Chapitre un : Félouviaf.
Facettes.
Ici, on avait donné aux montagnes les formes d’immenses cristaux inclinés en tout sens. Leurs longueurs opaques barraient le ciel. Au sol l’entrecroisement des ombres dessinait de rares losanges de lumière. Les surfaces lisses des polyèdres étaient striées, creusées de fentes profondes, ou percées de cavités géométriques alignées. Autant de moyens destinés à faire entrer le jour dans ce qui deux millénaires plus tôt avait été des villes, des villages ou des maisons. Une population prospère y avait vécu. Au sommet de sa puissance, la civilisation des Montagnes Sculptées dominait tout le continent. Aujourd’hui, seuls des connaisseurs bien organisés, ou des magiciens pouvaient survivre dans ce désert.
Refuse appartenait aux deux catégories. Elle galopait sur un cheval d’ombre, évoqué par enchantement. Elle-même paraissait aussi noire que la nuit. C’était une jeune femme, svelte et agile, plus petite que la moyenne. Ses cheveux mi-longs encadraient un visage harmonieux, au milieu duquel les iris se manifestaient par deux lueurs bleutées. Les pourtours des yeux, les sourcils et les lèvres étaient maquillés d’azur. Elle portait des vêtements de très bonne qualité, taillés sur mesure, aux coutures solides, adaptés au voyage, en diverses nuances de gris. Lorsque sa monture s’estompa, ainsi qu’il arrivait chaque jour après quelques heures d’utilisation, elle continua d’avancer à pied. Un long bâton d’escrime apparut dans sa main. De fait, elle ne semblait pas transporter grand-chose. Mais sept ans plus tôt, Bellacérée, la plus puissante magicienne du continent Gorseille, lui avait offert un anneau enchanté, porte ouvrant sur un espace magique où l’on pouvait stocker jusqu’à dix kilogrammes de fournitures. En l’occurrence, il s’agissait surtout de provisions et d’eau. Mais Refuse y rangeait également son arme, son livre de sorts et un épais atlas acheté à Sudramar, la ville la plus proche.
L’ouvrage consistait en une description très érudite des Montagnes Sculptées, par Discuri. Dans la préface l’auteur expliquait qu’il avait passé sa vie à rassembler tous les témoignages disponibles, et à les vérifier. Discuri avait été un savant, donc un mage, du Tujarsi. Comme cet empire avait disparu deux cents ans plus tôt, cela signifiait que l’atlas était encore plus ancien. Environ cinq cents montagnes y étaient décrites avec le plus de détails possibles, des gravures et des plans. On n’avait jamais fait mieux, et pourtant la somme rassemblée n’épuisait pas le sujet.
Refuse s’en était d’abord servi comme moyen de se repérer. Les premiers chapitres traitaient de la géographie des Sculptées. On distinguait plusieurs régions en fonction des formes données aux montagnes. Il y avait ainsi les Coquillages autour de Sudramar, les Chimères au nord du Pont Délicat, Les Mains, les Sphères Encastrées, et les Amphores au sud, dans les Vallées. A l’ouest on trouvait les Cubes, les Pyramides, les Débris I, les Monolithes, et les Voiles Brisées en bord de mer. En direction de l’est se succédaient les Hautes Colonnes, les Cristaux, les Débris II, les Fleurs, les Débris III longeant les Steppes du Garinapiyan, et les Coraux juste avant l’Océan. Il existait aussi des exceptions comme les Flammes qui pouvaient se rencontrer n’importe où. Quelques excentricités inclassables complétaient le tableau.
En fin d’après midi, Refuse repéra une corniche à une quarantaine de mètres en hauteur, qu’elle rejoignit en lévitant. Elle tira un repas et une outre de sa réserve magique. Pas question de boire aux sources des Montagnes Sculptées. La plupart avaient été empoisonnées environ deux millénaires auparavant, en même temps que le Grand Canyon qui barrait le continent d’ouest en est au sud du massif. Les centaines de millions d’habitants qui peuplaient la région l’avaient fuie. A la suite de quoi, ils s’étaient divisés en deux empires rivaux : le Tujarsi au nord et le Süersvoken au sud-ouest. Les Contrées Douces, la terre natale de Refuse, avait fait partie du Süersvoken. Mais cela aussi était devenu de l’histoire ancienne. La compétition entre les deux nations les ayant conduites à l’annihilation.
Refuse avala les dernières bouchées de sa pitance. Le soleil ne tarderait pas à disparaître derrière les gigantesques cristaux noirs. Profitant des dernières lueurs, elle se plongea dans l’étude de la Porte de Verlieu, un puissant sortilège permettant de se déplacer dans un monde parallèle, et d’éviter ainsi maints obstacles et désagréments. Il lui avait toujours résisté. Mais Refuse en avait fait la condition préalable à son retour aux Patients, le village où elle avait grandi. En outre, il lui serait très utile pour poursuivre l’exploration des Montagnes Sculptées.
Mais pourquoi s’obstiner à fouiller ce désert de roc ? Tout le monde savait qu’il n’y avait plus rien à trouver dans les antiques cités. Ceux qui les avaient abandonné étaient partis en emportant le plus de choses possible. Puis des milliers d’aventuriers étaient venus se servir. Enfin, le Tujarsi et le Süersvoken avaient organisé de grandes expéditions afin de rafler les restes de la grandeur passée. Toutefois, la magicienne ne croyait pas le sujet clos. Le Pont Délicat à lui seul prouvait qu’il subsistait des vestiges de la civilisation disparue. Le Canyon Empoisonné qu’il enjambait ne se franchissait à pied que par lui. Long de quatre kilomètres, constitué uniquement de lignes de force argentées, le Pont Délicat était un sortilège complexe contrôlé depuis une réplique au un centième située dans la tête du Sphinx, la montagne qui le dominait. Pour le compte de son maître Sijesuis, Refuse avait pénétré dans la chimère afin de débarrasser l’ouvrage de sorts parasites qui menaçaient son existence en puisant à la source d’énergie dont il dépendait. Là, elle s’était rendu compte que non seulement d’autres dispositifs enchantés fonctionnaient encore, mais aussi que les sorciers étaient intervenus dans les Montagnes Sculptées autant qu’ils les avaient pillées. A la suite de son action, les tensions s’accrurent entre les mages vivant dans la région des Palais Superposés, un reliquat du Tujarsi. Deux camps entrèrent en guerre. Ceux des Palais, menés par Bellacérée, et ceux du Château Noir, une maison rivale qui convoitait toute l’énergie du Pont.
