une balance très sensible. Lui aussi avait perdu ses couleurs. Il y avait un peu de désordre dans ses cheveux sombres et courts, coiffés en arrière. Il portait une ample tunique terne, resserrée à la taille, et des braies noires. Clés, bourses et sacoches pendaient à sa ceinture. Le front, creusé de rides profondes, dominait des yeux caves. Le bas du visage, barbu et mou, contrastait avec la partie supérieure. « Voilà mon homme, se dit Refuse. Voyons ce que je peux apprendre de plus. » Le regard de la sorcière monta un escalier. Il visita la chambre des époux, un petit salon, une salle de bain, les latrines, une autre chambre avec un grand lit, une cuisine dans laquelle s’activait une domestique. Aux étages supérieurs vivaient d’autres familles, plus modestes. Dans les combles on avait aménagé de petites chambres. Mais on devinait  aussi une pièce plus vaste, équipée de meubles dépareillés, garnie de tapis usés. Sans la révélation, Refuse n’aurait vu que ténèbres car les volets étaient fermés. Pourtant la magicienne n’aurait pas entreposé son grimoire ici. Il s’agissait plutôt de l’endroit où Défiant essayait ses sortilèges. Mais le livre, il devait l’avoir soit dans sa chambre, soit dans son atelier. Le regard revint en arrière, fouilla les armoires, les coffres, les buffets, et sonda les murs et les planchers. Madame rangeait ses affaires dans une commode, de son côté du lit conjugal : bijoux, souvenirs précieux, portraits des enfants, lettres, comptes du magasin, une statuette enchantée figurant un scorpion et un livre de magie. Monsieur faisait de même : portrait en couleur de son épouse, quelques romans, un traité médical, des lettres, des listes de fournitures, une statuette enchantée figurant un serpent, et un livre de magie. Refuse jaugea le nombre de pages manuscrites : elle en avait bien davantage. Le format de l’ouvrage était différent de celui de son maître. Elle ne voyait pas de trace de collage. Défiant n’avait pas fait relier un deuxième tome. On pouvait douter qu’il fût le voleur.

  Refuse rouvrit les yeux. Elle reprit l’aspect de Funambule et alla rejoindre Coriace.

« Je me faisais du souci, dit-il. Je commençais à me demander si vous n’étiez pas venue à Portsud dans l’intension de m’égarer. En me plantant là, vous seriez partie mener vos recherches ailleurs. 

_ Hé-hé, pas bête ! Mais non, vous avez été victime de ma prudence. Je vais maintenant retourner chez Défiant. Sa femme, magicienne elle aussi, est sortie. Je crois qu’elle n’a pas beaucoup de sympathie pour Leaucoule. Défiant fait des préparations dans son atelier. 

_ Vous les avez espionnés ?

_ Eux aussi. Cette nuit, l’un d’eux m’a envoyé un familier. Apparemment, je ne trouverai pas ce que je cherche chez l’apothicaire, mais je suis tout de même curieuse de voir ce qu’il a à me proposer. »

Refuse et Coriace s’engagèrent dans la rue aux pavés oranges. Funambule poussa la porte rouge.

« Bonjour Leaucoule, où en sont nos affaires ? » L’intéressée leva les yeux vers la voute en trompe l’œil.

« Mon patron ne souhaite pas être mêlé à des histoires compliquées. Il reconnaît que vous êtes une bonne occasion d’accroitre son répertoire, mais il redoute de s’exposer. La patronne est plus méfiante encore. Quand je suis venue travailler ce matin, elle m’a prise à part, et m’a déclaré qu’elle voyait clair dans mon jeu. Elle doit s’imaginer que je cherche à séduire son mari, ou quelque chose dans le genre.

_ Ce qui vous arrive est très inconfortable, en effet. Plus tôt j’aurai conclu mes échanges, plus tôt la crise sera derrière vous.

_ Non, je ne crois pas. Leaucoule ajouta tout bas : Je pense que mon départ est imminent. Dommage, j’aimais bien Portsud. Mais Défiant ne me laissera jamais ouvrir une boutique concurrente.

_ Allez le chercher. Je sais qu’il est ici. Je vous ai promis le changement d’apparence, souvenez-vous. Vous n’êtes pas obligée de vendre la même chose, n’est-ce pas ?» 

  A ce moment là une dame entra pour acheter un remède précis. Puis ce fut un monsieur indécis qui découvrait la boutique. Il posa des tas de questions et se fit montrer le contenu d’une dizaine de bocaux. Leaucoule fut trop contente de le planter là pour s’occuper d’une urgence : un artisan livide qui s’était coupé le pousse jusqu’à l’os. Le gars était costaud, mais il menaçait tout de même de tourner de l’œil. L’apothicaire lui appliqua une poudre coagulante et désinfectante, puis lança un charme de cicatrisation. L’hésitant en profita pour s’éclipser. L’artisan resta un peu pour raconter son histoire. Par chance, il travaillait dans la même rue. Un compagnon d’atelier vint aux nouvelles. On le renvoya chercher de quoi payer les soins. Entre temps un couple acheta une potion contraceptive, et un gamin récupéra une commande prépayée. Leaucoule lui détaillait le contenu du panier, quand la patronne revint de son escapade : 

  « On s’occupe de vous, messieurs ? » Demanda-t-elle.

« Adjudant Coriace, madame ! 

_ Funambule, magicien désireux d’échanger avec monsieur Défiant. 

_ Cassante, son épouse. Je gère la boutique. Ce que vous voulez n’a pas directement à voir avec notre commerce. Vous serait-il possible de revenir en soirée ? 

_ Certainement, répondit Refuse, mais est-ce trop demandé que d’avoir la réponse de Défiant en personne ? Je gagne ma vie en assurant la sécurité de transactions sensibles. Aujourd’hui, l’adjudant remplira ce rôle. J’étais loin d’imaginer, madame, que mes démarches susciteraient autant de gêne.

_ Vous auriez dû m’en parler d’abord.

