Le Grimoire de Sijesuis 7

Chapitre sept : Tragédies.

Assaut meurtrier.

  On sortit des bois au bout d’une heure. Il faisait nuit noire. Le cheval gravissait et descendait les collines à vitesse constante. Soudain, Coriace tira sur les rênes. La monture s’arrêta sur une dizaine de mètres. Le gendarme mit pied à terre. Il aida Refuse à descendre dignement. « J’ai mal, » se plaignit-elle. « Ça passera, » répondit le cavalier. Ils se déplacèrent entre deux buttes jusqu’à deux chevaux attachés, puis montèrent la pente herbeuse, que les pluies avaient rendue glissante. Deux hommes étaient allongés au sommet. Ils surveillaient la masse noire d’une grande maison. On devinait un corps central haut de plusieurs étages, entre deux ailes plus basses. Coriace fit signe à Refuse de rester en retrait. Il alla s’allonger à côté des gendarmes, en compagnie desquels il discuta un moment, à voix basse. Puis, il revint vers Refuse afin de lui exposer la situation. « Nous avons interrogé Retors, Palinodie et Sifine. Nous avons également posé des questions aux étudiants qui les connaissaient. Cela nous a mené à leurs comparses. Ceux-ci ont été délogés de leurs repaires habituels, en ville et dans les faubourgs. Ils se sont repliés ici, dans une ancienne ferme. Nous savons qu’il y a un magicien parmi eux, ainsi que les occupants ordinaires de la demeure. Nous ignorons si ces derniers sont des membres à part entière de la bande, ou des complices opportunistes, des alliés contraints, ou des otages. Au début, il y a eu quelques échanges de coup de feu : ils ont des fusils performants, ainsi que des grenades,  mais de mauvaise qualité. Dans l’après-midi j’ai envoyé Leaucoule, invisible, pour en savoir davantage avant d’envisager un assaut. J’étais particulièrement désireux de connaître ce que le sorcier nous réservait. Voyez-vous, dans ce genre de situation, mon travail consiste à réduire l’imprévu. Le capitaine de la compagnie est sur place, de l’autre côté. Nous pensons qu’ils vont chercher à s’échapper, parce qu’ils ont refusé de nous parler. Ce n’est pas bon signe. Nous leur avons coupé toute retraite, par des moyens ordinaires s’entend. Ils ne disposent de rien d’aussi efficace que votre Porte de Verlieu, sinon ils l’auraient déjà utilisée. Qu’en pensez-vous ? 

_  Ça se tient. Leaucoule vous a fait son rapport ?

_ J’allais y venir : non. Elle n’est pas revenue. Nous avons attendu, et finalement j’ai obtenu l’autorisation d’aller vous chercher.

_ Il se fait tard. Je puis au mieux foudroyer une porte, ou soigner un blessé.

_ Pas nécessaire, nous avons un petit canon, très pratique, des béliers, enfin tout le matériel.

_ C’est bien ce que je pensais : je ne vous suis d’aucune utilité.

_ Combien de temps vous faut-il pour préparer vos sortilèges ?

_ D’habitude je me repose, entre six et huit heures…

_ Quatre heures.

_ Éventuellement. Ensuite je convoque les entités, et leur attribue les sortilèges. En général les opératrices sont rapidement disponibles, mais certaines ressources pourraient me faire défaut.

_ C’est long. Je crains pour Leaucoule.

_ Pourquoi n’ont-ils encore rien tenté ?

_ Je ne sais pas. Les truands ne nous disent pas tout…Surtout ceux là.

_ Quant à vous ? Pourquoi attendre, alors que l’une des vôtres est en danger ?

_ Nous aimerions tuer le moins de monde possible. En cela réside notre vertu. Évidemment, nos chefs sont tous des hommes d’affaires. Ces gens savent être injustes quand leurs intérêts sont en jeu, mais ils n’aiment pas verser inutilement le sang.

_ Où suis-je censée dormir ?

_ J’avais espéré que vous seriez prête. Et puis des rumeurs nous sont parvenues de la caserne de Convergence… J’ai eu peur de ne plus vous trouver. En fait, je veux vous avoir à l’œil. A nos côtés vous ne feriez pas de bêtises, n’est-ce pas ?

_ Je ne suis pas prête. Où ?

_ Les tentes sont par là… »

  Ils contournèrent les assiégés. Le capitaine avait installé son bivouac à deux cents mètres à l’arrière de la maison. Les tentes étaient rares. On invita Refuse à s’étendre sur une paillasse, dans un espace exigu qu’elle partagerait avec quatre gendarmes dormant tout habillés. Les voyages dans les Montagnes Sculptées l’avaient habituée à des couchages inconfortables, mais pas à tant de promiscuité. Quand elle accompagnait des caravanes, elle parvenait presque toujours à s’isoler pendant la nuit. Du reste, tous, hommes et femmes, préservaient leur intimité. En cas de danger avéré, on adaptait son comportement. Refuse se recroquevilla en position fœtale et chercha le sommeil. Elle savait qu’elle en avait besoin. Cependant, il se fit attendre. En fin de compte la magicienne ne dormit vraiment que deux heures. Coriace se chargea de la réveiller. Elle se leva pas très fraîche, accepta une boisson chaude et un sandwich, qu’elle avala en mode automatique, alla se soulager derrière un buisson, et bougonna parce qu’il n’y avait pas moyen de se laver. Elle marcha un peu dans l’obscurité, suivie de l’adjudant, en quête d’un endroit pas trop inconfortable. N’en trouvant pas, elle fit apparaître une nappe d’ombre, qu’elle étendit par terre. Elle s’assit, et commença ses préparations. Certains choix furent plus difficiles que d’autres. Elle hésita longuement entre l’annulation et les sens de sorciers, entre l’endormissement et la brume magique. Il s’agissait de dresser une liste orientée vers l’exploration, et le combat. Finalement, Refuse se dota des moyens suivants :  

Porte de Verlieu, sens de sorcière, foudroiement, cicatrisation, invisibilité, projection incandescente, endormissement, alarme, persuasion, révélation.

