Chapitre un : Félouviaf.
Facettes.
Ici, on avait donné aux montagnes les formes d’immenses cristaux inclinés en tout sens. Leurs longueurs opaques barraient le ciel. Au sol l’entrecroisement des ombres dessinait de rares losanges de lumière. Les surfaces lisses des polyèdres étaient striées, creusées de fentes profondes, ou percées de cavités géométriques alignées. Autant de moyens destinés à faire entrer le jour dans ce qui deux millénaires plus tôt avait été des villes, des villages ou des maisons. Une population prospère y avait vécu. Au sommet de sa puissance, la civilisation des Montagnes Sculptées dominait tout le continent. Aujourd’hui, seuls des connaisseurs bien organisés, ou des magiciens pouvaient survivre dans ce désert.
Refuse appartenait aux deux catégories. Elle galopait sur un cheval d’ombre, évoqué par enchantement. Elle-même paraissait aussi noire que la nuit. C’était une jeune femme, svelte et agile, plus petite que la moyenne. Ses cheveux mi-longs encadraient un visage harmonieux, au milieu duquel les iris se manifestaient par deux lueurs bleutées. Les pourtours des yeux, les sourcils et les lèvres étaient maquillés d’azur. Elle portait des vêtements de très bonne qualité, taillés sur mesure, aux coutures solides, adaptés au voyage, en diverses nuances de gris. Lorsque sa monture s’estompa, ainsi qu’il arrivait chaque jour après quelques heures d’utilisation, elle continua d’avancer à pied. Un long bâton d’escrime apparut dans sa main. De fait, elle ne semblait pas transporter grand-chose. Mais sept ans plus tôt, Bellacérée, la plus puissante magicienne du continent Gorseille, lui avait offert un anneau enchanté, porte ouvrant sur un espace magique où l’on pouvait stocker jusqu’à dix kilogrammes de fournitures. En l’occurrence, il s’agissait surtout de provisions et d’eau. Mais Refuse y rangeait également son arme, son livre de sorts et un épais atlas acheté à Sudramar, la ville la plus proche.
L’ouvrage consistait en une description très érudite des Montagnes Sculptées, par Discuri. Dans la préface l’auteur expliquait qu’il avait passé sa vie à rassembler tous les témoignages disponibles, et à les vérifier. Discuri avait été un savant, donc un mage, du Tujarsi. Comme cet empire avait disparu deux cents ans plus tôt, cela signifiait que l’atlas était encore plus ancien. Environ cinq cents montagnes y étaient décrites avec le plus de détails possibles, des gravures et des plans. On n’avait jamais fait mieux, et pourtant la somme rassemblée n’épuisait pas le sujet.
Refuse s’en était d’abord servi comme moyen de se repérer. Les premiers chapitres traitaient de la géographie des Sculptées. On distinguait plusieurs régions en fonction des formes données aux montagnes. Il y avait ainsi les Coquillages autour de Sudramar, les Chimères au nord du Pont Délicat, Les Mains, les Sphères Encastrées, et les Amphores au sud, dans les Vallées. A l’ouest on trouvait les Cubes, les Pyramides, les Débris I, les Monolithes, et les Voiles Brisées en bord de mer. En direction de l’est se succédaient les Hautes Colonnes, les Cristaux, les Débris II, les Fleurs, les Débris III longeant les Steppes du Garinapiyan, et les Coraux juste avant l’Océan. Il existait aussi des exceptions comme les Flammes qui pouvaient se rencontrer n’importe où. Quelques excentricités inclassables complétaient le tableau.
En fin d’après midi, Refuse repéra une corniche à une quarantaine de mètres en hauteur, qu’elle rejoignit en lévitant. Elle tira un repas et une outre de sa réserve magique. Pas question de boire aux sources des Montagnes Sculptées. La plupart avaient été empoisonnées environ deux millénaires auparavant, en même temps que le Grand Canyon qui barrait le continent d’ouest en est au sud du massif. Les centaines de millions d’habitants qui peuplaient la région l’avaient fuie. A la suite de quoi, ils s’étaient divisés en deux empires rivaux : le Tujarsi au nord et le Süersvoken au sud-ouest. Les Contrées Douces, la terre natale de Refuse, avait fait partie du Süersvoken. Mais cela aussi était devenu de l’histoire ancienne. La compétition entre les deux nations les ayant conduites à l’annihilation.
Refuse avala les dernières bouchées de sa pitance. Le soleil ne tarderait pas à disparaître derrière les gigantesques cristaux noirs. Profitant des dernières lueurs, elle se plongea dans l’étude de la Porte de Verlieu, un puissant sortilège permettant de se déplacer dans un monde parallèle, et d’éviter ainsi maints obstacles et désagréments. Il lui avait toujours résisté. Mais Refuse en avait fait la condition préalable à son retour aux Patients, le village où elle avait grandi. En outre, il lui serait très utile pour poursuivre l’exploration des Montagnes Sculptées.
Mais pourquoi s’obstiner à fouiller ce désert de roc ? Tout le monde savait qu’il n’y avait plus rien à trouver dans les antiques cités. Ceux qui les avaient abandonné étaient partis en emportant le plus de choses possible. Puis des milliers d’aventuriers étaient venus se servir. Enfin, le Tujarsi et le Süersvoken avaient organisé de grandes expéditions afin de rafler les restes de la grandeur passée. Toutefois, la magicienne ne croyait pas le sujet clos. Le Pont Délicat à lui seul prouvait qu’il subsistait des vestiges de la civilisation disparue. Le Canyon Empoisonné qu’il enjambait ne se franchissait à pied que par lui. Long de quatre kilomètres, constitué uniquement de lignes de force argentées, le Pont Délicat était un sortilège complexe contrôlé depuis une réplique au un centième située dans la tête du Sphinx, la montagne qui le dominait. Pour le compte de son maître Sijesuis, Refuse avait pénétré dans la chimère afin de débarrasser l’ouvrage de sorts parasites qui menaçaient son existence en puisant à la source d’énergie dont il dépendait. Là, elle s’était rendu compte que non seulement d’autres dispositifs enchantés fonctionnaient encore, mais aussi que les sorciers étaient intervenus dans les Montagnes Sculptées autant qu’ils les avaient pillées. A la suite de son action, les tensions s’accrurent entre les mages vivant dans la région des Palais Superposés, un reliquat du Tujarsi. Deux camps entrèrent en guerre. Ceux des Palais, menés par Bellacérée, et ceux du Château Noir, une maison rivale qui convoitait toute l’énergie du Pont.
Refuse observa que la guerre avait fait fuir de nombreux mages. Certains s’étaient réfugiés au cœur des Montagnes, soit dans des retraites préparées de longues dates, soit dans des lieux qu’ils s’étaient appropriés au gré des circonstances. D’autres, moins individualistes, ou moins puissants, s’étaient mêlés à de petites communautés de marginaux vivant à proximité des rares sources d’eau potable, souvent des ruisseaux alimentés par les pluies coulant depuis les sommets.
Le Château Noir avait puisé dans l’énergie du Pont Délicat pour créer des armées d’ombre. Sans cet avantage, il n’aurait jamais pris le risque d’une confrontation de grande ampleur. Mais au bout de trois ans, l’effet de surprise étant passé, les observateurs les plus lucides considérèrent que personne ne l’emporterait. Bien sûr, certains espéraient encore gagner à l’usure. Toutefois les mages étant de plus en plus divisés, la guerre se nourrit de multiples rancœurs individuelles ou claniques. Elle s’éparpilla, ce qui ajouta de la confusion au flou des débuts. Comprenez qu’il n’y eut jamais de frontière nette entre les protagonistes. Les familles des Palais Superposés se prolongeaient dans celles du Château Noir, et inversement… Tout alla en empirant.
Au bout de six ans, on ne comptait plus les changements d’alliances. Aux trahisons ordinaires s’ajoutaient les victimes des charmes. Dans ces conditions, simplement parce qu’il n’était pas possible d’organiser des négociations sérieuses, la guerre perdurait. Elle entra dans une phase sporadique, alternant des périodes calmes avec des flambées de violences très difficiles à prévoir. On parla de la « tectonique des mages». Des tensions secrètes s’accumulaient, et soudain, au point de rupture, elles se déchaînaient. Pour un œil non averti, le conflit semblait se limiter à la région des Palais Superposés. Or, dans les Montagnes Sculptées, Refuse fut témoin de plusieurs confrontations entre sorciers. Certaines imputables à des rivalités personnelles, d’autres impliquant des cohortes du Château Noir, ce qui leur donnait automatiquement un caractère plus « officiel ». Refuse prenait ses distances dès qu’elle les voyait.
Ces précautions ne suffisaient pas toujours. Il arriva qu’on la prît en chasse. Le plus souvent sa connaissance des montagnes lui permettait de semer les indésirables. En cas d’échec, elle recourait aux illusions. En dernier recours, elle foudroyait. Sa conscience n’en souffrait pas. La magicienne côtoyait la violence depuis qu’un maléfice mystérieux avait condamné son maître Sijesuis. Pendant qu’il se mourait elle avait du quitté son village natal, en compagnie du chat Présence, le familier roué du magicien. Le félin l’avait contrainte au pire, puis l’avait trahie. A deux reprises, elle avait triomphé du spadassin Dents Blanches, en lui laissant la vie sauve. La troisième fois, surgissant dans son dos, il l’avait transpercée d’un coup de dague. Heureusement, elle se trouvait alors en compagnie de l’élite des mages de Gorseille. S’ils ne purent prévenir l’agression, et si les conséquences furent dantesques, au moins leurs efforts conjugués sauvèrent la jeune femme. Diju la protégea, et Réfania la soigna. Dents Blanches ne survécut pas à sa bêtise. Bref, Refuse avait traversé de telles épreuves qu’elle n’éprouvait plus la moindre compassion pour les prédateurs.
L’oiseau messager.
La nuit était tombée. Grâce à une lumière magique placée dans la paume de sa main, la magicienne lisait son grimoire. Ses doigts froids tournaient les pages. Ce n’était pas la formule de la Porte de Verlieu qui posait problème. Depuis sept ans qu’elle la récitait, la magicienne la connaissait par cœur. De plus la bonne connaissance du langage magique avait toujours été son point fort. Mais il lui fallait aussi trouver les bonnes entités, l’opératrice et la source… Or, le texte du sort ne l’aidait pas beaucoup. Certes, il fournissait une liste d’entités, comme c’était d’usage, mais les commentaires accumulaient contradictions et avertissements… Apparemment il fallait redoubler de prudence lorsqu’on s’adresser aux agents du sortilège. Comment Libérée et Lamémoire avaient-ils fait pour le maîtriser si vite ? Soudain, le rougeoiement d’une explosion fit sursauter la lectrice. Refuse se recroquevilla, puis se déplaça vers le bord de sa corniche pour observer le monde en contrebas. Elle compta trois éclairs. Le calme revint. Un duel de sorcier, sans nul doute. Inutile de se précipiter. Mais le lendemain, la jeune femme descendit de son refuge et prudemment s’approcha des lieux de l’échauffourée. Deux cadavres gisaient au sol. On les avait fouillé. La magicienne aperçut un peu plus loin un amoncellement de pierres valant sépulture. Un des morts présentait plusieurs entailles profondes au niveau du torse. Le second avait vomi une bile sanguinolente avant de s’effondrer. En élargissant le cercle de ses recherches Refuse découvrit aussi plusieurs loups d’ombre carbonisés. Rien d’autre. La voyageuse jugea qu’il n’était pas indispensable de traîner dans les parages. Elle voulait se rendre dans le secteur des Coraux, sur la côte est, en un lieu discret où les marchands échangeaient des objets précieux. Venus du N’Namkor au sud, ou du Garinapiyan au nord, ils recouraient à ses services pour garantir l’honnêteté des transactions. C’est ainsi qu’elle gagnait sa vie.
Refuse s’éloignait, en jetant des regards de gauche et de droite, lorsqu’un un petit bruit, évoquant un léger froissement, attira son attention. Son premier réflexe fut bien sûr de se mettre à couvert. Ensuite, comme le son persistait, elle en chercha la cause. Cela venait de plus haut. Refuse lévita, bondissant sur les facettes de la montagne cristalline, afin de contrôler sa direction. La magicienne finit par repérer une petite forme noire, un passereau, gisant sur une corniche très étroite. Elle manœuvra pour s’en rapprocher. Le familier avait une aile blessée, et une patte cassée. Ses forces l’abandonnaient. Le sombre visage de Refuse se pencha sur l’animal. Elle n’aimait pas beaucoup les familiers, bien qu’elle appartînt à la tradition noire, qui en avait fait sa spécialité. Normalement, elle aurait pu en adopter un depuis longtemps. Mais elle s’y était toujours refusée, car elle gardait un mauvais souvenir de Présence, le chat maléfique de son maître. L’oiseau pathétique demanda qu’on le laissât mourir, ou qu’on l’achevât rapidement. Il s’appelait Félouviaf. Refuse lui fit une meilleure proposition.
La jeune femme désirait donner de ses nouvelles à sa famille, qu’elle n’avait plus revue depuis sept ans. Fière de la mission confiée par son maître Sijesuis, qui lui avait fait traverser presque tout le continent, elle pensait alors revenir au bout de quelques mois. Or le chemin du retour passait par le Pont Délicat, lequel était actuellement aux mains des chevaliers sorciers du Garinapiyan, une conséquence de la guerre des mages et de l’intervention de Refuse. Celle-ci craignait beaucoup les guerriers. Bien sûr, elle aurait pu prendre le bateau, mais elle voulait rentrer dans les Contrées Douces aussi forte que Sijesuis. Parce que le jour de son retour, elle se rendrait au manoir du maître, désormais son tombeau. Le sorcier mourant avait dressé des défenses magiques, afin de tenir à l’écart les charognards. Refuse comptait en venir à bout. Elle dit à l’oiseau :
« Je vais te soigner, et tu vas me servir, mais tu ne seras pas mon familier. Tu te rendras dans les Contrées Douces, dans le village des Patients. Là tu trouveras ma famille et tu leur diras que je vais bien. En fait, j’écrirai à leur attention une longue lettre résumant mes aventures. Tu me rapporteras leur réponse. Alors, je te libérerai. Acceptes-tu ?
_ Ce n’est pas comme si j’avais le choix, » conclut Félouviaf.
Immédiatement, Refuse utilisa un peu sa pierre de guérison afin d’être sûre que l’oiseau ne mourût point. Le don de Sijesuis rétrécissait à chaque utilisation, aussi la jeune femme ne l’employait plus qu’avec parcimonie. En soirée, elle prépara un charme de guérison dont elle fit profiter l’ex familier. Réfania des Palais Superposés le lui avait enseigné. Ça, et d’autres choses plus intimes. Cette sorcière avait payé de sa vie la défense des siens, au plus fort des affrontements. Refuse gardait un souvenir ému du jour où Réfania l’avait secourue, et de ce soir étrange, à la veille des hostilités, où elle avait cédé aux avances de son hôtesse parce que celle-ci avait accepté de prendre la forme d’un homme. S’étant éloignée juste à temps de la zone des combats, Refuse s’était aussi coupée des événements. Elle n’avait plus eu de nouvelles fiables et précises pendant quatre ans. Jusqu’à ce qu’un confrère des Steppes la croisât à Sudramar et lui racontât tout ce qu’il savait.
La guérison soigna les blessures, mais la jeune femme conseilla à Félouviaf de laisser passer la nuit avant d’essayer de voler. Le passereau s’endormit en lui parlant du sorcier qui l’avait éveillé à la conscience. Il s’appelait Dovéni, et s’était toujours flatté d’avoir su éviter les ennuis. Mais il avait fait équipe avec de fort mauvaises personnes. Son jugement en avait été altéré. Une série de décisions désastreuses l’avaient conduit à une fin pitoyable dans ce paysage minéral et désolant. A la lumière du soleil matinal, Refuse écrivit sa lettre en serrant son écriture. Une fois terminée, elle en fit un petit rouleau, qu’elle s’apprêta à attacher à une patte de Félouviaf. Cependant celui-ci insista pour lire le message. « Je mémorise très bien ce genre de chose, expliqua-t-il. Tel est mon pouvoir. Je pourrais vous gazouiller sans erreur l’intégrale des mélodies subtiles composant les quarante symphonies majeures de Folconir Chtromezorski ! Bon, pas toutes d’une traite. Il y en a quand même pour vingt deux heures. » Des lèvres maquillées de bleu sourirent à l’oiseau. « Peut-être en écouterais-je une à ton retour, si tu es disposé à me la chanter librement. » La magicienne conseilla son messager sur le trajet qui lui paraissait le plus sûr. Elle lui expliqua où était son village, où vivait sa famille. Elle répondit à ses questions, jusqu’à ce qu’il possédât tous les éléments nécessaires à la réussite de sa mission. « Maintenant va ! » Commanda Refuse.
Félouviaf s’acquitta de sa tâche, à sa façon. Prévenu qu’il ne survivrait pas à la Terre des Vents[1], il longea les rives occidentales de la Mer Intérieure, franchit les plateaux du sud et les forêts qui croissaient entre eux et la côte. Il trouva ensuite un comptoir du N’Namkor, où des navires de commerce faisaient escale. Il embarqua aussitôt sur un trois mâts à destination du Pays de Refuse. Le voilier fit un grand détour afin d’éviter les tempêtes sévissant au large de la Terre des Vents. Il accosta enfin à Portsud, au midi des Contrées Douces. Le petit messager remonta vers le nord-ouest. Une chaîne de lugubres monts fermant l’horizon, fit naître en lui une sourde inquiétude : il approchait de son but. L’oiseau d’ombre reconnut la maison des parents de Refuse : une fermette située presque à l’entrée du village, avec un étage, un petit moulin à vent et des volets rouges vifs. Félouviaf se posa sur le rebord d’une fenêtre du rez-de-chaussée. A travers la vitre il vit une grande pièce rectangulaire servant de salle à manger et de cuisine. Une table en bois verni lui faisait face. Un homme et une femme d’une cinquantaine d’années étaient assis sur des tabourets. Ils épluchaient des légumes. Au fond, on distinguait les fourneaux. De son bec, Félouviaf toqua contre le carreau de verre. Au père de Refuse qui le dévisageait, il montra la patte où sa fille avait accroché le papier roulé. L’homme se décala sur sa gauche, tendit le bras et ouvrit la fenêtre. L’oiseau sautilla sur la table, salua le monsieur et la dame, et se présenta brièvement. Avec une élocution parfaite, il récita son message, en y mettant le ton. Évidemment, les destinataires voulurent tout de même lire la lettre, voir l’écriture. Ils comprirent que la magicienne avait été mêlée à des événements terribles. « Pourquoi n’était-elle pas revenue ? » Se demandaient-ils, bien que l’explication fût écrite noir sur blanc. « La Porte de Verlieu ? » Vivement qu’elle apprenne à s’en servir, mais n’aurait-elle pu faire le tour en bateau ?
Pressé de questions Félouviaf répondit qu’apparemment Refuse se méfiait un peu des voies navigables, et que surtout elle espérait passer le Pont Délicat au nez et à la barbe des chevaliers d’ombre. « Il est des familiers plus âgés que moi, qui ont eu le temps de servir plusieurs maîtres. Je n’en ai eu qu’un seul, aussi n’oserais-je rien affirmer de trop catégorique. Cependant, il me semble, que votre fille là, sans être une méchante personne, possède une sorte de fierté, voyez-vous, et pourquoi pas le désir de prendre sa revanche. » Évidemment, les parents de Refuse, qui n’avaient pas oublié les circonstances de son baptême, voyaient très bien. Ils le manifestèrent par des sourires entendus et des échanges de regards amusés, pendant que Félouviaf poursuivait ses conjonctures : « … Je ne serais pas surpris qu’elle parvienne bientôt à ses fins. Sa peau est noire comme une nuit sans étoile, bien qu’elle soit plus jeune que feu mon maître. » La mère de Refuse offrit l’hospitalité à Félouviaf. Dans la foulée, elle s’empressa de prévenir ses proches, et bientôt tous les habitants des Patients furent au courant. On attendait des nouvelles depuis si longtemps ! On fut aux petits soins pour l’oiseau pendant trois jours. On l’aurait gardé plus longtemps, mais il exprima le désir de porter une réponse. « Dites moi tout, je répèterai intégralement vos propos à l’intéressée. » On convint de se retrouver le soir, dans la salle polyvalente autour d’un buffet froid. Tous ceux qui le voudraient délivreraient quelques paroles.
Le messager consentit à s’envoler le lendemain. Dans une ambiance de veillée, il recueillit sept ans de petites histoires, mais aussi des faits plus marquants, comme l’installation d’un poteau télégraphique l’année précédente. Les Contrées Douces se développaient rapidement, peut être plus vite que le Garinapiyan. Grâce au télégraphe les villageois avaient suivi en même temps que le reste de la population, un événement qui avait tenu tout le monde en haleine. En effet, au mépris des échecs passés, une nouvelle expédition maritime était partie en direction des terres situées au-delà des Montagnes de la Terreur. Auparavant, l’équipage était venu aux Patients pour subir l’épreuve de l’effroi. Afin de s’aguerrir, les explorateurs l’avaient tentée plusieurs fois. Évidemment aucun homme n’avait réussi à atteindre le bas des pentes. Pour autant, ils n’avaient pas renoncé à leur projet. Un mois plus tard, ils avaient pris la mer dans l’idée de contourner l’obstacle par le sud, espérant trouver de l’autre côté des conditions favorables. Si au début les rapports étaient encourageants, on avait déchanté rapidement, car les rivages de l’ouest exerçaient sur les esprits la même épouvante que les sommets : jour après jour l’angoisse avait pris possession des âmes les plus endurcies. Minés par une peur irrationnelle qui les privait de sommeil, les valeureux aventuriers avaient du regagner leur port d’attache. A l’aune de cette histoire les habitants des Patients mesuraient ce qui était humainement possible, et ce qui ne l’était pas.
La soirée touchait à sa fin. La salle polyvalente se vidait peu à peu. On éteignait les lampes et les lumières nées d’enchantements mineurs. Un homme en retrait attira l’attention de Félouviaf. Assis sur une chaise, près de la porte, il ne donnait pas l’impression de vouloir partir. Il portait des vêtements de diverses nuances de brun, bien coupés, mais simples. Sa peau était grise, ce qui le désignait comme un magicien ayant achevé son initiation. Sentant qu’il avait capté le regard de l’oiseau noir, il se leva et s’approcha lentement de sa table. On les laissa seuls, avec une bougie. L’homme murmura quelques mots en désignant la petite flamme, et aussitôt l’intensité de sa lumière décupla. « Bonsoir, dit-il, je m’appelle Mélodieux. Ceux qui m’ont baptisé estimaient que j’avais surtout une belle voix… Je suis né dans un village au nord de Convergence. C’est là-bas que j’ai été formé. Depuis, j’exerce deux métiers, celui d’artisan luthier et celui de magicien. Les affaires étaient dures dans la capitale. Mais j’ai appris que les Patients étaient sans sorcier depuis des années. Alors j’y ai tenté ma chance. Je pense qu’on m’a bien accepté, quoique je n’eusse pas l’envergure de mon prédécesseur. D’ailleurs, dès mon arrivée on m’a mis en garde contre sa demeure, protégée par divers enchantements selon les dires de son élève…
_ Que puis-je pour vous monsieur Mélodieux ? Entre nous soit dit : il n’est pas de plus beau nom que le vôtre. Vous me rendez jaloux. _ Voilà : en écoutant les conversations j’ai compris que vous étiez sans maître. Apparemment, Refuse n’a pas fait de vous son familier, mais moi j’aimerais vous prendre à mon service. Vous avez de l’expérience. Vous me seriez précieux.
_ C’est une proposition très intéressante. Vous me semblez une personne posée, pas du genre à chercher les ennuis.
_ J’ai néanmoins un peu de curiosité…
_ Oui, sinon on ne devient pas magicien. Avez-vous exploré le manoir de Sijesuis ?
_ J’ai fait plusieurs tentatives. Il me fut facile de révéler les portes invisibles. J’ai pu visiter certaines pièces. L’une d’elle contenait un cadavre en décomposition. Je l’ai mis dehors : on m’a certifié qu’il ne s’agissait pas de Sijesuis. En fait, je pense avoir repéré les entrées de la bibliothèque et d’une autre pièce, peut-être la chambre principale, mais je n’ai pas la magie pour les ouvrir. Et si je l’avais, j’hésiterais à m’en servir, parce que le mort gisait justement devant un accès ensorcelé. »
« Vous avez sagement agi. Les histoires des sorciers sont souvent compliquées. Je gage que ce Sijesuis est soit décédé, soit dans un état limite. Manifestement d’autres ont fouillé sa maison, et Refuse le fera certainement dès qu’elle aura trouvé le moyen de revenir. Elle voudra alors récupérer les sortilèges de son maître. Vous voyez le tableau ?
_ Sa famille me l’a décrite comme une gentille fille, intelligente, mais centrée sur elle-même.
_ Nous-nous sommes rencontrés dans les Montagnes Sculptées. Elle m’a sauvé. Nous avons passé un marché. Elle est encore jeune, mais complètement noire. Ce n’est plus une apprentie, mais une magicienne en pleine possession de ses moyens.
_ Je vous entends bien. J’attendrai son retour pour lui proposer mon aide. Et en ce qui nous concerne ?
_ Et bien, monsieur Mélodieux, je suis tenté de vous dire oui. Toutefois, j’aimerais y réfléchir un peu… C’est fort simple, si je reviens ici après avoir porté ma réponse à Refuse, c’est que je serai votre familier. »
Un contre temps instructif.
Félouviaf s’envola le lendemain. La proposition de Mélodieux l’enchantait. Certes, il lui faudrait de nouveau accomplir un long voyage, mais un oiseau d’ombre avait besoin de parler à quelqu’un, soit à d’autres familiers, soit à des magiciens. La compagnie des animaux ordinaires ne pouvait plus le satisfaire, et la solitude risquait de le rendre fou ou sauvage. Devenir un prédateur de la nuit pouvait séduire un chat, un faucon ou une tarentule, mais n’offrait guère d’attrait pour un passereau. Félouviaf coupa en direction de Portsud. De nouveau, il trouva un bateau, qui repartait vers les comptoirs du N’Namkor, chargé de biens produits dans les Contrées Douces. Quand le navire eût dépassé la région des tempêtes qui prolongeait la Terre des Vents, l’oiseau vola vers la côte. De là il franchit la forêt précédent les rivages de la Mer Intérieure. C’est à ce moment qu’il fut intercepté par un couple d’aigles d’ombre. Ils avaient attendu qu’il se trouvât trop loin du couvert des arbres pour s’y réfugier. Face à leurs serres Félouviaf n’était pas de taille. Pas de magiciens en vue : il redouta le pire.
Le passereau se posa dans un espace dégagé, au milieu d’une ruine, dont il ne restait plus que la partie basse des murs, émergeant d’une couche de cendres. Les deux rapaces se placèrent de part et d’autre de leur proie. Félouviaf s’étonna d’être encore en vie. Ils avaient l’air mal intentionnés. Pourquoi ne l’avaient-ils pas saisi en l’air ? Pourquoi gardaient-ils le silence ? « Que me voulez-vous ? » Finit par demander le passereau. Au bout d’un long moment, un des aigles répondit :
« Nous aimons sentir ta peur. Es-tu seul ?
_ Oui.
_ Que fais-tu par ici ?
_ Je voyage. Que vous importe ?
_ La curiosité : un petit oiseau d’ombre dans ces parages, ce n’est pas banal. Quel est ton maître ?
_ Actuellement, je n’en ai pas, mais j’ai conclu un accord provisoire que je suis présentement en train d’honorer.
_ En quoi consiste t-il ?
_ Pourquoi toutes ces questions ? Êtes vous du Château Noir ou des Palais Superposés ?
_ Parce que nous sommes les plus forts. Répond, ou prépare-toi à souffrir.
_ Tout d’abord, sachez que je ne suis d’aucun camp. Ensuite, je me contente de transmettre des nouvelles de fermiers des Contrées Douces à une jeune magicienne de leur connaissance, qui se trouvait dans les Montagnes Sculptées quand je l’ai quittée. Ce sont des informations extrêmement banales exprimant le quotidien de ses gens, et leur désir de revoir la fille du pays.
_ Son nom ?
_ Refuse ; quelle importance ? Me direz-vous à quoi cela rime ?
_ Il me semble avoir déjà entendu ce nom, déclara un aigle.
_ Où ça ? Demanda son compère.
_ A la cour de sire Présence. Je ne sais plus à propos de quoi.
_ Hum, voilà qui est fâcheux. Serait-ce un des chevaliers d’ombre ?
_ Mais pas du tout ! S’indigna Félouviaf. Pourquoi vous intéressez-vous à ces gens ? N’êtes-vous point impliqués dans la guerre des Palais ?
_ Nullement. Ici personne ne s’en préoccupe. En revanche, nous sommes les alliés dévoués de sire Présence. Nous surveillons le sud de la Mer Intérieure, avec mission d’intercepter les messages et les espions de l’ennemi : les chevaliers du Garinapiyan, répondit un aigle. _ Je comprends mieux : vous-vous ennuyez. Les chevaliers sont au nord, dans le Sphinx. Leur influence n’a pu s’étendre aussi loin en si peu de temps. Ils dépendent des populations humaines. Or, celles-ci brillent par leur absence. Regardez autour de vous ! Il n’y a personne !
_ Faux, il se trouve un village à dix kilomètres à l’est.
_ Vous m’en direz tant !
_ En outre, nous-nous méfions également du N’Namkor. Eux, ne sont pas loin.
_ En effet, je suis passé par une de leur colonie. Ils ne m’ont pas donné l’impression de tourner leurs regards par ici. Les n’namkoriens sont trop occupés à commercer avec les Contrées Douces. Bon sang, comment puis-je vous convaincre de mon innocuité ? »
« Ce sera difficile. Accepteriez-vous de vous soumettre à un charme de persuasion ?
_ En êtes-vous capables ?
_ Non, mais nous pouvons vous menez à quelqu’un qui le sera.
_ Dévirais-je beaucoup de ma route ?
_ Pas trop. Mais si j’étais à votre place, ce serait le cadet de mes soucis…
_ Certes.
_ Il va également de soi, qui si vous nous faussiez compagnie, ou si le hasard nous séparait, la Mer Intérieure et ses rivages vous serait à jamais interdite… » L’aigle d’ombre leva une jambe et recroquevilla ses serres dans le vide. « Vos conditions sont limpides et je les accepte, » répondit Félouviaf.
Le trio s’envola en direction du nord-ouest, en suivant la côte. La végétation reprenait ses droits partout où le Dragon des Tourments[2] l’avait calcinée. Des jeunes arbres sortaient des cendres. Les humains rescapés s’étaient d’abord regroupés dans des abris de fortune. Puis ils avaient reconstruit des hameaux qu’ils s’employaient maintenant à consolider. Tantôts adossés aux ruines des cités ravagées, tantôts bâtis à l’écart, ils avaient en commun d’être proches de la mer nourricière. Le cycle semblait se reproduire à l’identique des réveils précédents du Dragon des Tourments. On avait coutume de comparer la Mer Intérieure au cadran d’une horloge. Félouviaf aurait été intercepté entre les chiffres six et sept. En se rapprochant du huit il repéra les premiers villages entourés d’une palissade. Par la suite les efforts que les humains consacraient à leur défense s’accrurent. La pierre remplaçait le bois. Ça et là, une tour de guet venait compléter le dispositif. On arriva, à hauteur du chiffre neuf, en vue des pauvres restes d’un port de taille moyenne, niché dans une baie en forme de croissant de lune. Les aigles tournèrent vers l’ouest. Le passereau n’avait pas une vue aussi perçante que la leur, mais il vit tout de même, dans le lointain, un village récent, et fortifié, érigé à la lisière d’une sombre forêt. « Il se trouve exactement à la limite des cendres, » songea Félouviaf. Mais ce n’était pas la destination des rapaces. Ils survolèrent les grands arbres, en croisant parfois d’autres créatures ailées : oiseaux, insectes d’ombre, et plus rarement des chimères. Au cœur de la sylve le passereau découvrit une clairière au milieu de laquelle se dressait une imposante forteresse pentagonale. Ses remparts dépassaient aisément des plus hautes futées, mais les tours d’angle étaient plus grandes encore. Le donjon, renforcé de contreforts engagés, dominait largement l’ensemble. Des bâtiments disposés sur des axes rayonnaient du centre vers les coins. Tout était fait de la même matière grise sombre, née sans doute d’un sortilège. Cependant, à la périphérie, des ouvriers construisaient une enceinte extérieure circulaire, en ajustant des blocs de pierre, tirés de quelques carrières, ou provenant des ruines de la Mer Intérieure.
Un serpent aux ailes de chauve souris vint à leur rencontre. Il les invita à entrer par une fenêtre oblongue, presque située au sommet d’une des tours. Félouviaf reconnut instantanément l’antre d’un magicien. « Soyez les bienvenus dans la demeure de Sir Présence, que j’ai l’honneur de servir, » dit le serpent, en s’attardant sur les s. Les aigles lui expliquèrent la situation. « Ah, je pourrais m’en occuper moi-même… Néanmoins mon seigneur apprécierait sûrement d’assister personnellement à notre entretient. Je vais lui susurrer sans délais la possibilité de s’instruire. » Il disparut par un escalier à vis. Sur les murs se pouvaient voir quantité de plans détaillés du château. Posé sur une table, une grande maquette en bois le représentait également, au milieu d’une grande ville, dans sa version achevée. Le commanditaire voyait grand.
Après quelques minutes d’attente, une silhouette humaine monta les marches de l’escalier. Le sorcier était grand et sombre. Sous des cheveux longs et droits, on ne devinait de son visage que l’éclat pourpre de ses yeux. Il était vêtu d’un long manteau violet orné de motifs noirs, et frangé de rouge. Tous ses gestes semblaient pris dans un autre temps, ralentis. Quand il parla, ce fut d’une voix traînante, chaque expression entrecoupée de longs silences. « Bonjour, oiseaux d’ombre… Je suis maître Lourijami… Ainsi, nous avons un invité… Votre nom ? S’il vous plait… » Félouviaf se présenta. Un aigle résuma l’interception du messager, et son consentement de répondre sous l’emprise d’une persuasion. Le sorcier hocha la tête. Puis il sonna une petite apprentie. La fille était probablement née peu après le réveil du dragon. Il lui fut demandé de servir de la nourriture au serpent, aux rapaces et au passereau. Elle s’empressa d’obéir pendant que son maître s’isolait derrière un rideau. Il en ressortit une heure plus tard. Après deux tentatives infructueuses l’apprentie avait fait apparaître une lumière magique. Maintenant, elle lisait en silence sur une mauvaise chaise, alors que le jour déclinait et que l’air fraichissait. Lourijami fit signe à l’enfant de redescendre. Félouviaf la regarda sautiller jusqu’à l’escalier. « A nous… » Le sorcier prononça une formule magique en fixant l’oiseau, mais le charme de persuasion vint de son serpent suspendu par la queue à un perchoir. C’est d’ailleurs le familier qui posa les questions. De temps en temps Lourijami demandait une précision de sa voix lente.
Quand ils eurent fini, le magicien se prononça : « Je ne vois aucune raison… de… vous garder plus longtemps… Félouviaf… Vous avez été… honnête… et ne nourrissait… aucune intention… contraire à nos projets… Sir Présence… n’est pas ici aujourd’hui… et ses enfants ne sont pas encore aptes… à gouverner en son absence… Je pense… qu’il appréciera les nouvelles… concernant… cette Refuse… dont il m’a parlé… Je note que… vous ne deviendrez pas son familier… C’est dommage… Mais je vous souhaite… de retrouver bientôt monsieur Mélodieux… Tenez… Pourquoi ne pas… Faire escale ici… Quand vous reviendrez vers… les Contrées Douces ? » L’oiseau ne contredit pas son hôte. Il s’envola dans le crépuscule, content de s’en tirer à si bon compte, pas déçu de n’en avoir vu davantage, et un peu inquiet des rencontres qu’il pourrait faire pendant la nuit. La forêt paraissait menaçante. Bien que fatigué Félouviaf résista à la tentation de se poser. Il alternait les phases d’ascension, puis les vols planés, afin d’économiser son énergie. Il se demanda quel enchantement Lourijami avait utilisé pendant l’interrogatoire. Était il encore actif ?
L’oiseau alla au bout de son endurance. Au milieu de la nuit, n’en pouvant plus, il se posa, scrutant les ténèbres alentours, en s’effrayant de tout. Il ne dormit que d’un œil, à raison, puisque effectivement une faune redoutable s’activait des racines aux cimes. Mais les circonstances lui furent favorables. A l’aube il déjeuna de chenilles et de mouches. Puis, il repartit. La forêt fut bientôt derrière lui. En se rapprochant de la mer, Félouviaf aperçut dans la lumière dorée une colonne de cavaliers, galopant sur la plage, tenant levées des bannières émeraude à l’effigie d’une panthère noire rampante. Leurs boucliers étaient blasonnés d’un semis d’arbres dorés, au milieu desquels se dressait un château d’or, sur fond vert. Ils n’étaient qu’une dizaine, s’en retournant sans doute au château. L’oiseau ne chercha pas à en savoir davantage.
En fin de journée il dépassa un village ceint d’une palissade, avec une tour arborant un nouvel emblème : un cercle contenant un homme et une femme se tenant par la main. Il revit la même chose dans chaque hameau. Pour autant les habitations ne différaient pas de celles du sud. Le paysage avait le même aspect gris piqué de vert. Les jours suivants Félouviaf remonta vers le nord en longeant le rivage. Il survola les ruines des cités belliqueuses anéanties par le dragon. Il frémit en passant au large de l’Escalier, dont ne subsistaient que d’antiques marches monumentales, la seule construction que le monstre ne détruisît jamais. Il atteignit Quai-Rouge, la plus septentrionale des villes de la Mer Intérieure, en pleine phase de reconstruction. Félouviaf obliqua plein nord. L’arrière pays défila sous ses petites ailes. Il s’engagea dans un défilé. Au-delà s’étendait une région montagneuse divisée en longues vallées parallèles au Canyon Empoisonné. Elles étaient habitées.
Il s’agissait désormais de retrouver Refuse. L’oiseau espérait que la magicienne aurait laissé des indices. Il s’informa auprès des sorciers des Vallées. Mais ceux-ci ne purent rien lui dire. Il évita le Pont Délicat pour ne pas tenter les familiers des chevaliers du Garinapiyan. Félouviaf estimait qu’il avait eu beaucoup de chance avec les aigles noirs. Ne voulant pas retomber dans les serres d’une faction, il s’imposa un coûteux détour l’obligeant à puiser dans ses réserves. Le passereau affamé se réjouit de revoir Sudramar et sa campagne fertile. Là, il reprit des forces. Une fois requinqué, il interrogea les commerçants de la ville. On lui indiqua les Coquillages, les monts qui cernaient le val. Refuse était réputée y avoir une demeure. Le joaillier fut le plus précis en désignant, au nord, un ensemble d’ammonites échelonnées de sept cents à mille trois cents mètres entourant une magnifique conque couchée de deux kilomètres de hauteur. Il arrivait, que de nuit, on aperçût une petite lumière sur la crête de l’ouverture. Comme cela coïncidait toujours avec les périodes pendant lesquelles la sorcière honorait la cité de sa présence, on supposait qu’elle s’était aménagée un repaire au sommet de la conque. Félouviaf se rendit sur place. Manifestement la jeune femme avait anticipé son retour, en préparant à son intention une inscription magique, qui se mit à briller à son approche. L’oiseau découvrit une faille dans la paroi lisse, assez large pour laisser passer un être humain. De l’extérieur on ne pouvait y accéder qu’en volant, ou par magie. Le passereau s’engagea dans le passage irrégulier. Au bout, il découvrit une large pièce, ronde comme une coupole, baignée d’une douce lumière rose émanent de l’intérieur des parois opalescentes. Sur le sol nu, on avait déposé plusieurs bols de graines. Félouviaf se nourrit et se reposa. Puis, il explora les lieux. Un voile d’ombre dissimulait un passage menant à une chambre sobrement meublée d’une natte, d’une jolie table aux pieds escamotables et d’une simple chaise en bois. Il compta aussi trois malles en osier. Un autre couloir s’enfonçait dans les profondeurs de la montagne. L’oiseau ne fut pas tenté d’y aller voir. Il préféra examiner les maigres biens de Refuse, notamment une feuille de papier posée bien en évidence sur la table. La magicienne y avait dessiné une carte simplifiée de la région, et y avait porté des dates. Félouviaf observa que la dernière était passée depuis deux jours. L’inscription jouxtait une mine située deux cents kilomètres à l’ouest. Il décida de s’y rendre sans tarder.
Le témoin discret.
En début de soirée, les Coquillages cédèrent la place à d’immenses Cubes. Les plus hauts atteignaient mille cinq cents mètres d’altitude. Tous semblaient avoir basculé dans une direction différente. Souvent un grand polyèdre s’appuyait sur un plus petit, et nombreux étaient ceux qui arboraient des excroissances cubiques. Slalomant entre les volumes, le messager aperçut une caravane à l’arrêt, au milieu d’un col. Hommes et femmes dressaient leur camp pour la nuit. On s’occupait des bêtes de trait, on faisait la cuisine, on montait des tentes, on surveillait les alentours. Un petit groupe réparait une roue de chariot. Un peu en retrait, son bâton dans la main droite, Refuse observait la scène. Elle bailla. L’oiseau amorça un virage dans l’air et descendit vers elle. La jeune femme sursauta quand il se posa sur son épaule.
« C’est moi, Félouviaf ! » S’exclama le messager en battant des ailes. Les regards se tournèrent vers eux.
« Allons plus loin, dit Refuse.
_ Ces gens n’ont pas besoin de vous ?
_ Plus maintenant. La roue a cassé. Je l’ai remplacée par un double d’ombre provisoire, et maintenant ils s’emploient à la réparer vraiment. Voilà comment je gagne ma vie.
_ Cela me paraît honnête. Où me conduisez-vous ? »
La magicienne se dirigeait vers l’avant du convoi.
« Je vais inspecter la route sur un ou deux kilomètres. Nous parlerons en marchant.
_ Soit. »
Félouviaf raconta le voyage allé, le séjour aux Patients, sa rencontre avec Mélodieux, puis le retour et ses complications.
« Pour avoir construit si vite une forteresse au cœur de la Forêt Mysnalienne, le mage de Présence doit avoir accès à une source considérable, différente de celle qui alimente le Pont Délicat. Sinon les chevaliers du Garinapiyan ne l’auraient pas permis.
_ C’est vous l’experte, » commenta l’oiseau.
_ En tout cas je te remercie. Tu t’es bien acquitté de ta mission. Tu ne me dois plus rien Félouviaf. J’espère te revoir le jour où je reviendrais aux Patients.
_ L’envisagez-vous à court terme ?
_ Non, je dois d’abord maîtriser la Porte de Verlieu.
_ Si cela ne vous dérange pas, je vais rester en votre compagnie, le temps de prendre un peu de repos. Ensuite, je rejoindrai Mélodieux, mais par un autre itinéraire, si c’est possible. Car j’ai bien cru que les aigles d’ombre allaient me dévorer.
_ A ta guise. Cependant, tu ne trouveras pas de chemin plus court. Je vois deux alternatives : tu pourrais embarquer sur un navire du Garinapiyan, partant de la côte ouest, ou faire un large détour par le N’Namkor. Personnellement, je n’ai fais ni l’un ni l’autre. Toutefois mon maître Sijesuis s’embarqua plusieurs fois au nord des Contrées Douces, quand Sumipitiamar[3] requérait ses services. »
Félouviaf et Refuse se quittèrent lorsque le convoi arriva à Sudramar. L’oiseau avait décidé de remonter vers le nord à travers les Steppes, puis de se faire accepter sur un navire partant pour l’ouest. Toutefois, il s’attarda un peu en ville, en quête de familiers amicaux avec lesquels il aurait pu échanger quelques informations. Or, bien que la cité comptât plusieurs dizaines de magiciens, en général peu avancés dans leur art, il ne trouva aucun animal à qui parler. Ceux qu’il aperçut ne quittaient pas leur maître, même les oiseaux. Le soir venant, Félouviaf entra dans une auberge, en profitant de la sortie de deux clients. Il passa entre leurs visages, vira dans l’entrebâillement d’un rideau, et fit irruption dans l’air chaud d’une salle éclairée de multiples lampions. Plusieurs visages se tournèrent dans sa direction, dont celui, soupçonneux, du serveur. L’oiseau vint se poser sur le comptoir, entre les chopes de bière, et de là entreprit de s’expliquer. Il gagna rapidement le droit de rester pour la nuit et de croquer quelques graines, à condition qu’il consentît à chanter pour distraire l’assemblée. Le passereau s’exécuta. Il mit de l’ambiance pendant une bonne heure. Ensuite, on ne lui demanda plus rien. Il put se désaltérer. Après quoi, il alla se percher sur une étagère haute. Il y avait encore trop de bruit et de lumière pour qu’il dormît, mais la place lui permettait d’observer les humains.
Il reconnut plusieurs membres de la caravane, partageant la même table. Près des fenêtres, trois silhouettes au teint gris jouaient aux cartes. Des commerçants vidaient une dernière bière au comptoir. Un groupe de jeunes hommes blaguaient bruyamment dans un coin sombre. Bien qu’ils eussent éloigné les lumières, leurs éclats de rire attiraient immanquablement l’attention. La porte s’ouvrit de nouveau. Refuse fit son apparition. Son premier mouvement fut de se diriger vers l’escalier qui montait aux chambres, mais elle changea d’avis avant d’avoir poser le pied sur la troisième marche. On avait sifflé sur son passage. La magicienne parut hésiter, puis elle se tourna en direction des garçons. Dans la salle, les conversations s’interrompirent. Refuse s’adressa aux ombres, d’une voix lasse :
« J’aime assez, pour une nuit, la compagnie d’un homme. Encore faut-il qu’il soit désirable… » Une brève formule, un claquement de doigts : une lumière vive apparut au sommet d’une bouteille, au milieu des jeunes gens. Leurs visages ainsi éclairés révélaient étonnement, inquiétude ou sourire canaille. La magicienne prit le temps de les observer.
« Toi, dit-elle en désignant un des garçons, tu me plais assez. Mais est-ce réciproque ? Es-tu déjà engagé ? Suis-je à ton goût ? »
Refuse offrait à son auditoire un visage noir et grimé. On discernait en bleu fluorescent le contour de ses yeux, le dessin des lèvres et la ligne des sourcils.
« Ce n’est pas moi qui ait sifflé, répondit l’élu.
_ Admettons. Mais est-ce si important ? Si tu ne veux pas de moi, dis que tu as déjà quelqu’un, ou dis que je ne suis pas ton genre. J’irai me satisfaire ailleurs. Ma règle est simple : une nuit, puis plus rien. Alors ?
_ Vous n’êtes guère sentimentale. »
Refuse haussa les épaules. (Oui, et alors ?)
« Je suis un peu pris de court.
_ Je vois. »
La sorcière éteignit sa lumière, se détourna des garçons et monta prestement l’escalier. Dans la salle, on ne fit pas de commentaire. Les aubergistes, qui logeaient souvent Refuse, s’étaient posés des questions depuis longtemps. Mentalement, ils se livrèrent à une rapide comparaison entre les rumeurs, ce qu’ils avaient observé, et la version officielle. Elle sonnait vrai.
Dès le lever du soleil, Félouviaf partit retrouver Mélodieux aux Patients. Le voyage se fit sans accroc. Le familier s’entendait à merveille avec son nouveau maître. Une nuit, on vit des lumières au manoir de Sijesuis. Refuse était-elle de retour ? L’oiseau conseilla la prudence. La magicienne n’aurait-elle pas d’abord rendu visite à sa famille ? Mélodieux en convint. On attendit l’aube. Quand il fit suffisamment clair, on trouva beaucoup de choses en désordre, des traces de lutte, des meubles brisés, et un peu de sang. Mélodieux rendit compte de sa visite aux villageois :
« Il y a eu quelques dégâts. Toutefois, les intrus n’ont pas découvert la chambre de Sijesuis, » déclara-t-il. Depuis le jour où Refuse s’en était allée, non sans avoir averti ses parents du risque d’entrer par effraction chez le magicien, les habitants des Patients savaient que quelque chose de négatif était arrivé. Les années passant, comme le maître des lieux ne se manifestait plus, on avait admis son décès. Certains avaient même émis l’hypothèse que Refuse aurait tué son mentor, à la suite de quoi sa mise en garde aurait eu pour but de dissuader les recherches pendant qu’elle s’enfuyait vers l’ouest. Néanmoins, ceux qui se risquèrent à entrer dans la demeure subirent un effroi en tout point semblable à celui des Dents de la Terreur, prouvant que le manoir était bien protégé. Mais progressivement ses défenses faiblissaient, soit qu’elles arrivassent à leur terme, soit que des intrus les eussent levées. A ce jour, seule la chambre de Sijesuis restait inviolée. On espérait que Refuse reviendrait, s’expliquerait et remettrait les choses en ordre. On attendit encore trois ans.
Chapitre deux : Le Retour de Refuse.
Une porte de sortie.
Refuse se trouvait dans la région des Coraux lorsqu’elle réussit enfin à préparer la Porte de Verlieu, une décade après en avoir fait l’acquisition. La magicienne était descendue aux pieds des montagnes, ne surplombant les vagues de l’Océan Oriental que de quelques mètres. Les Coraux sculptés diminuaient en taille graduellement, passant de presque mille mètres de hauteur pour les plus imposants à une dizaine de mètres pour les plus modestes. Ceux-ci, Refuse les voyait comme de petits habitats individuels. Certains étaient à moitié émergés. Cet endroit de la côte, dépourvu de récifs, permettait aux marins du Garinapiyan d’accoster, de se loger et d’entreposer des marchandises. Les humains étaient en train de recoloniser un petit bout des Sculptées. Dans ce contexte, on avait invité la magicienne à venir contrôler une transaction entre des marchands des Cités Baroques et leurs homologues du N’Namkor. On lui avait demandé de vérifier des étoffes enchantées, censées changer de couleur en fonction de l’intensité de la lumière du jour, et des onguents accélérant la guérison des blessures. Les négociateurs étaient capables de confirmer la nature magique des marchandises, mais il fallait qu’une magicienne aguerrie leur certifiât que les enchantements avaient bien été conçus pour durer. Ensuite, ils voulaient savoir si chaque parti agissait selon son libre arbitre. Et de nouveau, Refuse leur serait nécessaire.
La jeune femme avait déjà inspecté les cargaisons. Jugeant que la qualité des produits était à hauteur des prétentions affichées, elle en avait déduit que les sommes en jeu seraient considérables. La signature des contrats aurait lieu le lendemain. Entre temps, la magicienne n’aurait pas grand-chose à faire, car le comptoir n’offrait guère de divertissement. Il ne ressemblait pas du tout à un repaire de contrebandiers ou de pirates : pas de tripots, pas de bordels, pas d’ivrognes et pas de bagarres. Hélas, les loisirs plus calmes brillaient autant par leur absence : pas de musique, pas de livres, pas de conteurs. Les entrepôts et les lieux de vie étaient d’une propreté impeccable. Rien n’y était conservé très longtemps. Une petite équipe de permanents faisait respecter des règles très strictes, et tenaient les inventaires. On avait attribué une cellule à Refuse : trois mètres carrés avec un matelas, une couverture et un polochon. Ayant mangé, elle s’y enferma, et n’étant pas fatiguée, se plongea une fois de plus dans l’étude de la Porte de Verlieu. Elle se récita la formule. Elle discuta avec l’entité assurant l’apport énergétique. La vision magique la restituait sous la forme de deux spirales superposées, flottant dans l’air, tournant en rotations contraires. Elle apparaissait soit très petite, dans une chambre, soit immense, très haute dans le ciel. Refuse l’avait liée à elle récemment. L’entité avait longtemps hésité en apprenant le nom du sortilège qu’elle devrait alimenter.
Désormais le problème n’était plus là. La magicienne échouait encore à recruter l’opérateur adéquat. Refuse s’était d’abord tournée vers des entités spécialisées dans la magie de transfert. Or, celles-ci prétendaient ne pas comprendre ce qu’elle voulait. A force de leur parler, elle en était venue à la conclusion que le sortilège n’avait pas été conçu pour voyager. Un confrère des steppes lui avait confirmé qu’à l’origine il s’agissait d’un charme d’emprisonnement. Un court séjour dans les Cités Baroques lui permit d’en savoir davantage. Elle acheta les bons ouvrages. Dès lors, sachant enfin où porter ses efforts, elle réussit à ouvrir la Porte, mais pas plus de quelques secondes. La faute en incombait à l’entité, jugea-t-elle. Peu fiable, pas sérieuse. Elle en changea, une fois, deux fois, trois fois ! Les opérateurs classiques étaient réticents à offrir des garanties. Or, Refuse ne pouvait prendre le risque d’être piégée dans le Verlieu. Par conséquent, chaque fois qu’elle en avait le temps, elle essayait de contacter une nouvelle entité. Il fallait l’appeler, lui parler, et surtout la connaître. Certains opérateurs se vantaient d’exploits dont ils n’étaient pas capables. D’autres refusaient de travailler ensemble. Or, Refuse estimait qu’elle aurait besoin de deux entités au moins. Une pour ouvrir ou fermer la porte, et la seconde pour contrôler la direction. Elle avait déjà passé des heures à interroger des aides potentiels.