_ Admettons, Défiant ne peut-il pas du tout nous voir, ne serait-ce qu’un instant ?

_ Restez ici. Je vais en discuter avec lui. »

  Refuse et Coriace restèrent seuls avec Leaucoule. La vendeuse replaça quelques bocaux sur les étagères, fit briller le comptoir avec un sort mineur, et parfuma la pièce, en espérant l’arrivée d’un nouveau client. Les minutes s’écoulaient, elle fixait les vitrines brumeuses. Refuse sentait son désir d’être ailleurs. Coriace s’adossa au comptoir. En regardant dans la même direction que Leaucoule, il engagea la conversation : 

« L’effet est joli, mais ce n’est pas très pratique. Je veux dire : vous découvrez vos visiteurs au dernier moment. » Leaucoule soupira. « Non, il y a une clause dans le sortilège. Les patrons et moi-même voyons très bien la rue. La brume lumineuse sert à isoler l’intérieur de l’extérieur. L’ambiance est plus intime, à peu de frais… Pourquoi suivez-vous Funambule, monsieur ? » L’adjudant laissa s’écouler plusieurs secondes avant de répondre : « C’est une affaire que je ne dois pas étaler au grand jour. Ma mission consiste à en apprendre le plus possible sur les relations entre les principaux mages des Contrées Douces, à protéger Funambule pendant ses démarches, et à l’empêcher de mettre d’autres initiés en danger, comme vous-même, monsieur Défiant ou madame Cassante. Funambule aurait quelques raisons de se méfier, et inversement, ceux qui ont affaire à elle ; heu, je veux dire à lui, risquent gros. Une erreur de jugement, une action hâtive, une réaction inappropriée, et ce serait le drame. Je ne saurais conseiller à Funambule de baisser sa garde, et pourtant j’observe que sa prudence nourrit trop de suspicions. Dans le cas présent, le nom de votre patron dit assez que nous marchons sur des œufs, n’est-ce pas ? » Leaucoule ne l’écoutait plus que d’une oreille distraite : « J’étouffe ici, » souffla-t-elle dans un murmure.

  Cassante revint peu après : 

« Je sais que vous ne montrez pas votre vrai visage ! » Annonça-telle. « C’est exact. J’ai besoin de cet anonymat. Hier, votre employée m’a fait savoir que Défiant ne serait pas intéressé par l’annulation. Que dirait-il d’un espace magique ? C’est très pratique pour ne pas s’encombrer, ou pour mettre ses affaires en lieu sûr. 

_ Ainsi, vous confirmez votre niveau d’expertise. 

_ Tout dépend du contexte, madame. 

_ Mon mari connaît bien les initiés de son rang. Pourquoi n’a-t-il jamais entendu parler de vous ?

_ J’ai voyagé. Mon dernier maître fut dame Réfania, dans le Garinapiyan, pendant un temps trop court, hélas. Si un échange doit avoir lieu, mieux vaut qu’il se déroule maintenant, car nous n’aurons pas de meilleures conditions, ni ce soir, ni demain. Puisque vous m’avez observé avec une révélation, vous avez probablement agi de même avec l’adjudant Coriace. Le croyez-vous sous l’emprise d’un charme ? 

_ Non pour autant que je puisse en juger.

_ Que me proposez-vous ? Si nous-nous mettions d’accord maintenant, je reviendrais avec la copie en fin d’après-midi.

_ Cette transaction n’est pas votre véritable but ! Vous nous cacher quelque chose !

_ Si, elle l’est. Je cherche essentiellement à agrandir ma liste. Quant à avoir des choses à cacher : évidemment.

_ Purge ? Lien de source ?

_ Expliquez.

_ Purge soigne les maladies naturelles, en éliminant ce qui cause du désordre dans votre corps. Lien de source, est un usuel pour qui veut créer des effets permanents.

_ Ce sera lien de source. Quand j’aurais besoin d’une purge, je viendrai vous acheter une potion. » Ces paroles à peine prononcées, la magicienne changea d’avis ; mieux valait prévoir :

« Au fait, combien ça coûte?

_ Cinquante douceurs. »

  La moitié de ce que la vente de l’annulation avait rapporté à Refuse. La magicienne tira sa bourse de l’espace magique et posa la somme sur le comptoir noir. Leaucoule fit glisser une à une les pièces d’argent dans sa main. Le tiroir-caisse tinta. Puis elle ouvrit un bocal qui contenait des gros bonbons rouge sang, lisses et translucides. Elle en emballa un dans un petit rectangle de papier blanc, qu’elle torsada aux deux extrémités pour enfermer la friandise enchantée. Elle le tendit ensuite à Funambule, en la gratifiant d’un sourire très commercial. 

« A ce soir ! » Lança Refuse en sortant. Coriace ne la suivit pas tout de suite. Elle rentra directement à la Poule Folle, où elle entreprit de recopier la formule de l’espace magique.  Après quoi elle prépara une seconde fois la révélation. Quand elle eut terminé, Refuse se fit dire l’heure par un sort mineur. Estimant qu’elle avait encore le temps de faire quelques achats, elle se rendit, sous l’apparence de la dame fragile, dans une librairie. On lui vendit le Recueil des Tours Faciles, imprimé au format vingt fois treize centimètres. L’ouvrage débutait par une préface de cinq pages. Suivaient des considérations d’ordre général, sur dix pages, puis des éléments de vocabulaire et de grammaire magiques. Ce chapitre occupait une cinquantaine de pages : il donnait des bases. Suivait les listes des sorts mineurs, classés selon l’ordre alphabétique de leur dénomination courante, ou regroupés par familles d’usage. Refuse vit beaucoup de formules faisant double emploi. Beaucoup de charmes étaient moins puissants que ceux que Sijesuis lui avait enseignés, ou qu’elle avait récoltés auprès d’autres magiciens. Par exemple, elle connaissait flammèche, qui permettait de faire jaillir une courte flamme. Le recueil présentait plusieurs variantes, en limitant l’emploi par des spécifications : brûler une buche, allumer une torche, chauffer une casserole, désinfecter un outil de chirurgie, blesser un animal, consumer des déchets. En conséquence les formules étaient souvent plus longues, mais l’usage en était aussi plus sûr. La description des sorts mineurs s’étalait sur une centaine de pages. Le livre se finissait par des élucubrations théoriques, confuses et erronées, au sujet des entités.

