Chapitre cinq : Convergence.
La scène de Convergence.
L’aube dévoila un paysage plus densément peuplé. Le train passait devant des petites gares sans s’arrêter. Il avait pris un peu de retard. Refuse compta deux voies, puis trois. Elle observa des grands champs d’éoliennes qui n’étaient pas là dix ans plus tôt, des routes larges et lisses, des bâtiments en construction. Convergence absorbait ses faubourgs. Les lignes téléphoniques tissaient un réseau arachnéen qui enjambait voies et rivières. En ralentissant le train s’engagea dans une sorte de tranchée bordée d’immeubles. On arrivait. Le convoi fit halte le long d’un grand quai. On devait emprunter une passerelle pour sortir de la gare. Refuse n’avait pas conservé un souvenir très précis du bâtiment. Aujourd’hui, elle découvrait un édifice imposant, fait pour durer. Le hall était immense, sa voute soutenue par de grands piliers polylobés à large base. Des raies de lumière jaillissant de hautes fenêtres en verre blanc, rythmaient le sol recouvert de mosaïques aux motifs géométriques. Cette architecture avait l’aspect robuste des tunnels de Survie. Les métaux étaient rares, car les Contrées Douces ne possédaient pas de grands gisements, sauf celui d’Abrasion, insuffisant pour couvrir la demande. Il fallait importer les matières premières du Garinapiyan, du N’Namkor, ou du lointain continent Firabosem. Les experts prétendaient que les Dents de la Terreur recelaient tout ce qui manquait à la jeune nation. C’est ce qu’on pouvait lire dans le Phare de Portsud. Aucun « spécialiste » ne croyait que l’on trouverait un jour le moyen de dissiper l’antique sorcellerie. Par conséquent, tous plaidaient pour relancer les explorations, au-delà des montagnes, au-delà du désert de l’ouest. Ils s’inquiétaient de l’avance qu’auraient pris les marins du N’Namkor. L’éditorialiste semblait obsédé par la puissance, supposée ou réelle, de l’empire du sud-est.
Pendant que Coriace récupérait son cheval, Refuse et Leaucoule se mirent en quête d’un restaurant. Elles n’eurent pas de mal à trouver ce qu’elles cherchaient, parce que la place de la gare s’était spécialisée dans l’accueil des voyageurs, de l’établissement de luxe au bouge douteux. Les sorcières optèrent pour une taverne propre, aux prix abordables. Elles commandèrent tout de suite trois repas copieux : « Deux portions pour deux femmes affamées, et une portion pour un militaire bâti comme une armoire, précisa Leaucoule. C’est drôle, continua-t-elle, n’étiez-vous pas plus sombre hier soir ? Je distingue parfaitement vos traits.
_ Je me suis éclaircie, avoua Refuse, afin de ne pas trop sortir du lot, et j’ai laissé tomber l’apparence de Funambule. Je me suis rendue compte que je ne suis pas très bonne pour faire semblant. Les gens qui se souviendront de mon passage ici, ne seront pas surpris de me retrouver plus aguerrie, mais ils ne devront pas savoir à quel point. Ici, je ne pourrais suivre la même méthode qu’à Portsud. Les mages de Convergence sont trop nombreux, y compris les plus forts. L’approche sera plus longue. Il me faudra absolument me constituer une clientèle.
_ Pourquoi ne pas proposer vos services aux gendarmes ? Vos talents les intéressent bien plus que les miens.
_ Parce que je ne souhaite pas rester dans les Contrées Douces. Sitôt que j’aurais récupéré le grimoire de mon maître, je retournerai dans les Montagnes Sculptées. »
Les deux femmes continuèrent de discuter en attendant les plats. Coriace ne venait pas. Leaucoule voulut partir à sa recherche, mais Refuse l’en dissuada. Il fallait se nourrir en priorité. Après avoir vidé son assiette Leaucoule annonça qu’elle devait absolument aller aux nouvelles. Les sorcières payèrent, et chacune partit de son côté.
Enfin seule, Refuse fit défiler dans sa tête les noms des mages de la liste de Sijesuis : Imprévisible, Persévérant, Venimeuse, Maline, et Piquante. Elle consacra le reste de la matinée à trouver une chambre d’hôtel dans le centre-ville. Elle déjeuna rapidement. Puis elle se rendit chez un imprimeur, avec un projet d’affiche et de cartes de visite, pour des petits tirages de cent exemplaires:
« Refuse, magicienne experte et mobile, échange ou achète des sortilèges supérieures, surveille les transactions, protège les convois, et explore les endroits inaccessibles. Dix douceurs la journée. Hôtel de l’Orchestre. »
Ce serait prêt dans la soirée. En attendant, la magicienne se montra dans les bars d’affaires, où les marchands de Convergence se réunissaient. Elle posa des questions aux serveurs. On lui parla des principaux acteurs de la scène de Convergence. Fuyant était plus que toujours actif, particulièrement dans le domaine des transports et des communications. Il était en concurrence avec Maline, celle-ci tentant de contrôler toute la filière téléphonique, production des appareils, ventes aux particuliers, et infrastructures du réseau. Bonheurd’offrir régnait sur les grands chantiers immobiliers. Leloup dominait le secteur alimentaire. Symphonie d’Abrasion fournissait des métaux, mais ses concurrents d’Industrieuse étaient en train de la laminer, depuis qu’ils recevaient davantage de fer d’Horizon, le grand port du nord. Elle se tournait donc vers la production du savoir : traduction de textes anciens, contacts avec les savants de la Mégapole Souterraine, créations de laboratoires, édition. Persévérant était à la tête d’un empire bancaire. Le secteur de l’énergie était encore très divisé. Les principaux armateurs se trouvaient à Horizon. Refuse nota que Persévérant et Maline figuraient aussi dans la liste de Sijesuis. Elle voulut en savoir davantage sur les trois autres, Imprévisible, Venimeuse et Piquante. On lui conseilla de se renseigner dans le secteur universitaire, car les élites des Contrées Douces voulaient massivement s’initier à la magie. Elles avaient donc ouvert les portes de leurs écoles à des sorciers de renom. On avait construit l’université en bordure de la Vagabonde, la rivière qui traversait Convergence. Entre deux ponts, s’étendait un parc carré. Le côté est bordait la rive. Les bâtiments constituaient les trois autres côtés. Les mathématiques, la physique et les technologies étaient rassemblées à l’ouest. La magie partageait l’aile sud avec les langues et l’étude des populations. L’aile nord était réservée à la biologie et à la médecine. Tels étaient les centres d’intérêt des Contrées Douces. Refuse s’y rendit afin de se renseigner auprès des étudiants sortant des cours. Elle obtint sans difficulté une liste de noms incluant Imprévisible, directeur de l’université, et Venimeuse, son adjointe. On ne voyait plus beaucoup le premier ces temps-ci, étant donné qu’il s’était retiré dans un manoir à la campagne, et ne venait que pour instruire les plus avancés, une fois par semaine. Ainsi, dans les faits, l’administration revenait à Venimeuse. Toutefois cette dernière devait de plus en plus composer avec une figure montante originaire de Survie, une face de nuit du nom de Libérée. « Vous la connaissez ? » Demanda l’étudiant interrogé, réagissant à l’expression surprise de Refuse. « Certes. Et je ne m’attendais pas à la trouver là. » Elle ajouta immédiatement Libérée à sa liste. Refuse se souvint que l’ex Abomination, s’il s’agissait bien d’elle, n’avait pas eu besoin de dix ans d’étude pour assimiler la Porte de Verlieu. Quelques jours lui avaient suffit. Ce qui prouve qu’à l’époque, elle avait déjà largement le niveau. « Elle voulait avoir des enfants, se construire une vie. Dès lors, pourquoi ne pas tenter sa chance dans les Contrées Douces ? » Pensa Refuse. « Vous avez besoin d’autre chose ? » S’enquit l’étudiant. La jeune femme qui l’avait choisi sur son visage avenant, répondit du tac au tac : « Je loge à l’Hôtel de l’Orchestre. Si le cœur vous en dit… Demandez Refuse.» Il n’était pas contre.
La magicienne retourna chez l’imprimeur. Elle commença à placarder ses affiches dans les restaurants, les salons et les bars. Dans les rues les plus sombres, l’éclairage urbain se substitua à l’astre du jour. Puis ce fut le tour des artères principales. Refuse revint à son hôtel. Le réceptionniste lui signala qu’on l’attendait dans la salle commune. Celle-ci était fort grande, impression renforcée par un mur entièrement recouvert de miroirs. De plus, elle se prolongeait par une scène surélevée, éclairée par des lampes électriques. Une dizaine de musiciens y accordaient leurs instruments. Leaucoule, isolée à une table, se faisait toute petite. Refuse prit place devant sa consœur. « Bonsoir, avez-vous des nouvelles de Coriace ? » Demanda-t-elle. « Oui, il a été appelé pendant que nous cherchions un endroit où nous sustenter. Une urgence. Ils ont abattu un prédateur de la nuit en ville. On ne sait pas encore à qui il appartenait avant de devenir un danger. Il doit y avoir, quelque part à Convergence, le cadavre d’un vieux sorcier qui se décompose, dans une maison aux volets clos.
_ C’était quel genre de familier ?
_ Un furet.
_ Je ne sais pas quels sont leurs pouvoirs particuliers.
_ Le changement de taille, comme les félins et les rapaces.
_ Coriace va bien ?
_ Oui-oui. Merci de vous en soucier. On m’a passé un savon : je n’aurais pas dû me séparer de Coriace.
_ Pourquoi ? Vous n’êtes pas un gendarme vous-même. Ils vous ont recrutée comme magicienne auxiliaire, quelque chose comme ça.
_ En effet, mais ils voudraient que j’intègre certaines contraintes.
_ Pff ! Vous aviez besoin de manger.
_ Coriace m’a rassurée. Je lui ai parlé de vos intentions. Pour le moment, il m’a chargé de garder le contact avec vous, et de nous prévenir si vous vous sentiez menacée, ou si vous étiez tentée d’exercer des pressions sur quelqu’un. Il pense toujours que ses bons offices peuvent éviter des conflits. Avez-vous appris des choses utiles ?