Habituellement, les sorts de transfert évitaient l’expulsion du voyageur hors de l’espace de transition. Avec la Porte de Verlieu, il ne s’agissait pas d’une mesure de précaution, mais de la fonction d’origine : capturer et rendre fou. C’est pourquoi, une fois le seuil franchi, il était si difficile de maintenir le cap. Ce soir là, la magicienne parla à une entité ouvreuse compétente qui la suivait depuis des mois. Elle la mit en rapport avec la source d’énergie, puis lança des appels en direction des entités locales. Elle tria rapidement entre les fanfarons et les alliés potentiels. Enfin, elle recruta une entité prête à coopérer avec la première. Cette fois il ne s’agit ni d’une « corde vibrante», ni d’une « arborescence », ni d’une « colonne de nuée », ni de « spirales ». L’être se manifestait sous la forme d’un visage humain, ou plutôt d’un masque tremblotant, comme s’il risquait à tout moment de disparaître. La magicienne ne le classa pas parmi les élémentaires. Elle avait affaire à une créature plus complexe, qui au fil du temps avait adopté certains aspects de l’humanité. Refuse la questionna longuement, sur sa nature, sur sa personnalité, sur son passé. Celui-ci demeura nébuleux mais la magicienne obtint les garanties qu’elle désirait. Dès lors elle procéda aux présentations. Sans cela les entités se seraient ignorées car elles ne percevaient pas du tout comme des humains. Voyant que leur association ne suscitait pas de rejet, la magicienne passa à l’étape suivante, en prononçant la formule. Après un moment de latence, un grand cercle vert lumineux apparut. D’emblée, il parut stable et net. Refuse questionna le nouvel opérateur, afin de vérifier sa loyauté, et donna les dernières instructions, pour un déplacement court, sur dix mètres. Bravement, elle franchit la limite, pénétrant dans une plaine herbeuse à l’horizon flou. Le ciel était d’un bleu lumineux, mais on n’y voyait aucun astre.
La jeune femme ne comptait pas s’attarder dans la prairie. Au cours des quelques secondes que dura le passage, elle pensa que ce genre de magie se prêterait bien à une initiation en compagnie d’un maître. Le sien étant mort, il aurait fallu qu’elle trouvât un nouveau mentor. Pas le vieux Lamémoire : il avait déjà une apprentie, et vivait au delà du Pont Délicat. Pas Libérée : Refuse avait rejeté son amitié. Pas Émibissiâm : il aimait trop les filles prépubères. Pirulisénésia, la puissante dame sorcière des Steppes ? Refuse n’osait pas. Elle ressortit soudain dans le réfectoire, à la stupéfaction des marins et des marchands présents. On crut à une démonstration de puissance (un peu gratuite). Quelqu’un applaudit. Refuse retourna dans sa cellule à pied. Elle remercia les entités, se coucha, et s’endormit immédiatement. A son réveil, elle prépara ses sortilèges en pensant d’abord à ceux qui lui seraient utiles pour son travail. Puis elle ajouta la Porte de Verlieu. Les entités se montrèrent dociles. La magicienne alla manger, fit des assouplissements, et s’exerça au bâton. Elle prit une douche après sa séance d’entrainement. Il était temps de se rendre au lieu de la transaction. Elle monta un escalier de pierre blanche qui serpentait entre les coraux sculptés de plus en plus grands jusqu’à atteindre une terrasse précédant une structure irrégulière de cent mètres de haut, à la base de laquelle se voyait une ouverture. Elle pénétra dans un hall d’entrée antique, qui avait à peine souffert du passage des siècles. Soyons justes : on y avait effectué des travaux récents. Refuse ne voyait nulle part de marques dans les murs témoignant d’incrustations, comme c’était habituellement le cas à l’intérieur des Montagnes Sculptées. La décoration était des plus sobres. La pièce accueillait le jour par de larges baies. Le revêtement des murs était conçu pour diffuser la lumière. Une table massive occupait le centre d’un espace tout en rondeurs, en forme de C.
Une dizaine de personnes attendaient la magicienne : quatre gardes du corps, deux marins, et quatre marchands. La moitié savait lancer des sorts mineurs : ils s’étaient maquillés afin de raviver les couleurs de leurs peaux ternies. Refuse salua la compagnie. Les présentations avaient été faites la veille. L’ambiance était plutôt détendue. Elle le serait plus encore après l’examen. Aussi la magicienne ne perdit pas de temps. Elle prononça la formule du charme de révélation, et passa en revue l’assemblée. Un garde portait une amulette protectrice fonctionnelle, un autre tenait une lampe noire capable de faire apparaître les invisibles, deux marchands employaient le même sort qui les ferait changer de couleur si un maléfice de persuasion était utilisé contre eux. Refuse s’attarda sur les futurs signataires. La sacoche du n’namkorien retint son attention. « Quelque chose bouge à l’intérieur, » dit-elle en pointant son bâton vers l’objet. L’homme ouvrit le sac et en sortit une petite souris noire : un familier, mais peut-être pas le sien.
« Elle écoute ? Demanda Refuse.
_ Oui », répondit le marchand, « par son intermédiaire son maître suit le destin de sa marchandise. Ce n’est pas contraire à nos règles.»
La magicienne hocha la tête. Elle fit son rapport à l’assemblée, et conclut que personne n’agissait sous emprise. On signa les papiers, on se congratula, on la remercia, on la paya. La sorcière s’inclina et sortit.
Le vent qui s’engouffrait entre les Coraux jouait avec ses cheveux et ses vêtements. Elle s’éloigna un peu sur la terrasse en direction de l’escalier. Mais quand elle eut atteint le haut des marches elle s’arrêta soudain pour réfléchir. En effet, si elle choisissait de rentrer aux Patients, ne pourrait-elle profiter du navire qui s’en retournerait au N’Namkor ? La Porte de Verlieu n’était pas l’instrument indispensable de son retour. En revanche elle constituait un indicateur de puissance, le signe tangible que Refuse avait égalé Sijesuis, et qu’elle serait capable de percer ses derniers secrets. La magicienne mit dans la balance les avantages et les inconvénients. D’un côté elle découvrirait le N’Namkor, voyagerait en sécurité et s’épargnerait de broyer du noir, au contact des cendres à peine refroidies des rivages de la Mer Intérieure. D’un autre côté, elle avait besoin de pratiquer la Porte de Verlieu, n’aimait pas la promiscuité, et souhait éviter les dangers de son premier voyage. Un couple entre deux âges tenant des paniers chargés de bouteilles passa devant-elle. Refuse les salua distraitement. Ils s’éloignèrent en direction de la salle de réunion. La magicienne, poussée par le vent, commença à descendre l’escalier. Elle n’avait pas besoin de chercher ses affaires, car tout ce qu’elle possédait d’important était rangé dans l’espace magique que commandait sa bague: son grimoire, l’atlas des Montagnes Sculptées, des vêtements de rechange et de la nourriture pour une semaine. Elle quitta le petit port en utilisant la Porte de Verlieu. Refuse parcourut une centaine de mètres dans l’espace de transition, puis appela un cheval d’ombre. Tout le reste de la journée, elle chevaucha sur des routes étroites et sinueuses, montant toujours plus haut. Le vent sifflait dans les grands coraux blancs.
Chaque jour Refuse utilisait la Porte de Verlieu. Chaque jour, elle augmentait la distance. De cent mètres elle passa à un kilomètre, puis à dix kilomètres, puis à cent kilomètres. Elle nota que par défaut le sortilège impliquait un déplacement dans le plan horizontal. Il était possible d’ouvrir une fenêtre, un petit cercle vert, pour vérifier où l’on se trouvait par rapport au monde naturel. Refuse sortit de la région des Coraux. En abordant les Fleurs, elle poussa jusqu’à cent cinquante kilomètres, le maximum de distance que pouvait alors couvrir sa monture magique avant de disparaître. Elle arriva entre deux montagnes, à sept cents mètres du sol. Elle lévita jusqu’en bas. La magicienne ne souhaitait pas dormir dans le Verlieu, ni y séjourner plus d’une demi-journée. Dix ans plus tôt, elle avait ressenti les effets délétères de l’espace de transition au bout de quelques jours. Mais à chaque fois, un mage expérimenté et Présence l’accompagnaient, ce qui lui avait permis de résister plus longtemps à l’influence du milieu. Maintenant qu’elle était seule, et qu’elle savait pourquoi le sortilège possédait cet inconvénient, Refuse préférait ne pas prendre de risque. Aux Fleurs succédèrent les Débris II, puis les Cristaux. La Porte du Verlieu lui fit gagner un temps précieux, en lui épargnant les terrains les plus chaotiques. En revanche, elle n’y eut pas recours en traversant la région des Hautes Colonnes, car il subsistait dans ce secteur de larges routes encore praticables. Enfin, elle arriva en vue des Chimères. Elle aurait déjà pu traverser le canyon grâce au Verlieu, et se rendre dans la partie Est des Vallées, qu’elle ne connaissait pas. Toutefois, elle souhaita d’abord vérifier quelque chose au sujet du Pont Délicat. Redoutant les chevaliers d’ombre qui montaient la garde dans le Sphinx, elle fit halte quelques kilomètres avant, afin de mûrir ses plans. Dans la pénombre du crépuscule luisait la ligne du majestueux ouvrage.
Le Pont Délicat réexaminé.
Le jour où elle avait découvert le Pont, Refuse l’avait inspecté sur toute sa longueur, cherchant un défaut, une faiblesse, le signe d’un effritement. Elle avait également soupçonné l’existence d’une ou plusieurs formules mêlées aux réseaux complexes des arabesques lumineuses composant sa structure. Mais n’ayant rien trouvé, elle voulait retenter l’expérience, en soumettant l’écheveau à la révélation. Refuse fit les derniers kilomètres à pied, sur le qui-vive, car le terrain très accidenté était susceptible de dissimuler bien des menaces, notamment des prédateurs de la nuit, tapis dans les chimères. Elle contourna les sabots d’un cheval cabré colossal, robuste et couvert d’épines, haut de milles huit cents mètres. Dans son ombre, une douzaine de pattes d’oiseau soutenaient une carapace de tortue d’où sortait une tête de scarabée dressant ses mandibules à un kilomètre du sol. Ensuite, elle passa sous d’imposantes contorsions serpentines détachées d’une hydre brisée. A l’abri de ces arches accidentelles, elle admira le Griffon Menaçant, voisin immédiat du Sphinx, presque son égal en taille et majesté. Plusieurs montagnes avaient des formes inspirées de l’aigle et du lion. On distinguait le Griffon Hiératique, les Griffons Affrontés, le Griffon S’envolant, le Petit Griffon (huit cents mètres de haut), le Griffon Aux Ailes Brisées, le Griffon Flamboyant, et donc le Griffon Menaçant, ainsi nommé parce qu’il levait la patte antérieure droite, comme pour attaquer.
Refuse observa le ciel. Elle ne se souvenait pas avoir vu de familiers autres que leurs chevaux dans la compagnie des chevaliers d’ombre. Cependant, dix ans plus tôt, en passant par Sudramar, ils avaient enrôlé le mage local, Emibissiâm. Refuse le craignait car elle le savait très puissant, capable de se transporter instantanément d’un endroit à un autre. Il était probablement l’initié le plus avancé dans une zone incluant les Montagnes Sculptées, les Steppes, les Vallées et la Mer Intérieure. Un sorcier de sa classe n’aurait aucun mal à la repérer, s’il s’en donnait les moyens. En outre, pour avoir été son invitée, elle savait que le bonhomme ne s’embarrassait guère de scrupules. Ainsi était-il le seul mage de sa connaissance à posséder un familier humain : une esclave achetée très jeune au marché de Joie Des Marins, cité pirate de la Mer Intérieure. C’était avant l’attaque du dragon, bien sûr. On ne pouvait exclure que les chevaliers aient recruté d’autres sorciers. Refuse ignorait qu’ils avaient massacré tous les prédateurs de la nuit vivant dans le Sphinx.
La jeune femme comptait sur le pouvoir d’invisibilité gagné au contact d’Oumébiliam[4], sachant que face à des initiés son efficacité n’était pas garantie. En partant du principe que ce ne serait pas suffisant, Refuse décida de léviter sous le pont. Le réseau des lignes argentées masquerait sa présence. Les enchantements dureraient environ une heure. Le pont mesurait quatre kilomètres, soit quarante minutes de marche, en avançant d’un bon pas. La jeune femme estima donc qu’elle ne disposerait pas du temps nécessaire pour étudier l’intégralité de la structure. Elle considéra le rythme du pont, résultant de la répétition de segments apparemment identiques. Dans ses souvenirs, certains motifs revenaient régulièrement. Actuellement, elle aurait penché pour des séquences de quatre cents mètres. En focalisant sur une partie, elle pourrait se livrer à un examen approfondi. Ainsi, ses chances de faire une découverte augmenteraient, sous réserve que le message hypothétique fût à chaque fois reproduit.
Refuse se rapprocha encore de son objectif. Arrivée à cent mètres du Sphinx, elle s’installa derrière les pieds du Griffon Menaçant. Désormais le soleil avait complètement disparu à l’horizon. La magicienne prononça d’abord la formule de l’invisibilité. Puis elle progressa en lévitation le long de la paroi du canyon. Elle devait faire attention de ne pas s’écarter de la roche afin de conserver une prise. Il lui fallut dix minutes pour se placer en dessous du pont. A partir de ce moment elle recourut au charme de révélation. Le sortilège lui fit voir les lignes en couleur, par catégorie de force, et des entités flottant dans l’air, une foule de « cordes », de nombreuses « arborescences », le fond du canyon en était plein, quelques « colonnes de nuées » tourbillonnantes, et de rares « spirales », simples ou doubles. Elle repéra une alarme magique, placée au dessus, ainsi que des nuées de petites lumières se mouvant de concert. Elle n’aurait sut dire s’il s’agissait à chaque fois d’un être ou de plusieurs. Elle entrevit aussi une étrange silhouette sombre, qui perpétuellement s’effritait et se reconstituait, composée d’une sorte de manteau déchiqueté surmonté d’un masque à figure humaine. L’entité s’évanouit complètement dès qu’elle se sentit observée. Déchiffrer la trame du pont n’était pas aisée. A plusieurs reprises elle descendit à l’aplomb du tablier afin de bénéficier d’une vue d’ensemble. Puis, elle remontait, et continuait sa progression en s’agrippant aux réseaux luminescents.
Refuse consacra une demi-heure au premier segment, sans trouver ce qu’elle cherchait. En se dépêchant, la jeune femme aurait tout juste le temps de franchir le canyon. Elle accéléra à la force des bras. Son corps ne pesait plus rien, mais un kilomètre de traction l’épuisa. Elle s’arrêta. Son idée de revoir le pont ne lui paraissait plus aussi bonne. Il fallait changer de méthode. Elle prit le parti de courir à l’envers de la voie. En se concentrant pour monter doucement, la lévitation la ramènerait systématiquement au contact. L’idée l’amusa beaucoup, et la pratique plus encore. Quand sa concentration se relâchait, ses jambes s’agitaient dans le vide. Elle devait réagir pour retrouver de l’adhérence. Bientôt elle atteignit le milieu de l’ouvrage. Elle le sut parce qu’un mage d’autrefois avait marqué l’emplacement d’une « rémanence », c’est-à-dire d’un fantôme. Son ombre noire courait au dessus, dans la direction des Vallées, en faisant des grands signes avec les bras. Puis elle tombait à genoux, et adressait une supplique silencieuse. Ensuite la silhouette pathétique saisissait une sorte de bâtonnet pendu à sa ceinture et le brisait. A ce moment là, une flamme noire la consumait. On devinait que l’ombre hurlait. Elle se fondait dans les lignes du pont, puis réapparaissait au début de sa course. Le cycle recommençait. Il durait deux minutes, sans le moindre son. De toute façon, si le spectre avait parlé, se serait-il exprimé dans une langue connue de Refuse ? Son décès remontait probablement à des siècles. Néanmoins il eut pour effet de relancer les recherches de la magicienne. Elle ne tarda pas à découvrir une ligne étrange qui redoublait certains motifs du pont sur toute sa largeur. La révélation faisait ressortir ses méandres dans une jolie couleur dorée. Il ne s’agissait pas d’une formule, mais plutôt d’un repère visible seulement des initiés. Curieux tout de même que la divination ne donnât pas plus d’information…
Refuse réfléchit. La rémanence, manifestement liée à la ligne dorée, attestait de l’ancienneté de la marque. Or la jeune femme avait restauré le Pont Délicat dans son état d’origine, dix ans auparavant. Si la magie impliquée avait été connectée à l’artéfact, si elle avait puisé à sa source, elle aurait disparu à ce moment là. Comme elle ne semblait pas avoir souffert de l’intervention, Refuse conclut qu’elle existait indépendamment. Elle rejeta l’idée qu’on l’eût restaurée car garder le fantôme ne présentait aucun intérêt à ses yeux. La magicienne essaya d’imaginer ce qu’il avait vu. L’idée d’un portail de transfert magique s’imposa immédiatement à son esprit. Une sorte de Porte de Verlieu avait existé à cet endroit. Elle mesurait peut être six mètres de large. On avait créé un repère parce qu’on s’en était servi assez longtemps. Le sortilège était latent afin de ne pas perturber l’utilisation ordinaire du pont. En cas de besoin on pourrait y recourir, éventuellement en puisant pour la durée nécessaire dans l’excédent d’énergie, ou dans toute autre réservoir. Si l’hypothèse de Refuse se vérifiait, on aurait affaire à un montage plus économique et plus subtil que les parasitages des mages du Garinapiyan.
La magicienne avait très envie de pousser son enquête plus loin, mais redoutait que ses enchantements ne s’interrompissent avant qu’elle eût entièrement traversé le pont. Un brin déçue elle reprit sa course. Mais le sang qui lui montait à la tête l’obligea à faire une pause aux trois-quarts de la distance. Aussi résolut-elle de finir le franchissement dans le sens normal. Ses foulées se ralentirent dans les cent derniers mètres. Refuse continuait d’observer le pont, mais par intermittence ses yeux balayaient les abords de la sortie. Grâce à quoi elle repéra deux chevaliers d’ombre montant la garde. Tournés vers les Vallées au sud, ils se fondaient parfaitement dans l’obscurité. Un cheval noir tourna la tête en direction de la jeune femme. Elle eut la conviction qu’il sentait sa présence. Refuse ne connaissait pas bien les talents particuliers des destriers. Chaque type de familier avait sa spécialité. Ainsi avait-elle connu un chat capable de changer de taille, de prendre l’apparence d’une proie après avoir bu son sang, et d’influencer son entourage par la persuasion. D’ailleurs, elle en avait fait les frais. Le renard de Réfania possédait également le pouvoir de prendre une forme humaine, aux mêmes conditions. Celui de Lamémoire, Panache, semblait aider le vieux magicien à discerner le faux du vrai, peut-être grâce à un don de double vue.
Refuse se souvint du drame qui avait accompagné son entrée dans les Vallée, quand Présence avait commis une série de meurtres, soit disant pour la protéger. C’est pourquoi elle ne pouvait se permettre de provoquer un incident avec les chevaliers. La magicienne estima qu’il était temps de s’éclipser. Ses lèvres murmurèrent la formule de la Porte de Verlieu. Les montures réagirent immédiatement en se tournant dans la direction du pont. « Qui va là ? » demanda un cavalier. Brandissant une lame plus sombre que la nuit il éperonna son cheval. Il vit apparaître un cercle de lumière verte, verticale, un peu plus grand qu’un homme. « C’est au centre ! » Dit le destrier. Il chargea. La distance se réduisait rapidement. Mais le cercle se rétracta soudain. Le chevalier traversa l’espace où s’était manifesté le phénomène, en fouettant l’air de son épée. Constatant l’inanité de son geste, il arrêta sa monture, examina calmement les environs, puis consulta son binôme du regard. Celui-ci lui mima de souffler dans un cor. Il s’exécuta. Le son clair se répercuta sur les parois du canyon. Cinq minutes plus tard, les cavaliers virent descendre vers eux Emibissiam, juché sur un disque volant. Le mage de Sudramar écouta leur rapport. Il convint qu’il y avait matière à prendre note de l’événement, et à réfléchir, mais pas forcément à s’inquiéter.
« On ne peut pas en déduire grand-chose, sinon qu’il y a des magiciens. Celui-ci était nettement plus fort que la moyenne, un expert si j’interprète correctement ce qu’il a fait. Voyez-vous, il a prit la fuite, par un moyen qui lui aurait permis de se passer du Pont Délicat. Apparemment ses intentions n’étaient pas immédiatement hostiles, puisqu’il n’a pas cherché à vous ensorceler… Ses motivations m’échappent. Est-il venu étudier l’ouvrage ou pour nous tester ? »
« Pensez-vous que nous ayons eu à faire à un magicien des Vallées ? Demanda un chevalier.
_ Je les interrogerai. Ce ne sera pas long. Rares sont les initiés capables d’évoquer la Porte de Verlieu. Dans la région, j’en compterais quatre, mais il n’est pas certain que tous l’aient dans leur répertoire. Et comme cette magie n’est pas sans risque, je doute qu’elle soit utilisée sans une raison sérieuse. Les sorciers des Vallées savent que je maîtrise des charmes plus puissants (et plus sûrs). Aucun ne se risquerait à me défier sur ce terrain ; enfin, je croie. Notre homme, ou notre dame, est un esprit à la fois aventureux et prudent.
_ Tout de même, il a agit sous couvert d’invisibilité. Ce n’est pas bon signe. Commenta le deuxième chevalier.
_ Vous marquez un point, soldat. Vos supérieurs auront de quoi cogiter. Je parierais qu’ils renforceront la garde pendant quelques temps. »
Ce fut sa conclusion, et elle se vérifia. Mais le commandant du Sphinx alla plus loin. « J’aimerais que vous vous rendiez tout d’abord dans les Vallées pour interroger vos confrères. Si l’intrus n’y est pas, vous devrez estimer à quel endroit il serait le plus susceptible de sortir du Verlieu. A mon avis, s’il ne veut pas s’y perdre, il reviendra dans le Monde Naturel avant de s’engager dans la Mer Intérieure.» L’officier s’appelait Biratéliam. On le reconnaissait à sa carrure imposante et à sa voix dépourvue d’émotion. Le commandant était un combattant d’élite, initié aux arts magiques. On le craignait spontanément. Emibissiam n’était absolument pas impressionné par ses performances de sorcier, mais il évitait de l’approcher à moins de deux mètres. Il demanda :
« Donc, selon vous, il se rendrait au-delà des Vallées ?
_ Je n’en sais rien. Ce que je voudrais éviter, c’est une interférence dans nos affaires de la Mer Intérieure. Nous préparons un coup qui nous permettra de limiter les ambitions de Sir Présence à la Forêt Mysnalienne. Tout le pourtour de la Mer Intérieur nous sera acquis. Pour cela nous provoquerons notre concurrent jusqu’à ce qu’il sorte du couvert des arbres, en compagnie de ses monstres. Nous les écraserons facilement, car les populations humaines se rallieront à nous.
_ Possible. Mais d’ici quatre-vingts dix ans, ou cent quatre-vingts dix ans, le dragon se réveillera : il mettra à bas tout ce que vous aurez construit. Les descendants de Présence ricaneront, car ils occuperont le seul espace à la fois fertile et hors de portée, à l’exception de la région de l’Amlen que je vous déconseille. Pourquoi ne pas envisager l’inverse ; lui laisser les rivages et s’emparer de la forêt ?
_ Parce que les prédateurs de la nuit qu’il a rassemblé y sont très à l’aise, que la sylve enchantée a ses propres défenses, et que nous n’avons pas les moyens de le traquer dans son repaire. En revanche nous ferons le nécessaire pour que le Dragon des Tourments fasse le minimum de dommages la prochaine fois qu’il ouvrira les paupières. Les magiciens de Quai-Rouge surveilleront l’île à distance. Au moindre mouvement ils donneront l’alerte. La Mer Intérieure perdra la première cité attaquée, mais le reste de la population aura eu le temps de gagner les refuges. »
« Nous en avons déjà parlé, répondit Emibissiam. A mon avis c’est le N’Namkor qui raflerait la mise, à l’est et au sud pour le moins. Les plateaux de l’est sont déjà à lui. De plus, il possède déjà des comptoirs au sud du continent. Le Garinapiyan garderait peut être Quai-Rouge et un bout de la rive septentrionale, mais guère plus. »
Le commandant croisa les bras. Il n’aimait pas qu’un civil se mêlât de politique. Pourtant depuis que les chevaliers d’ombre avaient recruté le sorcier de Sudramar, celui-ci participait à toutes les réunions, donnait des conseils, connaissait tous les plans. La conversation dût-elle se poursuivre, Emibissiam évoquerait certainement une implication du Süersvoken, qu’aujourd’hui on appelait la Mégalopole Souterraine[5]. Ses habitants seraient bien placés pour faire entrer la Forêt Mysnalienne dans leur zone d’influence, et pourquoi pas les rives ouest de la Mer Intérieure. Le sujet fâchait Biratéliam, pour lequel la guerre entre le Tujarsi et le Süersvoken trouvait un prolongement logique dans la rivalité qui opposerait inévitablement le Garinapiyan et la Mégapole. Les chevaliers d’ombre se considéraient en effet comme les héritiers légitimes du Tujarsi. Le militaire congédia le magicien avant que ne soient abordés les sujets déplaisants. Biratéliam aurait voulu vivre du temps de l’apogée des anciens empires. Il aurait alors commandé à des troupes nombreuses engagées dans des batailles titanesques. Aujourd’hui, il devait se contenter de planifier une escarmouche, entre un avant-poste du Garinapiyan contre une troupe hétéroclite menée par un gros chat. Quai-Rouge fournirait cinq cents hommes (en ronchonnant), Sudramar une centaine (en posant des questions gênantes), et les survivants un petit millier (contre la promesse d’obtenir des outils agricoles).
Les rescapés de l’attaque du dragon ne voyaient pas l’intérêt d’en découdre si vite, avant même d’avoir rebâti leurs fières cités. C’était contre l’ordre naturel des choses. Et puis, on avait de la place, non ? Leurs priorités allaient à la nourriture, à la procréation, et à la reconstruction. Il fallait semer, récolter, pêcher. L’intervention des chevaliers ne les aidait pas beaucoup. Ceux-ci avaient beau prétendre détenir l’autorité, beaucoup d’habitants de la Mer Intérieure étaient persuadés que tôt au tard le système des cités indépendantes reprendrait ses droits. En dépits du désastre programmé certains auraient même soutenu que « ça marchait ». Tout dépend du sens que l’on donne aux mots.
Conversation avec Siloume.
Sur un cheval noir, Refuse sortit du Verlieu à l’entrée du défilé menant à Quai-Rouge. Derrière elle, la route bifurquait, vers les Refuges à l’ouest, vers le fortin gardant l’entrée des Vallées au nord-est. Les deux jours passés dans l’espace de transition avaient nettement altéré l’humeur de la voyageuse. Son imagination nourrissait un flot continu de fantasmagories débridées. La magicienne n’avait rien vécu de tel avec Libérée, ou en compagnie de Lamémoire et de Poussière. Le vieux mage avait bien montré des signes libidineux, mais il semblait alors le seul à présenter ces symptômes; question de personnalité avait-elle pensé. Elle avait plutôt manifesté de l’agressivité. Dorénavant, Refuse n’en était plus si sûre. Elle calma ses pulsions. Puis elle fut tentée de faire un détour par les Refuges de Quai-Rouge, par curiosité, ou peut être pour prendre des nouvelles de ses anciens compagnons de voyage. Elle s’engagea donc dans cette direction. Le cheval d’ombre trotta quelques kilomètres. Cependant, en y repensant, l’idée ne lui parut pas si bonne. Premièrement, les habitants avaient certainement regagné leur cité. La reconstruction devait aller bon train. Deuxièmement, elle se souvenait que les chevaliers du Garinapiyan avaient envoyé des émissaires au devant des quai-rougeois. Ce fait était bien connu à Sudramar. Alors, dans la lumière déclinante du début de soirée, elle fit demi-tour et retourna à l’embranchement. Un rire cristallin l’accueillit.
La magicienne tira sur ses rênes. Une silhouette nue et gracile sortit des ombres du défilé. Refuse reconnut tout de suite la familière d’Emibissiam. Alarmée, elle regarda en tout sens, cherchant où pouvait se dissimuler le sorcier. Ne le trouvant pas, elle envisagea d’utiliser la révélation. La familière, percevant son trouble, s’en amusa.
« N’ayez crainte », dit-elle tout sourire, « nous sommes seules. Mon maître interroge les magiciens des Vallées. Pendant ce temps, je fais le guet. Bonne pioche ! Rien ne laissait présager que ce serait vous. Mais maintenant que je vous vois, je n’en suis pas surprise. A postériori, cela semble évident : vous étiez sur le Pont Délicat il y a deux jours. » Refuse s’imposa le calme. De toute façon, si Emibissiam avait voulu la croquer, il n’aurait fait d’elle qu’une bouchée.
« J’admets que c’était moi. Je… visitais le Pont, ne l’ayant pas revu depuis des années. Il est vraiment magnifique ! Elle marqua une pause. Je n’ai fait de tord à personne. Pourquoi me recherche-t-on cette fois-ci ? »
L’ombre nue tourna sur elle-même. Tout à sa joie, elle enchaîna quelques pas de danse. « Je ne sais, répondit-elle enfin, peut-être ces messieurs s’ennuient-ils. Peut-être seraient-ils heureux de contempler votre joli minois. A propos, vous êtes maintenant aussi noire que moi ; bravo !
_ Écoutez, c’est fort simple, je vais rendre visite à ma famille dans les Contrées Douces. J’en profite pour connaître mieux la Porte de Verlieu. Je ne fais que passer.
_ Oh, je vous crois ! Toutefois, mon maître redoute… enfin les chevaliers redoutent, que vous soyez une alliée potentielle de Sir Présence…
_ Il n’y a pas de danger, après ce qu’il m’a fait !
_ Ils ne vous ont pas identifié. Moi si. Mon maître sera très content.
_ Comment le lui direz-vous ? Comment êtes-vous venue ?
_ Il m’a déposée là, avec de quoi tenir quelques jours, et une tente caméléon pour m’abriter.
_ Vous n’avez pas froid ?
_ Non, je sais un enchantement mineur, qui me préserve. Puis-je vous inviter à prendre le thé, ou êtes-vous dégoûtée pour toujours de notre hospitalité ?
_ Votre servitude me met mal à l’aise, mais j’accepte votre offre. Elle m’aidera peut être à dissiper les effets délétères du Verlieu. »
Refuse descendit de cheval. Elle suivit la fille d’ombre jusqu’à une ligne verticale luminescente. La familière passa une main dans la fente. D’un geste fluide, elle écarta le tissu aux couleurs des roches environnantes. Refuse entra. L’intérieur était petit, deux mètres de diamètre, mais on pouvait se tenir debout. La fille sombre s’assit en tailleur sur une paillasse. A sa droite un coquillage spiralé et pointu diffusait une douce lumière rose. Elle se tourna pour saisir un panier à hanses, dont elle sortit deux tasses dépareillées, un réchaud qu’elle alluma avec un sort mineur et une casserole qu’elle remplit d’eau grâce à un autre charme. Refuse s’assit à son tour. Son hôte caressa le coquillage. Celui-ci réagit en émettant une musique apaisante, toute en nuances. « On a de la chance, commenta la familière, parfois, il me casse les oreilles. Je ne sais pas d’où il sort ses mélodies. C’est un objet précieux. Mon maître dit qu’autrefois il y en avait beaucoup, mais comme on en a perdu énormément, ils sont devenus très rares. Ils viendraient des Montagnes Sculptées. A Sudramar, un collectionneur en a acheté plus d’une dizaine dans les Steppes. Il les conserve dans un joli meuble en bois de prix. On ouvre des portes protégeant des vitrines. De temps en temps, il les contemple, mais ne les touche presque jamais. Pourquoi n’en fait-on plus ?
_ Merci, dit Refuse en regardant la fille remplir les tasses. M’avez-vous déjà dit votre nom ?
_ Emibissiâm m’appelle Siloume. C’est joli. J’ai connu pire, et j’ai oublié mon premier nom. »
Siloume signifiait silhouette. Elles burent en silence.
« Il me semble, dit Refuse, que bientôt nous produirons de nouveau des objets merveilleux en quantité. D’abord parce que de plus en plus de gens pratiquent la magie. Ensuite du fait des progrès techniques. Les Contrées Douces sont particulièrement actives dans ce domaine. J’ai également observé que Survie avait conservé de nombreux savoirs hérités du passé, ainsi que des machines voraces en énergie. Aussi ne fonctionnaient-elles pas tout le temps. Si la Mégapole Souterraine voulait bien étendre ses tunnels jusqu’à Abrasion[6], il s’en suivrait une évolution rapide, dont les Vallées bénéficieraient si elles disposaient d’un port à l’ouest. » Elle s’interrompit. « Tout bien considéré, elles devraient également se doter d’un vrai port à l’est, car pour le moment le commerce entre le Garinapiyan et le N’Namkor se fait sans elles. Ce sont d’ailleurs de petites cargaisons, constituées essentiellement d’articles de luxe. »
Siloume hocha la tête. « J’ai aussi appris des choses, déclara-t-elle, soit en étudiant auprès de mon maître, ou en mettant ses absences à profit, soit en le secondant lorsque les chevaliers d’ombre lui confient des missions. Ils sont déterminés à s’emparer des rivages de la Mer Intérieure, mais ils n’en escomptent pas de bénéfices avant très longtemps. Un prédateur de la nuit est leur principal concurrent dans cette affaire. Il les nargue depuis sa forteresse, érigée en un temps record au cœur de la Forêt Mysnalienne. » Elle hésita un instant. « Si mon maître devait mourir, je rejoindrais Sir Présence. Je redoute de ne pas être respectée à Sudramar, sans un puissant sorcier pour me protéger. Il me semble qu’au milieu d’une société d’ombres, on me remarquerait moins.» Depuis le coquillage, dans une langue oubliée, un ténor déclamait ses états d’âme, jouant tantôt de l’exaltation, tantôt de la dépression. Un air de piano introduisait chaque chant, puis soulignait les phrases avec douceur. Enfin, quand la voix s’était tue, l’instrument continuait seul pendant quelques secondes.
Refuse répondit : « Emibissiâm n’a pas d’équivalent dans les Montagnes Sculptées ou dans les Vallées. Il n’est pas prêt de s’éteindre, à moins de recevoir une lettre assassine, mais je suppose qu’il vous fait lire son courrier. » La familière acquiesça. Son invitée reprit : « Ne placez pas trop d’espoir en Présence. Vous êtes humaine Siloume. Lui est un fauve doué de parole, aimant se donner la forme d’un homme. Votre servitude me révolte. Néanmoins, elle durera, sauf accident. Le mieux que vous puissiez faire, si elle cessait, serait de prendre la relève d’Emibissiâm, à moins qu’il ait un apprenti ou des héritiers. En a-t-il ? » Siloume fit non de la tête. « Alors, je pourrai vous aider, mais aujourd’hui je ne ferai rien de tel, pas tant que vous serez l’ombre du sorcier. » Elles se levèrent de concert. Dans le jour déclinant, Refuse souhaita bonne chance à la familière. Elle s’engagea dans le défilé. La monture s’estompa au bout de quelques kilomètres. La magicienne continua à pied, encore une heure. Enfin, elle s’arrêta et fit un peu de lumière derrière un rocher. Jugeant qu’elle offrirait une cible trop facile, elle plaça d’autres lueurs dans les parages, très espacées, et bien en évidence pour servir de leurres. Elle mangea rapidement. Refuse camoufla son couchage avec une illusion. Les lumières s’éteignirent.
La nouvelle Quai-Rouge.
La jeune femme mit du temps à trouver le sommeil. Il n’avait jamais été dans ses intentions de défier Emibissiâm, même pour une noble cause. C’était trop dangereux. En outre, le sorcier de Sudramar n’avait pas cherché à se venger, après qu’elle ait détruit sa connexion avec le Pont Délicat. Il faisait froid dans le défilé. Refuse resserra sa couverture. A l’aube, ses interrogations n’étaient plus qu’un souvenir. Toutefois, la crainte d’être interceptée demeurant, la jeune femme préféra ne prendre aucun risque. Elle passa dans le Verlieu, et fit apparaître le cheval enchanté. Son galop la porta au-delà du défilé. Il lui était possible d’ouvrir une fenêtre circulaire depuis l’espace de transition afin de vérifier sa position dans le Monde Naturel. Elle procédait de cette façon toutes les deux heures environ. C’est ainsi qu’elle découvrit le nouveau visage de la plaine incendiée, les fermes nouvelles construites sur les ruines des anciennes, semblables et différentes à la fois. Rien ne correspondait à ses souvenirs, bien que tout lui parût familier. Les heures défilaient. La monture s’effaça. Refuse sortit du Verlieu non loin de la route. Boueuse et semée d’ornières, on n’avait manifestement pas eu le temps de la remettre en état. La jeune femme repéra un groupe d’arbres sortis de terre neuf ans plus tôt. Elle gravit la pente qui la séparait des jeunes troncs. Deux cents mètres plus au sud coulait un ruisseau. Elle s’y lava, puis rejoignit le bosquet. De là, elle aperçut une file de paysans, elle en compta huit, qui rentraient des champs, en venant dans sa direction. Eux aussi la virent. Ils s’arrêtèrent pour discuter. Peut-être allait-on lui proposer un couvert et un logement. Un homme et une femme se détachèrent du groupe et vinrent à sa rencontre. Arrivés à vingt mètres, ils réalisèrent qu’ils avaient affaire à une sorcière. A dix mètres, ils se firent la réflexion qu’elle était très noire, qu’elle n’était plus une novice. Le couple s’arrêta. Refuse estima qu’elle causait déjà une gêne palpable. Elle salua, tant par respect que pour briser la glace.
« Vous n’avez besoin de rien ? Demanda la femme en abé.
_ Si, répondit la magicienne, je passerai demain matin vous acheter du pain et quelques denrées que vous accepteriez de me vendre, si vous m’indiquez quelle est votre ferme. Je serais très heureuse de pouvoir m’abriter sous un porche ou dans une grange, si le temps se gâtait. » La femme lui indiqua une grande maison sans étage, aux murs blancs et au toit gris. A côté, on construisait un nouveau bâtiment en pisé. La toiture n’était pas finie. L’homme déclara qu’il préparerait pour elle un panier avec des galettes et des fruits secs. Il regretta de ne pouvoir fournir du vin. Refuse montra de la monnaie du Garinapiyan. Son interlocuteur fit la grimace. La magicienne proposa d’aider à la couverture du toit, avec la lévitation. Elle ferait cela dans la matinée, avant de reprendre la route. Le couple accepta, rassuré, et plutôt satisfait de la transaction.
La nuit fut clémente. Refuse tint sa promesse en montant sans peine les matériaux de construction, éléments de charpente ou tuiles. Les paysans ne lui posèrent pas trop de questions. Elle expliqua qu’elle se rendait dans le sud, via la Mer Intérieure, qui disait-on était moins dangereuse pour un bon moment. Vers midi, on lui apporta un panier tressé remplit de victuailles. Elle les transféra dans son espace magique, et rendit la vannerie. Ce n’était point un enchantement ordinaire. Aussi fit-elle forte impression, plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Du coup, elle préféra reprendre la route à pied, sur deux kilomètres avant de convoquer son cheval d’ombre. Cette fois, elle n’utilisa pas la Porte de Verlieu. Malgré le mauvais état de la chaussée, elle avança beaucoup plus vite que dix ans auparavant, lorsqu’elle avait traversé la plaine désertée, le ventre vide, en tenant à peine en selle. Le sol descendait vers la mer en pente douce. En maintenant l’allure, elle serait à Quai-Rouge dans la soirée.
Elle rattrapa un convoi composé de six chariots. La moitié d’entre eux transportait de grandes poutres de bois. L’autre moitié était chargée de bûches. Il y avait deux conducteurs par véhicule, plus une escorte de six cavaliers. Ceux-ci, l’entendant venir, se tournèrent dans sa direction. Refuse ralentit, puis s’arrêta tout à fait, comprenant soudain d’où venaient ces hommes. Ils lui parlèrent dans la langue des Vallées. Évidemment, le bois ne pouvait venir que de là bas. La magicienne répondit dans la langue du Garinapiyan. Le chef des guerriers lui fit signe d’approcher. Refuse se contenta de réduire la distance, craignant qu’on ne la reconnût[7]. Elle indiqua qu’elle allait simplement passer au large du convoi. Les cavaliers, ne comprenant pas bien ses réticences, auraient aimé qu’elle se joignît à eux. Mais que chacun gardât ses distances parut un moindre mal. On laissa donc la magicienne faire ce qu’elle voulait. Deux archers la suivirent des yeux pendant toute la manœuvre. De son côté, Refuse fit un large détour, en lançant régulièrement des regards de biais, puis elle accéléra pour se mettre définitivement hors de portée.
Quai-Rouge lui apparut vers la fin de l’après-midi, peu après la dissipation de la monture. La voyageuse, qui tenait à trouver une auberge avant le coucher du soleil, pressa le pas. La ville était entourée d’un mur d’enceinte de trois mètres de haut seulement, assez épais, construit avec des pierres récupérées dans les ruines de la cité détruite dix ans plus tôt. En arrivant à proximité de l’entrée, elle remarqua les gardes, et se souvint de ceux que le Dragon des Tourments avait carbonisés autrefois. Avant de mourir, ils s’étaient montrés des plus discourtois. La magicienne espéra ne pas retrouver ici le même état d’esprit. Elle regretta également de n’avoir pas accepté l’offre des soldats du convoi croisé plus tôt, elle qui dans les Montagnes Sculptées se mêlait facilement aux caravanes ! La faute incombait à ses appréhensions. Les gens d’arme la jaugèrent sans aménité. Puis ils lui posèrent des tas de questions : qui était-elle ? D’où venait-elle ? Était elle seule ? Connaissait-elle des gens en ville ? Saurait-elle où loger ? Avait-elle de quoi payer son passage ? Que venait faire une magicienne étrangère à Quai-Rouge ? De quoi était-elle capable? Elle répondit qu’elle se nommait Farouche, qu’elle venait du Garinapiyan, qu’elle voyageait seule, qu’elle ne connaissait personne, qu’elle logerait à l’auberge en payant avec de l’argent du Garinapiyan. Elle passerait une nuit sur place avant de repartir. Son but était d’atteindre les Contrées Douces, à l’ouest de la Terre des Vents. Peut-être pourrait-elle traverser la mer en bateau…
Le garde lui répondit d’abord par un ricanement : « L’argent du Garinapiyan n’a pas cours ici, mais nous acceptons les pièces des Vallées. Le vagabondage est interdit… Oubliez les bateaux : il nous faudra des années pour reconstruire une flotte digne de ce nom. Actuellement, tout le bois va aux maisons et au chauffage. Pour entrer, vous devez vous acquitter d’une taxe, en espèce ou en nature : galettes, bière, viande, ce que vous voulez, du moment que cela a de la valeur… »
Très agacée, Refuse lui tourna le dos et commençait à s’éloigner quand l’homme la saisit par une manche. Elle se retint de lui envoyer un coup de bâton. Il prétendit qu’elle devrait le suivre dans un baraquement construit en torchis. « Ai-je donc l’air si stupide ? » Demanda la jeune femme, à deux doigts de foudroyer l’impudent. « Ce n’est pas ce que vous croyez… » Prétendit le soldat. Refuse recula encore, puis murmura la formule de la persuasion. Le sergent subjugué la laissa passer en empochant les deniers qu’elle lui donna. Les subalternes, soupçonnant les raisons du revirement, échangèrent des regards, mais la magicienne fila vers les ombres crépusculaires de vilaines maisons. Elle tourna dans une ruelle à la première occasion, pour changer d’apparence. Désormais, elle avait retrouvé ses couleurs et sa pâleur d’origine. Ses vêtements s’ornaient maintenant de motifs bleus et blancs. Le bâton disparut dans son espace magique. Pendant quelques heures elle pourrait prétendre être une personne normale, fondue dans la foule des passants qui rentraient chez eux. Elle avait semé les gardes, mais cette histoire de ne pouvoir payer ses dépenses, même en ville, avec la monnaie du Garinapiyan la contrariait encore.
De plus, Refuse découvrait une cité d’une laideur déprimante. Les habitations, pour la plupart, étaient constituées de caillasses grossièrement empilées noyées dans un ciment gris ou du torchis. Trop souvent, une simple bâche tendue entre quatre murs tenait lieu de toit. Le résultat était à peine mieux qu’un campement. A Quai-Rouge toute maison possédant des étages et une charpente trahissait la fortune de son propriétaire, et faisait la prospérité des Vallées riches en conifères. Les artisans et les marchands de moyenne importance s’étaient regroupés autour de petites cours aux accès surveillés. La magicienne longeait des murs sans fenêtres. Les grands domaines des patriciens s’isolaient des taudis par des murailles délimitant de vastes espaces vides, au centre desquels se dressaient leurs fières villas.
Refuse marcha jusqu’au rivage. Les eaux noires caressaient la plage de gravier et de cendre sous un ciel bleu sombre. Les premières étoiles ne tarderaient plus. Le port n’avait pas encore été reconstruit. Pour l’heure, les seuls bateaux visibles étaient quelques barques que les réfugiés avaient transportées dans leur fuite dix ans plus tôt. Puis, le danger passé, ils les avaient ramenées. La jeune femme se rapprocha d’un marchand ambulant qui vendait des galettes de céréales. Il se tenait à côté d’un chariot à main : une sorte de petit bureau auquel on aurait fixé des roues et des poignées. Elle produisit une pièce à l’effigie du roi Niraninussar. Le vendeur fit d’abord la moue en oscillant de gauche à droite. Finalement, il fouilla dans un tiroir et en sortit une balance minuscule, grâce à laquelle il pesa le métal. Puis, il tendit à l’étrangère une galette et quelques disques d’étain usés. Refuse prit le tout. Elle alla s’asseoir sur un muret, face à la mer. La jeune femme engloutit la nourriture en cinq minutes. Après quoi, elle usa d’une lumière magique pour examiner ses spécimens de monnaie locale : les piécettes étaient gravées d’un navire pourvu d’une voile triangulaire. On devinait aussi une inscription sur l’autre côté, mais Refuse ne parvint pas à la lire.
La magicienne se releva et tourna le dos à la mer. Non loin, sur sa droite, elle aperçut de longs bâtiments arqués semblant sortir de terre. En s’approchant, on découvrait des escaliers menant à de vieilles caves réaménagées, recouvertes de voûtes en plein cintre toutes neuves. Des banderoles affichaient leur prétention à servir d’auberges, mais aucune n’inspirait confiance, malgré des abords plutôt bien entretenus. Simplement Refuse n’appréciait pas la façon dont les autochtones la regardaient. D’abord, pour atteindre les marches, il fallait se faufiler entre des petits groupes de buveurs qui jouaient et s’invectivaient bruyamment. Tout ces gens étaient armés : couteaux, épées, gourdins, hachettes… Refuse se décida néanmoins à pousser la porte du « Poisson Hilare ». L’intérieur semblait servir de lieu de réunion à tout ce que la ville comptait d’individus louches et mal intentionnés. Regrettant immédiatement son choix, elle remonta précipitamment à la surface. Après quoi, elle essaya « Le Harpon », puis « La Taverne des Quais ». A chaque fois, elle renonça à demander une chambre, craignant de devoir tuer avant l’aube quelque indésirable ayant forcé son huis. « J’étais mieux hors les murs », songea-t-elle. La jeune femme s’éloigna des tavernes, en empruntant les rues les plus larges. Une lumière magique placée à l’extrémité de son bâton guidait ses pas, car il faisait nuit désormais. Refuse se retournait souvent pour vérifier si personne ne la suivait. En effet, bien qu’elle eût connu la labyrinthique Mégapole Souterraine, la crasseuse Lune-Sauve, et la crapuleuse Firapunite, jamais elle n’avait ressenti un tel sentiment de menace latente au cœur d’une cité.
La magicienne reprit son apparence ordinaire. Sa silhouette noire retourna dans le quartier des artisans, dans l’espoir d’y trouver soit un véritable hôtel, soit une chambre à louer chez un particulier. Ce qu’elle découvrit répondait en partie à ses attentes. Il s’agissait d’une structure tout en ciment, couverte d’une voûte. Un demi-cercle de colonnes soutenait une demi-coupole appliquée contre la façade, au dessus de l’entrée. La voyageuse toqua à la porte. Par un petit panneau coulissant, on l’informa qu’elle venait trop tard: l’établissement n’acceptait personne après le coucher du soleil. Refuse se détourna de l’hôtel en jurant… Déçue, mais pas battue, elle se fit une raison. Comme dans les Montagnes Sculptées elle se trouverait un endroit isolé et sûr, où elle dormirait enveloppée dans une couverture. Cependant de telles choses étaient rares à Quai-Rouge. Tout ce qui pouvait servir d’abri était déjà occupé par des groupes de gens serrés les uns contre les autres, autour de maigres foyers. Refuse chercha en vain des terrasses ou des balcons accueillants. Comme elle n’en trouvait pas, elle envisagea de chercher la sécurité derrière l’enceinte d’une grande propriété. Une bande de truands, qui la suivaient depuis le rivage, la virent se hisser par-dessus le mur, à l’aide d’une corde évoquée. Cette démonstration de pouvoir ne les dissuada pas, bien au contraire. Certes, s’attaquer à une magicienne présentait des risques, mais prise au dépourvu, elle serait aussi vulnérable que n’importe qui, croyaient-ils. Le groupe se tenait embusqué dans une ruelle. Chaque membre avait sa spécialité. On envoya d’abord l’expert de l’escalade accompagné d’un guetteur et d’une brute pour faire diversion si nécessaire. Le trio se positionna. En quelques mouvements vifs, le monte-en-l’air passa sans peine l’obstacle, en laissant une corde fixée à un grappin à l’attention de ses complices moins habiles. Mais il ne donna pas de signal de le rejoindre, parce que Refuse n’était visible nulle part. Évidemment, elle se dissimulait avec une illusion, comme à son habitude. Assise contre le mur, la magicienne ne bougeait pas, se disant qu’une personne rusée et avertie, aurait une chance de la repérer en raisonnant juste. Les yeux experts du malfrat hésitant sondaient les ténèbres. L’homme écoutait attentivement. Il se déplaça d’abord sur sa droite, s’éloignant de Refuse, marcha vingt mètres, puis revint en arrière. Maintenant, il venait vers elle. La magicienne décida de l’endormir. Or, fait inhabituel, la cible, au lieu de s’effondrer, se contenta de tituber : elle luttait. Aussi Refuse récupéra-t-elle son bâton. Elle frappa son adversaire à la tête. Cette-fois le brigand s’écroula. La magicienne le désarma et le ligota, avant d’aller se coucher plus loin.
Il faisait nuit noire. La jeune femme ne vit pas tout de suite qu’un deuxième larron était venu en renfort. Mais comme il peinait à trouver son comparse, il employa un code à base de claquements de langue, qui attira l’attention de celle qu’il aurait voulu surprendre. Refuse commençait à être à cours de moyens « doux ». Heureusement, buttant par hasard sur le corps de son camarade, l’intrus abandonna le projet de trouver la magicienne. Il alla prévenir ses compères de la tournure des événements. Ceux-ci, comprenant enfin que la cause était perdue, vinrent chercher le corps inanimé, et l’emportèrent dans les ténèbres. Refuse bailla. Évidemment qu’on l’avait suivie : elle s’était montrée partout où il ne fallait pas ! Elle se laissa enfin glisser dans le sommeil. Le lendemain, sous son apparence de sorcière, elle se présenta chez un changeur, dès l’ouverture, puis à l’hôtel où elle avait trouvé porte close la veille, et réclama un bain et un repas, malgré des tarifs élevés. Elle posa des questions au personnel : y avait-il d’autres villes reconstruites avec lesquelles Quai-Rouge commerçait ? Les routes étaient-elles sûres ? Avait-on entendu parler de Lamémoire ?
Le réceptionniste d’abord, les serveurs ensuite, se montrèrent froids et distants, à la limite du désagréable. On lui répondait tantôt sèchement, comme si ses préoccupations avaient eu pour but d’offenser, tantôt de manière imprécise, donnant le sentiment qu’elle n’était pas censée en savoir davantage. Un peu plus tard, lorsqu’elle s’assit dans un coin de la salle à manger afin de préparer ses sortilèges, il lui sembla que bien peu de gens respectaient sa concentration. Elle n’avait jamais connu cela nulle part, pas même à Lune-Sauve. Le personnel la regardait de travers, et l’interrompait sous des prétextes futiles. De plus en plus irritée Refuse sortit de l’hôtel avec la ferme intention de quitter Quai-Rouge au plus vite. D’un pas nerveux, elle prit d’abord la direction de la zone côtière, puis se ravisa. Finalement, elle passerait par la porte ouest. Compte tenu de l’embuscade de la nuit précédente Refuse aurait préféré marcher au milieu de la rue. Cependant l’importance du trafic ne le permettait pas. Les conducteurs des chariots de marchandises considéraient que c’était aux piétons de se pousser. Contrainte de raser les murs, en se méfiant de tout le monde, la magicienne accumulait la rancœur. Pestant contre la ville hideuse, elle entreprit de contourner un marché animé, qui lui cachait les portes de la cité. Sur une vaste place on avait dressé des dizaines de grandes tentes de toutes les couleurs, ainsi que des baraques démontables. Certains marchands tenaient boutique depuis leurs roulottes. Chacune se présentait comme un petit théâtre. Sur un côté, on avait ouvert des volets, ou fait coulisser des panneaux. Les articles étaient suspendus, ou posés sur un petit comptoir, derrière lequel le vendeur faisait son numéro. D’autres interpellaient les badauds du haut de leurs carrioles, tel celui-ci, debout sur un coffre, ou celui-là, assis sur une balle rebondie, trônant au milieu de ses marchandises.