  Elle rejoignit Coriace. « Je commence par sens de sorcière. Je vous dis ce que je vois, ce que j’entends. » L’adjudant se fit expliquer le principe du sortilège avant de donner son accord. La vision de Refuse monta dans les airs. Elle se dirigea vers la maison, et entra par le rez-de-chaussée de la partie centrale. L’intérieur était plongé dans l’obscurité. Elle ressortit pour tenter sa chance à gauche. Là aussi on n’y voyait rien. En revanche, à l’odeur, la magicienne aurait parié sur des écuries, et à l’étage au dessus, pour une réserve de foin. Elle poursuivit son exploration en retournant au corps principal. Les sens de sorcière traversèrent un mur épais. Une minuscule lumière magique éclairait à peine une chambre aux volets clos. Sur le lit, un homme pénétrait une jeune femme. Il était encore habillé, n’ayant pas même retiré ses bottes. Les vêtements déchirés de la fille traînaient par terre. Ce n’était pas Leaucoule. Dans la pièce à côté, ténébreuse,  Refuse faillit ne pas remarquer une sentinelle postée à la fenêtre. Mais l’homme poussa un grognement sourd en s’étirant. La magicienne continua sa visite, décrivant au fur et à mesure à Coriace qui prenait des notes, et tentait même de faire un plan. Beaucoup de pièces semblaient vides. Nulle part Refuse ne vit Leaucoule, pas plus qu’elle ne l’entendit. Les habitants de la maison avaient été réunis au grenier, disposées en cercle autour d’une lampe à huile, attachés à leurs chaises et bâillonnés. Ils se tournaient le dos. Refuse en compta cinq, mais une sixième place était vacante. Elle découvrit en tout quatre truands, dont le sorcier, sachant que certains avaient pu lui échapper. Cependant l’initié ne pouvait restait dans l’obscurité, car il avait besoin de lumière pour étudier ses sortilèges. Manifestement, il préparait quelque chose de compliqué, voire au dessus de ses forces ordinaires. C’était un homme assez jeune, et maigre, plutôt petit, avec des cheveux coupés courts et des yeux globuleux. Il s’était isolé dans un couloir du deuxième étage, derrière une petite table. Refuse l’observa attentivement. Sur le rebord, elle nota la présence d’une pile de rectangles de papier. Celui du dessus portait la formule de l’invisibilité. En zoomant, elle compta six exemplaires. Puis, elle s’intéressa au grimoire. Il  lui apparut tout de suite que malgré sa maigre épaisseur l’ouvrage comportait nombre d’ajouts collés. Le sorcier était en train de négocier un arrangement avec une entité. Dans la langue des sortilèges, il demandait que fussent reconnus magiciens tous ceux qui liraient la formule en même temps que lui dans la maison, et que l’énergie fût prise aux généreux contributeurs du grenier, lesquels y gagneraient en obtenant par ce moyen le départ des autres. L’entité, à la fois opératrice et ressource insistait sur l’ampleur de la tâche. Elle voulait que les bénéficiaires engageassent également leur vitalité, et que ce fût mentionné dans la formule. Le sorcier aurait préféré par une clause secrète sacrifier un ou deux membres de sa bande le cas échéant. Mais l’entité défendait certains principes… L’initié argua que le charme trouverait l’énergie nécessaire dans la combustion de la grange. Son interlocuteur invisible convint que dans ce cas les garanties seraient suffisantes, à condition que l’incendie démarrât avant la déclamation des formules. Comme cela, il serait un fait avéré, et non une simple supputation. Le sorcier accepta la proposition : ce n’était après tout qu’une question d’organisation. Il rédigea les termes de l’accord, les lut, et obtint l’engagement de l’entité.

  Coriace dit d’une voix claire, en détachant bien ses mots: « Je veux que vous entriez dans la maison, et que vous neutralisiez cet énergumène ; maintenant ! Si vous pouvez le paralyser, l’assommer ou l’endormir j’en serais heureux, sinon tant pis. Je veux que vous vous en occupiez tout de suite, avant le brasier, avant la déclamation, parce que nous allons attaquer. Je vais donner mes ordres. » Il se détourna de Refuse, dévala la pente vers un brigadier, avec lequel il s’entretint brièvement en désignant des directions avec les bras. Le subalterne partit en courant. La magicienne évalua la hauteur de la colline par rapport à la situation en creux de la maison. Elle espérait entrer dans le Verlieu sans que les truands n’aperçussent la lumière verte du portail. Une fois dans l’espace de transition, Refuse courut. Elle s’arrêta pour contrôler où elle en était, se rendit invisible, et se couvrir d’une alarme. Il était douteux qu’elle retrouvât du premier coup sa cible. La jeune femme entra par le premier étage de l’aile droite, dédié à des chambrettes et à la salle de bain. « Mon adversaire doit rassembler les truands, leur distribuer les formules. L’un d’eux doit mettre le feu au foin. Ils doivent décider ce qu’ils vont faire de la fille que l’un d’eux au moins a violée, et de Leaucoule. » Refuse poussa une porte dans le noir. Elle tâta le mur d’un couloir. Devant elle, lui parvint le grincement d’une porte. Elle accéléra le pas. Elle perçut un courant d’air, et une odeur de foin. Quelque chose  se brisa. Une masse la renversa. On jura. Elle se releva prestement. Sa main agrippa le bâton. L’encadrement de la porte se tinta soudain de rouge et de jaune. L’ombre du bandit apparut à contre jour de la déflagration. Refuse le frappa au ventre. Le souffle coupé, l’homme bascula en arrière. Sa main manqua le chambranle. La magicienne avança et lui décocha un violent coup de pied dans la mâchoire. Elle cria : « Leaucoule ! Leaucoule !» Pas de réponse. Où la bande s’était-elle  réunie ? Pendant que le truand brûlait dans la fournaise, un gendarme tira un coup de feu. Refuse entendit que l’on s’attaquait aux portes. Mais tous les accès avaient été barricadés. Une ombre passa près d’elle dans les ténèbres. Un instant plus tard, la magicienne vit apparaître un rectangle de lumière sur sa droite, sous l’escalier menant au deuxième étage.

  « Où est Véloce ? Qui a crié ?

_ Ça brûle ! Donne les formules !

_ Les voici. Voilà la tienne Compromission.» 

La jeune femme qui gardait l’accès du réduit attrapa son petit papier d’un air dédaigneux, tout en pointant un pistolet vers le couloir. Coriace n’avait rien demandé s’agissant de sa compagne. Il s’agissait d’empêcher le sacrifice des habitants de la maison. Malgré cela, Refuse tenta d’obtenir la soumission de la sentinelle par persuasion. « Lâche ton arme et dis moi où est Leaucoule, la gendarme que vous avez capturée. »

« Il y a une sorcière dehors !

_ Ne vous laissez pas distraire ! » L’initié déclama sa formule. Les autres enchaînèrent aussi vite qu’ils le purent, sauf un qui abattit Compromission d’une balle dans le ventre. La fille s’écroula. 