_ Oui, un nom est venu enrichir ma liste : Libérée. Non seulement elle est tout à fait capable d’avoir déjoué les défenses de Sijesuis, mais il se pourrait également qu’elle soit la magicienne la plus puissante des Contrées Douces.
_ Plus forte que vous ?
_ Assurément, c’était déjà une face de nuit il y a dix ans. Nous-nous sommes rencontrées à Survie. Elle m’a aidé, mais elle m’a aussi forcé la main. Résultat : j’ai refusé son amitié, froidement. Elle serait actuellement professeure à l’université, où elle enseignerait la magie à de futurs marchands, banquiers et autres capitaines d’industrie en devenir.
_ Donc, si elle a fait le coup, vous risquez gros en la défiant. Et dans le cas contraire, vous n’oserez solliciter son aide, bien qu’elle en sache long.
_ Il y a de ça.
_ Changeons de sujet : la ville vous est déjà familière. Moi, je m’y perds un peu. Accepteriez-vous de me faire visiter ?
_ Oui, mais pas ce soir.
_ Fatiguée ?
_ Il est vrai que j’ai beaucoup marché…
_ Bien, je vous laisse. Bonsoir Refuse.
_ Bonsoir Leaucoule. »
L’étudiant s’appelait Archer. Il étudiait la physique, particulièrement l’électricité. Il connaissait bien trois sorts mineurs : lumière, calcul juste et horloge. La couleur de sa peau était encore inaltérée. Dans la chambre de Refuse, il expliqua qu’il s’exerçait à maîtriser copie fidèle, permettant de reporter instantanément sur une feuille ou un parchemin, n’importe quel texte. Copie fidèle était très en vogue dans la jeunesse studieuse de Convergence. Les familles de lettrés avaient longtemps eu le monopole de ce petit charme fort utile. Mais depuis quelques années, celui-ci se répandait comme une trainée de poudre. Refuse ne se souvenait pas l’avoir vu dans le Recueil des Tours Faciles. Elle vérifia. Puis, devant Archer, en s’aidant de ses explications, elle écrivit sa propre version. Laquelle fut testée dans la foulée, avec succès. C’est l’entité opératrice des objets d’ombre qui avait été mise à contribution.
« Et dire que je passais des heures à recopier les formules ! S’exclama la magicienne.
_ Ah ben ça… du premier coup !
_ Permets moi de te jeter un sort.
_ Vous voulez prendre le contrôle de mon esprit ?
_ Pourquoi ? En aurais-je besoin ? » Demanda-t-elle en approchant son visage du sien.
« Non, mais alors…
_ C’est pour augmenter tes sensations. Tu veux bien ?
_ Oui… Bien sûr… »
Refuse commença à retirer ses vêtements.
« Voilà comment cela va se passer, Archer. Nous allons nous offrir tous les deux une parenthèse agréable, mais nous en resterons là.
_ Pourquoi ?
_ Parce ce que je fonctionne ainsi. D’habitude j’attends la veille de mon départ pour mettre un garçon dans mon lit. Ensuite, je le rends à sa vie. Mais ces derniers temps, je n’ai pu satisfaire mes désirs. Je me sentirai plus à l’aise une fois que ce sera fini.
_ Vous comptez recommencer souvent ?
_ Autant de fois que ce sera possible. Après tout, Convergence est une grande ville : elle a de quoi nourrir mes appétits.»
Refuse enlaça le garçon. Ses caresses se mirent au diapason de la musique qui montait jusqu’à eux depuis la salle commune. Plus tard, quand les musiciens eurent rangé leurs instruments, le couple improvisa sur son propre rythme. En salle, on débarrassa les tables. En cuisines on acheva de laver les casseroles. En y mettant de la joie, de la sensualité et de la méthode, Refuse épuisa son amant. Archer n’eut guère l’occasion de se poser des questions. D’habitude, quand il était confronté à un problème, une brume d’idées naissait au cœur de son intelligence. Des intuitions fulgurantes s’en échappaient, traits d’esprit filant droit au but avant qu’il ne les ait pleinement comprises. Puis, il trouvait toujours un moyen de reconstituer le raisonnement justifiant la solution. Dès le début, il avait eu la certitude que Refuse poursuivait un but précis, et qu’elle chercherait à l’instrumentaliser. Finalement, il semblait qu’elle ne lui destinât qu’un rôle en marge de ses affaires. Refuse s’endormit sur lui, légèrement de côté, la cuisse gauche remontée sur le ventre du garçon, chaleur contre chaleur. Archer crut qu’il allait pouvoir réfléchir, mais il passa simplement de la pensée aux rêves. Il fut néanmoins le premier à s’éveiller, en sentant la pression d’un genou contre sa hanche. Refuse s’était déplacée. Le jeune homme se rhabilla dans le noir. Dehors, le ciel bleu sombre annonçait l’aube. Archer s’éclairant avec une petite lumière, trouva la porte de la chambre, la referma en silence, et quitta l’hôtel. Il avait conscience de vivre une époque stimulante, et d’être au cœur du monde nouveau que les Contrées Douces inventaient chaque jour. On pouvait coucher avec une magicienne une nuit, et étudier la physique le lendemain. L’annihilation du Süersvoken et du Tujarsi, deux siècles plus tôt, appartenait au passé. Ni ce cataclysme, ni ceux achevant les précédents cycles ne tempéraient son optimiste. Cette fois-ci serait la bonne !
Refuse fut réveillée par un employé de l’hôtel toquant gentiment à sa porte. Elle se couvrit de son manteau de voyage, et vint aux nouvelles. « Madame, un monsieur souhaite vous voir, pour affaire. Il est neuf heures. Dois-je le faire attendre, ou lui dire de repasser plus tard ?
_ Hum… Demandez-lui de patienter cinq minutes. Je l’écouterai en prenant mon petit déjeuner. Après, un bon bain me ferait du bien… Tant pis si je n’en profite pas longtemps.
_ Ou une douche ?
_ Oui ?
_ Nous avons des douches chaudes, si vous êtes pressée.
_ Ah ? Très bien ! »
Refuse se vêtit, puis rejoignit son premier client, étonnée de n’avoir pas eu à attendre. Le monsieur n’avait pas l’air commode. Pourtant l’affaire fut rapidement conclue. Dans les jours suivants, la magicienne enchaîna les contrats. On ne lui demandait pas tant de surveiller des transactions que d’espionner les concurrents. Les sens de sorcier faisaient merveille pour vérifier le contenu d’un entrepôt, l’activité d’une entreprise, les allés et venues d’un directeur. La demande était forte. Refuse se fit rapidement un nom. On se souvint de la jeune femme qui dix ans plus tôt avait fait ses premières armes à Convergence. Ceux qui l’avaient invitée le temps d’un repas la contactèrent, curieux de mesurer son évolution. On avait gardé de Sijesuis le souvenir d’un homme capable d’humer le parfum des secrets, simplement en faisant jouer les rouages de sa pensée. Décoder les agissements de ses interlocuteurs lui était devenu aussi naturel que respirer. Si bien que de son vivant, on redoutât davantage le tranchant de son esprit incisif que ses sortilèges. Ceux-ci, Sijesuis les gardait pour les affaires impliquant d’autres mages. On se rendit compte que Refuse n’avait pas ce genre de scrupules, quoiqu’elle usât toujours de moyens indolores. En fait, qu’elle ne se posât point en négociatrice, qu’elle acceptât de ne pas tout savoir, lui valut nombre de contrats lucratifs. De quoi payer l’hôtel, et de faire quelques économies.
Leaucoule faisait son possible pour ne pas perdre le contact, par amitié, et parce qu’elle soupçonnait sa consœur d’agir à la limite de la légalité. Leaucoule était partagée entre l’admiration et la réprobation. N’avait-elle pas épousé la cause inverse ? Ne voulait-elle pas plaire à Coriace ? Or, étrangement, celui-ci semblait peu intéressé par les manigances des marchands : « Tant qu’ils font des affaires ! » Les lois des Contrées Douces étaient encore très floues dans certains domaines. On croyait des actes interdis, sévèrement réprimés, et on découvrait des alinéas, qui, correctement interprétés, les rendaient possibles. Comme la situation n’évoluait guère sur le front de Refuse, la gendarmerie redéfinit les missions de sa contractuelle : désormais elle accompagnerait l’adjudant dans ses patrouilles, hors la ville. Coriace se sentait à l’étroit en zone urbaine. Sa spécialité était de traquer les bandits dans la verte campagne. Il apprit à Leaucoule à tenir en selle, à tirer au fusil, à reconnaître les grades, et à se priver de sommeil. La magicienne amoureuse ne se plaignait pas, l’attrait de la nouveauté se combinant à la joie de partager la vie de son amant. Les péripéties de ses aventures alimentaient sa conversation, lorsqu’elle retrouvait Refuse. Ainsi partageaient-elles thé, petits gâteaux et confidences. Remarquons que son amie plus expérimentée n’était pas aussi diserte s’agissant de son travail, ne citant jamais de noms. Pourtant Leaucoule tirait profit de leurs échanges. Les informations sibyllines de la face de nuit complétaient à merveille l’enseignement de Coriace. En outre, la gendarmerie ne pouvant guère instruire la jeune recrue dans son domaine de prédilection, celle-ci s’en remettait à ses seuls efforts, ou aux conseils de Refuse. Ce fut bénéfique. Leaucoule progressa plus vite que du temps où elle vendait des remèdes dans la boutique de Défiant. Le grimoire de Sijesuis sortit complètement des conversations. Pourtant Refuse des Patients n’y avait pas renoncé.