Il y eut soudain comme un mouvement au milieu des étales. De sa position, la magicienne ne pouvait en voir la cause. Cependant elle entendit des roulements de tambour, et le galop d’un cheval. Une partie conséquente de la foule se dirigea vers le bruit. Refuse se mit dos au mur et observa les alentours. Les conversations s’atténuèrent. Du centre du marché montait une harangue mêlant au parlé local des expressions caractéristiques de la langue du Garinapiyan. Refuse se faufila derrière des carcasses de viande pendues à des esses. Elle longea ensuite une rangée de paniers remplis d’œufs. Sur sa droite, elle distinguait une estrade, mais ne voyait pas bien qui s’y tenait. Elle cligna des yeux : des pointes de lance dressées vers le ciel renvoyaient l’éclat dur de la lumière matinale. Son esprit commençait à échafauder des hypothèses. Elle enjamba des caisses, puis trottina devant une équipe de gros bras, appuyés à des tonneaux bien alignés, qui la suivirent du regard d’un air réprobateur. Sur sa gauche partait une ruelle. Un groupe d’hommes encapuchonnés y tenaient conciliabule. Refuse passa rapidement devant. Une horde de gamins s’enfuit à son approche alors qu’elle arrivait devant un chariot vide. La sortie de la ville ne devait plus être très loin.
Refuse monta sur la plate-forme du véhicule pour avoir une vue d’ensemble. Au cœur du marché elle reconnut immédiatement les silhouettes sombres de trois chevaliers du Garinapiyan. Ils tentaient de persuader leur auditoire du bien fondé de participer (ou de financer) une aventure guerrière. Mais les habitants de Quai-Rouge ne paraissaient pas particulièrement séduits par le projet des cavaliers-sorciers. A leur décharge précisons qu’il n’était pas de leur intérêt de devenir une puissance dominante de la Mer Intérieure, puisqu’en effet le Dragon des Tourments attaquait en priorité soit la forteresse la plus difficile à prendre, soit la cité la plus forte. Les quai-rougeois l’avaient remarqué de longue date. Pour que leur stratégie de fuite pût fonctionner, il fallait absolument que le cataclysme s’abattît en priorité sur les autres. Bien sûr il ne fallait pas être trop faible non plus, sinon on devenait rapidement la proie des villes rivales. Ce que voulaient les chevaliers d’ombre n’avait rien de traditionnel. Leur plan choquait le bon sens. Tout en surveillant les alentours, Refuse prêta une oreille plus attentive. L’orateur parlait de bois et de forêt. Il disait que le bois était rare et précieux.
Forcément, puisque le dragon avait tout brûlé. Or, la Forêt Mysnalienne était au delà de son rayon d’action. Cela en faisait à la fois une source de matières premières et un refuge aussi valable que les montagnes où les quai-rougeois avaient leur retraite. Hélas, une puissance maléfique se développait au cœur de la sylve. Et bien qu’elle ne fût pas aussi destructrice que le dragon, elle constituait un défi immédiat et terrible. Elle croissait si rapidement qu’elle empêcherait probablement la formation de la nouvelle génération de cités états, en les réunissant au sein d’un royaume.
Tout cela aurait été bel et bon, disait l’orateur, n’eût été la monstruosité avérée de l’ennemi. Il se faisait appeler Sire Présence. Mais on savait qu’il était en fait un prédateur de la nuit, un vampire qui avait pris forme humaine et qui commandait aux créatures de la forêt. Ses projets étaient nécessairement inhumains. Les chevaliers d’ombre étaient venus aider Quai-Rouge, l’avant poste de la civilisation dans ces contrées ravagées. Selon eux, les quai-rougeois avaient un destin et des devoirs… « En outre, plus vous attendrez, plus l’action sera difficile et plus les conséquences seront sanglantes. En agissant maintenant, vous pouvez tuer dans l’œuf les velléités du monstre. Mais si vous repousser l’effort, il aura étendu son empire. Et lui, soyez en sûrs, serait très content de mettre la main sur votre fière cité. Songez-y : un deuxième territoire assorti d’un refuge ! Il ne raisonnera pas comme le dragon. Il est bien plus malin, car comme vous, il a compris ! Aussi, armez-vous. Rejoignez-nous. Les fauves de la forêt ne sont pas habitués à combattre en pleine lumière. Et dites-vous que les hommes qu’ils auront enrôlé sous leur bannière ne désireront qu’une chose : nous rejoindre, évidemment. N’est-ce pas ce que vous feriez vous-mêmes, si vos maîtres n’étaient pas humains ? »
Refuse sauta en bas du chariot. Elle en avait assez entendu : la Mer Intérieure était toujours un endroit dangereux. La Porte de Verlieu serait donc de nouveau mise à contribution. Il était temps de gagner la sortie, ou de recourir tout de suite à la magie pour éviter les gardes. Une seule chose aurait pu la retenir à Quai-Rouge : la perspective d’échanger des sorts avec un magicien de niveau comparable. Or, jusqu’à présent, elle n’avait croisé ni confrère, ni consœur. Où étaient-ils ? Elle scruta la foule. Pendant que les personnes intéressées restaient pour poser des questions aux chevaliers, la majorité de l’auditoire retournait à ses affaires. Quelqu’un se plaignit qu’on lui avait volé sa bourse. Refuse ne craignait pas les détrousseurs parce que ses valeurs était rangées dans l’espace magique offert par Bellacérée. Par conséquent ce ne serait pas si risqué de déambuler dans le marché. Elle se mit donc à flâner dans les allées. Beaucoup de gens ne faisaient absolument pas attention à elle. Mais ceux qui comprenaient ce qu’elle était s’écartaient de son chemin, la fixaient du regard, ou manifestaient une nervosité inhabituelle. Finalement Refuse s’arrêta devant le stand d’un pâtissier : allait-elle se laisser tenter par des gâteaux sucrés ? Elle rassembla les quelques pièces de monnaie locale en sa possession. Relevant la tête, elle se rendit compte qu’une vingtaine de personnes de tous les âges l’entouraient. Ils semblaient attendre quelque chose… Refuse fit comme si de rien n’était : elle acheta trois petits gâteaux et commença à les déguster avec gourmandise près de l’étal du vendeur. Quand elle eut tout avalé, quelqu’un dit : « ce n’est pas vraiment de la magie. » Il y eut un laps. La jeune femme s’adressa au pâtissier :
« Ces gens attendent de moi que je lance des sorts ?
_ Oui, pour les divertir. S’ils sont contents, ils paieront.
_ Je ne suis pas une prestidigitatrice. Ils devraient au moins savoir cela.
_ Oh, ils le savent. N’importe quoi les satisfera. La plupart vous craignent tellement… ils attendent quelque chose qui les rassure… ou qui les effraie sans vraiment les mettre en danger.
_ Soit, je veux bien leurs montrer des bricoles pendant quelques minutes, mais en contrepartie, vous m’offrirez deux pains aux épices fourrés. »
Le pâtissier répondit par un large sourire en secouant la tête de bas en haut.
Refuse se donna en spectacle grâce à des sorts mineurs. Elle projeta d’abord quelques flammèches, puis fit apparaître des lumières sur les gens : au dessus d’un crâne, dans une bouche, sur un cœur, au fond d’un panier, au haut d’un mât, sur un chat qui passait. On rit. La sorcière annonça qu’elle allait paralyser (provisoirement) une jambe, un bras, une mâchoire. Elle demanda des volontaires. Il y en eut ! Refuse régla la puissance au minimum. Puis elle déplaça à distance de petits objets, soigna un genou écorché, répara un bol cassé, et, tendant la main à l’horizontale, arrosa le sol d’une pluie fine. On applaudit. Le pâtissier vendit-il davantage de gâteaux ce jour là ? En tout cas il put se venter d’avoir offert aux quai-rougeois « les mystères de la magie ! » Refuse ne voulait plus s’attarder davantage. Elle fendit la foule en direction de la porte ouest. Maintenant qu’elle avait attiré l’attention, il n’était plus question d’entrer dans le Verlieu depuis l’intérieur de la ville. C’eut-été trop exposer sa puissance réelle.
« Vous retournez dans les Œufs ? » Demanda un garde. Mal rasé, le regard inquiet, l’homme d’arme, la main sur le pommeau de son épée, se tenait de biais. Il voulait qu’elle s’arrête sans donner l’impression de lui barrer nettement le passage. Refuse se souvint que les Œufs étaient une région de la Mer Intérieure s’étendant immédiatement à l’ouest du territoire de Quai-Rouge. Elle était dominée par des sorciers animés d’un esprit de compétition exacerbé. Ils auraient pu devenir une force influente, si leur absence de scrupules, conjuguée à des meurs farouches n’avaient limité leur population. Les meilleurs attiraient immanquablement l’inimitié de tous les autres, ce qui expliquait qu’ils ne comptassent guère de très grands mages dans leurs rangs.
« Non, répondit Refuse, je voyage depuis le Garinapiyan. Je me rends dans les Contrées Douces, à l’ouest de la Terre des Vents. J’aurais aimé rencontrer des confrères en ville, pour échanger, mais apparemment ils ne sont pas légion. Peut être ne suis-je pas restée assez longtemps… D’un autre côté je ne me sens pas très à l’aise ici. Ou alors, ce n’était pas le bon moment… Je me méfie un peu des sorciers des Œufs : ils ont mauvaise réputation. » Refuse marqua une pause.
« Auriez-vous entendu parler de Lamémoire, un mage de Lune-Sauve ? Demanda-t-elle.
_ Lamémoire ?
_ Oui, il aurait rejoint vos refuges peu après la dévastation du dragon. Il avait une jeune apprentie avec lui. » Le garde réfléchit. « En effet, je me souviens. Notre premier réflexe fut de leur interdire l’entrée. Nous ne voulions pas de bouches en plus à nourrir. Mais le conseil patricien en décida autrement car nous manquons chroniquement de magiciens : ils partent tous pour les Œufs dès qu’ils croient avoir un peu de pouvoir… D’un autre côté, nous ne savons pas les retenir. Nos aristocrates prennent de haut les novices, et se méfient des sorciers plus aguerris. Je n’en sais pas plus, sinon que je crois bien que Lamémoire est mort il y a deux ou trois ans.
_ Qu’est devenu son apprentie ?
_ Je n’en sais rien. »
Refuse gratifia le soldat d’un sourire bleu. L’homme s’écarta complètement. « Bonne chance Madame. »
Né des cendres.
La magicienne parcourut quelques kilomètres sur son cheval d’ombre. A sa gauche : la Mer Intérieure retournée à l’état de nature pour quelques années encore. A sa droite : les terres céréalières alternaient avec de nouvelles forêts en train de pousser. Des rangées d’arbres frêles se donnaient à la brise et au soleil. A l’automne, ils porteraient des fruits. Mais pour le bois de construction, il faudrait patienter. Et le même problème se posait depuis deux bons millénaires à chaque réveil du dragon. Après deux heures de chevauchée, Refuse se fit la réflexion qu’elle n’avait toujours pas ouvert la Porte du Verlieu. « On dirait que je veux profiter du paysage, » pensa-t-elle. La cavalière croisa une équipe de cantonniers qui refaisaient à neuf le pavement de la route côtière. Un peu plus tard, elle s’arrêta dans un petit village de maisons sans étage, bâties avec la rocaille locale, et couvertes de chaume. Elle avait remarqué un puits, au milieu d’un jardin potager. Celui-ci était bordé par un muret sur trois côtés. Une longue chaumière fermait le périmètre. Ne voyant personne dehors, la jeune femme toqua à la porte. Un vieux monsieur vint lui ouvrir. Il sursauta en découvrant la sorcière, et aurait précipitamment refermé si cette dernière n’avait placé son bâton dans l’entrebâillement.
« Pardonnez-moi, je voudrais boire à votre puits. M’autorisez-vous ? » Le paysan bafouilla :
« Oui ! Non ! B-boire ?
_Oui, boire ! Ai-je votre permission ?
_ Je…
_ Après je m’en irai ! Je suis désolée de vous mettre dans cet état monsieur. Je ne vous ferai pas de mal, vous savez. »
Elle expliqua rapidement le but de son voyage. Derrière la porte on bougeait, on chuchotait. Le vieil homme n’était pas seul. Finalement, il autorisa l’étrangère à se désaltérer. Refuse retira le bâton, et se rendit tout de suite à la margelle. Elle tirait sur la corde pour remonter le seau d’eau quand ses oreilles ouïrent une parole montant des profondeurs. Intriguée, la magicienne écouta plus attentivement, en se penchant un peu. On déclamait dans une langue inconnue. Elle illumina le fond du puits : rien, sinon la source. Un brin perplexe, Refuse affina son observation : la partie supérieure de la margelle avait été refaite récemment. En revanche les pierres du bas étaient noircies. Donc le puits avait été creusé bien avant la dernière attaque du dragon. On avait pu y jeter quelque chose, comme un coquillage enchanté, surtout si on ne comprenait rien à ce qu’il disait.
Décidée à tirer l’affaire au clair la magicienne descendit dans le trou grâce à la lévitation. Elle s’arrêta juste au dessus de l’eau sombre, et regarda vers le fond. Ses lumières magiques firent apparaître des tessons de poteries, des cailloux, et diverses choses indéfinissables. Elle entendait toujours la voix. Refuse passa en vision de mage, charme mineur dont elle usait pour voir les entités. La jeune femme, qui se tenait tête vers le bas, ne vit rien de particulier. Ce n’est qu’en reprenant une position « assise » qu’elle repéra une faible lueur à la limite de la surface. Refuse tourna sur elle-même et approcha son visage de la paroi du puits. Entre deux blocs de pierre, dans le ciment, était incrusté un minuscule objet constitué d’une partie métallique et d’une petite pierre verte veinée de bleu : une boucle d’oreille. La magicienne recourut à une télékinésie mineure pour faire remonter un caillou hors de l’eau froide. Ensuite, elle s’en servit pour frapper l’extrémité du manche de son couteau, la pointe de l’outil détachant de petits éclats de ciment. Le bout de la lame s’émoussa mais finalement, elle parvint à dégager le bijou de sa gangue. Une fois remontée à la surface, Refuse but, remplit sa gourde, et retourna à la porte, consciente que les paysans l’observaient depuis les étroites fenêtres de la maison.
« Merci ! » Dit-elle assez fort. « J’ai aussi trouvé une boucle d’oreille magique dans le puits ! Elle dit des choses ! Incompréhensibles ! C’était dans votre puits, donc c’est à vous ! Vous la voulez ? » Après un moment de silence, quelqu’un répondit :
« C’était ça qui faisait parler le puits ? On n’a jamais compris !
_ Je vous la pose où ?
_ Hein ?
_ La boucle d’oreille ! Où est-ce que je la mets ? C’est un bijou, c’est à vous.
_ … Nan, on n’en veut pas ! On n’veut pas d’une chose qui vous dit n’importe quoi, qu’on n’comprend pas ! Elle n’fait même pas d’la musique.
_ Mais vous pourriez la vendre ! » Silence.
« Combien ?
_ Je ne sais pas !
_ Il n’y aurait pas moyen d’la faire taire ?
_ Il doit y avoir un mot de commande. Il y a des chances que cela s’arrête tout seul, au bout d’un moment. Ne me dites pas que le puits parlait tout le temps ! J’ai l’impression que la boucle d’oreille a commencé à déclamer quand j’ai remonté le seau.
_ C’est possible !
_ Je vous l’achète !
_ Donnez c’que vous voulez ! »
Refuse fouilla dans les pierres précieuses qui lui restaient, volées au Dragon des Tourments. Elle posa un petit rubis sur le seuil. C’était probablement un prix excessif, mais elle tenait à laisser quelque chose en échange de la boucle d’oreille. « Au revoir et merci ! » Un chœur lui répondit depuis l’intérieur. Refuse remonta sur le dos du cheval d’ombre. « J’ai vraisemblablement fait la plus mauvaise affaire de ma vie, » pensa-t-elle. « Qui me traduira ce que dit la voix ? » Mais elle avait raison sur un point : le bijou se tut au bout d’une heure.
Deux jours plus tard, elle dépassa le dernier village du territoire de Quai-Rouge. La région des Œufs semblait déserte. Sortie des cendres, une végétation buissonneuse avait tout recouvert, y compris les routes. Refuse imagina comment une poignée d’habitants auraient pu survivre à l’attaque du dragon, par exemple en se réfugiant sous terre. Les fermes viticoles et les tours des sorciers, toutes réputées posséder des caves solides et profondes, auraient ainsi préservé leurs occupants des assauts les plus superficiels. Les populations vivant à la limite du rayon d’action du monstre, auraient simplement fui au delà. Enfin les mages les plus compétents disposaient de plusieurs sortilèges efficaces : champs de force, charmes protégeant du feu, Porte de Verlieu et autres sorts de transfert. Encore eut-il fallu en avoir préparé un, précisément le jour de la catastrophe… A l’époque, Refuse avait du son salut aux talents de Lamémoire, le sorcier le plus expérimenté de Lune-Sauve et des villes avoisinantes ; l’exception plutôt que la règle. Rien d’étonnant à ce qu’elle ne vît pas l’ombre d’une tour dans le paysage.
Sa monture se frayait un chemin à travers une flore composée d’ombellifères, d’épineux, de buissons et d’arbustes présentant toutes les nuances de vert, du presque blanc au presque noir. Si elle appréciait les couleurs, la magicienne goûtait moins les accidents du terrain, et la lenteur qu’une végétation dense imposait au cheval d’ombre. Quand celui-ci s’estompa, Refuse, fourbue, n’eut pas envie d’aller plus loin à pied. Elle se fit un peu de place en brisant de hautes tiges avec son bâton. Elle les trancha difficilement avec son couteau, puis enfila une paire de gants pour arracher ce qui restait sans se couper. De cette façon, elle dégagea un espace juste assez grand pour s’allonger. Allumerait-elle un feu ? Après un moment d’hésitation, elle y renonça, bien qu’elle n’eût rien observé d’inquiétant durant la journée. Mais des sorciers agressifs avaient vécu dans les parages… La voyageuse ne se souvenait plus très bien s’ils se réinstallaient après chaque passage du dragon, ou si leur intérêt pour les Œufs n’avait concerné que la période précédente. « Si cette région est liée à un réseau d’énergie souterrain, ils reviendront », songea-t-elle en se rappelant le Pont Délicat.
Refuse mit en place les précautions habituelles, illusion et alarme magique, avant de se coucher. Le sommeil tardant à venir, elle réfléchit aux types de sortilèges qui pourraient utilement compléter son répertoire. A l’avenir, elle aurait besoin de repérer les courants magiques profonds. Mais dans l’immédiat, ce qui lui faisait le plus défaut, c’était un moyen de se prémunir d’une agression directe. La Mégapole Souterraine étant l’endroit le plus indiqué pour faire des échanges ou des achats, la magicienne décida de s’y arrêter le temps nécessaire. Dans un premier temps elle s’éloignerait donc de la côte. Ensuite, elle passerait au nord de la Forêt Mysnalienne, domaine de Présence, puis elle poursuivrait sa route jusqu’à Survie, par la Porte de Verlieu.
Refuse chevaucha cinq jours à travers la garrigue. Elle croisait régulièrement des rivières qui descendaient vers la Mer. Les ponts ayant tous été détruits, il fallait remonter les cours d’eau pour trouver les gués. C’est ainsi qu’elle découvrait des hameaux : au milieu d’un espace défriché, trois ou quatre familles vivaient regroupées dans des cahutes. En général les habitants la voyaient venir de loin. Ceux qui avaient construit une enceinte couraient se mettre à l’abri. Dans ces cas là, il n’y avait rien à en tirer. Une fois, on lui décocha des flèches, heureusement imprécises. Refuse n’insista pas. Quand on acceptait de l’accueillir, elle devait d’abord parlementer avec des gens circonspects, et difficiles à comprendre. Soit qu’ils s’exprimassent dans un dialecte se démarquant de l’abé des Contrées Douces, soit qu’ils employassent un idiome complètement différent. C’était plutôt inattendu puisqu’à Quai-Rouge, Refuse n’avait eu aucun mal à communiquer. Néanmoins, ayant déjà vécu ce genre de situation, elle sortait un carnet rempli de petits pictogrammes et autres dessins, grâce auxquels elle se faisait comprendre. En se présentant, elle montrait sur une carte les différentes étapes de son voyage. Elle soignait aussi des petits bobos, et réparait des objets, en échange de nourriture.
Une question revenait sans cesse : était-elle un chevalier du Garinapiyan? Refuse démentait. Elle apprit que tous les villages avaient au moins été visités une fois par les soldats de Sumipitiamar. Les guerriers sorciers recensaient les populations. Ils annonçaient la création d’un état qui unifierait les survivants, et mettrait fin au système des cités rivales, et interdirait l’esclavage. Ils prévenaient les habitants contre les prédateurs de la nuit, et contre le Sire de la Forêt Mysnalienne. Pour l’heure, ils ne prélevaient pas d’impôt, mais cela ne durerait pas. En temps utile ils recruteraient des hommes d’armes. Les villages « convertis » devaient se signaler par une bannière. On y voyait un cercle blanc sur fond bleu, contenant un homme et une femme, de face, se tenant la main : la Mer Intérieure aux humains. La moitié des hameaux avaient accepté. Un tiers avait refusé de choisir un camp, du moins officiellement. Une communauté sur six environ s’était ralliée à Présence. Le blason de celui-ci figurait un semis d’arbres dorés sur un fond vert, au centre duquel se trouvait un château d’or. Le Sire de la Forêt promettait et fournissait du bois et des renseignements. En contrepartie on s’engageait à faire bon accueil aux prédateurs de la nuit.
Au nord, le Garinapiyan semblait en passe de gagner la partie. En revanche aux abords de la Forêt tous les hameaux s’étaient ralliés à Présence. Les limites de sa zone d’influence étaient très visibles. Les maisons paraissaient plus grandes et plus confortables, charpentées. Refuse ne s’y aventura pas. Elle se doutait que les oiseaux d’ombre avaient du la repérer depuis les airs. Par conséquent leur chef devait savoir qu’une magicienne se dirigeait vers la Terre des Vents en frôlant sa zone d’influence. Pourtant, il ne fit rien pour reprendre contact. Ce qui était fort sage, car à la moindre alerte Refuse se serait échappée.
Elle entra dans une région qui lui était totalement inconnue. Il s’agissait du territoire compris entre la zone côtière dévastée dix ans plus tôt et la Terre des Vents. Imaginez un carré de six cents kilomètres de côté environ. Trouvez son centre, à trois cents kilomètres de chaque bord. Tracez un premier cercle concentrique dont le rayon mesurerait deux cents kilomètres : ce serait la Mer Intérieure. Puis un deuxième cercle concentrique de deux cents cinquante kilomètres de rayon, correspondant au périmètre du littoral dévasté par le dragon. Il arriverait à cinquante kilomètre du bord du carré. Dans le coin nord-ouest on aurait donc un espace assez vaste : là où Refuse s’aventurait. Les cartes n’indiquaient aucune ville, aucun village, aucune place forte, seulement des forêts. Quai-Rouge aurait pu y chercher du bois, même si les Vallées étaient peut-être plus proches. Mais la magicienne ne comprenait pas pourquoi ce secteur paraissait désert. S’il s’agissait d’un prolongement de la Forêt Mysnalienne pourquoi Présence ne l’avait-il pas annexé à son royaume ? Le cheval d’ombre galopait maintenant à vive allure, dans une prairie parsemée de bosquets. A cette vitesse, on arriverait à la Terre des Vents en trois heures maximum.
Le piège de l’Amlen.
Soudain, tout s’obscurcit ! Refuse tira sur les rênes immédiatement, stoppant sa monture. Le monde paraissait vu à travers des verres fumés. Le soleil du milieu de l’après midi brillait d’un éclat lunaire, au milieu d’un ciel bleu nuit, contre lequel se dessinait la silhouette élancée d’une imposante construction, invisible quelques secondes auparavant. Sans hésiter Refuse évoqua la Porte de Verlieu ! Elle franchit le seuil à cheval. Constatant que de l’autre côté, sa vision était toujours « filtrée », elle voulut fermer le passage. Or, celui-ci resta ouvert, malgré ses injonctions. Refuse commença à paniquer. Elle s’éloigna précipitamment de l’entrée, en tournant sur sa gauche, estimant qu’il ne fallait pas rester dans l’axe. La magicienne lança un sort de révélation afin de déjouer les charmes d’invisibilité éventuels. Retrouvant son calme, elle se rapprocha du passage, à portée de foudroiement, mit pied à terre, de déplaça encore sur une dizaine de mètres, se fendit, et finalement posa un genou au sol. Là, dissimulée par les herbes du Verlieu, elle attendit. Subjectivement, plusieurs minutes s’écoulèrent.
Le passage ne se fermant toujours pas, Refuse se dit qu’elle aurait dû fuir sans se retourner. Elle perdait sans doute un temps précieux. Elle songea que si danger il y avait, il viendrait de la demeure ténébreuse entre aperçue dans le Monde Naturel. Ses habitants, l’ayant repérée, feraient sans doute quelques préparatifs, avant d’accourir. Il leur faudrait alors quelques minutes pour rejoindre le Verlieu. Quelle conduite tenir ? En découvrant le cheval, on saurait que le propriétaire était proche. Refuse tenta de nouveau de fermer l’accès. De nouveau sans succès. La magicienne se mordit la lèvre inférieure. C’est alors qu’un aigle noir passa le seuil en fendant l’air, suivi d’un animal terrestre. Refuse pensa à un chat, un genre de familier capable d’accroître sa taille. Sans la révélation il aurait été impossible de les distinguer de l’obscurité. Manifestement les maîtres attendaient en sécurité que leurs serviteurs aient neutralisé la magicienne. Abandonnant son projet d’embuscade, Refuse courut vers son cheval. A peine en selle, elle vit le fauve qui accélérait dans sa direction. Elle le stoppa par un endormissement.
L’aigle fondit sur elle en quadruplant ses dimensions. Rentrant la tête dans les épaules, Refuse tendit son bâton comme une lance. Le rapace redressa in-extremis, exécuta un virage serré, et revint à la charge. La magicienne lui paralysa une aile, puis esquiva les serres tendues vers ses yeux. Poussé par son élan, l’oiseau ne se rendit pas compte de ce qui lui arrivait. Quand il voulut reprendre de la hauteur, seul le membre valide bâtit l’air. De sorte qu’il vira brutalement en perdant de l’altitude et de la vitesse. Refuse chargea en moulinant, et de son bâton vrombissant frappa le corps de l’aigle. Des os craquèrent. L’oiseau faucha les hautes herbes dans un mouvement circulaire. Puis, il se redressa pour faire face à son adversaire. Mais son destin était joué ! D’un coup précis, la magicienne lui fracassa le crâne. Cependant, elle n’eut pas le temps de s’en réjouir, car déjà un autre péril surgissait du portail béant ! Une grande sphère sombre translucide, un peu plus haute qu’un homme, uniquement visible grâce à la révélation, se déplaçait en lévitant à un mètre du sol. Deux silhouettes sombres volaient derrière : un homme et une femme. Refuse, qui ne savait pas à quoi servait la sphère manœuvra pour la contourner. Mais sa monture, cessant de lui obéir, se mit à galoper vers le globe inquiétant. Refuse renonça à reprendre le contrôle, préférant se lancer un sort de persuasion afin de renforcer sa résistance à une magie similaire. Bien vu : un des sorciers lui intima l’ordre de se rendre. Il s’exprima d’abord en daïken, puis en abé, en garinapiyanais, et enfin en lingua Vallate (la langue des Vallées). Sa voix mielleuse caressait l’esprit de la jeune femme. Mais elle tint bon. Juste avant que le cheval n’entrât dans la bulle, Refuse se jeta à terre. La prairie amortit sa chute. La magicienne roula latéralement. Elle se relevait quand un souffle brûlant la frôla du côté gauche. Refuse répliqua immédiatement en foudroyant la sorcière, dont le corps convulsa trois mètres au dessus du sol. D’un geste, son comparse déplaça la sphère. Refuse dut reculer pour l’éviter. A l’intérieur, le cheval noir, recroquevillé, tournait sur lui-même. La magicienne n’avait plus grand-chose à opposer à son adversaire. Heureusement, ce dernier ne semblait plus très motivé, bien au contraire. Toujours volant, il battit en retraite en tirant le corps inanimé de sa partenaire. Refuse les regarda passer le seuil. Le globe suivit peu après. Enfin la porte se referma, et simultanément la lumière du Verlieu revint. « J’ai de la chance, » se dit Refuse. Sans tarder, elle alla trancher la carotide du félin endormi : pas question d’avoir un fauve sur ses talons.
« Il faudra que je me renseigne sur les habitants de ce charmant pays. D’une part ils se dissimulent sous un sortilège extraordinaire, et d’autre part ils ne sont pas commodes. » Contente de son succès, Refuse se mit en marche en direction de la Terre des Vents. Tout alla bien pendant une heure environ. Puis une sorte de malaise la gagna : rétrécissement du champ de vision, nausée, tournis. Elle dut s’arrêter. Subissait-elle le contrecoup du combat ? Déterminée à traverser le territoire hostile, avant de céder au sommeil, Refuse mangea un morceau pour reprendre des forces. Après quoi, elle se sentit mieux, suffisamment pour tenter la préparation d’un sortilège. Si bien qu’après une heure de négociations elle parvint à appeler un nouveau destrier. Hélas, au moment de monter en selle, la force lui manqua. Elle tomba en arrière, sur le derrière. Sa vue se brouilla. Quoique hébétée, la magicienne se reprit. Elle se redressa, puis se hissa sur le cheval gris, qui n’avait pas bougé d’un centimètre. Il reçut l’ordre d’avancer, au petit trot parce que sa cavalière avait du mal à conserver son assiette. Refuse parcourut ainsi quelques kilomètres. Elle perdit la notion du temps. Les vibrations, le contact avec sa monture réveillaient des sensations intimes, auquel son esprit répondait par des images érotiques. N’étaient-ce pas là ce que le Verlieu réservait à ceux qui y séjournaient trop longtemps ? « Je dois vraiment me reposer. Je vérifierai ma position à mon réveil. » Refuse sortit une couverture de son espace magique, l’étendit au sol, se coucha et s’endormit aussitôt.
Le lendemain, le cheval magique la porta sur presque cent cinquante kilomètres avant de se dissiper. C’était insuffisant pour traverser la Terre des Vents. Afin d’avoir un aperçu du Monde Naturel, la magicienne commanda l’ouverture d’une fenêtre. Or cette dernière n’apparut pas. Refuse se crispa et jura. Par trois fois elle répéta vainement son ordre. De plus en plus énervée, elle marchait de long en large en se demandant pourquoi ça ne voulait pas fonctionner. Longtemps, elle se contenta de ressasser. Cependant, un peu d’intelligence lui revenant, elle conclut que ses adversaires de la veille avaient rendu au sortilège sa fonction carcérale d’origine. Refuse serra les poings. Elle frappa l’herbe de son bâton. La prairie s’étendait dans toutes les directions, jusqu’à un horizon flou où le vert du gazon se fondait dans le bleu du ciel. Complètement désemparée, pour l’heure incapable de raisonner davantage, la jeune femme s’abandonna à ses pulsions pendant une heure environ. Puis elle se nourrit de quelques fruits secs. Le sommeil la prit par surprise.
Quand elle émergea, Refuse referma les yeux, et se concentra sur sa respiration. Elle se sentait faible, mais aussi plus calme, et plus lucide. Malgré les effets régressif et déréalisant du Verlieu, il lui était encore possible de penser. Elle se demanda ce qu’il se produirait si elle mettait le sortilège en abîme. « Inutile : le deuxième sortilège prendrait le premier comme univers primaire. Je ne ferais qu’ajouter un étage à ma prison. Pour que mon tour fonctionne, il faudrait que la nouvelle version se substitue à la précédente. En somme, je restaurerais mon enchantement comme je le fis pour le Pont Délicat, en récitant la formule. Sauf que les créateurs du Pont avaient prévu la procédure dès le départ. Alors que la Porte de Verlieu est un sort trafiqué, qui risque d’être instable… Et moi, je dois d’abord faire taire mes désirs…»
Refuse but, mangea, et remit de l’ordre dans sa tenue. Debout, les yeux fermés, les deux mains agrippant le bâton, elle se concentra sur l’opération à venir. Mais ce n’était pas chose facile. L’odeur de l’herbe qui montait à ses narines, et les propres effluves de son corps faisaient dériver son esprit de la sensation au fantasme. Assaillie d’images crues, elle les repoussa en remettant à plus tard la satisfaction de ses pulsions sexuelles.
Pour pouvoir sortir, Refuse prononça la formule de la Porte de Verlieu, en y apportant toutes les précisions et modifications qui lui semblèrent utiles. Il faut croire que ses entités comprirent l’essentiel, car brutalement la magicienne se retrouva au cœur d’une tempête glaçante. Un vent frigorifiant s’engouffra dans ses vêtements, menaçant de la geler sur place. Refuse se roula en boule, en se maudissant de n’avoir pas envisagé cette éventualité, quand deux secondes plus tôt aligner des pensées cohérentes relevait encore de l’exploit. Claquant des dents, elle tenta de courir. Elle s’étala au bout de deux mètres. Une grêle fine et piquante lui gifla le visage. On ne voyait plus rien au-delà d’une longueur de bâton. Le cœur de Refuse accélérait dangereusement la cadence. Fermant les yeux pour mieux s’abstraire de la tempête, la magicienne rappela un cheval d’ombre. D’habitude le canasson était du genre stoïque, sa nature magique lui épargnant certaines contingences de l’animal dont il imitait la forme. Il ne mangeait pas, par exemple, et galopait jusqu’à épuisement de l’énergie allouée. Cette-fois ci cependant, comprenant l’inconfort de la situation, il eut comme un regard de reproche. Plutôt que de monter sur son dos, Refuse s’en servit pour se protéger un peu des terribles rafales, le temps de trouver un meilleur abri. L’être d’ombre accepta son rôle, mais la magicienne sentit qu’il ne se maintiendrait pas durant des heures. S’il « mourrait » le cheval d’ombre disparaîtrait.
Il fallait que ce court répit fût mis à profit. L’observation du sol indiquait de la terre, des graviers, et des rochers extrêmement érodés. Pas de restes d’architectures. Elle se trouvait probablement dans ce qui autrefois avait été la campagne du Süersvoken. « Je vais mourir bêtement ! » Gémit-elle. Cette fois-ci, il ne fallait pas espérer choir dans une cave providentielle. Que lui restait-il ? On n’endort pas une tempête. On ne la foudroie pas non plus. On ne peut pas la persuader d’arrêter, ni la taper à coups de bâton, si elle rechigne. D’ailleurs, la Terre des Vents est assez capricieuse. Plaignez-vous du froid ! D’un instant à l’autre le temps peut se changer en fournaise, ou virer à l’abrasif en charriant débris et poussières. Refuse utilisa le dernier moyen à sa disposition parmi les charmes qu’elle préparait d’habitude : la lévitation. Il s’agissait de monter le plus haut possible, au-dessus des vents. Évidemment, elle ignorait à quelle altitude elle serait en sécurité.
Au début de l’ascension, elle faisait apparaître dans la paume de sa main droite une petite flamme vacillante, qui lui fournissait un tout petit peu de chaleur pendant cinq ou six secondes. Puis elle recommençait. Mais Refuse perdit rapidement connaissance. Au dessus, les nuages cédèrent la place à un soleil ardent. La température monta à cinquante degrés en moins de dix battements de cœurs. La magicienne se réveilla en cherchant son souffle. Larmes et sueur séchaient instantanément sur sa peau douloureuse. Son corps s’était relâché, déplié. Elle avait lâché son bâton. Mais elle montait toujours. Refuse s’évanouit une seconde fois. Elle retrouva ses esprits en position fœtale, grelottant malgré l’absence de vent violent. Ce froid, comprit-elle, était celui des hautes altitudes. Elle avait donc échappé au sortilège. Refuse redescendit un peu, en quête d’une température supportable. Au dessous fleurissaient les cyclones. Les ouragans pourchassaient les tornades. Les tourbillons tantôt s’entrechoquaient, tantôt fusionnaient. Le maelström l’attendait. Elle devait absolument préparer la Porte de Verlieu une nouvelle fois, tant que durerait la lévitation, en dépit de son état de faiblesse. Et pour ce faire, elle devait trouver dans l’urgence une nouvelle source d’énergie, un élémentaire qui voudrait bien la servir.
« Il faut mettre un pas devant l’autre, » se dit-elle. Mais les entités se montrèrent rétives. Elles ergotaient, elles négociaient. Le temps disponible se réduisait dangereusement. Impossible d’obtenir le plein effet souhaité. Refuse négocia un petit espace de survie. Ce Verlieu se limitait à un hémisphère de dix mètres de diamètre nimbé dans une brume blanche luminescente. Refuse songea à s’appliquer des soins sur le visage, mais elle ne mit pas son projet à exécution, car la version allégée du sortilège avait consumé ses dernières forces. Son corps s’affala dans l’herbe. La magicienne passa plusieurs jours dans son refuge. Elle se réveillait pour manger trop peu, puis se livrait à ses fantasmagories, et enfin se rendormait. Elle perdit la notion du temps, jusqu’à ce que la soif la tourmentât plus que tout désir moins vital. Alors seulement, elle se rappela ce qu’elle devait faire. « Donc, je relance la Porte de Verlieu, dans sa version étendue… Non, je sors d’ici, en lévitation, sinon je risque de m’écraser au sol, puis j’ouvre un portail… Je quitte la Terre des Vents. Dans mon état, pas question de rendre visite à la bibliothèque de Survie. Ce sera pour une autre fois… Je ne sais pas exactement où je déboucherai dans Le Monde Naturel, mais je devrai voyager vers l’ouest, et, dès que possible, sortir et rejoindre une ville des Contrées Douces. » Ce qu’elle fit, après avoir préparé deux lévitations. Elle put ainsi redescendre sur terre à la sortie du Verlieu.
Refuse se traîna jusqu’à Biensituée, jolie bourgade spécialisée dans le vignoble et le pâté de canard, sise à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest d’Abrasion. Elle y trouva une modeste hôtellerie (selon les critères locaux). Il lui sembla que les prix des chambres et de la plupart des denrées étaient nettement plus élevés que dans son souvenir. Toutefois, Refuse pourrait monnayer ses services bien plus chers, les mages de son niveau étant rarissimes dans cette partie du continent. Récupérer de ses épreuves lui demanda une semaine. Cahin-caha, elle aurait pu rentrer directement aux Patients, mais elle souhaitait être au sommet de sa forme pour explorer le manoir de Sijesuis. Elle se procura un nouveau bâton.
Coriace.
Par un beau matin d’automne, la jeune femme évoqua le cheval d’ombre. Elle emprunta la rue principale en direction du sud, puis bifurqua vers l’ouest au sortir de la ville. Un véhicule automobile la dépassa en pétaradant. Ainsi, le marchand Fuyant n’était plus le seul à posséder une telle machine. En une décennie ces engins s’étaient multipliés. Seuls les plus fortunés avaient de quoi les acheter, mais ils ne ressemblaient déjà plus au prototype dans lequel Refuse s’était rendue à la gare de Convergence. Il s’agissait d’une redécouverte. Le monde avait déjà connu les voitures. On les réinventait à chaque renaissance. Cela, la magicienne l’avait appris à Sudramar en discutant avec la libraire entre deux expéditions. La société des Contrées Douces entrait dans une phase d’évolution rapide. Chemin faisant, ce que Refuse observait ne faisait que confirmer sa première impression, à savoir que sa région natale progressait plus vite que le Garinapiyan. On avait à peine installé des stations de télégraphe qu’on envisageait de les remplacer par des lignes téléphoniques. Les Patients étaient-ils restés à l’écart des changements ?
Refuse avait environ trois cents kilomètres à parcourir. En terrain plat, portée par le cheval noir, il lui fallut un peu plus de deux jours pour arriver à destination. La monture s’estompa au milieu d’un paysage bucolique, alors que la cavalière apercevait les toits de Finderoute. De part et d’autre de la route les paysans fauchaient les blés. On portait aux chariots une récolte digne des contes de fées. L’or végétal remplissait les greniers. Les gens semblaient bien trop occupés pour faire attention à la voyageuse. Pourtant, le soir venu, la rumeur de sa présence se répandit comme une trainée de poudre. A l’heure du souper, un gendarme s’invita à sa table. Depuis la petite table où elle s’était assise, Refuse le vit d’abord à travers les baies vitrées qui donnaient sur la place centrale. Il portait un casque lourd avec une protection nasale et un plastron d’acier, un manteau bleu marine, des pantalons verts, et des bottes noires. Un sabre pendait à sa ceinture du côté gauche, tandis qu’à droite un étui triangulaire longeait la cuisse. Il paraissait énorme. En passant le seuil l’homme décrocha la mentonnière de cuir, ôta son casque, révélant une épaisse tignasse noire en désordre, de grosses moustaches, un visage carré et des yeux bridés. Il marqua un temps d’arrêt pour observer la salle. Ayant repéré Refuse, il s’avança à grandes enjambées. « Adjudant Coriace, madame, je peux ? » L’homme tira à lui une chaise, et se mit en face de la magicienne, très occupée à mâcher des pommes de terre. « Comment vous appelez-vous ? » La jeune femme avala, et but un peu d’eau :
« Refuse. Je suis des Patients ; partie il y a dix ans. Je reviens voir ma famille et régler quelques affaires en suspend.
_ Quels genres d’affaires, si je puis me permettre ?
_ Fort simple : mon maître Sijesuis est mort dans son manoir, pendant mon absence. Il n’allait pas très bien quand je l’ai quitté. Il m’a affirmé qu’il avait protégé sa demeure avec des enchantements. Maintenant que je m’en crois capable, j’ai l’intention de retrouver son corps et son grimoire. De cette façon il pourra être inhumé, le manoir serra de nouveau habitable, et j’aurai élargi mon répertoire. »
« Comment savez-vous qu’il est mort si vous n’étiez pas là ?
_ En dehors du fait qu’on aurait pu me prévenir par courrier? Et bien son familier, il me l’avait prêté, ne m’a plus obéi à partir du moment où le lien qui l’unissait à son maître fût rompu. Les faits remontent à dix ans.
_ Personne n’a pensé à l’enterrer pendant tout ce temps ?
_ Non, à cause des défenses. Par exemple, l’entrée de sa chambre était dissimulée.
_ Pourquoi ? S’il était malade, ne voulait-il point qu’on l’aidât ?
_ Au contraire, il aurait beaucoup apprécié. Seulement… Son mal était magique, et donc requérait un savoir particulier qu’il n’avait pas, que je n’avais pas, et que peut-être personne ne possédait dans les Contrées Douces. D’ailleurs, je ne sais toujours pas exactement de quoi il mourut, et je serais bien embêtée, si à mon tour, je devenais la cible du maléfice qui eut raison de lui.
_ Maléfice ? L’aurait-on assassiné ?
_ Oui, c’est le mot qui convient. J’ai cru comprendre que les responsables se trouvaient au nord du Garinapiyan, dans une région actuellement en guerre. J’ai eu droit à une explication, qui ne m’a pas convaincue. Je vous souhaite bien du plaisir, si vous voulez mener une enquête. Pour ma part, j’estime que les bonhommes, de puissants confrères, sont inatteignables. » Le gendarme digéra l’information, avant de reprendre la parole.
« Pourquoi a-t-il mis en place des défenses s’il se savait condamné ?
_ Sijesuis aimait la tranquillité. Peut être espérait-il que ces ennemis viendraient fouiller dans ces affaires, et qu’alors il aurait sa revanche. Ou bien, il voulait que je sois la seule à récupérer son grimoire… J’en saurais plus en explorant le manoir.
_ Est-ce risqué ?
_ Pour moi, moins que pour quiconque. Il y a des chances que des intrus aient déjà éprouvé les sortilèges de Sijesuis. Je verrai bien s’il en reste quelque chose. » Refuse attaquait maintenant un morceau de viande. Coriace la laissa mastiquer la moitié de sa portion, puis il revint à la charge.
« Ce maître sorcier…
_ … Sijesuis.
_ Oui, Sijesuis… N’avait-il pas de la famille, quelqu’un qui devrait hériter de ses biens ?
_ Heu… Je crois qu’il était originaire du nord des Contrées Douces, oui, du Littoral Septentrional. Il ne parlait jamais de sa famille. Vous savez, il avait accompli l’essentiel de sa carrière dans le Garinapiyan … Mais j’admets qu’il aimait se mêler de tout, de sorte qu’il s’était impliqué dans diverses affaires locales. On le demandait beaucoup… Sijesuis était un habile négociateur, qui savait se faire respecter. Étant son unique apprentie, je considère que son grimoire me revient. Tel est l’usage chez les sorciers. J’ai fait ce qu’il attendait de moi : ses sortilèges seront miens !
_ Je vous sens déterminée. Écoutez : je vais rendre compte à mes supérieurs. Je leur demanderai de vous faire accompagner par l’un d’entre nous. J’espère que ce sera moi. Votre histoire me parait compliquée et périlleuse. Pour votre sécurité, et pour celle de nos concitoyens, vous ne devriez pas vous en occuper toute seule. »
Devant la moue agacée de la magicienne, il poursuivit :
« Si personne ne s’est manifesté, il a des chances que vous récupériez le grimoire. Et même dans le cas contraire, pourquoi vous dénierait-on la possibilité de vous instruire ? Ne vous faites pas tant de soucis. La loi écrite n’est pas forcément incompatible avec vos aspirations. Mais je vous ai bien entendu me dire que Suijesuis avait été tué aux Patients ? Aux Patients : chez nous. Longtemps les Contrées Douces ne sont pas inquiétées d’être un véritable état. Quand le Garinapiyan a montré des signes de renaissance, nous nous sommes naturellement tournés vers lui, malgré la distance, parce que la Mégapole Souterraine repoussait nos avances. Tout cela est en train de changer rapidement. Nous devons être maîtres chez nous, ne le pensez-vous pas ? Des années ont passé. Il est sans doute trop tard pour prouver quoi que ce soit se rapportant à la mort de Sijesuis. Mais nous devons montrer que nous ne sommes plus indifférents, que la prochaine fois nous réagirons. »
Le regard de Refuse trahissait ses doutes.
« Vous êtes dubitative, bien sûr. De toute façon il n’est pas question qu’un gars comme moi entre dans la demeure d’un sorcier sans bénéficier d’une expertise magique. Idéalement, il me faudrait quelqu’un d’impartial, d’étranger à l’affaire. Mais idéalement le crime n’existerait pas, et je serais en train de rire avec les copains, ou de faucher le blé sans effort, en faisant l’admiration des filles… Le savez-vous ? La gendarmerie recrute des mages. Malheureusement nous peinons à trouver des gens expérimentés capables de se plier à notre discipline. Acceptez de coopérer, ce sera moins pénible que si je vous impose ma présence.
_ Je repartirai demain, en début de mâtinée. » Répondit froidement Refuse.
Coriace la laissa enfin. La magicienne dormit bien. En allant prendre son petit déjeuner, elle constata que le gendarme l’attendait dehors. Il avait donc convaincu sa hiérarchie. Elle le voyait faire les cent pas sur la place. Son cheval était un animal de grande taille, extrêmement robuste, aux muscles anguleux, à la robe marron brillant. En finissant de boire son thé chaud Refuse se demanda soudain depuis quand Finderoute hébergeait une section de gendarmerie ? Elle était sûre que rien de tel n’existait lors de son dernier passage. Les militaires étaient rares dans les Contrées Douces ; évidemment, puisque rien ne pouvait venir des Montagnes de la Terreur. Quant aux habitants de la Terre des Vents, ils étaient notoirement réticents à quitter leurs souterrains. Il n’y avait donc qu’un régiment de gendarmes, basé à Convergence. Ses hommes étaient envoyés aux quatre coins du pays pour effectuer des missions de police, protéger des convois de marchandises ou des gros transferts d’argent.
Refuse poussa la porte de l’auberge. Ses poumons se remplirent de l’air frais du dehors, une sensation vivifiante. Coriace sembla hésiter entre elle et son cheval, mais la magicienne fit immédiatement apparaître le sien. L’adjudant resta un instant sans bouger, puis il pivota sur place, rejoignit mécaniquement son destrier et monta en selle. Ils chevauchèrent de concert. Refuse aurait bien voulu ignorer son compagnon, mais l’animal qui le portait ne le permettait pas, tant ses sabots martelaient bruyamment le sol, avec une force telle qu’on eût pu croire qu’il punissait la terre. Tout son être dégageait une impression de puissance brute, ainsi qu’une humeur farouche qui avait du donner du fil à retordre à son maître. En comparaison, le cheval d’ombre était plus docile, moins bruyant, et plus fluides dans ses mouvements. Il faisait tout pour faciliter les choses à sa cavalière. On avait du mal à imaginer que le monstre de Coriace se soumît sans lutter. La lande aux bruyères défila en une heure.
Chapitre trois : Le Manoir Ensorcelé.
Préparatifs chez Mélodieux.
Les paysans des Patients moissonnaient comme leurs homologues de Finderoute. Mais ils réagirent dès qu’ils perçurent l’approche des visiteurs. Les gestes des faucheurs s’interrompaient, leurs visages se tournaient vers la route, on relevait du doigt les chapeaux de paille. Les paysannes mettaient les poings sur les hanches en penchant légèrement la tête. On vit les cavaliers s’arrêter à l’entrée du village devant une jolie fermette aux volets rouges. L’homme était un gendarme, et la femme une sorcière, expérimentée à en juger par son teint. La maison étant celle des parents de Refuse, on devina que celle-ci était enfin revenue. Les habitants des Patients avaient plus l’habitude des magiciens que des militaires. Sur l’échelle de l’étrangeté Coriace était un oiseau plus rare, et son plumage étonnait davantage. Crânement, il expliquait qu’il était en mission, pendant qu’au second plan Refuse embrassait ses parents et un jeune homme, son frère, qui n’avait que neuf ans quand elle était parti. Une de ses sœurs vint les rejoindre un peu plus tard. Mais elle ne resta pas longtemps : la moisson n’attendait pas. On se reverrait à midi.
L’âge de Refuse était difficile à deviner. En revanche, elle voyait bien comment le temps avait marqué les gens qu’elle connaissait. D’emblée on lui demanda si elle était revenue pour de bon, si elle allait reprendre le rôle de Sijesuis. En suivant ses parents aux champs, elle expliqua que non, que telle n’était pas son intention. Mais elle précisa que la suite dépendrait beaucoup de ce qu’elle découvrirait au manoir. Elle était venue pour deux raisons : rendre visite à sa famille, et trouver le grimoire de Sijesuis. Si elle parvenait à lever les dernières défenses du sorcier, on pourrait enterrer son cadavre. Sa demeure redeviendrait habitable, à qui de droit : au successeur ou à de lointains cousins du défunt. Refuse demanda où vivaient Mélodieux et Félouviaf ? Il lui paraissait normal de rencontrer celui qui avait endossé le rôle de magicien du village. Son père lui montra la direction, et lui décrivit l’aspect de la maison. « Au début, il louait une chambre chez Bravache et Ironie. Puis il s’est installé au sud des pommiers. Il en impose moins que Sijesuis, mais il nous est très utile, parce qu’il s’est spécialisé dans la magie des plantes : c’est ce qu’il nous fallait. Ses enchantements protègent les récoltes de la vermine, et préservent les arbres des parasites. Cela dit, depuis une quinzaine d’années, les rendements sont exceptionnels dans toute la région, particulièrement à Finderoute. Mélodieux n’y est pour rien, mais il prétend qu’il a quelque chose de surnaturel la dessous. Qu’est-ce que tu en penses ma fille ? »
La mémoire de Refuse la ramena dix ans en arrière :
« Je pense qu’il a raison. L’épicentre est bien à Finderoute[8]. C’est une sorte de cadeau de Sijesuis, un de ses plus beaux coups. Cependant je ne suis pas dans la confidence. Le familier Présence en savait davantage. Profitez-en un maximum, ne jalousez personne. Cette période faste n’a pas vocation à durer toujours. Seuls vos efforts pourraient la prolonger, quand la Fortune ira voir ailleurs. Les Contrées Douces sont en pleine ascension technique. Les Patients suivent-ils le mouvement ?
_ Nous serons toujours les derniers servis. Ici, c’est le lointain ouest. Répondit son père, un sourire en coin. Mais je vois où tu veux en venir, Refuse. Il soupira : tes affaires t’appellent. Va trouver Mélodieux. Nous verrons-nous à midi ?
