Le Grimoire de Sijesuis 8

Chapitre huit : Entrevues.

Trouver à qui parler.

  Refuse rentra à l’hôtel. Elle alla voir Lueur. Sa protégée s’était reposée, mais demeurait prostrée. La magicienne exposa une nouvelle fois ses intentions, avant de prendre congé. Revenue à sa solitude, dans sa chambre, elle évoqua la copie fidèle, magie mineure qui lui facilita le recopiage des sortilèges pris à Monsoleil, dont l’oubli, sa priorité. Elle étudia le charme en détail, convoqua diverses entités, les interrogea et en choisit une qui lui paraissait fiable. Elle lui expliqua en termes précis ses attentes. L’opératrice décrivit sa façon d’agir, assez déconcertante. Refuse en déduisit que ses espoirs n’étaient pas infondés, mais que l’enchantement n’effacerait pas complètement le traumatisme. Au mieux, il aiderait la bénéficiaire. La magicienne fit plusieurs ébauches de ce qu’elle demanderait le lendemain en utilisant le sort. Pas convaincue du résultat, elle conclut qu’il lui faudrait obtenir certaines réponses de Lueur : quelles images, quelles phrases, quels actes, l’avaient le plus marquée ? Que se passerait-il si l’infortunée se murait dans son silence ? La magicienne se permettrait-elle de la persuader? L’idée d’exercer une contrainte supplémentaire sur une personne qui avait déjà tant subi ne lui plaisait pas. Devrait-elle attendre ? Combien de temps ? Dix minutes ? Dix ans ? « Je vais limiter mes ambitions et faire uniquement ce qui est en mon pouvoir, ni plus, ni moins. Demain, je lui parlerai. Si elle me renseigne sur son état, je modèlerai le charme en conséquence, sinon je demanderai à l’entité d’atténuer tout l’épisode, à partir du moment où elle a compris ce qui allait lui arriver. Ainsi gardera t-elle l’idée de ce qui l’a meurtrie, mais pas les sensations. Évidemment, si elle attache plus d’importance au concept du viol qu’à ses effets physiques, ce sera un échec. »

  Après une nuit de repos, une préparation rigoureuse, un petit déjeuner copieux et une bonne douche, Refuse retrouva Lueur, en compagnie d’une servante de l’hôtel, qui essayait de lui faire boire une soupe chaude à la cuiller. Lueur ouvrait la bouche et déglutissait, au fur et à mesure, insensible à la saveur des légumes. La magicienne attendit que le bol fût à peu près vide. Elle remercia la servante, qui s’éclipsa avec la vaisselle. Refuse exposa son plan. Elle demanda ensuite à Lueur de lui fournir plus amples informations. Des larmes coulèrent sur les joues de l’outragée, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Refuse déclara qu’elle s’apprêtait à modifier l’esprit de sa protégée, par un sort d’oubli. « Vous retiendrez qu’on vous a fait du tord, et lequel, mais je souhaite oblitérer les péripéties, et leur cortège de sensations désagréables. Je puis aussi, maintenant que j’y pense, utiliser une cicatrisation, une magie réparatrice qui soigne les blessures physiques. Elle ne peut pas vous faire de mal. En revanche, agir sur votre mémoire est plus délicat. Comprenez moi, l’oubli est un charme offensif, intrusif, plus complexe que la persuasion. J’ai besoin de votre assentiment. » S’en suivit un silence pesant, mais pas inactif. Lueur oscillait, s’emmêlait les doigts, se mordillait la lèvre. Finalement, elle fixa son bas ventre.

  « La cicatrisation ? » Demanda Refuse. Lueur hocha la tête. La magicienne lança le charme curateur. Lueur se redressa un peu pour prendre une profonde inspiration. « L’oubli ? » Lueur fit non de la tête. « Non ? » Lueur la regarda dans les yeux. « Je dois témoigner. » Dit-elle simplement. Refuse pensa : « Témoigner, moui… Enfin, qui peut le plus, peut le moins. Ils ont déjà outragé, torturé et assassiné une gendarme. Qui aurait besoin d’entendre  cette pauvre fille pour se convaincre de la dangerosité des truands ? » Peut-être la magicienne négligeait-elle le point de vue de Lueur. « D’accord. Si vous changez d’avis après le procès n’hésitez pas à me le faire savoir. Je reviendrai prendre de vos nouvelles, aussi longtemps que je serai dans la région. Bonne journée Lueur.» Refuse referma la porte, poussa un gros soupir, et sortit en toute hâte de l’hôtel.

  Elle évoqua l’alarme. Quelle était la meilleure façon de conduire ses affaires ? Se demandait-elle tout en marchant. La magicienne se rendit à l’université, au département de linguistique, où elle sollicita un rendez-vous auprès du docteur Lecteur, à propos d’une boucle d’oreille parlante. La secrétaire consulta un agenda volumineux. Le docteur aurait un moment à lui accorder dans trois jours, en milieu d’après midi. N’étant pas loin des magiciens, Refuse fit un crochet dans leur secteur, à visage découvert. Elle y requit une entrevue avec Imprévisible. On ne lui promit rien, mais on prit note. On la contacterait le cas échéant. Refuse s’informa également des possibilités d’inscription, en tant qu’étudiante avancée. Elle demanda les tarifs. On les lui communiqua : ils étaient élevés, mais la liste faisait apparaître diverses modalités. On pouvait demander des cours particuliers (très chers), ou collectifs. Il était possible d’accéder à la bibliothèque seule, sans suivre les cours. Toutefois les conditions d’emprunt étaient très restrictives si on ne venait pas régulièrement, et plus encore si on n’habitait pas à Convergence. En d’autres termes, quelqu’un dormant à l’hôtel devrait consulter les ouvrages sur place. « Je vais devoir augmenter mes prix, » songea Refuse.

  Le restant de la matinée fut consacré à trouver un avocat. Sur un plan de la capitale, la magicienne repéra les différentes adresses des auxiliaires de justice: Contredit, Irritante, Argutie, Blagueur, Ecouteztous. La deuxième ne se trouvait pas trop loin de l’Hôtel de l’Orchestre. Refuse sonna donc à son étude. Une dame d’une quarantaine d’année la reçut au bout d’un quart d’heure. Irritante avait un regard sévère, un front bombé, encadré de grandes vagues blondes. L’arrière de la chevelure se réunissait en une longue tresse retenue par un lacet noir. Elle avait le nez droit et volontaire, et un menton un peu fuyant. La lèvre inférieure était bien plus épaisse que la lèvre supérieure. Ses pommettes ressortaient. La mâchoire manquait de finesse. Comme le maquillage de l’avocate lui paraissait un peu excessif, la magicienne observa ses yeux. Leur iris était brun foncé : à priori cette dame n’avait pas été initiée aux arts magiques. A force d’être dévisagée, Irritante montra, c’est humain, quelques signes d’agacement. Refuse exposa donc son problème. L’avocate prenait des notes, suçotait son crayon, reprenait des notes, fixait sa cliente de ses yeux mi-clos, ajoutait quelques lignes. A la fin, elle indiqua ses honoraires. La magicienne répondit qu’elle allait réfléchir. Irritante lui déconseilla, à titre gratuit, de tenter quoique ce soit contre Imprévisible, que la justice n’aurait pas expressément permis. Refuse la quitta énervée. « La prochaine fois, j’irais voir Blagueur ! »

  Ce qu’elle fit le jour suivant. L’avocat, un vieil homme chauve décharné vêtu d’un long kimono aux motifs pourpres et noirs, écarquilla les yeux en découvrant ce que le destin lui offrait. Un sourire ravi fendit son visage étroit et grisâtre. Il écouta Refuse, comme un enfant auquel on raconte son conte préféré. Les mains jointes, l’œil pétillant de malice, Blagueur résuma à voix haute ce qu’il venait d’entendre :

« Un meurtre commandité par le Château Noir, un voyage périlleux, un manoir piégé, un vol crapuleux, une enquête dans le monde des initiés, une piste prometteuse, le risque d’une confrontation entre les mages les plus puissants des Contrées Douces… Et vous me dites tout cela avec beaucoup d’aplomb, comme s’il ne s’agissait aucunement d’une plaisanterie. Mais je vous vois, assise devant moi, noire comme la nuit, sérieuse, tellement sérieuse !