Son travail lui permettait de rencontrer les acteurs influents de la capitale. Elle espérait qu’en conversant avec ses commanditaires, l’un d’eux finirait par lâcher une information, qui, correctement interprétée, la mènerait à son but. Ce raisonnement n’était pas parfait. Après tout, ceux qui employaient Refuse reconnaissaient qu’ils ne possédaient pas ses compétences. Comment auraient-ils pu trahir le voleur ? C’est pourquoi la magicienne à l’affût ne se contentait pas d’attendre. Son esprit tentait d’imaginer le contenu du grimoire. Comme tous ses confrères, Sijesuis avait constitué une collection de sortilèges adaptée à ses besoins, à son style. Il avait étudié la magie afin de pouvoir négocier avec les sorciers les plus puissants du continent. Mais il ne fut jamais question de rivaliser avec eux, ou de leur en imposer. Les pointures des Palais Superposés étaient bien trop puissantes. « A sa place, j’aurais d’abord cherché à me protéger », pensait Refuse. « J’aurais privilégié la divination, et me serais gardée contre les charmes de persuasions. J’aurais complété par des sorts de fuite, de voyage, et, sur le tard, j’aurais acquis quelques moyens offensifs pour dissuader les opportunistes de niveau modeste. Je chercherais donc quelqu’un qu’on surprendrait difficilement, et qui résisterait bien au contrôle mental. Mais cette personne n’a fait qu’enrichir son répertoire avec le grimoire. Avant, elle avait déjà un style, qui aura évolué au fur et à mesure qu’elle assimilait celui de Sijesuis. Elle maîtrisait des sortilèges d’intrusion. Elle a tenu compte des échecs de ses prédécesseurs. Elle a esquivé les défenses du manoir, notamment le lien entre la lettre maudite et les portes. Le lien ! D’où mon maître tirait-il ce pouvoir ? Ce n’est pas rien… De s’être intéressé au Pont Délicat ? Et par conséquent de son entente avec Bellacérée ? Elle l’a peut être aidé, comme Réfania le fit pour moi quand j’étais son invitée.»
Décidément, le portrait-robot était loin d’être satisfaisant. Non seulement le voleur avait toutes les chances d’être un mage polyvalent, mais Sijesuis lui-même brillait par la diversité de ses talents. Il était difficile de le réduire à une spécialité. Ainsi, poursuivant ses cogitations, Refuse se rappela un autre aspect, pourtant essentiel, de la magie du négociateur : la pierre de vie ! Son origine restait un mystère. Était ce un cadeau de Bellacérée ? Était ce seulement un objet merveilleux, ou témoignait-elle d’un intérêt pour la magie curative, dont le grimoire se ferait l’écho? Cela faisait trop de pistes à explorer. « Changeons de méthode », se dit la magicienne. « Il me faut côtoyer mes pairs. Il n’y a pas de guilde de sorciers à Convergence. On ne voit guère les collègues les plus avancés dans les restaurants d’affaire. L’université leur suffit. D’ailleurs je m’en rapprocherais s’il n’y avait Libérée. Il y a aussi Imprévisible, à la fois dedans et dehors. Je devrais peut être le rencontrer. »
Refuse entreprit d’espionner systématiquement l’université avec ses sens de sorcier. Cela lui permit de se familiariser avec les visages, les salles et les couloirs, les bureaux, et surtout avec les professeurs. Venimeuse partageait son temps entre l’administration et les cours des premières années. C’était une sorcière corpulente, aux cheveux ébouriffés, vêtue d’une robe ample surchargée de motifs floraux, et qui changeait de couleur chaque jour. Son teint était gris foncé. Elle avait pour familier une affreuse tarentule de cinquante centimètres de diamètre, que tous les étudiants rêvaient de tuer. Il faut dire, que par malice, ou totale inconscience, l’arachnide passait son temps à explorer le bâtiment, courant sur les murs et les plafonds, surgissant de dessous une table, de derrière un sac, ou se cachant dans tous les endroits où les humains ont besoin d’intimité… Venimeuse habitait en ville. Mariée. Deux enfants. Des garçons, tous les deux experts au lancé de couteau, dont ils faisaient usage dès que la tarentule sortait du grenier. Monsieur était juriste. A l’ordinaire, Venimeuse était une personne plutôt attentionnée et souriante. Si le désordre encombrant son bureau laissait présager un défaut d’organisation, elle compensait ce côté brouillon grâce à une mémoire efficace nonobstant d’étranges méandres. Évidemment, Refuse voulut en savoir davantage sur les pouvoirs de Venimeuse. Elle n’obtint pas de réponse claire, si ce n’est que l’universitaire possédait un vaste répertoire de sortilèges de base. Venimeuse rencontrait quotidiennement Libérée. Deux fois par semaine, les deux femmes mangeaient ensemble à midi.
Libérée était bien la personne que Refuse avait connue à Survie. Elle avait conservé sa silhouette distinguée, haute et mince, et son sourire carnivore. Elle affectionnait les longues robes moulantes noires, ornées de motifs rouges. Libérée était très respectée. On lui avait confié tous les niveaux intermédiaires. Refuse pensa qu’il eût été plus logique qu’elle formât les meilleurs. Fallait-il y voir une marque de défiance ? Venimeuse la craignait, visiblement. La sorcière de la Mégapole souterraine la mettait un peu mal à l’aise. Libérée logeait dans l’université. Ses appartements de fonction n’étaient pas très grands. Un lutin noir, le familier, s’occupait des lieux en l’absence de sa maîtresse. Il accueillait chaque jour un jeune homme ou une jeune femme, venus instruire une enfant de neuf ans. La fille de Libérée avait un aspect fluet, de longs cheveux blonds, la peau très pâle et des yeux violets. Elle semblait d’humeur égale, lisait beaucoup. Quand elle ne se suivait pas ses leçons, elle aimer jouer de la mandoline, quoique l’instrument fût un peu grand pour elle. On ne voyait nulle trace du père. Dès qu’elle était rentrée, Libérée rejoignait la petite et la serrait longuement contre elle. L’étreinte rappelait à Refuse le jour où Abomination l’avait suppliée d’accepter l’Horreur des Vents.
Poursuivant ses observations, Refuse découvrit qu’Imprévisible se déplaçait sous invisibilité. Il aimait apparaître au dernier moment devant ses élèves. Il avait la peau grise sombre, d’épais sourcils, des cheveux noirs coupés en brosse, le visage mince barré d’une large moustache, et des membres qui paraissaient anormalement longs. Imprévisible s’habillait de gris et de vert foncé. Ses pieds étaient bottés, ce qui s’accordait avec sa vie campagnarde. Il ne venait qu’une demi-journée par semaine, dans une grande salle presque vide, dédiée aux travaux pratiques. Devant une dizaine de privilégiés, chaque séance commençait par une sorte de discussion informelle sur divers sujets ayant trait à la magie. Puis les étudiants montraient au maître ce qu’ils savaient faire. S’il le jugeait opportun, Imprévisible enseignait une nouvelle formule. Ce jour là, il annonça qu’il livrerait bientôt les secrets d’un sortilège très utile pour qui voudrait prolonger ses jours dans la Terre des Vents, ou s’épargner les rigueurs de l’hiver. L’attention de Refuse redoubla, évidemment. Sa déception n’en fut que plus grande lorsque le mage prononça un charme d’annulation, qui soudainement mit fin à son sens de sorcier. « Hé ! » s’exclama Refuse. « Pour une fois que c’était intéressant ! » Elle vit tout de suite deux implications possibles à ce geste : soit Imprévisible se doutait de ses intrusions, soit il avait l’habitude de protéger ses secrets. Elle n’était sûrement pas la première magicienne à chaparder du savoir sans avoir payé les droits d’inscription. Refuse ne chercha plus à espionner les cours, mais poursuivit néanmoins son enquête. Qu’elle n’eût pas encore repéré le familier d’Imprévisible l’intriguait. Elle renouvela donc sa tentative la semaine suivante, en ciblant la fin des cours. Le mage sortit de la salle, après ses élèves. Il alla retrouver ses deux collègues. Ensemble, ils firent le bilan hebdomadaire de leurs activités. Puis, il prit congé. Anticipant l’invisibilité, Refuse compléta ses sens de sorcier par une révélation. Au moment où le directeur quittait le bâtiment la magie divulgua également la présence d’une chimère à ses côtés. On aurait dit un roncier qui eût adopté la forme d’un félin. La créature bondit sur les épaules de son maître, et s’accrocha à son grand manteau vert. Alors, le magicien étendit ses longs bras en prononçant une formule. Il s’éleva dans les airs, vers l’ouest, où il disparût bientôt.
L’affaire Bonheurd’offrir.
Refuse, très prise par ses diverses missions, ne consacrait qu’une partie de son temps à espionner pour son propre compte. Un mois lui fut nécessaire pour se faire une idée d’ensemble du fonctionnement de l’université et de ses principaux acteurs. Parallèlement, sa réputation grandissante lui valait des demandes plus audacieuses, plus risquées. Un jour, le garçon de l’hôtel lui annonça qu’une dame souhaitait la rencontrer au sujet d’une affaire épineuse. Refuse la reçut dans sa chambre. Elle écouta l’exposé du problème.
« Je m’appelle Lamainlourde. Je vis avec l’honorable Bonheurd’offrir. Mon mari a fait fortune dans le bâtiment et la voirie. Nous-nous complétons bien. Je ne suis pas un premier prix de beauté, mais j’ai assez d’argent pour me payer les bonnes potions quand il le faut. Bref, nous vivions heureux, à l’abri des tentations, lorsque Bonheurd’offrir changea brutalement. Je suis sûre qu’il en voit une autre ! Mais le plus grave, c’est qu’il s’apprête à brader son entreprise. Je pense qu’il est victime d’un sortilège. Je voudrais que vous lui rendiez son libre arbitre, que vous découvriez qui est derrière cette manœuvre, et que vous fassiez le nécessaire afin cela ne se reproduise plus. Dites-moi votre prix.
_ Hum, vous me demandez de m’opposer à un autre sorcier. C’est très dangereux : pour moi, pour lui, pour vous. Madame Lamainlourde, je puis, pour dix douceurs, lever l’enchantement qui pèse sur votre compagnon, et probablement trouver l’auteur de la manipulation, si elle est avérée. Cette deuxième partie du contrat coûtera plus chère, selon le temps qu’il me faudra. Ensuite, nous devrons discuter des moyens de vous garder de futures attaques. Savez-vous qui voudrait racheter l’entreprise de Bonheurd’offrir ?»