Refuse observa que la guerre avait fait fuir de nombreux mages. Certains s’étaient réfugiés au cœur des Montagnes, soit dans des retraites préparées de longues dates, soit dans des lieux qu’ils s’étaient appropriés au gré des circonstances. D’autres, moins individualistes, ou moins puissants, s’étaient mêlés à de petites communautés de marginaux vivant à proximité des rares sources d’eau potable, souvent des ruisseaux alimentés par les pluies coulant depuis les sommets.
Le Château Noir avait puisé dans l’énergie du Pont Délicat pour créer des armées d’ombre. Sans cet avantage, il n’aurait jamais pris le risque d’une confrontation de grande ampleur. Mais au bout de trois ans, l’effet de surprise étant passé, les observateurs les plus lucides considérèrent que personne ne l’emporterait. Bien sûr, certains espéraient encore gagner à l’usure. Toutefois les mages étant de plus en plus divisés, la guerre se nourrit de multiples rancœurs individuelles ou claniques. Elle s’éparpilla, ce qui ajouta de la confusion au flou des débuts. Comprenez qu’il n’y eut jamais de frontière nette entre les protagonistes. Les familles des Palais Superposés se prolongeaient dans celles du Château Noir, et inversement… Tout alla en empirant.
Au bout de six ans, on ne comptait plus les changements d’alliances. Aux trahisons ordinaires s’ajoutaient les victimes des charmes. Dans ces conditions, simplement parce qu’il n’était pas possible d’organiser des négociations sérieuses, la guerre perdurait. Elle entra dans une phase sporadique, alternant des périodes calmes avec des flambées de violences très difficiles à prévoir. On parla de la « tectonique des mages». Des tensions secrètes s’accumulaient, et soudain, au point de rupture, elles se déchaînaient. Pour un œil non averti, le conflit semblait se limiter à la région des Palais Superposés. Or, dans les Montagnes Sculptées, Refuse fut témoin de plusieurs confrontations entre sorciers. Certaines imputables à des rivalités personnelles, d’autres impliquant des cohortes du Château Noir, ce qui leur donnait automatiquement un caractère plus « officiel ». Refuse prenait ses distances dès qu’elle les voyait.
Ces précautions ne suffisaient pas toujours. Il arriva qu’on la prît en chasse. Le plus souvent sa connaissance des montagnes lui permettait de semer les indésirables. En cas d’échec, elle recourait aux illusions. En dernier recours, elle foudroyait. Sa conscience n’en souffrait pas. La magicienne côtoyait la violence depuis qu’un maléfice mystérieux avait condamné son maître Sijesuis. Pendant qu’il se mourait elle avait du quitté son village natal, en compagnie du chat Présence, le familier roué du magicien. Le félin l’avait contrainte au pire, puis l’avait trahie. A deux reprises, elle avait triomphé du spadassin Dents Blanches, en lui laissant la vie sauve. La troisième fois, surgissant dans son dos, il l’avait transpercée d’un coup de dague. Heureusement, elle se trouvait alors en compagnie de l’élite des mages de Gorseille. S’ils ne purent prévenir l’agression, et si les conséquences furent dantesques, au moins leurs efforts conjugués sauvèrent la jeune femme. Diju la protégea, et Réfania la soigna. Dents Blanches ne survécut pas à sa bêtise. Bref, Refuse avait traversé de telles épreuves qu’elle n’éprouvait plus la moindre compassion pour les prédateurs.
L’oiseau messager.
La nuit était tombée. Grâce à une lumière magique placée dans la paume de sa main, la magicienne lisait son grimoire. Ses doigts froids tournaient les pages. Ce n’était pas la formule de la Porte de Verlieu qui posait problème. Depuis sept ans qu’elle la récitait, la magicienne la connaissait par cœur. De plus la bonne connaissance du langage magique avait toujours été son point fort. Mais il lui fallait aussi trouver les bonnes entités, l’opératrice et la source… Or, le texte du sort ne l’aidait pas beaucoup. Certes, il fournissait une liste d’entités, comme c’était d’usage, mais les commentaires accumulaient contradictions et avertissements… Apparemment il fallait redoubler de prudence lorsqu’on s’adresser aux agents du sortilège. Comment Libérée et Lamémoire avaient-ils fait pour le maîtriser si vite ? Soudain, le rougeoiement d’une explosion fit sursauter la lectrice. Refuse se recroquevilla, puis se déplaça vers le bord de sa corniche pour observer le monde en contrebas. Elle compta trois éclairs. Le calme revint. Un duel de sorcier, sans nul doute. Inutile de se précipiter. Mais le lendemain, la jeune femme descendit de son refuge et prudemment s’approcha des lieux de l’échauffourée. Deux cadavres gisaient au sol. On les avait fouillé. La magicienne aperçut un peu plus loin un amoncellement de pierres valant sépulture. Un des morts présentait plusieurs entailles profondes au niveau du torse. Le second avait vomi une bile sanguinolente avant de s’effondrer. En élargissant le cercle de ses recherches Refuse découvrit aussi plusieurs loups d’ombre carbonisés. Rien d’autre. La voyageuse jugea qu’il n’était pas indispensable de traîner dans les parages. Elle voulait se rendre dans le secteur des Coraux, sur la côte est, en un lieu discret où les marchands échangeaient des objets précieux. Venus du N’Namkor au sud, ou du Garinapiyan au nord, ils recouraient à ses services pour garantir l’honnêteté des transactions. C’est ainsi qu’elle gagnait sa vie.
Refuse s’éloignait, en jetant des regards de gauche et de droite, lorsqu’un un petit bruit, évoquant un léger froissement, attira son attention. Son premier réflexe fut bien sûr de se mettre à couvert. Ensuite, comme le son persistait, elle en chercha la cause. Cela venait de plus haut. Refuse lévita, bondissant sur les facettes de la montagne cristalline, afin de contrôler sa direction. La magicienne finit par repérer une petite forme noire, un passereau, gisant sur une corniche très étroite. Elle manœuvra pour s’en rapprocher. Le familier avait une aile blessée, et une patte cassée. Ses forces l’abandonnaient. Le sombre visage de Refuse se pencha sur l’animal. Elle n’aimait pas beaucoup les familiers, bien qu’elle appartînt à la tradition noire, qui en avait fait sa spécialité. Normalement, elle aurait pu en adopter un depuis longtemps. Mais elle s’y était toujours refusée, car elle gardait un mauvais souvenir de Présence, le chat maléfique de son maître. L’oiseau pathétique demanda qu’on le laissât mourir, ou qu’on l’achevât rapidement. Il s’appelait Félouviaf. Refuse lui fit une meilleure proposition.