  Refuse flâna un peu le long des quais. Le port était très actif. Il se divisait en deux parties, l’une réservée à la pêche, l’autre au commerce. Ici mouillaient de grands voiliers des Contrées Douces et du N’Namkor, reconnaissables aux motifs qui ornaient leurs voiles, ainsi qu’aux bas-reliefs géométriques sculptés dans le bois noir des coques. La brise marine animait la robe bleue et jouait avec les longs cheveux de la dame fragile, pendant que le soleil descendait sur l’horizon. Refuse s’en retourna vers le centre ville. Funambule remplaça alors l’aspect précédent, imposant un pas plus énergique. La magicienne commençait à investir son personnage d’un caractère propre, subtilement différent du sien, ou de celui de son frère. Mais était-ce opportun ? Malgré la pénombre croissante, les passants de la Place du Marché aux Grains n’avaient pas encore sorti les lanternes enchantées. Refuse aperçut Leaucoule, qui marchait en sens contraire, songeuse. Sa journée de travail étant finie, on n’avait plus besoin d’elle pour jouer les intermédiaires. La sorcière blonde vit Funambule au dernier moment. Elle lui adressa dans l’urgence un signe de la main, comme si elle faisait des adieux à un navire déjà loin. Funambule lui répondit par un sourire assortit d’un clin d’œil, et poursuivit sa route. Mais Leaucoule le rattrapa :

  « Si tout se déroule comme vous le souhaitez aurais-je ma récompense ?

_ Le changement d’apparence ? Dès ce soir, ou demain matin. Devrais-je vous l’apporter à la boutique ?

_ Non, je souhaitais vous rejoindre à la Poule Folle. En cas de problème, voici mon adresse. Elle tendit un bout de papier. Bonne chance, » ajouta-t-elle, avant de s’en aller.

Elle habitait dans le secteur est, la deuxième rue parallèle au front de mer. « Je n’ai pas eu le temps de lui demander si elle avait vu l’adjudant, » pensa Refuse. Elle posa la question au gendarme qui montait la garde à l’entrée de la rue de l’apothicaire.

« Il est passé il y a un quart d’heure environ. Il vous attend dans la boutique. 

_ Merci. »

  Refuse prononça la formule de la révélation. Ainsi, elle se sentirait moins vulnérable. Elle retrouva avec une légère appréhension les globes lumineux éclairant la façade rouge du magasin de remèdes.

  Cassante était assise derrière le comptoir. Coriace se tenait juste à droite de la porte. A première vue, tous les deux étaient affectés par des enchantements. Refuse supposa que sa vis-à-vis saurait voir les choses cachées et magiques, et qu’elle avait peut-être assujetti le gendarme à l’aide d’une persuasion. Funambule resta sur le seuil, considérant tour à tour les deux autres personnes présentes. Enfin il déclara :

« Je n’aime pas l’idée que l’adjudant, qui se tiendra dans mon dos, se trouve sous l’emprise d’un sortilège.

_ Quel sortilège ? Demanda Coriace.

_ J’ai simplement voulu vérifier que vous n’aviez pas vous-même une influence qui fausserait l’impartialité de notre gendarme, répliqua Cassante.

_ Le commandant Direct ne va pas apprécier. Enfin, vous lui expliquerez. En attendant, je lève le charme ». Funambule prononça une annulation.

« C’est donc que vous avez des munitions», commenta Cassante.

Mais le regard de Coriace s’était durci. La femme de l’apothicaire ne s’était pas faite un ami. Funambule jugea qu’il pouvait s’avancer. Il posa sa copie de l’espace magique sur le bois laqué, la première page face visible. Cassante le fit attendre un peu, une manière de prendre sa revanche, et parce qu’elle ne concevait pas d’exister sans agacer son entourage. Enfin elle consentit à sortir la formule complète du lien de source préparé par Défiant. Refuse lut le texte qui lui était destiné. L’autre sorcière parcourut celui acquis par son mari.

« Adjudant Coriace, nous entrons maintenant dans la phase la plus délicate de l’échange : la comparaison entre les copies et les originaux », déclara Funambule.

  «  Ce n’est pas une obligation ! Protesta sa consœur. Si vous testez la formule dans les prochains jours, vous verrez qu’elle est juste ! 

_ Et il y de très grandes chances qu’elle le soit en effet. Mais je ne voudrais pas vous déranger davantage, madame. En outre, bien que je comprenne les réticences de votre époux à se mettre en avant, j’aimerais lui montrer les pages de mon grimoire, et voir les siennes. Le procédé est grossier, mais qui sait que vous n’y gagnerez pas un petit supplément ? 

_ Quel serait votre intérêt ?

_ Le plaisir de sa conversation. Y a-t-il à Portsud un initié plus versé que lui dans notre art ?

_ Vous, peut-être ?

_ J’ai échangé avec Leaucoule, et tout s’est bien passé. J’ai également fait affaire avec l’aubergiste de la Poule Folle, qui soit dit en passant n’est pas un amateur. Et avant-vous, à chaque fois que cela me fut possible, dans toutes les villes où je me suis arrêtée. Tout ira bien madame Cassante ! »

  L’adjudant aussi avait son mot à dire : « Je me permets d’ajouter que je suis plus efficace quand je dispose de mon libre arbitre plein et entier, ce qui est désormais le cas. » Cassante, hautaine et contrariée, les conduisit dans l’atelier derrière le rideau, sans dire mot.