La cliente se renfrogna un peu.
« Craignez-vous les confrontations directes mademoiselle Refuse ?
_ Évidemment. Non seulement les duels entre mages sont rapides et violents, mais l’issue en est souvent très aléatoire. L’utilisation de sortilèges de zone peut affecter des cibles innocentes. Ajoutez que dans le monde des affaires, les alliances changent très vites. Vos ennemis d’aujourd’hui pourraient devenir demain vos associés. En revanche, si vous commencez une vendetta, vous perdrez certainement cette liberté, et votre vie sera directement menacée. Ce n’est pas encore le cas. Réfléchissez.
_ J’aime bien les solutions définitives !
_ Je vous entends. Mais ne confondons pas le définitif et l’irrémédiable. A vrai dire, je suis surprise de la naïveté du procédé. Depuis des éons, les marchands se méfient des sorts de persuasion. Comment a-t-on pu croire qu’une telle ruse passerait inaperçue ? »
Les deux femmes se rendirent chez Bonheurd’offrir. Sa demeure était en travaux, comme beaucoup de choses dans la capitale. Elles trouvèrent le marchand, dans son bureau, au milieu de ses collaborateurs qui se récriaient.
« Et je veux qu’en toute chose on m’obéisse ! Cessez de contester, vos suppliques me sont supplices ! Je me retire des affaires, voilà tout. J’en ai soupé des notaires : aux clous !
_ Bonjour mon cher époux.
_ Bonjour mon petit chou.
_ Voici l’experte qui vous aidera, Refuse.
_ Une sorcière ! D’où sortez vous pareille muse ?
_ Mademoiselle conviendra mieux qu’une nounou…
_ Folie ! Voulez vous que je rampe à ses genoux ? »
La magicienne vérifia que Bonheurd’offrir était bien le jouet d’une volonté extérieure. Lamainlourde avait vu juste. Refuse annula l’enchantement. Le marchand la toisa :
« Ça par exemple ! Mademoiselle, m’expliquerez-vous ?
_ Vous étiez, monsieur, sous influence. Voyons ce que vous pensez dans votre nouvel état.
_ Eh bien, ainsi que vous le comprenez, je vends tout, et je pars.
_ On m’a dit que vous bradiez la valeur de vos biens.
_ Heu, je vais vérifier. Mais, a priori, ce n’est pas mon intention. » Bonheurd’offrir se pencha sur sa paperasse. On vit l’expression de son visage se crisper. Il questionna son entourage. Il rectifia les prix, au grand soulagement de tout le monde, sa compagne exceptée. Lamainlourde ne digérait pas qu’il eût réellement envie de se séparer de son entreprise. Le couple se disputa. Les collaborateurs allèrent voir ailleurs. Refuse réclama ses gages :
« J’ai honoré la première partie de l’accord. La suite prévoit que je trouve le ou la responsable de l’ensorcellement. Mais peut-être auriez-vous une idée, une suggestion ? Puisque le charme portait sur la valeur attribuée à vos possessions, il est probablement l’œuvre d’une personne qui partageait vos confidences, qui savait vos projets, quand bien même votre épouse les ignorait…
_ Je m’en suis ouvert à mon ami Élégant, le directeur des Magasins Chrysalide. Nos domaines respectifs ne se sont rejoints qu’une seule fois, quand j’ai participé à la construction de son grand magasin. Nous ne sommes jamais en concurrence. Lui, c’est les vêtements, la mode ; moi c’est le bâtiment et les pavements.
_ Est-il magicien?
_ Non. Enfin si, comme tout le monde, il connaît deux ou trois sorts mineurs… Mais, il a une fille, qui étudie actuellement. Elle en sait peut-être davantage.
_ Je voudrais leur parler. Pourriez-vous me faire une lettre d’introduction ?
_ Oui, certainement. »
Le sésame en main, Refuse se rendit sans tarder aux Magasins Chrysalide, un des endroits les plus chic de Convergence. Les façades extérieures étaient rythmées de grandes arcades. Dans chacune, une vaste niche présentait des statues habillées. L’édifice comptait trois étages. Le toit n’était pas visible depuis la rue. Élégant vendait du tissu, de la lingerie, des habits, des accessoires, du parfum et de la cosmétique. Refuse constata qu’il y avait même une petite table, où l’on avait disposé avec art, des boîtes de maquillage pour sorciers. « Ils ne doivent pas en vendre beaucoup », songea-t-elle. « J’ai toujours celle que m’a offerte le gentil Oumébiliam ». La lumière du jour n’entrait pas à l’intérieur du magasin. Des centaines d’ampoules électriques suspendues à des lustres la remplaçaient. On avait décoré les murs de fresques figurant tantôt des paysages, tantôt des scènes de théâtre où des acteurs très bien habillés donnaient la réplique à des comédiennes aux atours somptueux. Refuse se faufila à travers la clientèle, assez nombreuse. Une vendeuse lui indiqua un ascenseur, et se servit d’un appareil semblable à un cornet à fil pour l’annoncer en hauts lieux.
Trois hommes, en uniformes verts et jaunes, filtraient les entrées. La magicienne leur montra la lettre d’introduction. Un des gardes la prit et s’éloigna, pendant que ces acolytes vérifiaient que la visiteuse n’était pas armée. Bien sûr, ils ne trouvèrent rien, ni bâton, ni couteau, tout cela étant rangé dans l’espace magique. L’homme qui était parti appela Refuse. Pour le rejoindre, celle-ci traversa une longue galerie au parquet lambrissé. A sa droite, une large baie en verre opalescent diffusait une lumière argentée. Sur sa gauche, le mur était recouvert d’un papier peint, orné de motifs végétaux exprimés en diverses nuances de vert. Précédant la jeune femme, le garde ouvrit une porte ouvragée, en bois sombre, donnant sur une antichambre capitonnée de cuir rouge. Il poussa alors un dernier panneau, à droite. L’invitée accéda au bureau d’Élégant, carrelé de blanc. La lumière venait d’un long mur vitreux, à droite. Le soir venu, on allumerait de nombreux petits plafonniers. Le mur de gauche était entièrement constitué de hauts meubles baroques, alternant étagères et placards aux portes multiples. Au fond, le maître des lieux l’attendait derrière un énorme bureau. Élégant était un homme massif, robuste et complètement chauve. Sa peau tirait sur le jaune. Son habit, parfaitement coupé, rendait hommage à la couleur rose. La paroi contre laquelle se détachait sa silhouette exposait un immense tableau figurant une ville. Cependant, il ne pouvait s’agir de Convergence. Jamais la capitale des Contrées Douces n’avait connu de tours si hautes. Refuse contempla la grande cité pendant de longues secondes, en pensant à ce qu’elle avait vu autrefois dans la tête du Sphinx.
« Je suppose que je dois m’en prendre à moi-même », dit Élégant, rompant le silence, « je voulais en imposer à mes visiteurs par une vision spectaculaire. J’espère que vous n’en oublierez pas ce que vous étiez venue me dire.
_ Pardonnez-moi. Je suis la magicienne Refuse des Patients. Madame Lamainlourde a eu recours à mes services pour lever un enchantement qui pesait sur Bonheurd’offrir, son époux, mais aussi votre ami. Elle trouvait déplacé qu’il voulût se séparer de son entreprise. Or, une fois la contrainte disparue, il a confirmé sa décision, bien que le prix qu’il en exige depuis soit nettement plus élevé et conforme à la vraie valeur de ses biens. Il prétend que vous êtes la seule personne à laquelle il ait confié ses intentions. Madame Lamainlourde m’emploie pour trouver le fautif, et m’assurer qu’il ne recommencera pas.
_ Je ne suis pas un magicien, et loin de moi l’idée de faire du tord à l’honorable Bonheurd’offrir.
_ Auriez-vous une fille qui en saurait suffisamment ?
_ Oui… Mais… Je serais le premier surpris qu’elle eût trempé dans pareille combine. C’est… idiot, de toute façon. Il faut ne rien connaître au monde des affaires pour s’être imaginé qu’on ne se serait douté de rien.
_ C’est également mon avis. Toutefois, la persuasion est avérée. Avez-vous une autre hypothèse expliquant la fuite ? Dans qu’elles circonstances Bonheurd’offrir vous fit-il part de ses projets ? Était ce dans un lieu public ?
_ Je réfléchis… » Élégant s’absorba un moment dans ses pensées.
« Non, c’était ici. Je dois interroger ma fille.
_ Souhaitez-vous que je vienne avec vous ? Voulez-vous que je vérifie si vous ne subissez pas de contrainte particulière ?
_ Vous pouvez venir. Je ne crains pas les sortilèges de ma fille, car je me suis procuré un talisman protecteur, que je sais efficace. Il va de soi, qu’en aucun cas vous ne devrez tenter quoique ce soi contre mon enfant.
_ Je suis ici pour comprendre, pas pour me battre, monsieur.
_ Parfait, suivez-moi. »
Refuse emboîta le pas à l’homme d’affaire. Pendant qu’ils traversaient des pièces en enfilade, la magicienne évaluait la situation. Élégant semblait de bonne volonté, mais inspirer confiance lui était certainement devenu une seconde nature. Si sa fille ne voulait pas coopérer ? Pire, si elle usait d’un sortilège contre l’enquêtrice ? Le marchand toqua à une porte blanche et mauve.
« Oui ?
_ Sifine ?
_ Papa ? Attends un instant.
_ Pas de problème. Je t’amène une magicienne qui souhaiterait te poser deux ou trois questions à propos de monsieur Bonheurd’offrir.
_ Oh, vraiment ? Entrez tout de suite ! »
Élégant poussa la porte. Il pénétra dans une vaste chambre, richement meublée. Derrière lui, Refuse marmonnait une formule.