La jeune femme désirait donner de ses nouvelles à sa famille, qu’elle n’avait plus revue depuis sept ans. Fière de la mission confiée par son maître Sijesuis, qui lui avait fait traverser presque tout le continent, elle pensait alors revenir au bout de quelques mois. Or le chemin du retour passait par le Pont Délicat, lequel était actuellement aux mains des chevaliers sorciers du Garinapiyan, une conséquence de la guerre des mages et de l’intervention de Refuse. Celle-ci craignait beaucoup les guerriers. Bien sûr, elle aurait pu prendre le bateau, mais elle voulait rentrer dans les Contrées Douces aussi forte que Sijesuis. Parce que le jour de son retour, elle se rendrait au manoir du maître, désormais son tombeau. Le sorcier mourant avait dressé des défenses magiques, afin de tenir à l’écart les charognards. Refuse comptait en venir à bout. Elle dit à l’oiseau :
« Je vais te soigner, et tu vas me servir, mais tu ne seras pas mon familier. Tu te rendras dans les Contrées Douces, dans le village des Patients. Là tu trouveras ma famille et tu leur diras que je vais bien. En fait, j’écrirai à leur attention une longue lettre résumant mes aventures. Tu me rapporteras leur réponse. Alors, je te libérerai. Acceptes-tu ?
_ Ce n’est pas comme si j’avais le choix, » conclut Félouviaf.
Immédiatement, Refuse utilisa un peu sa pierre de guérison afin d’être sûre que l’oiseau ne mourût point. Le don de Sijesuis rétrécissait à chaque utilisation, aussi la jeune femme ne l’employait plus qu’avec parcimonie. En soirée, elle prépara un charme de guérison dont elle fit profiter l’ex familier. Réfania des Palais Superposés le lui avait enseigné. Ça, et d’autres choses plus intimes. Cette sorcière avait payé de sa vie la défense des siens, au plus fort des affrontements. Refuse gardait un souvenir ému du jour où Réfania l’avait secourue, et de ce soir étrange, à la veille des hostilités, où elle avait cédé aux avances de son hôtesse parce que celle-ci avait accepté de prendre la forme d’un homme. S’étant éloignée juste à temps de la zone des combats, Refuse s’était aussi coupée des événements. Elle n’avait plus eu de nouvelles fiables et précises pendant quatre ans. Jusqu’à ce qu’un confrère des Steppes la croisât à Sudramar et lui racontât tout ce qu’il savait.
La guérison soigna les blessures, mais la jeune femme conseilla à Félouviaf de laisser passer la nuit avant d’essayer de voler. Le passereau s’endormit en lui parlant du sorcier qui l’avait éveillé à la conscience. Il s’appelait Dovéni, et s’était toujours flatté d’avoir su éviter les ennuis. Mais il avait fait équipe avec de fort mauvaises personnes. Son jugement en avait été altéré. Une série de décisions désastreuses l’avaient conduit à une fin pitoyable dans ce paysage minéral et désolant. A la lumière du soleil matinal, Refuse écrivit sa lettre en serrant son écriture. Une fois terminée, elle en fit un petit rouleau, qu’elle s’apprêta à attacher à une patte de Félouviaf. Cependant celui-ci insista pour lire le message. « Je mémorise très bien ce genre de chose, expliqua-t-il. Tel est mon pouvoir. Je pourrais vous gazouiller sans erreur l’intégrale des mélodies subtiles composant les quarante symphonies majeures de Folconir Chtromezorski ! Bon, pas toutes d’une traite. Il y en a quand même pour vingt deux heures. » Des lèvres maquillées de bleu sourirent à l’oiseau. « Peut-être en écouterais-je une à ton retour, si tu es disposé à me la chanter librement. » La magicienne conseilla son messager sur le trajet qui lui paraissait le plus sûr. Elle lui expliqua où était son village, où vivait sa famille. Elle répondit à ses questions, jusqu’à ce qu’il possédât tous les éléments nécessaires à la réussite de sa mission. « Maintenant va ! » Commanda Refuse.
Félouviaf s’acquitta de sa tâche, à sa façon. Prévenu qu’il ne survivrait pas à la Terre des Vents[1], il longea les rives occidentales de la Mer Intérieure, franchit les plateaux du sud et les forêts qui croissaient entre eux et la côte. Il trouva ensuite un comptoir du N’Namkor, où des navires de commerce faisaient escale. Il embarqua aussitôt sur un trois mâts à destination du Pays de Refuse. Le voilier fit un grand détour afin d’éviter les tempêtes sévissant au large de la Terre des Vents. Il accosta enfin à Portsud, au midi des Contrées Douces. Le petit messager remonta vers le nord-ouest. Une chaîne de lugubres monts fermant l’horizon, fit naître en lui une sourde inquiétude : il approchait de son but. L’oiseau d’ombre reconnut la maison des parents de Refuse : une fermette située presque à l’entrée du village, avec un étage, un petit moulin à vent et des volets rouges vifs. Félouviaf se posa sur le rebord d’une fenêtre du rez-de-chaussée. A travers la vitre il vit une grande pièce rectangulaire servant de salle à manger et de cuisine. Une table en bois verni lui faisait face. Un homme et une femme d’une cinquantaine d’années étaient assis sur des tabourets. Ils épluchaient des légumes. Au fond, on distinguait les fourneaux. De son bec, Félouviaf toqua contre le carreau de verre. Au père de Refuse qui le dévisageait, il montra la patte où sa fille avait accroché le papier roulé. L’homme se décala sur sa gauche, tendit le bras et ouvrit la fenêtre. L’oiseau sautilla sur la table, salua le monsieur et la dame, et se présenta brièvement. Avec une élocution parfaite, il récita son message, en y mettant le ton. Évidemment, les destinataires voulurent tout de même lire la lettre, voir l’écriture. Ils comprirent que la magicienne avait été mêlée à des événements terribles. « Pourquoi n’était-elle pas revenue ? » Se demandaient-ils, bien que l’explication fût écrite noir sur blanc. « La Porte de Verlieu ? » Vivement qu’elle apprenne à s’en servir, mais n’aurait-elle pu faire le tour en bateau ?