_ Il m’importe de récupérer le grimoire de Sijesuis. Si la justice est le meilleur moyen… Quels sont vos honoraires ?

_ Nous verrons cela. Votre affaire est tellement hors norme ! Dans un premier temps, il me faudra consulter nos lois, vérifier s’il y a jurisprudence. Je ne le crois pas, en tout cas pas au cours des deux derniers siècles. Les mages règlent leurs affaires entre eux d’ordinaire. Si le droit horizonien ne suffit pas, je devrais consulter les textes du Süersvoken.

_ Pardon ?

_ Ah, le monde me dépasse en drôleries ! Peu de gens le savent, mais la loi des Contrées Douces est double. Le plus souvent nous nous référons au droit rédigé à Horizon, après la guerre. Nos ancêtres sont pour moitié des habitants du Süersvoken, et pour moitié des populations venant de la côte ouest du Garinapiyan, avant qu’on ne l’appelât ainsi. Des premiers nous vient notre appétit pour les sciences d’autrefois, des seconds nous avons hérité du sens du commerce, et des lois ordinaires, plus lisibles que celles encore en vigueur à Survie. Cependant la Mégapole Souterraine a davantage l’expérience des magiciens, de sorte qu’il peut être utile d’en exhumer la législation.

_ Oui, sans doute… J’aimerais que vous traitiez avec la gendarmerie. J’aimerais connaître le contenu du dossier du dénommé Monsoleil : qui l’a formé, quels autres initiés, avancés dans notre art, a-t-il rencontré ? J’aimerais savoir s’il a acheté les sorts de Sijesuis, et à qui, ou s’il les a volés, comme je le soupçonne. Et dans ce cas, je voudrais découvrir à qui il aurait vendu la partie du grimoire qu’il n’a pas gardé ; particulièrement les enchantements les plus puissants, ceux qui sont les plus rares, ceux qui me permettraient de progresser.

_ Je vois. Pensez-vous que les gendarmes aient toutes les réponses ?

_ Je ne sais pas. Ils détiennent Monsoleil. Ils ont recouru à Imprévisible afin de l’interroger par persuasion. J’en suis contrariée, parce qu’il figure sur ma liste de suspects. Il aurait pu escamoté une partie de la vérité.

_ Est-ce que je prends un risque personnel en acceptant ? Jusqu’où iraient vos adversaires, appelons les ainsi, afin de garder par devers eux, votre héritage ?

_ La bande de Monsoleil ne reculait ni devant le meurtre, ni devant la torture. Sinon, le sorcier aurait pu s’introduire, invisible, dans votre bureau, sous forme diaphane, trouver où vous cachiez vos dossiers confidentiels, semer la confusion dans votre esprit en vous faisant oublier des choses importantes. Il aurait pu vous persuader d’agir dans le sens de ses intérêts. Il était très bien outillé pour mener des missions intrusives. Je le suis plus encore. Mais la gendarmerie me connaît trop bien. Elle me surveille, et en même temps, prétend m’aider. C’est l’adjudant Coriace qui me suit depuis mon retour dans les Contrées Douces.

_ Bien. Disons que je m’engage dans la partie concernant Monsoleil, puisque lui est déjà sous les verrous. Nous rediscuterons s’il y a une suite impliquant d’autres personnes dangereuses. Qu’en dites-vous ?

_ Oui… Et vos tarifs ? »

  Ils étaient sensiblement équivalents à ceux d’Irritante. Refuse se fit une raison. Au moins Blagueur lui était sympathique.

  Deux jours plus tard, elle fut reçue par le docteur Lecteur de l’Institut de Linguistique. Il avait la peau très brune, comme les habitants du N’Namkor, et des cheveux courts et bouclés de couleur argentée. Idem pour la moustache et la barbe. Il portait une ample veste d’un bleu scintillant, fermée devant par des boutons dorés. L’entrevue fut assez brève, mais courtoise. Refuse exposa les raisons de sa présence : « Il y a quelques jours, monsieur Brafort vous a remis une boucle d’oreille enchantée. Auparavant, je l’avais découverte dans la région de Quai-Rouge, au nord de la Mer Intérieure. J’aimerais savoir si vous avez compris quelque chose à ce qu’elle raconte. » Lecteur lui expliqua que l’université possédait d’autres objets du même type. La plupart dataient de la période ayant immédiatement précédé la guerre entre le Süersvoken et le Tujarsi. Toutefois le bijou de Refuse était plus ancien. Il s’agissait peut être d’un deuxième support, d’une copie, parce que le message était souvent altéré. La langue du babil avait été parlée sur les rivages au sud de la Mer Intérieure, jusqu’à une époque de cinq siècles antérieure au présent. L’orateur exposait toutes les mesures qui avaient été prises en prévision d’un prochains réveil du Dragon des Tourments : on avait creusé des tunnels et stocké de la nourriture. On avait voulu mettre les troupeaux en sécurité au-delà du rayon d’action du fléau. Hélas, ils étaient depuis la proie des chimères et des  prédateurs de la nuit hantant les forêts méridionales. Ces féroces carnassiers  s’arrogeaient un lourd tribut. La boucle d’oreille contenait probablement d’autres discours. Il faudrait s’armer de patience pour les traduire tous, et pour les comparer à d’autres documents anciens.  Refuse complimenta le professeur Lecteur et lui laissa le bijou.

  Elle envisagea une expédition au manoir d’Imprévisible. Cependant, étant donné qu’elle avait demandé à le rencontrer, il était plus sage d’attendre l’issue de leur discussion ; à condition bien sûr qu’elle survînt dans des délais raisonnables. A point nommé le familier du directeur du département de la magie lui porta la réponse de son maître. Celui-ci la recevrait bien à l’université. Elle ne devrait patienter que trois jours de plus. En attendant, Refuse se plongea dans l’étude de la  forme diaphane. La veille de la rencontre, on toqua à sa porte. Elle alla ouvrir, s’attentant à voir un employé de l’hôtel. En fait, il s’agissait de Lueur, qui ne souhaitait pas qu’on abordât ses problèmes personnels. Non, elle était venue prévenir la magicienne qu’un avocat, un vieux monsieur très bien habillé, désirait lui parler. Les deux femmes descendirent dans la grande salle. Blagueur, enveloppé dans un long manteau rouge, doublé de fourrure noire, aux larges manches  à boutons, buvait une coupe de vin au bar. Refuse s’assit à côté sur un tabouret. « Préférez-vous un endroit plus discret ? » Demanda-t-il.

« Non, je ne le crois pas nécessaire : c’est moi qui cherche à m’informer, sur des gens qui me cachent des choses. Je ne peux rien leur apprendre. 

_ Dans ce cas, voilà ce que la gendarmerie a bien voulu me transmettre : le procès de Retors aura lieu dans deux mois. Il risque la prison à vie.  On ne connaît pas encore la date de celui de Monsoleil. Le bonhomme traîne un lourd passif. Les gendarmes vont rassembler certains crimes, alors que d’autres feront l’objet de procédures séparées. Ainsi sera-t-il jugé avec Hargneux et Goinfre, pour l’assassina, la torture et le viole de Leaucoule, puis rejugé pour la prise d’otages, et la tentative de fuite, en y incluant la pratique sacrificielle, et la fusillade comme circonstances aggravantes. Suivront divers faits imputables à la bande avant qu’elle ne se barricadât dans l’ancienne ferme. En dernier viendra l’affaire du grimoire de Sijesuis. Comptez au moins six mois.

_ Que c’est long ! Ont-ils appris des choses que j’ignorais ?

_ Oui. Monsoleil était un ami des enfants d’Imprévisible. Imprévisible lui a enseigné les bases de la magie. Vers quinze ans, Monsoleil s’est brouillé avec son maître, ce dernier lui imputant la responsabilité d’un grave accident qui aurait laissé des séquelles à son premier fils. À sa majorité, Monsoleil monta à Horizon. Il y vécut plusieurs années. Il voyagea jusqu’au Garinapiyan, où il rencontra des mages plus avancés. Cependant des revers de fortune le contraignirent à rentrer dans les Contrées Douces. C’est là qu’il offrit ses services à différents notables, en leur promettant de leur rapporter tout type d’information désirée. Il se livra également à divers chantages crapuleux ou sexuels, compte tenu de la facilité qu’il avait de percer les secrets les mieux gardés. On a remarqué qu’il menait alors une vie très sociale en renouvelant constamment ses relations. Il a laissé dans son sillage de nombreuses disparitions, parce qu’il se servait de ses « amies » comme source d’énergie pour ses sortilèges les plus puissants. Dans l’affaire du grimoire de Sijesuis, il dit avoir agit pour un commanditaire qui passait ses ordres via un intermédiaire anonyme. Le manoir des Patients commençait à avoir une réputation sulfureuse. On disait que son propriétaire en avait fait un antre maudit avant de mourir. 