« Sifine, voici Refuse des Patients. Elle voudrait savoir, et moi aussi, si tu connaissais les intentions de Bonheurd’offrir, et si tu aurais cherché à l’influencer par ta magie. Je te sais très douée. » La jeune femme avait la peau gris clair. Ses cheveux bouclés avaient été blonds. Elle jouissait de traits harmonieux et d’un corps gracile de taille moyenne. Une longue robe blanche pailletée épousait les formes de son corps. Un col relevé encadrait le bas de son visage. Une ceinture rose et une chemise assortie ajoutaient un peu de couleur, de même que des boucles d’oreilles et de fins bracelets d’argent ornés d’améthystes. La chemise était brodée de petits motifs losangés cousus en fil noir. Le regard de Sifine, hanté d’avidité, frappa Refuse.
« Papa, si tu m’avais demandé service, je me serais faite une joie de contribuer à ta fortune ! Mais c’est un ami à moi qui m’a mise au défit. Bien évidemment, je n’aurais pas laissé monsieur Bonheurd’offrir se ruiner. » Elle prononça alors les mots déclencheurs de la persuasion.
« Cette dame peut donc s’en retourner d’où elle vient, pleinement rassurée, et convaincue de notre bonne foi.
_ Mais certainement, » répondit Refuse.
« Cependant, avant de nous quitter, ne pourrions-nous pas procéder à un échange de sortilèges ? Profitons mutuellement l’une de l’autre !
_ Oui ! Pourquoi pas ? » Demanda Refuse visiblement enthousiaste. « Télékinésie mineure, douleur atténuée et insecte d’ombre vous conviendraient-ils ?
_ Oh, je pense que vous avez même des sorts majeurs à proposer !
_ Un petit endormissement alors ? Il est très efficace.
_ Oui, ce serait très bien. Je ne le connais pas. Cependant, n’auriez-vous rien de plus fort ?
_ Peut-être, que me proposez-vous d’équivalent en échange ?
_ Hum, je suis certaine qu’une flammèche vous conviendrait. Ne voulez-vous pas me faire plaisir ?
_ Bien sur que si, rien ne compte plus à mes yeux. Je vous enverrai mes offres par la poste. Au revoir mademoiselle. »
Quelque chose dans le ton employé dut déplaire à Sifine, car elle enchaîna sur une autre formule. Mais Refuse la devança par un endormissement, précisément. Tandis que son adversaire chancelait, Refuse referma la porte. Élégant se précipita pour la rouvrir : une brume rouge sang envahissait tout l’espace disponible. Renonçant à poursuivre la magicienne, le marchand se tourna vers sa fille. Celle-ci s’était allongée par terre, au lieu de s’effondrer d’un coup, ce qui dénotait une certaine résistance de sa part. Elle n’en dormait pas moins profondément. Élégant la souleva et la porta jusqu’à son lit. Il ne lui restait plus qu’à attendre son réveil.
Refuse esquiva les gardes dans la brume rouge, notant au passage qu’ils tenaient des armes à feu. Elle remarqua que les portes de l’ascenseur étaient fermées à clé. Contrariée, elle s’installa dans le fauteuil du bureau du directeur et se servit de son papier pour écrire une recommandation :
« Monsieur, laissez les magiciennes s’enfuir quand elles le souhaitent. C’est préférable à la violence, et bien plus… élégant. » Elle passa dans le Verlieu. Refuse n’était pas très pressée de retrouver Lamainlourde. Devait-elle de nouveau préparer des sortilèges ? Sifine avait probablement épuisé la plus grosse partie de ses ressources, mais il fallait prendre en compte tout ce qui venait compliquer la situation : l’ami évoqué par la jeune femme, l’ambiguïté de son père, les différences de vues entre Lamainlourde et son mari. Elle résolut d’écrire un rapport. Elle se rendit dans la demeure de Bonheurd’offrir. Le portail vert s’ouvrit à la limite entre le deuxième et le troisième étage. De surprise, un employé en livrée rouge en laissa tomber son balai. Puis il se baissa pour voir ce qui venait. Sans quitter l’espace de transition Refuse lui lança les feuillets pliés. « Je reprendrai contact demain », annonça t-elle. L’ouverture se referma immédiatement. L’homme ramassa le message et le porta à son patron.
La magicienne alla se mettre à l’abri dans les faubourgs de Convergence.
Bonheurd’offrir lut le récit en faisant la grimace. Il lui déplaisait que ses relations avec Élégant fussent compromises de la sorte, car s’il souhaitait se retirer des affaires, il entendait préserver ses rares amitiés. A en croire le rapport, Sifine aurait agi de sa propre initiative, et non sur instruction de son père…
« Toute cette histoire prouve que tu ne peux pas tout laisser tomber ! Lui dit Lamainlourde. Tu dois demander des compensations et des garanties à Élégant ! S’il te les refuse, fait lui un procès !
_ Ma vie ne m’appartient plus », conclut le bâtisseur.
L’atmosphère de la demeure se fit pesante. A chaque fois qu’ils se voyaient Bonheurd’offrir et Lamainlourde reprenaient leur discussion : devant les administrateurs, au repas, pendant la soirée, dans le grand salon. Ils voulurent n’en plus parler dans la chambre à coucher. Mais aucun des époux ne trouvant le sommeil, ils ressassèrent ensemble leurs tracas jusqu’à tard dans la nuit.
Pendant ce temps, Élégant qui veillait sa fille, s’était fait porté une collation. Puis son adjoint lui avait détaillé le bilan financier de la journée. On avait passé des commandes, on avait évoqué la possibilité d’ouvrir de nouveaux rayons. « Il nous faudrait créer des grands événements saisonniers pour nous faire de la publicité », avait suggéré l’adjoint. Un peu avant minuit, mademoiselle sortit des limbes, parfaitement reposée, et affamée. Elle se leva, entraînant son père vers la salle à manger. Sur la grande table, le majordome déposa un repas copieux, puis il obtint l’autorisation de se retirer. Élégant se sentit soudain très seul. Il décida d’entrer dans le vif du sujet :
« Tu t’es cru maligne, mais notre visiteuse avait du répondant. Sifine, ma fille, tu devrais aller t’excuser auprès de Bonheurd’offrir. Je lui donnerai des garanties. Qu’as-tu cherché à faire avec Refuse?
_ L’influencer. Mais le sortilège n’a pas pris. Ensuite, elle m’a de nouveau contrée.
_ Tu es trop prévisible. Elle savait de quoi tu étais capable : c’était d’ailleurs la raison de sa venue.
_ La première fois, elle a pu se persuader elle-même, préventivement. La deuxième fois, elle a été plus rapide… Nos gardes l’ont-ils capturée ?
_ Non, elle s’est échappée. Une brume rouge a couvert sa fuite. Les accès à l’étage étaient fermés, mais cela n’a pas suffit. D’ailleurs, elle m’a laissé un petit mot, pour me dire qu’il était inutile de vouloir la retenir.
_ A-t-elle brisé une vitre ?
_ Non. J’ai pensais qu’elle attendait peut être, invisible, que nous lui donnions l’occasion de sortir. Hélas, je crois qu’elle s’est tout bonnement évaporée. Je me suis servi du téléphone inter étage pour demander des chiens. On les a fait monter avec toutes les précautions d’usage. Elle n’aurait pas pu se faufiler, sauf à recourir à une magie inconnue. Les animaux n’ont rien flairé. Je ne sais comment, mais elle est partie.
_ Elle a eut recours à de la haute magie, Papa !
_ Raison de plus pour prendre les devants. Je n’aime pas du tout cette affaire. J’espère que Refuse n’est pas du genre vindicative. La prochaine fois que tu fais des plans, tiens moi au courant. »
Le lendemain matin, Élégant envoya une missive à Bonheurd’offrir : il reconnaissait la responsabilité de sa maison dans les déboires du bâtisseur. Il demandait une entrevue, au cours de laquelle Sifine devrait lui présenter des excuses formelles. Le marchand se disait désireux de dédommager Bonheurd’offrir. Ce dernier accueillit favorablement l’ouverture. Il répondit rapidement, en précisant, qu’évidemment, puisque Élégant viendrait avec sa sorcière, le bâtisseur devrait avoir la sienne à ses côtés. Le marchand, assis derrière son immense bureau, lut la réponse à ses proches collaborateurs et à sa fille, sans cacher sa satisfaction : « entre gens raisonnables on trouve toujours un arrangement ! » Bien qu’étant aussi de cet avis, son adjoint se sentit l’obligation de tempérer la joie du patron :
« Monsieur, dit-il, la magicienne de Bonheurd’offrir nous a montré sa puissance, qui est nettement supérieure à celle de votre enfant. En outre Mademoiselle Sifine a déjà un rôle dans cette affaire, et, pardonnez moi, ce n’est pas le meilleur, de sorte que tous s’en méfieront. Est-il judicieux qu’elle vienne en tant que votre sorcière ?
_ De fait, c’est ce qu’elle est.
_ Oui, mais elle ne sera pas en position d’agir en tant que telle, puisqu’elle est la fautive. Je suggère que nous recourions à un contractuel de rang équivalent à la visiteuse d’hier.
_ C’est prendre le risque d’avoir deux sorcières contre une seule : Bonheurd’offrir ne l’acceptera pas.
_ Dans ce cas, adressons-nous à un parti à la neutralité indiscutable.
_ Qui serait ?
_ La gendarmerie.
_ Je ne savais pas que nos gendarmes lançaient des sorts.
_ Depuis peu, ils emploient toutes sortes de gens qui complètent leurs lacunes. Ils forment des binômes : un gendarme monté fait équipe avec un sorcier. Ils sont très désireux de limiter les affrontements entre initiés.
_ Hum, dans la mesure du possible, je préfèrerais m’en passer… Néanmoins, rédigez une demande adressée aux autorités compétentes. Essayons aussi d’en savoir plus sur cette Refuse. Qui la connaît ?
_ A vrai dire, des tas de gens. Ce n’est pas un mystère qu’elle est arrivée à Convergence il y a quelques mois. Elle s’est rapidement constituée une clientèle bourgeoise. Je l’ai appris, alors que je dînais, il y trois semaines en compagnie des honorables Mainpropre et Volontaire. Volontaire se souvenait l’avoir rencontrée dix ans plus tôt, un soir, au restaurant. Il m’a expliqué qu’elle agissait alors pour le compte de Sijessuis.