_ Oui, mais le temps du repas seulement. Ensuite, je me consacrerai entièrement au manoir. »
La magicienne s’engagea dans la rue principale, orientée est-ouest. Coriace lui emboîta le pas en tirant son destrier par la bride. Il le confia à un paysan qui avait l’habitude des chevaux. « Soyez prudent. Il a mauvais caractère et rue facilement. Méfiez-vous des coups de sabots, et ne laissez pas les enfants s’en approcher, » conseilla l’adjudant en tendant une pièce. Il décrocha le long étui contenant son fusil. Il savait bien qu’ici les habitants ne le voleraient jamais. Toutefois, on ne pouvait exclure l’intervention d’un élément extérieur. Il passa la tête et l’épaule par la lanière. Coriace constata que Refuse était partie sans l’attendre. Avec ses longues jambes, il la rattraperait facilement. Mais à la réflexion, peut-être apprécierait-elle qu’il ne la collât pas de trop près ? Que les retrouvailles n’aient pas donné lieu à de grandes effusions ne signifiait pas que la jeune femme ne fût pas émue. En plus, elle avait un but : le grimoire, un objet précieux, l’enjeu de convoitises. Un parfum de danger planait sur le manoir. « Je dois procéder avec tact, si je veux assister à l’entretient, » pensa Coriace. Il laissa cents mètres d’avance à Refuse. Elle passa lentement au milieu des vergers chargés de fruits. Une fois elle s’arrêta pour toucher un tronc. La maison de Mélodieux était composée de parties circulaires imbriquées, surmontées de toits coniques recouverts de tuiles brun-rouge. Le gendarme pressa le pas. Il rejoignit la magicienne pile devant la porte.
Mélodieux vint leur ouvrir. Les deux sorciers se dévisagèrent. D’un côté : Refuse, en vêtements de voyage, petite et svelte, noire comme la nuit, le visage ovale, les cheveux mi-longs, le pourtour des yeux, les lèvres et les sourcils maquillés de bleu. De l’autre : un homme gris et replet, au visage un peu mou, vêtu avec goût et simplicité en nuances de brun. Il souriait. « Entrez, » dit-il en s’effaçant. Refuse pénétra dans la pièce principale avec circonspection. Son regard explora le nouvel environnement sans rien omettre. C’était une salle à manger avec table, chaises, et cheminée. Viande et légumes mitonnaient ensemble dans un petit chaudron. Deux coffres et un buffet, complétaient l’ameublement. A gauche, un rideau était tiré devant un passage. Au fond, à droite, une porte baillait sur une salle carrelée. Un violon était accroché au mur circulaire. « Félouviaf m’a averti de votre venue. » Bien à propos, l’oiseau vint se poser sur l’épaule du magicien.
« Bonjour Refuse ! Bonjour monsieur. » Pépia-t-il à l’adresse des visiteurs. « Avez-vous fait bon voyage ? » Demanda le familier.
« Oui, merci. » Répondit Refuse, un peu sèchement.
« Hum… Je vous sers quelque chose ? J’ai du cidre, la production locale… Si vous voulez bien prendre place, nous serons plus à l’aise, n’est-ce pas ? » Invita Mélodieux. Ils s’assirent.
La sorcière se plia au rituel d’accueil. D’ailleurs, elle n’eut pas de raison de s’en plaindre : le breuvage des Patients valait le coup. Puis elle déclara :
« Cet après midi je me rendrai au manoir. Je veux retrouver le corps de Sijesuis. Je revendique son grimoire. Cependant, mon maître m’avait déconseillé de rester au village, car il savait que ses ennemis enverraient des gens vérifier sa mort, éventuellement pour l’achever. Ne parlons pas des pilleurs… Alors dites-moi tout ce que vous avez appris concernant la demeure. Si grâce à vous je récupère les sortilèges du maître, je vous laisserai recopier ceux qui vous sont accessibles, et je vous en expliquerai un, parmi ceux qui vous résisterez. » Mélodieux agrippait son bol de cidre :
« Devrais-je vous accompagner ?
_ A l’intérieur ? Pas nécessairement. Mais vous pourriez rester à portée de voix. Je me suis préparée à cette expédition. A priori, ce n’est pas votre cas.
_ Non, en effet. Aujourd’hui, je m’apprêtais plutôt à soigner des ampoules. Ce matin, j’ai enchanté les faux.
_ Ah ? Quand même ! »
Mélodieux goûta le compliment. Puis il répéta à Refuse ce qu’il avait raconté à Félouviaf, trois années auparavant : « Quand je suis arrivé ici, il y a quatre ans, j’ai tout de suite repéré le manoir sur la colline. Les villageois me mirent en garde. Six ans plus tôt, l’apprentie du maître était partie du jour au lendemain, pour on ne sait où, en prévenant que toute intrusion se ferait aux risques et périls des intéressés. La veille, le sorcier avait reçu la visite d’un étranger patibulaire, qui n’était pas resté plus de quelques minutes. Évidemment, les paysans voulurent en savoir plus. Ils constatèrent que la porte était fermée. On appela Sijesuis, qui ne répondit pas. On força une fenêtre. Deux hommes pénétrèrent à l’intérieur. Ils en ressortirent bien vite, paniqués. Selon eux, c’était comme si la terreur des montagnes était venue habiter la demeure du sorcier. Pendant trois mois environ l’effet interdit toute intrusion. Mais ensuite, il s’estompa. Les habitants des Patients ont l’habitude de tester les montagnes. Ils ont fait de même avec le manoir, et se sont rendu compte que le sortilège diminuait en intensité. Au bout d’un an, la terreur ayant complètement disparu, on se risqua à nouveau dans l’antre. Cependant toutes les portes à l’intérieur étaient closes et opposaient une résistance surnaturelle aux efforts déployés pour les ouvrir. Quand enfin on en força une, celui qui avait brisé la serrure tomba à terre. On dut le ramener chez lui sur une civière. Les médecins appelés à son chevet décrivirent les symptômes d’un empoisonnement, mais tous savaient qu’il s’agissait d’un maléfice. Heureusement la victime était robuste. Elle s’en remit lentement. Je pense que la plupart des gens auraient passé l’arme à gauche. » Refuse l’interrompit :
« C’est limpide : Sijesuis a puisé de quoi protéger son repos, dans le sortilège dont il était la cible. Il espérait retourner la magie contre ses ennemis.
_ Charmant», commenta Coriace.
« Convaincus de sa dangerosité, les villageois s’abstinrent enfin d’entrer dans le manoir. Mais je tentais ma chance. J’espérais que les défenses seraient moins virulentes, et surtout que ma magie me permettrait de les révéler et, pourquoi pas, de les éviter. Je pense, en fait, que si j’ai pu pousser l’exploration plus loin, c’est surtout, parce qu’entre temps, d’autres visiteurs avaient déclenché les pièges. Ceux-là dont votre maître redoutait la visite. Je découvris un cadavre en décomposition devant un mur. Je le ramenais au village : on me certifia que ce n’était pas Sijesuis, mais il avait la peau grise, et des vêtements de spadassin. Nous l’avons fouillé : pas de bourse, un fourreau qui aurait du contenir une dague, mais pas de dague… On lui avait retiré ses gants, j’en suis sûr. Bref, quelqu’un s’était déjà servi. Donc, il n’était pas venu seul. Je retournais plusieurs fois au manoir, et découvrit deux portes invisibles, peut-être l’accès à la bibliothèque, et peut-être l’entrée de la chambre du maître. C’est devant celle-ci que j’avais trouvé le mort. Ne voulant pas finir comme lui, je ne pris pas plus de risque. Évidemment j’étais très déçu. Aussi, quand il ya trois ans, vous donnâtes de vos nouvelles, j’ai pensé que cela valait la peine de vous attendre.
_ Personne d’autre n’est venu ?
_ Parfois, la nuit, on voyait des lumières magiques se déplacer sur la colline. Les rôdeurs évitaient le village. Personne n’avait très envie d’aller leur parler. Tant pis pour les étrangers s’il leur arrivait malheur. C’étaient des sorciers : ils connaissaient les risques. Il y a dix-huit mois, au cœur de la nuit, j’aperçus des lueurs derrière les fenêtres du manoir. Félouviaf me conseilla la prudence. J’attendis. Au matin, j’allais inspecter les lieux. Je découvris des traces de lutte : meubles abîmés et traces de sang. Mais je n’eus pas à jouer les croque-morts. Soit les protagonistes s’en étaient tous sortis vivants, soit ils avaient fait disparaître les cadavres.»
Refuse considéra la décennie écoulée. La demeure de Sijesuis n’avait cessé d’attirer les curieux. Le dernier incident était très récent. Elle dit : « Ésilsunigar du Château Noir a reconnu que sa faction avait une responsabilité dans la mort de mon maître. Mais il ne l’assumait pas entièrement. J’ai refusé le dédommagement qu’il me proposait. Puis on m’a passé une lame à travers le corps. Me sentant mourir, j’ai libéré l’Horreur des Vents, qui a tout déchiqueté autour de moi : Dents Blanches, Ésilsunigar et quelques autres… J’aurais du périr, mais Bellacérée avait réuni les mages les plus puissants du Garinapiyan (et peut être bien du continent). Deux sorcières sont intervenues à temps, Diju pour me protéger et stabiliser mon état, Réfania pour me soigner. Réfania m’hébergea un temps. Je lui dois beaucoup. Selon elle, Ésilsunigar saurait transférer son esprit dans un nouveau corps. On le reverrait. Mais je ne comprends pas ce qu’un personnage aussi puissant pourrait trouver aux Patients qu’il ne connût déjà. La guerre éclata entre les Palais Superposés et le Château Noir. Je sais qu’elle dure encore, et que tout est devenu extrêmement confus. Ce n’était déjà pas très clair au départ… J’ai appris la mort de Réfania… Qui là bas pourrait encore s’intéresser à Sijesuis ? » Mélodieux et Coriace gardèrent le silence. A l’en croire, Refuse avait vécu des choses extraordinaires, même pour une magicienne. Les épreuves n’avaient pas seulement accéléré son évolution. Elles avaient également accru sa méfiance, de sorte que près d’elle, on ressentait une tension malaisée à définir, comme la latence d’un conflit qui n’aurait pas encore désigné son objet.
« Refuse va retrouver sa famille pour le repas, dit l’adjudant, auriez-vous du papier et un crayon monsieur Mélodieux ? J’aimerais coucher par écrit ce que je viens d’entendre.
_ Mais certainement, soyez mon invité. » Répondit l’hôte.
« Merci, c’est très aimable. » Il se tourna vers Refuse : « On se donne rendez-vous dans… deux heures ? Mettons deux heures ? Au pied de la colline ? »
La magicienne hocha la tête. Elle prit congé. Au moment où elle repassait le seuil de la porte, Félouviaf proposa de l’accompagner : il irait prévenir les autres quand elle serait prête. Refuse accepta : le familier pourrait faire diversion si on lui posait des questions gênantes. Refuse regrettait un peu de s’être laissée aller aux confidences. Attablée avec sa famille, la magicienne décrivit les pays qu’elle avait traversés. Elle parla beaucoup du Pont Délicat et des Montagnes Sculptées. Elle évoqua les paysans des Vallées, et acheva son récit par la reconstruction de Quai-Rouge. Son auditoire se doutait bien qu’on lui servait une version abrégée. Néanmoins Refuse avait vu tant de choses, que les deux heures passèrent à toute vitesse. Enfin, elle se leva. Félouviaf s’envola. Elle embrassa ses parents et les remercia, comme si elle repartait déjà pour un long voyage.
« Tu ne rentres pas ce soir ? Demanda sa mère.
_ Je ne sais pas. » Répondit Refuse.
Et c’était vrai. La demeure de Sijesuis commandait son avenir.
La chambre mortuaire.
Mine de rien, si les villageois avaient respecté l’intimité des retrouvailles, ils étaient tout de même curieux, voire inquiets de la tournure que prendraient les événements. D’un côté la moisson n’attendait pas, mais de l’autre, ils voulaient être prévenus rapidement s’il se passait quelque chose. On s’organisa. Les anciens se rassemblèrent sous les arbres fruitiers, au milieu des jeunes enfants jouant et courant. Ils virent le trio gravir la colline. Ils les virent entrer. Le manoir n’était pas bien grand. L’emprise au sol consistait en un rectangle biseauté de dix mètres sur douze, adjoint d’un rectangle de trois mètres de large, le long du petit côté orienté au nord. Il y avait une tourelle ronde dans l’angle nord-est, à droite par rapport à l’entrée qui faisait face au village. Refuse y avait eu sa chambre, au premier étage. A l’arrière, donc côté ouest, une abside en demi lune était collée au corps principal, dont elle occupait la moitié sud. Les niveaux étaient desservis par un escalier en hélice logé dans une tour circulaire placée au centre. On voyait sa flèche élancée dépasser du toit. Le sommet de l’édifice culminait à vingt mètres par rapport à la base des murs. Ardoise et granit donnaient à la demeure un air austère. Sijesuis ne s’était guère permis de fantaisie, excepté le lierre qui couvrait totalement la façade sud en débordant généreusement sur les voisines.
Refuse avait quitté une maison bien entretenue. Elle découvrit des volets arrachés, des vitres brisées, des meubles renversés, des objets brisés. On avait tout fouillé. Le matelas de sa chambre avait été éventré. Le sort de révélation lui confirma que la plupart des défenses étaient épuisées ou levées. Restaient donc, au premier étage, les portes menant à la chambre du maître et à la bibliothèque, invisibles aux non initiés, et sûrement capables de tuer. La révélation indiquait la présence d’un lien suspect. Le trio se tenait dans une antichambre de quatre mètres sur six, entre l’escalier central et la tour d’angle. « Je n’aurais qu’à utiliser la Porte de Verlieu, pensa Refuse, mais il serait tout de même préférable de supprimer les défenses. La question qui se pose est : pourquoi les autres n’y sont-ils pas arrivé ? » Refuse repensa au sphinx d’ombre : une épreuve insurmontable, sauf pour ceux ou celles connaissant Sijesuis. Elle aurait aimé que le maître lui eût réservé un traitement de faveur. Mais les risques encourus interdisant toute confiance excessive, elle s’accorda un temps de réflexion. « Voyons, je suis un sorcier débutant, naïf et docile. On me demande d’ouvrir la porte, je la touche, et je meurs. Maintenant, je suis un débutant prudent, j’utilise une télékinésie mineure, mais elle se révèle insuffisante pour déverrouiller. Arrive un mage confirmé. Il tente une annulation, mais il échoue. Pourtant Sijesuis n’était pas un seigneur sorcier. Sauf qu’il ne s’agit pas de sa puissance, mais de celle du maléfice qui le tua, et qu’il a détourné, comme il a créé un lien entre les Montagnes de la Terreur et son chez lui. Lien disparut après sa mort. Mais pourquoi celui du maléfice est-il resté actif ? Parce qu’il n’était pas l’œuvre de Sijesuis ? Parce que le maléfice du Château Noir aurait lui-même reposé sur un lien. Lien que Sijesuis se serait contenté de prolonger jusqu’à sa porte. Vraisemblablement l’artisan du maléfice est un mage puissant de l’entourage d’Esilsunigar. Je n’en suis pas là, malheureusement. Ce qui est étrange c’est que le Château Noir n’ait pas envoyé ici le principal responsable, ou que celui-ci n’ait pas simplement coupé le lien, après usage. Mobilisé par la guerre, peut-être… » Refuse exposa sa thèse à Mélodieux et Coriace.
« Donc, vous allez quand même employer la Porte de Verlieu, finalement, » en déduisit son confrère.
« En effet. Mais je ne peux en préparer qu’une à la fois. Si je sors du Verlieu, l’enchantement s’interrompt. Dans la chambre, il me faudra faire très attention à ne rien toucher directement.
_ Ne pourriez-vous en appeler à des mages plus… enfin supérieurs. Intervint Coriace.
_ Dans les Contrées Douces, je n’en connais pas. Mélodieux restera avec vous. Il notera mes hypothèses, afin d’en conserver une trace, dans le cas où je me sois trompée. Toutefois, ne vous éloignez pas tout de suite. Je pourrais vous parler depuis l’autre côté. Et si je réussis, je vous ouvrirai la porte.
_ Bien-bien-bien. Bonne chance alors. » Conclut Coriace.
Refuse fit apparaître la Porte de Verlieu. Elle franchit la limite lumineuse, avança de six pas, et ressortit dans la chambre de Sijesuis. Une odeur pestilentielle lui souleva le cœur. Dans ce lieu confiné, les années n’avaient pas dissipé les relents de la décomposition cadavérique. Elle toussa. « Est-ce que ça va ? » Entendit-elle. « Ça put la mort ! » Fut sa réponse. Elle masqua l’odeur, par un sort mineur ordinairement utilisé pour se parfumer. Où était la lettre ? Elle se souvint que Sijesuis l’avait décachetée dans la bibliothèque.
Elle pensa : « Il a utilisé une révélation. Il a découvert que le courrier était enchanté, ce que Dents-Blanches a confirmé. Puis il a lancé une annulation. Croyant avoir déjoué tout piège éventuel, il a ouvert la lettre… A ce moment là, il avait l’air d’aller bien. D’ailleurs, il n’a pas retenu Dents-Blanches. Il ne m’est rien arrivé. Le maléfice n’a pas frappé immédiatement sa cible. J’ai été appelée dans la chambre trois heures plus tard. En trois heures, Sijesuis a eu le temps de préparer sa défense. Il l’a accès sur des détournements. Or ce sont des pratiques difficiles… En fait, puiser dans les Montagnes de la Terreur devait être la protection ordinaire du manoir, un enchantement dont il aurait jeté les bases lors de son installation aux Patients, et qu’il aurait consolidé au fil des années. Il l’aura simplement activé quand le besoin s’en fit sentir. Puis, quand il fut question de détourner la malédiction, il se contenta de prolonger le lien, en ajoutant des destinations : un changement ne contredisant pas le but primitif. Mais pour pratiquer sa magie, il a vraisemblablement emporté la lettre avec lui avant de s’enfermer dans sa chambre. »
Refuse regarda autour d’elle. A sa gauche : le mur rond de la tour centrale abritant l’escalier en colimaçon. A sa droite : une grande horloge se dressant contre le mur précédant le biseau nord-ouest. Adossée à ce dernier, une armoire où Sijesuis rangeait ses habits. Face à Refuse, un solide buffet gardait draps et couvertures dans ses larges tiroirs. La partie supérieure servait de fourre-tout à du petit matériel. Au dessus du meuble était accroché le portrait d’une jeune femme brune, assise de trois-quarts. Le cadrage serré montrait le haut du corps. Ses dimensions, (quatre-vingts fois soixante centimètres), autant que son sujet, en faisait un point d’attraction immanquable. Pourtant la magicienne n’avait jamais posé de question à son propos. N’ayant point voulu de Sijesuis comme amant, elle estimait naturel qu’il fréquentât d’autres dames. Du reste, elle était rarement appelée dans la chambre, et jamais pour contempler les murs. Aussi ignorait-elle quel rapport existait entre l’image et son propriétaire. Le modèle pouvait être morte depuis longtemps. Le charme de révélation lui indiqua que la peinture portait un enchantement. Refuse avança, en suivant la courbe du mur de la tour centrale. Dès lors, le lit lui fit face. A sa gauche, une étagère cachait un mur pivotant conduisant à la bibliothèque. Sur sa droite, la chambre se prolongeait par l’abside de la façade ouest, percée de cinq fenêtres oblongues alignées sous la toiture inclinée. La lumière modérée entrant par ces ouvertures étroites éclairait d’abord le bureau du maître. Une pellicule de poussière le recouvrait. Le dessus était vide à l’exception d’une petite boîte posée de biais, fermée comme un cercueil. Sijesuis y rangeait son matériel d’écriture. Un beau fauteuil capitonné était placé de biais devant le lit. A l’extrémité de celui-ci se trouvait un grand coffre sculpté. Un rebord de bois de trente centimètres de large séparait le lit du mur sud. Il courait jusqu’au biseau sud-ouest. Sa longueur était divisée en sept segments, soit autant de couvercles à charnières fermant des espaces de rangement. Refuse avança de deux pas.
Le cadavre desséché de Sijesuis reposait sur les couvertures, recroquevillé en position fœtale, son crâne charbonneux tourné vers la visiteuse. Son poing gauche avait tenu quelque chose, sans doute une pierre de vie. Son bras droit était replié, la main ramenée sur le cou. Refuse inspecta la chambre sans toucher à rien. La lettre n’était visible nulle part. Le maître l’avait-il rangé dans une poche de son manteau ? Avec d’infinies précautions la magicienne manipula les pans superficiels des vêtements en se servant de la télékinésie. Elle fit léviter le corps du défunt pour regarder par en dessous. Elle retourna l’oreiller, toujours par magie. « Il n’a pas gardé la lettre sur lui, » conclut-elle. Il lui paraissait étrange qu’elle fût restée dans la bibliothèque. Mais de penser aux livres la ramena à un sujet très proche : le grimoire. Alors, elle grimaça. Était il possible que Sijesuis eût « rangé » le maléfice dans les pages de son bien le plus précieux, le plus convoité ? On pouvait difficilement émettre cette hypothèse sans qu’elle n’acquît rapidement le rang d’une certitude. « Oh, maître ! Ce n’est pas gentil ! Pas correct ! Me faire ça à moi !» Elle en tapa du pied par terre. « Trouver le grimoire ! » Songea-t-elle.
« Refuse ? Est-ce que ça va ? » C’était la voix de Mélodieux.
« Bon sang ! Je les avais oublié ceux-là ! » Marmonna-t-elle. « Oui ! Mais la lettre est cachée. Elle se trouve probablement dans le grimoire ! Je ne peux pas encore vous ouvrir.
_ Bien, nous attendons !
_ Oui, oui… Pas de précipitation… Le grimoire… Le bureau… Voyons le bureau.»
La magicienne tourna son regard vers le meuble. C’était un menuisier des Patients qui l’avait réalisé. Sa forme arquée épousait celle du mur de l’abside. Il possédait deux placards à serrure, de part et d’autre de l’espace où l’on s’asseyait. Sijesuis devait avoir les clés. Refuse vérifia qu’il n’y avait plus d’enchantement actif sur lui. Quoiqu’elle n’en trouvât pas, elle continua de se méfier. Tapotant les poches du manteau, du bout du bâton, elle fit tinter quelque chose. La télékinésie lui permit de sortir un trousseau de clés. Elle reconnut celle de la porte d’entrée, grande et compliquée. Deux autres, de taille moyenne, ouvraient peut-être la chambre ou la bibliothèque. Les deux plus petites étaient susceptibles de correspondre aux placards. Elles non plus ne semblaient pas magiques. Pourtant Refuse hésitait à s’en saisir.
Elle dupliqua la forme des clés avec un sortilège de création d’ombre. Puis elle s’en servit pour ouvrir les placards. Dans celui de droite, Sijesuis avait rangé des dossiers, des notes, des cahiers, témoignant de sa vie de négociateur. Celui de gauche était divisé en deux parties. En bas, s’empilaient d’autres dossiers, des factures, et des lettres de change. Refuse y décela une large emprunte rectangulaire, celle d’un objet lourd. Dans le casier du dessus se trouvait une reliure de cuir cousue à une solide couverture de carton. Or, malgré son épaisseur prometteuse, l’ouvrage ne comptait plus que quelques feuillets. Les traits de Refuse se déformèrent soudain sous l’effet de la contrariété. Ses yeux mouillés s’agitèrent à la recherche d’un indice réconfortant. Mais bien que son cœur protestât pour la forme, son intelligence était sûre de sa conclusion : on l’avait précédée, on avait détaché les pages du grimoire ! Ne restaient que la reliure, les sorts mineurs, et probablement, la malédiction, que Sijesuis avait collée au début. La magicienne rugit. Comment le voleur avait-il esquivé le sortilège assassin? Qui était-il ? A quand remontait l’outrage ? Avait-on encore intérêt de prendre le moindre risque pour annuler le maléfice ? Refuse se mit à faire les cents pas dans la chambre, humiliée, et peu désireuse d’avouer son échec. Finalement, elle se résolut à annoncer les mauvaises nouvelles, sur un ton sec et parfaitement désagréable.
« Vous reverrons-nous avant demain ? Risqua Mélodieux.
_ Non ! De toute façon je ne suis pas d’humeur ! Je vais me taper la lecture des dossiers ! Sijesuis avait peut-être une liste des sorciers les plus compétents des Contrées Douces. Il ou elle doit s’y trouver. Je découvrirai qui c’est, et je lui tomberai dessus comme la foudre !
_ Est-ce que la destruction de la lettre pourrait annuler le maléfice ? » Intervint Coriace. Un laps.
_ J’admets que c’est possible. Je ne voulais pas m’en prendre directement à la porte, parce qu’elle est très solide et parce qu’elle est en bout de chaîne, si je puis dire. Je vais foudroyer le support du sortilège!»
Refuse sortit les dossiers du placard de droite. Puis, elle recula, visa et lâcha sa foudre. L’énergie libérée réduisit le bureau en cendres, et brisa les vitres. Un bon air frais entra dans la pièce.
La révélation indiqua que le lien se résorbait. La porte et le cadavre étaient devenus inoffensifs. Manifestement, Sijesuis n’avait pas souhaité rendre toute intrusion impossible. Il espérait que Refuse apprendrait la Porte de Verlieu, et qu’elle se montrerait prudente. Peut-être croyait-il, qu’après sa mort, elle aurait adopté Présence comme familier. Le chat était-il informé des défenses de Sijesuis ?
Refuse replia une couverture sur le cadavre. Elle alla ouvrir à Mélodieux et Coriace. « Tout danger est écarté. Puis-je vous confier le mort ? Je vous suivrai avec les dossiers. » Mélodieux fit quelques pas dans la pièce. Il s’arrêta devant le tableau. « Qui est-ce ? » demanda t-il. « Je ne sais pas. Une amie, ou peut être une dame morte depuis des siècles, dont l’image lui plut. J’en saurais peut être plus en lisant ses archives.
_ Il y a un enchantement… Je n’en détermine pas la nature.
_ Moi non plus.
_ Cela ne vous intrigue pas ?
_ Je ne sais pas. Ce tableau a toujours était là. Il est des sujets que je n’abordais pas avec le maître. Pour moi cette image faisait partie de son intimité.
_ Je comprends… »
Pendant ce temps l’adjudant se chargea du corps. D’abord il le découvrit. Puis il l’inspecta en prenant des notes sur un calepin. Enfin il l’emballa et le transporta à l’extérieur.
Ils sortirent du manoir. Refuse avait rangé les documents dans son espace magique. Les villageois commencèrent à creuser une tombe au pied de la colline. On estima qu’un gros trou ne serait pas nécessaire. La magicienne rentra dans sa famille pour manger. Coriace logea chez Mélodieux. Plus tard dans la soirée Refuse le retrouva pour l’inhumation. Les villageois avaient apporté des torches ou des lampes à huile. Certains recouraient même à des lumières. La magicienne en créa plusieurs. Il y avait beaucoup de monde. Les anciens racontèrent la venue de Sijesuis, les travaux qu’il avait faire au manoir, ses absences prolongées quand il partait au loin. Refuse raconta un peu son apprentissage, la vie quotidienne. Elle avait eu la chance d’être formée par un polyglotte. On déposa les restes. On reboucha la petite fosse. Refuse donna de l’argent pour qu’on gravât deux plaques, au nom de son maître. Une serait ensevelit avec lui (on recreuserait), et l’autre serait exposée dans la salle polyvalente, pendant un an, puis stockée. La foule se dispersa à bruits feutrés.
Refuse commença à gravir la colline, mais ses parents lui proposèrent de dormir chez eux, dans la pièce où elle avait dormi avec ses sœurs, car le manoir n’était plus habitable en l’état. La magicienne accepta. Le lit était un meuble assez large, qui occupait presque tout l’espace disponible. Il y avait encore un coffre, dans lequel, autrefois, elle rangeait ses affaires, essentiellement des vêtements. Refuse ne l’avait pas emmené quand elle s’était installée au manoir. Ses sœurs étaient parties avec le leur.
Sitôt seule elle parcourut les dossiers et les notes de son maître. Ce dernier tenait à jour des cahiers qui lui servaient d’aide-mémoire. Elle les feuilleta, page après page, jusqu’à ce qu’elle parvint à une liste d’adresses, qui occupait à elle seule un volume entier. Le Garinapiyan représentait la moitié du total, juste devant les Contrées Douces, pour un quart. Suivaient les Vallées, la Terre des Vents, la capitale du N’Namkor, les cités de Quai-Rouge, de Sandesbraves et de l’Escalier dans la Mer Intérieure, et une région dont Refuse découvrait le nom pour la première fois : l’Amlen. Sijesuis avait donc voyagé presque partout. Les noms et les adresses étaient accompagnés de signes, croix, triangles, spirales, lettres, et acronymes au sens obscur. Certains étaient soulignés. Où étaient les mages ? Elle les trouva dans le dossier détaillant les négociations menées pour le compte du Garinapiyan. On avait fourni au diplomate des listes de noms, avec rangs, responsabilités, localisation. Sijesuis s’était employé à compléter ces informations. Il avait dressé plusieurs organigrammes détaillant les relations hiérarchiques et les influences dans la région des Palais Superposés. Au fur et à mesure il corrigeait les erreurs, affinait sa compréhension. Il attachait une certaine importance aux filiations : qui formait qui ? Par la suite il avait fait de même dans tous les endroits où sa profession l’avait conduit. Par exemple : Perspicasse des Vallées avait été l’élève de Loquace. Sur la dernière page, on pouvait lire : Pirédïnsia-Léminor-Sijesuis-Refuse. La première était morte depuis longtemps. Le deuxième résidait à Sumipitiamar. Il devait avoir dans les quatre-vingt dix ans, s’il vivait encore.
La magicienne baya. Elle aurait voulu aborder les listes des Contrées Douces, mais cela attendrait le lendemain. Elle rangea les documents et se mit au lit.
Le legs de Sijesuis.
Elle dormit bien, et beaucoup. A son réveil, ses parents s’activaient déjà dehors. Elle descendit dans la pièce principale, à la fois cuisine et salle à manger. Dans son souvenir c’est là que dormait son jeune frère.
D’ailleurs, il l’y attendait, assis sur une chaise disposée de travers par rapport à la table. A peine plus grand que Refuse, il avait les cheveux châtains, comme elle avant son initiation, des traits fins, un corps de dix-neuf ans, svelte et bien proportionné. Il portait une chemise blanche sous une veste de laine brune, des pantalons gris-bleu, et des souliers de cuir. La jeune femme se souvenait de Belazur. Désormais, il se nommait Équilibriste. « On m’a demandé de veiller sur toi, et de m’assurer que tu reprendrais des forces. » Dit-il en lui montrant le four. « C’est prêt depuis longtemps, mais comme on ne savait pas quand tu referais surface, je l’ai maintenu au chaud. » Équilibriste se leva, ouvrit la porte du four, et, à l’aide d’une pelle en bois, en ressortit une tarte aux légumes mélangés de bouts de viande. « Bon appétit. » Refuse hocha la tête, tandis que de sa gorge jaillissait un son grave ayant valeur de remerciement. Elle engloutit tout, et but beaucoup d’eau, sans dire un mot. Son frère guettait le moment où le verre était à sec pour le remplir à nouveau. Entre deux mouvements de carafe, il alimentait la conversation: « … Coriace a été plus matinal que toi. Il est passé tôt, craignant que tu partes sans lui. Il a dit que tu étais aussi compétente que ton teint le laissait présager. Nous sommes tous très fiers de ce que tu as fait. J’avoue qu’il ne me déplairait pas de connaître quelques sorts mineurs… L’adjudant a dit que tu n’avais pas trouvé ce que tu cherchais, le grimoire de Sijesuis… De lui dépendait ta félicité. Quand d’autres cherchent l’amour, toi tu veux toujours plus de formules magiques. Sinon tu deviens hargneuse. Que vas-tu faire Refuse ? »
La magicienne avait vidé son assiette. « Un peu de cidre, c’est possible ? » Demanda t-elle. « Mais certainement ! » Équilibriste alla chercher une bouteille. Il versa. Sa sœur but à petites gorgées. « C’est étrange… On dirait moi, en garçon, lâcha-t-elle en considérant son frère.
_ Physiquement, je suis d’accord », répondit celui-ci, après un temps de réflexion, « mais la ressemblance s’arrête là, Refuse. Je n’ai pas ton caractère irascible. Moi, je fais rire les filles… Or je ne crois pas que tu ais jamais fait rire un garçon.
_ En effet, mon humour fonctionne en interne.
_ Quel dommage ! Ce que j’aime dans l’humour, c’est que l’on est toujours à la limite entre deux états, la joie et la peine, la cruauté et le partage…
_ Tu es en train de m’expliquer comment tu as gagné ton nom ?
_ Oui, je suis à l’aise dans les moments tendus. J’apaise les conflits, en me mêlant à tous les partis. J’aime concilier les points de vue antagonistes, (réputés tels). Et donc, je suis l’Équilibriste des Patients.
_ Alors, tu aurais probablement aimé Sijesuis. Il t’aurait enseigné l’art de la négociation, la diplomatie, la politique. Tu es plus proche de lui, que moi qui fus pourtant son apprentie. Pour lui, la magie n’était qu’un instrument, qu’il a appris sur le tard, afin de pouvoir discuter sur un pied d’égalité avec de puissants sorciers. Mais ces gens étaient quand même bien plus forts que lui. En fin de compte, l’un d’eux a eu sa peau. De mon côté, la magie est une fin en soi. Je veux devenir une pointure du Grand Art, pour rivaliser un jour avec les mages des Palais Superposés.
_ Mais que feras-tu alors ? Que feras-tu de ce pouvoir ? Cela parait un peu stérile, ton affaire…
_ Je créerai quelque chose… Mais je ne sais pas encore quoi. Pour accomplir de grandes choses, il faut être nombreux et partager un projet, ou disposer d’une source d’énergie importante et stable, ou être soi-même très fort. Il faut savoir faire ! Quelqu’un m’a fauché le grimoire de Sijesuis. Il a intérêt de me le restituer.
_ Hinhin. Tu sais qui ?
_ Non, mais j’ai peut-être les moyens de le découvrir, en lisant les notes de mon maître. Ceux qui l’ont tué n’en avaient pas après ses sortilèges, étant d’un niveau très supérieur. Donc le fautif est certainement un opportuniste des Contrées Douces. Je suis sûre que Sijesuis le connaissait : il faisait des listes de tous ceux qu’il rencontrait. Crois moi, pénétrer les défenses du manoir n’était pas à la portée de tout le monde. En étudiant les dossiers, j’aurais vite fait d’isoler les noms des suspects. Mettons que j’y consacre le reste de la journée. Je repartirai sûrement demain.
_ As-tu besoin d’autre chose ?
_ Non, pourquoi ?
_ Parce que je vais annoncer à tout le monde que tu vas bien, que tu es pleinement revigorée, d’ailleurs tu fais des projets de meurtres, et que tu t’apprêtes à repartir pour une petite dizaine d’années.
_ C’est bien résumé, quoiqu’un peu exagéré : je devrais passer vous voir plus souvent. »
Équilibriste sortit de la maison. Refuse prépara ses sortilèges. La matinée touchait à sa fin, mais elle disposait encore d’un peu de temps avant midi. Elle se rendit chez Mélodieux. Il accepta d’échanger le charme d’amélioration contre l’invisibilité. Félouviaf était absent. Son maître l’avait « prêté » à Coriace pour porter des messages. L’adjudant avait rendu compte de sa mission, et réclamé de nouvelles instructions. « Il vous comprend, mais votre acharnement à vouloir récupérer le grimoire lui fait redouter un affrontement entre sorciers. Les Contrées Douces n’y sont pas favorables. Si vous saviez qui a fait le coup, Coriace pourrait vous aider à récupérer les sortilèges. Ne négligez pas son aide. » Refuse ne répondit rien. La présence du gendarme ne lui paraissait pas indispensable. Jusqu’à présent le seul service notable qu’il avait rendu fut de porter son défunt maître. Elle prit congé de Mélodieux, puis coupa à travers champs pour aller saluer ses parents et leurs pairs. On lui demanda d’aller chercher le plat de midi qui mitonnait depuis le matin dans un grand récipient en terre cuite, fermé par un couvercle scellé avec de la pâte. On l’avait déposé dans un four commun, où le boulanger cuisait également son pain. Les paysans dégustèrent leurs plats à l’extérieur. La température était agréable, bien qu’un vent frais soufflât du nord, chassant les nuages blancs et gris. La lumière variait au gré de leurs caprices. Profitant d’avoir autour d’elle un auditoire important, Refuse fit à tous le compte rendu de son expédition au manoir. Les habitants des Patients avaient déjà entendu la version de Coriace et de Mélodieux. Celle de la magicienne était plus complète, et plus technique. En outre, elle leur livra toute l’histoire dans sa continuité, et ne leur cacha rien, ni de ses déceptions, ni des dangers qui pouvaient subsister.
Une longue femme rousse, en robe blanche et gilet vert demanda :
« Qui va reprendre le manoir, Mélodieux ou vous ?
_ La réponse se trouve dans les dossiers de Sijesuis, que j’ai emmené avec moi. S’il a de la famille, je le saurais, et vous le dirais. Je ne suis pas assez riche pour racheter la demeure du maître, Mélodieux pas davantage. En plus des murs, il y a la bibliothèque… Dès que possible, il faudra que quelqu’un s’en occupe. Ce serait idiot de laisser le manoir redevenir une ruine. Bon, il l’intérieur est déjà très abîmé, mais les murs tiennent toujours. Comme je m’apprête à repartir, il serait logique que Mélodieux s’en occupe. Vous savez, j’ai maintenant une sorte de chez moi, loin d’ici, dans les Montagnes Sculptées. »
Tout l’après-midi, Refuse consulta les dossiers de Sijesuis, les titres de propriété et les comptes. Elle s’était installée dans la cuisine, près d’une fenêtre. C’était une tâche ingrate que de déchiffrer des lignes de chiffres, des colonnes, des tableaux et des factures. Refuse en prenait connaissance, feuille par feuille, puis elle les déposait sur la table, où Coriace les lisait à son tour. Sijesuis avait bien gagné sa vie. Cependant pour acheter le manoir, il avait vendu une maison à Horizon, le port des Contrées Douces sur la côte nord. D’où la tenait-il ? D’un héritage… Un document notarial précisait que son frère Vision avait hérité d’un bateau, et que sa cousine Méticuleuse avait reçu des terres fertiles dans l’arrière pays.
« Bien, nous avons retrouvé sa famille. Voyons s’il a laissé un testament. Proposa Coriace.
_ Il ne s’attendait pas à mourir.
_ Ce n’était quand même plus un jeunot. »
Un quart d’heure plus tard, Refuse trouva en effet une ébauche de projet de legs :
« – Le manoir et ses meubles reviendront au village des Patients, à condition que les villageois entretiennent la bibliothèque.
– En cas de refus, on se rabattra sur la cousine Méticuleuse, à condition qu’elle vive encore, sinon il sera revendu, et les sommes seront redistribuées à sa descendance.
– Le grimoire, et tout ce qui relève de la magie, revient de droit à mon apprentie, Refuse au moment où j’écris ces lignes. En l’absence d’apprenti, il conviendrait d’en faire don à Dame Tinaborésia vivant dans la région de Sumipitiamar, à Inavènessioni, rue Merol, au numéro dix-sept.
– Le portrait sera de toute façon envoyé à Dame Tinaborésia.
– Une somme de mille douceurs[9] sera remise à ÉCLOSE, résidant à Finderoute, quand elle sera en âge de se marier.
-Les archives diplomatiques seront transmises aux autorités des Contrées Douces, (qui normalement ont déjà des copies). »
« Vous voyez, si aucun document formel ne vient contredire ce projet, cela vous confirme comme l’héritière du grimoire. C’est une très bonne nouvelle pour vous ! Pointa Coriace.
_ Éclose a déjà reçu sa part. Je la lui ai apportée personnellement, il y a dix ans.
_ Je suppose que le portrait est le tableau accroché en face de la porte de la chambre. Il s’agit peut être de Dame Tinaborésia elle-même.
_ Je ne la connais pas. La peinture est en couleur. La femme représentée n’est pas grise. Notez qu’elle pourrait avoir été initiée dans une autre tradition que la mienne, s’il s’agit d’une sorcière. Elle pourrait également être maquillée, colorée par un sort, ou avoir demandé qu’on la peignît en sa carnation naturelle.»
Refuse fit apparaître plusieurs lumières magiques pour compenser le jour déclinant. « Mes parents vont bientôt revenir des moissons. Je vais mettre les couverts. Je consacrerai la soirée à chercher le nom de mon rival. » Coriace débarrassa la table de toute la paperasse. La magicienne posa les assiettes, les cuillères et les gobelets. Elle commençait à préparer une soupe, quand ses parents rentrèrent. « Équilibriste est très occupé, il viendra plus tard », dit son père.
« Lucide insinue que ton frère a une copine », commenta sa mère. « Sijesuis voulait léguer le manoir aux Patient, » annonça Refuse, que les histoires sentimentales ennuyaient. « Le village va devoir en discuter. » La jeune femme commença à servir.
« Qu’en ferions-nous ? S’interrogea tout haut Lucide.
_ Si les Patients s’agrandissaient, il pourrait devenir la mairie, ou l’école », proposa Réaliste, son épouse.
« Il y a une condition : entretenir la bibliothèque », ajouta Refuse.
« C’est peu de choses, à condition d’avoir le temps. Le village peut se flatter d’avoir de nombreux lecteurs.
_ Je m’apprête à réclamer des comptes au confrère qui m’a doublée.
_Tu sais qui c’est ? » Demanda Réaliste.
« Pas encore. Ce soir peut-être… »
Coriace les laissa après le souper. Il remercia la famille pour leur hospitalité. Il dormirait dans la salle polyvalente. Le lendemain, il exposerait au village réuni en assemblée les intentions de Sijesuis. Il faudrait vérifier s’il n’existait pas d’autres documents, mais en attendant les habitants des Patients pourraient réfléchir. Équilibriste ne reparut pas avant vingt-deux heures. Il fit une entrée discrète, et but un peu de soupe froide. Puis, il disposa sa paillasse près du foyer, et s’y allongea. Refuse, toujours plongée dans les organigrammes, savait qu’il ne dormait pas. Ses recherches avançaient lentement. Rien que pour les Contrées Douces, elle releva une centaine de noms. Ce n’étaient évidemment qu’une petite partie des magiciens du pays. La population des Contrées Douces était plutôt instruite, puisque un tiers de ses habitants savait lancer des sorts mineurs. Pourtant le pays ne comptait pas de magiciens puissants, encore moins de mages d’exception comme à Survie ou dans le Garinapiyan. Au mieux possédait-il des experts.
La jeune femme avait fini par identifier dans la spirale le petit signe qui signifiait « sorcier ». Par exemple, il précédait le nom de Dame Tinaborésia. Trois petits points désignaient un marchand dans les textes les plus anciens. Par la suite c’était devenu un triangle. Elle remarqua que plusieurs noms possédaient les deux signes. Son séjour à Convergence lui revint en mémoire. Certains hommes d’affaire se piquaient de magie. Quand leur peau devenait grise, beaucoup se maquillaient. Elle compara les organigrammes des mages et les listes des marchands. Elles se recoupaient beaucoup dans les Contrées Douces, moins dans le Garinapiyan, et pas du tout dans les Vallées ou dans la Mer Intérieure. La plupart des mages des Contrées Douces habitaient les villes, Convergence et Horizon en particulier. « Le temps a joué contre moi. » Pensa Refuse. « Je cherche quelqu’un capable de passer les murs, ayant eu vent de la mort de Sijesuis, et dont le répertoire s’est soudainement étendu. Je dois me concentrer sur les maîtres renommés et les figures montantes.» Sijesuis en avait répertorié onze :
A Horizon : Avide, Tenace et Fougue.
A Convergence : Imprévisible, Persévérant, Venimeuse, Maline, et Piquante.
A Industrieuse : Espiègle et Avisée.
A Portsud : Défiant.
Les Contrées Douces s’étendaient du sud au nord sur milles kilomètres environ, en se rétrécissant. La côte sud, comprise entre les Montagnes de la Terreur et la Terre des Vents, mesurait cinq cents kilomètres, alors que la côte nord se réduisait à une largeur de cent vingt kilomètres seulement. Refuse envisagea deux manières de procéder. Soit de commencer par le sud et de remonter progressivement, soit de se rendre directement à la capitale. La première approche offrait un premier contact avec un seul sorcier d’importance. Si Défiant n’était pas le voleur, sa situation décentrée n’en ferait pas non plus un bon informateur ; a priori. Cependant, elle pourrait peut-être échanger avec lui, et glaner quelques informations d’ordre général sur le milieu de la magie dans les Contrées Douces, et ce, sans attirer l’attention. La seconde approche la plongerait brusquement dans un milieu très riche. En peu de temps elle apprendrait sans doute beaucoup de choses, mais pas forcément ce qu’elle voulait. Entre outre, si son adversaire se dissimulait parmi les mages locaux, il pourrait frapper avant qu’elle ne l’ait reconnu. Les règlements de compte entre sorciers avantageaient les attaquants, car il était difficile de se protéger par avance d’une menace polymorphe.
« En fait, je ne connais pas mes confrères d’ici, songea Refuse. Il me faut être prudente, comme dans la chambre de Sijesuis… J’irai donc à Portsud. Mais comment aborderais-je Défiant ? Si j’entre en ville telle que je suis, on me remarquera immédiatement. Je dois donc changer d’apparence… Je sais ! Je prendrai les traits d’Équilibriste, avec une peau gris moyen de magicien confirmé. Comme ça on me prendra au sérieux, sans s’inquiéter outre mesure. » Puis, s’adressant à son frère : « J’éteins les lumières. Bonne nuit, et merci.
_ Merci ?
_ D’être comme tu es.
_ Hum, on dirait un compliment… Tu vas bien ?
_ Oui, mais fatiguée.
_ Idem. Fais de beaux rêves Refuse. »
Équilibriste vit la silhouette noire de sa sœur, guidée par une petite lueur brillant à l’extrémité de son bâton, monter l’escalier menant à l’étage. Il se dit qu’elle était devenue une vraie sorcière, en éprouvant à la fois de la fierté et de l’envie. Pourtant, il n’aurait pas changé sa vie contre celle de Refuse. Équilibriste aimait la compagnie de ses semblables. La découverte des joutes galantes avait été pour lui un ravissement : la conversation, la tendresse, réelle ou feinte, les promesses, les piques et les jeux d’esprit l’amusaient énormément. Il se sentait vide en l’absence de sentiments. De sorte qu’il guettait leur manifestation. Beau garçon et beau parleur, il adorait éveiller l’intérêt, le béguin, l’amitié, l’attrait, et enfin l’amour. C’était aussi un être généreux, auquel la vie rendait ce qu’il lui avait donné, tout simplement. A ses yeux, sa sœur s’était engagée sur une voie très différente, et terriblement compliquée. Les anciens du village, ceux qui l’avaient baptisé, se demandaient comment il faisait pour nouer plusieurs idylles à la fois sans provoquer de scandales. C’est qu’Équilibriste séduisait plus qu’il ne consommait. Lors de l’épreuve des Montagnes de la Terreur, il était allé plus loin que tous ceux de sa génération, parce que, jusqu’à un certain point, il avait accepté la peur comme une émotion positive. Équilibriste fit de beaux rêves.
Le lendemain, Refuse se leva en même temps que toute la maisonnée. La famille se réunit autour du premier repas de la journée, et c’était copieux. Les moissons demandaient de l’énergie. Lucide parla de l’électricité, bientôt au village, et du téléphone. « Autrefois, il y en avait partout. Cela revient ! » Refuse confirma que la Mégapole Souterraine n’avait pas perdu le secret des lignes électriques, mais que ses trains ne fonctionnaient pas de façon régulière. « Pourvue qu’il ne nous arrive pas la même chose ! S’exclama Réaliste. Qui sait pourquoi les anciens sont tombés ? Ce serait terrible si tout ça, le confort, le progrès, nous ramenait d’un coup en arrière. » Refuse s’abstint de commenter. La chute du Tujarsi et du Süersvoken semblait illustrer parfaitement la théorie de sa mère. Il y avait un lien manifeste entre la puissance de ces empires et leur brusque dégringolade. Cependant, les habitants de la Mer Intérieure s’entretuaient aussi bien avec des moyens plus modestes, dès que la construction navale avait repris. Équilibriste évoqua l’idée de se bâtir une maison. Il en parlait depuis quelques temps déjà. On y réfléchirait. Refuse avait désigné son frère à une entité, à charge pour celle-ci de bien l’observer. Au moment de débarrasser la table, elle annonça : « Je repars ce matin. Merci pour tout. Je ne sais pas quand nous nous reverrons, mais j’opèrerai dans les Contrées Douces au cours des prochains jours, voire des prochaines semaines. De toute façon, quand je retournerai dans les Montagnes Sculptées, je passerai d’abord par ici. » Cependant, elle ne quitta pas ses parents tout de suite. En se rendant aux champs, ils l’accompagnèrent jusqu’à la Lande fleurie de bruyères rouges. Coriace attendait. Refuse embrassa ses parents et son frère. Elle fit apparaître le cheval d’ombre, sauta en selle, et lança le galop. Le destrier de l’adjudant la rattrapa en soufflant. « Où allons-nous ? » Demanda le militaire. « A Portsud ! » Répondit Refuse.
« Je préfère bivouaquer, pour ménager mes économies », dit la magicienne, quand sa monture se fut estompée.
« Comme il vous plaira. Le temps fraichit, mais il est encore clément. Profitons-en. Cela-dit, j’ai de quoi payer l’hébergement. Ma mission est tout à fait officielle : elle est complètement couverte.
_ En quoi consiste-t-elle exactement ?
_ Je crois vous en avoir déjà parlé. Toutefois, depuis la visite du manoir, mes instructions ont été précisées : je vous protège, j’obtiens ce qui vous revient de droit sans effusion de sang, donc je protège aussi vos cibles, et j’essaie de comprendre. A terme, mes supérieurs voudraient que vous m’initiiez. En retour, nous pourrions vous rémunérer.
_ Vous n’avez pas trouvé de mages souhaitant travailler avec vous ?
_ Si, bien sûr ! Mais nous peinons encore à recruter les meilleurs, parce qu’ils appartiennent surtout au milieu des affaires. Votre profil est particulier. Par ailleurs, le meurtre de Sijesuis est un cas difficile qui nous apprend déjà beaucoup.
_ En parlant de crime, j’aime cet endroit, mais quand j’ai quitté mon village, il y a dix ans, j’y fis une très vilaine rencontre. Revoir les massifs de bruyères, expurgés de toute menace humaine, m’a réconciliée avec leur beauté sauvage.
_ Me formerez-vous ?
_ Il m’a fallu des années pour apprendre les bases avec un maître patient et méthodique. Sijesuis aimait parler aux gens. Je crains que vous supérieurs ne se fassent des illusions. En revanche, je pourrais échanger avec vous, si vous étiez déjà initié. C’est comme cela que ça marche.
_ Je transmettrai. »
La pluie les surprit en pleine nuit. Coriace monta une petite tente. Refuse matérialisa un objet similaire, noir et opaque, et sortit un pull de laine de son espace magique. Ils chevauchèrent toute la journée du lendemain, sous un ciel gris et mouvant. Autour d’eux les herbes humides ondulaient sous les rafales d’air froid. Les grands arbres du bord des routes, fredonnaient la musique du vent, un souffle puissant qui se répandait dans les frondaisons, en leur arrachant quelques feuilles en passant. Ils traversèrent de petites villes aux pavés ruisselants, et mangèrent du poisson pour une pièce d’argent. Sur la longue distance, les deux montures ne se comportaient pas pareillement. Le cheval magique galopait sans faiblir, jusqu’à son terme, alors que son homologue naturel devait se reposer à intervalles réguliers. Bref, Refuse avançait moins vite que prévu. Pour autant, elle n’en dit rien, car le destrier naturel avait aussi des avantages. Elle voyait bien que Coriace lui faisait porter pas mal de choses. Et pour peu qu’on le ménageât, il serait disponible à toute heure.
Chapitre 4 : Portsud.
Premiers contacts.
Au fur et à mesure que le duo se rapprochait de Portsud, la circulation se faisait plus dense. Le soleil reparut dans l’après midi du troisième jour. On avait dépassé le dernier village avant la ville. Refuse changea d’apparence. Coriace ne s’en aperçu qu’une heure après, quand ils eurent mis pieds à terre. Menant son cheval par la bride, il se tourna vers la magicienne pour lui dire qu’il allait le confier aux écuries de la compagnie locale de gendarmerie. Il découvrit alors une personne un peu plus grande, les épaules avaient gagné ce que les hanches avaient perdu, et la peau était nettement plus claire. Le visage avait conservé un aspect familier.
« Refuse ?
_ Appelez-moi Funambule.
_ Funambule ?
_ Je ne tiens pas à me faire connaître sous ma véritable identité, pas tant que je n’en saurais plus sur Défiant.
_ Vous-vous êtes transformée en homme ?
_ Pas exactement. Je me suis contentée d’adopter l’aspect extérieur de votre genre. Le sort de changement d’apparence ne permet pas davantage.
_ Si vous aviez pu vraiment passer pour un garçon je vous eusse proposée de loger à la caserne.
_ Mais ce serait une excellente couverture ! N’y a-t-il point de filles chez vous ?
_ Rarement.
_ Nous allons nous séparer pour ce soir. Où et quand souhaitez-vous que nous reprenions contact ?
