Chapitre deux : Le Retour de Refuse.
Une porte de sortie.
Refuse se trouvait dans la région des Coraux lorsqu’elle réussit enfin à préparer la Porte de Verlieu, une décade après en avoir fait l’acquisition. La magicienne était descendue aux pieds des montagnes, ne surplombant les vagues de l’Océan Oriental que de quelques mètres. Les Coraux sculptés diminuaient en taille graduellement, passant de presque mille mètres de hauteur pour les plus imposants à une dizaine de mètres pour les plus modestes. Ceux-ci, Refuse les voyait comme de petits habitats individuels. Certains étaient à moitié émergés. Cet endroit de la côte, dépourvu de récifs, permettait aux marins du Garinapiyan d’accoster, de se loger et d’entreposer des marchandises. Les humains étaient en train de recoloniser un petit bout des Sculptées. Dans ce contexte, on avait invité la magicienne à venir contrôler une transaction entre des marchands des Cités Baroques et leurs homologues du N’Namkor. On lui avait demandé de vérifier des étoffes enchantées, censées changer de couleur en fonction de l’intensité de la lumière du jour, et des onguents accélérant la guérison des blessures. Les négociateurs étaient capables de confirmer la nature magique des marchandises, mais il fallait qu’une magicienne aguerrie leur certifiât que les enchantements avaient bien été conçus pour durer. Ensuite, ils voulaient savoir si chaque parti agissait selon son libre arbitre. Et de nouveau, Refuse leur serait nécessaire.
La jeune femme avait déjà inspecté les cargaisons. Jugeant que la qualité des produits était à hauteur des prétentions affichées, elle en avait déduit que les sommes en jeu seraient considérables. La signature des contrats aurait lieu le lendemain. Entre temps, la magicienne n’aurait pas grand-chose à faire, car le comptoir n’offrait guère de divertissement. Il ne ressemblait pas du tout à un repaire de contrebandiers ou de pirates : pas de tripots, pas de bordels, pas d’ivrognes et pas de bagarres. Hélas, les loisirs plus calmes brillaient autant par leur absence : pas de musique, pas de livres, pas de conteurs. Les entrepôts et les lieux de vie étaient d’une propreté impeccable. Rien n’y était conservé très longtemps. Une petite équipe de permanents faisait respecter des règles très strictes, et tenaient les inventaires. On avait attribué une cellule à Refuse : trois mètres carrés avec un matelas, une couverture et un polochon. Ayant mangé, elle s’y enferma, et n’étant pas fatiguée, se plongea une fois de plus dans l’étude de la Porte de Verlieu. Elle se récita la formule. Elle discuta avec l’entité assurant l’apport énergétique. La vision magique la restituait sous la forme de deux spirales superposées, flottant dans l’air, tournant en rotations contraires. Elle apparaissait soit très petite, dans une chambre, soit immense, très haute dans le ciel. Refuse l’avait liée à elle récemment. L’entité avait longtemps hésité en apprenant le nom du sortilège qu’elle devrait alimenter.
Désormais le problème n’était plus là. La magicienne échouait encore à recruter l’opérateur adéquat. Refuse s’était d’abord tournée vers des entités spécialisées dans la magie de transfert. Or, celles-ci prétendaient ne pas comprendre ce qu’elle voulait. A force de leur parler, elle en était venue à la conclusion que le sortilège n’avait pas été conçu pour voyager. Un confrère des steppes lui avait confirmé qu’à l’origine il s’agissait d’un charme d’emprisonnement. Un court séjour dans les Cités Baroques lui permit d’en savoir davantage. Elle acheta les bons ouvrages. Dès lors, sachant enfin où porter ses efforts, elle réussit à ouvrir la Porte, mais pas plus de quelques secondes. La faute en incombait à l’entité, jugea-t-elle. Peu fiable, pas sérieuse. Elle en changea, une fois, deux fois, trois fois ! Les opérateurs classiques étaient réticents à offrir des garanties. Or, Refuse ne pouvait prendre le risque d’être piégée dans le Verlieu. Par conséquent, chaque fois qu’elle en avait le temps, elle essayait de contacter une nouvelle entité. Il fallait l’appeler, lui parler, et surtout la connaître. Certains opérateurs se vantaient d’exploits dont ils n’étaient pas capables. D’autres refusaient de travailler ensemble. Or, Refuse estimait qu’elle aurait besoin de deux entités au moins. Une pour ouvrir ou fermer la porte, et la seconde pour contrôler la direction. Elle avait déjà passé des heures à interroger des aides potentiels.
Habituellement, les sorts de transfert évitaient l’expulsion du voyageur hors de l’espace de transition. Avec la Porte de Verlieu, il ne s’agissait pas d’une mesure de précaution, mais de la fonction d’origine : capturer et rendre fou. C’est pourquoi, une fois le seuil franchi, il était si difficile de maintenir le cap. Ce soir là, la magicienne parla à une entité ouvreuse compétente qui la suivait depuis des mois. Elle la mit en rapport avec la source d’énergie, puis lança des appels en direction des entités locales. Elle tria rapidement entre les fanfarons et les alliés potentiels. Enfin, elle recruta une entité prête à coopérer avec la première. Cette fois il ne s’agit ni d’une « corde vibrante», ni d’une « arborescence », ni d’une « colonne de nuée », ni de « spirales ». L’être se manifestait sous la forme d’un visage humain, ou plutôt d’un masque tremblotant, comme s’il risquait à tout moment de disparaître. La magicienne ne le classa pas parmi les élémentaires. Elle avait affaire à une créature plus complexe, qui au fil du temps avait adopté certains aspects de l’humanité. Refuse la questionna longuement, sur sa nature, sur sa personnalité, sur son passé. Celui-ci demeura nébuleux mais la magicienne obtint les garanties qu’elle désirait. Dès lors elle procéda aux présentations. Sans cela les entités se seraient ignorées car elles ne percevaient pas du tout comme des humains. Voyant que leur association ne suscitait pas de rejet, la magicienne passa à l’étape suivante, en prononçant la formule. Après un moment de latence, un grand cercle vert lumineux apparut. D’emblée, il parut stable et net. Refuse questionna le nouvel opérateur, afin de vérifier sa loyauté, et donna les dernières instructions, pour un déplacement court, sur dix mètres. Bravement, elle franchit la limite, pénétrant dans une plaine herbeuse à l’horizon flou. Le ciel était d’un bleu lumineux, mais on n’y voyait aucun astre.
La jeune femme ne comptait pas s’attarder dans la prairie. Au cours des quelques secondes que dura le passage, elle pensa que ce genre de magie se prêterait bien à une initiation en compagnie d’un maître. Le sien étant mort, il aurait fallu qu’elle trouvât un nouveau mentor. Pas le vieux Lamémoire : il avait déjà une apprentie, et vivait au delà du Pont Délicat. Pas Libérée : Refuse avait rejeté son amitié. Pas Émibissiâm : il aimait trop les filles prépubères. Pirulisénésia, la puissante dame sorcière des Steppes ? Refuse n’osait pas. Elle ressortit soudain dans le réfectoire, à la stupéfaction des marins et des marchands présents. On crut à une démonstration de puissance (un peu gratuite). Quelqu’un applaudit. Refuse retourna dans sa cellule à pied. Elle remercia les entités, se coucha, et s’endormit immédiatement. A son réveil, elle prépara ses sortilèges en pensant d’abord à ceux qui lui seraient utiles pour son travail. Puis elle ajouta la Porte de Verlieu. Les entités se montrèrent dociles. La magicienne alla manger, fit des assouplissements, et s’exerça au bâton. Elle prit une douche après sa séance d’entrainement. Il était temps de se rendre au lieu de la transaction. Elle monta un escalier de pierre blanche qui serpentait entre les coraux sculptés de plus en plus grands jusqu’à atteindre une terrasse précédant une structure irrégulière de cent mètres de haut, à la base de laquelle se voyait une ouverture. Elle pénétra dans un hall d’entrée antique, qui avait à peine souffert du passage des siècles. Soyons justes : on y avait effectué des travaux récents. Refuse ne voyait nulle part de marques dans les murs témoignant d’incrustations, comme c’était habituellement le cas à l’intérieur des Montagnes Sculptées. La décoration était des plus sobres. La pièce accueillait le jour par de larges baies. Le revêtement des murs était conçu pour diffuser la lumière. Une table massive occupait le centre d’un espace tout en rondeurs, en forme de C.
Une dizaine de personnes attendaient la magicienne : quatre gardes du corps, deux marins, et quatre marchands. La moitié savait lancer des sorts mineurs : ils s’étaient maquillés afin de raviver les couleurs de leurs peaux ternies. Refuse salua la compagnie. Les présentations avaient été faites la veille. L’ambiance était plutôt détendue. Elle le serait plus encore après l’examen. Aussi la magicienne ne perdit pas de temps. Elle prononça la formule du charme de révélation, et passa en revue l’assemblée. Un garde portait une amulette protectrice fonctionnelle, un autre tenait une lampe noire capable de faire apparaître les invisibles, deux marchands employaient le même sort qui les ferait changer de couleur si un maléfice de persuasion était utilisé contre eux. Refuse s’attarda sur les futurs signataires. La sacoche du n’namkorien retint son attention. « Quelque chose bouge à l’intérieur, » dit-elle en pointant son bâton vers l’objet. L’homme ouvrit le sac et en sortit une petite souris noire : un familier, mais peut-être pas le sien.
« Elle écoute ? Demanda Refuse.
_ Oui », répondit le marchand, « par son intermédiaire son maître suit le destin de sa marchandise. Ce n’est pas contraire à nos règles.»
La magicienne hocha la tête. Elle fit son rapport à l’assemblée, et conclut que personne n’agissait sous emprise. On signa les papiers, on se congratula, on la remercia, on la paya. La sorcière s’inclina et sortit.
Le vent qui s’engouffrait entre les Coraux jouait avec ses cheveux et ses vêtements. Elle s’éloigna un peu sur la terrasse en direction de l’escalier. Mais quand elle eut atteint le haut des marches elle s’arrêta soudain pour réfléchir. En effet, si elle choisissait de rentrer aux Patients, ne pourrait-elle profiter du navire qui s’en retournerait au N’Namkor ? La Porte de Verlieu n’était pas l’instrument indispensable de son retour. En revanche elle constituait un indicateur de puissance, le signe tangible que Refuse avait égalé Sijesuis, et qu’elle serait capable de percer ses derniers secrets. La magicienne mit dans la balance les avantages et les inconvénients. D’un côté elle découvrirait le N’Namkor, voyagerait en sécurité et s’épargnerait de broyer du noir, au contact des cendres à peine refroidies des rivages de la Mer Intérieure. D’un autre côté, elle avait besoin de pratiquer la Porte de Verlieu, n’aimait pas la promiscuité, et souhait éviter les dangers de son premier voyage. Un couple entre deux âges tenant des paniers chargés de bouteilles passa devant-elle. Refuse les salua distraitement. Ils s’éloignèrent en direction de la salle de réunion. La magicienne, poussée par le vent, commença à descendre l’escalier. Elle n’avait pas besoin de chercher ses affaires, car tout ce qu’elle possédait d’important était rangé dans l’espace magique que commandait sa bague: son grimoire, l’atlas des Montagnes Sculptées, des vêtements de rechange et de la nourriture pour une semaine. Elle quitta le petit port en utilisant la Porte de Verlieu. Refuse parcourut une centaine de mètres dans l’espace de transition, puis appela un cheval d’ombre. Tout le reste de la journée, elle chevaucha sur des routes étroites et sinueuses, montant toujours plus haut. Le vent sifflait dans les grands coraux blancs.
Chaque jour Refuse utilisait la Porte de Verlieu. Chaque jour, elle augmentait la distance. De cent mètres elle passa à un kilomètre, puis à dix kilomètres, puis à cent kilomètres. Elle nota que par défaut le sortilège impliquait un déplacement dans le plan horizontal. Il était possible d’ouvrir une fenêtre, un petit cercle vert, pour vérifier où l’on se trouvait par rapport au monde naturel. Refuse sortit de la région des Coraux. En abordant les Fleurs, elle poussa jusqu’à cent cinquante kilomètres, le maximum de distance que pouvait alors couvrir sa monture magique avant de disparaître. Elle arriva entre deux montagnes, à sept cents mètres du sol. Elle lévita jusqu’en bas. La magicienne ne souhaitait pas dormir dans le Verlieu, ni y séjourner plus d’une demi-journée. Dix ans plus tôt, elle avait ressenti les effets délétères de l’espace de transition au bout de quelques jours. Mais à chaque fois, un mage expérimenté et Présence l’accompagnaient, ce qui lui avait permis de résister plus longtemps à l’influence du milieu. Maintenant qu’elle était seule, et qu’elle savait pourquoi le sortilège possédait cet inconvénient, Refuse préférait ne pas prendre de risque. Aux Fleurs succédèrent les Débris II, puis les Cristaux. La Porte du Verlieu lui fit gagner un temps précieux, en lui épargnant les terrains les plus chaotiques. En revanche, elle n’y eut pas recours en traversant la région des Hautes Colonnes, car il subsistait dans ce secteur de larges routes encore praticables. Enfin, elle arriva en vue des Chimères. Elle aurait déjà pu traverser le canyon grâce au Verlieu, et se rendre dans la partie Est des Vallées, qu’elle ne connaissait pas. Toutefois, elle souhaita d’abord vérifier quelque chose au sujet du Pont Délicat. Redoutant les chevaliers d’ombre qui montaient la garde dans le Sphinx, elle fit halte quelques kilomètres avant, afin de mûrir ses plans. Dans la pénombre du crépuscule luisait la ligne du majestueux ouvrage.
Le Pont Délicat réexaminé.