_ Il a raconté tout cela ?

_ Oui, la persuasion est très efficace.

_ Est-ce que les gendarmes ont pu vérifier ? Continuent-ils de faire confiance à Imprévisible?

_ Non les enquêteurs n’ont pas pu tout vérifier. Il leur faudra beaucoup de temps. Ils recouperont un maximum d’informations avant de se déplacer. Monsoleil a sévit dans toutes les Contrées Douces. Quant à Imprévisible, il n’a mené que le premier interrogatoire, en présence de plusieurs gendarmes, dont un secrétaire qui notait au fur et à mesure les questions et les réponses.

_ Cette histoire de commanditaire m’intrigue.

_ Évidemment.

_ En outre, il est possible de ne pas se soumettre entièrement à une persuasion. C’est très difficile, mais on pourrait esquiver certaines questions, répondre à moitié, biaiser les choses, avec de la volonté, et un brin de malice.

_ Vous-même pourriez vous y soustraire ?

_ Ce n’est pas si simple. Disons qu’on peut gagner du temps, faire autre chose en même temps, obéir partiellement, et ainsi de suite. Mais c’est fatigant, dans le meilleur des cas. 

_ Peut-on plaisanter ?

_ Parfois. On peut tenter de distraire le mage. Tout dépend des circonstances. Monsoleil a-t-il raconté le vol du grimoire ? A-t-il dit s’il avait vendu la plupart des sortilèges ?

_ Il aurait livré l’objet à l’intermédiaire du commanditaire, et aurait reçu plusieurs formules en paiement.

_ C’est idiot : moi, j’aurais tout garder !

_ On l’avait déjà payé. Il était convenu qu’il ne toucherait qu’une partie du grimoire.

_ Dur à croire, je veux dire qu’il n’ait pas tenté de recopier la totalité des pages. Il s’agissait d’une mission dangereuse, où la moindre erreur risquait de lui être fatale. On a trouvé des cadavres dans le manoir ! Il aura fallu lui apporter les aides nécessaires tout en le surveillant étroitement.

_ Ce que vous dites fait sens.»

  Refuse remercia Blagueur. Elle y voyait un peu plus clair désormais. De plus sa position  face à Imprévisible s’améliorait. Elle porta un mot à la gendarmerie, destiné à Coriace, l’informant de sa démarche. Espérait-elle que l’adjudant l’accompagnerait au rendez-vous comme il l’avait fait à Portsud ? En tout cas, le jour J, elle ne le vit nulle part. Refuse se résolut à entrer dans l’université sans son soutient. Elle avait eu au préalable une longue discussion avec l’entité de l’alarme, à propos des familiers capables de tromper sa vigilance. La révélation lui permettrait de détecter la plupart des enchantements. Imprévisible la reçut dans un bureau austère, aux meubles mal assortis. Les étagères croulaient sous les dossiers. Un vieux tapis usé accentuait l’impression dominante de laideur assumée. Le chat-ronce était assis sur un rebord de fenêtre. Le directeur ne bougea pas de son fauteuil. D’un geste il invita la magicienne à prendre place sur une chaise rembourrée au tissu usé. Elle ne paraissait pas ensorcelée. Refuse s’installa.

  « La situation a évolué, » dit-elle, « mon avocat m’a rapporté le contenu des interrogatoires. Je sais donc que vous avez initié Monsoleil, bien qu’il ait parfait sa formation dans le Garinapiyan. Je sais que vous étiez en très mauvais termes. Pourtant, il est possible que vous-vous soyez servi de lui. Le truand vous a-t-il vendu ou remis tout ou une partie du grimoire de Sijesuis ? Dans le cas contraire, l’identité du commanditaire vous est-elle connue ? Si vous possédez des pages originales, je vous les réclame. Vous savez précisément ce que je veux.

_ Et si je ne les avais pas ? Si c’était un prétexte pour fouiller dans mes affaires, pour m’extorquer des sortilèges ? Vos soupçons ne vous autorisent rien.

_ Niez-vous le vol du manoir ? Niez-vous connaître Monsoleil ? Niez-vous avoir le niveau pour tirer un maximum de bénéfice du livre ? Le voleur a pris des précautions inhabituelles. Je pense même qu’il était au courant pour la malédiction. Il en avait identifié le support, si bien qu’il n’y a pas touché, et qu’il a remis en place la reliure après avoir détaché les feuillets par télékinésie. Or le maléfice a trompé la vigilance de Sijesuis. Il fallait au moins être un égal bien informé pour déjouer le piège. Vous n’êtes pas légion dans les Contrées Douces à remplir ces conditions. Libérée est venue s’ajouter à la liste, sinon on vous compterait sur les doigts d’une main : Imprévisible, Persévérant, Venimeuse, Maline et Piquante !

_ Or la seule chose qui me distingue de mes collègues, c’est d’avoir, pour mon malheur, interagi avec votre voleur. Qui vous dit qu’il n’a pas cherché l’enseignement de l’un d’eux ?

_ Il n’avait pas de liste. Il sera revenu vers le mage qu’il connaissait.

_ Ayant participé à certains interrogatoires, j’ai pu relire les rapports : Monsoleil recevait ses instructions d’un intermédiaire. Cet élément essentiel montre qu’il n’avait pas besoin de connaître son client. N’importe qui a pu le recruter. En outre, comment prouveriez-vous qu’un sortilège appartînt au grimoire de votre maître ? Si les formules ont été recopiées, elles ont été du même coup anonymées. Vous avez eu de la chance avec Monsoleil, trop fainéant pour écrire, ou trop éloigné du monde étudiant pour avoir acquis le charme mineur de copie fidèle. Ne m’accusez plus, Refuse ; ni moi, ni personne. Des années ont passé, rendant vaine votre quête. Vous avez sans doute trouvé les seules pages du grimoire encore en circulation. Chercher plus loin serait une perte de temps. J’ajoute que vous allez vous faire de sérieux ennemis en vous méfiant de vos pairs. Tous les grands mages des Contrées Douces ont des situations très influentes !

_ Il n’y a pas de grands mages par ici, » répliqua Refuse.

  Elle sortit du bureau dépitée, rageuse. Bien sûr, il pouvait avoir raison… Mais ne rien savoir ? Se retrancher derrière son statut de notable ! Cependant, il était logique que toute trace du grimoire ait disparu, logique que les détenteurs aient copié les pages originales avant de les détruire. Dans le cas contraire, ils se dépêcheraient de réparer cet oubli, en apprenant que Refuse était en chasse. Et ils le sauraient bientôt. Il suffisait à Imprévisible d’aborder le sujet devant ses élèves, pour que la nouvelle se répandît comme une traînée de poudre, (nonobstant qu’il connût sans doute d’autres moyens plus subtils). En confrontant Imprévisible, Refuse s’était fermée une porte : impossible d’échanger avec lui. « La prudence ne marche pas, la franchise ne marche pas, rien ne marche ! » Pensa-t-elle. Sans aucun doute Imprévisible s’attendait maintenant à une intrusion dans sa demeure campagnarde. Refuse avait été tentée par l’aventure, mais les arguments qu’elle venait d’entendre l’en dissuadaient. Son obstination lui aliénerait les autres mages des Contrées Douces. Pour la première fois depuis des mois, la raison même de son projet était remise en cause. Si le grimoire de Sijesuis n’existait plus, elle pouvait aussi bien quitter la région. Et pourtant, les pages en étaient dispersées… « Changeons de méthode. »

Monnaie de sang.

  A partir de ce moment, Refuse employa ses jours à rencontrer les autres mages de Convergence, à visage découvert, pour échanger des sortilèges puissants. Ceux qui avaient été prévenus par Imprévisible questionnèrent ses intentions réelles. Elle leur répondit que le grimoire étant perdu, elle souhaitait échanger avec un maximum de gens avant de retourner dans les Montagnes Sculptées. La Porte de Verlieu était au départ son unique monnaie d’échange. Venimeuse n’en voulut pas. La collègue d’Imprévisible se méfiait. Toutefois, elle lui transmit l’adresse de Piquante.