_ Disons, deux fois par jour, midi et soir, ici même. Je vais d’abord faire mon rapport, puis je vous présenterai au commandant. Restez dans les parages. »
On vint chercher Refuse une demi-heure plus tard. L’officier s’appelait Direct. C’était un homme tout en longueur, très sec, à la peau brun foncé. Il avait de longs cheveux noirs, coiffés en arrière. On remarquait tout de suite les nombreuses bagues dorées passées à ses doigts effilés. Un sabre pendait à sa ceinture. Il se tenait debout derrière un petit bureau. Direct considéra un instant Refuse avant de lui adresser la parole :
« Règle numéro un : pas de combat de mages dans ma ville. Compris ? Règle numéro deux : rassemblez le plus d’éléments possibles, puis nous convoquerons Défiant, si vos soupçons sont étayés. Bonjour mademoiselle, enchanté de faire votre connaissance, quoique j’eusse préféré que notre rencontre eût lieu sous votre apparence véritable. Autrement dit, je ne sais pas à qui je parle, et ça me gêne. » Refuse fit la grimace.
« Je n’ai jamais de chance avec les changements d’apparence. A l’ordinaire, je suis un petit bout de femme, noire comme la nuit. Avez-vous déjà fait la conversation à une ombre ? »
Direct éluda la question.
« Coriace m’a dit que vous étiez très forte.
_ C’est très relatif. Par rapport aux Contrées Douces : oui. Par rapport à l’aristocratie des Palais Superposés : non. Mais parlons de Défiant. Que savez-vous de lui ? Est-il bien connu de la population ? De quoi vit-il ? Sait-on ce qu’il est capable de faire ? Montre-t-il qu’il est un sorcier, ou sort-il maquillé ? A-t-il un familier ? Forme-t-il des apprentis ? Où habite-t-il ? » Direct eut un sourire pincé : « Nous n’avons jamais eu à nous préoccuper de cet homme. Portsud abrite approximativement trente-mille habitants. Plusieurs milliers ont appris des sorts mineurs, mais on a recensé près de trois cents initiés véritables. La plupart appartiennent à la bourgeoisie, commerçants, artisans, administrateurs, juristes ou armateurs. Défiant tient une boutique d’apothicaire, dans la quatrième rue du Marché aux Grains. Ici, les rues sont numérotées à partir de repères, comme les places. Dans ce cas la première rue est celle la plus au nord, puis on se décale dans le sens des aiguilles d’une montre. Sinon la numérotation va d’est en ouest, ou de la mer vers les terres. Défiant vend donc des remèdes, des cosmétiques, des couleurs et des raretés. Je ne sais rien de ses apprentis, ni de son familier. En vingt ans, il a fait l’objet de cinq tentatives de cambriolage. Toutes ont échoué. Les voleurs ont pris la fuite les trois premières fois. Les deux dernières, ils ont eu moins de chance : nos patrouilles les ont retrouvés, paralysés sur place.»
« Connaissez-vous d’autres magiciens notables vivant à Portsud ? _Oh, ce serait fastidieux de tous les nommer. Par exemple, il y a Ricanant. Ricanant vend des luminaires magiques, très pratiques. Il a bénéficié de plusieurs commandes de la ville, et donc il s’est spécialisé dans ce domaine. Le vieux forgeron Feusacré a une fille, Fusion, qui voulait absolument travaillé avec lui. Il s’y est longtemps opposé. Mais elle a été initiée par un mage, et depuis elle a été acceptée dans la forge. Feusacré dit qu’elle prévient les défauts de fabrication, car elle verrait mieux que quiconque la qualité du métal. En somme, dès que les gens savent un peu de magie, ils s’en servent pour faire des affaires ou pour améliorer la qualité de leurs produits.
_ Moi, je cherche un lascar qui n’a pas froid aux yeux, et qui saurait s’introduire dans une demeure sans toucher ni les murs, ni les portes.
_ Ce que vous décrivez ressemble fort à un voleur ultime. Si un personnage de ce genre sévissait à Portsud, il aurait déjà fait parler de lui, et j’aurais beaucoup de soucis.
_ A fortiori s’il était en plus capable de changer d’identité ! » Intervint Coriace, en fixant Refuse. « Je m’intéresse à Défiant, parce que son nom apparaît sur les organigrammes de mon défunt maître, répondit celle-ci. Si vous n’avez rien de plus à m’apprendre, permettez-moi de me retirer. Merci pour vos informations commandant. Bonsoir. »
Refuse pivota sur ses talons et ressortit de la caserne. Quelques instants plus tard, Coriace l’imita. L’adjudant la suivit. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la magicienne ne perdait pas de temps. Elle se dirigea vers la Place du Marché aux Grains, un rectangle de deux cents mètres de long, sur cent de large, orienté nord-sud. Coriace la vit s’engager dans la quatrième rue, cette dernière partant de l’angle sud-est, perpendiculairement. Elle s’étirait tout droit sur vingt mètres, puis tournait lentement vers la gauche. La boutique de Défiant se trouvait au milieu de la courbe, du côté droit. La rue était assez large pour laisser passer un chariot à la fois. Elle était recouverte de pavés carrés de différentes nuances d’orange. La devanture de l’apothicaire était peinte en rouge. De part et d’autre de l’entrée, deux hampes soutenaient des globes lumineux. A travers les vitrines jumelles, entre des rideaux verts, se voyaient de grands bocaux posés sur des présentoirs peints en noir. Refuse entra. Une fois à l’intérieur, les fenêtres déversaient une lumière blanche et ne montraient rien d’autre qu’une brume opalescente. On marchait sur un tapis brun et or. Le plafond carré figurait un dôme en trompe l’œil percé d’oculi, par lesquelles des illusions d’oiseaux multicolores entraient et sortaient en silence. Refuse s’approcha du comptoir, un long meuble laquais, noir et or, orné d’une scène de chasse à cours en forêt. Une demoiselle se tenait derrière. Elle s’était teint les cheveux en blond, parce qu’il s’agissait sans doute de leur couleur d’origine. La peau aussi était repeinte dans les tons chaires, et c’était plutôt réussi. Mais les iris demeuraient gris. La jeune femme portait un gilet rose foncé, et une robe assortie. Elle dévisagea Refuse, hésita un instant, puis demanda :
« Bonjour monsieur. Que puis-je pour vous ?
_ Bonjour, je m’appelle Funambule. Je suis un magicien de passage à Portsud. On m’a parlé de Défiant, et j’aimerais le rencontrer afin d’échanger des sortilèges.
_ Bien, je le lui dirai. Habituellement les initiés se donnent rendez-vous à la Poule Folle, une auberge du centre ville. Vous empruntez la rue principale en partant du front de mer. Vous tournez vers l’ouest sur la deuxième rue transversale. L’auberge fait l’angle de la troisième rue à droite. L’enseigne est éloquente. J’y passerai ce soir vers vingt heures en me réglant sur l’horloge de la mairie. Il est peu probable que Défiant vous honore si tôt de sa présence, mais nous pourrions discuter, vous et moi. Je souhaite aussi échanger… Si nos affaires se passent bien, vous augmenterez vos chances.
_ Compris. Puis-je vous demander votre nom ?
_ Leaucoule.
_ Alors, à ce soir Leaucoule. »
Refuse trouva rapidement la Poule Folle. Elle y prit une chambre, et obtint du patron l’autorisation d’afficher la liste des sortilèges qu’elle proposait à la vente ou à l’échange. Ils se divisaient en trois parties. D’abord venaient les sorts mineurs, ainsi nommés car ils ne nécessitaient pas d’accord préalable avec des entités, du moins pour les mages ayant achevé leur initiation. A ses débuts, Refuse en connaissait une dizaine. Depuis, elle avait doublé ce nombre :
Aura, boussole, brise, changement de couleur, chasser la vermine, douleur atténuée, flammèche, horloge, illusion mineure, insecte d’ombre, lumière, message de proximité, objet d’ombre, papilles endormies, paralysie partielle, petite pluie, petit soin, plaisir augmenté, propreté, senteur, télékinésie mineure.
Ensuite venait une série de sortilèges majeurs, requérant de recruter des entités d’un abord facile, dociles et fiables, accessibles à des initiés peu avancés :
Alarme, endormissement, persuasion, monture d’ombre, révélation, amélioration, brume, illusion, lévitation, création d’ombre, projection incandescente, cicatrisation. Refuse avait inscrits tous ceux qu’elle connaissait, à l’exception du changement d’apparence et de l’invisibilité.
Enfin la magicienne proposait un sortilège nettement plus puissant, l’annulation, que seuls des mages expérimentés des Contrées Douces seraient susceptibles de maîtriser. Elle se gardait les sens de sorcier, le foudroiement, l’espace magique, et bien sûr la Porte de Verlieu. Offrir davantage aurait révélé sa puissance réelle à un rival potentiel.
Refuse se promena un peu avant le repas. A son retour à l’auberge, elle ne put manquer Coriace qui étudiait la liste ostensiblement.
« Tiens, vous m’avez précédée cette fois-ci », dit la magicienne.
« Un véritable arsenal que vous avez là, commenta l’adjudant. Je crois que vous avez déjà un admirateur : le patron de l’auberge veut vous voir », ajouta-t-il.
« Il sait où me trouver, » répondit Refuse en montant dans sa chambre. L’homme vint toquer à sa porte au bout de cinq minutes. Il se nommait Chiffrexact, avait le crâne dégarni et de grosses moustaches. Sa peau grise était couverte de motifs rouges et blancs. Il souhaitait acheter l’annulation, et échangerait la création d’ombre contre un serviteur d’ombre. Ce dernier charme faisait apparaître une silhouette de forme humaine, dotée d’une force moyenne et capable d’accomplir des tâches simples, pendant quelques heures, à condition de ne pas la mettre en danger. Le serviteur n’avait pas exactement un corps biologique, mais en général ce qui pouvait blesser un être vivant le meurtrirait aussi. Refuse accepta la transaction. Cependant, à la différence de ce qu’elle avait vécu à Survie ou à Lune-Sauve, elle copierait pour son client ce qu’il souhaitait, et inversement. Il paierait à la livraison.
« Je dois descendre aux cuisines. Je peux vous dire que votre liste va attirer du monde, sinon ce soir, du moins dans les jours à venir. Mais dites-moi, pourquoi afficher des sorts mineurs, ou des classiques comme endormissement ? Ici, tous les initiés les ont déjà.
_ Ah bon ? Les échanges fonctionnent si bien ?
_ Non, mais il y a quelques années un imprimeur a eu l’idée de publier un recueil rassemblant tous les usuels de cette catégorie. On les a donc pour pas cher.
_ Hum, je vois. Pourtant, on m’a dit, qu’à Portsud les magiciens cherchaient rarement à approfondir, dès qu’ils avaient trouvé une application commerciale de leurs talents.
_ C’est exact. Rares sont les initiés maîtrisant tous les charmes de leur grimoire. Néanmoins les sorts les plus courants sont largement diffusés.
_ Il ne me reste plus qu’à faire comme tout le monde… Merci monsieur Chiffrexact. J’attends quelqu’un ce soir. Vous aurez l’annulation et la création d’ombre au plus tard demain à midi.
_ Parfait. Je vous souhaite une bonne soirée, monsieur Funambule. »
Coriace s’invita à sa table. Il attirait presque autant l’attention que Funambule. La clientèle du restaurant était majoritairement composée de non initiés, cependant beaucoup des buveurs qui se succédaient au bar, en profitaient pour lire l’affiche. Ils s’informaient auprès des serveurs et des serveuses, et par moment dévisageaient le duo. Refuse rendit certains regards. L’adjudant s’en rendit compte. Il pouffa : « Je vous rappelle, à toute fin utile, que vous avez choisi de ressembler à un garçon. Vos œillades risquent d’amener des malentendus.» La magicienne se renfrogna, tout en admettant la justesse de la remarque. « J’attends une demoiselle Leaucoule, pour affaire…
_ Je me mettrai en retrait.
_ Décidément vous craignez vraiment un incident.
_ D’une part, et d’autre part nous sommes curieux de connaître vos meurs. Mais je promets de m’effacer si les choses devenaient trop intimes. »
Refuse le foudroya du regard. Se croyait-il fin ? Avait-il réellement le droit de la surveiller comme ça ? Coriace, ayant fini son repas, se leva et réclama un digestif au bar. Le soir descendait sur la ville. Depuis la vitre sombre du restaurant réfléchissant les figures fantomatiques des convives, le beau visage de Funambule fixait Refuse. Constatant qu’il lui manquait l’amabilité d’Équilibriste pour être pleinement séduisant, la magicienne esquissa un sourire. Hélas, l’expression de douceur perfide qui se dessina sur ses lèvres n’avait jamais appartenu à son frère. Elle trahissait la sorcière, celle des contes de fées, qui change les hommes en crapauds. « Oublions cela, » songea Refuse.
Une pendule sonna vingt heures. La magicienne, tendue par l’attente, ne cessait de regarder autour d’elle : dedans, dehors, la porte, les autres tables, le cadran de l’horloge murale… « Me voilà bien impatiente ! » Se dit-elle, en se forçant au calme. Dix minutes passèrent encore. Puis Leaucoule fit son entrée, vêtue d’une longue robe rouge au décolleté audacieux et d’une cape prune. Elle avait mis des bijoux : boucles d’oreilles et fin collier d’or. En revanche, ses chaussures sans talon n’avaient rien de précieux. Leurs bonnes semelles permettaient la course. Leaucoule portait aussi une sacoche en bandoulière, du beau cuir brun aux coutures solides. Le rabat se fermait par une serrure. Son regard s’arrêta un instant sur Coriace, avant de balayer la salle. Un magnifique sourire illumina son visage quand elle repéra Funambule. Elle commanda une boisson en passant devant le bar, prit le temps de lire et de relire la liste des sortilèges proposés, puis vint s’asseoir en face de lui, et le considéra avec des yeux violets.
« Bonsoir, pardonnez mon retard. Vous m’attendiez depuis longtemps ?
_ Je viens de finir mon repas. Je digérais. Bonsoir Leaucoule. Défiant a-t-il un message pour moi ?
_ Il est intéressé. Toutefois, il aimerait que nous échangions d’abord, vous et moi. Il vous rencontrera peut-être si notre affaire se déroule sans accroc, et que vos propositions lui mettent l’eau à la bouche. Voyez-vous, je doute qu’il m’ait révélé tout ce qu’il est capable de faire, mais je sais que l’annulation fait parti de son répertoire. Donc, il attend une offre différente…
_ Évidemment. Vous lui direz que cette offre existe.
_ Parfait ! De mon côté je suis tentée par la lévitation et la projection incandescente.
_ Donc, vous avez déjà la cicatrisation ?
_ Oui, nous-nous en servons au magasin parce qu’elle entre dans la composition des onguents, des potions, et des poudres que nous vendons.
_ Et que proposez-vous en échange ?
_ Je vous donne le choix entre trois possibilités : adaptation, familier provisoire, et protection. Vous en choisirez deux.
_ C’est d’accord. La lévitation vous permettra des mouvements de haut en bas, comme si vous ne pesiez plus rien. Ce sortilège possède une durée confortable. La projection incandescente est un sort d’attaque, du genre que nos gendarmes réprouvent. Elle vous permet d’enflammer une cible située à moins de dix mètres, plusieurs si vous avez une bonne maîtrise. Ce n’est pas efficace à cent pour cent. Un adversaire devinant vos intensions pourrait se mettre hors de portée ou esquiver. Je ne m’en suis pas souvent servi. A votre tour de m’expliquer vos charmes.
_ Certainement. L’adaptation permet d’évoluer en milieu aquatique, membres palmés et respiration, ou de supporter un climat extrême. Par exemple, si l’été est caniculaire, votre corps supporte très bien la chaleur. Cet enchantement peut vous donner des ailes, mais au mieux vous planerez. Il peut modifier votre régime alimentaire.
_ Pas mal, je suis tentée.
_ Familier provisoire est un sort fait pour moi. J’ai déjà perdu deux familiers. A chaque fois, ce fut terrible. Je n’avais plus d’appétit et pendant des mois, je me morfondais, privée d’envie et de volonté. Pourtant, j’aime assez avoir un compagnon, avec qui partager mes pensées. Le sortilège dont je vous parle fait apparaître un petit animal d’ombre, pas très malin, pour quelques heures. Il peut porter des messages, surveiller vos arrières, ou vous servir d’éclaireur. Cependant sa conversation est limitée, et n’espérez pas poursuivre une discussion que vous auriez commencée lors d’une précédente évocation. Comme j’ai renoncé à avoir un familier permanent, le provisoire me dépanne bien.
_ Je vous comprends, dit Refuse.
_ Vous-même, ne semblez pas posséder de familier, ou alors vous lui avez demandé de rester caché ; par prudence ? » Demanda Leaucoule. « Et celui de Défiant, quel est-il ?
_ Ce n’est pas à l’ordre du jour…
_ Décrivez-moi la protection.
_ Soit. Comme son nom l’indique, elle vous préserve, dans une certaine mesure, de ce qui peut vous agresser. Les piqures d’insectes, les ronces, les morsures et les griffures des petits animaux, les brûlures occasionnelles vous sont épargnées. Votre peau amortira les coups comme un cuir épais. N’en espérez pas trop, cependant.
_ Et l’effet dure longtemps ?
_ C’est fonction des épreuves qui vous sont épargnées. La protection vous couvre pendant une journée, si rien ne vous arrive de fâcheux. Mais elle s’épuise rapidement dès qu’elle joue son rôle.»
Refuse réfléchit. Tout l’intéressait, mais en définitive elle estima que le familier provisoire ferait un peu double emploi avec le serviteur d’ombre acquis auprès de l’aubergiste.
« Je prendrai l’adaptation et la protection. Quelles sont les modalités de l’échange? » Demanda-t-elle.
« Si vous avez du temps nous pourrions les recopier dès ce soir. Qu’en pensez-vous ?
_ Ici, nous avons des grandes tables, mais je préfèrerai un endroit plus discret. Montons dans ma chambre.
_ Comme il vous plaira. »
Les deux magiciennes se retrouvèrent donc dans la chambre de Funambule. « Vous êtes mon invitée, à vous la petite table. Je m’assiérai sur le lit, » déclara Refuse. Leaucoule s’installa. Elle ouvrit sa sacoche avec une petite clé, et en sortit un livre grand comme son avant-bras, ainsi que des feuilles volantes, et du matériel d’écriture. Pendant ce temps sa consœur tirait ses affaires de son espace magique. Leaucoule surprit l’apparition du grimoire, et cela lui donna à penser que Funambule jouissait effectivement d’une bonne marge de négociation. Deux heures s’écoulèrent pendant lesquelles un client de l’auberge, marchant dans le couloir, aurait pu croire la chambre des magiciennes inoccupées, tant celles-ci étaient absorbées dans leur travail. Leaucoule finit un peu avant Funambule. Elle laissa son homologue terminer, se relire… Enfin, les initiées procédèrent à l’échange. Chacune vérifia qu’il ne manquait rien, en comparant les grimoires ouverts et les copies. Refuse rangea ses affaires. Leaucoule referma sa sacoche d’un tour de clé. Il était temps de se dire au revoir.
« Vous êtes plus avancé que moi, Funambule. Pourtant je jurerai que vous êtes aussi plus jeune.
_ Ceux qui échangent et qui étudient apprennent plus vite.
_ Oui, sûrement. Je ne suis pas certaine que Défiant soit beaucoup plus puissant que vous. Je ne devrais pas vous dire cela. Oh, il a rassemblé quelques objets utiles, et sa situation est très enviable, mais il a une cinquantaine d’années. Votre potentiel est impressionnant… Votre nom suggère que vous aimez prendre des risques, » dit-elle en faisant un pas vers Funambule.
« Et le votre, que signifie-t-il ? Que vous êtes une bonne nageuse, ou qu’on ne vous attrape pas facilement ?
_ Oui, c’est ça, c’est la deuxième idée. Je m’enfuyais tout le temps quand j’étais gamine. J’ai fugué trois fois ! Je n’étais pas malheureuse, mais je ne supportais pas de rester au même endroit. Je collectionnais les garçons. Je me suis un peu assagie, mais gare à celui qui me croirait sienne à jamais !
_ Et vous arrivez à travailler dans une boutique ?
_ Pour l’instant. Mais en vous voyant, une autre idée m’est venue. Vous êtes beau garçon Funambule. » La main droite de Leaucoule frôla la poitrine de Refuse, caressa l’épaule gauche de celle-ci et redescendit en suivant l’extérieur du bras. La magicienne de Portsud approcha ses lèvres de celles de son hôte. « Je comprends pourquoi Défiant vous emploie. Vous êtes redoutable Leaucoule, ou c’est moi qui suis pitoyable.
_ Que voulez-vous dire ? » Leaucoule avait passé ses bras derrière Funambule. Les corps se touchaient, mais elle avait soudain écarté son visage. « Je sais changer mon apparence, mais je ne suis pas douée pour jouer la comédie. Navrée, Leaucoule, je suis une fille… » Leaucoule recula, pas incrédule, mais pensive.
« Oui, mes plans en sont… modifiés. Cependant pourquoi ne pas en profiter tant que tu as la forme d’un mâle ?
_ Parce que je n’en ai pris que l’aspect extérieur. Mes seins sont plus petits, mes épaules plus larges, mes hanches plus étroites, mais je suis encore une femme. Je suis désolée, mais ton maître n’est pas le seul à prendre ses précautions.
_ Cela va le rendre beaucoup plus suspicieux, sais-tu ?
_ Négocions. Si je pouvais échanger avec lui, je te donnerais le sortilège de changement d’apparence. J’ai la nette impression que tu t’en serviras mieux que moi.
_ Qui t’a parlé de Défiant ?
_ Le commandant de la gendarmerie de Portsud.
_ Pourquoi côtoies-tu les gendarmes ?
_ Ils savent plein de choses.
_ J’en ai vu un au bar, non ? Tu travailles pour eux ?
_ Non. C’est l’agent Coriace qui a décidé unilatéralement de veiller à ma sécurité, autant qu’à celle de tous les confrères et toutes les consœurs que je pourrais croiser.
_ Tu me caches beaucoup de choses. J’ai bien envie de parler à ce Coriace. En outre, il pourrait sauver ma soirée.
_ Je ne voudrais pas te priver Leaucoule. Cependant, sache qu’il y a peu de chance que j’agresse qui que ce soit. En fait, je suis venue vérifier quelque chose. Et non, je ne peux pas te dire quoi. Un échange avec Défiant serait enrichissant pour nous deux, et me permettrait probablement d’effectuer ma vérification, sans faire de vague, et sans menées intrusives. Et si je devais le soupçonner, alors la gendarmerie jouerait les intermédiaires. Le reste serait une question d’intelligence. Évidemment, je garderai mon apparence actuelle pendant tout mon séjour à Portsud. Une dernière chose : je suis très satisfaite de notre échange de ce soir. »
Leaucoule fit retraite vers la porte. La main sur la poignée, elle demanda :
« Qui est ton maître Funambule ?
_ Cela fait partie du problème. »
Échanges méfiants.
Leaucoule n’insista pas davantage. Elle redescendit en faisant le moins de bruit possible. Le bar avait fermé depuis longtemps. Le restaurant était plongé dans l’obscurité. Une lampe magique éclairait le veilleur de nuit. La magicienne sursauta en découvrant un gendarme qui montait la garde sous l’enseigne de la Poule Folle. Mais ce n’était pas Coriace. « Bonne nuit, mademoiselle, » dit l’homme pour la rassurer. Elle lui rendit son salut et se hâta vers la boutique de l’apothicaire. Pendant ce temps, Refuse entreprit de recopier les deux sortilèges promis à Chiffrexact. Elle estimait qu’en dépit des complications engendrées par le changement d’apparence sa journée avait été très fructueuse. Elle cessa d’écrire vers une heure du matin. Bien sûr, la fatigue lui commandait de se mettre au lit. Mais d’abord, il lui fallait assurer sa sécurité, maintenant qu’elle était repérée, identifiée comme magicienne confirmée, qu’elle avait rendu public la plupart de ses sortilèges, et qu’on savait où la trouver. Une révélation suffirait à déjouer illusion et invisibilité. On pouvait également l’épier à distance avec des sens de sorcier. Elle-même était tentée de s’en servir contre Défiant. Au lieu de quoi, elle éteignit sa lumière magique, et patienta quelques minutes… Venait-elle de voir un rat, sur le rebord de sa fenêtre ? Comment était-il arrivé là ? Elle sortit dans le couloir et évoqua la Porte de Verlieu. Elle sombra dans les herbes vertes sombres, sous un ciel indigo dépourvu d’étoiles.
Lorsqu’elle réintégra sa chambre, la matinée était déjà bien avancée. Elle observa longuement les lieux, en quête d’un détail trahissant une visite nocturne. Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur une cour pavée. Le rat n’avait pas pu monter un étage par des moyens naturels : le mur n’offrait ni aspérités, ni plantes grimpantes, ni tube d’évacuation des eaux. Refuse descendit à la réception. Elle demanda à voir Chiffrexact.
« Enfin debout ! L’adjudant Coriace a demandé de vos nouvelles, mais vous ne répondiez pas.
_ J’admets avoir dormi d’un sommeil profond. Il faut croire que j’en avais besoin. Voici vos sortilèges monsieur. Avez-vous eu le temps de recopier le mien ?
_ Certes ! Allons dans mes appartements pour les relire, voulez-vous ?
_ Je vous suis. »
Il la mena au quatrième étage, dans une pièce lambrissée aux murs tapissés de jaune. Autour d’un poêle habillé de faïences blanches peintes de motifs floraux, on avait disposé des chaises en bois sculpté et un fauteuil capitonné. « J’en ai pour un instant, » dit Chiffrexact. Il disparut par une porte latérale. Un lévrier noir en profita pour entrer. L’animal vint s’asseoir à côté du fauteuil du maître. Il se tenait très droit, bombant le torse, le museau pointant à quarante-cinq degrés vers le plafond. Refuse ne resta pas devant l’encadrement de l’entrée. Elle se déplaça sur sa gauche, et fit mine de contempler les fleurs du poêle. « Où êtes-vous ? Ah, bel objet, n’est-ce pas ? Voici le serviteur d’ombre ! Et voici le modèle ! » La magicienne vérifia le travail de Chiffrexact. La copie étant fidèle, elle ouvrit son propre grimoire aux pages des sorts qu’elle avait recopiés.
« Les pages blanches sont souvent plus nombreuses que les pages noircies dans un livre de magie. Mais je devine que vous n’avez pas chômé. Vous êtes un passionné, monsieur.
_ J’espère encore augmenter mon répertoire. Cela valait la peine de venir. Je vous en prie, relisez-moi.
_ Bien sûr, voyons ça…» Chiffrexact se donna tout le temps nécessaire, et recommença. « C’est en ordre, voici l’argent pour l’annulation », déclara-t-il, « savez-vous combien de temps vous resterez à Portsud ? Je veux dire, si j’avais des questions…
_ Je comprends, répondit Refuse en prenant la bourse qu’on lui tendait. Il m’est difficile de vous répondre. Toutefois, en cas de problème, la gendarmerie saura où me trouver, tant que je serai dans les Contrées Douces. Je pense d’ailleurs en avoir pour un bon moment. Au besoin, je me ferais une joie de vous apporter des éclaircissements.
_ Ce matin, Coriace ne vous a pas trouvé.
_ Oui, mais il sait que je ne suis pas loin ». Refuse compta la monnaie : « C’est juste ! Souhaitons-nous bonne journée et de la réussite dans nos affaires.
_ Bonne journée !»
En sortant de l’auberge, Refuse ne manqua pas de voir le planton de faction. Celui-ci la retint :
« Monsieur, l’adjudant Coriace m’a chargé de le prévenir, dès que vous-vous manifesterez. Où pourra-t-il vous retrouver ?
_ Je retourne à la boutique de Défiant. Selon les cas, ce que j’aurais à y faire durerait quelques secondes ou quelques heures. Si je ressortais rapidement, je consacrerai le reste de ma journée à échafauder des plans et à étudier mes nouveaux sortilèges. A cette fin, je rechercherais un lieu discret et sûr, éventuellement hors de la ville. »
Refuse emprunta un chemin indirect. Contrairement à ce qu’elle avait dit à Leaucoule, elle adopta une nouvelle apparence, celle d’une jeune femme fragile, aux longs cheveux noirs et au teint de porcelaine, élégamment vêtue d’une robe bleue outremer à longues manches. Elle se rapprocha de la boutique, tout en se familiarisant avec les rues de Portsud. Elle croisa Coriace sur la place du Marché aux Grains. L’adjudant paraissait contrarié. Elle découvrit qu’il avait placé un homme à chaque extrémité de la rue de l’apothicaire. Refuse s’éloigna dans une ruelle le temps de se doter de la révélation et des sens de sorcier. Elle ferma les yeux, mais ne cessa pas de voir. Son regard prit de la hauteur, puis plongea rapidement vers sa cible. Il traversa la vitrine de la boutique. Leaucoule, en tenue rose, servait un client, un gros monsieur aux épais sourcils, avec une barbiche rousse. Une, deux, trois cuillerées de poudre versée dans un petit sachet. Les mains de Leaucoule refermèrent le bocal, et le reposèrent délicatement sous le comptoir. L’homme paya, en remerciant d’une voix un peu aiguë, fourra son achat dans la poche de son manteau anthracite, et sortit en se dandinant d’un air satisfait. Une section de mur, dissimulée par un rideau, à droite de Leaucoule, était une illusion masquant une porte. Écartant la tenture, une dame grise à la mine sévère entra dans la pièce. Robe argentée, visage sans âge, et regard dur, elle s’adressa à la vendeuse sans vraiment la regarder, en quelques mots très brefs, puis elle sortit dans la rue. Refuse dirigea sa vision au-delà de l’illusion. Dans une salle plus grande, un homme pesait des ingrédients sur une balance très sensible. Lui aussi avait perdu ses couleurs. Il y avait un peu de désordre dans ses cheveux sombres et courts, coiffés en arrière. Il portait une ample tunique terne, resserrée à la taille, et des braies noires. Clés, bourses et sacoches pendaient à sa ceinture. Le front, creusé de rides profondes, dominait des yeux caves. Le bas du visage, barbu et mou, contrastait avec la partie supérieure. « Voilà mon homme, se dit Refuse. Voyons ce que je peux apprendre de plus. » Le regard de la sorcière monta un escalier. Il visita la chambre des époux, un petit salon, une salle de bain, les latrines, une autre chambre avec un grand lit, une cuisine dans laquelle s’activait une domestique. Aux étages supérieurs vivaient d’autres familles, plus modestes. Dans les combles on avait aménagé de petites chambres. Mais on devinait aussi une pièce plus vaste, équipée de meubles dépareillés, garnie de tapis usés. Sans la révélation, Refuse n’aurait vu que ténèbres car les volets étaient fermés. Pourtant la magicienne n’aurait pas entreposé son grimoire ici. Il s’agissait plutôt de l’endroit où Défiant essayait ses sortilèges. Mais le livre, il devait l’avoir soit dans sa chambre, soit dans son atelier. Le regard revint en arrière, fouilla les armoires, les coffres, les buffets, et sonda les murs et les planchers. Madame rangeait ses affaires dans une commode, de son côté du lit conjugal : bijoux, souvenirs précieux, portraits des enfants, lettres, comptes du magasin, une statuette enchantée figurant un scorpion et un livre de magie. Monsieur faisait de même : portrait en couleur de son épouse, quelques romans, un traité médical, des lettres, des listes de fournitures, une statuette enchantée figurant un serpent, et un livre de magie. Refuse jaugea le nombre de pages manuscrites : elle en avait bien davantage. Le format de l’ouvrage était différent de celui de son maître. Elle ne voyait pas de trace de collage. Défiant n’avait pas fait relier un deuxième tome. On pouvait douter qu’il fût le voleur.
Refuse rouvrit les yeux. Elle reprit l’aspect de Funambule et alla rejoindre Coriace.
« Je me faisais du souci, dit-il. Je commençais à me demander si vous n’étiez pas venue à Portsud dans l’intension de m’égarer. En me plantant là, vous seriez partie mener vos recherches ailleurs.
_ Hé-hé, pas bête ! Mais non, vous avez été victime de ma prudence. Je vais maintenant retourner chez Défiant. Sa femme, magicienne elle aussi, est sortie. Je crois qu’elle n’a pas beaucoup de sympathie pour Leaucoule. Défiant fait des préparations dans son atelier.
_ Vous les avez espionnés ?
_ Eux aussi. Cette nuit, l’un d’eux m’a envoyé un familier. Apparemment, je ne trouverai pas ce que je cherche chez l’apothicaire, mais je suis tout de même curieuse de voir ce qu’il a à me proposer. »
Refuse et Coriace s’engagèrent dans la rue aux pavés oranges. Funambule poussa la porte rouge.
« Bonjour Leaucoule, où en sont nos affaires ? » L’intéressée leva les yeux vers la voute en trompe l’œil.
« Mon patron ne souhaite pas être mêlé à des histoires compliquées. Il reconnaît que vous êtes une bonne occasion d’accroitre son répertoire, mais il redoute de s’exposer. La patronne est plus méfiante encore. Quand je suis venue travailler ce matin, elle m’a prise à part, et m’a déclaré qu’elle voyait clair dans mon jeu. Elle doit s’imaginer que je cherche à séduire son mari, ou quelque chose dans le genre.
_ Ce qui vous arrive est très inconfortable, en effet. Plus tôt j’aurai conclu mes échanges, plus tôt la crise sera derrière vous.
_ Non, je ne crois pas. Leaucoule ajouta tout bas : Je pense que mon départ est imminent. Dommage, j’aimais bien Portsud. Mais Défiant ne me laissera jamais ouvrir une boutique concurrente.
_ Allez le chercher. Je sais qu’il est ici. Je vous ai promis le changement d’apparence, souvenez-vous. Vous n’êtes pas obligée de vendre la même chose, n’est-ce pas ?»
A ce moment là une dame entra pour acheter un remède précis. Puis ce fut un monsieur indécis qui découvrait la boutique. Il posa des tas de questions et se fit montrer le contenu d’une dizaine de bocaux. Leaucoule fut trop contente de le planter là pour s’occuper d’une urgence : un artisan livide qui s’était coupé le pousse jusqu’à l’os. Le gars était costaud, mais il menaçait tout de même de tourner de l’œil. L’apothicaire lui appliqua une poudre coagulante et désinfectante, puis lança un charme de cicatrisation. L’hésitant en profita pour s’éclipser. L’artisan resta un peu pour raconter son histoire. Par chance, il travaillait dans la même rue. Un compagnon d’atelier vint aux nouvelles. On le renvoya chercher de quoi payer les soins. Entre temps un couple acheta une potion contraceptive, et un gamin récupéra une commande prépayée. Leaucoule lui détaillait le contenu du panier, quand la patronne revint de son escapade :
« On s’occupe de vous, messieurs ? » Demanda-t-elle.
« Adjudant Coriace, madame !
_ Funambule, magicien désireux d’échanger avec monsieur Défiant.
_ Cassante, son épouse. Je gère la boutique. Ce que vous voulez n’a pas directement à voir avec notre commerce. Vous serait-il possible de revenir en soirée ?
_ Certainement, répondit Refuse, mais est-ce trop demandé que d’avoir la réponse de Défiant en personne ? Je gagne ma vie en assurant la sécurité de transactions sensibles. Aujourd’hui, l’adjudant remplira ce rôle. J’étais loin d’imaginer, madame, que mes démarches susciteraient autant de gêne.
_ Vous auriez dû m’en parler d’abord.
_ Admettons, Défiant ne peut-il pas du tout nous voir, ne serait-ce qu’un instant ?
_ Restez ici. Je vais en discuter avec lui. »
Refuse et Coriace restèrent seuls avec Leaucoule. La vendeuse replaça quelques bocaux sur les étagères, fit briller le comptoir avec un sort mineur, et parfuma la pièce, en espérant l’arrivée d’un nouveau client. Les minutes s’écoulaient, elle fixait les vitrines brumeuses. Refuse sentait son désir d’être ailleurs. Coriace s’adossa au comptoir. En regardant dans la même direction que Leaucoule, il engagea la conversation :
« L’effet est joli, mais ce n’est pas très pratique. Je veux dire : vous découvrez vos visiteurs au dernier moment. » Leaucoule soupira. « Non, il y a une clause dans le sortilège. Les patrons et moi-même voyons très bien la rue. La brume lumineuse sert à isoler l’intérieur de l’extérieur. L’ambiance est plus intime, à peu de frais… Pourquoi suivez-vous Funambule, monsieur ? » L’adjudant laissa s’écouler plusieurs secondes avant de répondre : « C’est une affaire que je ne dois pas étaler au grand jour. Ma mission consiste à en apprendre le plus possible sur les relations entre les principaux mages des Contrées Douces, à protéger Funambule pendant ses démarches, et à l’empêcher de mettre d’autres initiés en danger, comme vous-même, monsieur Défiant ou madame Cassante. Funambule aurait quelques raisons de se méfier, et inversement, ceux qui ont affaire à elle ; heu, je veux dire à lui, risquent gros. Une erreur de jugement, une action hâtive, une réaction inappropriée, et ce serait le drame. Je ne saurais conseiller à Funambule de baisser sa garde, et pourtant j’observe que sa prudence nourrit trop de suspicions. Dans le cas présent, le nom de votre patron dit assez que nous marchons sur des œufs, n’est-ce pas ? » Leaucoule ne l’écoutait plus que d’une oreille distraite : « J’étouffe ici, » souffla-t-elle dans un murmure.
Cassante revint peu après :
« Je sais que vous ne montrez pas votre vrai visage ! » Annonça-telle. « C’est exact. J’ai besoin de cet anonymat. Hier, votre employée m’a fait savoir que Défiant ne serait pas intéressé par l’annulation. Que dirait-il d’un espace magique ? C’est très pratique pour ne pas s’encombrer, ou pour mettre ses affaires en lieu sûr.
_ Ainsi, vous confirmez votre niveau d’expertise.
_ Tout dépend du contexte, madame.
_ Mon mari connaît bien les initiés de son rang. Pourquoi n’a-t-il jamais entendu parler de vous ?
_ J’ai voyagé. Mon dernier maître fut dame Réfania, dans le Garinapiyan, pendant un temps trop court, hélas. Si un échange doit avoir lieu, mieux vaut qu’il se déroule maintenant, car nous n’aurons pas de meilleures conditions, ni ce soir, ni demain. Puisque vous m’avez observé avec une révélation, vous avez probablement agi de même avec l’adjudant Coriace. Le croyez-vous sous l’emprise d’un charme ?
_ Non pour autant que je puisse en juger.
_ Que me proposez-vous ? Si nous-nous mettions d’accord maintenant, je reviendrais avec la copie en fin d’après-midi.
_ Cette transaction n’est pas votre véritable but ! Vous nous cacher quelque chose !
_ Si, elle l’est. Je cherche essentiellement à agrandir ma liste. Quant à avoir des choses à cacher : évidemment.
_ Purge ? Lien de source ?
_ Expliquez.
_ Purge soigne les maladies naturelles, en éliminant ce qui cause du désordre dans votre corps. Lien de source, est un usuel pour qui veut créer des effets permanents.
_ Ce sera lien de source. Quand j’aurais besoin d’une purge, je viendrai vous acheter une potion. » Ces paroles à peine prononcées, la magicienne changea d’avis ; mieux valait prévoir :
« Au fait, combien ça coûte?
_ Cinquante douceurs. »
La moitié de ce que la vente de l’annulation avait rapporté à Refuse. La magicienne tira sa bourse de l’espace magique et posa la somme sur le comptoir noir. Leaucoule fit glisser une à une les pièces d’argent dans sa main. Le tiroir-caisse tinta. Puis elle ouvrit un bocal qui contenait des gros bonbons rouge sang, lisses et translucides. Elle en emballa un dans un petit rectangle de papier blanc, qu’elle torsada aux deux extrémités pour enfermer la friandise enchantée. Elle le tendit ensuite à Funambule, en la gratifiant d’un sourire très commercial.
« A ce soir ! » Lança Refuse en sortant. Coriace ne la suivit pas tout de suite. Elle rentra directement à la Poule Folle, où elle entreprit de recopier la formule de l’espace magique. Après quoi elle prépara une seconde fois la révélation. Quand elle eut terminé, Refuse se fit dire l’heure par un sort mineur. Estimant qu’elle avait encore le temps de faire quelques achats, elle se rendit, sous l’apparence de la dame fragile, dans une librairie. On lui vendit le Recueil des Tours Faciles, imprimé au format vingt fois treize centimètres. L’ouvrage débutait par une préface de cinq pages. Suivaient des considérations d’ordre général, sur dix pages, puis des éléments de vocabulaire et de grammaire magiques. Ce chapitre occupait une cinquantaine de pages : il donnait des bases. Suivait les listes des sorts mineurs, classés selon l’ordre alphabétique de leur dénomination courante, ou regroupés par familles d’usage. Refuse vit beaucoup de formules faisant double emploi. Beaucoup de charmes étaient moins puissants que ceux que Sijesuis lui avait enseignés, ou qu’elle avait récoltés auprès d’autres magiciens. Par exemple, elle connaissait flammèche, qui permettait de faire jaillir une courte flamme. Le recueil présentait plusieurs variantes, en limitant l’emploi par des spécifications : brûler une buche, allumer une torche, chauffer une casserole, désinfecter un outil de chirurgie, blesser un animal, consumer des déchets. En conséquence les formules étaient souvent plus longues, mais l’usage en était aussi plus sûr. La description des sorts mineurs s’étalait sur une centaine de pages. Le livre se finissait par des élucubrations théoriques, confuses et erronées, au sujet des entités.
Refuse flâna un peu le long des quais. Le port était très actif. Il se divisait en deux parties, l’une réservée à la pêche, l’autre au commerce. Ici mouillaient de grands voiliers des Contrées Douces et du N’Namkor, reconnaissables aux motifs qui ornaient leurs voiles, ainsi qu’aux bas-reliefs géométriques sculptés dans le bois noir des coques. La brise marine animait la robe bleue et jouait avec les longs cheveux de la dame fragile, pendant que le soleil descendait sur l’horizon. Refuse s’en retourna vers le centre ville. Funambule remplaça alors l’aspect précédent, imposant un pas plus énergique. La magicienne commençait à investir son personnage d’un caractère propre, subtilement différent du sien, ou de celui de son frère. Mais était-ce opportun ? Malgré la pénombre croissante, les passants de la Place du Marché aux Grains n’avaient pas encore sorti les lanternes enchantées. Refuse aperçut Leaucoule, qui marchait en sens contraire, songeuse. Sa journée de travail étant finie, on n’avait plus besoin d’elle pour jouer les intermédiaires. La sorcière blonde vit Funambule au dernier moment. Elle lui adressa dans l’urgence un signe de la main, comme si elle faisait des adieux à un navire déjà loin. Funambule lui répondit par un sourire assortit d’un clin d’œil, et poursuivit sa route. Mais Leaucoule le rattrapa :
« Si tout se déroule comme vous le souhaitez aurais-je ma récompense ?
_ Le changement d’apparence ? Dès ce soir, ou demain matin. Devrais-je vous l’apporter à la boutique ?
_ Non, je souhaitais vous rejoindre à la Poule Folle. En cas de problème, voici mon adresse. Elle tendit un bout de papier. Bonne chance, » ajouta-t-elle, avant de s’en aller.
Elle habitait dans le secteur est, la deuxième rue parallèle au front de mer. « Je n’ai pas eu le temps de lui demander si elle avait vu l’adjudant, » pensa Refuse. Elle posa la question au gendarme qui montait la garde à l’entrée de la rue de l’apothicaire.
« Il est passé il y a un quart d’heure environ. Il vous attend dans la boutique.
_ Merci. »
Refuse prononça la formule de la révélation. Ainsi, elle se sentirait moins vulnérable. Elle retrouva avec une légère appréhension les globes lumineux éclairant la façade rouge du magasin de remèdes.
Cassante était assise derrière le comptoir. Coriace se tenait juste à droite de la porte. A première vue, tous les deux étaient affectés par des enchantements. Refuse supposa que sa vis-à-vis saurait voir les choses cachées et magiques, et qu’elle avait peut-être assujetti le gendarme à l’aide d’une persuasion. Funambule resta sur le seuil, considérant tour à tour les deux autres personnes présentes. Enfin il déclara :
« Je n’aime pas l’idée que l’adjudant, qui se tiendra dans mon dos, se trouve sous l’emprise d’un sortilège.
_ Quel sortilège ? Demanda Coriace.
_ J’ai simplement voulu vérifier que vous n’aviez pas vous-même une influence qui fausserait l’impartialité de notre gendarme, répliqua Cassante.
_ Le commandant Direct ne va pas apprécier. Enfin, vous lui expliquerez. En attendant, je lève le charme ». Funambule prononça une annulation.
« C’est donc que vous avez des munitions», commenta Cassante.
Mais le regard de Coriace s’était durci. La femme de l’apothicaire ne s’était pas faite un ami. Funambule jugea qu’il pouvait s’avancer. Il posa sa copie de l’espace magique sur le bois laqué, la première page face visible. Cassante le fit attendre un peu, une manière de prendre sa revanche, et parce qu’elle ne concevait pas d’exister sans agacer son entourage. Enfin elle consentit à sortir la formule complète du lien de source préparé par Défiant. Refuse lut le texte qui lui était destiné. L’autre sorcière parcourut celui acquis par son mari.
« Adjudant Coriace, nous entrons maintenant dans la phase la plus délicate de l’échange : la comparaison entre les copies et les originaux », déclara Funambule.
« Ce n’est pas une obligation ! Protesta sa consœur. Si vous testez la formule dans les prochains jours, vous verrez qu’elle est juste !
_ Et il y de très grandes chances qu’elle le soit en effet. Mais je ne voudrais pas vous déranger davantage, madame. En outre, bien que je comprenne les réticences de votre époux à se mettre en avant, j’aimerais lui montrer les pages de mon grimoire, et voir les siennes. Le procédé est grossier, mais qui sait que vous n’y gagnerez pas un petit supplément ?
_ Quel serait votre intérêt ?
_ Le plaisir de sa conversation. Y a-t-il à Portsud un initié plus versé que lui dans notre art ?
_ Vous, peut-être ?
_ J’ai échangé avec Leaucoule, et tout s’est bien passé. J’ai également fait affaire avec l’aubergiste de la Poule Folle, qui soit dit en passant n’est pas un amateur. Et avant-vous, à chaque fois que cela me fut possible, dans toutes les villes où je me suis arrêtée. Tout ira bien madame Cassante ! »
L’adjudant aussi avait son mot à dire : « Je me permets d’ajouter que je suis plus efficace quand je dispose de mon libre arbitre plein et entier, ce qui est désormais le cas. » Cassante, hautaine et contrariée, les conduisit dans l’atelier derrière le rideau, sans dire mot.
Défiant s’y trouvait, invisible, mais repérable par la révélation. Funambule se tourna vers lui, afin d’indiquer sa position à Coriace, puis il fit de la place sur un plan de travail. Son livre apparut dans sa main. Il l’ouvrit à la bonne page et le tint incliné sur la table. « Je vous en prie. » Le gendarme vit une chaise osciller, reculer en raclant le sol, puis s’avancer de nouveau. Il vit les feuillets que Cassante lui tendait disparaître, puis réapparaître à plat devant le grimoire. Cinq minutes s’écoulèrent. Une page tourna, puis une deuxième, après une durée équivalente, et enfin une troisième. Il ne vit pas Défiant hocher la tête en signe d’assentiment. Funambule referma son manuscrit. Le sorcier de Portsud avait largement eu le temps d’estimer le répertoire du voyageur. Il le savait plus large que le sien. Cassante était arrivée aux mêmes conclusions. On pouvait aussi soupçonner qu’il contînt des formules plus puissantes que celles de l’échange. « Excusez-moi, » murmura Défiant. Il se leva pour aller chercher son grimoire. Il quitta la pièce. Funambule s’efforça de ne pas montrer son exaspération, mais quelque chose dut transpirer de son humeur, car pour la première fois Cassante perdit un peu de sa superbe. Elle renonça même à un commentaire qui était pourtant tout près de jaillir. La porte de l’atelier s’ouvrit puis se ferma. Un nouveau livre apparut sur la table. Défiant invita son confrère à prendre sa place.
« Je regarde la reliure, dit Funambule.
_ Qu’a-t-elle, la reliure ?
_ Rien… Elle est très bien. Propre, d’un seul tenant… Sans ajout. Et Refuse ajouta pour elle-même : Comme dans mon souvenir. C’est le même ouvrage que celui observé avec les sens de sorcier. Alors, soit je le considère comme innocent, soit je fouille sa maison de la cave au grenier, je démonte le parquet et j’arrache les papiers peints. Bon… Nous n’en sommes pas là.»
Funambule compara l’originale et la copie du lien de source. Évidemment, il n’y avait rien à redire. Les magiciens sont gens méticuleux.
« Tout est parfait. Je suis satisfait de cette transaction. Puisse l’espace magique vous ouvrir des possibilités et accroitre votre prospérité ! Et merci de vous être pliés à mes exigences. En avons-nous complètement fini ?
_ Oui, il me semble, répondit Cassante.
_ Dans ce cas, au revoir. Madame ; Monsieur ». Funambule s’inclina brièvement deux fois, et prit le chemin de la sortie.
« Une bonne chose de faite, murmura Coriace, j’espère que ce ne sera pas le même cirque à chaque fois ! »
Il laissa les époux s’interroger sur ses dernières paroles et emboîta le pas à Refuse. Mais une fois dans la rue, il manifesta sa réprobation :
« Franchement, vous êtes tous un peu fêlés ! Avec des armes à feu, il y a autant de danger et on ne fait pas tant d’histoire !
_ C’est parce qu’il n’y a pas d’enjeu de pouvoir. Les truands de Firapunite, armés de rapières, sont pires que nous quand ils partagent leur butin. Un fusil tout seul se tient sage. Mettez-le à côté d’une montagne d’or : il s’affolera. A propos, je retourne à la Poule Folle. Mademoiselle Leaucoule a droit à un petit supplément.
_ Vous parlez toujours de votre affaire ?
_ Oui.
_Ce n’est pas fini ?
_ Non.
_ Allez-vous encore copier, comparer, vérifier et vous défier ?
_ Copier, comparer et vérifier, en effet. Je pense que Leaucoule est sur le départ. C’est imminent. En outre, elle voulait vous parler l’autre soir.
_ Je n’ai pas eu cet honneur. Que me veut-elle ?
_ Poser des questions indiscrètes, s’assurer que vous êtes bien ce que vous paraissez.
_ C’est le cas !
_ Alors je vous l’enverrai, dès que nous aurons fini. Mais il sera tard. _ Je vais en profiter pour faire un somme à la caserne.
_ Voici son adresse. » Elle éclaira le papier avec une lumière magique. Il lut.
Funambule entra à la Poule Folle la mine réjouie. Le maître d’hôtel lui rendit son salut par un petit mouvement de tête en direction de la salle du restaurant. Leaucoule était assise côté fenêtre devant une tasse vaporeuse. Elle avait le regard absent, et ne semblait pas consciente des traces grises qui marquaient son visage partout où le maquillage était parti.
« Que vous est-il arrivé ? » Demanda Funambule. Leaucoule conserva deux secondes la même expression vide, avant de répondre :
« Oh, l’émotion d’un nouveau départ. Comment se sont passées vos affaires ?
_ Très bien ; un peu laborieusement. Je ne croyais pas vraiment que la situation allait dégénérer, mais jusqu’au bout j’ais eu l’impression d’être à la merci d’un accroc, d’un revirement ou d’une attaque.
_ Vous leur avez fait peur.
_ Venez. Je vous ai promis le changement d’apparence. Vous l’aurez : plus besoin des cosmétiques. » Une table du fond se libéra, ce qui donna une idée à Funambule.
« Allons là-bas.
_ Nous ne montons pas dans votre chambre ?
_ Pas cette fois, je préfère varier un peu.
_ Vous êtes bizarre. »
Elles changèrent de place. Une heure durant, Leaucoule observa sa consœur aux traits masculins, son expression concentrée, sa main habile, sa calligraphie sobre. Quand ce fut fini, Funambule l’invita à comparer l’original et la copie, en tournant vers elle les supports d’écriture. Un frisson parcourut la sorcière de Portsud.
« Merci, dit-elle en prenant la formule. Un jour, tout sera imprimé. Ce sera beaucoup plus facile », ajouta-t-elle.
« En partie », concéda Refuse. « Au rythme où vont les choses, c’est pour bientôt. Prenez soin de vous Leaucoule… Ah, j’allais oublier : l’adjudant Coriace se repose à la caserne, mais il vous écoutera volontiers, si vous demandez à le voir. »
Refuse retourna dans sa chambre, l’inspecta, ferma les volets et les rideaux, et se demanda si cela aurait encore du sens de coucher dans l’herbe du Verlieu, alors qu’elle avait payé pour un lit. Elle reprit son apparence véritable. Après un temps d’hésitation la magicienne se dévêtit, plia proprement ses vêtements, qu’elle posa sur sa sacoche, et mit dessus la boucle d’oreille enchantée récupérée dans la campagne de Quai-Rouge. Elle créa une illusion de Funambule dormant près d’elle, et compléta le dispositif par un charme d’alarme. Cette nuit là, on la visita deux fois. D’abord quelqu’un qui séjournait dans l’auberge, et qui connaissait les lieux, repéra puis annula l’alarme, crocheta aisément la serrure dans le plus grand silence. Il ouvrit la porte, et, malgré les ténèbres, put contempler à loisir ce que contenait la pièce. Il nota qu’il y avait deux initiés, et que l’homme générait une aura magique. Le bijou aussi : c’était la première fois que l’intrus le voyait. Il supposa que la boucle d’oreille appartenait à la femme ; mais pourquoi une ? Bien sûr, il soupçonna un piège. Il avait de quoi paralyser une cible. Normalement c’eut été suffisant pour dévaliser Funambule, mais la présence de son amie compliquait sérieusement l’affaire. Si les choses tournaient mal, l’intrus serait rapidement à court de sortilèges. Le sorcier sur le seuil, pesa le pour et le contre. Un examen plus minutieux aurait révélé la nature illusoire du dormeur. Mais l’intrus n’eut pas la présence d’esprit de pousser plus loin son analyse. Le talent lui faisait peut-être défaut. Surtout, il était inquiet, tremblait un peu et transpirait beaucoup. Où Funambule cachait-il son grimoire ? Dans la sacoche, sous la pile de vêtement ? « C’est cela. Si je bouge la bague, il se passera quelque chose. » Il choisit de neutraliser l’homme.