Le jour où elle avait découvert le Pont, Refuse l’avait inspecté sur toute sa longueur, cherchant un défaut, une faiblesse, le signe d’un effritement. Elle avait également soupçonné l’existence d’une ou plusieurs formules mêlées aux réseaux complexes des arabesques lumineuses composant sa structure. Mais n’ayant rien trouvé, elle voulait retenter l’expérience, en soumettant l’écheveau à la révélation. Refuse fit les derniers kilomètres à pied, sur le qui-vive, car le terrain très accidenté était susceptible de dissimuler bien des menaces, notamment des prédateurs de la nuit, tapis dans les chimères. Elle contourna les sabots d’un cheval cabré colossal, robuste et couvert d’épines, haut de milles huit cents mètres. Dans son ombre, une douzaine de pattes d’oiseau soutenaient une carapace de tortue d’où sortait une tête de scarabée dressant ses mandibules à un kilomètre du sol. Ensuite, elle passa sous d’imposantes contorsions serpentines détachées d’une hydre brisée. A l’abri de ces arches accidentelles, elle admira le Griffon Menaçant, voisin immédiat du Sphinx, presque son égal en taille et majesté. Plusieurs montagnes avaient des formes inspirées de l’aigle et du lion. On distinguait le Griffon Hiératique, les Griffons Affrontés, le Griffon S’envolant, le Petit Griffon (huit cents mètres de haut), le Griffon Aux Ailes Brisées, le Griffon Flamboyant, et donc le Griffon Menaçant, ainsi nommé parce qu’il levait la patte antérieure droite, comme pour attaquer.
Refuse observa le ciel. Elle ne se souvenait pas avoir vu de familiers autres que leurs chevaux dans la compagnie des chevaliers d’ombre. Cependant, dix ans plus tôt, en passant par Sudramar, ils avaient enrôlé le mage local, Emibissiâm. Refuse le craignait car elle le savait très puissant, capable de se transporter instantanément d’un endroit à un autre. Il était probablement l’initié le plus avancé dans une zone incluant les Montagnes Sculptées, les Steppes, les Vallées et la Mer Intérieure. Un sorcier de sa classe n’aurait aucun mal à la repérer, s’il s’en donnait les moyens. En outre, pour avoir été son invitée, elle savait que le bonhomme ne s’embarrassait guère de scrupules. Ainsi était-il le seul mage de sa connaissance à posséder un familier humain : une esclave achetée très jeune au marché de Joie Des Marins, cité pirate de la Mer Intérieure. C’était avant l’attaque du dragon, bien sûr. On ne pouvait exclure que les chevaliers aient recruté d’autres sorciers. Refuse ignorait qu’ils avaient massacré tous les prédateurs de la nuit vivant dans le Sphinx.
La jeune femme comptait sur le pouvoir d’invisibilité gagné au contact d’Oumébiliam[1], sachant que face à des initiés son efficacité n’était pas garantie. En partant du principe que ce ne serait pas suffisant, Refuse décida de léviter sous le pont. Le réseau des lignes argentées masquerait sa présence. Les enchantements dureraient environ une heure. Le pont mesurait quatre kilomètres, soit quarante minutes de marche, en avançant d’un bon pas. La jeune femme estima donc qu’elle ne disposerait pas du temps nécessaire pour étudier l’intégralité de la structure. Elle considéra le rythme du pont, résultant de la répétition de segments apparemment identiques. Dans ses souvenirs, certains motifs revenaient régulièrement. Actuellement, elle aurait penché pour des séquences de quatre cents mètres. En focalisant sur une partie, elle pourrait se livrer à un examen approfondi. Ainsi, ses chances de faire une découverte augmenteraient, sous réserve que le message hypothétique fût à chaque fois reproduit.
Refuse se rapprocha encore de son objectif. Arrivée à cent mètres du Sphinx, elle s’installa derrière les pieds du Griffon Menaçant. Désormais le soleil avait complètement disparu à l’horizon. La magicienne prononça d’abord la formule de l’invisibilité. Puis elle progressa en lévitation le long de la paroi du canyon. Elle devait faire attention de ne pas s’écarter de la roche afin de conserver une prise. Il lui fallut dix minutes pour se placer en dessous du pont. A partir de ce moment elle recourut au charme de révélation. Le sortilège lui fit voir les lignes en couleur, par catégorie de force, et des entités flottant dans l’air, une foule de « cordes », de nombreuses « arborescences », le fond du canyon en était plein, quelques « colonnes de nuées » tourbillonnantes, et de rares « spirales », simples ou doubles. Elle repéra une alarme magique, placée au dessus, ainsi que des nuées de petites lumières se mouvant de concert. Elle n’aurait sut dire s’il s’agissait à chaque fois d’un être ou de plusieurs. Elle entrevit aussi une étrange silhouette sombre, qui perpétuellement s’effritait et se reconstituait, composée d’une sorte de manteau déchiqueté surmonté d’un masque à figure humaine. L’entité s’évanouit complètement dès qu’elle se sentit observée. Déchiffrer la trame du pont n’était pas aisée. A plusieurs reprises elle descendit à l’aplomb du tablier afin de bénéficier d’une vue d’ensemble. Puis, elle remontait, et continuait sa progression en s’agrippant aux réseaux luminescents.
Refuse consacra une demi-heure au premier segment, sans trouver ce qu’elle cherchait. En se dépêchant, la jeune femme aurait tout juste le temps de franchir le canyon. Elle accéléra à la force des bras. Son corps ne pesait plus rien, mais un kilomètre de traction l’épuisa. Elle s’arrêta. Son idée de revoir le pont ne lui paraissait plus aussi bonne. Il fallait changer de méthode. Elle prit le parti de courir à l’envers de la voie. En se concentrant pour monter doucement, la lévitation la ramènerait systématiquement au contact. L’idée l’amusa beaucoup, et la pratique plus encore. Quand sa concentration se relâchait, ses jambes s’agitaient dans le vide. Elle devait réagir pour retrouver de l’adhérence. Bientôt elle atteignit le milieu de l’ouvrage. Elle le sut parce qu’un mage d’autrefois avait marqué l’emplacement d’une « rémanence », c’est-à-dire d’un fantôme. Son ombre noire courait au dessus, dans la direction des Vallées, en faisant des grands signes avec les bras. Puis elle tombait à genoux, et adressait une supplique silencieuse. Ensuite la silhouette pathétique saisissait une sorte de bâtonnet pendu à sa ceinture et le brisait. A ce moment là, une flamme noire la consumait. On devinait que l’ombre hurlait. Elle se fondait dans les lignes du pont, puis réapparaissait au début de sa course. Le cycle recommençait. Il durait deux minutes, sans le moindre son. De toute façon, si le spectre avait parlé, se serait-il exprimé dans une langue connue de Refuse ? Son décès remontait probablement à des siècles. Néanmoins il eut pour effet de relancer les recherches de la magicienne. Elle ne tarda pas à découvrir une ligne étrange qui redoublait certains motifs du pont sur toute sa largeur. La révélation faisait ressortir ses méandres dans une jolie couleur dorée. Il ne s’agissait pas d’une formule, mais plutôt d’un repère visible seulement des initiés. Curieux tout de même que la divination ne donnât pas plus d’information…
Refuse réfléchit. La rémanence, manifestement liée à la ligne dorée, attestait de l’ancienneté de la marque. Or la jeune femme avait restauré le Pont Délicat dans son état d’origine, dix ans auparavant. Si la magie impliquée avait été connectée à l’artéfact, si elle avait puisé à sa source, elle aurait disparu à ce moment là. Comme elle ne semblait pas avoir souffert de l’intervention, Refuse conclut qu’elle existait indépendamment. Elle rejeta l’idée qu’on l’eût restaurée car garder le fantôme ne présentait aucun intérêt à ses yeux. La magicienne essaya d’imaginer ce qu’il avait vu. L’idée d’un portail de transfert magique s’imposa immédiatement à son esprit. Une sorte de Porte de Verlieu avait existé à cet endroit. Elle mesurait peut être six mètres de large. On avait créé un repère parce qu’on s’en était servi assez longtemps. Le sortilège était latent afin de ne pas perturber l’utilisation ordinaire du pont. En cas de besoin on pourrait y recourir, éventuellement en puisant pour la durée nécessaire dans l’excédent d’énergie, ou dans toute autre réservoir. Si l’hypothèse de Refuse se vérifiait, on aurait affaire à un montage plus économique et plus subtil que les parasitages des mages du Garinapiyan.
La magicienne avait très envie de pousser son enquête plus loin, mais redoutait que ses enchantements ne s’interrompissent avant qu’elle eût entièrement traversé le pont. Un brin déçue elle reprit sa course. Mais le sang qui lui montait à la tête l’obligea à faire une pause aux trois-quarts de la distance. Aussi résolut-elle de finir le franchissement dans le sens normal. Ses foulées se ralentirent dans les cent derniers mètres. Refuse continuait d’observer le pont, mais par intermittence ses yeux balayaient les abords de la sortie. Grâce à quoi elle repéra deux chevaliers d’ombre montant la garde. Tournés vers les Vallées au sud, ils se fondaient parfaitement dans l’obscurité. Un cheval noir tourna la tête en direction de la jeune femme. Elle eut la conviction qu’il sentait sa présence. Refuse ne connaissait pas bien les talents particuliers des destriers. Chaque type de familier avait sa spécialité. Ainsi avait-elle connu un chat capable de changer de taille, de prendre l’apparence d’une proie après avoir bu son sang, et d’influencer son entourage par la persuasion. D’ailleurs, elle en avait fait les frais. Le renard de Réfania possédait également le pouvoir de prendre une forme humaine, aux mêmes conditions. Celui de Lamémoire, Panache, semblait aider le vieux magicien à discerner le faux du vrai, peut-être grâce à un don de double vue.
Refuse se souvint du drame qui avait accompagné son entrée dans les Vallée, quand Présence avait commis une série de meurtres, soit disant pour la protéger. C’est pourquoi elle ne pouvait se permettre de provoquer un incident avec les chevaliers. La magicienne estima qu’il était temps de s’éclipser. Ses lèvres murmurèrent la formule de la Porte de Verlieu. Les montures réagirent immédiatement en se tournant dans la direction du pont. « Qui va là ? » demanda un cavalier. Brandissant une lame plus sombre que la nuit il éperonna son cheval. Il vit apparaître un cercle de lumière verte, verticale, un peu plus grand qu’un homme. « C’est au centre ! » Dit le destrier. Il chargea. La distance se réduisait rapidement. Mais le cercle se rétracta soudain. Le chevalier traversa l’espace où s’était manifesté le phénomène, en fouettant l’air de son épée. Constatant l’inanité de son geste, il arrêta sa monture, examina calmement les environs, puis consulta son binôme du regard. Celui-ci lui mima de souffler dans un cor. Il s’exécuta. Le son clair se répercuta sur les parois du canyon. Cinq minutes plus tard, les cavaliers virent descendre vers eux Emibissiam, juché sur un disque volant. Le mage de Sudramar écouta leur rapport. Il convint qu’il y avait matière à prendre note de l’événement, et à réfléchir, mais pas forcément à s’inquiéter.
« On ne peut pas en déduire grand-chose, sinon qu’il y a des magiciens. Celui-ci était nettement plus fort que la moyenne, un expert si j’interprète correctement ce qu’il a fait. Voyez-vous, il a prit la fuite, par un moyen qui lui aurait permis de se passer du Pont Délicat. Apparemment ses intentions n’étaient pas immédiatement hostiles, puisqu’il n’a pas cherché à vous ensorceler… Ses motivations m’échappent. Est-il venu étudier l’ouvrage ou pour nous tester ? »
« Pensez-vous que nous ayons eu à faire à un magicien des Vallées ? Demanda un chevalier.
_ Je les interrogerai. Ce ne sera pas long. Rares sont les initiés capables d’évoquer la Porte de Verlieu. Dans la région, j’en compterais quatre, mais il n’est pas certain que tous l’aient dans leur répertoire. Et comme cette magie n’est pas sans risque, je doute qu’elle soit utilisée sans une raison sérieuse. Les sorciers des Vallées savent que je maîtrise des charmes plus puissants (et plus sûrs). Aucun ne se risquerait à me défier sur ce terrain ; enfin, je croie. Notre homme, ou notre dame, est un esprit à la fois aventureux et prudent.
_ Tout de même, il a agit sous couvert d’invisibilité. Ce n’est pas bon signe. Commenta le deuxième chevalier.
_ Vous marquez un point, soldat. Vos supérieurs auront de quoi cogiter. Je parierais qu’ils renforceront la garde pendant quelques temps. »
Ce fut sa conclusion, et elle se vérifia. Mais le commandant du Sphinx alla plus loin. « J’aimerais que vous vous rendiez tout d’abord dans les Vallées pour interroger vos confrères. Si l’intrus n’y est pas, vous devrez estimer à quel endroit il serait le plus susceptible de sortir du Verlieu. A mon avis, s’il ne veut pas s’y perdre, il reviendra dans le Monde Naturel avant de s’engager dans la Mer Intérieure.» L’officier s’appelait Biratéliam. On le reconnaissait à sa carrure imposante et à sa voix dépourvue d’émotion. Le commandant était un combattant d’élite, initié aux arts magiques. On le craignait spontanément. Emibissiam n’était absolument pas impressionné par ses performances de sorcier, mais il évitait de l’approcher à moins de deux mètres. Il demanda :
« Donc, selon vous, il se rendrait au-delà des Vallées ?
_ Je n’en sais rien. Ce que je voudrais éviter, c’est une interférence dans nos affaires de la Mer Intérieure. Nous préparons un coup qui nous permettra de limiter les ambitions de Sir Présence à la Forêt Mysnalienne. Tout le pourtour de la Mer Intérieur nous sera acquis. Pour cela nous provoquerons notre concurrent jusqu’à ce qu’il sorte du couvert des arbres, en compagnie de ses monstres. Nous les écraserons facilement, car les populations humaines se rallieront à nous.