  Celle-ci habitait un étrange immeuble, construit au nord de Convergence, au bord du fleuve la Vagabonde. La demeure possédait une base en béton qui la surélevait de deux bons mètres par rapport aux bâtiments adjacents. On montait une volée de marches jusqu’à une haute grille en fer forgée. Suivant les instructions d’un petit écriteau, on appuyait sur un bouton pour appeler un serviteur d’ombre qui venait vous ouvrir. On entrait par une cour au sol gris et lisse. Devant le visiteur se dressait une paroi rectiligne dépourvue de fenêtres, se fendant à gauche d’une tranchée verticale, tandis qu’à droite une solide plate forme vous dominait à huit mètres de haut. Ce balcon rejoignait une tour de brique orange, semi engagée dans le corps précédent. Elle s’élevait à plus de trente mètres. Une sorte de contrefort en béton fermait la cour à droite en s’appuyant contre les briques de la structure. Le faîte arqué du renfort plein s’ornait d’une grille de fer d’où saillaient de longues pointes urticantes. Refuse suivit le serviteur silencieux dans la tranchée à ciel ouvert. Au bout de quelques mètres, celle-ci faisait une courbe à quatre-vingts dix degrés vers la droite. On s’engageait alors dans un segment rectiligne incluant un escalier raide aux degrés fissurés. On montait dix mètres. Sur la gauche s’ouvrait un passage sombre et voûté, traversant la masse de béton. Refuse aurait juré que cette partie datât d’avant l’effondrement du Süersvoken. Une porte en bois marquait la limite entre l’ancien et le récent. Sitôt franchie, on pénétrait dans un salon confortable et bien éclairé, de forme rectangulaire. Le plafond était très haut. Un escalier desservait les étages. Pourtant on n’était pas dans la tour de brique, mais dans un corps à l’arrière, à peine visible depuis la rue. Refuse traversa la pièce dans sa largeur. Par les vastes baies la Vagabonde en contrebas offrait à la contemplation ses eaux miroitantes et ses rives urbaines. L’université se trouvait un kilomètre plus au sud. Le port de marchandises se devinait au nord.

 La visiteuse se rendit compte qu’elle n’était pas seule : au creux d’un fauteuil, un jeune garçon, habillé de velours bleu, tournait lentement les pages d’un livre illustré. Curieusement, lui-même faisait penser à une image peinte, car l’aspect de sa carnation, chair clair, trahissait soit le maquillage, soit le charme de changement de couleur. De temps en temps, Refuse le surprenait à lever les yeux vers elle, mais il ne disait rien, et semblait chaque fois s’absorber davantage dans sa lecture. Vingt minutes s’écoulèrent. Une fenêtre s’ouvrit, par laquelle entra une chimère ailée, au corps de jeune femme miniature, dont les jambes se terminaient par des serres préhensiles. Sa peau était d’une blancheur de neige, mouchetée de gris sur les parties extérieures. Le petit être mesurait environ cinquante centimètres.

  Refuse rompit le silence, en saluant, puis en se présentant. « Je suis venue dans l’intention d’échanger des sortilèges avec la magicienne Piquante, s’il advenait que nous y trouvions un mutuel intérêt. » La chimère s’envola dans la cage d’escalier. La visiteuse entendit une porte grincer. Cinq minutes plus tard, une dame fluette effleurait les marches pieds nus. Sa peau ressemblait à celle du garçon, en plus pâle. Elle portait des pantalons gris perle, une tunique assortie très ajustés, serrée par une ceinture de soie sombre, ainsi que de nombreux bijoux d’argent oxydé. Un châle bleu ciel scintillant reposait sur ses frêles épaules. Les cheveux étaient coupés courts. Le visage se résumait à deux grands yeux noirs, un petit nez, des lèvres blanches et des joues creuses. Elle n’était pas beaucoup plus grande que Refuse. Le garçon quitta la scène pour les étages inférieurs. « Vous êtes bien Piquante ? » La dame hocha la tête, désigna les fauteuils. Elle se lova dans l’un d’eux, et attendit que Refuse reprît la parole. Cette dernière exposa donc les raisons qui l’amenaient en ses lieux. En guise de réponse Piquante fit apparaître un livre relié de cuir. Elle en tourna les vélins blancs, d’une main caressante. Les écritures se révélaient au frôlement des doigts. C’était un fort bel ouvrage, enluminé de gris et de bleu, et très fourni. Refuse en eut comme un pincement au cœur.

  « Je suis impressionnée », avoua-t-elle, « vous avez rencontré tous les mages des Contrées Douces, n’est-ce pas ? » Piquante fit non de la tête, avec un petit sourire au coin des lèvres. Refuse présenta son propre livre de sorts. Elle y montra la Porte de Verlieu, s’attendant presque à ce que son hôtesse l’eût déjà. Mais non. S’agissant des sortilèges les plus puissants, Piquante souffrait aussi de la pénurie ambiante. Refuse eut le choix entre trois propositions : le charme de transformation, la barrière de feu noir, et le contrordre, une formule permettant de repousser automatiquement une attaque magique ; et qui eut sa préférence. Les copies fidèles œuvrèrent. Les magiciennes vérifièrent l’exactitude des retranscriptions. Refuse s’en voulut de n’avoir plus tôt connu sa consœur, se disant : « Le grimoire de Sijesuis n’était peut-être pas aussi riche. N’empêche, je vois bien ce que j’ai perdu ! » Elle avait compris que Piquante ne serait pas du genre à converser longuement. Cependant, elle osa une remarque: « Votre demeure témoigne d’un passé vénérable. Votre famille paraît ancienne dans la magie. Ne vous a-t-on jamais demandé d’enseigner à l’université ? Vous sollicite-t-on souvent ?» Piquante lui resservit son petit sourire. « Mes secrets ont un coût. » Chuchota-t-elle enfin. Devant l’expression de surprise de Refuse, elle précisa : « Du sang. Si vous souhaitiez recopier un autre sortilège, je vous le céderais contre  quelques goûtes seulement de votre précieux fluide.

_ Serait-ce l’ingrédient de vos transformations ? Comptez-vous prendre mon apparence ?» Demanda Refuse en faisant le lien avec un des sorts qu’elle n’avait pas choisis.

« J’aurais plaisir à être une autre, en effet.

_ C’est que… Je ne tiens pas à ce qu’on emprunte mon visage.

_ Rassurez-vous, le changement de forme n’est pas réellement mon but. Mes motivations sont plus profondes.  Aussi ma demande est-elle  systématique. Je la soumets à quiconque me rend visite.

_ M’en direz-vous la raison véritable ?

_ Non, de peur qu’on ne m’invente des défauts que je n’ai pas.

_ Pas même l’idée générale ? Je serai discrète. Et de toute façon, même sans connaître le fin mot de l’histoire n’importe quel donneur aurait de quoi répandre les pires rumeurs : la sorcière veut du sang !

_ Soit. Voyez-vous, je suis une imparfaite. Ma vie se prolonge depuis trois siècles. Au début mon corps se régénérait, dans la douleur, une fois l’an, puis se fut une fois par mois, par semaine, et maintenant c’est un jour sur deux. Chaque cas est différent. Mes amis de l’Amlen endurent d’autres inconvénients… Avec un peu de votre sang j’adopterais un corps semblable au votre, jeune comme le votre. Pendant un temps je bénéficierais d’une accalmie en repoussant la date de la prochaine régénération. »

Refuse médita la chose. « J’ai connu », dit-elle, « des familiers qui prenaient l’aspect de ceux dont ils avaient bu le sang. Est-ce la même chose ? L’un d’eux prétendait avoir gardé la mémoire d’une forme antérieure. Il disait qu’il la maîtrisait mieux…

_ C’est possible. Néanmoins, un familier qui prend visage humain ne le peut garder indéfiniment. Il doit boire à nouveau de notre sang. Enfin, avec le mien, il aurait une sacrée surprise… » Piquante se dirigea vers une commode dont elle ouvrit un tiroir. Elle y saisit un petit flacon prolongé d’une aiguille.