Défiant s’y trouvait, invisible, mais repérable par la révélation. Funambule se tourna vers lui, afin d’indiquer sa position à Coriace, puis il fit de la place sur un plan de travail. Son livre apparut dans sa main. Il l’ouvrit à la bonne page et le tint incliné sur la table. « Je vous en prie. » Le gendarme vit une chaise osciller, reculer en raclant le sol, puis s’avancer de nouveau. Il vit les feuillets que Cassante lui tendait disparaître, puis réapparaître à plat devant le grimoire. Cinq minutes s’écoulèrent. Une page tourna, puis une deuxième, après une durée équivalente, et enfin une troisième. Il ne vit pas Défiant hocher la tête en signe d’assentiment. Funambule referma son manuscrit. Le sorcier de Portsud avait largement eu le temps d’estimer le répertoire du voyageur. Il le savait plus large que le sien. Cassante était arrivée aux mêmes conclusions. On pouvait aussi soupçonner qu’il contînt des formules plus puissantes que celles de l’échange. « Excusez-moi, » murmura Défiant. Il se leva pour aller chercher son grimoire. Il quitta la pièce. Funambule s’efforça de ne pas montrer son exaspération, mais quelque chose dut transpirer de son humeur, car pour la première fois Cassante perdit un peu de sa superbe. Elle renonça même à un commentaire qui était pourtant tout près de jaillir. La porte de l’atelier s’ouvrit puis se ferma. Un nouveau livre apparut sur la table. Défiant invita son confrère à prendre sa place.

  « Je regarde la reliure,  dit Funambule.

_ Qu’a-t-elle, la reliure ?

_ Rien… Elle est très bien. Propre, d’un seul tenant… Sans ajout. Et Refuse ajouta pour elle-même : Comme dans mon souvenir. C’est le même ouvrage que celui observé avec les sens de sorcier. Alors, soit je le considère comme innocent, soit je fouille sa maison de la cave au grenier, je démonte le parquet et j’arrache les papiers peints. Bon… Nous n’en sommes pas là.»

  Funambule compara l’originale et la copie du lien de source. Évidemment, il n’y avait rien à redire. Les magiciens sont gens méticuleux.

« Tout est parfait. Je suis satisfait de cette transaction. Puisse l’espace magique vous ouvrir des possibilités et accroitre votre prospérité ! Et merci de vous être pliés à mes exigences. En avons-nous complètement fini ?

_ Oui, il me semble, répondit Cassante.

_ Dans ce cas, au revoir. Madame ; Monsieur ». Funambule s’inclina brièvement deux fois, et prit le chemin de la sortie.

« Une bonne chose de faite, murmura Coriace, j’espère que ce ne sera pas le même cirque à chaque fois ! »

  Il laissa les époux s’interroger sur ses dernières paroles et emboîta le pas à Refuse. Mais une fois dans la rue, il manifesta sa réprobation : 

« Franchement, vous êtes tous un peu fêlés ! Avec des armes à feu, il y a autant de danger et on ne fait pas tant d’histoire ! 

_ C’est parce qu’il n’y a pas d’enjeu de pouvoir. Les truands de Firapunite, armés de rapières, sont pires que nous quand ils partagent leur butin. Un fusil tout seul se tient sage. Mettez-le à côté d’une montagne d’or : il s’affolera. A propos, je retourne à la Poule Folle. Mademoiselle Leaucoule a droit à un petit supplément.

_ Vous parlez toujours de votre affaire ?

_ Oui.

_Ce n’est pas fini ?

_ Non.

_ Allez-vous encore copier, comparer, vérifier et vous défier ?

_ Copier, comparer et vérifier, en effet. Je pense que Leaucoule est sur le départ. C’est imminent. En outre, elle voulait vous parler l’autre soir.

_ Je n’ai pas eu cet honneur. Que me veut-elle ?

_ Poser des questions indiscrètes, s’assurer que vous êtes bien ce que vous paraissez.

_ C’est le cas !

_ Alors je vous l’enverrai, dès que nous aurons fini. Mais il sera tard. _ Je vais en profiter pour faire un somme à la caserne.

_ Voici son adresse. » Elle éclaira le papier avec une lumière magique. Il lut.

  Funambule entra à la Poule Folle la mine réjouie. Le maître d’hôtel lui rendit son salut par un petit mouvement de tête en direction de la salle du restaurant. Leaucoule était assise côté fenêtre devant une tasse vaporeuse. Elle avait le regard absent, et ne semblait pas consciente des traces grises qui marquaient son visage partout où le maquillage était parti.

« Que vous est-il arrivé ? » Demanda Funambule. Leaucoule conserva deux secondes la même expression vide, avant de répondre :

« Oh, l’émotion d’un nouveau départ. Comment se sont passées vos affaires ?

_ Très bien ; un peu laborieusement. Je ne croyais pas vraiment que la situation allait dégénérer, mais jusqu’au bout j’ais eu l’impression d’être à la merci d’un accroc, d’un revirement ou d’une attaque.

_ Vous leur avez fait peur. 

_ Venez. Je vous ai promis le changement d’apparence. Vous l’aurez : plus besoin des cosmétiques. » Une table du fond se libéra, ce qui donna une idée à Funambule.

« Allons là-bas.

_ Nous ne montons pas dans votre chambre ?

_ Pas cette fois, je préfère varier un peu.

_ Vous êtes bizarre. »

  Elles changèrent de place. Une heure durant, Leaucoule observa sa consœur  aux traits masculins, son expression concentrée, sa main habile, sa calligraphie sobre. Quand ce fut fini, Funambule l’invita à comparer l’original et la copie, en tournant vers elle les supports d’écriture. Un frisson parcourut la sorcière de Portsud.

« Merci, dit-elle en prenant la formule. Un jour, tout sera imprimé. Ce sera beaucoup plus facile », ajouta-t-elle.