  Après quoi, trois bandits disparurent. Celui qui avait tiré tenta de rattraper le coup en lisant son papier, mais l’entité ne prit pas sa demande en compte : elle n’était pas à son service. Un autre acolyte était resté visible, ayant bafouillé sous l’effet du stress. Pour son malheur, les mots prononcés conservaient un sens dans la langue des sortilèges. L’entité fit donc son possible pour satisfaire à cette exigence imprévue, quoique amusante, et de ce moment, l’intériorité du larron, se substitua à la réalité extérieure : entrailles, viscères, muscles, squelette, et vaisseaux sanguins, devinrent l’unique spectacle  qu’il lui fût permis de contempler.

« Cela n’a pas marché ! Foutue magie ! Amène-toi !

_ J’voie plus rien ! Enfin plus rien de, de… Oh bon sang ! De la tripaille !»

  Le tueur sortit en trombe en jurant. Il se rua dans l’escalier descendant au rez-de-chaussée. Un instant, Refuse fut tenter de le suivre, mais elle rejeta cette idée. Mieux valait qu’elle chassât les invisibles, puisqu’elle seule en était capable. Elle invoqua la révélation, puis entra dans la pièce au moment où le dernier truand enjambait le rebord de la fenêtre. Elle attendit un peu qu’il fût arrivé en bas, avant de descendre à son tour par la corde prévue à cet effet. Les environs grouillaient de gendarmes. On entendait des coups de bélier et le grondement du feu. Les trois truands prirent la fuite vers l’ouest en ordre dispersé. Refuse se lança à leurs trousses, mais elle réalisa bien vite qu’ils la surpassaient en vitesse. Aussi manœuvra-t-elle pour en aligner deux, dont le sorcier. Puis elle lança contre eux la foudre. A son déplaisir ne jaillit de son doigt tendu qu’un court éclair chétif. La magicienne pesta. L’entité ressource n’avait pas encore reconstitué ses réserves. Encore heureux qu’il n’y eût pas d’autres effets indésirables. Refuse repartit, bien décidée à ne pas lâcher le sorcier. Ce dernier entra dans un bosquet de feuillus. Refuse continua de courir en ralentissant un peu l’allure parce qu’elle s’épuisait. Son adversaire s’enfonçait dans la sylve. S’il avait abandonné son invisibilité, il aurait pu se cacher dans l’obscurité, mais la révélation signalait l’enchantement par une aura lumineuse. Le sol encombré de branches mortes et de ronces rendait la course périlleuse. Le fuyard se mit au pas, ce qui permit à la magicienne de regagner un peu de terrain, avant de devoir marcher à son tour. Sa cible ne semblait pas très à l’aise en milieu « naturel ». Le sorcier se retourna. Quelques instants plus tard, il eut un sursaut et se mit à couvert derrière un arbre. Refuse comprit qu’elle était repérée. Elle devait réduire la distance, en se protégeant. Aussi courut-elle derrière un tronc. Elle entendit une détonation sèche : le fuyard lui tirait dessus. Elle mit fin à son invisibilité, puis se hâta vers un nouvel abri. Il y eut deux coups de feu. Elle entendit son adversaire battre en retraite. Refuse en profita pour s’élancer. Mais il se retourna brusquement et tira encore au jugé. Cette fois la balle trouva la cuisse gauche de Refuse. La magicienne se laissa tomber dans les fougères. Elle sera les dents.

Le sorcier marqua un temps d’hésitation. Était il plus avantageux de déguerpir, d’achever sa victime ou de l’ensorceler ? Finalement, il opta pour la troisième possibilité. Mais les mots de la formule se muèrent en hurlement lorsque la projection incandescente le frappa. Pendant qu’il se roulait par terre pour éteindre les flammes, Refuse se soigna avec la cicatrisation. Enfin, elle se releva complètement, bâton en main, et se rapprocha de son rival : sa sacoche n’avait pas trop souffert. Les habits de l’homme fumaient. Les chaires apparentes étaient couvertes de cloques. La magicienne plaça quelques lumières ici et là. Elle récupéra le pistolet, ainsi qu’un poignard. Le brûlé, allongé sur le dos, respirait difficilement. Refuse le fouilla complètement. Elle prit la besace d’où elle sortit un grimoire, une bourse, et un étui de munitions. Du cou, elle dégrafa un étrange collier de billes faites dans une sorte de résine noire.

  « Comment t’appelles-tu ? » Demanda-t-elle. Le sorcier exhala un râle. « Je ne suis pas une gendarme, sais-tu ? Mais j’aimerais savoir ce que vous avez fait de mon amie Leaucoule, qui a disparu dans la maison en tentant d’en savoir plus sur votre compte. » Le blessé se contentait de respirer. « Tout bien réfléchi, je vais soulager ta douleur, afin que tu puisses me répondre. Si tu t’y refuses toujours, j’interromprai ce petit charme. Il est possible que tu survives à tes blessures, mais pas s’il y a un risque que tu me nuises dans le futur, car je te tuerai avant. Une fois, j’ai épargné une crapule de ton genre. Une faute qui m’a coûté cher. Nous devons apprendre de nos erreurs, n’est-ce pas ? » Refuse atténua la douleur du brûlé. Elle reposa ses questions.

« Ton nom ?

_ Monsoleil.

_ Monsoleil ? Mais ce n’est pas un nom d’adulte ça ! C’est celui d’un petit garçon.

_ Je ne voulais pas du nom d’adulte. Je suis parti avant.

_ On t’appelait Monsoleil dans ta bande ? Sans rire ?

_ Non, ils disaient Lerusé. Je préfère Monsoleil.

_ Fils de ? »

Le sorcier garda le silence.

« Je te demande qui sont tes parents !

_ Qu’est-ce que cela peut vous faire ? »

  Refuse (Primevère dans son enfance) musela sa colère.

« Revenons à Leaucoule. Où est-elle ? »

Monsoleil respirait lentement, les yeux fermés. Il réfléchissait.

« Elle était sur le chariot de l’écurie, ficelée, bâillonnée, sous une couverture. Nous ne lui avons absolument pas fait mal. Ce n’est pas notre style, » lâcha-t-il.

« Je ne vous crois pas. Bien sûr, j’ai pu la rater dans ma phase exploratoire. Mais il est tout à fait dans votre genre de sacrifier vos otages, ou de les violer. Ça, je l’ai vu. Alors ?

_ La maison est en train de brûler ; votre amie avec. Vous couchiez ?

_ Nous prenions le thé. Tu me devais la vérité mon salaud. La vérité ! » Ajouta-t-elle en frappant le sol de son bâton.