  Refuse voulut relancer la discussion : « J’ai trouvé votre nom dans les papiers de Sijesuis. Y figuriez-vous en tant que magicienne talentueuse, ou aviez-vous fait affaires ensemble ? » Piquante sortit un deuxième flacon.  « Je ne crois pas que vous ayez volé Sijesuis. Mais connaissez-vous le fautif, le commanditaire ? » Petit sourire ; Piquante sortit un troisième flacon.

« Jurez-moi, que vous ne ferez rien de contraire à mon honneur, quand vous aurez adopté mes traits ! » Piquante aligna quatre flacons devant Refuse, sur un guéridon. La jeune femme fit la grimace, jaugeant le matériel, la propreté des dards, le volume de chaque récipient, songeant aux conséquences. Devait-elle croire les explications de Piquante ? Que la transformation la rajeunirait pour un temps ? Piquante la regardait comme si elle devinait son débat intérieur. « Pourquoi la régénération vous ferait-elle souffrir ? Quand vous vous réparez la douleur devrait plutôt s’atténuer. Où est la logique ? » Demanda Refuse. « Il n’y en a pas. Si la magie était totalement logique, ce serait de la science. Tout ce que je sais, c’est qu’en trichant avec le corps d’une autre, j’échappe aux tourments.

_ La magie est peut-être une science.

_ Elle le serait si nous pouvions l’expliquer. Ce n’est plus le cas depuis des dizaines de milliers d’années.

_ Vous avez connu la fin des deux empires…

_ Mais oui : j’ai vu les grandes sphères noires s’envoler pour le Tujarsi, puis les ouragans balayer la Terre des Vents. Ensuite les écrans s’éteignirent. Mes crises de douleur devinrent plus fréquentes. Était ce ce parce que j’avais dépassé la durée d’une vie humaine, ou parce que le Süersvoken n’existait plus ? »

  Refuse tendit le bras gauche : « En acceptant ce premier don, vous jurez de respecter mon honneur! » Devant l’aiguille qui s’avançait vers la veine, elle utilisa le charme mineur d’atténuation de la douleur. Puis elle recula précipitamment : « Mais oui, vous aussi vous devez pouvoir calmer vos souffrances par ce biais ! » Piquante arrêta son geste.

  « Bien sur, ça et différentes drogues : je sombre, je m’oublie, je prépare des doses de plus en plus fortes, je m’isole pour qu’on ne me voit pas. S’ avez-vous que dans ces moments là le charme d’endormissement devient inopérant ? Je sais que je ne peux pas entièrement vaincre la douleur, car c’est elle qui donne sens à mon imperfection. Les “parfaits” sont extrêmement rares. Les Artisans de l’Immortalité appartiennent à la légende. L’Histoire n’a retenu que deux noms, Edvige Nirae et Irvin Edegna. Ils œuvrent en secret. On dit qu’ils ne proposent leurs services qu’à des êtres d’exception. Je n’ai pas eu cette chance. J’y vais ?»

  Quand les quatre flacons furent remplis, Piquante soigna Refuse avec un petit soin. Elle lui permit de recopier le charme de transformation. Puis elle répondit aux questions se rapportant à la quête du grimoire. « J’ai fait la connaissance de Sijesuis, il y environ un quart de siècle. Nous fûmes présentés à l’occasion d’une réception donnée dans un grand hôtel du centre ville. C’était un personnage des plus perspicaces, très habile en politique, qui m’offrit un cours de rattrapage sur les forces émergentes des Contrées Douces. Je l’invitai ici même à finir la soirée. Nous échangeâmes des sortilèges, en nous laissant aller à quelques confidences. Je dus en dire ou en montrer trop, car il comprit qui j’étais. Quand je lui avouais remplir des petits flacons, il soupçonna immédiatement que j’aurais pu entretenir dans mon voisinage des donneurs dociles. Évidemment, je lui assurais le contraire. Il prit congé sans me juger. Sauf qu’avant quinzaine j’eus la visite d’un escadron de gens d’arme armés de piques, d’épées et de mousquets. Ils ont des fusils maintenant. Ils fouillèrent ma demeure de fond en comble, sans rien trouver prouvant ma culpabilité. Je lui écrivais: m’avait-il dénoncée ? Il me répondit qu’il m’avait surtout prévenue. Après cet épisode, nous restâmes en contact : il prenait de mes nouvelles une fois par an. Je répondais, en surveillant mes propos. Telle était la nature de nos rapports. A deux reprises il me posa des questions sur la période ayant précédée la guerre. Je lui répondis de mon mieux. C’est que je n’ai rien d’une historienne, encore moins d’une politicienne. Je ne devais pas l’intéresser beaucoup, finalement…

  Quand je ne reçus pas sa lettre annuelle, il y a dix ans, je pris l’initiative de demander de ses nouvelles. Mon propre courrier me revint: le manoir était fermé, pour cause de décès probable. Au cour de mes trois siècles d’existence j’ai enterré bien des gens, jusqu’à ce que je me rendisse compte que je n’étais plus la bienvenue aux  cérémonies mortuaires. Aussi n’insistais-je point. Lisez-vous les journaux ?

_ Guère.

_ On apprend parfois des choses. Si j’en crois les Nouvelles de Convergence, notre confrère Tenace d’Horizon a repris le rôle de Sijesuis. Il représente les Contrées Douces auprès du Garinapiyan.

_ Nous y avons une ambassade ?

_ Pas encore, pas formellement.

_ De toute façon, quels que soient les mérites de ce Tenace, sa fonction est différente de celle de mon maître, puisque celui-ci avait fait carrière au service de Sumipitiamar. Les Contrées Douces, il y a dix ans, ne se voyaient pas comme une société différente.

_ Tenace est un des rares magiciens d’aujourd’hui à avoir échangé avec moi. Il l’a fait à trois reprises. La première fois en revenant d’un voyage diplomatique. La deuxième fois après la venue de Libérée, une puissante sorcière de Survie.

_ Je la connais.

_ A son arrivée, elle a échangé des sortilèges avec tout le monde.

_ Elle n’a pas troqué la Porte de Verlieu ?

_ Pas avec moi. Oh, elle avait bien d’autres choses intéressantes ! Elle a cherché à me rallier à sa cause, en tant qu’ancienne citoyenne du Süersvoken.

_ Et la troisième fois que Tenace vous a contacté ? Était ce après la mort de Sijesuis ?

_ Oui, il y a deux ans. Il proposait le contrordre, la barrière de feu noir que j’avais déjà, un maléfice très perfide, et un charme de divination qui lui résistait. J’ai accepté le premier, et j’ai évidemment écarté le deuxième. J’ai prudemment rejeté le troisième, afin de ne pas prêter le flanc à des critiques, ainsi que le dernier, car l’entité opératrice est réputée manipulatrice.  

_ Vous a-t-il dit de qui il les tenait ?

_ Par un informateur qu’il avait initié.

_ Un informateur ?

_ Tenace entretient un écheveau de relations. Il a les moyens de se payer des collaborateurs en plus de ceux qu’on lui a adjoint.»

  Un serviteur d’ombre entra dans la pièce en tenant un petit panier tressé à l’intérieur capitonné de noir. Il y déposa les flacons de sang. La silhouette les emporta vers les étages supérieurs. Piquante cessa brusquement de s’intéresser à Refuse. Un très léger mouvement de la tête signifia la fin de la discussion, tout en faisant office de salutation. La lumière blanche du dehors s’accrochait aux textures du salon, donnant à Piquante l’aspect d’une poupée grandeur nature, en bois peint. Refuse la quitta.

  Plus tard, elle expliqua au réceptionniste de l’Hôtel de l’Orchestre qu’elle prendrait le premier train pour Horizon, dans la mâtinée suivante. Elle paya ce qu’elle devait encore et loua la chambre de Lueur pour une semaine. Elle en avertit ensuite sa protégée. La gare étant ouverte en soirée, Refuse y acheta son billet. Au guichet, elle se renseigna sur les horaires précis. Le trajet jusqu’au port septentrional durerait une douzaine d’heures, autant qu’entre Portsud et Convergence. On lui fournit un imprimé. Trois départs étaient quotidiennement programmés : un aux aurores, un à midi, et un dernier en fin d’après-midi. La magicienne se leva donc très tôt, réveillée par Lueur, qui déjeuna en sa compagnie, et qui l’accompagna vers la gare. « Vous n’avez guère de bagages, » commenta l’ex servante en refermant la porte de l’hôtel. « Auriez-vous souhaité venir avec moi? » Demanda Refuse. Lueur baissa les yeux. « Oui, mais je ne voudrais pas abuser de votre générosité. Et puis, je préfère rester ici jusqu’au procès de Monsoleil. Ensuite, je pourrais vraiment revivre. » Les deux femmes marchèrent dans les rues encore désertes de la grande ville nimbée de brume. Elles se dirent au revoir sur le quai.