Au moment où Chiffrexact achevait sa formule, Refuse s’éveilla. L’aubergiste déplaça la bague par une télékinésie mineure. Rien ne se produisit. Dubitatif, il attendit un peu en surveillant Refuse du coin de l’œil, puis se pencha sur les vêtements. Il les mit de côté. La sacoche ne semblait pas si épaisse. Elle ne contenait comme livre que le recueil des Tours Faciles : déception. « Oserais-je interroger la fille ? » Se demanda le voleur, planté au milieu de l’obscurité. Une sorte de soupir monta de la jeune femme. Chiffrexact créa une lumière au plafond. Il découvrit alors le visage de la face de nuit. Le temps qu’il en tirât toutes les conclusions Refuse lui expédia le charme d’endormissement. Elle tint la pose allongée dans la pénombre, en appui sur un coude, le drap moulant son corps, pendant que l’aubergiste chancelait. Mais il ne tombait pas. Il luttait. Refuse jura, le repoussa d’un coup de pied en se levant. Le bâton apparut dans sa main. Elle fit deux pas et frappa de son fidèle instrument la tête du fâcheux, lequel s’effondra.
Que faire de lui ? Elle réfléchit à la marche à suivre en s’habillant. « Je vais l’emmener à la caserne ! Ça lui apprendra à respecter mon intimité. » Elle commença à le tirer dans le couloir pour dégager l’entrée de la chambre. Il était lourd. Donc elle le fit léviter à un mètre du plancher. Elle donna une poussée au corps qui le propulsa jusqu’à l’escalier. Puis elle l’accompagna au rez-de-chaussée. Arrivée au bas des marches, une nouvelle impulsion le fit glisser le long du bar. Il s’arrêta au niveau de la réception, en face de la porte principale. Depuis les ténèbres on entendit un « wouf » de surprise, suivi d’un trottinement canin. « Le familier ! » Se rappela Refuse, en reculant. «Je sens votre odeur, Funambule, rendez-vous, ou il vous en cuira ! » Aboya le lévrier.
D’un geste de la main, Refuse commanda le déplacement vertical du corps de Chiffrexact. Celui-ci heurta le plafond à trois mètres du sol. Le chien grogna. « C’est toi qui va m’écouter le toutou, si tu tiens à ton maître, et si tu ne veux pas finir en grillade. Monsieur a joué, monsieur a perdu. » Refuse éclaira la salle pour voir le familier. Il se tenait tout simplement en face d’elle.
« J’en ai connu des plus rusés », se dit la magicienne, en enchaînant par la formule de persuasion.
« Mais pour qui me prenez-vous ? Les serviteurs de mon espèce ne se laissent point si facilement corrompre ! Pour le maître ! »
Le lévrier noir bondit, babines retroussées. Refuse l’arrêta d’une frappe du bâton au thorax. L’animal tomba par terre, et la sorcière lui infligea en sus un méchant coup de pied dans l’estomac. « Je conduits ton maître à la gendarmerie. Tu sauras où le trouver. » Elle actionna le verrou, fit redescendre le corps, le temps de passer la porte, puis le remonta assez haut. Elle le tirait par le poignet.
La sentinelle de faction ne dissimula pas sa surprise. Elle alla rapidement en référer à un supérieur hiérarchique. Refuse avait demandé que l’on prévînt Coriace, mais on lui répondit qu’il était sorti en ville pour la nuit. On réveilla le commandant Direct :
« J’avais dit : pas de combat de mages dans ma ville !
_ C’est lui qui est entré dans ma chambre, et je ne l’ai même pas foudroyé ! » Répliqua Refuse.
« Pourquoi lévite-t-il ?
_ C’est plus pratique pour les déplacements.
_ Pourquoi si haut ?
_ Afin qu’il se broie les os en tombant, s’il m’arrivait malheur.
_ Comme quoi, il n’y a pas de questions stupides… Faites le redescendre. Je vais prendre votre déposition, nous le garderons au moins pour la nuit. Combien de temps votre séjour se prolongera-t-il encore ? Coriace me disait que vos histoires avançaient bien.
_ Je pense en avoir fini avec Portsud. Je puis partir dans la matinée, ou en début d’après-midi selon que j’aurais dormi assez ou pas.
_ Bien reçu. Un gendarme montera la garde devant votre chambre. Sentinelle ! Allez chercher Opiniâtre. »
Pendant les minutes qui suivirent, Direct eut tout le loisir d’observer la forme réelle de la magicienne, de noter sa petite taille, son corps fin, sa peau noire de nuit, et ses amples vêtements gris, resserrés aux hanches, aux poignets et aux chevilles. A l’inverse, Opiniâtre était volumineux et blafard. Son gros visage, barré d’une épaisse moustache, arborait en permanence un air buté et renfrogné, résultat de longues années passées à déchiffrer un monde qui résistait à ses ruminations. Il se mouvait d’un pas régulier et lourd, en faisant entendre sa respiration nasale, car il n’ouvrait presque jamais la bouche. Il suivit Refuse jusqu’à la Poule Folle. L’enseigne, figurant une grande poule jaune jonglant avec des œufs multicolores, suscita chez lui une sourde hostilité. Son souffle s’accéléra pendant qu’il la défiait du regard. Le gendarme poussa la porte entrebâillée. La magicienne fermait la marche, une lumière sur son bâton. Précédé de son ombre menaçante, Opiniâtre fit grincer les marches. On entendit des bruits de course au premier étage. « Que se passe-t-il encore ? » Se demanda Refuse. La masse d’Opiniâtre lui masquait le couloir. Le gendarme s’arrêta devant la seule ouverture. La jeune femme entra dans sa chambre, et s’y enferma. Elle répartit des lumières. Sur le lit, le Funambule illusoire continuait de dormir, en lui tournant le dos. Mais pendant son absence on avait lacéré et brûlé le matelas. « Je n’ai vraiment pas été discrète, si tout le monde s’est donné rendez-vous ici», songea Refuse. Elle se résigna à dormir dans le Verlieu.
Nouveaux départs.
Durant toute la matinée la Poule Folle baigna dans une ambiance de poulailler chaotique. La plus grande confusion régna dans le service. Les clients racontaient toutes sortes d’histoires, lesquelles ne tardèrent pas à se répandre en ville. Opiniâtre resta inamovible. Il ne répondit à aucune question, ne confirma aucune rumeur. Vers dix heures, un autre gendarme prit la relève. Il toqua à la porte, mais n’obtint aucune réponse. On lui avait dit que ce serait peut être le cas, alors il n’insista pas. La moitié des voyageurs qui louaient des chambres, voulurent quitter l’auberge. Le familier de Chiffrexact fit de son mieux pour limiter les départs, en répétant que son maître était victime d’un sortilège, mais que son fidèle serviteur assurerait l’intérim. Les gens étaient moyennement contents de discuter avec un lévrier, ou de lui obéir. La situation empira à midi. A l’heure de pointe du restaurant, les curieux défilèrent en nombre, « pour voir », sans commander de plats ou de boissons. Le lévrier aboya tant et tant que l’établissement fut conséquemment rebaptisé le Chien Fou. Au milieu de cette agitation, on ne remarqua pas une longue dame brune, un peu fragile, se faufilant entre les badauds jusqu’à la sortie. Refuse alla d’abord manger du poisson dans un autre restaurant. Puis elle se rendit à la caserne, sous l’apparence de Funambule, oubliant que Direct l’avait vue la nuit précédente sous son aspect véritable. On la conduisit au bureau du commandant. Celui-ci l’attendait en compagnie de Coriace. « Vous avez pris votre temps. Il est quatorze heures. Chiffrexact prétend qu’il ne se souvient plus de rien : le coup sur le crâne lui sert d’excuse.
_ L’essentiel est qu’il ne tente plus rien contre moi. Plus jamais. Suis-je retenue à Portsud, ou puis-je reprendre ma route ?
_ Vous pouvez partir. Cependant, je vous préviens. Votre équipe va s’étoffer d’un membre supplémentaire. L’adjudant ne sera plus le seul à veiller sur vous et sur les intérêts des Contrées Douces. » Refuse, perplexe, prit congé, Coriace sur ses talons. Il avait l’air excessivement content de lui.
« Allez-vous garder l’aspect de Funambule ? » Demanda-t-il.
« Je pensais revenir à ma forme normale, au moins pendant le trajet vers Convergence. Je me demande si je ne vais pas y aller en train.
_ Il y a bien une gare, en effet, mais elle se trouve dans les faubourgs. _ Je m’y rendrai donc. Je me renseignerai sur les départs et les tarifs.
_ En ce qui me concerne, c’est déjà fait. Nous avons les horaires à la gendarmerie. Quant au coût du transport, il sera pris en charge par mon administration.
_ Et donc ?
_ Le prochain train partira à dix-huit heures. Nous devrions arriver à Convergence demain, vers sept heures.
_ Alors qu’avec la monture magique, il me faudrait quatre jours.
_ Les chevaux sont tout de même bien utiles dès qu’on s’éloigne de la voie. Le mien voyagera dans un wagon spécial.
_ Il acceptera d’être enfermé pendant des heures ?
_ Non, mais il n’aura pas le choix. »
Refuse prit les devants, Coriace allant de son côté chercher son équipier. Elle marcha une vingtaine de minutes, soit un peu moins de deux kilomètres. La gare était un bâtiment neuf, construit en pierre de taille presque blanche. Le toit et les portiques du quai étaient recouverts de tuiles orange. Le prix du billet était toujours assez élevé, mais plusieurs nuits à l’hôtel auraient eu un effet similaire sur ses finances. La jeune femme acheta un aller simple pour la capitale. Elle alla s’assoir sur un banc, à quelques mettre de la voie. Pendant une demi-heure, elle eut le quai pour elle toute seule. Elle ne pensait à rien, son regard se posant successivement sur tous les détails des colonnes, sur les rails, le gravier, sur ses pieds chaussés, sur les nuages, sur des maisons au loin, sur une flaque d’eau, sur n’importe quoi. Elle nota la présente de fils tendus cinq mètres au dessus de la voie, entre des poteaux disposés à intervalles réguliers le long des rails. Puis toutes sortes de gens commencèrent à arriver : paysans, commerçants, familles bourgeoises accompagnées de leurs domestiques portant les bagages, et un initié gris clair. Un vendeur de journaux circulait parmi la foule. De plus en plus on remarquait la magicienne. Son teint noir suscitait bien des commentaires:
« … du N’Namkor, probablement…
_ Non, les femmes du N’Namkor sont plus grandes, en général.
_ Et leurs coiffures sont différentes, enfin je crois…
_ Tu te rends compte, si elle a commencé pâle ?
_ C’est rare dans nos contrées !
_ On dit qu’il y a eu du grabuge à la Poule Folle, cette nuit !
_ Je ne sais pas, à la Poule Folle, on parlait d’un mage venu échanger des sortilèges. D’ailleurs, on l’a vu en ville, alors que celle-là on ne sait pas d’où elle sort.
_ D’où vient-elle ? »
C’est le vendeur de journaux qui se chargea de questionner l’inconnue, lorsqu’elle finit par lui acheter un exemplaire du « Phare de Portsud », le quotidien local.
« Merci, madame, dit-il en recevant la monnaie. Vous savez, les gens discutent tellement de vous, que je crois bien que demain vous figurerez en bonne place dans la rubrique des faits insolites.
_ Vraiment ? » Dit Refuse en esquissant un sourire.
« Oui, du genre : une mystérieuse face de nuit, surgie de nulle part, prend le train. Vous n’êtes pas du N’Namkor ?
_ Non, je viens des Montagnes Sculptées. Je visiterai les Contrées Douces, puis je tenterai l’épreuve des Montagnes de la Terreur.
_ Oh, vous pensez y arriver ?
_ Personne ne peut vaincre les Terreurs. Cependant, je veux les éprouver.
_ Vous voyez, il y a de quoi faire un article !
_ Est-ce vous qui les écrivez ?
_ Non, mais celui-là : peut-être. Comment vous appelez-vous ?
_ Farouche !
_ Eh ! Je ne vous embête pas au moins ?
_ Jusqu’où votre journal est-il vendu ?
_ A Portsud, et dans l’arrière pays, avec un ou deux jours de décalage, pourquoi ?
_ Ça ira.
_ Pourquoi personne ne vous a vu avant ?
_ Comment pouvez-vous en être sûr ?
_ J’aurais déjà perçu la rumeur, » répondit-il avec un sourire canaille.
« Vous surestimez vos talents. Mais je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir de remonter ma piste jusqu’au port.
_ Vous êtes au courant de ce qui s’est passé à l’auberge de la Poule Folle ?
_ J’en ai entendu parler : le propriétaire s’est mis dans de salles draps. Toutefois, je n’y ai pas fait trop attention. Je ne souhaite pas me mêler des embrouilles locales.
_ Est-ce que vous êtes très puissante ?
_ Relativement, mais je suis loin de côtoyer les sommets. On classe les sorcières en apprenties (pas encore grises), débutantes, compétentes, expertes, puissantes, exceptionnelles. Parmi ces dernières la plus avancée d’une région ou d’une alliance a le titre de Haute Magicienne. J’ai rang d’experte.
_ Pourtant, votre peau est noire comme les ombres les plus sombres. On dit que c’est le signe d’une magie supérieure.
_ Pas tout à fait. Dans certaines circonstances, que j’ai connues, on peut s’assombrir plus vite.
_ Ah bon ? C’est très intéressant ! Lesquelles ?
_ Comme être exposée à de puissants sortilèges, mais je n’en dirai pas plus…
_ Vous tenez à garder vos secrets ?
_ Oui, absolument. J’ai répondu à vos questions pour que les gens ne pensent pas n’importe quoi, pas pour étaler ma vie.
_ Mais cela ne vous dérange pas si j’écris quelque chose sur vous ?
_ Si c’est à mon préjudice, ma vie en sera beaucoup plus compliquée. Dites ce que vous savez vraiment, en renonçant à exagérer ou à enjoliver. »
Après cette réplique, le vendeur la laissa tranquille. Refuse n’était plus du tout à l’aise : cette fois, elle aurait mieux fait de changer de visage ! Ou d’adopter une nuance de gris. Elle usa d’un sort mineur de changement de couleur afin de s’éclaircir un peu. La magicienne se promit de modifier sa valeur par étape, pour que l’entourage ne le remarquât pas immédiatement.
Le train entra en gare, très différent de ceux que Refuse avait connus dix ans plus tôt. Les ingénieurs des Contrées Douces avaient accès à des archives anciennes, provenant peut-être de la Mégapole Souterraine. Ainsi leurs techniques évoluaient très vite. Pourtant, le réseau ne s’était pas beaucoup étendu, parce que la production ne suivait pas : la planète n’avait jamais fourni d’énergies fossiles. Il fallait faire sans. Les premières locomotives à vapeur consommaient tant de bois, qu’on avait rapidement préféré un autre mode de propulsion, électrique celui là. Refuse n’avait pour ainsi dire aucune connaissance technologique, sinon concernant les outils que maniaient les paysans. Son savoir scientifique était également très limité. Elle raisonnait en comparant les machines à la magie : tous deux nécessitaient de l’énergie, mais il semblait à la magicienne que la façon de trouver cette énergie différait beaucoup d’un domaine à l’autre.
En posant le pied sur la marche du wagon, Refuse entendit le trot d’un cheval : c’était Coriace. La jeune femme laissa monter les autres voyageurs. Le gendarme était descendu de sa monture. Il aidait une deuxième personne à faire de même. Refuse reconnut Leaucoule. Ainsi sa consœur, en abandonnant son emploi de vendeuse, avait proposé ses services à la gendarmerie, qui lui tendait les bras, littéralement. Coriace embrassa Leaucoule. « Pas très professionnel, » se dit Refuse. Le gendarme conduisit son énorme cheval vers le wagon réservé aux équidés. Leaucoule, se retourna, tout sourire, vit sa collègue, sauta de joie, et courut vers elle en serrant son sac contre sa poitrine :
« Suuurpriiiise ! Smack, smack. Coriace m’a dit que je vous reconnaîtrai facilement. J’ai été engagée pour l’assister. C’est devenu une nécessité, parce qu’il parcourt tout le pays, et qu’il rencontre toutes sortes de gens, parfois des sorciers. Il m’a expliqué notre mission, et donc votre problème. J’ai accepté parce que j’avais besoin de changement. Je me sens revivre !
_ Après vous.»
Leaucoule monta donc la première. Des bancs en bois étaient disposés de part et d’autre d’une allée centrale, tous dans le même sens. « Cela ne va pas être évident de dormir sur ses planches inconfortables, » se plaignit Leaucoule. Refuse fit apparaître un gros coussin noir là où elle avait choisi de s’asseoir.
« Il doit figurer dans votre livre de sorts mineurs, celui que tout le monde a acheté… Ne me demandez pas la page.
_ Merci, je vais y jeter un œil. »
Les deux sorcières occupaient des bancs différents dans la même rangée. Coriace entra dans le wagon, fit un signe à Refuse, puis s’assit à côté de Leaucoule, très occupée à feuilleter son Recueil des Tours Faciles. Le train partit un quart d’heure plus tard.
« Couteau, fourchette, chaise, robe, couverture, chapeau, épée, de quoi écrire, parapluie : pas de coussin !
_ Vous devez prendre le début de la formule, c’est le même à chaque fois, et remplacer la deuxième partie par la description de ce que vous voulez. Ensuite, se sont les paramètres de localisation habituels.
_ Ah, oui…
_ Le problème de ce recueil c’est qu’il ne s’adresse pas vraiment à de futurs mages. Ma version s’appelle objet d’ombre. Je peux tout faire de pas trop gros, de pas trop lourd, mais elle suppose d’avoir du vocabulaire, pour improviser. Le livre imprimé fournit des applications, évidemment non-exhaustives, pour des gens qui n’ont pas une bonne connaissance de la langue.
_ Oui, c’est logique. Merci Refuse. »
Leaucoule mit en pratique les conseils de sa consœur plus expérimentée. Après quelques essais, un bon gros coussin d’ombre se matérialisa dans les mains de Leaucoule. « Ah, ça fait du bien ! » Commenta la sorcière. « Tu en veux un mon chéri ? » Demanda-t-elle à Coriace.
L’adjudant prit le temps de peser le pour et le contre. D’abord l’évidence : un coussin valait mieux que pas de coussin. Ensuite, son image virile risquait d’en être écornée. En outre, bien que personne n’eût été dupe à la caserne, sur la nature de leurs relations, le couple était néanmoins en mission. En tant que supérieur hiérarchique, l’adjudant devait former la contractuelle. Pour justifier son refus, il murmura à son oreille quelques explications qui la firent pouffer de rire. Le train traversait la campagne. Au bout de dix minutes le coussin de Leaucoule disparut. Elle renouvela la formule, en se disant qu’elle avait été trop distraite pour remarquer que Refuse avait fait la même chose. Mais elle guetta le moment où la face de nuit relancerait le sort mineur. Elle manqua les champs, les villages, les troupeaux, le ciel rougissant. Le train s’arrêta pour la troisième fois : il desservirait toutes les petites gares. Refuse n’avait toujours pas remué les lèvres. De nouveaux passagers s’assirent. Le convoi repartit, le wagon s’assombrissait rapidement, maintenant que les derniers feux du soleil se réduisaient à une mince bande de lumière à l’horizon. « Comment faites-vous ? Vous n’avez pas besoin de renouveler votre magie, ou vous procédez sans rien dire ?
_ J’ai demandé à une entité de s’en occuper elle-même, moyennant une petite contribution personnelle. Cela s’appelle créer une boucle. Je serai fatiguée, mais après tout, j’ai l’intention de dormir. En revanche, j’aurais grand-faim demain. Venez près de moi, je vous expliquerai comment faire. »
Leaucoule alla rejoindre Refuse, qui lui fournit la méthode et les tournures. La face de nuit instruisit sa consœur sur la manière de parler aux entités, quand on leur demandait quelque chose qui sortait des habitudes qu’on avait établies avec elles. Il était plus sûr de créer des routines, mais il fallait aussi savoir en sortir, sous peine de pratiquer une magie figée, limitée. Leaucoule, dont la formation avait été conventionnelle, trouvait l’approche de Refuse déconcertante :
« En somme, vous renégociez tout le temps vos rapports avec les entités !
_ Pas tout le temps. C’est amusant ce que vous dites : renégocier. Mon maître était comme cela. Est-ce que Coriace vous en a parlé ?
_ Oui, vous cherchez son grimoire… Il a fait carrière au Garinapiyan.
_ En effet. Bonne nuit Leaucoule. Retournez près de Coriace. »
Peu à peu les passagers fermaient les yeux en espérant dormir. Désormais, le chef de train orientait les voyageurs selon leurs destinations. Plus le trajet prévu était court, plus il dirigeait les gens vers l’avant du convoi. Vers deux heures du matin, les cris d’un nourrisson réveillèrent tous ceux qui avaient trouvé le sommeil. Refuse se leva, fit de la lumière, repéra le fautif, et lui administra le charme adéquat. Plus d’un la remercièrent en silence.
Chapitre cinq : Convergence.
La scène de Convergence.
L’aube dévoila un paysage plus densément peuplé. Le train passait devant des petites gares sans s’arrêter. Il avait pris un peu de retard. Refuse compta deux voies, puis trois. Elle observa des grands champs d’éoliennes qui n’étaient pas là dix ans plus tôt, des routes larges et lisses, des bâtiments en construction. Convergence absorbait ses faubourgs. Les lignes téléphoniques tissaient un réseau arachnéen qui enjambait voies et rivières. En ralentissant le train s’engagea dans une sorte de tranchée bordée d’immeubles. On arrivait. Le convoi fit halte le long d’un grand quai. On devait emprunter une passerelle pour sortir de la gare. Refuse n’avait pas conservé un souvenir très précis du bâtiment. Aujourd’hui, elle découvrait un édifice imposant, fait pour durer. Le hall était immense, sa voute soutenue par de grands piliers polylobés à large base. Des raies de lumière jaillissant de hautes fenêtres en verre blanc, rythmaient le sol recouvert de mosaïques aux motifs géométriques. Cette architecture avait l’aspect robuste des tunnels de Survie. Les métaux étaient rares, car les Contrées Douces ne possédaient pas de grands gisements, sauf celui d’Abrasion, insuffisant pour couvrir la demande. Il fallait importer les matières premières du Garinapiyan, du N’Namkor, ou du lointain continent Firabosem. Les experts prétendaient que les Dents de la Terreur recelaient tout ce qui manquait à la jeune nation. C’est ce qu’on pouvait lire dans le Phare de Portsud. Aucun « spécialiste » ne croyait que l’on trouverait un jour le moyen de dissiper l’antique sorcellerie. Par conséquent, tous plaidaient pour relancer les explorations, au-delà des montagnes, au-delà du désert de l’ouest. Ils s’inquiétaient de l’avance qu’auraient pris les marins du N’Namkor. L’éditorialiste semblait obsédé par la puissance, supposée ou réelle, de l’empire du sud-est.
Pendant que Coriace récupérait son cheval, Refuse et Leaucoule se mirent en quête d’un restaurant. Elles n’eurent pas de mal à trouver ce qu’elles cherchaient, parce que la place de la gare s’était spécialisée dans l’accueil des voyageurs, de l’établissement de luxe au bouge douteux. Les sorcières optèrent pour une taverne propre, aux prix abordables. Elles commandèrent tout de suite trois repas copieux : « Deux portions pour deux femmes affamées, et une portion pour un militaire bâti comme une armoire, précisa Leaucoule. C’est drôle, continua-t-elle, n’étiez-vous pas plus sombre hier soir ? Je distingue parfaitement vos traits.
_ Je me suis éclaircie, avoua Refuse, afin de ne pas trop sortir du lot, et j’ai laissé tomber l’apparence de Funambule. Je me suis rendue compte que je ne suis pas très bonne pour faire semblant. Les gens qui se souviendront de mon passage ici, ne seront pas surpris de me retrouver plus aguerrie, mais ils ne devront pas savoir à quel point. Ici, je ne pourrais suivre la même méthode qu’à Portsud. Les mages de Convergence sont trop nombreux, y compris les plus forts. L’approche sera plus longue. Il me faudra absolument me constituer une clientèle.
_ Pourquoi ne pas proposer vos services aux gendarmes ? Vos talents les intéressent bien plus que les miens.
_ Parce que je ne souhaite pas rester dans les Contrées Douces. Sitôt que j’aurais récupéré le grimoire de mon maître, je retournerai dans les Montagnes Sculptées. »
Les deux femmes continuèrent de discuter en attendant les plats. Coriace ne venait pas. Leaucoule voulut partir à sa recherche, mais Refuse l’en dissuada. Il fallait se nourrir en priorité. Après avoir vidé son assiette Leaucoule annonça qu’elle devait absolument aller aux nouvelles. Les sorcières payèrent, et chacune partit de son côté.
Enfin seule, Refuse fit défiler dans sa tête les noms des mages de la liste de Sijesuis : Imprévisible, Persévérant, Venimeuse, Maline, et Piquante. Elle consacra le reste de la matinée à trouver une chambre d’hôtel dans le centre-ville. Elle déjeuna rapidement. Puis elle se rendit chez un imprimeur, avec un projet d’affiche et de cartes de visite, pour des petits tirages de cent exemplaires:
« Refuse, magicienne experte et mobile, échange ou achète des sortilèges supérieures, surveille les transactions, protège les convois, et explore les endroits inaccessibles. Dix douceurs la journée. Hôtel de l’Orchestre. »
Ce serait prêt dans la soirée. En attendant, la magicienne se montra dans les bars d’affaires, où les marchands de Convergence se réunissaient. Elle posa des questions aux serveurs. On lui parla des principaux acteurs de la scène de Convergence. Fuyant était plus que toujours actif, particulièrement dans le domaine des transports et des communications. Il était en concurrence avec Maline, celle-ci tentant de contrôler toute la filière téléphonique, production des appareils, ventes aux particuliers, et infrastructures du réseau. Bonheurd’offrir régnait sur les grands chantiers immobiliers. Leloup dominait le secteur alimentaire. Symphonie d’Abrasion fournissait des métaux, mais ses concurrents d’Industrieuse étaient en train de la laminer, depuis qu’ils recevaient davantage de fer d’Horizon, le grand port du nord. Elle se tournait donc vers la production du savoir : traduction de textes anciens, contacts avec les savants de la Mégapole Souterraine, créations de laboratoires, édition. Persévérant était à la tête d’un empire bancaire. Le secteur de l’énergie était encore très divisé. Les principaux armateurs se trouvaient à Horizon. Refuse nota que Persévérant et Maline figuraient aussi dans la liste de Sijesuis. Elle voulut en savoir davantage sur les trois autres, Imprévisible, Venimeuse et Piquante. On lui conseilla de se renseigner dans le secteur universitaire, car les élites des Contrées Douces voulaient massivement s’initier à la magie. Elles avaient donc ouvert les portes de leurs écoles à des sorciers de renom. On avait construit l’université en bordure de la Vagabonde, la rivière qui traversait Convergence. Entre deux ponts, s’étendait un parc carré. Le côté est bordait la rive. Les bâtiments constituaient les trois autres côtés. Les mathématiques, la physique et les technologies étaient rassemblées à l’ouest. La magie partageait l’aile sud avec les langues et l’étude des populations. L’aile nord était réservée à la biologie et à la médecine. Tels étaient les centres d’intérêt des Contrées Douces. Refuse s’y rendit afin de se renseigner auprès des étudiants sortant des cours. Elle obtint sans difficulté une liste de noms incluant Imprévisible, directeur de l’université, et Venimeuse, son adjointe. On ne voyait plus beaucoup le premier ces temps-ci, étant donné qu’il s’était retiré dans un manoir à la campagne, et ne venait que pour instruire les plus avancés, une fois par semaine. Ainsi, dans les faits, l’administration revenait à Venimeuse. Toutefois cette dernière devait de plus en plus composer avec une figure montante originaire de Survie, une face de nuit du nom de Libérée. « Vous la connaissez ? » Demanda l’étudiant interrogé, réagissant à l’expression surprise de Refuse. « Certes. Et je ne m’attendais pas à la trouver là. » Elle ajouta immédiatement Libérée à sa liste. Refuse se souvint que l’ex Abomination, s’il s’agissait bien d’elle, n’avait pas eu besoin de dix ans d’étude pour assimiler la Porte de Verlieu. Quelques jours lui avaient suffit. Ce qui prouve qu’à l’époque, elle avait déjà largement le niveau. « Elle voulait avoir des enfants, se construire une vie. Dès lors, pourquoi ne pas tenter sa chance dans les Contrées Douces ? » Pensa Refuse. « Vous avez besoin d’autre chose ? » S’enquit l’étudiant. La jeune femme qui l’avait choisi sur son visage avenant, répondit du tac au tac : « Je loge à l’Hôtel de l’Orchestre. Si le cœur vous en dit… Demandez Refuse.» Il n’était pas contre.
La magicienne retourna chez l’imprimeur. Elle commença à placarder ses affiches dans les restaurants, les salons et les bars. Dans les rues les plus sombres, l’éclairage urbain se substitua à l’astre du jour. Puis ce fut le tour des artères principales. Refuse revint à son hôtel. Le réceptionniste lui signala qu’on l’attendait dans la salle commune. Celle-ci était fort grande, impression renforcée par un mur entièrement recouvert de miroirs. De plus, elle se prolongeait par une scène surélevée, éclairée par des lampes électriques. Une dizaine de musiciens y accordaient leurs instruments. Leaucoule, isolée à une table, se faisait toute petite. Refuse prit place devant sa consœur. « Bonsoir, avez-vous des nouvelles de Coriace ? » Demanda-t-elle. « Oui, il a été appelé pendant que nous cherchions un endroit où nous sustenter. Une urgence. Ils ont abattu un prédateur de la nuit en ville. On ne sait pas encore à qui il appartenait avant de devenir un danger. Il doit y avoir, quelque part à Convergence, le cadavre d’un vieux sorcier qui se décompose, dans une maison aux volets clos.
_ C’était quel genre de familier ?
_ Un furet.
_ Je ne sais pas quels sont leurs pouvoirs particuliers.
_ Le changement de taille, comme les félins et les rapaces.
_ Coriace va bien ?
_ Oui-oui. Merci de vous en soucier. On m’a passé un savon : je n’aurais pas dû me séparer de Coriace.
_ Pourquoi ? Vous n’êtes pas un gendarme vous-même. Ils vous ont recrutée comme magicienne auxiliaire, quelque chose comme ça.
_ En effet, mais ils voudraient que j’intègre certaines contraintes.
_ Pff ! Vous aviez besoin de manger.
_ Coriace m’a rassurée. Je lui ai parlé de vos intentions. Pour le moment, il m’a chargé de garder le contact avec vous, et de nous prévenir si vous vous sentiez menacée, ou si vous étiez tentée d’exercer des pressions sur quelqu’un. Il pense toujours que ses bons offices peuvent éviter des conflits. Avez-vous appris des choses utiles ?
_ Oui, un nom est venu enrichir ma liste : Libérée. Non seulement elle est tout à fait capable d’avoir déjoué les défenses de Sijesuis, mais il se pourrait également qu’elle soit la magicienne la plus puissante des Contrées Douces.
_ Plus forte que vous ?
_ Assurément, c’était déjà une face de nuit il y a dix ans. Nous-nous sommes rencontrées à Survie. Elle m’a aidé, mais elle m’a aussi forcé la main. Résultat : j’ai refusé son amitié, froidement. Elle serait actuellement professeure à l’université, où elle enseignerait la magie à de futurs marchands, banquiers et autres capitaines d’industrie en devenir.
_ Donc, si elle a fait le coup, vous risquez gros en la défiant. Et dans le cas contraire, vous n’oserez solliciter son aide, bien qu’elle en sache long.
_ Il y a de ça.
_ Changeons de sujet : la ville vous est déjà familière. Moi, je m’y perds un peu. Accepteriez-vous de me faire visiter ?
_ Oui, mais pas ce soir.
_ Fatiguée ?
_ Il est vrai que j’ai beaucoup marché…
_ Bien, je vous laisse. Bonsoir Refuse.
_ Bonsoir Leaucoule. »
L’étudiant s’appelait Archer. Il étudiait la physique, particulièrement l’électricité. Il connaissait bien trois sorts mineurs : lumière, calcul juste et horloge. La couleur de sa peau était encore inaltérée. Dans la chambre de Refuse, il expliqua qu’il s’exerçait à maîtriser copie fidèle, permettant de reporter instantanément sur une feuille ou un parchemin, n’importe quel texte. Copie fidèle était très en vogue dans la jeunesse studieuse de Convergence. Les familles de lettrés avaient longtemps eu le monopole de ce petit charme fort utile. Mais depuis quelques années, celui-ci se répandait comme une trainée de poudre. Refuse ne se souvenait pas l’avoir vu dans le Recueil des Tours Faciles. Elle vérifia. Puis, devant Archer, en s’aidant de ses explications, elle écrivit sa propre version. Laquelle fut testée dans la foulée, avec succès. C’est l’entité opératrice des objets d’ombre qui avait été mise à contribution.
« Et dire que je passais des heures à recopier les formules ! S’exclama la magicienne.
_ Ah ben ça… du premier coup !
_ Permets moi de te jeter un sort.
_ Vous voulez prendre le contrôle de mon esprit ?
_ Pourquoi ? En aurais-je besoin ? » Demanda-t-elle en approchant son visage du sien.
« Non, mais alors…
_ C’est pour augmenter tes sensations. Tu veux bien ?
_ Oui… Bien sûr… »
Refuse commença à retirer ses vêtements.
« Voilà comment cela va se passer, Archer. Nous allons nous offrir tous les deux une parenthèse agréable, mais nous en resterons là.
_ Pourquoi ?
_ Parce ce que je fonctionne ainsi. D’habitude j’attends la veille de mon départ pour mettre un garçon dans mon lit. Ensuite, je le rends à sa vie. Mais ces derniers temps, je n’ai pu satisfaire mes désirs. Je me sentirai plus à l’aise une fois que ce sera fini.
_ Vous comptez recommencer souvent ?
_ Autant de fois que ce sera possible. Après tout, Convergence est une grande ville : elle a de quoi nourrir mes appétits.»
Refuse enlaça le garçon. Ses caresses se mirent au diapason de la musique qui montait jusqu’à eux depuis la salle commune. Plus tard, quand les musiciens eurent rangé leurs instruments, le couple improvisa sur son propre rythme. En salle, on débarrassa les tables. En cuisines on acheva de laver les casseroles. En y mettant de la joie, de la sensualité et de la méthode, Refuse épuisa son amant. Archer n’eut guère l’occasion de se poser des questions. D’habitude, quand il était confronté à un problème, une brume d’idées naissait au cœur de son intelligence. Des intuitions fulgurantes s’en échappaient, traits d’esprit filant droit au but avant qu’il ne les ait pleinement comprises. Puis, il trouvait toujours un moyen de reconstituer le raisonnement justifiant la solution. Dès le début, il avait eu la certitude que Refuse poursuivait un but précis, et qu’elle chercherait à l’instrumentaliser. Finalement, il semblait qu’elle ne lui destinât qu’un rôle en marge de ses affaires. Refuse s’endormit sur lui, légèrement de côté, la cuisse gauche remontée sur le ventre du garçon, chaleur contre chaleur. Archer crut qu’il allait pouvoir réfléchir, mais il passa simplement de la pensée aux rêves. Il fut néanmoins le premier à s’éveiller, en sentant la pression d’un genou contre sa hanche. Refuse s’était déplacée. Le jeune homme se rhabilla dans le noir. Dehors, le ciel bleu sombre annonçait l’aube. Archer s’éclairant avec une petite lumière, trouva la porte de la chambre, la referma en silence, et quitta l’hôtel. Il avait conscience de vivre une époque stimulante, et d’être au cœur du monde nouveau que les Contrées Douces inventaient chaque jour. On pouvait coucher avec une magicienne une nuit, et étudier la physique le lendemain. L’annihilation du Süersvoken et du Tujarsi, deux siècles plus tôt, appartenait au passé. Ni ce cataclysme, ni ceux achevant les précédents cycles ne tempéraient son optimiste. Cette fois-ci serait la bonne !
Refuse fut réveillée par un employé de l’hôtel toquant gentiment à sa porte. Elle se couvrit de son manteau de voyage, et vint aux nouvelles. « Madame, un monsieur souhaite vous voir, pour affaire. Il est neuf heures. Dois-je le faire attendre, ou lui dire de repasser plus tard ?
_ Hum… Demandez-lui de patienter cinq minutes. Je l’écouterai en prenant mon petit déjeuner. Après, un bon bain me ferait du bien… Tant pis si je n’en profite pas longtemps.
_ Ou une douche ?
_ Oui ?
_ Nous avons des douches chaudes, si vous êtes pressée.
_ Ah ? Très bien ! »
Refuse se vêtit, puis rejoignit son premier client, étonnée de n’avoir pas eu à attendre. Le monsieur n’avait pas l’air commode. Pourtant l’affaire fut rapidement conclue. Dans les jours suivants, la magicienne enchaîna les contrats. On ne lui demandait pas tant de surveiller des transactions que d’espionner les concurrents. Les sens de sorcier faisaient merveille pour vérifier le contenu d’un entrepôt, l’activité d’une entreprise, les allés et venues d’un directeur. La demande était forte. Refuse se fit rapidement un nom. On se souvint de la jeune femme qui dix ans plus tôt avait fait ses premières armes à Convergence. Ceux qui l’avaient invitée le temps d’un repas la contactèrent, curieux de mesurer son évolution. On avait gardé de Sijesuis le souvenir d’un homme capable d’humer le parfum des secrets, simplement en faisant jouer les rouages de sa pensée. Décoder les agissements de ses interlocuteurs lui était devenu aussi naturel que respirer. Si bien que de son vivant, on redoutât davantage le tranchant de son esprit incisif que ses sortilèges. Ceux-ci, Sijesuis les gardait pour les affaires impliquant d’autres mages. On se rendit compte que Refuse n’avait pas ce genre de scrupules, quoiqu’elle usât toujours de moyens indolores. En fait, qu’elle ne se posât point en négociatrice, qu’elle acceptât de ne pas tout savoir, lui valut nombre de contrats lucratifs. De quoi payer l’hôtel, et de faire quelques économies.
Leaucoule faisait son possible pour ne pas perdre le contact, par amitié, et parce qu’elle soupçonnait sa consœur d’agir à la limite de la légalité. Leaucoule était partagée entre l’admiration et la réprobation. N’avait-elle pas épousé la cause inverse ? Ne voulait-elle pas plaire à Coriace ? Or, étrangement, celui-ci semblait peu intéressé par les manigances des marchands : « Tant qu’ils font des affaires ! » Les lois des Contrées Douces étaient encore très floues dans certains domaines. On croyait des actes interdis, sévèrement réprimés, et on découvrait des alinéas, qui, correctement interprétés, les rendaient possibles. Comme la situation n’évoluait guère sur le front de Refuse, la gendarmerie redéfinit les missions de sa contractuelle : désormais elle accompagnerait l’adjudant dans ses patrouilles, hors la ville. Coriace se sentait à l’étroit en zone urbaine. Sa spécialité était de traquer les bandits dans la verte campagne. Il apprit à Leaucoule à tenir en selle, à tirer au fusil, à reconnaître les grades, et à se priver de sommeil. La magicienne amoureuse ne se plaignait pas, l’attrait de la nouveauté se combinant à la joie de partager la vie de son amant. Les péripéties de ses aventures alimentaient sa conversation, lorsqu’elle retrouvait Refuse. Ainsi partageaient-elles thé, petits gâteaux et confidences. Remarquons que son amie plus expérimentée n’était pas aussi diserte s’agissant de son travail, ne citant jamais de noms. Pourtant Leaucoule tirait profit de leurs échanges. Les informations sibyllines de la face de nuit complétaient à merveille l’enseignement de Coriace. En outre, la gendarmerie ne pouvant guère instruire la jeune recrue dans son domaine de prédilection, celle-ci s’en remettait à ses seuls efforts, ou aux conseils de Refuse. Ce fut bénéfique. Leaucoule progressa plus vite que du temps où elle vendait des remèdes dans la boutique de Défiant. Le grimoire de Sijesuis sortit complètement des conversations. Pourtant Refuse des Patients n’y avait pas renoncé.
Son travail lui permettait de rencontrer les acteurs influents de la capitale. Elle espérait qu’en conversant avec ses commanditaires, l’un d’eux finirait par lâcher une information, qui, correctement interprétée, la mènerait à son but. Ce raisonnement n’était pas parfait. Après tout, ceux qui employaient Refuse reconnaissaient qu’ils ne possédaient pas ses compétences. Comment auraient-ils pu trahir le voleur ? C’est pourquoi la magicienne à l’affût ne se contentait pas d’attendre. Son esprit tentait d’imaginer le contenu du grimoire. Comme tous ses confrères, Sijesuis avait constitué une collection de sortilèges adaptée à ses besoins, à son style. Il avait étudié la magie afin de pouvoir négocier avec les sorciers les plus puissants du continent. Mais il ne fut jamais question de rivaliser avec eux, ou de leur en imposer. Les pointures des Palais Superposés étaient bien trop puissantes. « A sa place, j’aurais d’abord cherché à me protéger », pensait Refuse. « J’aurais privilégié la divination, et me serais gardée contre les charmes de persuasions. J’aurais complété par des sorts de fuite, de voyage, et, sur le tard, j’aurais acquis quelques moyens offensifs pour dissuader les opportunistes de niveau modeste. Je chercherais donc quelqu’un qu’on surprendrait difficilement, et qui résisterait bien au contrôle mental. Mais cette personne n’a fait qu’enrichir son répertoire avec le grimoire. Avant, elle avait déjà un style, qui aura évolué au fur et à mesure qu’elle assimilait celui de Sijesuis. Elle maîtrisait des sortilèges d’intrusion. Elle a tenu compte des échecs de ses prédécesseurs. Elle a esquivé les défenses du manoir, notamment le lien entre la lettre maudite et les portes. Le lien ! D’où mon maître tirait-il ce pouvoir ? Ce n’est pas rien… De s’être intéressé au Pont Délicat ? Et par conséquent de son entente avec Bellacérée ? Elle l’a peut être aidé, comme Réfania le fit pour moi quand j’étais son invitée.»
Décidément, le portrait-robot était loin d’être satisfaisant. Non seulement le voleur avait toutes les chances d’être un mage polyvalent, mais Sijesuis lui-même brillait par la diversité de ses talents. Il était difficile de le réduire à une spécialité. Ainsi, poursuivant ses cogitations, Refuse se rappela un autre aspect, pourtant essentiel, de la magie du négociateur : la pierre de vie ! Son origine restait un mystère. Était ce un cadeau de Bellacérée ? Était ce seulement un objet merveilleux, ou témoignait-elle d’un intérêt pour la magie curative, dont le grimoire se ferait l’écho? Cela faisait trop de pistes à explorer. « Changeons de méthode », se dit la magicienne. « Il me faut côtoyer mes pairs. Il n’y a pas de guilde de sorciers à Convergence. On ne voit guère les collègues les plus avancés dans les restaurants d’affaire. L’université leur suffit. D’ailleurs je m’en rapprocherais s’il n’y avait Libérée. Il y a aussi Imprévisible, à la fois dedans et dehors. Je devrais peut être le rencontrer. »
Refuse entreprit d’espionner systématiquement l’université avec ses sens de sorcier. Cela lui permit de se familiariser avec les visages, les salles et les couloirs, les bureaux, et surtout avec les professeurs. Venimeuse partageait son temps entre l’administration et les cours des premières années. C’était une sorcière corpulente, aux cheveux ébouriffés, vêtue d’une robe ample surchargée de motifs floraux, et qui changeait de couleur chaque jour. Son teint était gris foncé. Elle avait pour familier une affreuse tarentule de cinquante centimètres de diamètre, que tous les étudiants rêvaient de tuer. Il faut dire, que par malice, ou totale inconscience, l’arachnide passait son temps à explorer le bâtiment, courant sur les murs et les plafonds, surgissant de dessous une table, de derrière un sac, ou se cachant dans tous les endroits où les humains ont besoin d’intimité… Venimeuse habitait en ville. Mariée. Deux enfants. Des garçons, tous les deux experts au lancé de couteau, dont ils faisaient usage dès que la tarentule sortait du grenier. Monsieur était juriste. A l’ordinaire, Venimeuse était une personne plutôt attentionnée et souriante. Si le désordre encombrant son bureau laissait présager un défaut d’organisation, elle compensait ce côté brouillon grâce à une mémoire efficace nonobstant d’étranges méandres. Evidemment, Refuse voulut en savoir davantage sur les pouvoirs de Venimeuse. Elle n’obtint pas de réponse claire, si ce n’est que l’universitaire possédait un vaste répertoire de sortilèges de base. Venimeuse rencontrait quotidiennement Libérée. Deux fois par semaine, les deux femmes mangeaient ensemble à midi.
Libérée était bien la personne que Refuse avait connue à Survie. Elle avait conservé sa silhouette distinguée, haute et mince, et son sourire carnivore. Elle affectionnait les longues robes moulantes noires, ornées de motifs rouges. Libérée était très respectée. On lui avait confié tous les niveaux intermédiaires. Refuse pensa qu’il eût été plus logique qu’elle formât les meilleurs. Fallait-il y voir une marque de défiance ? Venimeuse la craignait, visiblement. La sorcière de la Mégapole souterraine la mettait un peu mal à l’aise. Libérée logeait dans l’université. Ses appartements de fonction n’étaient pas très grands. Un lutin noir, le familier, s’occupait des lieux en l’absence de sa maîtresse. Il accueillait chaque jour un jeune homme ou une jeune femme, venus instruire une enfant de neuf ans. La fille de Libérée avait un aspect fluet, de longs cheveux blonds, la peau très pâle et des yeux violets. Elle semblait d’humeur égale, lisait beaucoup. Quand elle ne se suivait pas ses leçons, elle aimer jouer de la mandoline, quoique l’instrument fût un peu grand pour elle. On ne voyait nulle trace du père. Dès qu’elle était rentrée, Libérée rejoignait la petite et la serrait longuement contre elle. L’étreinte rappelait à Refuse le jour où Abomination l’avait suppliée d’accepter l’Horreur des Vents.
Poursuivant ses observations, Refuse découvrit qu’Imprévisible se déplaçait sous invisibilité. Il aimait apparaître au dernier moment devant ses élèves. Il avait la peau grise sombre, d’épais sourcils, des cheveux noirs coupés en brosse, le visage mince barré d’une large moustache, et des membres qui paraissaient anormalement longs. Imprévisible s’habillait de gris et de vert foncé. Ses pieds étaient bottés, ce qui s’accordait avec sa vie campagnarde. Il ne venait qu’une demi-journée par semaine, dans une grande salle presque vide, dédiée aux travaux pratiques. Devant une dizaine de privilégiés, chaque séance commençait par une sorte de discussion informelle sur divers sujets ayant trait à la magie. Puis les étudiants montraient au maître ce qu’ils savaient faire. S’il le jugeait opportun, Imprévisible enseignait une nouvelle formule. Ce jour là, il annonça qu’il livrerait bientôt les secrets d’un sortilège très utile pour qui voudrait prolonger ses jours dans la Terre des Vents, ou s’épargner les rigueurs de l’hiver. L’attention de Refuse redoubla, évidemment. Sa déception n’en fut que plus grande lorsque le mage prononça un charme d’annulation, qui soudainement mit fin à son sens de sorcier. « Hé ! » s’exclama Refuse. « Pour une fois que c’était intéressant ! » Elle vit tout de suite deux implications possibles à ce geste : soit Imprévisible se doutait de ses intrusions, soit il avait l’habitude de protéger ses secrets. Elle n’était sûrement pas la première magicienne à chaparder du savoir sans avoir payé les droits d’inscription. Refuse ne chercha plus à espionner les cours, mais poursuivit néanmoins son enquête. Qu’elle n’eût pas encore repéré le familier d’Imprévisible l’intriguait. Elle renouvela donc sa tentative la semaine suivante, en ciblant la fin des cours. Le mage sortit de la salle, après ses élèves. Il alla retrouver ses deux collègues. Ensemble, ils firent le bilan hebdomadaire de leurs activités. Puis, il prit congé. Anticipant l’invisibilité, Refuse compléta ses sens de sorcier par une révélation. Au moment où le directeur quittait le bâtiment la magie divulgua également la présence d’une chimère à ses côtés. On aurait dit un roncier qui eût adopté la forme d’un félin. La créature bondit sur les épaules de son maître, et s’accrocha à son grand manteau vert. Alors, le magicien étendit ses longs bras en prononçant une formule. Il s’éleva dans les airs, vers l’ouest, où il disparût bientôt.
L’affaire Bonheurd’offrir.
Refuse, très prise par ses diverses missions, ne consacrait qu’une partie de son temps à espionner pour son propre compte. Un mois lui fut nécessaire pour se faire une idée d’ensemble du fonctionnement de l’université et de ses principaux acteurs. Parallèlement, sa réputation grandissante lui valait des demandes plus audacieuses, plus risquées. Un jour, le garçon de l’hôtel lui annonça qu’une dame souhaitait la rencontrer au sujet d’une affaire épineuse. Refuse la reçut dans sa chambre. Elle écouta l’exposé du problème.
« Je m’appelle Lamainlourde. Je vis avec l’honorable Bonheurd’offrir. Mon mari a fait fortune dans le bâtiment et la voirie. Nous-nous complétons bien. Je ne suis pas un premier prix de beauté, mais j’ai assez d’argent pour me payer les bonnes potions quand il le faut. Bref, nous vivions heureux, à l’abri des tentations, lorsque Bonheurd’offrir changea brutalement. Je suis sûre qu’il en voit une autre ! Mais le plus grave, c’est qu’il s’apprête à brader son entreprise. Je pense qu’il est victime d’un sortilège. Je voudrais que vous lui rendiez son libre arbitre, que vous découvriez qui est derrière cette manœuvre, et que vous fassiez le nécessaire afin cela ne se reproduise plus. Dites-moi votre prix.
_ Hum, vous me demandez de m’opposer à un autre sorcier. C’est très dangereux : pour moi, pour lui, pour vous. Madame Lamainlourde, je puis, pour dix douceurs, lever l’enchantement qui pèse sur votre compagnon, et probablement trouver l’auteur de la manipulation, si elle est avérée. Cette deuxième partie du contrat coûtera plus chère, selon le temps qu’il me faudra. Ensuite, nous devrons discuter des moyens de vous garder de futures attaques. Savez-vous qui voudrait racheter l’entreprise de Bonheurd’offrir ?»
La cliente se renfrogna un peu.
« Craignez-vous les confrontations directes mademoiselle Refuse ?
_ Évidemment. Non seulement les duels entre mages sont rapides et violents, mais l’issue en est souvent très aléatoire. L’utilisation de sortilèges de zone peut affecter des cibles innocentes. Ajoutez que dans le monde des affaires, les alliances changent très vites. Vos ennemis d’aujourd’hui pourraient devenir demain vos associés. En revanche, si vous commencez une vendetta, vous perdrez certainement cette liberté, et votre vie sera directement menacée. Ce n’est pas encore le cas. Réfléchissez.
_ J’aime bien les solutions définitives !
_ Je vous entends. Mais ne confondons pas le définitif et l’irrémédiable. A vrai dire, je suis surprise de la naïveté du procédé. Depuis des éons, les marchands se méfient des sorts de persuasion. Comment a-t-on pu croire qu’une telle ruse passerait inaperçue ? »
Les deux femmes se rendirent chez Bonheurd’offrir. Sa demeure était en travaux, comme beaucoup de choses dans la capitale. Elles trouvèrent le marchand, dans son bureau, au milieu de ses collaborateurs qui se récriaient.
« Et je veux qu’en toute chose on m’obéisse ! Cessez de contester, vos suppliques me sont supplices ! Je me retire des affaires, voilà tout. J’en ai soupé des notaires : aux clous !
_ Bonjour mon cher époux.
_ Bonjour mon petit chou.
_ Voici l’experte qui vous aidera, Refuse.
_ Une sorcière ! D’où sortez vous pareille muse ?
_ Mademoiselle conviendra mieux qu’une nounou…
_ Folie ! Voulez vous que je rampe à ses genoux ? »
La magicienne vérifia que Bonheurd’offrir était bien le jouet d’une volonté extérieure. Lamainlourde avait vu juste. Refuse annula l’enchantement. Le marchand la toisa :
« Ça par exemple ! Mademoiselle, m’expliquerez-vous ?
_ Vous étiez, monsieur, sous influence. Voyons ce que vous pensez dans votre nouvel état.
_ Eh bien, ainsi que vous le comprenez, je vends tout, et je pars.
_ On m’a dit que vous bradiez la valeur de vos biens.