« C’est inutile. Elle est morte quand même. »

  Refuse passa derrière la tête du mourant. Elle rangea son bâton dans l’espace magique. Ensuite, la magicienne entreprit de feuilleter le mince grimoire de Monsoleil. Au début, les sorts mineurs étaient recopiés d’une écriture infantile, quoique soignée. Il en allait de même pour les premiers sorts majeurs. Ensuite, la graphie devenait plus irrégulière, négligée. Certains sortilèges étaient des feuillets arrachés à d’autres livres et collés, pour s’épargner la tâche fastidieuse de leur reproduction. Les encres et les écritures variaient. Elle dénombra douze charmes majeurs: Alarme, changement d’apparence, endormissement, persuasion, révélation, aveuglement, fermeture, invisibilité, oubli, annulation, forme diaphane, maisonnette. Cinq lui étaient inconnus. Trois dégageaient une impression de familiarité qui demandait à être tirée au clair. L’aube naissante caressait seulement l’orée du petit bois. Refuse illumina la page de l’annulation. Son regard se posa sur des lettres fines et noires, anguleuses et hautes, parfaitement alignées. Sous le titre du sortilège on pouvait lire ce commentaire : « don de Dame Tinaborésia ». Sans conteste cette page provenait du grimoire de Sijesuis ! Refuse reporta son attention sur Monsoleil.

  « Est-ce toi qui a volé le grimoire de Sijesuis des Patients ? Et si oui, qu’as-tu fait du reste ? » Le sorcier sourit : « Sauvez-moi, et je vous le dirai. 

_ Je me suis déjà soignée. Leaucoule aurait pu te venir en aide. Or, tu dis qu’elle est morte. Il ne reste donc rien pour toi.» Dans son état, le reliquat de pierre de vie que détenait encore Refuse pourrait-il arrangé les choses ? Valait-il la peine de le sacrifier au bénéfice d’une crapule qui ne lui inspirait aucune confiance ? La magicienne aurait préféré l’utiliser sur son amie, ou sur n’importe qui d’autre. Elle pesa le pour et le contre. Enfin, elle livra le résultat de ses cogitations :

  « Je vais déposer dans ta main un reste de pierre de vie qui devrait te donner un répit. Ensuite, j’irai chercher les gendarmes. Tu seras donc seul, et si tu m’as trompée sur la gravité de ton état, comme je le soupçonne, tu en profiteras pour t’enfuir. Il te reste peut-être un sort ou deux… Par conséquent, je prendrai des dispositions pour te contraindre à demeurer ici bien sagement. 

_ Vous allez me ligoter.

_ Avec quoi ? Non, je vais essayer ton pistolet : une balle dans le genou t’immobilisera certainement. »

  La magicienne sortit la pierre enchantée, et la glissa entre les doigts de Monsoleil. La pierre fondit aussitôt. Les chairs à vif se recouvrirent d’un ersatz de peau. Après quoi, elle se releva et pointa son canon vers le genou gauche de sa cible. « Vous allez me tuer ! » Se récria l’homme à terre. Elle appuya sur la queue de détente. Mais le coup ne partit pas. A dire vrai, Refuse était très ignorante des armes à feu. Si elle visait à peu près, le concept d’armer le chien lui était totalement étranger. Le gars s’en aperçut. Évidemment, il ricana. La magicienne, honteuse et contrariée, rangea le pistolet, sortit le bâton, et fracassa l’articulation de la façon qu’elle maîtrisait le mieux. Monsoleil hurla un chapelet d’insultes. Refuse quitta le bois. 

   « On ne peut pas dire que j’aurais obéi aux ordres de Coriace. Il va être furieux. Néanmoins, avec un peu de chance les otages ne seront qu’épuisés. Après tout, seuls trois bandits sur sept ont bénéficié du charme payé avec l’énergie de leurs prisonniers. » La maison brûlait entièrement. La grange et les écuries n’étaient plus que décombres flamboyants. Le corps principal ne tarderait pas à s’effondrer. Aidés des informations fournies par Refuse, les gendarmes avaient libéré les otages au grenier, qu’ils avaient trouvé extrêmement affaiblis, mais vivants. Ils les avaient portés jusqu’au troisième étage, envahit d’une épaisse fumée, car le feu dévorait les niveaux inférieurs. On ouvrit une fenêtre à la hâte, on déroula une corde, et chaque sauveteur avec son fardeau glissa le long de la ligne, en une sorte de chute ralentie. Il y eut maintes entorses à l’arrivée, et des brûlures aussi. Les gendarmes avaient aussi cueilli les deux truands pour lesquels la magie n’avait pas marché. Ces derniers  s’étaient rendus sans résistance. Il manquait à l’appel une jeune fille, du côté des civils, et la magicienne Leaucoule, du côté des militaires. On se prépara à annoncer la triste nouvelle aux rescapés, dès qu’ils auraient un tant soit peu récupéré de leur mésaventure. Coriace ne se faisait plus d’illusion. Il avait interrogé les truands capturés, messieurs Goinfre et Hargneux. Le premier se disait victime d’un maléfice. Il nia avoir vu Leaucoule. Le second se disait trahi par ses pairs, contre lesquels d’ailleurs il s’emporta. Il s’étonna qu’on pût le soupçonner d’avoir participé à la séquestration d’un gendarme. Coriace, écœuré, cessa de poser des questions. Le jour se levait. Une pluie fine constellait son manteau de gouttelettes cristallines. Il s’éloigna. La situation lui avait échappée quand il avait ordonné à sa coéquipière d’utiliser sa magie pour en savoir plus. Leaucoule aimait agir de manière autonome. Si la gendarmerie voulait la garder, elle devait lui laisser un peu de liberté. La magicienne de Portsud avait juré de se montrer prudente. Coriace l’avait crue, car jusqu’à présent, elle avait toujours agi avec discernement. Du reste, rien ne prouvait qu’elle eût commis une erreur. Et pourtant, l’adjudant excluait de s’en remettre à la malchance pour expliquer le drame. Mais c’est avec détachement qu’il vit s’avancer vers lui Refuse. La jeune femme montait la pente sans se presser. Coriace eut le temps d’en goûter les formes et les nuances : les mèches noires soulevées par la brise humide, les avant-bras fins sortant des amples manches boutonnées au dessus du coude, le manteau gris taillé sur mesure, la main droite tenant fermement le bâton, la taille étroite, et les chaussures aux semelles épaisses, presque des bottes, qui couchaient l’herbe au rythme régulier de la marche. Elle s’arrêta à deux mètres de Coriace, et leva vers lui une face inexpressive ; seuls ses yeux avaient conservés leur fard. Ainsi, la bouche perdue dans l’obscurité du visage était doublement silencieuse. Leaucoule aurait regardé Coriace comme on contemple une belle montagne. Elle se serait approchée plus près, lui aurait parlé. Et l’adjudant aurait laissé le charme agir.  Il se rappela le contact de sa peau : douceur, chaleur, pression ; odeur, saveur… Mais Refuse voulait peut être lui dire quelque chose, en fin de compte ?

Le couteau dans la plaie. 