Horizon au premier plan.

  Le train s’ébranla à quatre heures sonnantes. Refuse prépara ses sortilèges. Ensuite, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, la campagne somnolait encore sous d’épais nuages. Elle constata qu’il y avait plusieurs voies de chemin de fer parallèles. Elle croisa divers  convois de marchandises rejoignant la capitale. Le paysage était une succession de champs, de villages, de bois, et de petites usines tirant leur énergie de la Vagabonde ou de ses affluents. On fit quelques arrêts. Vers neuf heures, on entra dans une région vallonnée aux collines garnies d’éoliennes et de moulins à vent. De nombreux entrepôts inesthétiques s’alignaient le long de la voie ferrée. L’horloge de la gare d’Industrieuse marquait dix heures lorsque le train s’y arrêta. De nombreux passagers descendirent, mais plus encore montèrent à bord. On se serra un peu. La locomotive redémarra après quinze minutes de pause. Refuse replongea dans un demi sommeil jusqu’à midi. Elle mangea deux petits sandwichs tirés de sa besace. Elle se fit alors la réflexion que son voisinage semblait indifférent à sa face de nuit. Peut-être était-ce parce qu’elle-même n’y pensait plus, ou parce que la disposition des bancs la soustrayait à l’attention du plus grand nombre. Elle consacra plusieurs heures à l’étude des sortilèges gagnés chez Piquante. Un peu avant seize heures, le train entra dans les faubourgs d’Horizon. Il ralentit en traversant la ville. L’architecture était plus hétéroclite qu’à Convergence. Entre de grands îlots de béton tout en courbes, aux fenêtres rares, s’incrustaient des maisons de bois ou de briques. La gare avait été construite directement dans le port. Le quai des voyageurs était perdu au milieu d’un vaste réseau de petites lignes ferrées reliant les docks et les convois de marchandises en partance pour l’intérieur des terres. Désorientée, la magicienne se perdit plusieurs fois, avant de trouver la sortie du labyrinthe : il fallait emprunter une série de passerelles et de tunnels pour accéder à une zone plus calme. La cité paraissait plus grande que Convergence. En fait, elle s’étirait le long de la côte, mais sur une faible profondeur. Horizon était divisée par des canaux perpendiculaires au front de mer, donnant l’impression que le port était partout dans la ville. Les navires étaient immenses en comparaison de ceux vus au large des Coraux ou à Portsud. Il en résultait, de prime abord, une impression de puissance brute.

  Mais, par le simple fait d’errer en quête de repères, on découvrait vite de quoi tempérer son jugement. Telle entrée donnant sur un bâtiment vide et délabré. Tel passage muré barrant l’accès d’une zone menaçant de s’effondrer. La ville luttait contre la décrépitude. La population se divisait en deux catégories : les affairés et les attentistes. Les uns n’avaient pas le temps, et les autres n’inspiraient pas confiance. Une autre particularité d’Horizon résidait en ceci, que bien qu’elle fût construite en plaine, elle donnât l’impression d’être bâtie en montagne, tant il fallait sans cesse monter ou descendre des escaliers, et franchir des ponts enjambant des rues, des canaux ou des voies ferrées. L’aspect labyrinthique rappelait Survie.

Dans un grand passage couvert, Refuse trouva un hôtel, qui faisait aussi restaurant, tripot, marché, banque et bordel. En fait, les chambres à louer étaient disséminées dans les alentours, la réception gérant ces différents espaces, depuis un hall minuscule. L’employé s’aidait d’un plan. D’ailleurs il en vendait. Il confia une clé d’ombre à la magicienne, prononça une adresse et une durée : « La numéro deux, au dessus du maroquinier, trois jours. » La clé changea de forme. «Elle est enchantée. Passé le délai, elle n’ouvrira plus, » prévint l’employé. Refuse lui acheta un plan de la ville, puis demanda comment découvrir où habitait Tenace. Par chance, le réceptionniste tenait à jour un recueil d’adresses utiles. Celle du sorcier y figurait. « Il doit s’agir d’un simple bureau. La note est ancienne. Il pourrait avoir changé,» précisa-t-il. Refuse le remercia, agréablement surprise d’avoir obtenu si vite l’information. Elle se retourna vers la porte vitrée donnant sur le passage. Fugacement l’expression avide d’un visage inconnu apparut à travers un carreau. L’individu se retira prestement. La magicienne estima opportun de se protéger d’une alarme avant de s’aventurer dehors. Immédiatement, une série de frissons coururent le long de son dos, accompagnés d’images flash de poignards et de pistolets. Refuse se tourna d’un coup vers l’employé : « Y a-t-il une autre issue ? » Demanda-t-elle. « Oui, mais il vous faudra un peu de temps pour retrouver vos marques. » Suivant ses instructions, elle traversa un long couloir, déboucha sur une arrière salle vide, puis emprunta un passage latéral menant à un colimaçon ascendant, dont les premiers degrés seulement émergeaient de l’obscurité. Elle fit de la lumière, et grimpa les marches jusqu’à une ouverture dans le mur, encombrée d’un gros meuble ne laissant qu’un étroit passage. Elle se faufila de côté, puis chemina entre deux rangées de vieilles armoires jusqu’à un rideau opaque et poussiéreux. L’écartant, elle découvrit une sorte de grand salon en désordre, baigné d’une lumière rougeâtre, celle du centre commercial filtrée par de larges baies teintées. Refuse contourna un fauteuil renversé. Son pied écrasa un petit objet dissimulé sous des tissus épars. En étudiant la paroi de verre, elle remarqua un panneau coulissant, qu’elle manœuvra. Elle put alors accéder à un balcon surplombant le tripot. Celui-ci occupait un espace large comme une place, bordée de diverses échoppes. Refuse se rendit invisible. Elle s’avança vers la rambarde. Sur sa droite, un escalier l’invitait à rejoindre le niveau inférieur, sa foule bruyante, ses tables de jeu et ses lampes aux feux dorés. Toute menace semblait avoir disparue.

  Soudain un coup de feu retentit, suivi de cris. Il y eut une bousculade. Depuis la gauche, une chaise glissa dans le champ de vision de Refuse. Deux autres détonations sèches se firent entendre. Un homme hurla de rage ; un autre hurla de douleur. Une dizaine de personnes se mirent à courir vers la droite, en s’éloignant du tumulte. Puis trois individus se précipitèrent vers le côté opposé du passage couvert. Le plus rapide entra dans une boutique en laissant la porte ouverte. Le deuxième, qui le suivait de près, disparut à son tour.  Le troisième, un peu à la traîne, fut rattrapé par un grand gaillard en uniforme, armé d’un fusil : veste bleue marine, pantalons verts et bottes noires. Le gendarme abattit la crosse de son arme sur le crâne du fuyard. Ce dernier s’effondra. Puis le militaire se mit à couvert en criant quelques mots, que Refuse ne comprit pas à un personnage hors champ. Cependant, la magicienne avait reconnu les traits et le timbre de l’adjudant Coriace. Elle le vit introduire une balle dans le canon, par la culasse, pendant qu’un autre gendarme boitait à sa rencontre, en semant des goûtes de sang dans son sillage. Coriace lui ordonna, très distinctement cette fois, de se mettre à l’abri. Puis il fouilla dans une poche intérieure de sa veste et en sortit un petit objet qu’il lança à son partenaire. Il attendit que ce dernier ait récupéré la chose qui avait roulé sous une table. L’adjudant ne cessait d’observer les alentours. Les joueurs avaient maintenant déserté les tables. Plus personne ne se risquait  à traverser le secteur. Le blessé s’était assis. Il manipulait l’objet, une petite fiole en fer blanc, selon toute vraisemblance, parce faisait le geste d’en dévissait le bouchon. Il but le contenu. Il alla mieux. Sa démarche, un peu lente, avait retrouvé sa fluidité. « Cicatrisation en potion, la spécialité de Leaucoule, » pensa Refuse. Les deux gendarmes se décidèrent à entrer dans la boutique, d’abord Coriace, puis son acolyte qui le couvrait. Il ne se passa rien, sinon qu’ils ressortirent bredouilles au bout de cinq minutes. Ils discutèrent un moment. Puis le subalterne s’éloigna en petites foulées, pendant que son supérieur menottait l’homme qu’il avait assommé, avant de le fouiller dans les règles de l’art. Son collègue revint cinq minutes plus tard en compagnie de quatre autres militaires, d’une paire de cavaliers et d’un binôme conduisant une charrette. Ils mirent pieds à terre, écoutèrent Coriace, opinèrent du chef, et chargèrent l’homme inconscient dans le véhicule.  Finalement, l’adjudant fit signe aux badauds qu’ils pouvaient à nouveau circuler. La carriole rebroussa chemin avec son escorte, tandis que  Coriace et son camarade avançaient plus loin dans le passage. Refuse descendit de son poste d’observation pour les suivre à distance. Ils la ramenèrent à la réception de l’hôtel. Coriace alla s’entretenir avec l’employé. « Donc, il me suit toujours. Comment m’a-t-il rattrapée si vite ? Tout monstrueux que soit son cheval, il ne saurait d’une traite avaler cinq cents kilomètres. Par conséquent, il est monté dans le train, sans se faire remarquer. Et ses agresseurs ? Une mauvaise rencontre dans un lieu mal fréquenté ? Le danger auquel je voulais me soustraire ? Ou tout autre chose ? Maintenant qu’il sait où je vais dormir, est-ce utile de jouer à cache-cache ? »