_ Heu, je vais vérifier. Mais, a priori, ce n’est pas mon intention. » Bonheurd’offrir se pencha sur sa paperasse. On vit l’expression de son visage se crisper. Il questionna son entourage. Il rectifia les prix, au grand soulagement de tout le monde, sa compagne exceptée. Lamainlourde ne digérait pas qu’il eût réellement envie de se séparer de son entreprise. Le couple se disputa. Les collaborateurs allèrent voir ailleurs. Refuse réclama ses gages :
« J’ai honoré la première partie de l’accord. La suite prévoit que je trouve le ou la responsable de l’ensorcellement. Mais peut-être auriez-vous une idée, une suggestion ? Puisque le charme portait sur la valeur attribuée à vos possessions, il est probablement l’œuvre d’une personne qui partageait vos confidences, qui savait vos projets, quand bien même votre épouse les ignorait…
_ Je m’en suis ouvert à mon ami Élégant, le directeur des Magasins Chrysalide. Nos domaines respectifs ne se sont rejoints qu’une seule fois, quand j’ai participé à la construction de son grand magasin. Nous ne sommes jamais en concurrence. Lui, c’est les vêtements, la mode ; moi c’est le bâtiment et les pavements.
_ Est-il magicien?
_ Non. Enfin si, comme tout le monde, il connaît deux ou trois sorts mineurs… Mais, il a une fille, qui étudie actuellement. Elle en sait peut-être davantage.
_ Je voudrais leur parler. Pourriez-vous me faire une lettre d’introduction ?
_ Oui, certainement. »
Le sésame en main, Refuse se rendit sans tarder aux Magasins Chrysalide, un des endroits les plus chic de Convergence. Les façades extérieures étaient rythmées de grandes arcades. Dans chacune, une vaste niche présentait des statues habillées. L’édifice comptait trois étages. Le toit n’était pas visible depuis la rue. Élégant vendait du tissu, de la lingerie, des habits, des accessoires, du parfum et de la cosmétique. Refuse constata qu’il y avait même une petite table, où l’on avait disposé avec art, des boîtes de maquillage pour sorciers. « Ils ne doivent pas en vendre beaucoup », songea-t-elle. « J’ai toujours celle que m’a offerte le gentil Oumébiliam ». La lumière du jour n’entrait pas à l’intérieur du magasin. Des centaines d’ampoules électriques suspendues à des lustres la remplaçaient. On avait décoré les murs de fresques figurant tantôt des paysages, tantôt des scènes de théâtre où des acteurs très bien habillés donnaient la réplique à des comédiennes aux atours somptueux. Refuse se faufila à travers la clientèle, assez nombreuse. Une vendeuse lui indiqua un ascenseur, et se servit d’un appareil semblable à un cornet à fil pour l’annoncer en hauts lieux.
Trois hommes, en uniformes verts et jaunes, filtraient les entrées. La magicienne leur montra la lettre d’introduction. Un des gardes la prit et s’éloigna, pendant que ces acolytes vérifiaient que la visiteuse n’était pas armée. Bien sûr, ils ne trouvèrent rien, ni bâton, ni couteau, tout cela étant rangé dans l’espace magique. L’homme qui était parti appela Refuse. Pour le rejoindre, celle-ci traversa une longue galerie au parquet lambrissé. A sa droite, une large baie en verre opalescent diffusait une lumière argentée. Sur sa gauche, le mur était recouvert d’un papier peint, orné de motifs végétaux exprimés en diverses nuances de vert. Précédant la jeune femme, le garde ouvrit une porte ouvragée, en bois sombre, donnant sur une antichambre capitonnée de cuir rouge. Il poussa alors un dernier panneau, à droite. L’invitée accéda au bureau d’Élégant, carrelé de blanc. La lumière venait d’un long mur vitreux, à droite. Le soir venu, on allumerait de nombreux petits plafonniers. Le mur de gauche était entièrement constitué de hauts meubles baroques, alternant étagères et placards aux portes multiples. Au fond, le maître des lieux l’attendait derrière un énorme bureau. Elégant était un homme massif, robuste et complètement chauve. Sa peau tirait sur le jaune. Son habit, parfaitement coupé, rendait hommage à la couleur rose. La paroi contre laquelle se détachait sa silhouette exposait un immense tableau figurant une ville. Cependant, il ne pouvait s’agir de Convergence. Jamais la capitale des Contrées Douces n’avait connu de tours si hautes. Refuse contempla la grande cité pendant de longues secondes, en pensant à ce qu’elle avait vu autrefois dans la tête du Sphinx.
« Je suppose que je dois m’en prendre à moi-même », dit Élégant, rompant le silence, « je voulais en imposer à mes visiteurs par une vision spectaculaire. J’espère que vous n’en oublierez pas ce que vous étiez venue me dire.
_ Pardonnez-moi. Je suis la magicienne Refuse des Patients. Madame Lamainlourde a eu recours à mes services pour lever un enchantement qui pesait sur Bonheurd’offrir, son époux, mais aussi votre ami. Elle trouvait déplacé qu’il voulût se séparer de son entreprise. Or, une fois la contrainte disparue, il a confirmé sa décision, bien que le prix qu’il en exige depuis soit nettement plus élevé et conforme à la vraie valeur de ses biens. Il prétend que vous êtes la seule personne à laquelle il ait confié ses intentions. Madame Lamainlourde m’emploie pour trouver le fautif, et m’assurer qu’il ne recommencera pas.
_ Je ne suis pas un magicien, et loin de moi l’idée de faire du tord à l’honorable Bonheurd’offrir.
_ Auriez-vous une fille qui en saurait suffisamment ?
_ Oui… Mais… Je serais le premier surpris qu’elle eût trempé dans pareille combine. C’est… idiot, de toute façon. Il faut ne rien connaître au monde des affaires pour s’être imaginé qu’on ne se serait douté de rien.
_ C’est également mon avis. Toutefois, la persuasion est avérée. Avez-vous une autre hypothèse expliquant la fuite ? Dans qu’elles circonstances Bonheurd’offrir vous fit-il part de ses projets ? Était ce dans un lieu public ?
_ Je réfléchis… » Élégant s’absorba un moment dans ses pensées.
« Non, c’était ici. Je dois interroger ma fille.
_ Souhaitez-vous que je vienne avec vous ? Voulez-vous que je vérifie si vous ne subissez pas de contrainte particulière ?
_ Vous pouvez venir. Je ne crains pas les sortilèges de ma fille, car je me suis procuré un talisman protecteur, que je sais efficace. Il va de soi, qu’en aucun cas vous ne devrez tenter quoique ce soi contre mon enfant.
_ Je suis ici pour comprendre, pas pour me battre, monsieur.
_ Parfait, suivez-moi. »
Refuse emboîta le pas à l’homme d’affaire. Pendant qu’ils traversaient des pièces en enfilade, la magicienne évaluait la situation. Élégant semblait de bonne volonté, mais inspirer confiance lui était certainement devenu une seconde nature. Si sa fille ne voulait pas coopérer ? Pire, si elle usait d’un sortilège contre l’enquêtrice ? Le marchand toqua à une porte blanche et mauve.
« Oui ?
_ Sifine ?
_ Papa ? Attends un instant.
_ Pas de problème. Je t’amène une magicienne qui souhaiterait te poser deux ou trois questions à propos de monsieur Bonheurd’offrir.
_ Oh, vraiment ? Entrez tout de suite ! »
Élégant poussa la porte. Il pénétra dans une vaste chambre, richement meublée. Derrière lui, Refuse marmonnait une formule.
« Sifine, voici Refuse des Patients. Elle voudrait savoir, et moi aussi, si tu connaissais les intentions de Bonheurd’offrir, et si tu aurais cherché à l’influencer par ta magie. Je te sais très douée. » La jeune femme avait la peau gris clair. Ses cheveux bouclés avaient été blonds. Elle jouissait de traits harmonieux et d’un corps gracile de taille moyenne. Une longue robe blanche pailletée épousait les formes de son corps. Un col relevé encadrait le bas de son visage. Une ceinture rose et une chemise assortie ajoutaient un peu de couleur, de même que des boucles d’oreilles et de fins bracelets d’argent ornés d’améthystes. La chemise était brodée de petits motifs losangés cousus en fil noir. Le regard de Sifine, hanté d’avidité, frappa Refuse.
« Papa, si tu m’avais demandé service, je me serais faite une joie de contribuer à ta fortune ! Mais c’est un ami à moi qui m’a mise au défit. Bien évidemment, je n’aurais pas laissé monsieur Bonheurd’offrir se ruiner. » Elle prononça alors les mots déclencheurs de la persuasion.
« Cette dame peut donc s’en retourner d’où elle vient, pleinement rassurée, et convaincue de notre bonne foi.
_ Mais certainement, » répondit Refuse.
« Cependant, avant de nous quitter, ne pourrions-nous pas procéder à un échange de sortilèges ? Profitons mutuellement l’une de l’autre !
_ Oui ! Pourquoi pas ? » Demanda Refuse visiblement enthousiaste. « Télékinésie mineure, douleur atténuée et insecte d’ombre vous conviendraient-ils ?
_ Oh, je pense que vous avez même des sorts majeurs à proposer !
_ Un petit endormissement alors ? Il est très efficace.
_ Oui, ce serait très bien. Je ne le connais pas. Cependant, n’auriez-vous rien de plus fort ?
_ Peut-être, que me proposez-vous d’équivalent en échange ?
_ Hum, je suis certaine qu’une flammèche vous conviendrait. Ne voulez-vous pas me faire plaisir ?
_ Bien sur que si, rien ne compte plus à mes yeux. Je vous enverrai mes offres par la poste. Au revoir mademoiselle. »
Quelque chose dans le ton employé dut déplaire à Sifine, car elle enchaîna sur une autre formule. Mais Refuse la devança par un endormissement, précisément. Tandis que son adversaire chancelait, Refuse referma la porte. Élégant se précipita pour la rouvrir : une brume rouge sang envahissait tout l’espace disponible. Renonçant à poursuivre la magicienne, le marchand se tourna vers sa fille. Celle-ci s’était allongée par terre, au lieu de s’effondrer d’un coup, ce qui dénotait une certaine résistance de sa part. Elle n’en dormait pas moins profondément. Élégant la souleva et la porta jusqu’à son lit. Il ne lui restait plus qu’à attendre son réveil.
Refuse esquiva les gardes dans la brume rouge, notant au passage qu’ils tenaient des armes à feu. Elle remarqua que les portes de l’ascenseur étaient fermées à clé. Contrariée, elle s’installa dans le fauteuil du bureau du directeur et se servit de son papier pour écrire une recommandation :
« Monsieur, laissez les magiciennes s’enfuir quand elles le souhaitent. C’est préférable à la violence, et bien plus… élégant. » Elle passa dans le Verlieu. Refuse n’était pas très pressée de retrouver Lamainlourde. Devait-elle de nouveau préparer des sortilèges ? Sifine avait probablement épuisé la plus grosse partie de ses ressources, mais il fallait prendre en compte tout ce qui venait compliquer la situation : l’ami évoqué par la jeune femme, l’ambiguïté de son père, les différences de vues entre Lamainlourde et son mari. Elle résolut d’écrire un rapport. Elle se rendit dans la demeure de Bonheurd’offrir. Le portail vert s’ouvrit à la limite entre le deuxième et le troisième étage. De surprise, un employé en livrée rouge en laissa tomber son balai. Puis il se baissa pour voir ce qui venait. Sans quitter l’espace de transition Refuse lui lança les feuillets pliés. « Je reprendrai contact demain », annonça t-elle. L’ouverture se referma immédiatement. L’homme ramassa le message et le porta à son patron.
La magicienne alla se mettre à l’abri dans les faubourgs de Convergence.
Bonheurd’offrir lut le récit en faisant la grimace. Il lui déplaisait que ses relations avec Elégant fussent compromises de la sorte, car s’il souhaitait se retirer des affaires, il entendait préserver ses rares amitiés. A en croire le rapport, Sifine aurait agi de sa propre initiative, et non sur instruction de son père…
« Toute cette histoire prouve que tu ne peux pas tout laisser tomber ! Lui dit Lamainlourde. Tu dois demander des compensations et des garanties à Elégant ! S’il te les refuse, fait lui un procès !
_ Ma vie ne m’appartient plus », conclut le bâtisseur.
L’atmosphère de la demeure se fit pesante. A chaque fois qu’ils se voyaient Bonheurd’offrir et Lamainlourde reprenaient leur discussion : devant les administrateurs, au repas, pendant la soirée, dans le grand salon. Ils voulurent n’en plus parler dans la chambre à coucher. Mais aucun des époux ne trouvant le sommeil, ils ressassèrent ensemble leurs tracas jusqu’à tard dans la nuit.
Pendant ce temps, Elégant qui veillait sa fille, s’était fait porté une collation. Puis son adjoint lui avait détaillé le bilan financier de la journée. On avait passé des commandes, on avait évoqué la possibilité d’ouvrir de nouveaux rayons. « Il nous faudrait créer des grands événements saisonniers pour nous faire de la publicité », avait suggéré l’adjoint. Un peu avant minuit, mademoiselle sortit des limbes, parfaitement reposée, et affamée. Elle se leva, entraînant son père vers la salle à manger. Sur la grande table, le majordome déposa un repas copieux, puis il obtint l’autorisation de se retirer. Elégant se sentit soudain très seul. Il décida d’entrer dans le vif du sujet :
« Tu t’es cru maligne, mais notre visiteuse avait du répondant. Sifine, ma fille, tu devrais aller t’excuser auprès de Bonheurd’offrir. Je lui donnerai des garanties. Qu’as-tu cherché à faire avec Refuse?
_ L’influencer. Mais le sortilège n’a pas pris. Ensuite, elle m’a de nouveau contrée.
_ Tu es trop prévisible. Elle savait de quoi tu étais capable : c’était d’ailleurs la raison de sa venue.
_ La première fois, elle a pu se persuader elle-même, préventivement. La deuxième fois, elle a été plus rapide… Nos gardes l’ont-ils capturée ?
_ Non, elle s’est échappée. Une brume rouge a couvert sa fuite. Les accès à l’étage étaient fermés, mais cela n’a pas suffit. D’ailleurs, elle m’a laissé un petit mot, pour me dire qu’il était inutile de vouloir la retenir.
_ A-t-elle brisé une vitre ?
_ Non. J’ai pensais qu’elle attendait peut être, invisible, que nous lui donnions l’occasion de sortir. Hélas, je crois qu’elle s’est tout bonnement évaporée. Je me suis servi du téléphone inter étage pour demander des chiens. On les a fait monter avec toutes les précautions d’usage. Elle n’aurait pas pu se faufiler, sauf à recourir à une magie inconnue. Les animaux n’ont rien flairé. Je ne sais comment, mais elle est partie.
_ Elle a eut recours à de la haute magie, Papa !
_ Raison de plus pour prendre les devants. Je n’aime pas du tout cette affaire. J’espère que Refuse n’est pas du genre vindicative. La prochaine fois que tu fais des plans, tiens moi au courant. »
Le lendemain matin, Elégant envoya une missive à Bonheurd’offrir : il reconnaissait la responsabilité de sa maison dans les déboires du bâtisseur. Il demandait une entrevue, au cours de laquelle Sifine devrait lui présenter des excuses formelles. Le marchand se disait désireux de dédommager Bonheurd’offrir. Ce dernier accueillit favorablement l’ouverture. Il répondit rapidement, en précisant, qu’évidemment, puisque Elégant viendrait avec sa sorcière, le bâtisseur devrait avoir la sienne à ses côtés. Le marchand, assis derrière son immense bureau, lut la réponse à ses proches collaborateurs et à sa fille, sans cacher sa satisfaction : « entre gens raisonnables on trouve toujours un arrangement ! » Bien qu’étant aussi de cet avis, son adjoint se sentit l’obligation de tempérer la joie du patron :
« Monsieur, dit-il, la magicienne de Bonheurd’offrir nous a montré sa puissance, qui est nettement supérieure à celle de votre enfant. En outre Mademoiselle Sifine a déjà un rôle dans cette affaire, et, pardonnez moi, ce n’est pas le meilleur, de sorte que tous s’en méfieront. Est-il judicieux qu’elle vienne en tant que votre sorcière ?
_ De fait, c’est ce qu’elle est.
_ Oui, mais elle ne sera pas en position d’agir en tant que telle, puisqu’elle est la fautive. Je suggère que nous recourions à un contractuel de rang équivalent à la visiteuse d’hier.
_ C’est prendre le risque d’avoir deux sorcières contre une seule : Bonheurd’offrir ne l’acceptera pas.
_ Dans ce cas, adressons-nous à un parti à la neutralité indiscutable.
_ Qui serait ?
_ La gendarmerie.
_ Je ne savais pas que nos gendarmes lançaient des sorts.
_ Depuis peu, ils emploient toutes sortes de gens qui complètent leurs lacunes. Ils forment des binômes : un gendarme monté fait équipe avec un sorcier. Ils sont très désireux de limiter les affrontements entre initiés.
_ Hum, dans la mesure du possible, je préfèrerais m’en passer… Néanmoins, rédigez une demande adressée aux autorités compétentes. Essayons aussi d’en savoir plus sur cette Refuse. Qui la connaît ?
_ A vrai dire, des tas de gens. Ce n’est pas un mystère qu’elle est arrivée à Convergence il y a quelques mois. Elle s’est rapidement constituée une clientèle bourgeoise. Je l’ai appris, alors que je dînais, il y trois semaines en compagnie des honorables Mainpropre et Volontaire. Volontaire se souvenait l’avoir rencontrée dix ans plus tôt, un soir, au restaurant. Il m’a expliqué qu’elle agissait alors pour le compte de Sijessuis.
_ On m’a dit qu’il était mort, ce que je crois volontiers. Depuis quand n’a-t-il pas reparu ?
_ C’est confirmé : il a été inhumé cette année aux Patients, là où se trouvait son manoir. On prétend qu’il était très malade, mais je ne connais pas les détails. Refuse mène des enquêtes, et surveille les transactions délicates. Vous voulez tout savoir de vos concurrents ? Vous voulez être sûr que personne n’agit sous influence ? Vous voulez vous préserver des maléfices ? Elle est la personne qu’il vous faut.
_ Aurions-nous déjà recouru à ses services ?
_ Non, la plupart de nos approvisionnements se font en confiance depuis longtemps. En fait, ce sont nos partenaires qui l’ont sollicité, par deux fois. Cependant, ses coordonnées figurent bien dans notre carnet d’adresse. Lors de la livraison des colliers du N’Namkor. Nous avions envisagé de la contacter. Mais finalement, c’est Libérée de l’Université qui a garanti l’honnêteté de l’échange.
_ Sifine dit qu’elle est très forte : elle suit ses cours. Nous avons été présentés un soir, à l’opéra. Nous n’avons échangé que quelques mots, mais elle me fit forte impression. Je me souviens qu’elle tenait sa fille par la main, comme si elle craignait de la perdre dans la foule. Pourquoi ne serait-elle pas l’intervenant neutre ? Après tout, elle est de l’Université !
_ Les professeurs de magie sont des gens trop indépendants. De plus, si nous la payons pour ce service, elle ne pourra prétendre à l’impartialité.
_ Admettons, mais elle me semblait une bonne alternative à la gendarmerie. Du reste, ses émoluments pourraient venir à part égale de moi et de Bonheurd’offrir.» Elégant se leva. On s’écarta pour le laisser passer. Sa silhouette massive se détachant contre le mur lumineux, il arpentait le carrelage blanc de la grande salle, pesant le pour et le contre. L’homme d’affaire se méfiait de la gendarmerie. Cette dernière avait été créée sur décision des grandes villes du pays. Il s’agissait d’une des premières institutions communes et efficaces dont le nouvel Etat s’était doté. L’influence de celui-ci allait en grandissant dans les Contrées Douces, depuis une bonne décade. Comme beaucoup de grands bourgeois, Elégant avait soutenu la formalisation des structures de gouvernement. Il siégeait lui-même dans le conseil de la capitale. Toutefois, il n’était pas partisan d’un pouvoir trop contraignant, et il se méfiait d’une force au-delà de son contrôle, étrangère aux traditions des marchands. En l’occurrence, il n’était en rien responsable de la nomination de l’actuel colonel de gendarmerie…
« Je vais écrire à Libérée. Je demanderai une réponse rapide. Si elle décline mon invitation, il faudra s’en remettre à votre idée. » Elégant retourna à son fauteuil. Il rédigea sa lettre. Au moment de la glisser dans une enveloppe, l’idée lui vint d’y ajouter le mot écrit la veille par Refuse. Il cacheta la missive, et la confia à Sifine. « Tu es la personne la plus appropriée, n’est-ce pas ? » La jeune femme se saisit du message, s’inclina, et quitta la pièce avec une expression neutre sur le visage. Intérieurement, elle contenait à grand-peine le sourd désir de ne plus subir la situation. Son père la mettait à l’épreuve. Saurait-elle assumer ses actes devant la sorcière de Survie ? Sifine emprunta la voiture d’Elégant, la plus récente. Deux véhicules étaient garés dans l’entrepôt du grand magasin : une chose parallélépipédique peinte en vert, pourvue de roues de chariot, et un modèle aérodynamique dont la carrosserie aux multiples facettes était constituée de lames de bois laquées de rouge. En l’absence de caoutchouc, les ingénieurs des Contrées Douces avaient complexifié le châssis métallique et les roues, afin d’absorber un tant soit peu les chocs. Sifine s’installa dans le fauteuil en cuir noir du conducteur. Elle aimait conduire. Un employé lui ouvrit les portes de l’entrepôt. Le véhicule démarra doucement. Son allure dépassait rarement les trente kilomètres par heure en ville, en raison de la circulation hétéroclite et de l’absence de code de la route. Néanmoins, la plupart des gens qui le voyaient venir s’écartaient avec déférence devant l’engin, flattant l’orgueil de sa conductrice.
Celle-ci se gara dans la cour de l’université. Elle dut attendre une demi-heure dans un couloir, que Libérée eût fini son cours. Enfin la salle se vida. La sorcière de Survie apparut, avec sa mine des mauvais jours. Elle salua froidement l’étudiante et s’enquit de ses attentes sur un ton dépourvu d’amabilité. D’un air hautin, elle considéra la lettre qu’on lui tendait, sans y toucher. Ensuite, elle prononça une formule de révélation. Devant cette marque de défiance, Sifine se crispa. Libérée décacheta l’enveloppe. Elle lut en premier la lettre d’Elégant. Son regard alla de la feuille à la messagère. Puis elle sortit le mot joint. Elle sourit.
« Votre rivale n’a pas daigné signer, mais votre père a suppléé à cet oubli : Refuse, c’est bien cela ? La sorcière des Patients ?
_ Oui, je crois. Je ne l’ai pas vue longtemps.
_ Comment croyez-vous qu’elle se soit échappée ?
_ Je l’ignore. En utilisant une magie supérieure…
_ Je le pense aussi. J’en ai même une idée précise.
_ Ah ? Acceptez-vous d’aider mon père ?
_ Je le pourrais, à condition que vous me racontiez toute l’affaire, depuis le début, en toute franchise.
_ Cela va de soi.»
A chacun sa façon.
Refuse avait passé la nuit dans une auberge des faubourgs. N’ayant plus envie de sacrifier aux échanges épistolaires, elle se rendit directement chez Lamainlourde et Bonheurd’offrir. Celui-ci la tint informée des derniers développements :
« Il est convenu que Sifine viendra me présenter des excuses formelles et complètes. Je demanderais de son père qu’il cède à mon épouse une participation mineure dans son grand magasin, mettons cinq pour cent. Je me porterai personnellement acquéreur de dix pour cent des parts de Chrysalide. L’idée est d’échapper aux reproches de ma moitié, qui ne me pardonne pas ma retraire anticipée. Je vous demande de surveiller Sifine, pour qu’elle ne tente rien contre moi. A propos, quels genres de garanties peut-on exiger d’une magicienne ?
_ C’est difficile monsieur. Soit vous avez le pouvoir, soit vous ne l’avez pas. Les talismans protecteurs efficaces sont rares. Les initiés se les gardent pour eux. Vous pourriez étudier vous-même la magie, ou engager un sorcier permanent.
_ Est-ce à vous que vous pensez ?
_ Non monsieur, je ne puis vous consacrer tout mon temps.
_ Pourquoi pas ? Vous ne sauriez trouver une meilleure situation.
_ Je ne suis pas venue à Convergence afin de m’y faire une place avantageuse, monsieur. De plus, je désire progresser dans mon art. La sécurité de vos entreprises et de votre personne me l’interdirait.
_ Vraiment ? Je pense au contraire qu’un contrat bien conçu vous laisserez les libertés dont vous avez besoin.
_ Profitez de ma présence, monsieur Bonheurd’offrir. Tant que je serai là je pourrai vous seconder en cas de coup dur. Mais, s’il vous faut un soutient permanent, recrutez plutôt des diplômés de votre belle université. Ils s’accorderont davantage à vos usages.
_ Quand partirez-vous ?
_ Je n’en sais rien. Quand j’aurais trouvé ce que je cherche. Alors je retournerai dans les Montagnes Sculptées.
_ Ce que vous cherchez ? Me le direz-vous ?
_ Non monsieur. Désolée. Revenons à l’affaire en cours, s’il vous plait.
_ Soit. Elégant a mis du temps à répondre à mon dernier message. Je crois qu’il cherche lui aussi à sécuriser l’entrevue.
_ Je n’y suffis pas ?
_ Non, vous êtes dans mon camp. Comme vous êtes plus forte que sa fille, il veut s’attacher une autre magicienne.
_ Qui sera plus forte que moi ? On ne s’en sortira pas ! En tout cas, s’il trouve plus puissant dans les Contrées Douces, vous aurez beaucoup de mal à surenchérir. Parmi les sorciers que je connais, je ne vois guère que Libérée de Survie qui me soit nettement supérieure.
_ Précisément, sa dernière lettre y faisait allusion. Vous grimacez, quelque chose ne va pas ?
_ J’ai refusé son amitié par rancune et orgueil blessé.
_ Est-ce que cela fait de vous des ennemies ?
_ Pas forcément… La saveur glacée de nos retrouvailles contaminera peut être la repentante. Est-ce ce que vous voulez ? Quand aura lieu la cérémonie des excuses ?
_ Ce soir ; j’aimerais qu’elle ait lieu dès ce soir. Un peu de théâtralité favorisera nos affaires. J’ai donné des instructions afin que le hall de ma demeure devienne un écrin convenable aux excuses de Sifine.
_ Y aura-t-il des invités ?
_ Evidemment ! C’est la seule façon d’éviter les rumeurs malsaines. Je pense aussi que mes invités seront ma meilleure garantie.
_ Vous savez ce que vous faites. Je ne crois pas que vous les mettiez en danger. Après tout l’emprise était simple, mais il reste un élément à éclaircir.
_ Ah bon, lequel ?
_ Pour se justifier, Sifine a prétendu que ses amis l’avaient mise au défi. Ce pourrait être un pur mensonge, mais j’aimerais vérifier, à tout hasard, qui sont ses fréquentations.
_ Je vous en prie, faites ! Vous me direz vos honoraires.»
Le hall était éclairé de lustres garnis d’ampoules électriques. Un long tapis rouge le traversait en suivant l’axe médian. Il reliait l’entrée à une estrade surmontée de trois beaux fauteuils aux allures de trônes. Lamainlourde et Bonheurd’offrir y étaient assis. La troisième place reviendrait à Elégant, sitôt que sa fille aurait devant tous avoué sa faute et demandé pardon. On apporterait une petite table. On signerait l’accord final. Tous les témoins seraient conviés à un buffet. Refuse se tenait dans un coin, camouflée par une illusion. Les domestiques firent entrer les invités, soit une quarantaine de bourgeois de Convergence, des notables, hommes et femmes. Les collaborateurs de l’entrepreneur se tenaient derrière les fauteuils. Les arrivants venaient saluer le couple, puis prenaient place à gauche ou à droite de la salle. Bonheurd’offrir se leva pour réclamer des musiciens. Ceux-ci sortirent d’une porte latérale, et on leur fit un peu de place. Avec des instruments à corde, ils commencèrent à jouer un air lent et rythmé de percussions assourdies. Les conversations se turent. La musique prit une tournure plus dramatique. Elégant entra avec sa fille. Il s’avança seul jusqu’à l’estrade, et mima plus qu’il ne dit ses regrets. Puis Bonheurd’offrir invita Sifine à les rejoindre. La jeune femme s’avança à pas lent, très droite, le regard fixe. La mélodie s’atténuait progressivement, si bien que les musiciens cessèrent de jouer lorsqu’elle atteignit le pied de l’estrade. A ce moment, une silhouette sombre se détacha du rang des invités. Libérée, suivie de son lutin noir, vint se placer en face d’Elégant. Dans la main droite, elle tenait une sorte de sceptre en bois sculpté. Son maquillage rouge sang soulignait ses yeux, ses sourcils et sa bouche. Ostensiblement, elle tourna son regard vers Refuse. Celle-ci répondit en suspendant l’illusion qui la dissimulait. Elle alla se positionner à gauche de Bonheurd’offrir, à un mètre environ d’Elégant, en sorte de surveiller simultanément ses consœurs. Les faces de nuit se toisèrent assez longtemps pour que les spectateurs pussent à loisir comparer leurs styles respectifs. Libérée osait la robe noire fendue et le décolleté plongeant. Le tissu satiné tenait aux épaules par de jolies broches serties de minuscules cristaux de grenat. Il tombait en plis fluides jusqu’aux hanches prises dans une large ceinture tressée. Une jambe disparaissait sous les ondes brillantes du vêtement, tandis que l’autre, mate et bien galbée, s’offrait aux regards.
Sifine en comparaison paraissait très sage, ce qui ne pouvait que la servir en de telles circonstances. Elle avait troqué sa robe moulante à paillettes contre un habit plus sobre, blanc crème, plissé et légèrement évasé à la base. La ceinture était de même couleur, mais d’une texture plus rugueuse. Le col était rabattu sur les épaules. On remarquait moins les bijoux, parce qu’un charme mineur en ternissait l’éclat. Les manches roses, ornées de losanges en fil noir subissaient un effet similaire.
Refuse portait sa tenue ordinaire, solide et fonctionnelle, taillée sur mesure à Sudramar. Avec une lenteur théâtrale, elle tira du néant son bâton. Le contact de l’arme avec le sol ne fit qu’un petit bruit. L’accessoire la rassurait. Il avait aussi vocation de la caractériser aux yeux du public. Ses sourcils, le pourtour de ses yeux ainsi que sa bouche étaient soulignés de bleu, car ce soir, elle montrait sa vraie couleur. Son regard soutint celui de Libérée, qui répliqua par un semi sourire équivoque : sarcasme, marque de sympathie, joie retenue, « enfin nous revoilà » ? Tous les témoins suspectèrent qu’un lien mystérieux unissait les deux faces de nuit.
Les choses n’en furent que plus faciles pour Sifine, dans la mesure où l’humilité qu’elle mit dans ses propos se passa de comédie. La fille d’Elégant avoua qu’elle avait ensorcelé l’honorable Bonheurd’offrir, par jeu, pour se prouver qu’elle pouvait le faire, et aussi, pourquoi pas, pour en tirer parti. Evidemment, elle avait été bien naïve et bien sotte, et surtout, elle avait gravement nuit aux intérêts de son père, sans compter que sa manœuvre jetait l’opprobre sur les magiciens, et réduisait la confiance si chère au monde des affaires. Et ça, ce n’était vraiment pas bien. L’assistance opina du chef, d’un air grave. Quand sa fille eût fini de battre sa coulpe, Elégant fut invité à s’asseoir. On apporta la petite table et les papiers. Lamainlourde résuma devant l’auditoire les points principaux de l’accord de dédommagement. Avant d’apposer les signatures, elle demanda aux magiciennes Libérée et Refuse de confirmer qu’aucun des deux hommes d’affaire n’était sous l’emprise d’un sortilège. Toutes les deux déclarèrent qu’ils étaient maîtres de leurs décisions. On parapha en plusieurs exemplaires. Les témoins applaudirent brièvement. Les notaires repartirent avec les dossiers. Bonheurd’offrir convia ses hôtes à partager un buffet. Derrière les invités, le long des murs du grand hall, les domestiques avaient installé des tables roulantes garnies de petits plats et de boissons.
Refuse trouvait tout ce cérémonial parfaitement ennuyeux. Elle resta plantée sur l’estrade pendant que Libérée allait se servir une coupe de vin rouge, et que Sifine regagnait la sortie. Elle aurait bien suivie la repentante, mais Lamainlourde avait insisté pour qu’elle surveille toute la soirée. La magicienne se fondit dans le décor en réactivant son charme d’illusion. Il fonctionnait pleinement au bout d’une minute d’immobilité. Constatant qu’on passait près d’elle sans la remarquer, Refuse fut tentée de déambuler dans l’hôtel particulier, mais c’eût été abandonner le hall à Libérée : on aurait pu le lui reprocher. Alors elle trompa son ennui en observant les gens, leurs habits, leurs expressions. Elle essaya par jeu d’élire le plus bel homme de l’aréopage: déception. Le contexte estompait les qualités individuelles. Ce qu’elle voyait avec netteté, un peintre l’eût rendu avec un léger flou. N’aurait surnagé que l’impression distante d’une vie fragile, un peu vaine, déjà fantomatique. Pourtant, les habitants des Contrées Douces, et ceux-ci particulièrement, ne manquaient ni de couleurs, ni d’optimisme, ni d’humour. L’époque était belle de promesses.
Minuit approcha. On avait dansé. Quatre couples tournoyaient encore dans le grand hall. La moitié des invités étaient partis. Ceux qui restaient s’apprêtaient à en faire autant. Libérée s’éloignait d’un groupe sur le départ. Elle adopta soudain une démarche primesautière, virevolta, et se retrouva pile au milieu du tapis écarlate, face à Refuse, qu’elle dévisagea crânement, les mains agrippées au sceptre passé derrière la nuque. Un sourire rouge s’étira au bas de sa figure obscure. Refuse se demanda si sa consoeur la rejoindrait dans le Verlieu, dans l’hypothèse où l’envie la prendrait de se sauver par là.
« Il me semble qu’on n’a plus besoin de nous ma chère. En ce qui me concerne j’ai honoré mon contrat. Avez-vous signé pour passer la nuit ici ? » Demanda la sorcière de Survie, en s’avançant. « M’en voulez-vous toujours ? Allez-vous me fuir encore ?
_ Tout dépend de vos intentions, répliqua Refuse. Mais non, je crois que la rancune est partie, le jour où je perdis votre cadeau. Il ne me reste que la crainte. J’ai connu des magiciens plus puissants que vous, et plus malintentionnés, mais aucun dont l’intérêt pour ma personne ne me mit plus en alerte. Ce doit être la réminiscence de l’extrême embarras que je ressentis lorsque vous vous jetâtes à mes pieds pour implorer mon aide. Un geste terriblement intrusif. La suite ne fit que confirmer ma première impression, puisque je me retrouvais dépositaire de votre abomination.
_ J’aurais tout fait pour être mère !
_ C’est le moins qu’on puisse dire.
_ Je vous présenterais mon enfant, si vous voulez.
_ N’avais-je pas dit que je ne voulais plus rien de vous ?
_ Qu’est devenue l’Horreur ?
_ Je l’ai libérée quand on m’a poignardée. Elle aurait dû me déchiqueter, mais j’étais alors en compagnie des mages les plus puissants du continent. Deux sorcières m’ont sauvé, de justesse. Le reste, je le sais par un témoignage. Bellacérée des Palais Superposés aurait piégé l’Horreur dans un espace magique. Puis, ce fut la guerre. Bellacérée ne me retint pas, bien au contraire. Je ne sais quel usage elle fit de cette arme arrivée à point nommé. »
Un rictus déforma le sourire de Libérée.
« Un souci ? » Questionna Refuse. « Ne vous avais-je pas dis où je me rendrais ?
_ Je ne me souviens plus. Ainsi donc, ils ont l’Horreur ?
_ Pour le plus grand malheur du Château Noir. Sinon que voudriez-vous qu’ils en tirassent de positif ?
_ Rien, j’espère. Je voudrais que l’Horreur ait fait un carnage ! Qu’elle ait fauchée les uns ou les autres ne fait pas de différence.
_ Pourquoi ?
_ Enfin, Refuse, ce sont nos ennemis ! Les rescapés du Tujarsi, voilà ce qu’ils sont !
_ Vous me parlez de choses qui se sont passées il y a deux siècles.
_ Ils nous ont massacrés, rayés de la surface, obligés à nous enterrer ! Les Contrées Douces ont oubliées, parce que vos ancêtres ne vivaient pas dans la zone du maléfice, mais nous, sous la Terre des Vents, nous nous en souviendrons toujours !
_ D’accord. Cependant, si la région des Palais est bien tout ce qui subsiste du Tujarsi, j’en déduis que vos ancêtres n’y sont pas allés de main morte non plus. Heureusement pour vous, les rivalités des mages des Palais ne leur laissent pas le loisir de penser au vieux Süersvoken.
_ Vous les défendez ?
_ On se retrouve à peine, et déjà on se chamaille… Cela ne collera jamais entre nous Libérée. La passion vous dévore, et vous dévorez par passion. Tout à l’heure, vous m’avez souri comme si vous alliez me manger.
_ Les Contrées Douces devront bientôt avoir un avis sur ces choses là. _ Qui vous dit qu’elles ne l’ont pas déjà ? Et pourquoi cette insistance ?
_ Parce que je vous connais, que j’espère toujours devenir votre amie, et parce que vous êtes une figure importante des Contrées Douces.
_ Vous vous trompez. Je retournerai dans les Montagnes Sculptées, dès que possible.
_ Pourquoi êtes vous là ?
_ Vous posez beaucoup de questions.
_ Je pourrais vous apprendre tant de choses Refuse…
_ Vous espionnez pour le compte de la Mégapole Souterraine ?
_ On n’espionne pas son propre pays, Refuse. Les Contrées Douces font partie du Süersvoken, comme la Terre des Vents, comme l’Amlen. _ Vous vivez dans un rêve Libérée. Ou plutôt non, vous avez sans doute raison. Après tout, il y a dix ans, le marchand Fuyant voulait se rapprocher de vous, établir des voies commerciales. C’est la Mégapole qui était réticente. Les idées de Survie auraient-elle changé ?»
Libérée marqua un temps d’arrêt. Opportunément leurs hôtes vinrent les rejoindre, les remercièrent pour le service rendu. Refuse toucha ses émoluments. Le grand hall était vide. Lamainlourde, Bonheurd’offrir et Elégant raccompagnèrent les sorcières.
« Je vous dépose ? » Demanda Elégant en montant dans sa voiture. « La technologie a aussi son charme.
_ C’est très aimable à vous », répondit Libérée, « mais j’aimerais marcher un peu avec ma consœur. Nous avons tant de choses à nous dire !
_ Je comprends très bien. Bonne nuit mesdames. »
Le véhicule gronda, démarra en marche arrière, puis partit vers les magasins Chrysalide.
« Qu’avons-nous d’autre à nous dire ? » Demanda Refuse.
« Ainsi donc, vous ne faites que passer ? Mais alors pourquoi vous faire une clientèle à Convergence ?
_ Affaire personnelle.
_ Vengeance ?
_ N’allons pas voir des ennemis partout.
_ J’aimerais connaître ce qui vous motive.
_ Pourquoi ?
_ Mais pour vous aidez bien sûr !
_ Je ne souhaite pas redevenir votre débitrice.
_ Dans ce cas, je dois ignorer ce que vous avez dit des Montagnes Sculptées, et vous considérer comme une actrice importante sur la scène de Convergence ; pour longtemps.
_ Faites comme vous voulez.
_ Réfléchissez, nous pourrions nous gêner.
_ Vous ai-je gênée ce soir ?
_ Non. Vous avez eu de la chance. Pour moi cette affaire est finie.
_ Ah oui ?
_ Non ?
_ J’aurais demain des petites choses à vérifier…
_ Refuse, il se fait tard, mais il faut que nous reparlions. Je ne sais ni ce qui vous amène ici, ni en quoi vos activités quotidiennes servent vos desseins, mais observez, que ce soir, on vous a vu très officiellement travailler pour la haute bourgeoisie de la capitale. Quelques mois vous auront donc suffit pour conquérir cette position avantageuse. Au train où vont les choses, les enjeux vont monter. Sifine a gaffé. Tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ? Mais remarquez la théâtralisation, la paperasse : tout le monde a pris l’affaire très au sérieux. Après tout, Bonheurd’offrir est un gros entrepreneur en bâtiment, cependant qu’Elégant dirige le grand magasin Chrysalide. Or tous deux avaient une alternative : demander l’aide de la gendarmerie. » Refuse fronça les sourcils. « Cela vous parle ? » La magicienne des Patients garda le silence quelques secondes.
« J’admets », répondit-elle enfin, « avoir observé l’université à distance. Avez-vous procédé de même avec moi ?
_ Bien sûr, Refuse. Mais je n’ai pas appris grand-chose de cette façon. C’est par la bande que j’ai oui dire que vous entreteniez une amitié avec une sorcière recrutée par la gendarmerie. En fait, les sens de sorcier et la révélation m’ont surtout montré votre assurance, votre caractère actif. L’indice de puissance, je l’ai eu hier, quand dans la lettre d’Elégant, j’ai trouvé votre mot : vous maîtrisez la Porte de Verlieu. D’autres sortilèges permettraient de s’échapper d’un espace clos, mais dans votre cas, ce ne pouvait être que celui-là. Les sorciers des Contrées Douces qui en seraient capables se comptent sur les doigts de la main. Et parmi cette élite, vous êtes la seule personne, hormis moi-même, dont je puisse dire avec certitude qu’elle le possède. Refuse, vous êtes ambitieuse. Or, les mages locaux ne peuvent pas vous apporter grand-chose, car vous êtes aussi avancée qu’eux. Il vous faut un environnement plus riche. D’où mon étonnement : que faites-vous ici, que cherchez-vous ?
_ Je vous le dirais quand je l’aurais. »
Libérée soupira. « Pourquoi vous défier encore de moi ? Je joue carte sur table. J’avoue œuvrer pour la reconstitution du Süersvoken.
_ Et donc vous-vous tenez informée de tout… Quand avez-vous su que Sijesuis était mort ? Vous êtes vous rendue à son manoir ? » Libérée ferma les yeux. Quand elle les rouvrit l’expression de son visage s’était quelque peu adoucie.
« J’ai soupçonné que votre maître avait eu de sérieux ennuis quand nous nous sommes rencontrés à Survie, parce que vos objectifs paraissaient démesurés, pour la jeune initiée que vous étiez. Mais à cette époque, je n’étais pas impliquée dans la politique de la Mégapole Souterraine. C’est venu plus tard, après la naissance de ma fille, après que je me fusse hissée plus haut dans notre art. Je voulais changer de vie. C’est beau ici, oublieux mais beau. Vous savez, je suis très occupée : mon travail à l’université, mon enfant, ma mission… Je me suis principalement concentrée sur mes confrères, sur les industriels et les grands marchands, les notables. Comme à Survie, ce sont les mêmes sortes de gens qui tiennent les rênes du pouvoir. Votre maître occupant une position décentrée, et ne faisant plus parler de lui, je ne lui accordais guère d’attention. En revanche votre réapparition suscita immédiatement mon intérêt.
Et d’un, vous n’étiez pas morte, alors que vous deviez réveiller le Dragon des Tourments… Je n’ai aucun mal à m’en souvenir : la rumeur de la destruction totale de toutes les cités de la Mer Intérieure atteignit notre séjour souterrain. La Porte de Verlieu vous aurait peut être permis de ne point être au nombre des victimes, mais je doutais que vous eussiez maîtrisé ce sortilège en si peu de temps.
Et de deux, les habitants de la Mégapole eurent vent, plus tard, de la guerre opposant les Palais Superposés au Château Noir. Nos dirigeants se demandèrent si les deux affaires étaient liées. Nous nous réjouissions, évidemment, mais nous aurions aimé connaître tous les détails de la brouille. La curiosité nous poussa à sortir de notre refuge. Nous envoyâmes des agents à l’extérieur. Hélas, ceux qui s’aventurèrent dans la zone des combats y disparurent, ou revinrent quasi bredouilles, car nous avions sous-estimé la difficulté de la tache. Je bénéficiais de ces échecs. En effet, nos dirigeants décidèrent de resserrer nos liens avec nos voisins, plutôt que d’épuiser nos forces dans des aventures lointaines. Les mages expérimentés furent incités à se mettre en avant. Et donc, me voici. Faisons un marché : racontez-moi votre histoire, et je vous aiderai à trouver ce que vous cherchez.
_ Comment savez-vous que mon histoire servira votre cause ?
_ Je n’en sais rien, mais si vous êtes bien celle qui a réveillé le dragon, votre témoignage me sera précieux.
_ Pas ce soir.
_ Demain ?
_ Quand je le voudrai !
_ Je serai patiente. Votre promesse me suffit. Puisque vous ne voulez rien de moi, vous-vous condamnez à me faire don de votre parole, ou à m’ignorer.
_ C’en est assez pour ce soir, Libérée. Vous m’épuisez !
_ Hin-hin, bonne nuit Refuse, et merci.
_ De rien !»
Libérée s’éloigna rapidement, haute silhouette noire apparaissant par intermittence dans la lumière électrique des lampadaires. Sa grande ombre possessive tantôt s’étirait sur le sol, tantôt caressait les façades aux volets clos. « Pour que les autorités consentent à sa présence, elles doivent y trouver leur avantage », pensa Refuse. Alors seulement, elle se demanda où donc était passé le lutin familier? Elle le chercha du regard, sans succès. Peut-être était-il déjà retourné à l’appartement de Libérée ?
La veille, Refuse avait dormi hors de Convergence, au cas où Sifine et ses amis auraient voulu se venger. Pareille prudence se justifiait-elle encore? La voix de la raison murmurait que non, puisque la fille d’Elégant avait reconnu ses tords. Pourtant un doute subsistait. La magicienne décida de rentrer à son hôtel en empruntant des venelles sombres. Mais tout autres étaient les abords du bâtiment. Ce dernier faisait l’angle d’une artère passante et d’une rue commerçante, larges et bien éclairées. Refuse devrait s’exposer sur les cent derniers mètres. Ne voyant personne, elle accéléra le pas en rasant les murs. Une minute plus tard, sa main se tendait vers la sonnette. Mais juste avant qu’elle n’en saisît le cordon, un miaulement détourna son attention. Se retournant en brandissant son bâton elle vit un chat noir assis sur le rebord d’une fenêtre. Comment ne l’avait-elle pas remarqué ? Le félin prit la fuite. Refuse haussa les épaules, et sonna à la porte. C’est à ce moment précis qu’elle ressentit une vive douleur pénétrant par le côté gauche. Elle s’effondra avant d’avoir pu comprendre ce qui lui arrivait. Une détonation retentit. Refuse porta la main à son flanc : elle saignait. Elle articula péniblement la formule de la brume rouge. Puis elle sombra.
Chapitre six : Intrusions.
Retors et Palinodie.
Refuse se réveilla dans un lit. Les volets étaient fermés, mais le jour se devinait aux lignes de lumière soulignant les pourtours. Elle avait mal au ventre. Le charme mineur de douleur atténuée y remédia. Refuse fit un peu de lumière. C’était bien sa chambre d’hôtel. On avait rapproché la table de sa couche. Un pichet et un verre étaient posés dessus à portée de main. Elle se redressa lentement pour se servir. Mais l’effort lui donna la nausée, la contraignant à faire une pause avant de verser l’eau. Puis elle but à petites gorgées. Ensuite seulement, elle se rendit compte qu’on avait laissé un mot sur la table. Elle tendit le bras, saisit le bout de papier, le déplia et lut : « Vous avez été blessée par balle. J’ai stoppé l’hémorragie. Ne faites pas de bêtises. Leaucoule. » Refuse tenta de se souvenir de la formule de cicatrisation, que sa consœur avait certainement utilisé. Elle y parvint, mais l’énergie lui manqua d’effectuer toute la préparation. Il lui fallait dormir.
Les heures passées au pays des songes lui furent profitables, car dès qu’elle rouvrit les yeux, Refuse se lança dans les préparatifs du charme curateur. Sitôt les derniers détails définis, elle s’appliqua une main sur le ventre en murmurant les paroles adéquates. L’effet fut rapide et spectaculaire. Ragaillardie, Refuse essaya de se lever, mais la magie ne lui avait pas rendue son énergie. Ses jambes tremblaient. Elle se rassit. Pouvait-elle appelé quelqu’un ? Quelle heure était-il ? Il faisait nuit. On avait rempli le pichet. Elle ne vit pas de nouveau message. « J’ai faim. » Constata la magicienne. « Décidément, je dois bouleverser mes choix habituels. L’ordre des utilités s’inverse. » En lieu et place de l’annulation elle prépara donc un serviteur d’ombre, auquel elle choisit de donner ses traits. Puis elle l’évoqua. Son double se matérialisa dans la pénombre de la chambre. La magicienne contempla un instant son image. Elle toucha sa surface. Comme la monture magique, elle était solide, quoiqu’un peu froide. Le sortilège imitait la peau et les muscles. Refuse envisagea rapidement plusieurs façons de s’en servir. Mais l’urgence commandait : « descend au rez-de-chaussée, trouve le réceptionniste, dit lui que je suis éveillée, et que j’ai faim ! Va et reviens. » L’ombre s’acquitta de sa tache. L’employé de l’hôtel était quelque peu intimidé, mais il ne venait pas les mains vides. Il murmura un salut, déposa sur la table du pain, un pâté, et une cruche d’eau. Il reprit le précédent pichet sur son plateau. Puis il proposa à la magicienne de l’aider à étaler le pâté sur les tranches de pain. Refuse le laissa faire, au début, puis demanda au serviteur d’ombre de prendre le relais. L’employé regarda d’un air inquiet la créature magique procéder avec des gestes lents et précis.
« Je suis troublé, avoua-t-il. Est-ce un sortilège ? » Refuse hocha la tête.
« Est-elle vraiment comme vous ? Pense-t-elle ?
_L’entité qui l’anime pense à sa façon. En tout cas, elle sait reproduire des comportements », répondit Refuse.
« Vous-vous êtes vite rétablie, ajouta l’employé. Quand on vous a amené, vous aviez perdu beaucoup de sang, comme si le brouillard du dehors avait tout bu !
_ La brume rouge est de mon fait. Je voulais me protéger. » La magicienne mâchait sa tartine.
« Avez-vous besoin d’autre chose ? » Demanda le réceptionniste. Refuse avala.
« Non merci. Vous êtes très gentil. Si nécessaire, je vous enverrai mon serviteur. Bonne nuit monsieur.
_ Bonne nuit madame. »
Refuse acheva tout le pâté. Elle but toute l’eau du pichet. Le serviteur d’ombre l’aida ensuite à se lever, et à se rendre aux toilettes. Puis Refuse eut de nouveau sommeil. « Réveille-moi si quelqu’un approche », ordonna t-elle, avant de se rendormir.
On lui parlait, d’une voix étrange qui ressemblait à la sienne. Elle entrouvrit les paupières, et grogna un peu. Elle clignât des yeux. Tout à fait réveillée, elle reconnut le serviteur d’ombre en compagnie de Leaucoule.
« Bonjour Refuse, dit Leaucoule, vous nous avez fait peur. La réception m’a dit que vous alliez mieux. J’en ai déduit que vous aviez terminé ce que j’ai commencé. Avez-vous encore besoin de soins ?
_ Hum, non, je ne crois pas. En revanche, j’aimerais bien savoir en détail ce qui m’est arrivée.
_ Evidemment…
_ Ainsi, c’est à vous, Leaucoule, que je dois d’être encore en vie ?
_ Oui, et à Coriace. Avez-vous conscience du bruit qu’a fait l’affaire Bonheurd’offrir ?
_ La haute bourgeoisie a pris la chose très au sérieux.
_ C’est peu de le dire : tout le monde en a parlé.
_ Oh !
_ En tout cas, assez de gens pour que nous soyons au courant. Quand nous apprîmes que deux des plus puissantes magiciennes des Contrées Douces allaient se retrouver au même endroit pour entendre les aveux d’une troisième, assez avancée dans ses études, nous fûmes chargés de surveiller l’événement de loin. Nous avons également enquêté sur les relations de Sifine, fille d’Elégant.
_ Vous avez eu le temps ?
_ Nous n’avions qu’effleuré le sujet. Mais Coriace a repéré deux individus suspects autour de la demeure de Bonheurd’offrir. Quand vous en êtes sorties, vous et Libérée, ils se sont éclipsés. Nous les avons suivis discrètement jusqu’à votre hôtel. Ils vous y attendaient, postés dans une rue perpendiculaire. Nous ne savions pas quelles étaient leurs intentions exactes. Hélas nous n’avons compris que trop tard, quand vous êtes tombée. Le tir qui vous a touché n’a fait aucun bruit. C’est l’homme qui a tiré, avec un pistolet, pendant que sa comparse dissimulait ses mouvements. Coriace lui a logé une balle dans l’épaule. Et moi, j’ai endormi la dame.
_ Qui sont-ils ?
_ Des amis de Sifine, rencontrés à l’université.
_ Je puis admettre qu’elle m’en veuille, et je me doutais qu’il fallait chercher du côté de ses camarades. Néanmoins leur attitude me parait totalement disproportionnée.
_ A nous aussi. Coriace pense qu’ils font partie d’une bande.
_ Une bande ? Des brigands ? Mais enfin, Leaucoule, nous sommes dans les Contrées Douces !