  « Bonjour Coriace. Je crains de vous avoir beaucoup déçu, étant arrivée trop tard pour empêcher l’incendie. Je suis sans nouvelles de  Leaucoule, notre amie. Je ne l’ai pas vue. Tout s’est passé trop vite. Mais j’ai pris en chasse le sorcier invisible. Il s’était enfui avec deux acolytes. Je l’ai affronté dans le bois. » Elle indiqua d’un geste la direction. « Je l’ai laissé au sol, sérieusement brûlé, un genou broyé. Il aurait pour nom Monsoleil, ou Lerusé. Il a prétendu que Leaucoule était attachée et réduite au silence, et qu’on l’avait enfermée dans les écuries, sur un chariot. Il a dit que la bande ne l’avait pas molestée, mais je ne le crois pas, étant donné l’usage qu’ils ont fait de leurs otages : vous en savez autant que moi.

_ Au fil des siècles, ce monde a connu des millions de drames. Par chance, l’air est toujours aussi pur. J’espère que mon cœur saura accueillir la peine comme il sut s’ouvrir à la joie. L’urgence commande de nous occuper de Monsoleil. Mais j’aimerais bien ensuite retrouver un peu de Leaucoule, un bijou fondu, un bout de vêtement, des os carbonisés, quelques cendres que mes larmes pourraient mouiller. Allons, je vous suis. »

  Refuse guida l’adjudant. En chemin, il fit signe à une dizaine d’hommes de les accompagner. Il envoya l’un d’eux prévenir le capitaine de la compagnie. Ce dernier les rejoignit à l’orée du bois  avec un groupe de cavaliers. Coriace parlait à Refuse :

« Ce n’est pas la première fois qu’une mission tourne au vinaigre, mais c’est la première fois qu’une opération me coûte aussi cher, et quelle engage à ce point ma responsabilité. Nous autres gendarmes, avons l’habitude des demi-échecs, des demi réussites. Ainsi, deux bandits nous ont échappé, ainsi mon aimée est morte. Où est Monsoleil Lerusé ? Je crois que je ne vais pas choisir entre ses deux noms…

_ C’est là. »

  L’initié n’avait pas bougé. « Aidez-moi, je souffre, » dit-il. « Nous ne sommes pas ici pour réduire vos souffrances », répondit l’adjudant. « Certes, nous ferons venir un médecin, puisque désormais vous êtes en notre pouvoir. Votre personne est un bien étrange objet : un fait matériel, une parole, un corps blessé, et un être humain. En tant que tel, vous pouvez prétendre à une sorte de soin. Mais pas à notre compassion. Vous ne me faites pas pitié. Je me félicite; pour l’instant,  de ne point éprouver de haine à votre égard, parce qu’elle pourrait me détourner de mes devoirs ; et j’en suis tout surpris parce que je devrais vous haïr. D’ailleurs, cela viendra peut être. Je ne désespère pas. Chaque chose en son temps. » Il se tourna vers ses pairs : « Amenez une civière. Transportez le au camp. Prévenez l’adjudante cheffe Vuedaigle, si ce n’est déjà fait.

_ Je m’en suis chargé. » Intervint le capitaine.

  A la mi-journée, le feu mourut. De l’ancienne ferme ne subsistaient que des gravats cendreux et mouillés par les intempéries, d’où émergeaient quelques poutres charbonneuses. Refuse fut invitée à partager le repas de la troupe. L’officier lui vanta l’esprit de la gendarmerie, les perspectives de carrière. La magicienne l’écouta poliment, en posant, entre deux bouchées, des questions sur l’enquête :

« Monsoleil vous a-t-il dit qui étaient ses parents ?

_ Pourquoi cette question ?

_ D’abord parce que je suis sûre que vous l’avez posée, ensuite parce que je désire savoir qui l’a formé. Il n’a pas voulu me répondre.

_ C’était son droit.

_ D’accord, d’accord… J’ai récupéré son livre de sortilèges. Il contient des pages provenant du grimoire de Sijesuis, feu mon maître. Coriace vous en aura parlé.

_ En effet, je suis votre dossier depuis ses débuts.

_ En outre, il y a dans cette liste un moyen magique d’entrer dans une maison en traversant les murs : la forme diaphane. Je pense donc tenir mon voleur. A ceci près qu’il ne possédait pas la totalité de l’ouvrage. Notamment, il y manquerait les sortilèges les plus puissants. Avec qui les aurai-t-il partagés ? A-t-il vendu ceux qu’il était incapable d’utiliser ? Personnellement, je n’aurais jamais fait cela. Cependant, j’ai pu observer, dans les Contrées Douces, une tendance à privilégier les choix à court terme. Notre homme avait peut-être des dettes, ou des besoins d’argent l’emportant sur la promesse d’un pouvoir plus grand ?

_ Intéressant. Continuez. 

_ J’ai du mal à cerner son niveau. Je pratique une magie “classique” de la tradition noire, dans laquelle le sorcier sécurise ses rapports avec les entités du mieux qu’il peut. Prenons un exemple : aujourd’hui ma foudre n’a pas fonctionné. Mais en dehors de l’absence de l’effet désiré, je n’ai subi aucun autre désagrément. S’il m’est arrivé d’explorer certains états limites des enchantements, ce fut toujours parce que je n’avais pas le choix, ou que j’étais pressée par le temps. Or Monsoleil a négocié des visées normalement au-delà de ses forces, en s’adressant à une entité acceptant des sacrifices. Elle était à la fois opératrice et ressource. Le type même de l’entité dangereuse. Monsoleil ne m’a guère opposé de magie dans le bois. Après l’invisibilité et la révélation, il ne lui restait plus grand-chose. Du coup, je me suis pris une balle. J’ai soigné la blessure.

_ Coriace disait que vous étiez forte dans votre domaine. Je comprends mieux, maintenant. Si la carrière de gendarme ne vous tente pas, accepteriez-vous de nous conseiller : quelles sortes de mesures pourrions-nous prendre, si nous voulions nous garder d’intrusions indésirables, à la caserne par exemple ?

_ Il faudrait au plus vite recruter des sorciers compétents ! Je suppose que vous en avez déjà recensé quelques uns. Sinon, sachez que je détiens une liste des mages les plus avancés des Contrées Douces. Elle date un peu, car je l’ai trouvée chez mon maître. Aboutir mon enquête me permettrait de la compléter.

_ Vous partageriez cette information?

_ Uniquement si je ne suis plus contrainte de soutirer celles que vous détenez relativement à ce qui me motive.

_ Serait-ce un aveu ?