_ On m’a dit qu’il était mort, ce que je crois volontiers. Depuis quand n’a-t-il pas reparu ?
_ C’est confirmé : il a été inhumé cette année aux Patients, là où se trouvait son manoir. On prétend qu’il était très malade, mais je ne connais pas les détails. Refuse mène des enquêtes, et surveille les transactions délicates. Vous voulez tout savoir de vos concurrents ? Vous voulez être sûr que personne n’agit sous influence ? Vous voulez vous préserver des maléfices ? Elle est la personne qu’il vous faut.
_ Aurions-nous déjà recouru à ses services ?
_ Non, la plupart de nos approvisionnements se font en confiance depuis longtemps. En fait, ce sont nos partenaires qui l’ont sollicité, par deux fois. Cependant, ses coordonnées figurent bien dans notre carnet d’adresse. Lors de la livraison des colliers du N’Namkor. Nous avions envisagé de la contacter. Mais finalement, c’est Libérée de l’Université qui a garanti l’honnêteté de l’échange.
_ Sifine dit qu’elle est très forte : elle suit ses cours. Nous avons été présentés un soir, à l’opéra. Nous n’avons échangé que quelques mots, mais elle me fit forte impression. Je me souviens qu’elle tenait sa fille par la main, comme si elle craignait de la perdre dans la foule. Pourquoi ne serait-elle pas l’intervenant neutre ? Après tout, elle est de l’Université !
_ Les professeurs de magie sont des gens trop indépendants. De plus, si nous la payons pour ce service, elle ne pourra prétendre à l’impartialité.
_ Admettons, mais elle me semblait une bonne alternative à la gendarmerie. Du reste, ses émoluments pourraient venir à part égale de moi et de Bonheurd’offrir.» Élégant se leva. On s’écarta pour le laisser passer. Sa silhouette massive se détachant contre le mur lumineux, il arpentait le carrelage blanc de la grande salle, pesant le pour et le contre. L’homme d’affaire se méfiait de la gendarmerie. Cette dernière avait été créée sur décision des grandes villes du pays. Il s’agissait d’une des premières institutions communes et efficaces dont le nouvel État s’était doté. L’influence de celui-ci allait en grandissant dans les Contrées Douces, depuis une bonne décade. Comme beaucoup de grands bourgeois, Élégant avait soutenu la formalisation des structures de gouvernement. Il siégeait lui-même dans le conseil de la capitale. Toutefois, il n’était pas partisan d’un pouvoir trop contraignant, et il se méfiait d’une force au-delà de son contrôle, étrangère aux traditions des marchands. En l’occurrence, il n’était en rien responsable de la nomination de l’actuel colonel de gendarmerie…
« Je vais écrire à Libérée. Je demanderai une réponse rapide. Si elle décline mon invitation, il faudra s’en remettre à votre idée. » Élégant retourna à son fauteuil. Il rédigea sa lettre. Au moment de la glisser dans une enveloppe, l’idée lui vint d’y ajouter le mot écrit la veille par Refuse. Il cacheta la missive, et la confia à Sifine. « Tu es la personne la plus appropriée, n’est-ce pas ? » La jeune femme se saisit du message, s’inclina, et quitta la pièce avec une expression neutre sur le visage. Intérieurement, elle contenait à grand-peine le sourd désir de ne plus subir la situation. Son père la mettait à l’épreuve. Saurait-elle assumer ses actes devant la sorcière de Survie ? Sifine emprunta la voiture d’Élégant, la plus récente. Deux véhicules étaient garés dans l’entrepôt du grand magasin : une chose parallélépipédique peinte en vert, pourvue de roues de chariot, et un modèle aérodynamique dont la carrosserie aux multiples facettes était constituée de lames de bois laquées de rouge. En l’absence de caoutchouc, les ingénieurs des Contrées Douces avaient complexifié le châssis métallique et les roues, afin d’absorber un tant soit peu les chocs. Sifine s’installa dans le fauteuil en cuir noir du conducteur. Elle aimait conduire. Un employé lui ouvrit les portes de l’entrepôt. Le véhicule démarra doucement. Son allure dépassait rarement les trente kilomètres par heure en ville, en raison de la circulation hétéroclite et de l’absence de code de la route. Néanmoins, la plupart des gens qui le voyaient venir s’écartaient avec déférence devant l’engin, flattant l’orgueil de sa conductrice.
Celle-ci se gara dans la cour de l’université. Elle dut attendre une demi-heure dans un couloir, que Libérée eût fini son cours. Enfin la salle se vida. La sorcière de Survie apparut, avec sa mine des mauvais jours. Elle salua froidement l’étudiante et s’enquit de ses attentes sur un ton dépourvu d’amabilité. D’un air hautin, elle considéra la lettre qu’on lui tendait, sans y toucher. Ensuite, elle prononça une formule de révélation. Devant cette marque de défiance, Sifine se crispa. Libérée décacheta l’enveloppe. Elle lut en premier la lettre d’Élégant. Son regard alla de la feuille à la messagère. Puis elle sortit le mot joint. Elle sourit.
« Votre rivale n’a pas daigné signer, mais votre père a suppléé à cet oubli : Refuse, c’est bien cela ? La sorcière des Patients ?
_ Oui, je crois. Je ne l’ai pas vue longtemps.
_ Comment croyez-vous qu’elle se soit échappée ?
_ Je l’ignore. En utilisant une magie supérieure…
_ Je le pense aussi. J’en ai même une idée précise.
_ Ah ? Acceptez-vous d’aider mon père ?
_ Je le pourrais, à condition que vous me racontiez toute l’affaire, depuis le début, en toute franchise.
_ Cela va de soi.»
A chacun sa façon.
Refuse avait passé la nuit dans une auberge des faubourgs. N’ayant plus envie de sacrifier aux échanges épistolaires, elle se rendit directement chez Lamainlourde et Bonheurd’offrir. Celui-ci la tint informée des derniers développements :
« Il est convenu que Sifine viendra me présenter des excuses formelles et complètes. Je demanderais de son père qu’il cède à mon épouse une participation mineure dans son grand magasin, mettons cinq pour cent. Je me porterai personnellement acquéreur de dix pour cent des parts de Chrysalide. L’idée est d’échapper aux reproches de ma moitié, qui ne me pardonne pas ma retraire anticipée. Je vous demande de surveiller Sifine, pour qu’elle ne tente rien contre moi. A propos, quels genres de garanties peut-on exiger d’une magicienne ?
_ C’est difficile monsieur. Soit vous avez le pouvoir, soit vous ne l’avez pas. Les talismans protecteurs efficaces sont rares. Les initiés se les gardent pour eux. Vous pourriez étudier vous-même la magie, ou engager un sorcier permanent.
_ Est-ce à vous que vous pensez ?
_ Non monsieur, je ne puis vous consacrer tout mon temps.
_ Pourquoi pas ? Vous ne sauriez trouver une meilleure situation.
_ Je ne suis pas venue à Convergence afin de m’y faire une place avantageuse, monsieur. De plus, je désire progresser dans mon art. La sécurité de vos entreprises et de votre personne me l’interdirait.
_ Vraiment ? Je pense au contraire qu’un contrat bien conçu vous laisserez les libertés dont vous avez besoin.
_ Profitez de ma présence, monsieur Bonheurd’offrir. Tant que je serai là je pourrai vous seconder en cas de coup dur. Mais, s’il vous faut un soutient permanent, recrutez plutôt des diplômés de votre belle université. Ils s’accorderont davantage à vos usages.
_ Quand partirez-vous ?
_ Je n’en sais rien. Quand j’aurais trouvé ce que je cherche. Alors je retournerai dans les Montagnes Sculptées.
_ Ce que vous cherchez ? Me le direz-vous ?
_ Non monsieur. Désolée. Revenons à l’affaire en cours, s’il vous plait.
_ Soit. Élégant a mis du temps à répondre à mon dernier message. Je crois qu’il cherche lui aussi à sécuriser l’entrevue.
_ Je n’y suffis pas ?
_ Non, vous êtes dans mon camp. Comme vous êtes plus forte que sa fille, il veut s’attacher une autre magicienne.
_ Qui sera plus forte que moi ? On ne s’en sortira pas ! En tout cas, s’il trouve plus puissant dans les Contrées Douces, vous aurez beaucoup de mal à surenchérir. Parmi les sorciers que je connais, je ne vois guère que Libérée de Survie qui me soit nettement supérieure.
_ Précisément, sa dernière lettre y faisait allusion. Vous grimacez, quelque chose ne va pas ?
_ J’ai refusé son amitié par rancune et orgueil blessé.
_ Est-ce que cela fait de vous des ennemies ?
_ Pas forcément… La saveur glacée de nos retrouvailles contaminera peut être la repentante. Est-ce ce que vous voulez ? Quand aura lieu la cérémonie des excuses ?
_ Ce soir ; j’aimerais qu’elle ait lieu dès ce soir. Un peu de théâtralité favorisera nos affaires. J’ai donné des instructions afin que le hall de ma demeure devienne un écrin convenable aux excuses de Sifine.
_ Y aura-t-il des invités ?
_ Évidemment ! C’est la seule façon d’éviter les rumeurs malsaines. Je pense aussi que mes invités seront ma meilleure garantie.
_ Vous savez ce que vous faites. Je ne crois pas que vous les mettiez en danger. Après tout l’emprise était simple, mais il reste un élément à éclaircir.
_ Ah bon, lequel ?
_ Pour se justifier, Sifine a prétendu que ses amis l’avaient mise au défi. Ce pourrait être un pur mensonge, mais j’aimerais vérifier, à tout hasard, qui sont ses fréquentations.
_ Je vous en prie, faites ! Vous me direz vos honoraires.»