«  En partie », concéda Refuse. « Au rythme où vont les choses, c’est pour bientôt. Prenez soin de vous Leaucoule… Ah, j’allais oublier : l’adjudant Coriace se repose à la caserne, mais il vous écoutera volontiers, si vous demandez à le voir. »

  Refuse retourna dans sa chambre, l’inspecta, ferma les volets et les rideaux, et se demanda si  cela aurait encore du sens de coucher dans l’herbe du Verlieu, alors qu’elle avait payé pour un lit. Elle reprit son apparence véritable. Après un temps d’hésitation la magicienne se dévêtit, plia proprement ses vêtements, qu’elle posa sur sa sacoche, et mit dessus la boucle d’oreille enchantée récupérée dans la campagne de Quai-Rouge. Elle créa une illusion de Funambule dormant près d’elle, et compléta le dispositif par un charme d’alarme. Cette nuit là, on la visita deux fois. D’abord quelqu’un qui séjournait dans l’auberge, et qui connaissait les lieux, repéra puis annula l’alarme, crocheta aisément la serrure dans le plus grand silence. Il ouvrit la porte, et, malgré les ténèbres, put contempler à loisir ce que contenait la pièce. Il nota qu’il y avait deux initiés, et que l’homme générait une aura magique. Le bijou aussi : c’était la première fois que l’intrus le voyait. Il supposa que la boucle d’oreille appartenait à la femme ; mais pourquoi une ? Bien sûr, il soupçonna un piège. Il avait de quoi paralyser une cible. Normalement c’eut été suffisant pour dévaliser Funambule, mais la présence de son amie compliquait sérieusement l’affaire. Si les choses tournaient mal, l’intrus serait rapidement à court de sortilèges. Le sorcier sur le seuil, pesa le pour et le contre. Un examen plus minutieux aurait révélé la nature illusoire du dormeur. Mais l’intrus n’eut pas la présence d’esprit de pousser plus loin son analyse. Le talent lui faisait peut-être défaut. Surtout, il était inquiet, tremblait un peu et transpirait beaucoup. Où Funambule cachait-il son grimoire ? Dans la sacoche, sous la pile de vêtement ? « C’est cela. Si je bouge la bague, il se passera quelque chose. » Il choisit de neutraliser l’homme.

  Au moment où Chiffrexact achevait sa formule, Refuse s’éveilla. L’aubergiste déplaça la bague par une télékinésie mineure. Rien ne se produisit. Dubitatif, il attendit un peu en surveillant Refuse du coin de l’œil, puis se pencha sur les vêtements. Il les mit de côté. La sacoche ne semblait pas si épaisse. Elle ne contenait comme livre que le recueil des Tours Faciles : déception. « Oserais-je interroger la fille ? » Se demanda le voleur, planté au milieu de l’obscurité. Une sorte de soupir monta de la jeune femme. Chiffrexact créa une lumière au plafond. Il découvrit alors le visage de la face de nuit. Le temps qu’il en tirât toutes les conclusions Refuse lui expédia le charme d’endormissement. Elle tint la pose allongée dans la pénombre, en appui sur un coude, le drap moulant son corps, pendant que l’aubergiste chancelait. Mais il ne tombait pas. Il luttait. Refuse jura, le repoussa d’un coup de pied en se levant. Le bâton apparut dans sa main. Elle fit deux pas et frappa de son fidèle instrument la tête du fâcheux, lequel s’effondra.

  Que faire de lui ? Elle réfléchit à la marche à suivre en s’habillant. « Je vais l’emmener à la caserne ! Ça lui apprendra à respecter mon intimité. » Elle commença à le tirer dans le couloir pour dégager l’entrée de la chambre. Il était lourd. Donc elle le fit léviter à un mètre du plancher. Elle donna une poussée au corps qui le propulsa jusqu’à l’escalier. Puis elle l’accompagna au rez-de-chaussée. Arrivée au bas des marches, une nouvelle impulsion le fit glisser le long du bar. Il s’arrêta au niveau de la réception, en face de la porte principale. Depuis les ténèbres on entendit un « wouf » de surprise, suivi d’un trottinement canin. « Le familier ! » Se rappela Refuse, en reculant. «Je sens votre odeur, Funambule, rendez-vous, ou il vous en cuira ! » Aboya le lévrier.

  D’un geste de la main, Refuse commanda le déplacement vertical du corps de Chiffrexact. Celui-ci heurta le plafond à trois mètres du sol. Le chien grogna. « C’est toi qui va m’écouter le toutou, si tu tiens à ton maître, et si tu ne veux pas finir en grillade. Monsieur a joué, monsieur a perdu. » Refuse éclaira la salle pour voir le familier. Il se tenait tout simplement en face d’elle.

« J’en ai connu des plus rusés », se dit la magicienne, en enchaînant par la formule de persuasion.

«  Mais pour qui me prenez-vous ? Les serviteurs de mon espèce ne se laissent point si facilement corrompre ! Pour le maître ! »

  Le lévrier noir bondit, babines retroussées. Refuse l’arrêta d’une frappe du bâton au thorax. L’animal tomba par terre, et la sorcière lui infligea en sus un méchant coup de pied dans l’estomac. « Je conduits ton maître à la gendarmerie. Tu sauras où le trouver. » Elle actionna le verrou, fit redescendre le corps, le temps de passer la porte, puis le remonta assez haut. Elle le tirait par le poignet.

  La sentinelle de faction ne dissimula pas sa surprise. Elle alla rapidement en référer à un supérieur hiérarchique. Refuse avait demandé que l’on prévînt Coriace, mais on lui répondit qu’il était sorti en ville pour la nuit. On réveilla le commandant Direct : 

« J’avais dit : pas de combat de mages dans ma ville ! 

_ C’est lui qui est entré dans ma chambre, et je ne l’ai même pas foudroyé ! » Répliqua Refuse.

«  Pourquoi lévite-t-il ? 

_ C’est plus pratique pour les déplacements.

_ Pourquoi si haut ?

_  Afin qu’il se broie les os en tombant, s’il m’arrivait malheur.