Pressé de questions Félouviaf répondit qu’apparemment Refuse se méfiait un peu des voies navigables, et que surtout elle espérait passer le Pont Délicat au nez et à la barbe des chevaliers d’ombre. « Il est des familiers plus âgés que moi, qui ont eu le temps de servir plusieurs maîtres. Je n’en ai eu qu’un seul, aussi n’oserais-je rien affirmer de trop catégorique. Cependant, il me semble, que votre fille là, sans être une méchante personne, possède une sorte de fierté, voyez-vous, et pourquoi pas le désir de prendre sa revanche. » Évidemment, les parents de Refuse, qui n’avaient pas oublié les circonstances de son baptême, voyaient très bien. Ils le manifestèrent par des sourires entendus et des échanges de regards amusés, pendant que Félouviaf poursuivait ses conjonctures : « … Je ne serais pas surpris qu’elle parvienne bientôt à ses fins. Sa peau est noire comme une nuit sans étoile, bien qu’elle soit plus jeune que feu mon maître. » La mère de Refuse offrit l’hospitalité à Félouviaf. Dans la foulée, elle s’empressa de prévenir ses proches, et bientôt tous les habitants des Patients furent au courant. On attendait des nouvelles depuis si longtemps ! On fut aux petits soins pour l’oiseau pendant trois jours. On l’aurait gardé plus longtemps, mais il exprima le désir de porter une réponse. « Dites moi tout, je répèterai intégralement vos propos à l’intéressée. » On convint de se retrouver le soir, dans la salle polyvalente autour d’un buffet froid. Tous ceux qui le voudraient délivreraient quelques paroles.
Le messager consentit à s’envoler le lendemain. Dans une ambiance de veillée, il recueillit sept ans de petites histoires, mais aussi des faits plus marquants, comme l’installation d’un poteau télégraphique l’année précédente. Les Contrées Douces se développaient rapidement, peut être plus vite que le Garinapiyan. Grâce au télégraphe les villageois avaient suivi en même temps que le reste de la population, un événement qui avait tenu tout le monde en haleine. En effet, au mépris des échecs passés, une nouvelle expédition maritime était partie en direction des terres situées au-delà des Montagnes de la Terreur. Auparavant, l’équipage était venu aux Patients pour subir l’épreuve de l’effroi. Afin de s’aguerrir, les explorateurs l’avaient tentée plusieurs fois. Évidemment aucun homme n’avait réussi à atteindre le bas des pentes. Pour autant, ils n’avaient pas renoncé à leur projet. Un mois plus tard, ils avaient pris la mer dans l’idée de contourner l’obstacle par le sud, espérant trouver de l’autre côté des conditions favorables. Si au début les rapports étaient encourageants, on avait déchanté rapidement, car les rivages de l’ouest exerçaient sur les esprits la même épouvante que les sommets : jour après jour l’angoisse avait pris possession des âmes les plus endurcies. Minés par une peur irrationnelle qui les privait de sommeil, les valeureux aventuriers avaient du regagner leur port d’attache. A l’aune de cette histoire les habitants des Patients mesuraient ce qui était humainement possible, et ce qui ne l’était pas.
La soirée touchait à sa fin. La salle polyvalente se vidait peu à peu. On éteignait les lampes et les lumières nées d’enchantements mineurs. Un homme en retrait attira l’attention de Félouviaf. Assis sur une chaise, près de la porte, il ne donnait pas l’impression de vouloir partir. Il portait des vêtements de diverses nuances de brun, bien coupés, mais simples. Sa peau était grise, ce qui le désignait comme un magicien ayant achevé son initiation. Sentant qu’il avait capté le regard de l’oiseau noir, il se leva et s’approcha lentement de sa table. On les laissa seuls, avec une bougie. L’homme murmura quelques mots en désignant la petite flamme, et aussitôt l’intensité de sa lumière décupla. « Bonsoir, dit-il, je m’appelle Mélodieux. Ceux qui m’ont baptisé estimaient que j’avais surtout une belle voix… Je suis né dans un village au nord de Convergence. C’est là-bas que j’ai été formé. Depuis, j’exerce deux métiers, celui d’artisan luthier et celui de magicien. Les affaires étaient dures dans la capitale. Mais j’ai appris que les Patients étaient sans sorcier depuis des années. Alors j’y ai tenté ma chance. Je pense qu’on m’a bien accepté, quoique je n’eusse pas l’envergure de mon prédécesseur. D’ailleurs, dès mon arrivée on m’a mis en garde contre sa demeure, protégée par divers enchantements selon les dires de son élève…
_ Que puis-je pour vous monsieur Mélodieux ? Entre nous soit dit : il n’est pas de plus beau nom que le vôtre. Vous me rendez jaloux. _ Voilà : en écoutant les conversations j’ai compris que vous étiez sans maître. Apparemment, Refuse n’a pas fait de vous son familier, mais moi j’aimerais vous prendre à mon service. Vous avez de l’expérience. Vous me seriez précieux.
_ C’est une proposition très intéressante. Vous me semblez une personne posée, pas du genre à chercher les ennuis.
_ J’ai néanmoins un peu de curiosité…
_ Oui, sinon on ne devient pas magicien. Avez-vous exploré le manoir de Sijesuis ?
_ J’ai fait plusieurs tentatives. Il me fut facile de révéler les portes invisibles. J’ai pu visiter certaines pièces. L’une d’elle contenait un cadavre en décomposition. Je l’ai mis dehors : on m’a certifié qu’il ne s’agissait pas de Sijesuis. En fait, je pense avoir repéré les entrées de la bibliothèque et d’une autre pièce, peut-être la chambre principale, mais je n’ai pas la magie pour les ouvrir. Et si je l’avais, j’hésiterais à m’en servir, parce que le mort gisait justement devant un accès ensorcelé. »
« Vous avez sagement agi. Les histoires des sorciers sont souvent compliquées. Je gage que ce Sijesuis est soit décédé, soit dans un état limite. Manifestement d’autres ont fouillé sa maison, et Refuse le fera certainement dès qu’elle aura trouvé le moyen de revenir. Elle voudra alors récupérer les sortilèges de son maître. Vous voyez le tableau ?
_ Sa famille me l’a décrite comme une gentille fille, intelligente, mais centrée sur elle-même.
_ Nous-nous sommes rencontrés dans les Montagnes Sculptées. Elle m’a sauvé. Nous avons passé un marché. Elle est encore jeune, mais complètement noire. Ce n’est plus une apprentie, mais une magicienne en pleine possession de ses moyens.