_ Possible. Mais d’ici quatre-vingts dix ans, ou cent quatre-vingts dix ans, le dragon se réveillera : il mettra à bas tout ce que vous aurez construit. Les descendants de Présence ricaneront, car ils occuperont le seul espace à la fois fertile et hors de portée, à l’exception de la région de l’Amlen que je vous déconseille. Pourquoi ne pas envisager l’inverse ; lui laisser les rivages et s’emparer de la forêt ?
_ Parce que les prédateurs de la nuit qu’il a rassemblé y sont très à l’aise, que la sylve enchantée a ses propres défenses, et que nous n’avons pas les moyens de le traquer dans son repaire. En revanche nous ferons le nécessaire pour que le Dragon des Tourments fasse le minimum de dommages la prochaine fois qu’il ouvrira les paupières. Les magiciens de Quai-Rouge surveilleront l’île à distance. Au moindre mouvement ils donneront l’alerte. La Mer Intérieure perdra la première cité attaquée, mais le reste de la population aura eu le temps de gagner les refuges. »
« Nous en avons déjà parlé, répondit Emibissiam. A mon avis c’est le N’Namkor qui raflerait la mise, à l’est et au sud pour le moins. Les plateaux de l’est sont déjà à lui. De plus, il possède déjà des comptoirs au sud du continent. Le Garinapiyan garderait peut être Quai-Rouge et un bout de la rive septentrionale, mais guère plus. »
Le commandant croisa les bras. Il n’aimait pas qu’un civil se mêlât de politique. Pourtant depuis que les chevaliers d’ombre avaient recruté le sorcier de Sudramar, celui-ci participait à toutes les réunions, donnait des conseils, connaissait tous les plans. La conversation dût-elle se poursuivre, Emibissiam évoquerait certainement une implication du Süersvoken, qu’aujourd’hui on appelait la Mégalopole Souterraine[2]. Ses habitants seraient bien placés pour faire entrer la Forêt Mysnalienne dans leur zone d’influence, et pourquoi pas les rives ouest de la Mer Intérieure. Le sujet fâchait Biratéliam, pour lequel la guerre entre le Tujarsi et le Süersvoken trouvait un prolongement logique dans la rivalité qui opposerait inévitablement le Garinapiyan et la Mégapole. Les chevaliers d’ombre se considéraient en effet comme les héritiers légitimes du Tujarsi. Le militaire congédia le magicien avant que ne soient abordés les sujets déplaisants. Biratéliam aurait voulu vivre du temps de l’apogée des anciens empires. Il aurait alors commandé à des troupes nombreuses engagées dans des batailles titanesques. Aujourd’hui, il devait se contenter de planifier une escarmouche, entre un avant-poste du Garinapiyan contre une troupe hétéroclite menée par un gros chat. Quai-Rouge fournirait cinq cents hommes (en ronchonnant), Sudramar une centaine (en posant des questions gênantes), et les survivants un petit millier (contre la promesse d’obtenir des outils agricoles).
Les rescapés de l’attaque du dragon ne voyaient pas l’intérêt d’en découdre si vite, avant même d’avoir rebâti leurs fières cités. C’était contre l’ordre naturel des choses. Et puis, on avait de la place, non ? Leurs priorités allaient à la nourriture, à la procréation, et à la reconstruction. Il fallait semer, récolter, pêcher. L’intervention des chevaliers ne les aidait pas beaucoup. Ceux-ci avaient beau prétendre détenir l’autorité, beaucoup d’habitants de la Mer Intérieure étaient persuadés que tôt au tard le système des cités indépendantes reprendrait ses droits. En dépits du désastre programmé certains auraient même soutenu que « ça marchait ». Tout dépend du sens que l’on donne aux mots.
Conversation avec Siloume.
Sur un cheval noir, Refuse sortit du Verlieu à l’entrée du défilé menant à Quai-Rouge. Derrière elle, la route bifurquait, vers les Refuges à l’ouest, vers le fortin gardant l’entrée des Vallées au nord-est. Les deux jours passés dans l’espace de transition avaient nettement altéré l’humeur de la voyageuse. Son imagination nourrissait un flot continu de fantasmagories débridées. La magicienne n’avait rien vécu de tel avec Libérée, ou en compagnie de Lamémoire et de Poussière. Le vieux mage avait bien montré des signes libidineux, mais il semblait alors le seul à présenter ces symptômes; question de personnalité avait-elle pensé. Elle avait plutôt manifesté de l’agressivité. Dorénavant, Refuse n’en était plus si sûre. Elle calma ses pulsions. Puis elle fut tentée de faire un détour par les Refuges de Quai-Rouge, par curiosité, ou peut être pour prendre des nouvelles de ses anciens compagnons de voyage. Elle s’engagea donc dans cette direction. Le cheval d’ombre trotta quelques kilomètres. Cependant, en y repensant, l’idée ne lui parut pas si bonne. Premièrement, les habitants avaient certainement regagné leur cité. La reconstruction devait aller bon train. Deuxièmement, elle se souvenait que les chevaliers du Garinapiyan avaient envoyé des émissaires au devant des quai-rougeois. Ce fait était bien connu à Sudramar. Alors, dans la lumière déclinante du début de soirée, elle fit demi-tour et retourna à l’embranchement. Un rire cristallin l’accueillit.
La magicienne tira sur ses rênes. Une silhouette nue et gracile sortit des ombres du défilé. Refuse reconnut tout de suite la familière d’Emibissiam. Alarmée, elle regarda en tout sens, cherchant où pouvait se dissimuler le sorcier. Ne le trouvant pas, elle envisagea d’utiliser la révélation. La familière, percevant son trouble, s’en amusa.
« N’ayez crainte », dit-elle tout sourire, « nous sommes seules. Mon maître interroge les magiciens des Vallées. Pendant ce temps, je fais le guet. Bonne pioche ! Rien ne laissait présager que ce serait vous. Mais maintenant que je vous vois, je n’en suis pas surprise. A postériori, cela semble évident : vous étiez sur le Pont Délicat il y a deux jours. » Refuse s’imposa le calme. De toute façon, si Emibissiam avait voulu la croquer, il n’aurait fait d’elle qu’une bouchée.
« J’admets que c’était moi. Je… visitais le Pont, ne l’ayant pas revu depuis des années. Il est vraiment magnifique ! Elle marqua une pause. Je n’ai fait de tord à personne. Pourquoi me recherche-t-on cette fois-ci ? »
L’ombre nue tourna sur elle-même. Tout à sa joie, elle enchaîna quelques pas de danse. « Je ne sais, répondit-elle enfin, peut-être ces messieurs s’ennuient-ils. Peut-être seraient-ils heureux de contempler votre joli minois. A propos, vous êtes maintenant aussi noire que moi ; bravo !
_ Écoutez, c’est fort simple, je vais rendre visite à ma famille dans les Contrées Douces. J’en profite pour connaître mieux la Porte de Verlieu. Je ne fais que passer.
_ Oh, je vous crois ! Toutefois, mon maître redoute… enfin les chevaliers redoutent, que vous soyez une alliée potentielle de Sir Présence…
_ Il n’y a pas de danger, après ce qu’il m’a fait !
_ Ils ne vous ont pas identifié. Moi si. Mon maître sera très content.
_ Comment le lui direz-vous ? Comment êtes-vous venue ?
_ Il m’a déposée là, avec de quoi tenir quelques jours, et une tente caméléon pour m’abriter.
_ Vous n’avez pas froid ?
_ Non, je sais un enchantement mineur, qui me préserve. Puis-je vous inviter à prendre le thé, ou êtes-vous dégoûtée pour toujours de notre hospitalité ?
_ Votre servitude me met mal à l’aise, mais j’accepte votre offre. Elle m’aidera peut être à dissiper les effets délétères du Verlieu. »
Refuse descendit de cheval. Elle suivit la fille d’ombre jusqu’à une ligne verticale luminescente. La familière passa une main dans la fente. D’un geste fluide, elle écarta le tissu aux couleurs des roches environnantes. Refuse entra. L’intérieur était petit, deux mètres de diamètre, mais on pouvait se tenir debout. La fille sombre s’assit en tailleur sur une paillasse. A sa droite un coquillage spiralé et pointu diffusait une douce lumière rose. Elle se tourna pour saisir un panier à hanses, dont elle sortit deux tasses dépareillées, un réchaud qu’elle alluma avec un sort mineur et une casserole qu’elle remplit d’eau grâce à un autre charme. Refuse s’assit à son tour. Son hôte caressa le coquillage. Celui-ci réagit en émettant une musique apaisante, toute en nuances. « On a de la chance, commenta la familière, parfois, il me casse les oreilles. Je ne sais pas d’où il sort ses mélodies. C’est un objet précieux. Mon maître dit qu’autrefois il y en avait beaucoup, mais comme on en a perdu énormément, ils sont devenus très rares. Ils viendraient des Montagnes Sculptées. A Sudramar, un collectionneur en a acheté plus d’une dizaine dans les Steppes. Il les conserve dans un joli meuble en bois de prix. On ouvre des portes protégeant des vitrines. De temps en temps, il les contemple, mais ne les touche presque jamais. Pourquoi n’en fait-on plus ?
_ Merci, dit Refuse en regardant la fille remplir les tasses. M’avez-vous déjà dit votre nom ?
_ Emibissiâm m’appelle Siloume. C’est joli. J’ai connu pire, et j’ai oublié mon premier nom. »
Siloume signifiait silhouette. Elles burent en silence.
« Il me semble, dit Refuse, que bientôt nous produirons de nouveau des objets merveilleux en quantité. D’abord parce que de plus en plus de gens pratiquent la magie. Ensuite du fait des progrès techniques. Les Contrées Douces sont particulièrement actives dans ce domaine. J’ai également observé que Survie avait conservé de nombreux savoirs hérités du passé, ainsi que des machines voraces en énergie. Aussi ne fonctionnaient-elles pas tout le temps. Si la Mégapole Souterraine voulait bien étendre ses tunnels jusqu’à Abrasion[3], il s’en suivrait une évolution rapide, dont les Vallées bénéficieraient si elles disposaient d’un port à l’ouest. » Elle s’interrompit. « Tout bien considéré, elles devraient également se doter d’un vrai port à l’est, car pour le moment le commerce entre le Garinapiyan et le N’Namkor se fait sans elles. Ce sont d’ailleurs de petites cargaisons, constituées essentiellement d’articles de luxe. »
Siloume hocha la tête. « J’ai aussi appris des choses, déclara-t-elle, soit en étudiant auprès de mon maître, ou en mettant ses absences à profit, soit en le secondant lorsque les chevaliers d’ombre lui confient des missions. Ils sont déterminés à s’emparer des rivages de la Mer Intérieure, mais ils n’en escomptent pas de bénéfices avant très longtemps. Un prédateur de la nuit est leur principal concurrent dans cette affaire. Il les nargue depuis sa forteresse, érigée en un temps record au cœur de la Forêt Mysnalienne. » Elle hésita un instant. « Si mon maître devait mourir, je rejoindrais Sir Présence. Je redoute de ne pas être respectée à Sudramar, sans un puissant sorcier pour me protéger. Il me semble qu’au milieu d’une société d’ombres, on me remarquerait moins.» Depuis le coquillage, dans une langue oubliée, un ténor déclamait ses états d’âme, jouant tantôt de l’exaltation, tantôt de la dépression. Un air de piano introduisait chaque chant, puis soulignait les phrases avec douceur. Enfin, quand la voix s’était tue, l’instrument continuait seul pendant quelques secondes.
Refuse répondit : « Emibissiâm n’a pas d’équivalent dans les Montagnes Sculptées ou dans les Vallées. Il n’est pas prêt de s’éteindre, à moins de recevoir une lettre assassine, mais je suppose qu’il vous fait lire son courrier. » La familière acquiesça. Son invitée reprit : « Ne placez pas trop d’espoir en Présence. Vous êtes humaine Siloume. Lui est un fauve doué de parole, aimant se donner la forme d’un homme. Votre servitude me révolte. Néanmoins, elle durera, sauf accident. Le mieux que vous puissiez faire, si elle cessait, serait de prendre la relève d’Emibissiâm, à moins qu’il ait un apprenti ou des héritiers. En a-t-il ? » Siloume fit non de la tête. « Alors, je pourrai vous aider, mais aujourd’hui je ne ferai rien de tel, pas tant que vous serez l’ombre du sorcier. » Elles se levèrent de concert. Dans le jour déclinant, Refuse souhaita bonne chance à la familière. Elle s’engagea dans le défilé. La monture s’estompa au bout de quelques kilomètres. La magicienne continua à pied, encore une heure. Enfin, elle s’arrêta et fit un peu de lumière derrière un rocher. Jugeant qu’elle offrirait une cible trop facile, elle plaça d’autres lueurs dans les parages, très espacées, et bien en évidence pour servir de leurres. Elle mangea rapidement. Refuse camoufla son couchage avec une illusion. Les lumières s’éteignirent.
La nouvelle Quai-Rouge.