_ Comme quoi, il n’y a pas de questions stupides… Faites le redescendre. Je vais prendre votre déposition, nous le garderons au moins pour la nuit. Combien de temps votre séjour se prolongera-t-il encore ? Coriace me disait que vos histoires avançaient bien. 

_ Je pense en avoir fini avec Portsud. Je puis partir dans la matinée, ou en début d’après-midi selon que j’aurais dormi assez ou pas. 

_ Bien reçu. Un gendarme montera la garde devant votre chambre. Sentinelle ! Allez chercher Opiniâtre. »

Pendant les minutes qui suivirent, Direct eut tout le loisir d’observer la forme réelle de la magicienne, de noter sa petite taille, son corps fin, sa peau noire de nuit, et ses amples vêtements gris, resserrés aux hanches, aux poignets et aux chevilles. A l’inverse, Opiniâtre était volumineux et blafard. Son gros visage, barré d’une épaisse moustache, arborait en permanence un air buté et renfrogné, résultat de longues années passées à déchiffrer un monde qui résistait à ses ruminations. Il se mouvait d’un pas régulier et lourd, en faisant entendre sa respiration nasale, car il n’ouvrait presque jamais la bouche. Il suivit Refuse jusqu’à la Poule Folle. L’enseigne, figurant une grande poule jaune jonglant avec des œufs multicolores, suscita chez lui une sourde hostilité. Son souffle s’accéléra pendant qu’il la défiait du regard. Le gendarme poussa la porte entrebâillée. La magicienne fermait la marche, une lumière sur son bâton. Précédé de son ombre menaçante, Opiniâtre fit grincer les marches. On entendit des bruits de course au premier étage. « Que se passe-t-il encore ? » Se demanda Refuse. La masse d’Opiniâtre lui masquait le couloir. Le gendarme s’arrêta devant la seule ouverture. La jeune femme entra dans sa chambre, et s’y enferma. Elle répartit des lumières. Sur le lit, le Funambule illusoire continuait de dormir, en lui tournant le dos. Mais pendant son absence on avait lacéré et brûlé le matelas. « Je n’ai vraiment pas été discrète, si tout le monde s’est donné rendez-vous ici», songea Refuse. Elle se résigna à dormir dans le Verlieu.

Nouveaux départs.

  Durant toute la matinée la Poule Folle baigna dans une ambiance de poulailler chaotique. La plus grande confusion régna dans le service. Les clients racontaient toutes sortes d’histoires, lesquelles ne tardèrent pas à se répandre en ville. Opiniâtre resta inamovible. Il ne répondit à aucune question, ne confirma aucune rumeur. Vers dix heures, un autre gendarme prit la relève. Il toqua à la porte, mais n’obtint aucune réponse. On lui avait dit que ce serait peut être le cas, alors il n’insista pas. La moitié des voyageurs qui louaient des chambres, voulurent quitter l’auberge. Le familier de Chiffrexact fit de son mieux pour limiter les départs, en répétant que son maître était victime d’un sortilège, mais que son fidèle serviteur assurerait l’intérim. Les gens étaient moyennement contents de discuter avec un lévrier, ou de lui obéir. La situation empira à midi. A l’heure de pointe du restaurant, les curieux défilèrent en nombre, « pour voir », sans commander de plats ou de boissons. Le lévrier aboya tant et tant que l’établissement fut conséquemment rebaptisé le Chien Fou. Au milieu de cette agitation, on ne remarqua pas une longue dame brune, un peu fragile, se faufilant entre les badauds jusqu’à la sortie. Refuse alla d’abord manger du poisson dans un autre restaurant. Puis elle se rendit à la caserne, sous l’apparence de Funambule, oubliant que Direct l’avait vue la nuit précédente sous son aspect véritable. On la conduisit au bureau du commandant. Celui-ci l’attendait en compagnie de Coriace. « Vous avez pris votre temps. Il est quatorze heures. Chiffrexact prétend qu’il ne se souvient plus de rien : le coup sur le crâne lui sert d’excuse.

_ L’essentiel est qu’il ne tente plus rien contre moi. Plus jamais. Suis-je retenue à Portsud, ou puis-je reprendre ma route ?

_ Vous pouvez partir. Cependant, je vous préviens. Votre équipe va s’étoffer d’un membre supplémentaire. L’adjudant ne sera plus le seul à veiller sur vous et sur les intérêts des Contrées Douces. » Refuse, perplexe, prit congé, Coriace sur ses talons. Il avait l’air excessivement content de lui.

« Allez-vous garder l’aspect de Funambule ? »  Demanda-t-il.

«  Je pensais revenir à ma forme normale, au moins pendant le trajet vers Convergence. Je me demande si je ne vais pas y aller en train.

_ Il y a bien une gare, en effet, mais elle se trouve dans les faubourgs. _ Je m’y rendrai donc. Je me renseignerai sur les départs et les tarifs.

_ En ce qui me concerne, c’est déjà fait. Nous avons les horaires à la gendarmerie. Quant au coût du transport, il sera pris en charge par mon administration.

_ Et donc ?

_  Le prochain train partira à dix-huit heures. Nous devrions arriver à Convergence demain, vers sept heures.

_ Alors qu’avec la monture magique, il me faudrait quatre jours.

_ Les chevaux sont tout de même bien utiles dès qu’on s’éloigne de la voie. Le mien voyagera dans un wagon spécial.

_ Il acceptera d’être enfermé pendant des heures ?