_ C’est une négociation. J’en appelle à votre bon sens capitaine. Je viens de vous prévenir, qu’une fois rétabli, Monsoleil aurait les moyens de s’évader. Nous savons que pour y parvenir il n’hésitera pas à sacrifier un compagnon de cellule ou un gardien. Il vous obligera à le détenir selon des conditions particulières. Moi, à votre place, je lui couperais la langue.

_ Il doit exister des charmes d’emprisonnement adaptés aux sorciers.

_ J’achète ! »

La discussion marqua une pause. Le capitaine avala quelques morceaux de viande, puis conversa avec Vuedaigle, le médecin de la compagnie. Refuse, qui avait fini de manger, fit disparaître son assiette d’ombre d’un claquement de doigt. L’officier pivota de nouveau vers elle.

« Quel est votre but dans la vie ?

_ La puissance.

_ La puissance n’est pas un but, c’est un moyen. Survivre, dominer, vivre dans le luxe, fonder une famille, protéger les vôtres, collectionner les amants,  vaincre la mort : voilà des objectifs ! Lequel vous intéresse le plus ? »

  Refuse se redressa en surjouant la séductrice : « Je veux un palais somptueux, peuplé de beaux éphèbes soumis à mes désirs ! Je veux, que chaque matin, ils m’habillent de pierres précieuses et de soies argentées ! Je veux maîtriser les éléments, faire danser les étoiles, boire du vin de soleil, et manger des tartes au Temps! Éternellement !

  Plus sérieusement, je serais contente si je pouvais réaliser une œuvre pérenne, rien d’aussi impressionnant que le Pont Délicat, mais tout de même une chose propre à susciter une légitime admiration. Voilà : je recherche une sorte de gloire méritée. » Le capitaine se fit expliquer ce qu’était le Pont Délicat. Il en devint songeur.

  Coriace s’était couvert de cendres en fouillant la ruine, particulièrement la partie qui contenait les écuries. Refuse le rejoignit dans les décombres. Elle évoqua la possibilité d’une cave. L’adjudant attrapa l’idée au vol. Il obtint des propriétaires l’emplacement de la trappe menant au sous-sol. Les gendarmes déblayèrent l’espace indiqué, en y mettant une énergique obstination, qui avec sa pelle, qui avec ses mains. Le moment venu, on accorda à Coriace le privilège de soulever le panneau de bois. On entendit un grincement, un grognement de bête, puis le choc assourdit d’un objet lourd jeté de côté. Coriace prononça un charme mineur de lumière. Une minuscule lueur apparut au milieu de l’escalier, à peine plus brillante que la flamme d’une bougie. Insatisfait, l’adjudant réclama une lanterne, mais Refuse se faufila jusqu’à lui. La magicienne produisit une constellation de points lumineux, fixés tant au sol qu’au plafond, au fur et à mesure que Coriace descendait les marches. La cave était bien étayée. Elle consistait en un large couloir le long duquel s’alignaient coffres ou tonneaux. Au fond de cet endroit somme toute bien ordonné, on avait jeté le cadavre de Leaucoule, les mains ficelées dans le dos. Le corps portait maintes lacérations, comme si un boucher fou eût testé de nouvelles façons de tailler les chairs. Coriace et Refuse se regardèrent médusés. Tous deux avaient déjà infligé des souffrances, blessé ou tué des adversaires. Évidemment, l’adjudant n’en était pas à sa première scène de crime. Quant à Refuse, n’avait-elle pas réveillé le Dragon des Tourments ? N’avait-elle pas vu Présence égorger un homme, boire son sang ? Pourtant aucun n’avait fait l’expérience d’un tel monument à la cruauté. D’un pas lourd l’adjudant remonta à la surface. Refuse l’entendit appeler ses supérieurs, et discuter, encore. Restée seule avec le cadavre, elle le regarda de plus près, rigide et livide, exsangue et béant de dizaines de plaies. Elle imagina son amie subissant les supplices, les brutes s’acharnant, encouragées par les hurlements et les supplications. Elle imagina des horreur qui n’en finissaient pas : des humiliations, des souillures, puis des coups, de plus en plus forts, de plus en plus vicieux, avec la mort comme seul échappatoire. Refuse détourna les yeux du cadavre : ce n’était pas Leaucoule. S’en était même l’exact opposé : une sorte de legs odieux voué à supplanter tout autre réminiscence de la personne anéantie. La magicienne convoqua ses souvenirs pour former une représentation intacte et vivante de son amie.

  Les gendarmes rejoignirent la magicienne avec les prisonniers, y compris Monsoleil attaché à sa civière. Tous rejetèrent la faute sur ceux qui n’étaient plus là. « Nous avons d’autres mages », prévint le capitaine. « Certes, les aveux extorqués par des charmes de persuasion ne comptent pas pour des preuves au regard du droit, mais ils mènent parfois à des indices matériels, qui eux sont valables. » Vuedaigle dressa un constat écrit de l’état du corps, puis supervisa son transport. A l’écart des décombres, un brigadier photographia la dépouille. Un autre prit Refuse à part pour qu’elle donnât la description des deux fuyards qui lui avait échappé. Une escouade se lança à leur recherche. Le reste de la compagnie rentra à Convergence, au trot. Refuse monta en croupe du cheval de Coriace, puis l’abandonna pour un chariot, quand ils eurent rejoint la route. Les ex-otages s’y trouvaient déjà. On leur avait promis de les déposer dans un village où les anciens avaient encore de la famille. Il y avait le vieux Contestataire et sa compagne Provision, la servante Lueur, et les valets de ferme Rudegars et Létonné. Refuse engagea la conversation, pas tant par politesse, que pour obtenir des informations. Ainsi apprit-elle que les victimes connaissaient leurs bourreaux, du moins certains d’entre eux, qui avaient logé à la ferme à plusieurs occasions. D’ailleurs, au début, Véloce et Compromission avait loué une chambre comme à l’accoutumée. Puis Goinfre avait fait son apparition. Il avait monté quatre par quatre les marches de la demeure pour s’entretenir d’une affaire urgente avec ses amis. Il était rapidement ressorti sans fournir d’explication. Toutefois Compromission avait avancé l’argent pour réserver d’autres chambres. On attendait sept autres personnes. Seulement cinq se présentèrent dans la soirée, tous armés et nerveux. La bande avait deux chefs : Lerusé et Richunjour ; le premier, un sorcier ; le deuxième, un malfrat roué. Richunjour avait une compagne au langage fleuri : Doubabil, que les autres surnommaient Merdalor. Refuse les assimila aux fuyards. Après un bref conciliabule, les truands avaient tourné leurs armes vers Contestataire et les siens. Les femmes avaient été séparées des hommes, et confiées à la surveillance de Compromission pendant que ceux-là devaient aider à barricader la maison. Quand ils eurent fini de déplacer des meubles, de fracasser des tables et de clouer des planches, les ouvriers furent entravés et enfermés à leur tour. Les truands abusèrent des deux femmes les plus jeunes, Lueur et Brodeuse, la plus jolie. Du temps passa. On entendit des coups de feu ; puis plus rien, pendant des heures. Le silence fut rompu par des cris, d’abord variés et discontinus. Mais ceux-ci se muèrent bientôt en séries de hurlements, qui durèrent au moins une heure. Lorsque enfin ils cessèrent, tous les otages, sauf Brodeuse, furent réunis au grenier. On leur servit un repas copieux. Lerusé les encourageait à reprendre des aliments. Puis on les attacha de nouveaux aux chaises. Quelque chose de maléfique se tramait. Goinfre et Hargneux voulurent garder pour eux Lueur, mais le sorcier exigea qu’elle partageât le sort des autres.