La jeune femme mit du temps à trouver le sommeil. Il n’avait jamais été dans ses intentions de défier Emibissiâm, même pour une noble cause. C’était trop dangereux. En outre, le sorcier de Sudramar n’avait pas cherché à se venger, après qu’elle ait détruit sa connexion avec le Pont Délicat. Il faisait froid dans le défilé. Refuse resserra sa couverture. A l’aube, ses interrogations n’étaient plus qu’un souvenir. Toutefois, la crainte d’être interceptée demeurant, la jeune femme préféra ne prendre aucun risque. Elle passa dans le Verlieu, et fit apparaître le cheval enchanté. Son galop la porta au-delà du défilé. Il lui était possible d’ouvrir une fenêtre circulaire depuis l’espace de transition afin de vérifier sa position dans le Monde Naturel. Elle procédait de cette façon toutes les deux heures environ. C’est ainsi qu’elle découvrit le nouveau visage de la plaine incendiée, les fermes nouvelles construites sur les ruines des anciennes, semblables et différentes à la fois. Rien ne correspondait à ses souvenirs, bien que tout lui parût familier. Les heures défilaient. La monture s’effaça. Refuse sortit du Verlieu non loin de la route. Boueuse et semée d’ornières, on n’avait manifestement pas eu le temps de la remettre en état. La jeune femme repéra un groupe d’arbres sortis de terre neuf ans plus tôt. Elle gravit la pente qui la séparait des jeunes troncs. Deux cents mètres plus au sud coulait un ruisseau. Elle s’y lava, puis rejoignit le bosquet. De là, elle aperçut une file de paysans, elle en compta huit, qui rentraient des champs, en venant dans sa direction. Eux aussi la virent. Ils s’arrêtèrent pour discuter. Peut-être allait-on lui proposer un couvert et un logement. Un homme et une femme se détachèrent du groupe et vinrent à sa rencontre. Arrivés à vingt mètres, ils réalisèrent qu’ils avaient affaire à une sorcière. A dix mètres, ils se firent la réflexion qu’elle était très noire, qu’elle n’était plus une novice. Le couple s’arrêta. Refuse estima qu’elle causait déjà une gêne palpable. Elle salua, tant par respect que pour briser la glace.
« Vous n’avez besoin de rien ? Demanda la femme en abé.
_ Si, répondit la magicienne, je passerai demain matin vous acheter du pain et quelques denrées que vous accepteriez de me vendre, si vous m’indiquez quelle est votre ferme. Je serais très heureuse de pouvoir m’abriter sous un porche ou dans une grange, si le temps se gâtait. » La femme lui indiqua une grande maison sans étage, aux murs blancs et au toit gris. A côté, on construisait un nouveau bâtiment en pisé. La toiture n’était pas finie. L’homme déclara qu’il préparerait pour elle un panier avec des galettes et des fruits secs. Il regretta de ne pouvoir fournir du vin. Refuse montra de la monnaie du Garinapiyan. Son interlocuteur fit la grimace. La magicienne proposa d’aider à la couverture du toit, avec la lévitation. Elle ferait cela dans la matinée, avant de reprendre la route. Le couple accepta, rassuré, et plutôt satisfait de la transaction.
La nuit fut clémente. Refuse tint sa promesse en montant sans peine les matériaux de construction, éléments de charpente ou tuiles. Les paysans ne lui posèrent pas trop de questions. Elle expliqua qu’elle se rendait dans le sud, via la Mer Intérieure, qui disait-on était moins dangereuse pour un bon moment. Vers midi, on lui apporta un panier tressé remplit de victuailles. Elle les transféra dans son espace magique, et rendit la vannerie. Ce n’était point un enchantement ordinaire. Aussi fit-elle forte impression, plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Du coup, elle préféra reprendre la route à pied, sur deux kilomètres avant de convoquer son cheval d’ombre. Cette fois, elle n’utilisa pas la Porte de Verlieu. Malgré le mauvais état de la chaussée, elle avança beaucoup plus vite que dix ans auparavant, lorsqu’elle avait traversé la plaine désertée, le ventre vide, en tenant à peine en selle. Le sol descendait vers la mer en pente douce. En maintenant l’allure, elle serait à Quai-Rouge dans la soirée.
Elle rattrapa un convoi composé de six chariots. La moitié d’entre eux transportait de grandes poutres de bois. L’autre moitié était chargée de bûches. Il y avait deux conducteurs par véhicule, plus une escorte de six cavaliers. Ceux-ci, l’entendant venir, se tournèrent dans sa direction. Refuse ralentit, puis s’arrêta tout à fait, comprenant soudain d’où venaient ces hommes. Ils lui parlèrent dans la langue des Vallées. Évidemment, le bois ne pouvait venir que de là bas. La magicienne répondit dans la langue du Garinapiyan. Le chef des guerriers lui fit signe d’approcher. Refuse se contenta de réduire la distance, craignant qu’on ne la reconnût[4]. Elle indiqua qu’elle allait simplement passer au large du convoi. Les cavaliers, ne comprenant pas bien ses réticences, auraient aimé qu’elle se joignît à eux. Mais que chacun gardât ses distances parut un moindre mal. On laissa donc la magicienne faire ce qu’elle voulait. Deux archers la suivirent des yeux pendant toute la manœuvre. De son côté, Refuse fit un large détour, en lançant régulièrement des regards de biais, puis elle accéléra pour se mettre définitivement hors de portée.
Quai-Rouge lui apparut vers la fin de l’après-midi, peu après la dissipation de la monture. La voyageuse, qui tenait à trouver une auberge avant le coucher du soleil, pressa le pas. La ville était entourée d’un mur d’enceinte de trois mètres de haut seulement, assez épais, construit avec des pierres récupérées dans les ruines de la cité détruite dix ans plus tôt. En arrivant à proximité de l’entrée, elle remarqua les gardes, et se souvint de ceux que le Dragon des Tourments avait carbonisés autrefois. Avant de mourir, ils s’étaient montrés des plus discourtois. La magicienne espéra ne pas retrouver ici le même état d’esprit. Elle regretta également de n’avoir pas accepté l’offre des soldats du convoi croisé plus tôt, elle qui dans les Montagnes Sculptées se mêlait facilement aux caravanes ! La faute incombait à ses appréhensions. Les gens d’arme la jaugèrent sans aménité. Puis ils lui posèrent des tas de questions : qui était-elle ? D’où venait-elle ? Était elle elle seule ? Connaissait-elle des gens en ville ? Saurait-elle où loger ? Avait-elle de quoi payer son passage ? Que venait faire une magicienne étrangère à Quai-Rouge ? De quoi était-elle capable? Elle répondit qu’elle se nommait Farouche, qu’elle venait du Garinapiyan, qu’elle voyageait seule, qu’elle ne connaissait personne, qu’elle logerait à l’auberge en payant avec de l’argent du Garinapiyan. Elle passerait une nuit sur place avant de repartir. Son but était d’atteindre les Contrées Douces, à l’ouest de la Terre des Vents. Peut-être pourrait-elle traverser la mer en bateau…
Le garde lui répondit d’abord par un ricanement : « L’argent du Garinapiyan n’a pas cours ici, mais nous acceptons les pièces des Vallées. Le vagabondage est interdit… Oubliez les bateaux : il nous faudra des années pour reconstruire une flotte digne de ce nom. Actuellement, tout le bois va aux maisons et au chauffage. Pour entrer, vous devez vous acquitter d’une taxe, en espèce ou en nature : galettes, bière, viande, ce que vous voulez, du moment que cela a de la valeur… »
Très agacée, Refuse lui tourna le dos et commençait à s’éloigner quand l’homme la saisit par une manche. Elle se retint de lui envoyer un coup de bâton. Il prétendit qu’elle devrait le suivre dans un baraquement construit en torchis. « Ai-je donc l’air si stupide ? » Demanda la jeune femme, à deux doigts de foudroyer l’impudent. « Ce n’est pas ce que vous croyez… » Prétendit le soldat. Refuse recula encore, puis murmura la formule de la persuasion. Le sergent subjugué la laissa passer en empochant les deniers qu’elle lui donna. Les subalternes, soupçonnant les raisons du revirement, échangèrent des regards, mais la magicienne fila vers les ombres crépusculaires de vilaines maisons. Elle tourna dans une ruelle à la première occasion, pour changer d’apparence. Désormais, elle avait retrouvé ses couleurs et sa pâleur d’origine. Ses vêtements s’ornaient maintenant de motifs bleus et blancs. Le bâton disparut dans son espace magique. Pendant quelques heures elle pourrait prétendre être une personne normale, fondue dans la foule des passants qui rentraient chez eux. Elle avait semé les gardes, mais cette histoire de ne pouvoir payer ses dépenses, même en ville, avec la monnaie du Garinapiyan la contrariait encore.
De plus, Refuse découvrait une cité d’une laideur déprimante. Les habitations, pour la plupart, étaient constituées de caillasses grossièrement empilées noyées dans un ciment gris ou du torchis. Trop souvent, une simple bâche tendue entre quatre murs tenait lieu de toit. Le résultat était à peine mieux qu’un campement. A Quai-Rouge toute maison possédant des étages et une charpente trahissait la fortune de son propriétaire, et faisait la prospérité des Vallées riches en conifères. Les artisans et les marchands de moyenne importance s’étaient regroupés autour de petites cours aux accès surveillés. La magicienne longeait des murs sans fenêtres. Les grands domaines des patriciens s’isolaient des taudis par des murailles délimitant de vastes espaces vides, au centre desquels se dressaient leurs fières villas.
Refuse marcha jusqu’au rivage. Les eaux noires caressaient la plage de gravier et de cendre sous un ciel bleu sombre. Les premières étoiles ne tarderaient plus. Le port n’avait pas encore été reconstruit. Pour l’heure, les seuls bateaux visibles étaient quelques barques que les réfugiés avaient transportées dans leur fuite dix ans plus tôt. Puis, le danger passé, ils les avaient ramenées. La jeune femme se rapprocha d’un marchand ambulant qui vendait des galettes de céréales. Il se tenait à côté d’un chariot à main : une sorte de petit bureau auquel on aurait fixé des roues et des poignées. Elle produisit une pièce à l’effigie du roi Niraninussar. Le vendeur fit d’abord la moue en oscillant de gauche à droite. Finalement, il fouilla dans un tiroir et en sortit une balance minuscule, grâce à laquelle il pesa le métal. Puis, il tendit à l’étrangère une galette et quelques disques d’étain usés. Refuse prit le tout. Elle alla s’asseoir sur un muret, face à la mer. La jeune femme engloutit la nourriture en cinq minutes. Après quoi, elle usa d’une lumière magique pour examiner ses spécimens de monnaie locale : les piécettes étaient gravées d’un navire pourvu d’une voile triangulaire. On devinait aussi une inscription sur l’autre côté, mais Refuse ne parvint pas à la lire.
La magicienne se releva et tourna le dos à la mer. Non loin, sur sa droite, elle aperçut de longs bâtiments arqués semblant sortir de terre. En s’approchant, on découvrait des escaliers menant à de vieilles caves réaménagées, recouvertes de voûtes en plein cintre toutes neuves. Des banderoles affichaient leur prétention à servir d’auberges, mais aucune n’inspirait confiance, malgré des abords plutôt bien entretenus. Simplement Refuse n’appréciait pas la façon dont les autochtones la regardaient. D’abord, pour atteindre les marches, il fallait se faufiler entre des petits groupes de buveurs qui jouaient et s’invectivaient bruyamment. Tout ces gens étaient armés : couteaux, épées, gourdins, hachettes… Refuse se décida néanmoins à pousser la porte du « Poisson Hilare ». L’intérieur semblait servir de lieu de réunion à tout ce que la ville comptait d’individus louches et mal intentionnés. Regrettant immédiatement son choix, elle remonta précipitamment à la surface. Après quoi, elle essaya « Le Harpon », puis « La Taverne des Quais ». A chaque fois, elle renonça à demander une chambre, craignant de devoir tuer avant l’aube quelque indésirable ayant forcé son huis. « J’étais mieux hors les murs », songea-t-elle. La jeune femme s’éloigna des tavernes, en empruntant les rues les plus larges. Une lumière magique placée à l’extrémité de son bâton guidait ses pas, car il faisait nuit désormais. Refuse se retournait souvent pour vérifier si personne ne la suivait. En effet, bien qu’elle eût connu la labyrinthique Mégapole Souterraine, la crasseuse Lune-Sauve, et la crapuleuse Firapunite, jamais elle n’avait ressenti un tel sentiment de menace latente au cœur d’une cité.
La magicienne reprit son apparence ordinaire. Sa silhouette noire retourna dans le quartier des artisans, dans l’espoir d’y trouver soit un véritable hôtel, soit une chambre à louer chez un particulier. Ce qu’elle découvrit répondait en partie à ses attentes. Il s’agissait d’une structure tout en ciment, couverte d’une voûte. Un demi-cercle de colonnes soutenait une demi-coupole appliquée contre la façade, au dessus de l’entrée. La voyageuse toqua à la porte. Par un petit panneau coulissant, on l’informa qu’elle venait trop tard: l’établissement n’acceptait personne après le coucher du soleil. Refuse se détourna de l’hôtel en jurant… Déçue, mais pas battue, elle se fit une raison. Comme dans les Montagnes Sculptées elle se trouverait un endroit isolé et sûr, où elle dormirait enveloppée dans une couverture. Cependant de telles choses étaient rares à Quai-Rouge. Tout ce qui pouvait servir d’abri était déjà occupé par des groupes de gens serrés les uns contre les autres, autour de maigres foyers. Refuse chercha en vain des terrasses ou des balcons accueillants. Comme elle n’en trouvait pas, elle envisagea de chercher la sécurité derrière l’enceinte d’une grande propriété. Une bande de truands, qui la suivaient depuis le rivage, la virent se hisser par-dessus le mur, à l’aide d’une corde évoquée. Cette démonstration de pouvoir ne les dissuada pas, bien au contraire. Certes, s’attaquer à une magicienne présentait des risques, mais prise au dépourvu, elle serait aussi vulnérable que n’importe qui, croyaient-ils. Le groupe se tenait embusqué dans une ruelle. Chaque membre avait sa spécialité. On envoya d’abord l’expert de l’escalade accompagné d’un guetteur et d’une brute pour faire diversion si nécessaire. Le trio se positionna. En quelques mouvements vifs, le monte-en-l’air passa sans peine l’obstacle, en laissant une corde fixée à un grappin à l’attention de ses complices moins habiles. Mais il ne donna pas de signal de le rejoindre, parce que Refuse n’était visible nulle part. Évidemment, elle se dissimulait avec une illusion, comme à son habitude. Assise contre le mur, la magicienne ne bougeait pas, se disant qu’une personne rusée et avertie, aurait une chance de la repérer en raisonnant juste. Les yeux experts du malfrat hésitant sondaient les ténèbres. L’homme écoutait attentivement. Il se déplaça d’abord sur sa droite, s’éloignant de Refuse, marcha vingt mètres, puis revint en arrière. Maintenant, il venait vers elle. La magicienne décida de l’endormir. Or, fait inhabituel, la cible, au lieu de s’effondrer, se contenta de tituber : elle luttait. Aussi Refuse récupéra-t-elle son bâton. Elle frappa son adversaire à la tête. Cette-fois le brigand s’écroula. La magicienne le désarma et le ligota, avant d’aller se coucher plus loin.