_ Non, mais il n’aura pas le choix. »

  Refuse prit les devants, Coriace allant de son côté chercher son équipier. Elle marcha une vingtaine de minutes, soit un peu moins de deux kilomètres. La gare était un bâtiment neuf, construit en pierre de taille presque blanche. Le toit et les portiques du quai étaient recouverts de tuiles orange. Le prix du billet était toujours assez élevé, mais plusieurs nuits à l’hôtel auraient eu un effet similaire sur ses finances. La jeune femme acheta un aller simple pour la capitale. Elle alla s’assoir sur un banc, à quelques mettre de la voie. Pendant une demi-heure, elle eut le quai pour elle toute seule. Elle ne pensait à rien, son regard se posant successivement sur tous les détails des colonnes, sur les rails, le gravier, sur ses pieds chaussés, sur les nuages, sur des maisons au loin, sur une flaque d’eau, sur n’importe quoi. Elle nota la présente de fils tendus cinq mètres au dessus de la voie, entre des poteaux disposés à intervalles réguliers le long des rails. Puis toutes sortes de gens commencèrent à arriver : paysans, commerçants, familles bourgeoises accompagnées de leurs domestiques portant les bagages, et un initié gris clair. Un vendeur de journaux circulait parmi la foule. De plus en plus on remarquait la magicienne. Son teint noir suscitait bien des commentaires:

« … du N’Namkor, probablement…

_ Non, les femmes du N’Namkor sont plus grandes, en général.

_ Et leurs coiffures sont différentes, enfin je crois…

_ Tu te rends compte, si elle a commencé pâle ?

_ C’est rare dans nos contrées !

_ On dit qu’il y a eu du grabuge à la Poule Folle, cette nuit ! 

_ Je ne sais pas, à la Poule Folle, on parlait d’un mage venu échanger des sortilèges. D’ailleurs, on l’a vu en ville, alors que celle-là on ne sait pas d’où elle sort.

_ D’où vient-elle ? »

C’est le vendeur de journaux qui se chargea de questionner l’inconnue, lorsqu’elle finit par lui acheter un exemplaire du « Phare de Portsud », le quotidien local.

« Merci, madame, dit-il en recevant la monnaie. Vous savez, les gens discutent tellement de vous, que je crois bien que demain vous figurerez en bonne place dans la rubrique des faits insolites. 

_ Vraiment ? » Dit Refuse en esquissant un sourire.

«  Oui, du genre : une mystérieuse face de nuit, surgie de nulle part, prend le train. Vous n’êtes pas du N’Namkor ? 

_ Non, je viens des Montagnes Sculptées. Je visiterai les Contrées Douces, puis je tenterai l’épreuve des Montagnes de la Terreur.

_  Oh, vous pensez y arriver ?

_ Personne ne peut vaincre les Terreurs. Cependant, je veux les éprouver.

_ Vous voyez, il y a de quoi faire un article !

_ Est-ce vous qui les écrivez ?

_ Non, mais celui-là : peut-être. Comment vous appelez-vous ?

_ Farouche !

_ Eh ! Je ne vous embête pas au moins ?

_ Jusqu’où votre journal est-il vendu ?

_ A Portsud, et dans l’arrière pays, avec un ou deux jours de décalage, pourquoi ?

_ Ça ira.

_ Pourquoi personne ne vous a vu avant ?

_ Comment pouvez-vous en être sûr ?

_ J’aurais déjà perçu la rumeur, » répondit-il avec un sourire canaille.

« Vous surestimez vos talents. Mais je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir de remonter ma piste jusqu’au port.

_ Vous êtes au courant de ce qui s’est passé à l’auberge de la Poule Folle ?

_ J’en ai entendu parler : le propriétaire s’est mis dans de salles draps. Toutefois, je n’y ai pas fait trop attention. Je ne souhaite pas me mêler des embrouilles locales.

_ Est-ce que vous êtes très puissante ?

_ Relativement, mais je suis loin de côtoyer les sommets. On classe les sorcières en apprenties (pas encore grises), débutantes, compétentes, expertes, puissantes, exceptionnelles. Parmi ces dernières la plus avancée d’une région ou d’une alliance a le titre de Haute Magicienne. J’ai rang d’experte.

_ Pourtant, votre peau est noire comme les ombres les plus sombres. On dit que c’est le signe d’une magie supérieure.

_ Pas tout à fait. Dans certaines circonstances, que j’ai connues, on peut s’assombrir plus vite.

_ Ah bon ? C’est très intéressant ! Lesquelles ?

_ Comme être exposée à de puissants sortilèges, mais je n’en dirai pas plus…

_ Vous tenez à garder vos secrets ?

_ Oui, absolument. J’ai répondu à vos questions pour que les gens ne pensent pas n’importe quoi, pas pour étaler ma vie.

_ Mais cela ne vous dérange pas si j’écris quelque chose sur vous ?

_ Si c’est à mon préjudice, ma vie en sera beaucoup plus compliquée. Dites ce que vous savez vraiment, en renonçant à exagérer ou à enjoliver. »

Après cette réplique, le vendeur la laissa tranquille. Refuse n’était plus du tout à l’aise : cette fois, elle aurait mieux fait de changer de visage ! Ou d’adopter une nuance de gris. Elle usa d’un sort mineur de changement de couleur afin de s’éclaircir un peu. La magicienne se promit de modifier sa valeur par étape, pour que l’entourage ne le remarquât pas immédiatement.

  Le train entra en gare, très différent de ceux que Refuse avait connus dix ans plus tôt. Les ingénieurs des Contrées Douces avaient accès à des archives anciennes, provenant peut-être de la Mégapole Souterraine. Ainsi leurs techniques évoluaient très vite. Pourtant, le réseau ne s’était pas beaucoup étendu, parce que la production ne suivait pas : la planète n’avait jamais fourni d’énergies fossiles. Il fallait faire sans. Les premières locomotives à vapeur consommaient tant de bois, qu’on avait rapidement préféré un autre mode de propulsion, électrique celui là. Refuse n’avait pour ainsi dire aucune connaissance technologique, sinon concernant les outils que maniaient les paysans. Son savoir scientifique était également très limité. Elle raisonnait en comparant les machines à la magie : tous deux nécessitaient de l’énergie, mais il semblait à la magicienne que la façon de trouver cette énergie différait beaucoup d’un domaine à l’autre.