  Refuse décida de suivre les gendarmes. Ils se rendirent d’abord devant le maroquinier, la magicienne étant censée loger au dessus. Ils montèrent. Évidemment, elle n’y était pas. Ils reparurent dans la rue. Coriace avait l’air de se doutait de quelque chose, à la façon dont il regardait son environnement, en arborant une expression mi-amusée mi-exaspérée. Son collègue n’osait trop rien dire. L’adjudant huma l’air, en une profonde inspiration circulaire, comme s’il eût voulu capter une trace olfactive de sa proie. « Zéro chance, » se dit Refuse, tout de même un peu surprise du procédé. Les gendarmes se remirent en marche. Quittant la zone commerciale, ils s’engagèrent dans une venelle lézardant entre des constructions en brique adossées à une falaise de béton. Un peuple laborieux d’artisans s’activait dans les ateliers ouverts sur l’espace public. Au bout de la rue, on passait sous l’arche d’une maçonnerie massive donnant sur le boulevard qui cernait l’îlot architectural. Le vent marin s’engouffrait entre les demeures humaines. Après quelques centaines de mètres, la voie se divisa en deux branches. L’une formait une rampe ascendante, qui permettait de gagner une vaste terrasse surplombant la structure principale de l’amas. Refuse garda ses distances, tout en se demandant quel était le but de la manœuvre. En haut, les militaires profitaient de la vue : ils se montraient des points particuliers d’Horizon. La magicienne se rapprocha, espérant, à peu de frais, tirer parti de leur science. Hélas, hachée par les rafales, la conversation lui parvenait sous forme de brides. Le duo en uniformes repartit un sens inverse. Refuse perdait patience, estimant soudain qu’elle employait mal son temps. « Je suis ici pour rencontrer Tenace ! » Elle accéléra pour rattraper les gendarmes, poussée par l’aquilon soufflant dans son dos. « Savon à la rose ! » S’exclama Coriace, quand elle arriva à sa hauteur.

« Je vous demande pardon, mon adjudant ?

_  Le savon de l’Hôtel de l’Orchestre est parfumé à la rose.

_ Et alors ?

_ Refuse n’est pas loin. Elle vient de passer, ou elle marche avec nous.

_ Vous êtes bien sûr de vous…

_ Refuse, dites quelque chose ou faite un signe, si vous êtes là ! »

Concédant qu’il n’avait pas démérité, la magicienne manifesta sa présence par un papillon d’ombre, voletant devant le groupe.

  « Vous n’avez pas envie de parler, hein ? » Relança Coriace. Le papillon se mit à faire des ronds dans l’air. « Remarquez, je vous comprends. Ces derniers temps, je ne suis plus très loquace non plus. On m’a dit que vous aviez renoncé à retrouver votre grimoire, en partie parce que l’objet en soi n’existerait plus. Néanmoins, pour autant que je puisse en juger, vous ne vous fixez pas, vous ne retournez pas aux Patients voir une derrière fois vos parents… Donc  vous n’êtes pas sur le départ. Apparemment, vous voulez regagner votre héritage par des échanges. En temps qu’agent dévoué à l’ordre public, j’en suis heureux. Mais… Nous savons que ce n’est pas très juste, ce qui vous arrive. Alors, avec ou sans votre permission, je continuerai à me soucier de vous. Je vous dois tant, » ajouta-t-il, une larme au coin de l’œil. « Menez-moi à Tenace, » répondit Refuse dans un murmure. « Pas sûr qu’il soit à Horizon. Ce monsieur est comme Sijesuis, toujours par monts et par vaux, mais je vous conduirai à son bureau. Suivez nous. »

  Ils traversèrent un boulevard par une passerelle, puis contournèrent un ensemble de constructions en longeant les quais du rivage. Dans le jour déclinant, les derniers chariots quittaient la ville. L’insula où se regroupaient la plupart des bâtiments officiels se trouvait au bord de l’océan, à l’orient du port, en direction de la Terre des Vents. Ils étaient constitués de plusieurs voiles minérales triangulaires  incurvées, de tailles croissantes. La plus imposante enveloppait à moitié un faisceau de tours blanches de hauteurs différentes. La plus altière de ces tours reliait le sol en terrasse au sommet de la voile qui lui servait d’écrin. On avait sculpté une partie de la structure dans le matériau d’une antique falaise, et on avait construit le reste par-dessus. L’ensemble mesurait environ trois cents mètres de haut. Il reposait sur un vaste socle à degrés assurant sa stabilité. A chaque niveau de la base, de nombreuses portes conduisaient soit à des appartements, soit à des bureaux privés, soit à des organismes officiels, dont la mairie. « Ce n’est pas autant le bazar que dans les Palais Superposés, mais j’y vois comme un air de famille, » déclara Refuse.

  « Tour numéro quatre, » indiqua Coriace, en montrant deux gendarmes à l’entrée. On les laissa passer. « C’est au dixième étage. Si mes souvenirs sont bons, rien n’est officiellement occupé au-delà du douzième : cela laisse deux cents cinquante niveaux vacants… » Il n’y avait pas d’ascenseur. En outre, croyez-vous que l’escalier de service desservît directement le bureau de Tenace ? Non, bien sûr : il fallut encore passer un mur illusoire, puis emprunter un corridor sinueux, riche en portes et en passages latéraux. L’un deux menait à un hall dallé de noir, et aux murs carrelé de petits motifs floraux rouges sur fond blanc. Un gros monsieur, gris moyen de peau, lisait derrière un bureau. Il portait un habit assortit au décor : pantalons anthracite, veste blanche brodée de carmin et chemise cramoisie. Il leva sur les visiteurs les mauvais yeux de l’homme qu’on dérange. Coriace prit la parole :

  « Adjudant Coriace, et caporal Tocsin, de l’escadron de Convergence. Nous sollicitons une entrevue avec monsieur Tenace, s’il est là. » Air revêche, silence gênant, finalement la bouche du veilleur marmonna une réponse.

_  Il ne peut pas vous recevoir pour le moment. Repassez demain.

_ Il est là au moins ?

_ Vous n’avez pas à savoir où se trouve monsieur Tenace.

_ Personne ne peut nous recevoir à sa place ?

_ Je suis là pour cela.

_ Mais pas pour traiter ses affaires en son absence.

_ Qu’est-ce que vous en savez ?

_ Quel est votre grade ?