_ Je vous entends bien. J’attendrai son retour pour lui proposer mon aide. Et en ce qui nous concerne ?
_ Et bien, monsieur Mélodieux, je suis tenté de vous dire oui. Toutefois, j’aimerais y réfléchir un peu… C’est fort simple, si je reviens ici après avoir porté ma réponse à Refuse, c’est que je serai votre familier. »
Un contre temps instructif.
Félouviaf s’envola le lendemain. La proposition de Mélodieux l’enchantait. Certes, il lui faudrait de nouveau accomplir un long voyage, mais un oiseau d’ombre avait besoin de parler à quelqu’un, soit à d’autres familiers, soit à des magiciens. La compagnie des animaux ordinaires ne pouvait plus le satisfaire, et la solitude risquait de le rendre fou ou sauvage. Devenir un prédateur de la nuit pouvait séduire un chat, un faucon ou une tarentule, mais n’offrait guère d’attrait pour un passereau. Félouviaf coupa en direction de Portsud. De nouveau, il trouva un bateau, qui repartait vers les comptoirs du N’Namkor, chargé de biens produits dans les Contrées Douces. Quand le navire eût dépassé la région des tempêtes qui prolongeait la Terre des Vents, l’oiseau vola vers la côte. De là il franchit la forêt précédent les rivages de la Mer Intérieure. C’est à ce moment qu’il fut intercepté par un couple d’aigles d’ombre. Ils avaient attendu qu’il se trouvât trop loin du couvert des arbres pour s’y réfugier. Face à leurs serres Félouviaf n’était pas de taille. Pas de magiciens en vue : il redouta le pire.
Le passereau se posa dans un espace dégagé, au milieu d’une ruine, dont il ne restait plus que la partie basse des murs, émergeant d’une couche de cendres. Les deux rapaces se placèrent de part et d’autre de leur proie. Félouviaf s’étonna d’être encore en vie. Ils avaient l’air mal intentionnés. Pourquoi ne l’avaient-ils pas saisi en l’air ? Pourquoi gardaient-ils le silence ? « Que me voulez-vous ? » Finit par demander le passereau. Au bout d’un long moment, un des aigles répondit :
« Nous aimons sentir ta peur. Es-tu seul ?
_ Oui.
_ Que fais-tu par ici ?
_ Je voyage. Que vous importe ?
_ La curiosité : un petit oiseau d’ombre dans ces parages, ce n’est pas banal. Quel est ton maître ?
_ Actuellement, je n’en ai pas, mais j’ai conclu un accord provisoire que je suis présentement en train d’honorer.
_ En quoi consiste t-il ?
_ Pourquoi toutes ces questions ? Êtes vous du Château Noir ou des Palais Superposés ?
_ Parce que nous sommes les plus forts. Répond, ou prépare-toi à souffrir.
_ Tout d’abord, sachez que je ne suis d’aucun camp. Ensuite, je me contente de transmettre des nouvelles de fermiers des Contrées Douces à une jeune magicienne de leur connaissance, qui se trouvait dans les Montagnes Sculptées quand je l’ai quittée. Ce sont des informations extrêmement banales exprimant le quotidien de ses gens, et leur désir de revoir la fille du pays.
_ Son nom ?
_ Refuse ; quelle importance ? Me direz-vous à quoi cela rime ?
_ Il me semble avoir déjà entendu ce nom, déclara un aigle.
_ Où ça ? Demanda son compère.
_ A la cour de sire Présence. Je ne sais plus à propos de quoi.
_ Hum, voilà qui est fâcheux. Serait-ce un des chevaliers d’ombre ?
_ Mais pas du tout ! S’indigna Félouviaf. Pourquoi vous intéressez-vous à ces gens ? N’êtes-vous point impliqués dans la guerre des Palais ?
_ Nullement. Ici personne ne s’en préoccupe. En revanche, nous sommes les alliés dévoués de sire Présence. Nous surveillons le sud de la Mer Intérieure, avec mission d’intercepter les messages et les espions de l’ennemi : les chevaliers du Garinapiyan, répondit un aigle. _ Je comprends mieux : vous-vous ennuyez. Les chevaliers sont au nord, dans le Sphinx. Leur influence n’a pu s’étendre aussi loin en si peu de temps. Ils dépendent des populations humaines. Or, celles-ci brillent par leur absence. Regardez autour de vous ! Il n’y a personne !
_ Faux, il se trouve un village à dix kilomètres à l’est.
_ Vous m’en direz tant !
_ En outre, nous-nous méfions également du N’Namkor. Eux, ne sont pas loin.
_ En effet, je suis passé par une de leur colonie. Ils ne m’ont pas donné l’impression de tourner leurs regards par ici. Les n’namkoriens sont trop occupés à commercer avec les Contrées Douces. Bon sang, comment puis-je vous convaincre de mon innocuité ? »
« Ce sera difficile. Accepteriez-vous de vous soumettre à un charme de persuasion ?
_ En êtes-vous capables ?
_ Non, mais nous pouvons vous menez à quelqu’un qui le sera.
_ Dévirais-je beaucoup de ma route ?
_ Pas trop. Mais si j’étais à votre place, ce serait le cadet de mes soucis…
_ Certes.
_ Il va également de soi, qui si vous nous faussiez compagnie, ou si le hasard nous séparait, la Mer Intérieure et ses rivages vous serait à jamais interdite… » L’aigle d’ombre leva une jambe et recroquevilla ses serres dans le vide. « Vos conditions sont limpides et je les accepte, » répondit Félouviaf.