Le hall était éclairé de lustres garnis d’ampoules électriques. Un long tapis rouge le traversait en suivant l’axe médian. Il reliait l’entrée à une estrade surmontée de trois beaux fauteuils aux allures de trônes. Lamainlourde et Bonheurd’offrir y étaient assis. La troisième place reviendrait à Élégant, sitôt que sa fille aurait devant tous avoué sa faute et demandé pardon. On apporterait une petite table. On signerait l’accord final. Tous les témoins seraient conviés à un buffet. Refuse se tenait dans un coin, camouflée par une illusion. Les domestiques firent entrer les invités, soit une quarantaine de bourgeois de Convergence, des notables, hommes et femmes. Les collaborateurs de l’entrepreneur se tenaient derrière les fauteuils. Les arrivants venaient saluer le couple, puis prenaient place à gauche ou à droite de la salle. Bonheurd’offrir se leva pour réclamer des musiciens. Ceux-ci sortirent d’une porte latérale, et on leur fit un peu de place. Avec des instruments à corde, ils commencèrent à jouer un air lent et rythmé de percussions assourdies. Les conversations se turent. La musique prit une tournure plus dramatique. Élégant entra avec sa fille. Il s’avança seul jusqu’à l’estrade, et mima plus qu’il ne dit ses regrets. Puis Bonheurd’offrir invita Sifine à les rejoindre. La jeune femme s’avança à pas lent, très droite, le regard fixe. La mélodie s’atténuait progressivement, si bien que les musiciens cessèrent de jouer lorsqu’elle atteignit le pied de l’estrade. A ce moment, une silhouette sombre se détacha du rang des invités. Libérée, suivie de son lutin noir, vint se placer en face d’Élégant. Dans la main droite, elle tenait une sorte de sceptre en bois sculpté. Son maquillage rouge sang soulignait ses yeux, ses sourcils et sa bouche. Ostensiblement, elle tourna son regard vers Refuse. Celle-ci répondit en suspendant l’illusion qui la dissimulait. Elle alla se positionner à gauche de Bonheurd’offrir, à un mètre environ d’Élégant, en sorte de surveiller simultanément ses consœurs. Les faces de nuit se toisèrent assez longtemps pour que les spectateurs pussent à loisir comparer leurs styles respectifs. Libérée osait la robe noire fendue et le décolleté plongeant. Le tissu satiné tenait aux épaules par de jolies broches serties de minuscules cristaux de grenat. Il tombait en plis fluides jusqu’aux hanches prises dans une large ceinture tressée. Une jambe disparaissait sous les ondes brillantes du vêtement, tandis que l’autre, mate et bien galbée, s’offrait aux regards.
Sifine en comparaison paraissait très sage, ce qui ne pouvait que la servir en de telles circonstances. Elle avait troqué sa robe moulante à paillettes contre un habit plus sobre, blanc crème, plissé et légèrement évasé à la base. La ceinture était de même couleur, mais d’une texture plus rugueuse. Le col était rabattu sur les épaules. On remarquait moins les bijoux, parce qu’un charme mineur en ternissait l’éclat. Les manches roses, ornées de losanges en fil noir subissaient un effet similaire.
Refuse portait sa tenue ordinaire, solide et fonctionnelle, taillée sur mesure à Sudramar. Avec une lenteur théâtrale, elle tira du néant son bâton. Le contact de l’arme avec le sol ne fit qu’un petit bruit. L’accessoire la rassurait. Il avait aussi vocation de la caractériser aux yeux du public. Ses sourcils, le pourtour de ses yeux ainsi que sa bouche étaient soulignés de bleu, car ce soir, elle montrait sa vraie couleur. Son regard soutint celui de Libérée, qui répliqua par un semi sourire équivoque : sarcasme, marque de sympathie, joie retenue, « enfin nous revoilà » ? Tous les témoins suspectèrent qu’un lien mystérieux unissait les deux faces de nuit.
Les choses n’en furent que plus faciles pour Sifine, dans la mesure où l’humilité qu’elle mit dans ses propos se passa de comédie. La fille d’Élégant avoua qu’elle avait ensorcelé l’honorable Bonheurd’offrir, par jeu, pour se prouver qu’elle pouvait le faire, et aussi, pourquoi pas, pour en tirer parti. Évidemment, elle avait été bien naïve et bien sotte, et surtout, elle avait gravement nuit aux intérêts de son père, sans compter que sa manœuvre jetait l’opprobre sur les magiciens, et réduisait la confiance si chère au monde des affaires. Et ça, ce n’était vraiment pas bien. L’assistance opina du chef, d’un air grave. Quand sa fille eût fini de battre sa coulpe, Élégant fut invité à s’asseoir. On apporta la petite table et les papiers. Lamainlourde résuma devant l’auditoire les points principaux de l’accord de dédommagement. Avant d’apposer les signatures, elle demanda aux magiciennes Libérée et Refuse de confirmer qu’aucun des deux hommes d’affaire n’était sous l’emprise d’un sortilège. Toutes les deux déclarèrent qu’ils étaient maîtres de leurs décisions. On parapha en plusieurs exemplaires. Les témoins applaudirent brièvement. Les notaires repartirent avec les dossiers. Bonheurd’offrir convia ses hôtes à partager un buffet. Derrière les invités, le long des murs du grand hall, les domestiques avaient installé des tables roulantes garnies de petits plats et de boissons.
Refuse trouvait tout ce cérémonial parfaitement ennuyeux. Elle resta plantée sur l’estrade pendant que Libérée allait se servir une coupe de vin rouge, et que Sifine regagnait la sortie. Elle aurait bien suivie la repentante, mais Lamainlourde avait insisté pour qu’elle surveille toute la soirée. La magicienne se fondit dans le décor en réactivant son charme d’illusion. Il fonctionnait pleinement au bout d’une minute d’immobilité. Constatant qu’on passait près d’elle sans la remarquer, Refuse fut tentée de déambuler dans l’hôtel particulier, mais c’eût été abandonner le hall à Libérée : on aurait pu le lui reprocher. Alors elle trompa son ennui en observant les gens, leurs habits, leurs expressions. Elle essaya par jeu d’élire le plus bel homme de l’aréopage: déception. Le contexte estompait les qualités individuelles. Ce qu’elle voyait avec netteté, un peintre l’eût rendu avec un léger flou. N’aurait surnagé que l’impression distante d’une vie fragile, un peu vaine, déjà fantomatique. Pourtant, les habitants des Contrées Douces, et ceux-ci particulièrement, ne manquaient ni de couleurs, ni d’optimisme, ni d’humour. L’époque était belle de promesses.
Minuit approcha. On avait dansé. Quatre couples tournoyaient encore dans le grand hall. La moitié des invités étaient partis. Ceux qui restaient s’apprêtaient à en faire autant. Libérée s’éloignait d’un groupe sur le départ. Elle adopta soudain une démarche primesautière, virevolta, et se retrouva pile au milieu du tapis écarlate, face à Refuse, qu’elle dévisagea crânement, les mains agrippées au sceptre passé derrière la nuque. Un sourire rouge s’étira au bas de sa figure obscure. Refuse se demanda si sa consœur la rejoindrait dans le Verlieu, dans l’hypothèse où l’envie la prendrait de se sauver par là.
« Il me semble qu’on n’a plus besoin de nous ma chère. En ce qui me concerne j’ai honoré mon contrat. Avez-vous signé pour passer la nuit ici ? » Demanda la sorcière de Survie, en s’avançant. « M’en voulez-vous toujours ? Allez-vous me fuir encore ?
_ Tout dépend de vos intentions, répliqua Refuse. Mais non, je crois que la rancune est partie, le jour où je perdis votre cadeau. Il ne me reste que la crainte. J’ai connu des magiciens plus puissants que vous, et plus malintentionnés, mais aucun dont l’intérêt pour ma personne ne me mit plus en alerte. Ce doit être la réminiscence de l’extrême embarras que je ressentis lorsque vous vous jetâtes à mes pieds pour implorer mon aide. Un geste terriblement intrusif. La suite ne fit que confirmer ma première impression, puisque je me retrouvais dépositaire de votre abomination.
_ J’aurais tout fait pour être mère !
_ C’est le moins qu’on puisse dire.
_ Je vous présenterais mon enfant, si vous voulez.
_ N’avais-je pas dit que je ne voulais plus rien de vous ?
_ Qu’est devenue l’Horreur ?
_ Je l’ai libérée quand on m’a poignardée. Elle aurait dû me déchiqueter, mais j’étais alors en compagnie des mages les plus puissants du continent. Deux sorcières m’ont sauvé, de justesse. Le reste, je le sais par un témoignage. Bellacérée des Palais Superposés aurait piégé l’Horreur dans un espace magique. Puis, ce fut la guerre. Bellacérée ne me retint pas, bien au contraire. Je ne sais quel usage elle fit de cette arme arrivée à point nommé. »
Un rictus déforma le sourire de Libérée.
« Un souci ? » Questionna Refuse. « Ne vous avais-je pas dis où je me rendrais ?
_ Je ne me souviens plus. Ainsi donc, ils ont l’Horreur ?
_ Pour le plus grand malheur du Château Noir. Sinon que voudriez-vous qu’ils en tirassent de positif ?
_ Rien, j’espère. Je voudrais que l’Horreur ait fait un carnage ! Qu’elle ait fauchée les uns ou les autres ne fait pas de différence.
_ Pourquoi ?
_ Enfin, Refuse, ce sont nos ennemis ! Les rescapés du Tujarsi, voilà ce qu’ils sont !
_ Vous me parlez de choses qui se sont passées il y a deux siècles.
_ Ils nous ont massacrés, rayés de la surface, obligés à nous enterrer ! Les Contrées Douces ont oubliées, parce que vos ancêtres ne vivaient pas dans la zone du maléfice, mais nous, sous la Terre des Vents, nous nous en souviendrons toujours !
_ D’accord. Cependant, si la région des Palais est bien tout ce qui subsiste du Tujarsi, j’en déduis que vos ancêtres n’y sont pas allés de main morte non plus. Heureusement pour vous, les rivalités des mages des Palais ne leur laissent pas le loisir de penser au vieux Süersvoken.
_ Vous les défendez ?
_ On se retrouve à peine, et déjà on se chamaille… Cela ne collera jamais entre nous Libérée. La passion vous dévore, et vous dévorez par passion. Tout à l’heure, vous m’avez souri comme si vous alliez me manger.