  En posant le pied sur la marche du wagon, Refuse entendit le trot d’un cheval : c’était Coriace. La jeune femme laissa monter les autres voyageurs. Le gendarme était descendu de sa monture. Il aidait une deuxième personne à faire de même. Refuse reconnut Leaucoule. Ainsi sa consœur, en abandonnant son emploi de vendeuse, avait proposé ses services à la gendarmerie, qui lui tendait les bras, littéralement. Coriace embrassa Leaucoule. « Pas très professionnel, » se dit Refuse. Le gendarme conduisit son énorme cheval vers le wagon réservé aux équidés. Leaucoule, se retourna, tout sourire, vit sa collègue, sauta de joie, et courut vers elle en serrant son sac contre sa poitrine :

« Suuurpriiiise ! Smack, smack. Coriace m’a dit que je vous reconnaîtrai facilement. J’ai été engagée pour l’assister. C’est devenu une nécessité, parce qu’il parcourt tout le pays, et qu’il rencontre toutes sortes de gens, parfois des sorciers. Il m’a expliqué notre mission, et donc votre problème. J’ai accepté parce que j’avais besoin de changement. Je me sens revivre ! 

_ Après vous.»

  Leaucoule monta donc la première. Des bancs en bois étaient disposés de part et d’autre d’une allée centrale, tous dans le même sens. « Cela ne va pas être évident de dormir sur ses planches inconfortables, » se plaignit Leaucoule. Refuse fit apparaître un gros coussin noir là où elle avait choisi de s’asseoir.

« Il doit figurer dans votre livre de sorts mineurs, celui que tout le monde a acheté… Ne me demandez pas la page.

_ Merci, je vais y jeter un œil. »

  Les deux sorcières occupaient des bancs différents dans la même rangée. Coriace entra dans le wagon, fit un signe à Refuse, puis s’assit à côté de Leaucoule, très occupée à feuilleter son Recueil des Tours Faciles. Le train partit un quart d’heure plus tard.

« Couteau, fourchette, chaise, robe, couverture, chapeau, épée, de quoi écrire, parapluie : pas de coussin !

_ Vous devez prendre le début de la formule, c’est le même à chaque fois, et remplacer la deuxième partie par la description de ce que vous voulez. Ensuite, se sont les paramètres de localisation habituels. 

_ Ah, oui…

_ Le problème de ce recueil c’est qu’il ne s’adresse pas vraiment à de futurs mages. Ma version s’appelle objet d’ombre. Je peux tout faire de pas trop gros, de pas trop lourd, mais elle suppose d’avoir du vocabulaire, pour improviser. Le livre imprimé fournit des applications, évidemment non-exhaustives, pour des gens qui n’ont pas une bonne connaissance de la langue.

_ Oui, c’est logique. Merci Refuse. »

  Leaucoule mit en pratique les conseils de sa consœur plus expérimentée. Après quelques essais, un bon gros coussin d’ombre se matérialisa dans les mains de Leaucoule. « Ah, ça fait du bien ! » Commenta la sorcière. « Tu en veux un mon chéri ? » Demanda-t-elle à Coriace.

L’adjudant prit le temps de peser le pour et le contre. D’abord l’évidence : un coussin valait mieux que pas de coussin. Ensuite, son image virile risquait d’en être écornée. En outre, bien que personne n’eût été dupe à la caserne, sur la nature de leurs relations, le couple était néanmoins en mission. En tant que supérieur hiérarchique, l’adjudant devait former la contractuelle. Pour justifier son refus, il murmura à son oreille quelques explications qui la firent pouffer de rire. Le train traversait la campagne. Au bout de dix minutes le coussin de Leaucoule disparut. Elle renouvela la formule, en se disant qu’elle avait été trop distraite pour remarquer que Refuse avait fait la même chose. Mais elle guetta le moment où la face de nuit relancerait le sort mineur. Elle manqua les champs, les villages, les troupeaux, le ciel rougissant. Le train s’arrêta pour la troisième fois : il desservirait toutes les petites gares. Refuse n’avait toujours pas remué les lèvres. De nouveaux passagers s’assirent. Le convoi repartit, le wagon s’assombrissait rapidement, maintenant que les derniers feux du soleil se réduisaient à une mince bande de lumière à l’horizon. « Comment faites-vous ? Vous n’avez pas besoin de renouveler votre magie, ou vous procédez sans rien dire ? 

_ J’ai demandé à une entité de s’en occuper elle-même, moyennant une petite contribution personnelle. Cela s’appelle créer une boucle. Je serai fatiguée, mais après tout, j’ai l’intention de dormir. En revanche, j’aurais grand-faim demain. Venez près de moi, je vous expliquerai comment faire. »

  Leaucoule alla rejoindre Refuse, qui lui fournit la méthode et les tournures. La face de nuit instruisit sa consœur sur la manière de parler aux entités, quand on leur demandait quelque chose qui sortait des habitudes qu’on avait établies avec elles. Il était plus sûr de créer des routines, mais il fallait aussi savoir en sortir, sous peine de pratiquer une magie figée, limitée. Leaucoule, dont la formation avait été conventionnelle, trouvait l’approche de Refuse  déconcertante : 

« En somme, vous renégociez tout le temps vos rapports avec les entités !

_ Pas tout le temps. C’est amusant ce que vous dites : renégocier. Mon maître était comme cela. Est-ce que Coriace vous en a parlé ?

_ Oui, vous cherchez son grimoire… Il a fait carrière au Garinapiyan.

_ En effet. Bonne nuit Leaucoule. Retournez près de Coriace. »

  Peu à peu les passagers fermaient les yeux en espérant dormir. Désormais, le chef de train orientait les voyageurs selon leurs destinations. Plus le trajet prévu était court, plus il dirigeait les gens vers l’avant du convoi. Vers deux heures du matin, les cris d’un nourrisson réveillèrent tous ceux qui avaient trouvé le sommeil. Refuse se leva, fit de la lumière, repéra le fautif, et lui administra le charme adéquat. Plus d’un la remercièrent en silence.