Il faisait nuit noire. La jeune femme ne vit pas tout de suite qu’un deuxième larron était venu en renfort. Mais comme il peinait à trouver son comparse, il employa un code à base de claquements de langue, qui attira l’attention de celle qu’il aurait voulu surprendre. Refuse commençait à être à cours de moyens « doux ». Heureusement, buttant par hasard sur le corps de son camarade, l’intrus abandonna le projet de trouver la magicienne. Il alla prévenir ses compères de la tournure des événements. Ceux-ci, comprenant enfin que la cause était perdue, vinrent chercher le corps inanimé, et l’emportèrent dans les ténèbres. Refuse bailla. Évidemment qu’on l’avait suivie : elle s’était montrée partout où il ne fallait pas ! Elle se laissa enfin glisser dans le sommeil. Le lendemain, sous son apparence de sorcière, elle se présenta chez un changeur, dès l’ouverture, puis à l’hôtel où elle avait trouvé porte close la veille, et réclama un bain et un repas, malgré des tarifs élevés. Elle posa des questions au personnel : y avait-il d’autres villes reconstruites avec lesquelles Quai-Rouge commerçait ? Les routes étaient-elles sûres ? Avait-on entendu parler de Lamémoire ?
Le réceptionniste d’abord, les serveurs ensuite, se montrèrent froids et distants, à la limite du désagréable. On lui répondait tantôt sèchement, comme si ses préoccupations avaient eu pour but d’offenser, tantôt de manière imprécise, donnant le sentiment qu’elle n’était pas censée en savoir davantage. Un peu plus tard, lorsqu’elle s’assit dans un coin de la salle à manger afin de préparer ses sortilèges, il lui sembla que bien peu de gens respectaient sa concentration. Elle n’avait jamais connu cela nulle part, pas même à Lune-Sauve. Le personnel la regardait de travers, et l’interrompait sous des prétextes futiles. De plus en plus irritée Refuse sortit de l’hôtel avec la ferme intention de quitter Quai-Rouge au plus vite. D’un pas nerveux, elle prit d’abord la direction de la zone côtière, puis se ravisa. Finalement, elle passerait par la porte ouest. Compte tenu de l’embuscade de la nuit précédente Refuse aurait préféré marcher au milieu de la rue. Cependant l’importance du trafic ne le permettait pas. Les conducteurs des chariots de marchandises considéraient que c’était aux piétons de se pousser. Contrainte de raser les murs, en se méfiant de tout le monde, la magicienne accumulait la rancœur. Pestant contre la ville hideuse, elle entreprit de contourner un marché animé, qui lui cachait les portes de la cité. Sur une vaste place on avait dressé des dizaines de grandes tentes de toutes les couleurs, ainsi que des baraques démontables. Certains marchands tenaient boutique depuis leurs roulottes. Chacune se présentait comme un petit théâtre. Sur un côté, on avait ouvert des volets, ou fait coulisser des panneaux. Les articles étaient suspendus, ou posés sur un petit comptoir, derrière lequel le vendeur faisait son numéro. D’autres interpellaient les badauds du haut de leurs carrioles, tel celui-ci, debout sur un coffre, ou celui-là, assis sur une balle rebondie, trônant au milieu de ses marchandises.
Il y eut soudain comme un mouvement au milieu des étales. De sa position, la magicienne ne pouvait en voir la cause. Cependant elle entendit des roulements de tambour, et le galop d’un cheval. Une partie conséquente de la foule se dirigea vers le bruit. Refuse se mit dos au mur et observa les alentours. Les conversations s’atténuèrent. Du centre du marché montait une harangue mêlant au parlé local des expressions caractéristiques de la langue du Garinapiyan. Refuse se faufila derrière des carcasses de viande pendues à des esses. Elle longea ensuite une rangée de paniers remplis d’œufs. Sur sa droite, elle distinguait une estrade, mais ne voyait pas bien qui s’y tenait. Elle cligna des yeux : des pointes de lance dressées vers le ciel renvoyaient l’éclat dur de la lumière matinale. Son esprit commençait à échafauder des hypothèses. Elle enjamba des caisses, puis trottina devant une équipe de gros bras, appuyés à des tonneaux bien alignés, qui la suivirent du regard d’un air réprobateur. Sur sa gauche partait une ruelle. Un groupe d’hommes encapuchonnés y tenaient conciliabule. Refuse passa rapidement devant. Une horde de gamins s’enfuit à son approche alors qu’elle arrivait devant un chariot vide. La sortie de la ville ne devait plus être très loin.
Refuse monta sur la plate-forme du véhicule pour avoir une vue d’ensemble. Au cœur du marché elle reconnut immédiatement les silhouettes sombres de trois chevaliers du Garinapiyan. Ils tentaient de persuader leur auditoire du bien fondé de participer (ou de financer) une aventure guerrière. Mais les habitants de Quai-Rouge ne paraissaient pas particulièrement séduits par le projet des cavaliers-sorciers. A leur décharge précisons qu’il n’était pas de leur intérêt de devenir une puissance dominante de la Mer Intérieure, puisqu’en effet le Dragon des Tourments attaquait en priorité soit la forteresse la plus difficile à prendre, soit la cité la plus forte. Les quai-rougeois l’avaient remarqué de longue date. Pour que leur stratégie de fuite pût fonctionner, il fallait absolument que le cataclysme s’abattît en priorité sur les autres. Bien sûr il ne fallait pas être trop faible non plus, sinon on devenait rapidement la proie des villes rivales. Ce que voulaient les chevaliers d’ombre n’avait rien de traditionnel. Leur plan choquait le bon sens. Tout en surveillant les alentours, Refuse prêta une oreille plus attentive. L’orateur parlait de bois et de forêt. Il disait que le bois était rare et précieux.
Forcément, puisque le dragon avait tout brûlé. Or, la Forêt Mysnalienne était au delà de son rayon d’action. Cela en faisait à la fois une source de matières premières et un refuge aussi valable que les montagnes où les quai-rougeois avaient leur retraite. Hélas, une puissance maléfique se développait au cœur de la sylve. Et bien qu’elle ne fût pas aussi destructrice que le dragon, elle constituait un défi immédiat et terrible. Elle croissait si rapidement qu’elle empêcherait probablement la formation de la nouvelle génération de cités états, en les réunissant au sein d’un royaume.
Tout cela aurait été bel et bon, disait l’orateur, n’eût été la monstruosité avérée de l’ennemi. Il se faisait appeler Sire Présence. Mais on savait qu’il était en fait un prédateur de la nuit, un vampire qui avait pris forme humaine et qui commandait aux créatures de la forêt. Ses projets étaient nécessairement inhumains. Les chevaliers d’ombre étaient venus aider Quai-Rouge, l’avant poste de la civilisation dans ces contrées ravagées. Selon eux, les quai-rougeois avaient un destin et des devoirs… « En outre, plus vous attendrez, plus l’action sera difficile et plus les conséquences seront sanglantes. En agissant maintenant, vous pouvez tuer dans l’œuf les velléités du monstre. Mais si vous repousser l’effort, il aura étendu son empire. Et lui, soyez en sûrs, serait très content de mettre la main sur votre fière cité. Songez-y : un deuxième territoire assorti d’un refuge ! Il ne raisonnera pas comme le dragon. Il est bien plus malin, car comme vous, il a compris ! Aussi, armez-vous. Rejoignez-nous. Les fauves de la forêt ne sont pas habitués à combattre en pleine lumière. Et dites-vous que les hommes qu’ils auront enrôlé sous leur bannière ne désireront qu’une chose : nous rejoindre, évidemment. N’est-ce pas ce que vous feriez vous-mêmes, si vos maîtres n’étaient pas humains ? »
Refuse sauta en bas du chariot. Elle en avait assez entendu : la Mer Intérieure était toujours un endroit dangereux. La Porte de Verlieu serait donc de nouveau mise à contribution. Il était temps de gagner la sortie, ou de recourir tout de suite à la magie pour éviter les gardes. Une seule chose aurait pu la retenir à Quai-Rouge : la perspective d’échanger des sorts avec un magicien de niveau comparable. Or, jusqu’à présent, elle n’avait croisé ni confrère, ni consœur. Où étaient-ils ? Elle scruta la foule. Pendant que les personnes intéressées restaient pour poser des questions aux chevaliers, la majorité de l’auditoire retournait à ses affaires. Quelqu’un se plaignit qu’on lui avait volé sa bourse. Refuse ne craignait pas les détrousseurs parce que ses valeurs était rangées dans l’espace magique offert par Bellacérée. Par conséquent ce ne serait pas si risqué de déambuler dans le marché. Elle se mit donc à flâner dans les allées. Beaucoup de gens ne faisaient absolument pas attention à elle. Mais ceux qui comprenaient ce qu’elle était s’écartaient de son chemin, la fixaient du regard, ou manifestaient une nervosité inhabituelle. Finalement Refuse s’arrêta devant le stand d’un pâtissier : allait-elle se laisser tenter par des gâteaux sucrés ? Elle rassembla les quelques pièces de monnaie locale en sa possession. Relevant la tête, elle se rendit compte qu’une vingtaine de personnes de tous les âges l’entouraient. Ils semblaient attendre quelque chose… Refuse fit comme si de rien n’était : elle acheta trois petits gâteaux et commença à les déguster avec gourmandise près de l’étal du vendeur. Quand elle eut tout avalé, quelqu’un dit : « ce n’est pas vraiment de la magie. » Il y eut un laps. La jeune femme s’adressa au pâtissier :
« Ces gens attendent de moi que je lance des sorts ?
_ Oui, pour les divertir. S’ils sont contents, ils paieront.
_ Je ne suis pas une prestidigitatrice. Ils devraient au moins savoir cela.
_ Oh, ils le savent. N’importe quoi les satisfera. La plupart vous craignent tellement… ils attendent quelque chose qui les rassure… ou qui les effraie sans vraiment les mettre en danger.
_ Soit, je veux bien leurs montrer des bricoles pendant quelques minutes, mais en contrepartie, vous m’offrirez deux pains aux épices fourrés. »
Le pâtissier répondit par un large sourire en secouant la tête de bas en haut.
Refuse se donna en spectacle grâce à des sorts mineurs. Elle projeta d’abord quelques flammèches, puis fit apparaître des lumières sur les gens : au dessus d’un crâne, dans une bouche, sur un cœur, au fond d’un panier, au haut d’un mât, sur un chat qui passait. On rit. La sorcière annonça qu’elle allait paralyser (provisoirement) une jambe, un bras, une mâchoire. Elle demanda des volontaires. Il y en eut ! Refuse régla la puissance au minimum. Puis elle déplaça à distance de petits objets, soigna un genou écorché, répara un bol cassé, et, tendant la main à l’horizontale, arrosa le sol d’une pluie fine. On applaudit. Le pâtissier vendit-il davantage de gâteaux ce jour là ? En tout cas il put se venter d’avoir offert aux quai-rougeois « les mystères de la magie ! » Refuse ne voulait plus s’attarder davantage. Elle fendit la foule en direction de la porte ouest. Maintenant qu’elle avait attiré l’attention, il n’était plus question d’entrer dans le Verlieu depuis l’intérieur de la ville. C’eut-été trop exposer sa puissance réelle.
« Vous retournez dans les Œufs ? » Demanda un garde. Mal rasé, le regard inquiet, l’homme d’arme, la main sur le pommeau de son épée, se tenait de biais. Il voulait qu’elle s’arrête sans donner l’impression de lui barrer nettement le passage. Refuse se souvint que les Œufs étaient une région de la Mer Intérieure s’étendant immédiatement à l’ouest du territoire de Quai-Rouge. Elle était dominée par des sorciers animés d’un esprit de compétition exacerbé. Ils auraient pu devenir une force influente, si leur absence de scrupules, conjuguée à des meurs farouches n’avaient limité leur population. Les meilleurs attiraient immanquablement l’inimitié de tous les autres, ce qui expliquait qu’ils ne comptassent guère de très grands mages dans leurs rangs.
« Non, répondit Refuse, je voyage depuis le Garinapiyan. Je me rends dans les Contrées Douces, à l’ouest de la Terre des Vents. J’aurais aimé rencontrer des confrères en ville, pour échanger, mais apparemment ils ne sont pas légion. Peut être ne suis-je pas restée assez longtemps… D’un autre côté je ne me sens pas très à l’aise ici. Ou alors, ce n’était pas le bon moment… Je me méfie un peu des sorciers des Œufs : ils ont mauvaise réputation. » Refuse marqua une pause.
« Auriez-vous entendu parler de Lamémoire, un mage de Lune-Sauve ? Demanda-t-elle.