Le trio s’envola en direction du nord-ouest, en suivant la côte. La végétation reprenait ses droits partout où le Dragon des Tourments[2] l’avait calcinée. Des jeunes arbres sortaient des cendres. Les humains rescapés s’étaient d’abord regroupés dans des abris de fortune. Puis ils avaient reconstruit des hameaux qu’ils s’employaient maintenant à consolider. Tantôts adossés aux ruines des cités ravagées, tantôts bâtis à l’écart, ils avaient en commun d’être proches de la mer nourricière. Le cycle semblait se reproduire à l’identique des réveils précédents du Dragon des Tourments. On avait coutume de comparer la Mer Intérieure au cadran d’une horloge. Félouviaf aurait été intercepté entre les chiffres six et sept. En se rapprochant du huit il repéra les premiers villages entourés d’une palissade. Par la suite les efforts que les humains consacraient à leur défense s’accrurent. La pierre remplaçait le bois. Ça et là, une tour de guet venait compléter le dispositif. On arriva, à hauteur du chiffre neuf, en vue des pauvres restes d’un port de taille moyenne, niché dans une baie en forme de croissant de lune. Les aigles tournèrent vers l’ouest. Le passereau n’avait pas une vue aussi perçante que la leur, mais il vit tout de même, dans le lointain, un village récent, et fortifié, érigé à la lisière d’une sombre forêt. « Il se trouve exactement à la limite des cendres, » songea Félouviaf. Mais ce n’était pas la destination des rapaces. Ils survolèrent les grands arbres, en croisant parfois d’autres créatures ailées : oiseaux, insectes d’ombre, et plus rarement des chimères. Au cœur de la sylve le passereau découvrit une clairière au milieu de laquelle se dressait une imposante forteresse pentagonale. Ses remparts dépassaient aisément des plus hautes futées, mais les tours d’angle étaient plus grandes encore. Le donjon, renforcé de contreforts engagés, dominait largement l’ensemble. Des bâtiments disposés sur des axes rayonnaient du centre vers les coins. Tout était fait de la même matière grise sombre, née sans doute d’un sortilège. Cependant, à la périphérie, des ouvriers construisaient une enceinte extérieure circulaire, en ajustant des blocs de pierre, tirés de quelques carrières, ou provenant des ruines de la Mer Intérieure.
Un serpent aux ailes de chauve souris vint à leur rencontre. Il les invita à entrer par une fenêtre oblongue, presque située au sommet d’une des tours. Félouviaf reconnut instantanément l’antre d’un magicien. « Soyez les bienvenus dans la demeure de Sir Présence, que j’ai l’honneur de servir, » dit le serpent, en s’attardant sur les s. Les aigles lui expliquèrent la situation. « Ah, je pourrais m’en occuper moi-même… Néanmoins mon seigneur apprécierait sûrement d’assister personnellement à notre entretient. Je vais lui susurrer sans délais la possibilité de s’instruire. » Il disparut par un escalier à vis. Sur les murs se pouvaient voir quantité de plans détaillés du château. Posé sur une table, une grande maquette en bois le représentait également, au milieu d’une grande ville, dans sa version achevée. Le commanditaire voyait grand.
Après quelques minutes d’attente, une silhouette humaine monta les marches de l’escalier. Le sorcier était grand et sombre. Sous des cheveux longs et droits, on ne devinait de son visage que l’éclat pourpre de ses yeux. Il était vêtu d’un long manteau violet orné de motifs noirs, et frangé de rouge. Tous ses gestes semblaient pris dans un autre temps, ralentis. Quand il parla, ce fut d’une voix traînante, chaque expression entrecoupée de longs silences. « Bonjour, oiseaux d’ombre… Je suis maître Lourijami… Ainsi, nous avons un invité… Votre nom ? S’il vous plait… » Félouviaf se présenta. Un aigle résuma l’interception du messager, et son consentement de répondre sous l’emprise d’une persuasion. Le sorcier hocha la tête. Puis il sonna une petite apprentie. La fille était probablement née peu après le réveil du dragon. Il lui fut demandé de servir de la nourriture au serpent, aux rapaces et au passereau. Elle s’empressa d’obéir pendant que son maître s’isolait derrière un rideau. Il en ressortit une heure plus tard. Après deux tentatives infructueuses l’apprentie avait fait apparaître une lumière magique. Maintenant, elle lisait en silence sur une mauvaise chaise, alors que le jour déclinait et que l’air fraichissait. Lourijami fit signe à l’enfant de redescendre. Félouviaf la regarda sautiller jusqu’à l’escalier. « A nous… » Le sorcier prononça une formule magique en fixant l’oiseau, mais le charme de persuasion vint de son serpent suspendu par la queue à un perchoir. C’est d’ailleurs le familier qui posa les questions. De temps en temps Lourijami demandait une précision de sa voix lente.
Quand ils eurent fini, le magicien se prononça : « Je ne vois aucune raison… de… vous garder plus longtemps… Félouviaf… Vous avez été… honnête… et ne nourrissait… aucune intention… contraire à nos projets… Sir Présence… n’est pas ici aujourd’hui… et ses enfants ne sont pas encore aptes… à gouverner en son absence… Je pense… qu’il appréciera les nouvelles… concernant… cette Refuse… dont il m’a parlé… Je note que… vous ne deviendrez pas son familier… C’est dommage… Mais je vous souhaite… de retrouver bientôt monsieur Mélodieux… Tenez… Pourquoi ne pas… Faire escale ici… Quand vous reviendrez vers… les Contrées Douces ? » L’oiseau ne contredit pas son hôte. Il s’envola dans le crépuscule, content de s’en tirer à si bon compte, pas déçu de n’en avoir vu davantage, et un peu inquiet des rencontres qu’il pourrait faire pendant la nuit. La forêt paraissait menaçante. Bien que fatigué Félouviaf résista à la tentation de se poser. Il alternait les phases d’ascension, puis les vols planés, afin d’économiser son énergie. Il se demanda quel enchantement Lourijami avait utilisé pendant l’interrogatoire. Était il encore actif ?
L’oiseau alla au bout de son endurance. Au milieu de la nuit, n’en pouvant plus, il se posa, scrutant les ténèbres alentours, en s’effrayant de tout. Il ne dormit que d’un œil, à raison, puisque effectivement une faune redoutable s’activait des racines aux cimes. Mais les circonstances lui furent favorables. A l’aube il déjeuna de chenilles et de mouches. Puis, il repartit. La forêt fut bientôt derrière lui. En se rapprochant de la mer, Félouviaf aperçut dans la lumière dorée une colonne de cavaliers, galopant sur la plage, tenant levées des bannières émeraude à l’effigie d’une panthère noire rampante. Leurs boucliers étaient blasonnés d’un semis d’arbres dorés, au milieu desquels se dressait un château d’or, sur fond vert. Ils n’étaient qu’une dizaine, s’en retournant sans doute au château. L’oiseau ne chercha pas à en savoir davantage.