_ Je n’ai pas de comptes à vous rendre. »

  Manifestement sa tâche consistait à dissuader les importuns. Pendant que l’adjudant tentait de discuter, Refuse explorait les alentours par les sens de sorcier. Une des pièces desservies par le hall semblait particulièrement  s’accorder avec la fonction de Tenace. La lumière du soir entrait par deux fenêtres oblongues, seules parties des murs à n’être pas couvertes d’étagères du sol au plafond. L’endroit était encombré de tables, de secrétaires, et de tant de chaises et fauteuils qu’il aurait fallu en déplacer quelques uns pour y circuler bien. Du plafond pendait une sphère dorée dotée d’une aura magique, sous laquelle un jeune homme en habits sombres lisait en prenant des notes. Son visage et ses mains étaient d’une pâleur extrême, et ses longs cheveux noirs de jais tombaient sur ses épaules. Refuse suspendit ses sens de sorcier, puis alla toquer à la porte. Elle imagina l’occupant des lieux se demander ce qu’on pouvait bien lui vouloir, poser sa plume, se lever, slalomer entre les meubles, libérer le passage, atteindre la porte, hésiter peut-être un instant avant d’ouvrir, abaisser la poignée. Il la dépassait d’une demi tête. Elle lui trouva les yeux très noirs, et le visage agréable. Elle s’amusa de son expression septique, de ses sourcils froncés, de son regard allant du seuil de son antre aux gendarmes. « Je m’appelle Refuse, » murmura-t-elle. « Je suis invisible. Je voudrais vous parler. Puis-je entrer ? » Il réfléchit. « Il y a non loin un petit salon où je pourrais vous accorder un entretient. Pardonnez-moi. » Il sortit et referma immédiatement à clé. Il annonça : « Monsieur Rancœur, je suis dans le salon de l’herbier, avec une visiteuse inattendue. Suivez-moi, » ajouta-t-il à l’intention de Refuse. Il l’emmena dans une petite pièce sombre meublée de trois chaises et d’un buffet sur lequel était posé un service à thé. Les murs étaient décorés de plantes séchées collées sur de grandes feuilles de papier épais, protégées par des plaques de verre. Le jeune homme fit apparaître une lumière au plafond. Lui-même émit un court instant une faible aura. « Venez-vous des Prairies du Garinapiyan? » S’enquit la magicienne. « Non. Mes ancêtres, du côté de ma mère, étaient originaires du Firabosem[1]. C’est d’eux que je tiens ma tradition, si c’est à cela que vous faites référence. Je m’appelle Lefeu Valtinen. Asseyons nous.» Il s’installa ostensiblement face à un siège que Refuse occupa. Elle en modifia légèrement la position afin de montrer qu’il était occupé. La magicienne aborda directement l’objet de sa visite :

  « Je suis venue à Horizon dans l’intention d’échanger des sortilèges, les plus puissants possibles, avec Tenace. Je suis une face de nuit. J’en aurais aussi profité pour avoir son point de vue relativement à certains confrères. Notamment au sujet des relations qu’ils entretenaient avec Sijesuis, mon maître, avant et après qu’il mourût. On m’a dit que Tenace avait repris le flambeau, quoique mon initiateur servît autant le Garinapiyan que les Contrées Douces, alors que son successeur privilégierait les intérêts de ces dernières.

_ Tenace est en voyage, loin d’ici. Il en a pour des semaines, des mois peut-être. Aurez-vous la patience d’attendre ?

_ Je crains que non, sauf s’il avait vraiment des révélations à me faire, ce que je ne puis préjuger. Êtes vous de ses proches collaborateurs ? Que seriez-vous autorisé à me dire ? 

_ A quel sujet exactement ?

_ Sijesuis : vous en a-t-on parlé ?

_ Oui, il en fut question.

_ De sa mort ?

_ C’est l’événement qui incita les marchands des Contrées Douces à se doter d’une forme de diplomatie propre.

_ De son grimoire ?

_ L’apprentie, disait-on, était partie. On attendit son retour. Elle n’est pas revenue.

_ C’est moi.

_ Je m’en doutais. Dix ans ont passé. C’est long. Tenace envoya son apprenti aux Patients. Celui-ci confirma la mort de votre maître. Dans son rapport, il insista sur les défenses du manoir. D’autres avaient essayé, en vain, de les percer. Plus personne n’avait envie de prendre des risques. J’ai intégré le service voici quatre ans. Nous nous attendions alors à recevoir des moyens, un nom officiel, un statut, une mission clairement définie, mais les marchands ne sont pas très pressés de mettre les choses au net. Nous évoluons donc dans un flou artistique, qui durera aussi longtemps que les Contrées Douces n’auront pas admis qu’elles sont pleinement un état. 

_ Revenons à Sijesuis.

_ Oui, donc il y a trois ans, on monta une opération afin de récupérer le grimoire. Il faut dire que le marchand Fuyant avait un projet concernant la magie : constituer une bibliothèque de sortilèges, commune à tous, de sorte de rendre les échanges plus faciles, de limiter les mauvaises surprises, d’élever le niveau, et de contrôler par la même occasion une frange de la population jugée trop indépendante. Tenace en était d’accord, mais pas pour les sortilèges les plus forts. Il en discuta avec Imprévisible, le directeur du département de magie à Convergence, qui avait déjà accompli l’essentiel du travail via sa politique d’acquisition pour la bibliothèque universitaire. Lui non plus ne tenait pas à partager ses meilleurs enchantements, toutefois le grimoire de Sijesuis l’intéressait à titre personnel. Etant donnés les risques, il était prêt à participer à l’opération, en échange d’une copie intégrale et fidèle. L’apprenti de Tenace jouerait les intermédiaires, tandis qu’Imprévisible fournirait l’opérateur.

_ Monsoleil, dit Lerusé ?

_ Effectivement, Monsoleil, qui a été arrêté par la gendarmerie et qui attend son procès.

_ Avez-vous une copie du grimoire de Sijesuis. Pourrais-je la copier à mon tour, si tout le monde s’est déjà servi…

_ Uniquement Tenace et Imprévisible.

_ Fuyant de l’a pas réclamée ? Il n’est pas (encore) au courant ?

_ Fuyant n’a pas le niveau.

_ Et alors ? Il l’aura peut-être un jour ! Quant à moi, si j’ai mis aussi longtemps à revenir, c’est que je voulais d’abord égaler mon maître. Il fallait cela, pensais-je, pour entrer en possession de mon héritage. J’ai bien senti qu’Imprévisible devait en savoir plus qu’il ne le disait. Il m’a privée de ce qui me revient de droit, alors que Monsoleil en a tiré bénéfice ! Monsoleil, cette ordure !

_ On ne vous attendait plus.

_ Soit. Néanmoins, je puis désormais confronter Imprévisible. Cette fois, les raisonnements subtils qu’il m’a servis ne le sauveront pas.

_ Attendez le retour de Tenace. Pourquoi risquer votre vie dans un duel de mage, alors qu’il suffirait que mon patron recopiât pour vous un exemplaire du grimoire ?

_ Parce qu’il pourrait ne pas le faire ! Ils sont de mèche ! Avec l’apprenti de Tenace, cela fait au moins trois adversaires, alors que seule contre Imprévisible, j’ai mes chances. Et quand bien même il serait digne de confiance, je ne veux pas l’attendre. C’est humiliant !

_ Pas faux. Vous espérez vous installer dans les Contrées Douces ?

_ Non.

_ C’est cohérent. Toutefois, permettez moi de retenir votre bras vengeur. Je ne sais pas quel genre de personne vous êtes, mais il est des gens qui trouveraient les conséquences d’un tel geste bien lourdes à assumer. Si vous tuiez Imprévisible, son fils serait démuni. Le savez-vous ? Un accident regrettable le priva de la vue, un sortilège non maîtrisé qui aurait fonctionné au-delà de l’effet prévu. »

Refuse serra les dents. Oui, il avait été question du fils, d’une histoire entre lui et Monsoleil.

« Monsieur Lefeu Valtinen, je méditerai vos paroles, soyez en sûr. Merci de m’avoir reçue. J’ai apprécié votre franchise.»

  Elle se leva, et rejoignit Coriace et Tocsin. Elle leur annonça qu’elle rentrerait à Convergence le lendemain. L’adjudant n’était pas dupe. Il eut confirmation de ses craintes puisque le collaborateur de Tenace le tint informé de l’entretient qu’il venait d’avoir avec la magicienne.


[1]  La Scène compte trois continents : Firabosem, Gorseille (où se déroulent des aventures de Refuse) et Sifera.