_ Lamémoire ?
_ Oui, il aurait rejoint vos refuges peu après la dévastation du dragon. Il avait une jeune apprentie avec lui. » Le garde réfléchit. « En effet, je me souviens. Notre premier réflexe fut de leur interdire l’entrée. Nous ne voulions pas de bouches en plus à nourrir. Mais le conseil patricien en décida autrement car nous manquons chroniquement de magiciens : ils partent tous pour les Œufs dès qu’ils croient avoir un peu de pouvoir… D’un autre côté, nous ne savons pas les retenir. Nos aristocrates prennent de haut les novices, et se méfient des sorciers plus aguerris. Je n’en sais pas plus, sinon que je crois bien que Lamémoire est mort il y a deux ou trois ans.
_ Qu’est devenu son apprentie ?
_ Je n’en sais rien. »
Refuse gratifia le soldat d’un sourire bleu. L’homme s’écarta complètement. « Bonne chance Madame. »
Né des cendres.
La magicienne parcourut quelques kilomètres sur son cheval d’ombre. A sa gauche : la Mer Intérieure retournée à l’état de nature pour quelques années encore. A sa droite : les terres céréalières alternaient avec de nouvelles forêts en train de pousser. Des rangées d’arbres frêles se donnaient à la brise et au soleil. A l’automne, ils porteraient des fruits. Mais pour le bois de construction, il faudrait patienter. Et le même problème se posait depuis deux bons millénaires à chaque réveil du dragon. Après deux heures de chevauchée, Refuse se fit la réflexion qu’elle n’avait toujours pas ouvert la Porte du Verlieu. « On dirait que je veux profiter du paysage, » pensa-t-elle. La cavalière croisa une équipe de cantonniers qui refaisaient à neuf le pavement de la route côtière. Un peu plus tard, elle s’arrêta dans un petit village de maisons sans étage, bâties avec la rocaille locale, et couvertes de chaume. Elle avait remarqué un puits, au milieu d’un jardin potager. Celui-ci était bordé par un muret sur trois côtés. Une longue chaumière fermait le périmètre. Ne voyant personne dehors, la jeune femme toqua à la porte. Un vieux monsieur vint lui ouvrir. Il sursauta en découvrant la sorcière, et aurait précipitamment refermé si cette dernière n’avait placé son bâton dans l’entrebâillement.
« Pardonnez-moi, je voudrais boire à votre puits. M’autorisez-vous ? » Le paysan bafouilla :
« Oui ! Non ! B-boire ?
_Oui, boire ! Ai-je votre permission ?
_ Je…
_ Après je m’en irai ! Je suis désolée de vous mettre dans cet état monsieur. Je ne vous ferai pas de mal, vous savez. »
Elle expliqua rapidement le but de son voyage. Derrière la porte on bougeait, on chuchotait. Le vieil homme n’était pas seul. Finalement, il autorisa l’étrangère à se désaltérer. Refuse retira le bâton, et se rendit tout de suite à la margelle. Elle tirait sur la corde pour remonter le seau d’eau quand ses oreilles ouïrent une parole montant des profondeurs. Intriguée, la magicienne écouta plus attentivement, en se penchant un peu. On déclamait dans une langue inconnue. Elle illumina le fond du puits : rien, sinon la source. Un brin perplexe, Refuse affina son observation : la partie supérieure de la margelle avait été refaite récemment. En revanche les pierres du bas étaient noircies. Donc le puits avait été creusé bien avant la dernière attaque du dragon. On avait pu y jeter quelque chose, comme un coquillage enchanté, surtout si on ne comprenait rien à ce qu’il disait.
Décidée à tirer l’affaire au clair la magicienne descendit dans le trou grâce à la lévitation. Elle s’arrêta juste au dessus de l’eau sombre, et regarda vers le fond. Ses lumières magiques firent apparaître des tessons de poteries, des cailloux, et diverses choses indéfinissables. Elle entendait toujours la voix. Refuse passa en vision de mage, charme mineur dont elle usait pour voir les entités. La jeune femme, qui se tenait tête vers le bas, ne vit rien de particulier. Ce n’est qu’en reprenant une position « assise » qu’elle repéra une faible lueur à la limite de la surface. Refuse tourna sur elle-même et approcha son visage de la paroi du puits. Entre deux blocs de pierre, dans le ciment, était incrusté un minuscule objet constitué d’une partie métallique et d’une petite pierre verte veinée de bleu : une boucle d’oreille. La magicienne recourut à une télékinésie mineure pour faire remonter un caillou hors de l’eau froide. Ensuite, elle s’en servit pour frapper l’extrémité du manche de son couteau, la pointe de l’outil détachant de petits éclats de ciment. Le bout de la lame s’émoussa mais finalement, elle parvint à dégager le bijou de sa gangue. Une fois remontée à la surface, Refuse but, remplit sa gourde, et retourna à la porte, consciente que les paysans l’observaient depuis les étroites fenêtres de la maison.
« Merci ! » Dit-elle assez fort. « J’ai aussi trouvé une boucle d’oreille magique dans le puits ! Elle dit des choses ! Incompréhensibles ! C’était dans votre puits, donc c’est à vous ! Vous la voulez ? » Après un moment de silence, quelqu’un répondit :
« C’était ça qui faisait parler le puits ? On n’a jamais compris !
_ Je vous la pose où ?
_ Hein ?
_ La boucle d’oreille ! Où est-ce que je la mets ? C’est un bijou, c’est à vous.
_ … Nan, on n’en veut pas ! On n’veut pas d’une chose qui vous dit n’importe quoi, qu’on n’comprend pas ! Elle n’fait même pas d’la musique.
_ Mais vous pourriez la vendre ! » Silence.
« Combien ?
_ Je ne sais pas !
_ Il n’y aurait pas moyen d’la faire taire ?
_ Il doit y avoir un mot de commande. Il y a des chances que cela s’arrête tout seul, au bout d’un moment. Ne me dites pas que le puits parlait tout le temps ! J’ai l’impression que la boucle d’oreille a commencé à déclamer quand j’ai remonté le seau.
_ C’est possible !
_ Je vous l’achète !
_ Donnez c’que vous voulez ! »
Refuse fouilla dans les pierres précieuses qui lui restaient, volées au Dragon des Tourments. Elle posa un petit rubis sur le seuil. C’était probablement un prix excessif, mais elle tenait à laisser quelque chose en échange de la boucle d’oreille. « Au revoir et merci ! » Un chœur lui répondit depuis l’intérieur. Refuse remonta sur le dos du cheval d’ombre. « J’ai vraisemblablement fait la plus mauvaise affaire de ma vie, » pensa-t-elle. « Qui me traduira ce que dit la voix ? » Mais elle avait raison sur un point : le bijou se tut au bout d’une heure.
Deux jours plus tard, elle dépassa le dernier village du territoire de Quai-Rouge. La région des Œufs semblait déserte. Sortie des cendres, une végétation buissonneuse avait tout recouvert, y compris les routes. Refuse imagina comment une poignée d’habitants auraient pu survivre à l’attaque du dragon, par exemple en se réfugiant sous terre. Les fermes viticoles et les tours des sorciers, toutes réputées posséder des caves solides et profondes, auraient ainsi préservé leurs occupants des assauts les plus superficiels. Les populations vivant à la limite du rayon d’action du monstre, auraient simplement fui au delà. Enfin les mages les plus compétents disposaient de plusieurs sortilèges efficaces : champs de force, charmes protégeant du feu, Porte de Verlieu et autres sorts de transfert. Encore eut-il fallu en avoir préparé un, précisément le jour de la catastrophe… A l’époque, Refuse avait du son salut aux talents de Lamémoire, le sorcier le plus expérimenté de Lune-Sauve et des villes avoisinantes ; l’exception plutôt que la règle. Rien d’étonnant à ce qu’elle ne vît pas l’ombre d’une tour dans le paysage.
Sa monture se frayait un chemin à travers une flore composée d’ombellifères, d’épineux, de buissons et d’arbustes présentant toutes les nuances de vert, du presque blanc au presque noir. Si elle appréciait les couleurs, la magicienne goûtait moins les accidents du terrain, et la lenteur qu’une végétation dense imposait au cheval d’ombre. Quand celui-ci s’estompa, Refuse, fourbue, n’eut pas envie d’aller plus loin à pied. Elle se fit un peu de place en brisant de hautes tiges avec son bâton. Elle les trancha difficilement avec son couteau, puis enfila une paire de gants pour arracher ce qui restait sans se couper. De cette façon, elle dégagea un espace juste assez grand pour s’allonger. Allumerait-elle un feu ? Après un moment d’hésitation, elle y renonça, bien qu’elle n’eût rien observé d’inquiétant durant la journée. Mais des sorciers agressifs avaient vécu dans les parages… La voyageuse ne se souvenait plus très bien s’ils se réinstallaient après chaque passage du dragon, ou si leur intérêt pour les Œufs n’avait concerné que la période précédente. « Si cette région est liée à un réseau d’énergie souterrain, ils reviendront », songea-t-elle en se rappelant le Pont Délicat.
Refuse mit en place les précautions habituelles, illusion et alarme magique, avant de se coucher. Le sommeil tardant à venir, elle réfléchit aux types de sortilèges qui pourraient utilement compléter son répertoire. A l’avenir, elle aurait besoin de repérer les courants magiques profonds. Mais dans l’immédiat, ce qui lui faisait le plus défaut, c’était un moyen de se prémunir d’une agression directe. La Mégapole Souterraine étant l’endroit le plus indiqué pour faire des échanges ou des achats, la magicienne décida de s’y arrêter le temps nécessaire. Dans un premier temps elle s’éloignerait donc de la côte. Ensuite, elle passerait au nord de la Forêt Mysnalienne, domaine de Présence, puis elle poursuivrait sa route jusqu’à Survie, par la Porte de Verlieu.
Refuse chevaucha cinq jours à travers la garrigue. Elle croisait régulièrement des rivières qui descendaient vers la Mer. Les ponts ayant tous été détruits, il fallait remonter les cours d’eau pour trouver les gués. C’est ainsi qu’elle découvrait des hameaux : au milieu d’un espace défriché, trois ou quatre familles vivaient regroupées dans des cahutes. En général les habitants la voyaient venir de loin. Ceux qui avaient construit une enceinte couraient se mettre à l’abri. Dans ces cas là, il n’y avait rien à en tirer. Une fois, on lui décocha des flèches, heureusement imprécises. Refuse n’insista pas. Quand on acceptait de l’accueillir, elle devait d’abord parlementer avec des gens circonspects, et difficiles à comprendre. Soit qu’ils s’exprimassent dans un dialecte se démarquant de l’abé des Contrées Douces, soit qu’ils employassent un idiome complètement différent. C’était plutôt inattendu puisqu’à Quai-Rouge, Refuse n’avait eu aucun mal à communiquer. Néanmoins, ayant déjà vécu ce genre de situation, elle sortait un carnet rempli de petits pictogrammes et autres dessins, grâce auxquels elle se faisait comprendre. En se présentant, elle montrait sur une carte les différentes étapes de son voyage. Elle soignait aussi des petits bobos, et réparait des objets, en échange de nourriture.
Une question revenait sans cesse : était-elle un chevalier du Garinapiyan? Refuse démentait. Elle apprit que tous les villages avaient au moins été visités une fois par les soldats de Sumipitiamar. Les guerriers sorciers recensaient les populations. Ils annonçaient la création d’un état qui unifierait les survivants, et mettrait fin au système des cités rivales, et interdirait l’esclavage. Ils prévenaient les habitants contre les prédateurs de la nuit, et contre le Sire de la Forêt Mysnalienne. Pour l’heure, ils ne prélevaient pas d’impôt, mais cela ne durerait pas. En temps utile ils recruteraient des hommes d’armes. Les villages « convertis » devaient se signaler par une bannière. On y voyait un cercle blanc sur fond bleu, contenant un homme et une femme, de face, se tenant la main : la Mer Intérieure aux humains. La moitié des hameaux avaient accepté. Un tiers avait refusé de choisir un camp, du moins officiellement. Une communauté sur six environ s’était ralliée à Présence. Le blason de celui-ci figurait un semis d’arbres dorés sur un fond vert, au centre duquel se trouvait un château d’or. Le Sire de la Forêt promettait et fournissait du bois et des renseignements. En contrepartie on s’engageait à faire bon accueil aux prédateurs de la nuit.
Au nord, le Garinapiyan semblait en passe de gagner la partie. En revanche aux abords de la Forêt tous les hameaux s’étaient ralliés à Présence. Les limites de sa zone d’influence étaient très visibles. Les maisons paraissaient plus grandes et plus confortables, charpentées. Refuse ne s’y aventura pas. Elle se doutait que les oiseaux d’ombre avaient du la repérer depuis les airs. Par conséquent leur chef devait savoir qu’une magicienne se dirigeait vers la Terre des Vents en frôlant sa zone d’influence. Pourtant, il ne fit rien pour reprendre contact. Ce qui était fort sage, car à la moindre alerte Refuse se serait échappée.
Elle entra dans une région qui lui était totalement inconnue. Il s’agissait du territoire compris entre la zone côtière dévastée dix ans plus tôt et la Terre des Vents. Imaginez un carré de six cents kilomètres de côté environ. Trouvez son centre, à trois cents kilomètres de chaque bord. Tracez un premier cercle concentrique dont le rayon mesurerait deux cents kilomètres : ce serait la Mer Intérieure. Puis un deuxième cercle concentrique de deux cents cinquante kilomètres de rayon, correspondant au périmètre du littoral dévasté par le dragon. Il arriverait à cinquante kilomètre du bord du carré. Dans le coin nord-ouest on aurait donc un espace assez vaste : là où Refuse s’aventurait. Les cartes n’indiquaient aucune ville, aucun village, aucune place forte, seulement des forêts. Quai-Rouge aurait pu y chercher du bois, même si les Vallées étaient peut-être plus proches. Mais la magicienne ne comprenait pas pourquoi ce secteur paraissait désert. S’il s’agissait d’un prolongement de la Forêt Mysnalienne pourquoi Présence ne l’avait-il pas annexé à son royaume ? Le cheval d’ombre galopait maintenant à vive allure, dans une prairie parsemée de bosquets. A cette vitesse, on arriverait à la Terre des Vents en trois heures maximum.