En fin de journée il dépassa un village ceint d’une palissade, avec une tour arborant un nouvel emblème : un cercle contenant un homme et une femme se tenant par la main. Il revit la même chose dans chaque hameau. Pour autant les habitations ne différaient pas de celles du sud. Le paysage avait le même aspect gris piqué de vert. Les jours suivants Félouviaf remonta vers le nord en longeant le rivage. Il survola les ruines des cités belliqueuses anéanties par le dragon. Il frémit en passant au large de l’Escalier, dont ne subsistaient que d’antiques marches monumentales, la seule construction que le monstre ne détruisît jamais. Il atteignit Quai-Rouge, la plus septentrionale des villes de la Mer Intérieure, en pleine phase de reconstruction. Félouviaf obliqua plein nord. L’arrière pays défila sous ses petites ailes. Il s’engagea dans un défilé. Au-delà s’étendait une région montagneuse divisée en longues vallées parallèles au Canyon Empoisonné. Elles étaient habitées.
Il s’agissait désormais de retrouver Refuse. L’oiseau espérait que la magicienne aurait laissé des indices. Il s’informa auprès des sorciers des Vallées. Mais ceux-ci ne purent rien lui dire. Il évita le Pont Délicat pour ne pas tenter les familiers des chevaliers du Garinapiyan. Félouviaf estimait qu’il avait eu beaucoup de chance avec les aigles noirs. Ne voulant pas retomber dans les serres d’une faction, il s’imposa un coûteux détour l’obligeant à puiser dans ses réserves. Le passereau affamé se réjouit de revoir Sudramar et sa campagne fertile. Là, il reprit des forces. Une fois requinqué, il interrogea les commerçants de la ville. On lui indiqua les Coquillages, les monts qui cernaient le val. Refuse était réputée y avoir une demeure. Le joaillier fut le plus précis en désignant, au nord, un ensemble d’ammonites échelonnées de sept cents à mille trois cents mètres entourant une magnifique conque couchée de deux kilomètres de hauteur. Il arrivait, que de nuit, on aperçût une petite lumière sur la crête de l’ouverture. Comme cela coïncidait toujours avec les périodes pendant lesquelles la sorcière honorait la cité de sa présence, on supposait qu’elle s’était aménagée un repaire au sommet de la conque. Félouviaf se rendit sur place. Manifestement la jeune femme avait anticipé son retour, en préparant à son intention une inscription magique, qui se mit à briller à son approche. L’oiseau découvrit une faille dans la paroi lisse, assez large pour laisser passer un être humain. De l’extérieur on ne pouvait y accéder qu’en volant, ou par magie. Le passereau s’engagea dans le passage irrégulier. Au bout, il découvrit une large pièce, ronde comme une coupole, baignée d’une douce lumière rose émanent de l’intérieur des parois opalescentes. Sur le sol nu, on avait déposé plusieurs bols de graines. Félouviaf se nourrit et se reposa. Puis, il explora les lieux. Un voile d’ombre dissimulait un passage menant à une chambre sobrement meublée d’une natte, d’une jolie table aux pieds escamotables et d’une simple chaise en bois. Il compta aussi trois malles en osier. Un autre couloir s’enfonçait dans les profondeurs de la montagne. L’oiseau ne fut pas tenté d’y aller voir. Il préféra examiner les maigres biens de Refuse, notamment une feuille de papier posée bien en évidence sur la table. La magicienne y avait dessiné une carte simplifiée de la région, et y avait porté des dates. Félouviaf observa que la dernière était passée depuis deux jours. L’inscription jouxtait une mine située deux cents kilomètres à l’ouest. Il décida de s’y rendre sans tarder.
Le témoin discret.
En début de soirée, les Coquillages cédèrent la place à d’immenses Cubes. Les plus hauts atteignaient mille cinq cents mètres d’altitude. Tous semblaient avoir basculé dans une direction différente. Souvent un grand polyèdre s’appuyait sur un plus petit, et nombreux étaient ceux qui arboraient des excroissances cubiques. Slalomant entre les volumes, le messager aperçut une caravane à l’arrêt, au milieu d’un col. Hommes et femmes dressaient leur camp pour la nuit. On s’occupait des bêtes de trait, on faisait la cuisine, on montait des tentes, on surveillait les alentours. Un petit groupe réparait une roue de chariot. Un peu en retrait, son bâton dans la main droite, Refuse observait la scène. Elle bailla. L’oiseau amorça un virage dans l’air et descendit vers elle. La jeune femme sursauta quand il se posa sur son épaule.
« C’est moi, Félouviaf ! » S’exclama le messager en battant des ailes. Les regards se tournèrent vers eux.
« Allons plus loin, dit Refuse.
_ Ces gens n’ont pas besoin de vous ?
_ Plus maintenant. La roue a cassé. Je l’ai remplacée par un double d’ombre provisoire, et maintenant ils s’emploient à la réparer vraiment. Voilà comment je gagne ma vie.
_ Cela me paraît honnête. Où me conduisez-vous ? »
La magicienne se dirigeait vers l’avant du convoi.
« Je vais inspecter la route sur un ou deux kilomètres. Nous parlerons en marchant.
_ Soit. »
Félouviaf raconta le voyage allé, le séjour aux Patients, sa rencontre avec Mélodieux, puis le retour et ses complications.
« Pour avoir construit si vite une forteresse au cœur de la Forêt Mysnalienne, le mage de Présence doit avoir accès à une source considérable, différente de celle qui alimente le Pont Délicat. Sinon les chevaliers du Garinapiyan ne l’auraient pas permis.
_ C’est vous l’experte, » commenta l’oiseau.
_ En tout cas je te remercie. Tu t’es bien acquitté de ta mission. Tu ne me dois plus rien Félouviaf. J’espère te revoir le jour où je reviendrais aux Patients.
_ L’envisagez-vous à court terme ?
_ Non, je dois d’abord maîtriser la Porte de Verlieu.
_ Si cela ne vous dérange pas, je vais rester en votre compagnie, le temps de prendre un peu de repos. Ensuite, je rejoindrai Mélodieux, mais par un autre itinéraire, si c’est possible. Car j’ai bien cru que les aigles d’ombre allaient me dévorer.