_ Les Contrées Douces devront bientôt avoir un avis sur ces choses là. _ Qui vous dit qu’elles ne l’ont pas déjà ? Et pourquoi cette insistance ?
_ Parce que je vous connais, que j’espère toujours devenir votre amie, et parce que vous êtes une figure importante des Contrées Douces.
_ Vous vous trompez. Je retournerai dans les Montagnes Sculptées, dès que possible.
_ Pourquoi êtes vous là ?
_ Vous posez beaucoup de questions.
_ Je pourrais vous apprendre tant de choses Refuse…
_ Vous espionnez pour le compte de la Mégapole Souterraine ?
_ On n’espionne pas son propre pays, Refuse. Les Contrées Douces font partie du Süersvoken, comme la Terre des Vents, comme l’Amlen. _ Vous vivez dans un rêve Libérée. Ou plutôt non, vous avez sans doute raison. Après tout, il y a dix ans, le marchand Fuyant voulait se rapprocher de vous, établir des voies commerciales. C’est la Mégapole qui était réticente. Les idées de Survie auraient-elle changé ?»
Libérée marqua un temps d’arrêt. Opportunément leurs hôtes vinrent les rejoindre, les remercièrent pour le service rendu. Refuse toucha ses émoluments. Le grand hall était vide. Lamainlourde, Bonheurd’offrir et Élégant raccompagnèrent les sorcières.
« Je vous dépose ? » Demanda Élégant en montant dans sa voiture. « La technologie a aussi son charme.
_ C’est très aimable à vous », répondit Libérée, « mais j’aimerais marcher un peu avec ma consœur. Nous avons tant de choses à nous dire !
_ Je comprends très bien. Bonne nuit mesdames. »
Le véhicule gronda, démarra en marche arrière, puis partit vers les magasins Chrysalide.
« Qu’avons-nous d’autre à nous dire ? » Demanda Refuse.
« Ainsi donc, vous ne faites que passer ? Mais alors pourquoi vous faire une clientèle à Convergence ?
_ Affaire personnelle.
_ Vengeance ?
_ N’allons pas voir des ennemis partout.
_ J’aimerais connaître ce qui vous motive.
_ Pourquoi ?
_ Mais pour vous aidez bien sûr !
_ Je ne souhaite pas redevenir votre débitrice.
_ Dans ce cas, je dois ignorer ce que vous avez dit des Montagnes Sculptées, et vous considérer comme une actrice importante sur la scène de Convergence ; pour longtemps.
_ Faites comme vous voulez.
_ Réfléchissez, nous pourrions nous gêner.
_ Vous ai-je gênée ce soir ?
_ Non. Vous avez eu de la chance. Pour moi cette affaire est finie.
_ Ah oui ?
_ Non ?
_ J’aurais demain des petites choses à vérifier…
_ Refuse, il se fait tard, mais il faut que nous reparlions. Je ne sais ni ce qui vous amène ici, ni en quoi vos activités quotidiennes servent vos desseins, mais observez, que ce soir, on vous a vu très officiellement travailler pour la haute bourgeoisie de la capitale. Quelques mois vous auront donc suffit pour conquérir cette position avantageuse. Au train où vont les choses, les enjeux vont monter. Sifine a gaffé. Tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ? Mais remarquez la théâtralisation, la paperasse : tout le monde a pris l’affaire très au sérieux. Après tout, Bonheurd’offrir est un gros entrepreneur en bâtiment, cependant qu’Élégant dirige le grand magasin Chrysalide. Or tous deux avaient une alternative : demander l’aide de la gendarmerie. » Refuse fronça les sourcils. « Cela vous parle ? » La magicienne des Patients garda le silence quelques secondes.
« J’admets », répondit-elle enfin, « avoir observé l’université à distance. Avez-vous procédé de même avec moi ?
_ Bien sûr, Refuse. Mais je n’ai pas appris grand-chose de cette façon. C’est par la bande que j’ai oui dire que vous entreteniez une amitié avec une sorcière recrutée par la gendarmerie. En fait, les sens de sorcier et la révélation m’ont surtout montré votre assurance, votre caractère actif. L’indice de puissance, je l’ai eu hier, quand dans la lettre d’Élégant, j’ai trouvé votre mot : vous maîtrisez la Porte de Verlieu. D’autres sortilèges permettraient de s’échapper d’un espace clos, mais dans votre cas, ce ne pouvait être que celui-là. Les sorciers des Contrées Douces qui en seraient capables se comptent sur les doigts de la main. Et parmi cette élite, vous êtes la seule personne, hormis moi-même, dont je puisse dire avec certitude qu’elle le possède. Refuse, vous êtes ambitieuse. Or, les mages locaux ne peuvent pas vous apporter grand-chose, car vous êtes aussi avancée qu’eux. Il vous faut un environnement plus riche. D’où mon étonnement : que faites-vous ici, que cherchez-vous ?
_ Je vous le dirais quand je l’aurais. »
Libérée soupira. « Pourquoi vous défier encore de moi ? Je joue carte sur table. J’avoue œuvrer pour la reconstitution du Süersvoken.
_ Et donc vous-vous tenez informée de tout… Quand avez-vous su que Sijesuis était mort ? Vous êtes vous rendue à son manoir ? » Libérée ferma les yeux. Quand elle les rouvrit l’expression de son visage s’était quelque peu adoucie.
« J’ai soupçonné que votre maître avait eu de sérieux ennuis quand nous nous sommes rencontrés à Survie, parce que vos objectifs paraissaient démesurés, pour la jeune initiée que vous étiez. Mais à cette époque, je n’étais pas impliquée dans la politique de la Mégapole Souterraine. C’est venu plus tard, après la naissance de ma fille, après que je me fusse hissée plus haut dans notre art. Je voulais changer de vie. C’est beau ici, oublieux mais beau. Vous savez, je suis très occupée : mon travail à l’université, mon enfant, ma mission… Je me suis principalement concentrée sur mes confrères, sur les industriels et les grands marchands, les notables. Comme à Survie, ce sont les mêmes sortes de gens qui tiennent les rênes du pouvoir. Votre maître occupant une position décentrée, et ne faisant plus parler de lui, je ne lui accordais guère d’attention. En revanche votre réapparition suscita immédiatement mon intérêt.
Et d’un, vous n’étiez pas morte, alors que vous deviez réveiller le Dragon des Tourments… Je n’ai aucun mal à m’en souvenir : la rumeur de la destruction totale de toutes les cités de la Mer Intérieure atteignit notre séjour souterrain. La Porte de Verlieu vous aurait peut être permis de ne point être au nombre des victimes, mais je doutais que vous eussiez maîtrisé ce sortilège en si peu de temps.
Et de deux, les habitants de la Mégapole eurent vent, plus tard, de la guerre opposant les Palais Superposés au Château Noir. Nos dirigeants se demandèrent si les deux affaires étaient liées. Nous nous réjouissions, évidemment, mais nous aurions aimé connaître tous les détails de la brouille. La curiosité nous poussa à sortir de notre refuge. Nous envoyâmes des agents à l’extérieur. Hélas, ceux qui s’aventurèrent dans la zone des combats y disparurent, ou revinrent quasi bredouilles, car nous avions sous-estimé la difficulté de la tache. Je bénéficiais de ces échecs. En effet, nos dirigeants décidèrent de resserrer nos liens avec nos voisins, plutôt que d’épuiser nos forces dans des aventures lointaines. Les mages expérimentés furent incités à se mettre en avant. Et donc, me voici. Faisons un marché : racontez-moi votre histoire, et je vous aiderai à trouver ce que vous cherchez.
_ Comment savez-vous que mon histoire servira votre cause ?
_ Je n’en sais rien, mais si vous êtes bien celle qui a réveillé le dragon, votre témoignage me sera précieux.
_ Pas ce soir.
_ Demain ?
_ Quand je le voudrai !
_ Je serai patiente. Votre promesse me suffit. Puisque vous ne voulez rien de moi, vous-vous condamnez à me faire don de votre parole, ou à m’ignorer.
_ C’en est assez pour ce soir, Libérée. Vous m’épuisez !
_ Hin-hin, bonne nuit Refuse, et merci.
_ De rien !»
Libérée s’éloigna rapidement, haute silhouette noire apparaissant par intermittence dans la lumière électrique des lampadaires. Sa grande ombre possessive tantôt s’étirait sur le sol, tantôt caressait les façades aux volets clos. « Pour que les autorités consentent à sa présence, elles doivent y trouver leur avantage », pensa Refuse. Alors seulement, elle se demanda où donc était passé le lutin familier? Elle le chercha du regard, sans succès. Peut-être était-il déjà retourné à l’appartement de Libérée ?
La veille, Refuse avait dormi hors de Convergence, au cas où Sifine et ses amis auraient voulu se venger. Pareille prudence se justifiait-elle encore? La voix de la raison murmurait que non, puisque la fille d’Elégant avait reconnu ses tords. Pourtant un doute subsistait. La magicienne décida de rentrer à son hôtel en empruntant des venelles sombres. Mais tout autres étaient les abords du bâtiment. Ce dernier faisait l’angle d’une artère passante et d’une rue commerçante, larges et bien éclairées. Refuse devrait s’exposer sur les cent derniers mètres. Ne voyant personne, elle accéléra le pas en rasant les murs. Une minute plus tard, sa main se tendait vers la sonnette. Mais juste avant qu’elle n’en saisît le cordon, un miaulement détourna son attention. Se retournant en brandissant son bâton elle vit un chat noir assis sur le rebord d’une fenêtre. Comment ne l’avait-elle pas remarqué ? Le félin prit la fuite. Refuse haussa les épaules, et sonna à la porte. C’est à ce moment précis qu’elle ressentit une vive douleur pénétrant par le côté gauche. Elle s’effondra avant d’avoir pu comprendre ce qui lui arrivait. Une détonation retentit. Refuse porta la main à son flanc : elle saignait. Elle articula péniblement la formule de la brume rouge. Puis elle sombra.