Le piège de l’Amlen.
Soudain, tout s’obscurcit ! Refuse tira sur les rênes immédiatement, stoppant sa monture. Le monde paraissait vu à travers des verres fumés. Le soleil du milieu de l’après midi brillait d’un éclat lunaire, au milieu d’un ciel bleu nuit, contre lequel se dessinait la silhouette élancée d’une imposante construction, invisible quelques secondes auparavant. Sans hésiter Refuse évoqua la Porte de Verlieu ! Elle franchit le seuil à cheval. Constatant que de l’autre côté, sa vision était toujours « filtrée », elle voulut fermer le passage. Or, celui-ci resta ouvert, malgré ses injonctions. Refuse commença à paniquer. Elle s’éloigna précipitamment de l’entrée, en tournant sur sa gauche, estimant qu’il ne fallait pas rester dans l’axe. La magicienne lança un sort de révélation afin de déjouer les charmes d’invisibilité éventuels. Retrouvant son calme, elle se rapprocha du passage, à portée de foudroiement, mit pied à terre, de déplaça encore sur une dizaine de mètres, se fendit, et finalement posa un genou au sol. Là, dissimulée par les herbes du Verlieu, elle attendit. Subjectivement, plusieurs minutes s’écoulèrent.
Le passage ne se fermant toujours pas, Refuse se dit qu’elle aurait dû fuir sans se retourner. Elle perdait sans doute un temps précieux. Elle songea que si danger il y avait, il viendrait de la demeure ténébreuse entre aperçue dans le Monde Naturel. Ses habitants, l’ayant repérée, feraient sans doute quelques préparatifs, avant d’accourir. Il leur faudrait alors quelques minutes pour rejoindre le Verlieu. Quelle conduite tenir ? En découvrant le cheval, on saurait que le propriétaire était proche. Refuse tenta de nouveau de fermer l’accès. De nouveau sans succès. La magicienne se mordit la lèvre inférieure. C’est alors qu’un aigle noir passa le seuil en fendant l’air, suivi d’un animal terrestre. Refuse pensa à un chat, un genre de familier capable d’accroître sa taille. Sans la révélation il aurait été impossible de les distinguer de l’obscurité. Manifestement les maîtres attendaient en sécurité que leurs serviteurs aient neutralisé la magicienne. Abandonnant son projet d’embuscade, Refuse courut vers son cheval. A peine en selle, elle vit le fauve qui accélérait dans sa direction. Elle le stoppa par un endormissement.
L’aigle fondit sur elle en quadruplant ses dimensions. Rentrant la tête dans les épaules, Refuse tendit son bâton comme une lance. Le rapace redressa in-extremis, exécuta un virage serré, et revint à la charge. La magicienne lui paralysa une aile, puis esquiva les serres tendues vers ses yeux. Poussé par son élan, l’oiseau ne se rendit pas compte de ce qui lui arrivait. Quand il voulut reprendre de la hauteur, seul le membre valide bâtit l’air. De sorte qu’il vira brutalement en perdant de l’altitude et de la vitesse. Refuse chargea en moulinant, et de son bâton vrombissant frappa le corps de l’aigle. Des os craquèrent. L’oiseau faucha les hautes herbes dans un mouvement circulaire. Puis, il se redressa pour faire face à son adversaire. Mais son destin était joué ! D’un coup précis, la magicienne lui fracassa le crâne. Cependant, elle n’eut pas le temps de s’en réjouir, car déjà un autre péril surgissait du portail béant ! Une grande sphère sombre translucide, un peu plus haute qu’un homme, uniquement visible grâce à la révélation, se déplaçait en lévitant à un mètre du sol. Deux silhouettes sombres volaient derrière : un homme et une femme. Refuse, qui ne savait pas à quoi servait la sphère manœuvra pour la contourner. Mais sa monture, cessant de lui obéir, se mit à galoper vers le globe inquiétant. Refuse renonça à reprendre le contrôle, préférant se lancer un sort de persuasion afin de renforcer sa résistance à une magie similaire. Bien vu : un des sorciers lui intima l’ordre de se rendre. Il s’exprima d’abord en daïken, puis en abé, en garinapiyanais, et enfin en lingua Vallate (la langue des Vallées). Sa voix mielleuse caressait l’esprit de la jeune femme. Mais elle tint bon. Juste avant que le cheval n’entrât dans la bulle, Refuse se jeta à terre. La prairie amortit sa chute. La magicienne roula latéralement. Elle se relevait quand un souffle brûlant la frôla du côté gauche. Refuse répliqua immédiatement en foudroyant la sorcière, dont le corps convulsa trois mètres au dessus du sol. D’un geste, son comparse déplaça la sphère. Refuse dut reculer pour l’éviter. A l’intérieur, le cheval noir, recroquevillé, tournait sur lui-même. La magicienne n’avait plus grand-chose à opposer à son adversaire. Heureusement, ce dernier ne semblait plus très motivé, bien au contraire. Toujours volant, il battit en retraite en tirant le corps inanimé de sa partenaire. Refuse les regarda passer le seuil. Le globe suivit peu après. Enfin la porte se referma, et simultanément la lumière du Verlieu revint. « J’ai de la chance, » se dit Refuse. Sans tarder, elle alla trancher la carotide du félin endormi : pas question d’avoir un fauve sur ses talons.
« Il faudra que je me renseigne sur les habitants de ce charmant pays. D’une part ils se dissimulent sous un sortilège extraordinaire, et d’autre part ils ne sont pas commodes. » Contente de son succès, Refuse se mit en marche en direction de la Terre des Vents. Tout alla bien pendant une heure environ. Puis une sorte de malaise la gagna : rétrécissement du champ de vision, nausée, tournis. Elle dut s’arrêter. Subissait-elle le contrecoup du combat ? Déterminée à traverser le territoire hostile, avant de céder au sommeil, Refuse mangea un morceau pour reprendre des forces. Après quoi, elle se sentit mieux, suffisamment pour tenter la préparation d’un sortilège. Si bien qu’après une heure de négociations elle parvint à appeler un nouveau destrier. Hélas, au moment de monter en selle, la force lui manqua. Elle tomba en arrière, sur le derrière. Sa vue se brouilla. Quoique hébétée, la magicienne se reprit. Elle se redressa, puis se hissa sur le cheval gris, qui n’avait pas bougé d’un centimètre. Il reçut l’ordre d’avancer, au petit trot parce que sa cavalière avait du mal à conserver son assiette. Refuse parcourut ainsi quelques kilomètres. Elle perdit la notion du temps. Les vibrations, le contact avec sa monture réveillaient des sensations intimes, auquel son esprit répondait par des images érotiques. N’étaient-ce pas là ce que le Verlieu réservait à ceux qui y séjournaient trop longtemps ? « Je dois vraiment me reposer. Je vérifierai ma position à mon réveil. » Refuse sortit une couverture de son espace magique, l’étendit au sol, se coucha et s’endormit aussitôt.
Le lendemain, le cheval magique la porta sur presque cent cinquante kilomètres avant de se dissiper. C’était insuffisant pour traverser la Terre des Vents. Afin d’avoir un aperçu du Monde Naturel, la magicienne commanda l’ouverture d’une fenêtre. Or cette dernière n’apparut pas. Refuse se crispa et jura. Par trois fois elle répéta vainement son ordre. De plus en plus énervée, elle marchait de long en large en se demandant pourquoi ça ne voulait pas fonctionner. Longtemps, elle se contenta de ressasser. Cependant, un peu d’intelligence lui revenant, elle conclut que ses adversaires de la veille avaient rendu au sortilège sa fonction carcérale d’origine. Refuse serra les poings. Elle frappa l’herbe de son bâton. La prairie s’étendait dans toutes les directions, jusqu’à un horizon flou où le vert du gazon se fondait dans le bleu du ciel. Complètement désemparée, pour l’heure incapable de raisonner davantage, la jeune femme s’abandonna à ses pulsions pendant une heure environ. Puis elle se nourrit de quelques fruits secs. Le sommeil la prit par surprise.
Quand elle émergea, Refuse referma les yeux, et se concentra sur sa respiration. Elle se sentait faible, mais aussi plus calme, et plus lucide. Malgré les effets régressif et déréalisant du Verlieu, il lui était encore possible de penser. Elle se demanda ce qu’il se produirait si elle mettait le sortilège en abîme. « Inutile : le deuxième sortilège prendrait le premier comme univers primaire. Je ne ferais qu’ajouter un étage à ma prison. Pour que mon tour fonctionne, il faudrait que la nouvelle version se substitue à la précédente. En somme, je restaurerais mon enchantement comme je le fis pour le Pont Délicat, en récitant la formule. Sauf que les créateurs du Pont avaient prévu la procédure dès le départ. Alors que la Porte de Verlieu est un sort trafiqué, qui risque d’être instable… Et moi, je dois d’abord faire taire mes désirs…»
Refuse but, mangea, et remit de l’ordre dans sa tenue. Debout, les yeux fermés, les deux mains agrippant le bâton, elle se concentra sur l’opération à venir. Mais ce n’était pas chose facile. L’odeur de l’herbe qui montait à ses narines, et les propres effluves de son corps faisaient dériver son esprit de la sensation au fantasme. Assaillie d’images crues, elle les repoussa en remettant à plus tard la satisfaction de ses pulsions sexuelles.
Pour pouvoir sortir, Refuse prononça la formule de la Porte de Verlieu, en y apportant toutes les précisions et modifications qui lui semblèrent utiles. Il faut croire que ses entités comprirent l’essentiel, car brutalement la magicienne se retrouva au cœur d’une tempête glaçante. Un vent frigorifiant s’engouffra dans ses vêtements, menaçant de la geler sur place. Refuse se roula en boule, en se maudissant de n’avoir pas envisagé cette éventualité, quand deux secondes plus tôt aligner des pensées cohérentes relevait encore de l’exploit. Claquant des dents, elle tenta de courir. Elle s’étala au bout de deux mètres. Une grêle fine et piquante lui gifla le visage. On ne voyait plus rien au-delà d’une longueur de bâton. Le cœur de Refuse accélérait dangereusement la cadence. Fermant les yeux pour mieux s’abstraire de la tempête, la magicienne rappela un cheval d’ombre. D’habitude le canasson était du genre stoïque, sa nature magique lui épargnant certaines contingences de l’animal dont il imitait la forme. Il ne mangeait pas, par exemple, et galopait jusqu’à épuisement de l’énergie allouée. Cette-fois ci cependant, comprenant l’inconfort de la situation, il eut comme un regard de reproche. Plutôt que de monter sur son dos, Refuse s’en servit pour se protéger un peu des terribles rafales, le temps de trouver un meilleur abri. L’être d’ombre accepta son rôle, mais la magicienne sentit qu’il ne se maintiendrait pas durant des heures. S’il « mourrait » le cheval d’ombre disparaîtrait.
Il fallait que ce court répit fût mis à profit. L’observation du sol indiquait de la terre, des graviers, et des rochers extrêmement érodés. Pas de restes d’architectures. Elle se trouvait probablement dans ce qui autrefois avait été la campagne du Süersvoken. « Je vais mourir bêtement ! » Gémit-elle. Cette fois-ci, il ne fallait pas espérer choir dans une cave providentielle. Que lui restait-il ? On n’endort pas une tempête. On ne la foudroie pas non plus. On ne peut pas la persuader d’arrêter, ni la taper à coups de bâton, si elle rechigne. D’ailleurs, la Terre des Vents est assez capricieuse. Plaignez-vous du froid ! D’un instant à l’autre le temps peut se changer en fournaise, ou virer à l’abrasif en charriant débris et poussières. Refuse utilisa le dernier moyen à sa disposition parmi les charmes qu’elle préparait d’habitude : la lévitation. Il s’agissait de monter le plus haut possible, au-dessus des vents. Évidemment, elle ignorait à quelle altitude elle serait en sécurité.
Au début de l’ascension, elle faisait apparaître dans la paume de sa main droite une petite flamme vacillante, qui lui fournissait un tout petit peu de chaleur pendant cinq ou six secondes. Puis elle recommençait. Mais Refuse perdit rapidement connaissance. Au dessus, les nuages cédèrent la place à un soleil ardent. La température monta à cinquante degrés en moins de dix battements de cœurs. La magicienne se réveilla en cherchant son souffle. Larmes et sueur séchaient instantanément sur sa peau douloureuse. Son corps s’était relâché, déplié. Elle avait lâché son bâton. Mais elle montait toujours. Refuse s’évanouit une seconde fois. Elle retrouva ses esprits en position fœtale, grelottant malgré l’absence de vent violent. Ce froid, comprit-elle, était celui des hautes altitudes. Elle avait donc échappé au sortilège. Refuse redescendit un peu, en quête d’une température supportable. Au dessous fleurissaient les cyclones. Les ouragans pourchassaient les tornades. Les tourbillons tantôt s’entrechoquaient, tantôt fusionnaient. Le maelström l’attendait. Elle devait absolument préparer la Porte de Verlieu une nouvelle fois, tant que durerait la lévitation, en dépit de son état de faiblesse. Et pour ce faire, elle devait trouver dans l’urgence une nouvelle source d’énergie, un élémentaire qui voudrait bien la servir.