« J’aimerais en savoir plus sur Lerusé, ou Monsoleil (son vrai nom). » Demanda Refuse. « Il n’a pas voulu me révéler l’identité de ses parents. Je ne serais par surprise qu’au moins l’un d’eux soit un initié. 

_ Le mage Imprévisible vit non loin, dans la direction des Terreurs, c’est tout ce que je peux dire, » répondit Contestataire. Une centaine de kilomètres séparaient la capitale des montagnes. La ligne de chemin de fer qui la reliait à Abrasion faisait le double, en ligne droite. La compagnie fit halte dans un village que Refuse ne se rappelait pas avoir traversé à l’aller. Ses compagnons de voyage descendirent du chariot. Les valets de ferme firent leurs adieux à Contestataire et Provision. Ils iraient chercher un emploi ailleurs. Lueur se mit à errer un peu au hasard. La magicienne la vit ensuite s’adosser à un mur de briques orange, où elle se laissa glisser par terre. Refuse se mordit la lèvre inférieure. Elle alla chercher l’ex-servante. « Remontez dans le chariot, Lueur, vous avez encore besoin de soins. Il ne faut pas vous isoler comme cela. Venez. » Comme la fille ne bougeait plus, la magicienne héla Coriace. Ce dernier la souleva sans peine, et sans un mot la ramena au véhicule. Il adressa une question muette à Refuse. « J’ai gagné un sort d’oubli, Je dois d’abord l’apprendre, trouver avec quelle entité il fonctionne, mais cela ne devrait pas être trop long. C’est tout ce j’ai convenant à son cas. Je le lui proposerai. Avez-vous mieux ? » L’expression de l’adjudant disait assez qu’il ne pensait pas que cette solution fût idéale ; mais non, il n’avait pas mieux. La troupe repartit. En chemin, Refuse expliqua à Lueur ce qu’elle comptait faire. La traumatisée demeura prostrée.

On entra dans Convergence. La compagnie passa les grilles de la caserne. La magicienne proposa au capitaine de revenir le lendemain afin de questionner Monsoleil, à l’aide d’une persuasion. Mais l’officier déclina l’offre, arguant que Refuse n’était pas chargée de l’enquête, et qu’elle n’avait pas à en savoir. La magicienne le fusilla du regard. Oh, comme elle détestait qu’on lui fasse obstacle ! Ils se firent face, immobiles, pendant dix battements de cœur. « Mais je saurai ! Je dépose plainte contre Monsoleil, alias Lerusé. Je l’accuse du vol du grimoire de Sijesuis.

_ … Parfait. On finira par se comprendre. Allons dans mon bureau.

_ Maintenant que je sais que je ne vous aime pas, j’éprouve le désir de connaître votre nom.

_ Certainement: capitaine Obstiné, à votre service.

_ Je préfèrerais me servir moi-même.

_ J’avais compris. C’est par là. Grandcœur occupez-vous de mademoiselle Lueur, voulez-vous ? » Le gendarme désigné, avec beaucoup de douceur, conduisit sa protégée au réfectoire.

Obstiné conservait dans épais un dossier tous les rapports de Coriace, et de Leaucoule concernant Refuse des Patients. Il y ajouta la longue déposition de la sorcière, incluant tout le récit de l’exploration du manoir de Sijesuis, et de la mort de ce dernier. Il ne posa guère de questions. Un secrétaire venait chercher les feuillets au fur et à mesure. Il retournait s’asseoir derrière un petit bureau, où il les recopiait. L’après midi passa dans une atmosphère studieuse. Le jour déclinant, on s’éclaira à l’huile ou à la magie. Finalement, le capitaine transmit à Refuse une liste de noms. L’entête désignait ces gens comme des avocats.

  « Que dois-je faire de cette chose ?

_ Choisir. Prendre contact avec un homme, ou une femme, de loi, un professionnel qui vous conseillera.

_ Je n’aime pas cela.

_ Croyez-vous que les marchands qui vous emploient apprécient de devoir faire appel à vos services ? Ils s’en passeraient bien s’ils le pouvaient. Mais vous êtes une experte dans votre domaine. Vous pouvez leur éviter de perdre des fortes sommes. Considérez que l’avocat rend le même genre de services. »

  Refuse récupéra Lueur en sortant. Elles firent quelques pas dehors, dans la nuit tombante. Mais les silhouettes des passants émergeant de l’obscurité ravivèrent les angoisses de Lueur. Celle-ci ralentit, s’arrêta tout à fait, et commença à se recroqueviller. Refuse fut obligée de rebrousser chemin vers la caserne. Les gendarmes acceptèrent de garder l’ex-servante  jusqu’au lendemain. Ils la conduiraient à l’Hôtel de l’Orchestre dans le courant de la matinée. De retour à la résidence, la magicienne donna des instructions au réceptionniste : elle avait besoin de dormir, mais il faudrait la réveiller de bonne heure. On devrait également réserver une chambre pour Lueur : Refuse paierai l’addition, mais s’il était possible de lui dégoter un emploi, ce serait un plus très apprécié. Le personnel de l’hôtel respecta les instructions. Vers huit heures du matin, un client s’entretint avec la magicienne. L’affaire pouvait être réglée rapidement. Aussi Refuse lui emboîta le pas. Ils croisèrent le gendarme qui amenait Lueur, pratiquement sur le seuil de l’accueil. La magicienne remercia le militaire. Celui-ci en profita pour lui donner une invitation : on inhumerait Leaucoule dans la soirée. Refuse présenta Lueur à la réception. Puis elle se consacra toute la journée à son travail. Après quoi, le temps pressant, elle passa en coup de vent à son hôtel, demandant des nouvelles de sa protégée. On lui dit qu’elle n’avait pas quitté sa chambre. Refuse repartit aussitôt vers  la caserne. Elle arriva à temps pour la cérémonie.