_ A ta guise. Cependant, tu ne trouveras pas de chemin plus court. Je vois deux alternatives : tu pourrais embarquer sur un navire du Garinapiyan, partant de la côte ouest, ou faire un large détour par le N’Namkor. Personnellement, je n’ai fais ni l’un ni l’autre. Toutefois mon maître Sijesuis s’embarqua plusieurs fois au nord des Contrées Douces, quand Sumipitiamar[3] requérait ses services. »
Félouviaf et Refuse se quittèrent lorsque le convoi arriva à Sudramar. L’oiseau avait décidé de remonter vers le nord à travers les Steppes, puis de se faire accepter sur un navire partant pour l’ouest. Toutefois, il s’attarda un peu en ville, en quête de familiers amicaux avec lesquels il aurait pu échanger quelques informations. Or, bien que la cité comptât plusieurs dizaines de magiciens, en général peu avancés dans leur art, il ne trouva aucun animal à qui parler. Ceux qu’il aperçut ne quittaient pas leur maître, même les oiseaux. Le soir venant, Félouviaf entra dans une auberge, en profitant de la sortie de deux clients. Il passa entre leurs visages, vira dans l’entrebâillement d’un rideau, et fit irruption dans l’air chaud d’une salle éclairée de multiples lampions. Plusieurs visages se tournèrent dans sa direction, dont celui, soupçonneux, du serveur. L’oiseau vint se poser sur le comptoir, entre les chopes de bière, et de là entreprit de s’expliquer. Il gagna rapidement le droit de rester pour la nuit et de croquer quelques graines, à condition qu’il consentît à chanter pour distraire l’assemblée. Le passereau s’exécuta. Il mit de l’ambiance pendant une bonne heure. Ensuite, on ne lui demanda plus rien. Il put se désaltérer. Après quoi, il alla se percher sur une étagère haute. Il y avait encore trop de bruit et de lumière pour qu’il dormît, mais la place lui permettait d’observer les humains.
Il reconnut plusieurs membres de la caravane, partageant la même table. Près des fenêtres, trois silhouettes au teint gris jouaient aux cartes. Des commerçants vidaient une dernière bière au comptoir. Un groupe de jeunes hommes blaguaient bruyamment dans un coin sombre. Bien qu’ils eussent éloigné les lumières, leurs éclats de rire attiraient immanquablement l’attention. La porte s’ouvrit de nouveau. Refuse fit son apparition. Son premier mouvement fut de se diriger vers l’escalier qui montait aux chambres, mais elle changea d’avis avant d’avoir poser le pied sur la troisième marche. On avait sifflé sur son passage. La magicienne parut hésiter, puis elle se tourna en direction des garçons. Dans la salle, les conversations s’interrompirent. Refuse s’adressa aux ombres, d’une voix lasse :
« J’aime assez, pour une nuit, la compagnie d’un homme. Encore faut-il qu’il soit désirable… » Une brève formule, un claquement de doigts : une lumière vive apparut au sommet d’une bouteille, au milieu des jeunes gens. Leurs visages ainsi éclairés révélaient étonnement, inquiétude ou sourire canaille. La magicienne prit le temps de les observer.
« Toi, dit-elle en désignant un des garçons, tu me plais assez. Mais est-ce réciproque ? Es-tu déjà engagé ? Suis-je à ton goût ? »
Refuse offrait à son auditoire un visage noir et grimé. On discernait en bleu fluorescent le contour de ses yeux, le dessin des lèvres et la ligne des sourcils.
« Ce n’est pas moi qui ait sifflé, répondit l’élu.
_ Admettons. Mais est-ce si important ? Si tu ne veux pas de moi, dis que tu as déjà quelqu’un, ou dis que je ne suis pas ton genre. J’irai me satisfaire ailleurs. Ma règle est simple : une nuit, puis plus rien. Alors ?
_ Vous n’êtes guère sentimentale. »
Refuse haussa les épaules. (Oui, et alors ?)
« Je suis un peu pris de court.
_ Je vois. »
La sorcière éteignit sa lumière, se détourna des garçons et monta prestement l’escalier. Dans la salle, on ne fit pas de commentaire. Les aubergistes, qui logeaient souvent Refuse, s’étaient posés des questions depuis longtemps. Mentalement, ils se livrèrent à une rapide comparaison entre les rumeurs, ce qu’ils avaient observé, et la version officielle. Elle sonnait vrai.
Dès le lever du soleil, Félouviaf partit retrouver Mélodieux aux Patients. Le voyage se fit sans accroc. Le familier s’entendait à merveille avec son nouveau maître. Une nuit, on vit des lumières au manoir de Sijesuis. Refuse était-elle de retour ? L’oiseau conseilla la prudence. La magicienne n’aurait-elle pas d’abord rendu visite à sa famille ? Mélodieux en convint. On attendit l’aube. Quand il fit suffisamment clair, on trouva beaucoup de choses en désordre, des traces de lutte, des meubles brisés, et un peu de sang. Mélodieux rendit compte de sa visite aux villageois :
« Il y a eu quelques dégâts. Toutefois, les intrus n’ont pas découvert la chambre de Sijesuis, » déclara-t-il. Depuis le jour où Refuse s’en était allée, non sans avoir averti ses parents du risque d’entrer par effraction chez le magicien, les habitants des Patients savaient que quelque chose de négatif était arrivé. Les années passant, comme le maître des lieux ne se manifestait plus, on avait admis son décès. Certains avaient même émis l’hypothèse que Refuse aurait tué son mentor, à la suite de quoi sa mise en garde aurait eu pour but de dissuader les recherches pendant qu’elle s’enfuyait vers l’ouest. Néanmoins, ceux qui se risquèrent à entrer dans la demeure subirent un effroi en tout point semblable à celui des Dents de la Terreur, prouvant que le manoir était bien protégé. Mais progressivement ses défenses faiblissaient, soit qu’elles arrivassent à leur terme, soit que des intrus les eussent levées. A ce jour, seule la chambre de Sijesuis restait inviolée. On espérait que Refuse reviendrait, s’expliquerait et remettrait les choses en ordre. On attendit encore trois ans.
[1] Terre des Vents : anciennement la région la plus peuplée du Süersvoken, détruite au cours de la guerre qui l’opposa au Tujarsi. Elle se trouve à l’est des Contrées Douces, barrant le continent du nord au sud. Les vents forts qui soufflent à la surface, maléfice pérenne, y rendent toute vie impossible.
[2] Le Dragon des Tourments est un sortilège vieux de deux milles ans. Il « dort » sur une île au milieu de la Mer Intérieure. Quand il se réveille, le monstre détruit systématiquement toutes les cités construites sur le pourtour de la mer, ainsi que l’arrière pays. Manipulée par Présence, Refuse a réveillé le dragon sept ans plus tôt…
[3] Sumipitiamar, «la Somptueuse », capitale du Grand Pays, entité incluant Sudramar, les Steppes, les Prairies, les Cités Baroques, et les Palais Superposés.