« Il faut mettre un pas devant l’autre, » se dit-elle. Mais les entités se montrèrent rétives. Elles ergotaient, elles négociaient. Le temps disponible se réduisait dangereusement. Impossible d’obtenir le plein effet souhaité. Refuse négocia un petit espace de survie. Ce Verlieu se limitait à un hémisphère de dix mètres de diamètre nimbé dans une brume blanche luminescente. Refuse songea à s’appliquer des soins sur le visage, mais elle ne mit pas son projet à exécution, car la version allégée du sortilège avait consumé ses dernières forces. Son corps s’affala dans l’herbe. La magicienne passa plusieurs jours dans son refuge. Elle se réveillait pour manger trop peu, puis se livrait à ses fantasmagories, et enfin se rendormait. Elle perdit la notion du temps, jusqu’à ce que la soif la tourmentât plus que tout désir moins vital. Alors seulement, elle se rappela ce qu’elle devait faire. « Donc, je relance la Porte de Verlieu, dans sa version étendue… Non, je sors d’ici, en lévitation, sinon je risque de m’écraser au sol, puis j’ouvre un portail… Je quitte la Terre des Vents. Dans mon état, pas question de rendre visite à la bibliothèque de Survie. Ce sera pour une autre fois… Je ne sais pas exactement où je déboucherai dans Le Monde Naturel, mais je devrai voyager vers l’ouest, et, dès que possible, sortir et rejoindre une ville des Contrées Douces. » Ce qu’elle fit, après avoir préparé deux lévitations. Elle put ainsi redescendre sur terre à la sortie du Verlieu.
Refuse se traîna jusqu’à Biensituée, jolie bourgade spécialisée dans le vignoble et le pâté de canard, sise à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest d’Abrasion. Elle y trouva une modeste hôtellerie (selon les critères locaux). Il lui sembla que les prix des chambres et de la plupart des denrées étaient nettement plus élevés que dans son souvenir. Toutefois, Refuse pourrait monnayer ses services bien plus chers, les mages de son niveau étant rarissimes dans cette partie du continent. Récupérer de ses épreuves lui demanda une semaine. Cahin-caha, elle aurait pu rentrer directement aux Patients, mais elle souhaitait être au sommet de sa forme pour explorer le manoir de Sijesuis. Elle se procura un nouveau bâton.
Coriace.
Par un beau matin d’automne, la jeune femme évoqua le cheval d’ombre. Elle emprunta la rue principale en direction du sud, puis bifurqua vers l’ouest au sortir de la ville. Un véhicule automobile la dépassa en pétaradant. Ainsi, le marchand Fuyant n’était plus le seul à posséder une telle machine. En une décennie ces engins s’étaient multipliés. Seuls les plus fortunés avaient de quoi les acheter, mais ils ne ressemblaient déjà plus au prototype dans lequel Refuse s’était rendue à la gare de Convergence. Il s’agissait d’une redécouverte. Le monde avait déjà connu les voitures. On les réinventait à chaque renaissance. Cela, la magicienne l’avait appris à Sudramar en discutant avec la libraire entre deux expéditions. La société des Contrées Douces entrait dans une phase d’évolution rapide. Chemin faisant, ce que Refuse observait ne faisait que confirmer sa première impression, à savoir que sa région natale progressait plus vite que le Garinapiyan. On avait à peine installé des stations de télégraphe qu’on envisageait de les remplacer par des lignes téléphoniques. Les Patients étaient-ils restés à l’écart des changements ?
Refuse avait environ trois cents kilomètres à parcourir. En terrain plat, portée par le cheval noir, il lui fallut un peu plus de deux jours pour arriver à destination. La monture s’estompa au milieu d’un paysage bucolique, alors que la cavalière apercevait les toits de Finderoute. De part et d’autre de la route les paysans fauchaient les blés. On portait aux chariots une récolte digne des contes de fées. L’or végétal remplissait les greniers. Les gens semblaient bien trop occupés pour faire attention à la voyageuse. Pourtant, le soir venu, la rumeur de sa présence se répandit comme une trainée de poudre. A l’heure du souper, un gendarme s’invita à sa table. Depuis la petite table où elle s’était assise, Refuse le vit d’abord à travers les baies vitrées qui donnaient sur la place centrale. Il portait un casque lourd avec une protection nasale et un plastron d’acier, un manteau bleu marine, des pantalons verts, et des bottes noires. Un sabre pendait à sa ceinture du côté gauche, tandis qu’à droite un étui triangulaire longeait la cuisse. Il paraissait énorme. En passant le seuil l’homme décrocha la mentonnière de cuir, ôta son casque, révélant une épaisse tignasse noire en désordre, de grosses moustaches, un visage carré et des yeux bridés. Il marqua un temps d’arrêt pour observer la salle. Ayant repéré Refuse, il s’avança à grandes enjambées. « Adjudant Coriace, madame, je peux ? » L’homme tira à lui une chaise, et se mit en face de la magicienne, très occupée à mâcher des pommes de terre. « Comment vous appelez-vous ? » La jeune femme avala, et but un peu d’eau :
« Refuse. Je suis des Patients ; partie il y a dix ans. Je reviens voir ma famille et régler quelques affaires en suspend.
_ Quels genres d’affaires, si je puis me permettre ?
_ Fort simple : mon maître Sijesuis est mort dans son manoir, pendant mon absence. Il n’allait pas très bien quand je l’ai quitté. Il m’a affirmé qu’il avait protégé sa demeure avec des enchantements. Maintenant que je m’en crois capable, j’ai l’intention de retrouver son corps et son grimoire. De cette façon il pourra être inhumé, le manoir serra de nouveau habitable, et j’aurai élargi mon répertoire. »
« Comment savez-vous qu’il est mort si vous n’étiez pas là ?
_ En dehors du fait qu’on aurait pu me prévenir par courrier? Et bien son familier, il me l’avait prêté, ne m’a plus obéi à partir du moment où le lien qui l’unissait à son maître fût rompu. Les faits remontent à dix ans.
_ Personne n’a pensé à l’enterrer pendant tout ce temps ?
_ Non, à cause des défenses. Par exemple, l’entrée de sa chambre était dissimulée.
_ Pourquoi ? S’il était malade, ne voulait-il point qu’on l’aidât ?
_ Au contraire, il aurait beaucoup apprécié. Seulement… Son mal était magique, et donc requérait un savoir particulier qu’il n’avait pas, que je n’avais pas, et que peut-être personne ne possédait dans les Contrées Douces. D’ailleurs, je ne sais toujours pas exactement de quoi il mourut, et je serais bien embêtée, si à mon tour, je devenais la cible du maléfice qui eut raison de lui.
_ Maléfice ? L’aurait-on assassiné ?
_ Oui, c’est le mot qui convient. J’ai cru comprendre que les responsables se trouvaient au nord du Garinapiyan, dans une région actuellement en guerre. J’ai eu droit à une explication, qui ne m’a pas convaincue. Je vous souhaite bien du plaisir, si vous voulez mener une enquête. Pour ma part, j’estime que les bonhommes, de puissants confrères, sont inatteignables. » Le gendarme digéra l’information, avant de reprendre la parole.
« Pourquoi a-t-il mis en place des défenses s’il se savait condamné ?
_ Sijesuis aimait la tranquillité. Peut être espérait-il que ces ennemis viendraient fouiller dans ces affaires, et qu’alors il aurait sa revanche. Ou bien, il voulait que je sois la seule à récupérer son grimoire… J’en saurais plus en explorant le manoir.
_ Est-ce risqué ?
_ Pour moi, moins que pour quiconque. Il y a des chances que des intrus aient déjà éprouvé les sortilèges de Sijesuis. Je verrai bien s’il en reste quelque chose. » Refuse attaquait maintenant un morceau de viande. Coriace la laissa mastiquer la moitié de sa portion, puis il revint à la charge.
« Ce maître sorcier…
_ … Sijesuis.
_ Oui, Sijesuis… N’avait-il pas de la famille, quelqu’un qui devrait hériter de ses biens ?
_ Heu… Je crois qu’il était originaire du nord des Contrées Douces, oui, du Littoral Septentrional. Il ne parlait jamais de sa famille. Vous savez, il avait accompli l’essentiel de sa carrière dans le Garinapiyan … Mais j’admets qu’il aimait se mêler de tout, de sorte qu’il s’était impliqué dans diverses affaires locales. On le demandait beaucoup… Sijesuis était un habile négociateur, qui savait se faire respecter. Étant son unique apprentie, je considère que son grimoire me revient. Tel est l’usage chez les sorciers. J’ai fait ce qu’il attendait de moi : ses sortilèges seront miens !
_ Je vous sens déterminée. Écoutez : je vais rendre compte à mes supérieurs. Je leur demanderai de vous faire accompagner par l’un d’entre nous. J’espère que ce sera moi. Votre histoire me parait compliquée et périlleuse. Pour votre sécurité, et pour celle de nos concitoyens, vous ne devriez pas vous en occuper toute seule. »
Devant la moue agacée de la magicienne, il poursuivit :
« Si personne ne s’est manifesté, il a des chances que vous récupériez le grimoire. Et même dans le cas contraire, pourquoi vous dénierait-on la possibilité de vous instruire ? Ne vous faites pas tant de soucis. La loi écrite n’est pas forcément incompatible avec vos aspirations. Mais je vous ai bien entendu me dire que Suijesuis avait été tué aux Patients ? Aux Patients : chez nous. Longtemps les Contrées Douces ne sont pas inquiétées d’être un véritable état. Quand le Garinapiyan a montré des signes de renaissance, nous nous sommes naturellement tournés vers lui, malgré la distance, parce que la Mégapole Souterraine repoussait nos avances. Tout cela est en train de changer rapidement. Nous devons être maîtres chez nous, ne le pensez-vous pas ? Des années ont passé. Il est sans doute trop tard pour prouver quoi que ce soit se rapportant à la mort de Sijesuis. Mais nous devons montrer que nous ne sommes plus indifférents, que la prochaine fois nous réagirons. »
Le regard de Refuse trahissait ses doutes.
« Vous êtes dubitative, bien sûr. De toute façon il n’est pas question qu’un gars comme moi entre dans la demeure d’un sorcier sans bénéficier d’une expertise magique. Idéalement, il me faudrait quelqu’un d’impartial, d’étranger à l’affaire. Mais idéalement le crime n’existerait pas, et je serais en train de rire avec les copains, ou de faucher le blé sans effort, en faisant l’admiration des filles… Le savez-vous ? La gendarmerie recrute des mages. Malheureusement nous peinons à trouver des gens expérimentés capables de se plier à notre discipline. Acceptez de coopérer, ce sera moins pénible que si je vous impose ma présence.
_ Je repartirai demain, en début de mâtinée. » Répondit froidement Refuse.
Coriace la laissa enfin. La magicienne dormit bien. En allant prendre son petit déjeuner, elle constata que le gendarme l’attendait dehors. Il avait donc convaincu sa hiérarchie. Elle le voyait faire les cent pas sur la place. Son cheval était un animal de grande taille, extrêmement robuste, aux muscles anguleux, à la robe marron brillant. En finissant de boire son thé chaud Refuse se demanda soudain depuis quand Finderoute hébergeait une section de gendarmerie ? Elle était sûre que rien de tel n’existait lors de son dernier passage. Les militaires étaient rares dans les Contrées Douces ; évidemment, puisque rien ne pouvait venir des Montagnes de la Terreur. Quant aux habitants de la Terre des Vents, ils étaient notoirement réticents à quitter leurs souterrains. Il n’y avait donc qu’un régiment de gendarmes, basé à Convergence. Ses hommes étaient envoyés aux quatre coins du pays pour effectuer des missions de police, protéger des convois de marchandises ou des gros transferts d’argent.
Refuse poussa la porte de l’auberge. Ses poumons se remplirent de l’air frais du dehors, une sensation vivifiante. Coriace sembla hésiter entre elle et son cheval, mais la magicienne fit immédiatement apparaître le sien. L’adjudant resta un instant sans bouger, puis il pivota sur place, rejoignit mécaniquement son destrier et monta en selle. Ils chevauchèrent de concert. Refuse aurait bien voulu ignorer son compagnon, mais l’animal qui le portait ne le permettait pas, tant ses sabots martelaient bruyamment le sol, avec une force telle qu’on eût pu croire qu’il punissait la terre. Tout son être dégageait une impression de puissance brute, ainsi qu’une humeur farouche qui avait du donner du fil à retordre à son maître. En comparaison, le cheval d’ombre était plus docile, moins bruyant, et plus fluides dans ses mouvements. Il faisait tout pour faciliter les choses à sa cavalière. On avait du mal à imaginer que le monstre de Coriace se soumît sans lutter. La lande aux bruyères défila en une heure.
[1] Oumébiliam était un jeune mage, protégé de Bellacérée. Celle-ci chargea Refuse de l’escorter jusqu’à Sumipitiamar, afin de le mettre à l’abri lorsque les mages des Palais Superposés et du Château Noir entrèrent en guerre. Refuse s’acquitta de sa mission. Oumébiliam fut son amant d’une nuit, puis elle le quitta.
[2] La Mégapole Souterraine se trouve sous la Terre des Vents. Sa capitale est Survie.
[3] Abrasion : ville industrielle des Contrées Douces, frontalière de la Terre des Vents (et donc de la Mégapole Souterraine).
[4] Dix ans plus tôt, le magicien Sijesuis demanda à son familier Présence d’aider Refuse dans sa quête. Quand Sijesuis mourut, Présence échappa à tout contrôle. Devenu un prédateur de la nuit, il assassina plusieurs hommes des Vallées. Les autorités, sans accuser Refuse, l’associèrent à ces tragiques événements.