  Les gendarmes étaient répartis dans la cour en deux ensembles de tailles égales, bien alignés, tenant tous leur fusil de la même façon, en oblique, main droite sur la crosse, main gauche sous le canon. Ils regardaient devant eux un point très lointain. L’espace entre les deux groupes formait une allée menant aux officiers et aux politiques. On désigna le colonel Fierdemoi, et le maire de Convergence, monsieur Parletrop. Refuse reconnut Fuyant, actuellement à la tête du conseil des marchands, soit le pouvoir exécutif des Contrées Douces Il avait désormais le teint gris, et la mine grave d’une statue, impression renforcée par l’immobilité que les circonstances imposaient. La magicienne fut placée à droite des officiels, là où le protocole rangeait d’habitude les invités d’honneur. Ceux-ci se limitaient à deux personnes. Outre Refuse, le directeur du département de la magie de l’université, en grand manteau vert, semblait ailleurs, indifférent à la boule de ronce accrochée à son épaule, qui balançait de gauche à droite sa queue épineuse. Ses grands bras pendant le long du corps, son visage de plomb relevé vers la crête des toits, les sourcils épais et la moustache fournie, lui conféraient l’aspect d’un jouet égaré. Imprévisible ne daigna pas accordé un regard à sa voisine.

  En quoi consistait la cérémonie ? Quatre gendarmes remontèrent l’allée centrale en portant sur une civière le corps de la défunte, enveloppé d’un linceul blanc. Deux femmes en uniforme suivaient avec des sacs à dos rectangulaires, en cuir épais. On déposa au sol le fardeau, devant les politiques et les hauts gradés. Fuyant prononça un discours de portée générale. La mort de Leaucoule participait d’un effort sur le long terme visant à purger les Contrées Douces des éléments les plus hostiles à l’harmonie collective et aux affaires honnêtes. Parletrop s’embarqua dans une apologie de la gendarmerie, une institution bien implantée dans la capitale, et en grande partie financée par elle. Il rappela que les escadrons étaient nés d’un accord liant les villes du pays, pour faciliter la circulations des personnes et des biens. Le développement des échanges avait entraîné une recrudescence du banditisme, nécessitant une réponse collective. Refuse se rendit compte qu’elle connaissait mal les institutions des Contrées Douces. Puis, emporté par son élan, Parletrop dériva pendant une heure sur un océan métaphorique, jusqu’à ce que le colonel Fierdemoi recentrât le sujet en évoquant les circonstances de la tragédie. Mais, il ne les approfondit pas. Son discours mit en avant le savoir faire de ses troupes, leur sang froid, leur dévouement à l’intérêt général, les otages sauvés, la plupart des truands neutralisés, la nécessité de recruter des mages, sinon de travailler avec eux. Ensuite il passa la parole au capitaine Obstiné, qui ne la garda que le temps d’exprimer les regrets d’avoir perdu un élément de valeur, d’une manière si horrible. « Nos tendances mortifères remontent à nos  origines, au berceau légendaire de l’humanité, où elles causaient déjà de grands ravages. Mais toujours des hommes et des femmes courageux les ont combattues. Coriace et Leaucoule sont de ceux-là. » Conclut-il.

  Très logiquement l’adjudant prit le relais. Il retraça les principales étapes de la vie de sa compagne, raconta leur rencontre, comment la gendarmerie l’avait recrutée, formée, intégrée dans ses rangs. Il dressa la liste des services rendus à la collectivité. Il expliqua, la voix chargée d’émotion, sa dernière mission. Se tournant brièvement vers Imprévisible, il annonça, que par la persuasion magique, on avait, le matin même, obtenu le récit complet, et insupportable, des souffrances infligées. Ensuite sa voix mourut. Le cœur de Refuse bâtit cent fois dans la poitrine. Le colonel fit alors un geste discret. On porta Leaucoule jusqu’à la tombe. Un détachement d’honneur suivit jusqu’au cimetière de la gendarmerie, situé derrière les bâtiments. La solennité du rituel imposait de faire le tour par l’extérieur. Dans les grandes villes des Contrées Douces les corps étaient enterrés le temps de la décomposition, avec une tablette en pierre gravée des noms et épitaphes du défunt. Une autre tablette identique était alignée ou rangée dans des caveaux par famille, par profession, ou par période (comme ici). Sur la tombe elle-même rien n’était visible, sinon la terre retournée. Souvent, quelqu’un mimait le nom d’adulte du disparu. D’un geste grave, Coriace versa le contenu d’une cruche d’eau dans sa paume ouverte. Le liquide dégoulina entre les doigts. Avant de refermer la fosse, une gendarme posa sur le linceul la tablette dont elle était chargée. Sa collègue sortit la deuxième pierre gravée de son sac à dos, et alla la placer sur un rebord d’exposition longeant le mur du cimetière. On pouvait y lire : « Anémone, Leaucoule, Tombée au Champs d’Honneur. » On venait d’enterrer l’enfant, la femme et la morte. 

  « Bonjour monsieur. Nous n’avons pas été présentés. Je suis Refuse des Patients. Est-ce à vous que la gendarmerie a confié la persuasion des criminels ?

_ Elle a d’abord pratiqué avec un mage en uniforme sur le dénommé Goinfre, avant de me demander de soumettre le dénommé Monsoleil, dit Lerusé. Je ne suis pas autorisé à vous en parler.

_ Pouvez-vous au moins me dire votre nom, ou vous serais-je à ce point antipathique ?

_ Imprévisible, comme je suppose que vous le saviez déjà. On m’a parlé de vous.

_ Je devine qui est ce “on”. Seriez-vous intéressé par un échange de sortilèges ? Je propose la forme diaphane, très utile.

_ Vous n’avez rien d’autre ?

_ Oh ! Vous l’avez déjà ?

_ Je n’ai pas dit cela !

_ J’ai parlé avec Monsoleil. Hélas, je n’ai pu le persuader. Les ressources et le temps m’ont manqué. Voilà un curieux personnage : il recourt à des entités qui acceptent les sacrifices humains, il possède forme diaphane, probablement depuis des années, et je découvre dans son grimoire des pages arrachées à celui de mon défunt maître, Sijesuis. D’ailleurs c’est en fouillant dans les papiers de ce dernier que je suis tombée sur votre nom. Monsoleil n’a pas voulu me révéler qui l’avait formé. Comme j’estime que cette information m’aiderait grandement, je vais creuser la question. Je me sens proche du but. Je trouverai. M’aiderez-vous, Imprévisible ? 

_ Peut-être, mais je ne ferais rien de contraire à la loi.

_ Que d’ambiguïté ! Vous est-elle si favorable, la loi ?

_ Je dois y réfléchir ! Bonne journée ! »