_ Pas si douces que cela. Les gendarmes ne chôment pas, savez-vous ? _ Je vous remercie de m’avoir secourue Leaucoule. Je n’ai pas été assez prudente. Si j’avais utilisé la brume préventivement, pour m’approcher de l’hôtel, mon agresseur n’aurait pu ajuster son tir. Au lieu de quoi, j’ai cru que les menaces n’étaient pas à ce point… Comment dire ? Tangibles… Sérieuses ? Réelles.
_ La brume rouge ne nous a pas aidé. Mais, en longeant le mur, en trouvant la porte, on tombait sur vous. Heureusement, j’avais préparé une potion. Il faut dire que ces derniers temps, les gendarmes ne cessent de m’en demander. Je vais monter en grade.
_ Félicitation. Vous avez changé Leaucoule. J’aimerais vous récompenser, comme il se doit : recopiez de mon grimoire tout ce que vous vous sentez capable d’apprendre.» Le regard de Leaucoule s’illumina. « Je n’abuserai pas de votre offre, je vous le promets. » Refuse fit apparaître son livre de magie. Pendant que sa consoeur œuvrait, elle prépara ses sortilèges. Lorsque le serviteur d’ombre se dissipa, elle en évoqua un autre, pour chercher son repas. Elle fit bombance, tout en répondant aux questions de Leaucoule, entre deux coups de fourchette.
« Cela m’en fait deux de plus », se réjouit la sorcière gendarme.
« Vous aurez la suite plus tard, vilaine gourmande », dit Refuse en rangeant son grimoire.
« Qu’allez-vous faire ?
_ Un peu d’exercice, prendre une douche.
_ Et ensuite ?
_ Me venger ? Non, je traque un autre gibier… Néanmoins, j’aimerais beaucoup entendre de votre bouche ce que mes agresseurs vous ont raconté, avant de les interroger personnellement. Après tout, vous les soupçonnez d’appartenir à une bande, sachant que de mon côté je recherche un voleur… Alors ?
_ Si je vous dis que nous sommes tenus au secret ?
_ Je vous réponds que je suis la victime.
_ Soit.
_ Vous les détenez ?
_ Bien sûr.
_ Si j’enquête, avec mes moyens, je les trouve ?
_ Probablement.
_ Bon, commencez par me dire ce que j’ai le droit de savoir, Leaucoule.
_ Vous portez plainte ?
_ Pourquoi pas ? Ce n’est pas automatique ?
_ Non, vous devez faire la démarche. En avez-vous parlé à Bonheurd’offrir ou à Elégant ?
_ Je n’en ai pas eu le temps. Pensez-vous qu’ils pourraient mal le prendre, parce qu’ils ont réaffirmé leur alliance ?
_ C’est possible.
_ Ecoutez, je ne suis pas la créature de ces messieurs. Tant que je ne saurais pas le fin mot de l’histoire, je me considèrerai en danger. Comme je n’ai pas l’intention de vivre recluse, ni d’abandonner mes objectifs, cela signifie que j’aurais le foudroiement facile dans les prochains temps. Ah ! Mais c’est précisément ce que Coriace, et vous-même, aimeriez empêcher…»
Enfin convaincue, Leaucoule résuma ce qu’avaient livré les interrogatoires :
« L’homme s’appelle Retors, et la fille Palinodie. Retors est en deuxième année à l’université où il étudie le droit et la magie. Palinodie a déjà été mêlée à toutes sortes d’affaires. C’est une aventurière qui veut faire fortune rapidement pour échapper à sa condition d’origine.
_ Comment en sont-ils venus à penser que ma mort leur rapporterait quelque chose ?
_ Sifine a une petite cours d’admirateurs à l’université. Retors en fait parti. On aime se lancer des défis. Retors et ses amis pratiquent un jeu à base de persuasion : contrôler les actions des premières années en infléchissant leur conduite de façon pas trop grossière, pouvant passer pour normale aux yeux d’un néophyte. Cette pratique s’étend rapidement en dehors de l’université, et les manipulateurs s’enhardissent. Retors rencontre Palinodie, par hasard croit-il. Coriace pense que les étudiants n’ont pas été si discrets et que la demoiselle a écouté leurs confidences. Elle n’est pas magicienne, mais elle leur propose de les aider en détournant l’attention de leurs victimes. Par exemple, Palinodie pourrait discuter avec un commerçant, pendant qu’un complice l’ensorcelle… De cette façon les projets deviennent de plus en plus ambitieux et risqués. A l’université, le groupe doit faire profil bas, après que plusieurs victimes se soient plaintes à la direction. Beaucoup arrêtent de s’amuser au dépend des novices, tandis que d’autres poursuivent leurs activités à l’extérieur. Les pratiques se criminalisent. Retors fait croire à Sifine qu’il a réussi un gros coup sans être inquiété : il aurait emprunté à la banque de quoi acheter un bel appartement à la moitié de sa valeur, puis l’aurait revendu au dessus de sa valeur. Ensuite, il aurait remboursé son prêt, et avec la différence, aurait acquis très légalement une demeure selon ses goûts, et de quoi subvenir à ses besoins pendant un bon moment.
_ Pourquoi n’ai-je jamais fait ça ? Qu’en est-il vraiment ?
_ Retors a avoué que la première transaction n’avait pas été si exceptionnelle. Le logement était de piètre qualité, et le prêt peu élevé. C’est là que Palinodie intervient : elle connaît des gens qui vont donner des allures de palace à l’acquisition de Retors. On se déguise, on persuade un client, et on va jusqu’au bout, sans être trop gourmand pour que les soupçons éventuels ne deviennent pas une enquête.
_ Ce sont de fichus escrocs, pas des assassins.
_ Mais Retors se vante. Sifine cherche à le surpasser en ensorcelant Bonheurd’offrir. Lamainlourde se doute de quelque chose, et vous mettez un terme à la manœuvre. Sauf que… Savez-vous à qui Bonheurd’offrir espérait vendre son entreprise ?
_ Il avait un acheteur ?
_ Oui, et Palinodie le connaît. Nous pensons qu’il s’agit d’un truand, probablement son chef. Elle a convaincu Retors de se débarrasser de vous, parce que vous avez ruiné leurs plans, qu’elle a perdu la face devant ses comparses et que vous risqueriez de recommencer à l’avenir.
_ Elle n’est pas magicienne.
_ Pas besoin…
_ Tout de même, ce Retors tue pour bien peu.
_ On lui a promis une place dans la bande et une fortune rapide.
_ C’est tout ? Quelle naïveté ! Quelle inconséquence ! Quelle folie !
_ Refuse, je vois tous les jours des choses un peu folles. Les habitants des Contrées Douces ont une fringale de richesses. Ils prennent facilement des initiatives. Mais tous ne sont pas de fins stratèges comme Fuyant. Tous n’ont pas la pondération des paysans des campagnes. Tous n’ont pas votre façon d’envisager le risque. Retors savait qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Mais l’idée de tuer sans être pris lui plaisait. Au lieu de craindre votre puissance, il a compensé son handicap avec l’effet de surprise et une arme à feu enchantée à l’aide d’un sort mineur anti-bruit. La balle est rapide. Elle vaut bien un foudroiement. Personne n’a rien entendu. Il aurait pu vous dérober quelques babioles, et disparaître sans laisser de traces.
_ Donc, il m’aurait abattue dans l’idée de se faire une place parmi les bandits, et par goût des sensations fortes?
_ Oui, Refuse.
_ Il a tout avoué ?
_ Oui !
_ Il a dit où était le reste de la bande ? Il a donné des noms ?
_ Oui, des faux noms, pour la plupart. Les truands n’étaient plus à l’endroit indiqué quand Coriace s’y est rendu.
_ Ils sont très réactifs vos brigands.
_ C’est leur manière d’être. Malgré son nom Retors est un amateur.
_ S’ils comptaient faire de lui leur magicien, ils n’auraient pas du l’exposer de cette façon…
_ Je pense qu’il y a peut être un autre sorcier avec eux. Coriace le soupçonne depuis longtemps.
_ Elégant a-t-il été informé de ma mésaventure ?
_ Pas par nous.
_ Avez-vous besoin de mes services ?
_ Pas dans l’immédiat.
_ Tout de même !
_ C’est mon métier, Refuse, pas le tien.
_ D’accord Leaucoule. Je vais vous laisser vous occuper de ces crapules. Je redoublerai de prudence. Mes buts sont inchangés. Dis bien à Coriace qu’il est inutile de me prêcher la modération.
_ Il t’a protégée ! »
Refuse garda le silence. Devant Leaucoule, elle commença à se maquiller les paupières et la bouche. Puis, renonçant à l’apparence grise qu’elle s’était donnée en entrant à Convergence, elle conserva sa face de nuit. Elle sortit de la chambre, suivie du serviteur d’ombre et de son amie. Les deux sorcières marchèrent côte à côte dans les rues de la capitale. Au bout d’une dizaine de minutes, Leaucoule réalisa que Refuse n’avait pas de but précis. Dès lors, elle infléchit la promenade pour se diriger vers la gendarmerie. Refuse et son double l’accompagnèrent. Le petit groupe s’éloignait du cœur de la capitale. Les jeunes femmes débouchèrent sur une avenue périphérique. Une patrouille à cheval les dépassa. Bientôt elles longèrent le mur d’enceinte de la caserne, long d’une centaine de mètres. De l’autre côté de la rue se voyaient des jardinets, des troquets, des ateliers de couture, et une épicerie. C’étaient de petites maisons aux toits d’ardoise, serrées les unes contre les autres, plus basses que les bâtiments du centre-ville. Arrivées devant le portail, les magiciennes échangèrent une accolade muette. Puis, la Leaucoule passa la grille. S’arrêtant un instant devant la guérite de la sentinelle, elle effectua un salut militaire en déclinant ses noms et grades. Refuse se détourna à ce moment là. Son regard balaya, à droite, une série de façades identiques, étroites et blanches abritant des familles aux revenus modestes. Refuse lança le sort d’alarme en spécifiant qu’elle redoutait particulièrement les armes à feu. Ensuite, elle s’éloigna dans une rue transversale supposée la ramener au centre-ville. Elle marcha encore cent cinquante mètres, avant de quitter les voies fréquentées pour une impasse déserte. Là, elle se rendit invisible. Elle mena ensuite son double à une taverne, avec mission de boire, et de manger, à hauteur de trois douceurs, jusqu’à ce que la magicienne vienne le récupérer.
Et tandis que le serviteur d’ombre s’attablait, Refuse rebroussait chemin vers la gendarmerie. Elle snoba la sentinelle. Trois robustes corps de bâtiments, de trois étages chacun, cernaient une vaste cour pavée. On ne voyait pas de fenêtres aux rez-de-chaussée. Aux angles se dressaient des tours carrées, aux toits noirs et pointus. Les écuries se trouvaient à gauche, les lieux de vie, incluant les dortoirs, les cuisines et le réfectoire étaient à droite. L’administration lui faisait face. L’armurerie et les geôles n’étaient pas indiquées. Refuse avait le choix entre attendre que quelqu’un entre ou sorte, ou tenter sa chance au culot. Elle aurait pu également utiliser ses sens de sorcier. D’ailleurs Elle se fit le repproche de n’avoir pas espionné les gendarmes auparavent. Cependant, la magicienne comptait tirer parti de l’invisibilité avant de recourir à une magie plus coûteuse en ressources. Quant à la porte de Verlieu, Refuse la gardait en réserve pour s’enfuir, le cas échéant.
Elle patienta. Au bout d’une demi-heure, deux cavaliers pénétrèrent dans la cour. Ils conduisirent leurs montures aux écuries. L’un d’eux reparut bientôt. Il traversa en oblique l’espace qui le séparait du bâtiment administratif. Refuse se tint prête à agir. L’homme toqua à la porte. On lui ouvrit. Il se faufila. La porte se referma. La magicienne pesta. Les gendarmes se gardaient des intrusions. A la réflexion, puisqu’ils employaient des sorciers, ils devaient savoir à quoi s’attendre… Cinq minutes plus tard, la porte livra passage à un sous officier. Non seulement Refuse n’eut pas le temps de se glisser à l’intérieur, mais elle remarqua un détail qui lui avait échappé : les marches menant à l’entrée étaient tachées de sable rouge. Le gendarme qui venait de sortir en avait sous ses semelles. D’où venait-il ? Se pouvait-il que l’on marchât dans un bac sitôt le seuil passé, et que les grains colorés révélassent la présence des invisibles ? « Mauvaise nouvelle, ils ont inventé des ruses pour contrer la magie la plus probable. Il se pourrait même qu’après les confidences de Leaucoule je sois attendue.» Plus la magicienne réfléchissait, plus il lui semblait que l’affaire était mal engagée. « J’ai voulu aller trop vite. Il me faut davantage de préparation. En persuader un de me faciliter la tache ? Je risque de les avoir tous contre moi dès qu’il aura retrouvé son libre arbitre. Prendre l’apparence d’un gendarme ne me fera pas connaître leurs usages. Les observer de loin serait beaucoup plus sage. Mais pas aujourd’hui. Pour cette fois, Retors et Palinodie garderont leurs secrets. »
Essais.
Refuse quitta donc la caserne, dépitée, et fatiguée. Elle alla récupérer son double. Le tavernier vit la porte de son établissement s’ouvrir sans raison apparente. Il soupçonna aussitôt que quelque magie était à l’œuvre, parce que sa cliente ne lui semblait pas très naturelle : personne n’était noir comme cela, et personne ne paraissait à ce point insensible. Il espérait que rien ne se tramait à ses dépends. La silhouette avait fini de manger, mais un dénommé Brafort s’était assis à la même table. C’était un client régulier que le tavernier connaissait bien. Brafort était du genre robuste, avec un visage large, chauve sur le dessus, garni d’un collier de barbe noir et de sourcils épais. Sa chemise écarlate s’ouvrait sur un poitrail velu. Il parlait pour deux. Le gaillard remplissait le verre de la femme étrange qui avalait le vin rouge, rasade après rasade, sans que son état ne changeât le moins du monde. Le gars buvait moins, mais à ce jeu s’enivrait petit à petit. Entre deux godets, il tentait divers compliments, sous le regard de plus en plus inquiet du tavernier. Ce dernier finit par lâcher :
« Brafort, tu vois bien que la dame est sorcière, et qu’elle n’est pas causeuse. Laisse la tranquille. Tu perds ton temps. Au train où vont les choses, tu seras le premier à rouler sous la table.
_ J’aime les beautés mystérieuses ! » Répliqua Brafort. « Puisque les sorcières sont des femmes, on doit pouvoir les séduire. En tout cas, moi, il me faut plus que des sortilèges pour me faire peur. Celle-ci me plait. Où est le mal ?
_ Ce n’est pas ça…»
Sentant que la situation risquait de lui échapper, Refuse se pencha vers sa créature et lui murmura à l’oreille de se lever et de sortir. Le double obéit, sans un regard pour son soupirant. La magicienne dit « au revoir » à sa place. Brafort se leva péniblement, et tituba jusqu’à la porte. Il voulut, jusque dans la rue, suivre l’objet de son désir. Mais la silhouette s’éloignait trop rapidement. L’homme cria quelque chose en tombant par terre, attirant l’attention des passants. Une idée germa alors dans l’esprit de Refuse. Elle ordonna un demi-tour. Le serviteur d’ombre revint vers Brafort. La magicienne chuchotait ses instructions : « Faits lui signe de s’approcher, conduit le à l’écart. » L’homme se releva et suivit la beauté sombre, ne sachant quoi penser de son revirement soudain. Refuse les mena dans l’impasse où elle s’était rendue invisible. « Retourne-toi », commanda t-elle à son double. Elle se plaça derrière. « Il y a quelqu’un d’autre ? » Demanda Brafort en comprenant que la voix ne pouvait venir de la silhouette noire. « En effet, ce que vous voyez est un corps provisoire. Il vous plait, n’est-ce pas ?
_ Je l’avoue. A qui ai-je l’honneur ?
_ J’aimerais vous demander un service, contre rémunération évidemment. Le jeune Retors est aux mains des gendarmes, à raison. Découvrez où il habitait, et vous aurez ma reconnaissance.
_ C’est-à-dire ?
_ De l’argent pour commencer.»
Quelques pièces passèrent de la main de Refuse à celle du double. « Prenez cet argent. Agissez sans trop attirer l’attention. Retors étudiait la magie à l’université. Il aurait acheté un appartement coquet en ville. Vous prétendrez lui rapporter un petit objet enchanté.» A ce moment une boucle d’oreille tomba par terre, ornée d’une petite pierre verte veinée de bleu. Brafort la ramassa.
« Bien sûr, vous n’irez pas voir les gendarmes. Quand vous en saurez plus, vous laisserez un message au réceptionniste de l’Hôtel de l’Orchestre.
_ C’est magique ? Demanda l’homme en regardant le bijou.
_ Oui, par moment elle parle dans une langue oubliée.
_ Ah ? Mais là, elle ne parle pas.
_ Non, j’ignore ce qui motive son babil. Je l’ai trouvée au fond d’un puits, loin d’ici. Je venais de remonter un sceau d’eau, quand elle se fit entendre.
_ Ce monde est plein de merveilles ! Je vais tenter de la faire parler.
_ Comme il vous plaira. Acceptez-vous de faire ce que je demande ?
_ Il y a cinq minutes, je mendiais votre attention… Est-ce dangereux de vous servir ?
_ Retors m’a tiré dessus. Il est en prison. Méfiez-vous des étudiants en magie, car certains aiment jouer des mauvais tours à ceux qui ne partagent pas leur savoir.
_ Des mauvais tours ? De quels genres ?
_ Vous faire agir à leur convenance est leur plaisanterie favorite. Normalement, ils n’en ont pas le droit, mais en dehors de l’université, ils se sentent parfois pousser des ailes. Adoptez un profil bas, ne vous lancez pas dans un concours de boisson.
_ C’est dangereux. Ce que vous me demandez, c’est dangereux.
_ Acceptez-vous ?
_ J’étais à la recherche d’une aventure… heu, galante.
_ J’entends bien. Si vous acceptiez, ce corps que vous voyez serait votre pour une heure. Ne le brutalisez pas. Autant que vous le sachiez, il n’a pas l’habitude des choses humaines, ou disons qu’il fera comme s’il ne savait pas. Il répondra à vos désirs, mais je lui interdis formellement de voler, de tuer, ou de parler aussi longtemps que je vous le confie.
_ Ce n’est pas une personne ?
_ C’est un substrat ayant pris forme humaine, animé par une entité dotée d’une personnalité propre, et obéissant à mes ordres.
_ Comment un tel être pourrait-il m’aimer ?
_ Ça, je n’en sais rien. Si vous cherchiez des sentiments, vous n’avez pas frappé à la bonne porte. Reste l’argent.»
Brafort hésitait. Dans quelle histoire s’embarquait-il ? Quoiqu’il trouvât encore l’ombre jolie, il répugnait à s’en servir comme d’une prostituée. Mais, c’était lui qui avait commandé les boissons, lui qui s’était précipité, lui encore qui avait ramassé la boucle d’oreille. Lentement, il caressa du bout des doigts la joue de la servante magique. L’envie d’en jouir l’avait quitté. Avait-il besoin de l’argent de la magicienne ? Pourquoi pas ?
« Donc, je dois simplement découvrir où il habitait… Comment s’appelle-t-il ?
_ Retors. Oui, trouver sa résidence. Et me rendre compte à l’Hôtel de l’Orchestre.
_ J’accepte. Je m’y mets dès ce soir.
_ Une dernière chose : si la boucle d’oreille est toujours en votre possession à l’issue de vos recherches, portez-la au département de linguistique de l’université.
_ Comme il vous plaira. Au revoir.»
Refuse rentra à son hôtel en doutant que Brafort irait au bout de sa mission. Pourquoi n’avait-elle pas plus tôt porté la boucle d’oreille à des spécialistes des langues mortes, plutôt que de la confier à un alcoolique ? Ne prenait-elle que de mauvaises décisions, de crainte d’être passive ? Le fait est que l’après midi lui parut long. Elle se plongea dans la lecture de ses sortilèges, mais piqua du nez, comme si le sommeil lui manquait. Elle aurait préféré étudier quelque chose de nouveau. Maintenant qu’elle maîtrisait la Porte de Verlieu, il lui fallait une magie équivalente ou supérieure pour progresser. Refuse s’endormit. Elle se réveilla au milieu de la nuit. La morosité l’avait quittée, le serviteur magique avait disparu. Elle avait faim. La magicienne descendit dans le hall de l’Hôtel. Elle demanda au réceptionniste s’il était possible de manger un sandwich à cette heure tardive. Il lui apporta ce qu’elle désirait. Refuse lui tint compagnie, le temps de grignoter l’en-cas. L’homme lui confia qu’il trompait son ennui en lisant. Il avait trouvé un recueil de textes maintes fois traduits, si anciens que certains remontaient à des époques impossibles à dater. Tous étaient des fragments de récits perdus. « Voyez, celui-ci parle d’un immense désert de poussière grise qui se trouve en Firabosem, le continent lointain. Et cet autre raconte un bout d’histoire qui se passe sur une route. En fait, c’est un couple qui voyage, avec une voiture. Leurs sentiments évoluent au fur et à mesure. Parfois le paysage leur fait écho. A un moment, ils franchissent une chaîne de montagnes. Le traducteur du texte pense qu’il ne peut s’agir que des Montagnes de la Terreur ! C’était avant qu’elles ne soient ensorcelées : il y a cinq milles ou plus, on ne sait pas. »
Refuse remonta dans sa chambre, la tête pleine de conjonctures. Où avait-elle lu que la présence humaine sur La Scène remontait à une centaine de milliers d’années ? Que restait-il dans les mémoires ? Presque rien. Elle se recoucha. Les bruits de la rue la tirèrent du sommeil. Il était fort tard. Elle fit ses exercices habituels. L’entité ressource qui assurait l’endormissement fut réaffectée au changement d’apparence. Puis Refuse alla manger. La journée précédente avait été dépensée en pure perte. Sous la douche elle adopta l’aspect de la jeune femme fragile déjà utilisé à Portsud. Elle se protégea par une alarme, puis sortit peu après douze heures. La magicienne déambula au hasard. « Ce n’est pas comme ça que je ferai avancer mon enquête », se dit-elle. Elle revint vers l’hôtel. En se remémorant ce que Leaucoule lui avait raconté, Refuse alla voir l’endroit d’où Retors avait tiré. Se souvenant que Coriace avait blessé l’assassin, elle chercha des traces de sang, mais n’en trouva pas. Les abords de l’hôtel étaient nettoyés tous les jours à grande eau. Elle songea que si elle avait possédé un familier, renard ou chat, et qu’il eût goûté au fluide vital, il aurait pu prendre la forme de Retors. Au fait, ce dernier avait-il un familier ? Si oui, était-il en liberté ? Quelques goûtes espacées éclatèrent au sol. Des contorsions de nuages gris semblaient se livrer bataille dans les nuées. « Des évadés de la Terre des Vents ? » La pluie s’intensifia rapidement. Refuse s’abrita dans le hall de l’hôtel, en se mêlant aux passants surpris. Elle produisit un large parapluie avec la création d’ombre, puis elle alla braver le déluge. « Je devrais surveiller Sifine. Si elle reprend contact avec ses amis, j’apprendrais au moins à connaître leurs visages. Ils me mèneront à Retors. Dois-je utiliser mes sens de sorcier ? Dois-je me rendre au magasin Chrysalide ? Ne devrais-je pas plutôt essayer l’université ? Je pourrais me donner le visage de Sifine… Mais pour que ça marche, il faudrait qu’elle ne soit pas là où je me montre. » Finalement elle endossa l’identité de l’Archer, son dernier amant.
Vingt minutes plus tard, elle franchissait le seuil du bâtiment des études linguistiques et magiques. L’intérieur était sombre et désert. « Ils doivent tous être en cours, ou à la bibliothèque. » Refuse alla dans cette direction. Bientôt, elle reconnut la double porte de la salle de lecture. « Bonjour Archer, puis-je vous être utile ? » Fit une drôle de voix derrière elle. « Oui ?» Répondit-elle en se retournant. Ensuite, elle poussa un hurlement, en faisant un grand bond en arrière. C’était l’araignée de Venimeuse ! Le familier aux longues pattes était descendu le long d’un fil gluant, pour jouer un de ses tours favoris. « Franchement, Archer, vous me décevez. Je croyais que vous aviez l’habitude maintenant. » Refuse se retint de foudroyer la nuisance. Elle l’eut bien massacrée à coup de bâton. Mais déjà la porte s’ouvrait. On voulait savoir qui avait crié, et pourquoi (bon, cela, on s’en doutait un peu). Refuse prononça la formule de l’invisibilité. « C’était Archer, je suis vraiment désolée. Je voulais simplement lui rendre service, se défendit l’octopode. » Les étudiants ricanaient ou prenaient des mimiques d’exaspération, tout en cherchant du regard la victime désignée. « Archer ? Mais il est avec nous ! » S’exclama un garçon. Quelqu’un avait-il pensé à préparer un charme de révélation ? « Ils sont nombreux, il y a un risque. » Pensa Refuse. Elle s’éloigna dans le couloir. La pluie tambourinait sur les grandes baies vitrées. « Je me suis trompée dans mon choix. J’aurais du garantir l’endormissement pour neutraliser rapidement le familier. Je me demande pourquoi l’alarme ne m’a pas prévenue ? » Refuse changea ses traits en ceux de Funambule. Après quoi, elle interrogea l’entité de l’alarme. Celle-ci lui répondit qu’elle n’avait rien remarqué d’hostile. Refuse lui expliqua que toute araignée géante était a priori un danger. L’entité persista à nier le problème.
« Enfin, vous l’aviez bien vue, non ? » S’énerva la magicienne. L’entité fit attendre sa réponse, comme si elle réfléchissait.
« Rien de dangereux, s’obstina-t-elle.
_ Et maintenant, la voyez-vous ?
_ De quoi parlez-vous ? Il y a des tas de gens. Personne n’a d’arme à feu.
_ L’araignée !
_ Non, enfin vaguement… Pas dangereuse… »
Refuse regarda dans le couloir de la bibliothèque. Le familier courait au plafond, dans sa direction.
« Elle sera bientôt dans le périmètre que vous devez surveiller. Envoyez moi un frisson dès qu’elle aura franchi la limite. » Commanda la magicienne.
L’araignée passa la frontière invisible. L’entité ne réagit pas. « Bon sang, elle se fait ignorer ! Ma défense ne la voit pas, ou la néglige.» Inversement, le familier ne la remarqua pas non plus. Il tourna sur lui-même dans toutes les directions, puis se posa au sol. La créature tapota les dalles de pierre du bout de ses pattes antérieures. Ensuite, elle tendit un fil en travers du corridor. Refuse avait maintenant son bâton en main. Elle recula lentement, son attention alternant entre devant et derrière. Puis elle murmura la formule de la révélation. « Cette intrusion me coûte cher. » Le couloir faisait un coude vers la gauche. Une volée de marches conduisait au parc de l’université. Le parapluie d’ombre fut de nouveau mis à contribution. Refuse ressortit par la grande porte. Après quelques secondes d’hésitation, elle fit le tour des bâtiments, en quête d’un troquet. Il y en avait plusieurs, de l’autre côté de la rue. Elle choisit la Griserie, au nom évocateur. Elle suspendit son invisibilité. Funambule pénétra dans la petite salle du bar, dont il était pour l’heure le seul client. Il commanda un vin chaud, qu’il alla boire à une table faisant le coin. Dos au mur, il avait aussi vue sur l’extérieur. Derrière son comptoir, la serveuse n’attendait pas d’affluence avant une heure. Pour tuer le temps Funambule fit mine de sortir de sa sacoche l’atlas des Montagnes Sculptées, de Discuri. Il le posa devant lui et se plongea dans le chapitre consacré aux Voiles Brisées. Le bar s’anima à partir du milieu de l’après midi. L’averse avait cessé. Depuis la fenêtre on voyait un paysage de flaques et de pavés ruisselants. Refuse entendait les eaux s’écoulant dans la rigole. Quatre étudiants, trois garçons et une fille, discutaient au comptoir. Le son de leurs voix montait et descendait de façon imprévisible, ponctué par des éclats de rire, des phrases laissées en suspend, et des interruptions soudaines lorsqu’ils se coupaient la parole. Refuse n’y comprenait rien. « Ce n’est pas comme ça que j’obtiendrai des informations. » Elle attendit encore. Un couple mixte entra à son tour. Ils s’assirent dans l’angle opposé, commandèrent des boissons pour la forme, puis passèrent leur temps à se parler les yeux dans les yeux, et à échanger de longues embrassades. Ils étaient gris, mais Refuse n’osa les déranger. Cependant, elle n’avait plus la patience d’attendre. « Non, vraiment, je m’y prends de travers depuis le début. Voyons : Sens de sorcier dans la gendarmerie, puis Porte de Verlieu jusqu’à la cellule de Retors, puis persuasion, pour le faire parler. J’emporterai de quoi manger. Je l’endormirai. Puis je préparerai de nouveau la Porte de Verlieu. » Elle réfléchit à ce qui pourrait compromettre son plan. Malheureusement il comportait de nombreux points faibles : il se pouvait qu’elle ne reconnût pas celui qu’elle cherchait. Que ferait-elle s’il partageait sa cellule avec un autre prisonnier, ou si les gendarmes se relayaient pour lui tenir compagnie ? Serait-elle vraiment capable de lancer deux fois la Porte de Verlieu dans la même journée, sans s’écrouler de fatigue au mauvais moment, au mauvais endroit ? Funambule quitta la Griserie.
Le jour déclinait. Refuse se dirigea vers un restaurant d’affaires. Elle s’isola dans une alcôve que l’on fermait par un rideau. Elle commanda un plat, qu’elle dévora rapidement. Quand elle eut fini, Refuse sortit du renfoncement. Elle remarqua un de ses anciens clients, qui vidait quelques pichets en compagnie de ses pairs. Elle se porta à la rencontre des marchands : « Mesdames et messieurs bonsoir. Je m’intéresse aux suites d’une escroquerie à la persuasion dans l’immobilier. Je paye deux douceurs pour toute information faisant avancer mon enquête, au sujet d’un certain Retors. Je loge toujours à l’Hôtel de l’Orchestre. » L’auditoire hocha la tête. Certains griffonnèrent quelques mots sur des bouts de papier. La magicienne rentra.
Une surprise l’attendait dans sa chambre : la réception avait glissé un message sous sa porte. Monsieur Brafort était passé en début de soirée. Il avait laissé une adresse et une autre information : « Dans la rue des Tisserands, troisième section, deuxième maison après l’enseigne du tailleur, en allant vers le nord. La boucle d’oreille est au département de linguistique, aux bons soins de monsieur Lecteur. » « Brafort s’est mieux débrouillé que moi et tous mes sortilèges. »
Refuse se déshabilla. Pour veiller sur son sommeil elle évoqua le serviteur d’ombre. Après quoi, elle se glissa sous les draps. Avant de s’endormir elle officialisa le nom de l’entité, chaque fois que celle-ci animerait une forme humaine : Funambule.
Dans la caserne.
Le lendemain, levée de bonne heure, elle décida de reprendre les mêmes sorts que le jour précédent. Elle sortit, invisible et déterminée, sous une pluie fine et froide. La rue des Tisserands avait gagné son nom des siècles plus tôt, quand les Contrées Douces appartenaient au Süersvoken. On les appelait autrement alors. Depuis, les ateliers d’artisans étaient devenus des fabriques mécanisées. Le quartier avait gardé une spécialisation textile, mais son économie évoluait. Refuse découvrit plusieurs échoppes de photographies, et une boutique qui prétendait vendre des communications téléphoniques, à la minute. Blanchisseries, teintureries, couturiers, et tailleurs les avaient bien accepté : de gros fils noirs disgracieux reliaient les immeubles. Chaque commerce affichait des héliographies figurant des gens souriant, bien coiffés, et bien habillés. Des phylactères indiquaient à quel point ils étaient heureux des services rendus comme de la qualité des produits. Jusqu’à la béatitude. Jusqu’au ridicule parfois. Les meilleures images montraient une humanité sure d’elle-même, triomphante, victorieuse. Chaque homme devenait le héro de sa vie, et chaque femme un concentré de pouvoir sexuel. Refuse dépassa la borne de la troisième section. Elle repéra l’enseigne du tailleur, puis compta les maisons, une, deux. Elle arriva devant une porte verte, écaillée. La magicienne recula un peu, en esquivant les passants qui ne la voyaient pas. L’immeuble faisait quatre étages. Et maintenant ?
Refuse se donna l’apparence de Funambule en uniforme de gendarme puis toqua à la porte. Une fenêtre s’ouvrit à gauche au rez-de-chaussée. Une dame mal peignée apostropha le visiteur. « Bonjour madame. C’est la gendarmerie. Je viens voir l’appartement de Retors, pour enquête.
_ Je ne vous croie pas. Vous avez une drôle de figure pour un gendarme, et vous êtes tout seul. Passez votre chemin. » La magicienne l’obligea avec une persuasion. L’habitante vint ouvrir. Funambule entra. Refuse demanda à l’assujettie de montrer le chemin. Ils gravirent un escalier aux marches grinçantes. Retors logeait au deuxième étage. La femme n’avait pas cette clé là. La magicienne lui commanda de redescendre, mais de la prévenir si d’autres gendarmes ou des amis du propriétaire survenaient. L’appartement était fermé. Refuse essaya de résoudre le problème avec la télékinésie mineure. Hélas, ne sachant guère comment fonctionnait une serrure, elle échoua dans toutes ses tentatives. Sans modèle, impossible de fabriquer une clé d’ombre, comme elle l’avait fait au manoir de Sijesuis. Aussi résolut-elle de déployer ses sens de sorcière.
De l’autre côté se devinait dans la pénombre un salon aux volets clos, sentant le renfermé. Ses lumières éclairèrent des meubles vernis : une table ronde, napée de blanc, entourée de quatre chaises. Au fond à gauche un poêle, un buffet surmonté d’un grand miroir au milieu et un fauteuil dans le coin à droite. Face aux fenêtres, un rideau cachait la cuisine, séparée du lieu de vie par une étroite cloison. Le long du mur d’entrée une armoire lui masquait l’angle le plus à droite. Le regard avança découvrant une porte entrebâillée. Elle y jeta un coup d’œil : c’était la chambre, environ trente mètres carrés, meublée d’un grand lit, d’un bureau, d’une chaise sculptée, et d’un petit secrétaire. Une porte ouvrait sur un placard. Refuse acheva son tour d’horizon par les toilettes et la salle d’eau, accessibles depuis la cuisine. Puis elle se mit en quête du grimoire de Retors. Elle n’en attendait pas grand-chose, sinon une sorte de revanche. Sa vision intrusive fouilla méthodiquement tous les meubles, tiroirs et compartiments, tous les recoins, inspecta les défauts des murs et du parquet, vérifia en détails les provisions, les fournitures. Elle trouva des poils de chat. Deux malles glissées sous le lit contenaient des vêtements masculins et féminins. Pas d’argent, pas de papiers, pas de factures, pas de clés : elle acquit la certitude que les gendarmes s’étaient déjà servis. Eux n’avaient pas perdu de temps. « Bravo Coriace, bravo Leaucoule. Il ne me reste plus qu’à entrer dans la gendarmerie pour interroger mes assassins. »
Refuse prononça la formule du Verlieu, puis elle se dirigea au jugé vers la caserne de la première compagnie de gendarmerie des Contrées Douces. De temps en temps, elle ouvrait une fenêtre pour corriger sa trajectoire. La ville lui apparaissait vue de cinq mètres de haut, parce qu’elle était entrée dans le Verlieu depuis un deuxième étage. Si la plupart des habitants ne remarquèrent rien de suspect, certains purent observer l’apparition fugace d’un cercle de lumière verte au dessus de la rue ou dans leur logement. A chaque fois, la magicienne réduisait la taille de la fenêtre. Elle finit par regarder à travers un œilleton de cinq centimètres de diamètre. Refuse utilisa cette technique avant de s’introduire dans le bâtiment administratif de la gendarmerie. Par chance, son arrivée passa inaperçue. Elle fit plusieurs quarts de tours, en ouvrant à chaque fois un nouvel œilleton. Elle se trouvait dans une vaste salle rectangulaire décorée d’enseignes et de blasons. Les murs étaient recouverts d’un papier peint bleu sombre garnit de faucons dorés. On y avait accroché des armes d’apparat, sabres croisés et casques aux cimiers blancs. Le sol était constitué de lames de bois clair disposées en chevrons. Une odeur de cire imprégnait les lieux. De grands rideaux jaunes filtraient la lumière du jour venant de la cour. Il n’y avait pas de meubles. La salle d’honneur mesurait environ vingt cinq mètres sur quinze, soit la même largeur que le corps de bâtiment. Elle possédait deux portes, chacune placée à droite d’un petit côté. Refuse constata l’absence de bac de sable rouge aux accès. Elle fit mouvement pour se retrouver au-delà de la porte la plus proche des rideaux. Un rapide coup d’œil lui dévoila une pièce plongée dans l’obscurité. Elle agrandit la fenêtre et fit de la lumière. Douze mètres sur quinze : la salle des cartes, à en juger par les grands dessins encadrés aux murs. On y voyait une mappemonde de la Scène avec ses trois continents, Gorseille, le Firabosem et la Siféra. A côté, une grande représentation de Gorseille incluait les territoires à l’ouest et au sud des Montagnes de la Terreur, ainsi que tout le plateau du Tujarsi au nord. On y voyait ses divisions administratives, ses frontières. On n’avait aucun mal à reconnaître les zones densément peuplées, avec leurs agglomérations et leurs réseaux routiers. Le Süersvoken était pareillement détaillé. Ses conurbations étaient particulièrement impressionnantes, là où désormais soufflaient les vents mauvais. Il n’était pas question de Terre des Vents, ou de Contrées Douces. L’Amlen était une région. Convergence, du moins la ville qui occupait sa place, se nommait Nohorgzekis. La moitié des cités de la Mer Intérieure portaient des noms différents. Il y avait beaucoup de petits symboles sur cette carte, dont Refuse ignorait la signification. D’autres plans étaient plus récents, tel ce projet d’organisation des Contrées Douces, daté de seulement deux ans. Cependant la magicienne se contenta de les admirer de loin, pour ne pas quitter le Verlieu. D’autres documents étalés sur des tables échappèrent à son attention. Elle n’honora aucun des nombreux fauteuils rembourrés, disposés sur le pourtour, comme autant d’invitations à voyager en esprit, des heures durant, un atlas en mains.
Le mur face à la porte appartenait à une des tours d’angle de la caserne. Refuse le franchit par le Verlieu. Elle vit une paroi de pierres grises, puis une grille de fer, en contre-jour d’une lampe à huile, puis les longues ombres parallèles rayant le sol de la geôle, la modeste couchette, de l’étroitesse d’un banc, vissée à l’appareil régulier de la maçonnerie. Un homme bedonnant y était allongé, fixant de ses yeux mi-clos les cercles lumineux qui apparaissaient, disparaissaient, apparaissaient, disparaissaient… Il ne pouvait s’agir de Retors : trop vieux, trop coloré. Elle vérifia qu’il n’y avait pas de garde à cet étage. Les cellules, au nombre de huit, se divisaient en deux rangées égales, de part et d’autre d’un couloir aboutissant à deux escaliers perpendiculaires, l’un montant, l’autre descendant. Entre les deux, une fenêtre oblongue et barrée constituait la seule source de lumière naturelle. Les cellules contenaient trois autres prisonniers, deux hommes et une femme, enfermés séparément. Aucun n’était sorcier. Tous étaient silencieux, plongés dans leurs pensées. La femme pouvait-elle être Palinodie ? Refuse lui aurait donné la trentaine. Ses habits la désignaient comme une petite employée. Ses sourcils hauts et courts donnaient l’impression d’un nez long. Elle avait les joues creuses, des lèvres minces, et le regard absent. Ses cheveux étaient coiffés en chignon. En somme, on était loin de l’aventurière séductrice décrite par Leaucoule. Refuse étudia les autres détenus.
Il y avait un garçon, jeune et mince, la tignasse brune, un peu sale, habillé de vêtements amples, trop grands pour lui. Il avait roulé un béret dans une poche de ses pantalons. Il se tenait assis, courbé en avant. Ses genoux bougeaient tout le temps, et son regard extrêmement mobile ne parvenait pas à se fixer sur quoi que ce soit.
Le dernier prisonnier était un individu d’aspect sévère et mélancolique, vêtu de sombre. Il portait un grand manteau, un objet de prix, qu’il n’avait pas déboutonné. L’extrémité des manches montrait des signes d’usure. L’homme se tenait adossé dans un coin, assis sur sa couchette, les jambes tendues devant lui, les bras croisés sur l’abdomen.
Refuse se déplaça dans le Verlieu de sorte qu’elle se trouvât face à l’escalier descendant. Elle vérifia sa position en rouvrant l’œilleton. La magicienne considéra les marches en bois, probablement grinçantes, la rampe patinée, la distance jusqu’au pallier. Elle hésita. Elle ne pouvait emprunter l’escalier sans sortir du Verlieu. « Donc, je descends par là. Ça grince. J’accélère. Je trouve en dessous un ou plusieurs gardes. Ils ne me voient pas, mais devinent une présence. Ils sont armés. Je peux en persuader un. Mon ultime recours serait le foudroiement : échec. Je dois attendre ici. Quelqu’un viendra nourrir les prisonniers. » Elle patienta deux heures et demi. Ses sortilèges en cours étaient fortement entamés.
Mais, effectivement, un gendarme monta, tenant par les hanses une marmite fermée d’un couvercle d’où s’échappait de la vapeur. Il avait aussi un sac à dos. Une énorme gourde pendait à sa ceinture. Le nouvel arrivant posa lentement sa charge au sol. Il s’accroupit pour sortir du havresac des bols, des cuillères, des gobelets et une louche. Il versa les portions dans chaque récipient. Puis, il alla ouvrir un passe plat dans chaque grille. Un système permettait de basculer un rectangle grillagé et de le fixer à angle droit. On posait dessus le bol, la cuillère et le gobelet. Le détenu venait se servir. Pendant qu’ils mangeaient, le gendarme monta à l’étage supérieur avec tout son attirail. Il y resta pendant une vingtaine de minutes. Quand il redescendit, tous avaient fini leur repas.
Alors qu’il récupérait la vaisselle, le prisonnier bedonnant décrivit le phénomène qu’il avait observé : « Un cercle lumineux, vert, intermittent, vous nous faites surveiller par des sorciers maintenant ? » Le garde arqua un sourcil, mais ne répondit pas. Le plus jeune voulut savoir quand son transfert aurait lieu. « Après ton procès ! » Lui rappela sèchement le militaire. « Vertueux, ton avocat vient te voir cet après-midi. » L’homme en noir hocha la tête. La dame réclama un peu plus d’eau. Le gendarme versa ce qui restait dans sa gourde. La captive but, puis rendit son gobelet. Le gardien rangea tout dans son sac. Il était sur le départ. La Porte du Verlieu s’ouvrit devant lui. Refuse usa du charme de persuasion. Elle ordonna à sa victime de la rejoindre. Quand ce fut chose faite, elle referma le seuil. « Il a disparu ! » S’exclama la femme depuis sa cellule. « Dans un grand cercle vert ! » Une conversation s’en suivit entre les détenus. La prisonnière dut répéter, préciser ce qu’elle avait vu. Le bedonnant fit le rapprochement. On se demanda ce qu’il fallait en penser. Etait-ce dangereux ? Devait-on donner l’alerte ? Allait-on passer pour des idiots ? A quoi jouait-on ?
Pendant ce temps, Refuse soutirait du garde un maximum d’informations.
« Où sont Retors et Palinodie ?
_ Retors est enfermé au premier étage, et Palinodie est au troisième.
_ Comment les reconnaître ?
_ Retors est grisâtre, plutôt grand et suffisant. Il a un nez aquilin. Il porte un foulard jaune et une veste beige. Palinodie est brune. Ses cheveux sont très bouclés. Elle a un sourire narquois et des lèvres gourmandes. Il lui manque une incisive supérieure. Elle aime les tenues extravagantes. Elle a été arrêtée avec une veste bleue, un chemisier orangé et des culottes bouffantes rouges.
_ Comment sont-ils gardés ?
_ Palinodie est simplement isolée. Retors étant un assassin, il est surveillé par un gendarme assisté d’un chien spécialement entraîné.
_ A-t-il révélé quelque chose ? Sait-on où se trouve le reste de sa bande ?
_ Personnellement, je l’ignore, n’ayant pas assisté aux interrogatoires. L’adjudant Coriace est en mission avec sa sorcière, mademoiselle Leaucoule. Eux, doivent savoir.
_ Connaissez-vous d’autres magiciens qui travaillent pour vous ?
_ Oui, il y a messieurs Sagace et Droitaubut.
_ Où sont-ils ?
_ Le premier est de permanence dans nos murs. Le deuxième fait équipe avec un autre adjudant. Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela.
_ Sont-ils puissants ?
_ Je ne saurais vous répondre. Gris moyen. Peut-on s’y fier ?
_ J’aimerais qu’en sortant d’ici, vous alliez interroger Retors… Non Palinodie ! Demandez-lui de vous répéter où vit son chef.
_ Je ne suis pas habilité à mener des interrogatoires.
_ S’il vous plaît, essayez. Ce n’est qu’une simple question. J’aimerais beaucoup aider Coriace et Leaucoule, savez-vous ? J’ai vraiment besoin de savoir où ils sont allés.
_ Bien, je vais faire mon possible. C’est tout de même étrange. Je ne vous vois pas. Où sommes nous? Quelle est cette prairie ? »
Refuse sentit que le gendarme essayait de se soustraire à son influence. Il avait de la méthode dans ses questions : ne pas s’opposer frontalement au sortilège, tenter de le contourner, trouver une marge de manœuvre… Elle le libéra du Verlieu.
« Où étiez-vous passé ? » Demanda Vertueux, les bras croisés sur la poitrine. « J’étais dans un lieu magique, ravi à ce monde par une présence invisible. Mais me voici de retour, investi d’une tâche importante. Je dois interroger Palinodie au troisième étage.
_ Ravi de l’apprendre. Vous n’étiez pas si disert tout à l’heure. Êtes vous certain que tout va bien ?
_ Vous-vous inquiétez beaucoup de vos geôliers.
_ Je redoute que ces mystères nous cachent un danger.
_ Rassurez-vous, les questions que l’on m’a posées ne vous concernaient pas. Il s’agit de Retors et de sa compagne.
_ Que je n’ai pas l’honneur de connaître.
_ Vous ne perdez rien : l’homme est un assassin, et la femme une intrigante.
_ Que diront vos supérieurs ?
_ Tout dépend de ce que sauront mes supérieurs.
_ Seriez-vous fâché contre moi, si je les informais ?
_ Non, vous comptez favoriser la clémence du jury ?
_ Pourquoi pas ?
_ C’est un coup à tenter. Excusez-moi, je dois y aller.»
Le gendarme monta quatre à quatre les escaliers.
Vertueux appela de vive voix le garde du premier étage.
« Qu’est-ce c’est que ce charivari. Qui se permet ? Que se passe-t-il ?
_ Votre collègue a disparu ! Quand il est réapparu, il avait une attitude bizarre ! Il est retourné au troisième étage afin d’interroger une prisonnière !
_ Quoi ? »
Vertueux se répéta. Son interlocuteur donna l’alerte. Lorsque Refuse regarda par l’œilleton, deux gardes et un chien surveillaient le deuxième étage. Elle comprit que celui qu’elle avait ensorcelé ne lui ferait jamais son rapport. La magicienne repartit vers l’Hôtel de l’Orchestre. En chemin, elle réfléchit aux conséquences de son intrusion. Coriace déduirait le nom de la sorcière à partir des témoignages, car il ne connaissait qu’une personne capable d’accomplir pareille prouesse.
La magicienne réintégra sa chambre. Elle s’assit sur son lit. Après un moment de vide, le cerveau de Refuse se remit à fonctionner, à envisager ce qu’elle aurait pu faire d’autre, comme reprendre contact avec Sifine, ou comme accepter la main tendue de Libérée. Refuse mit un terme à ces spéculations stériles. Elle savait très bien qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de fierté. La haute bourgeoisie de Convergence ne verrait pas d’un très bon œil qu’elle entreprît une démarche risquant de jeter une ombre sur l’accord signé lors de la cérémonie des excuses. L’offre de Libérée était très tentante, et argumentée, mais Refuse n’y répondrait favorablement qu’en dernier recours, tant elle craignait de devenir l’instrument de la sorcière de Survie.
Redevenue visible, Refuse descendit dans la salle à manger. Un quatuor hétéroclite jouait sur des instruments à vent des airs rappelant la musique des Steppes du Garinapiyan. Deux lignes mélodiques, une grave et une aigue, progressaient simultanément. Leurs notes modulées se tiraient en longueur pour produire un effet envoûtant. Beaucoup de gens étaient venus écouter les musiciens, de sorte que toutes les chaises et toutes les tables étant occupées, on proposa à Refuse de prendre son repas au bar, ce qu’elle accepta de mauvaise grâce, parce qu’ainsi, elle tournerait le dos à la salle. Son alarme s’était interrompue peu après son invisibilité. La jeune femme commanda un plat à base de viande et de légumes coupés en petits morceaux. Elle l’avala rapidement en surveillant les alentours entre deux bouchées. Elle vida la moitié d’une carafe d’eau. Une fois sa faim calmée, n’ayant plus besoin de diviser son attention, elle permit à la musique d’habiter son corps, et de raviver ses souvenirs. Elle aurait dansé en maniant son bâton si elle en avait eu la place. Sudramar, les grandes plaines, leurs magiciens aux visages rouges, aux cheveux teints en bleu lui revinrent en mémoire. Elle s’imagina face au lever du soleil, devant la Mer, plongée dans la polyphonie vibrante jaillissant des Montagnes Sculptées. Les instruments se turent. Refuse mêla ses applaudissements à ceux de l’auditoire.
Une partie du public se dirigea lentement vers la sortie, tandis que d’autres gens remontaient vers les chambres, et que quelques uns s’attardaient pour discuter entre eux, boire un dernier verre ou échanger avec les musiciens. La salle se vida aux trois quarts. « Si la bande de Retors ne donne rien, je reprendrai les échanges de sortilèges, comme à Portsud, » se dit Refuse. Elle en était là dans ses réflexions, quand elle aperçu un grand gaillard en uniforme avançant dans sa direction d’un pas martial, le casque sous le bras, les cheveux en bataille, les vêtements trempés par la pluie, les bottes boueuses, et la mine sombre. On s’écartait sur son passage. Le fourreau du sabre rythmait sa marche. Il portait son fusil en bandoulière. « Est-ce la tempête ? » Se demanda la magicienne. Coriace pila devant elle. « Bonjour Refuse. Qu’avez-vous fait de votre journée ?
_ J’ai enquêté pour mon propre compte. Je suis pratiquement à sec de sortilèges.
_ Vous avez enfreint des lois ?
_ Quelques unes, sans aucun doute. Mais je n’ai encore tué ou volé personne, si c’est ce qui vous tracasse.
_ Tant mieux. Qu’est-ce qu’il vous reste en réserve ?
_ La foudre et la cicatrisation.
_ Et la Porte du Verlieu ?
_ J’en fais un usage intensif ces derniers temps. Aussi ne me risquerais-je pas à une tentative de plus aujourd’hui.
_ Combien de temps faut-il vous reposer pour la préparer ?
_ Une bonne nuit de sommeil est recommandée. On peut difficilement raccourcir ce temps, car les entités ressources en ont besoin aussi.
_ Suivez-moi.
_ Où allons-nous ?
_ A la campagne.
_ Est-ce que cela a à voir avec mes affaires ?
_ Peut être. Vous vouliez en savoir plus sur la bande de Retors ? Je vous en fournis l’occasion.
_ Les talents de Leaucoule ne vous suffisent plus ?
_ Pas cette fois. Venez. »
Coriace lui indiqua la sortie. Refuse fit quelques pas vers la porte : « Vous connaissez mes tarifs ?
_ Non. Connaissez-vous les miens ?
_ Il est vrai que je n’avais pas eu l’occasion de vous remercier pour votre intervention : je vous dois la vie.
_ Négatif : c’est Leaucoule qui vous a soignée. Je n’ai fait que de tirer sur Retors. »
Ils sortirent dans la rue nocturne. Le cheval de Coriace hennit en voyant son cavalier.
« Je n’ai pas de monture aujourd’hui, » dit Refuse.
« Ce n’est pas grave : vous monterez avec moi.
_ Là dessus ? Je vais faire un malaise. Votre monstre ne m’acceptera jamais.
_ Il faudra bien. » Répliqua le gendarme en se mettant en selle. Il tendit une main vers Refuse. « Installez-vous derrière moi. »
La magicienne dut s’y reprendre à trois fois. Elle n’était pas habituée à un animal de cette taille. Le caractère ombrageux de l’animal nourrissait ses craintes. Coriace éperonna immédiatement sa monture. Celle-ci partit au petit galop. Refuse s’agrippa. A un moment l’adjudant glissa son fusil dans un étui prévu à cet effet. Il maintint une allure modérée aussi longtemps qu’ils furent en ville. Mais dès qu’ils eurent dépassé les limites de Convergence, il passa à la vitesse supérieure. A compter de ce moment éviter l’éjection brutale devint la seule préoccupation de la magicienne. On quitta les faubourgs. Le cheval accéléra de lui-même. Refuse cria de ralentir, mais apparemment nul ne l’entendit. Ils s’engagèrent sur une route forestière creusée d’ornières inondées. Le martèlement des sabots s’accompagnait de grandes éclaboussures. Sous les frondaisons, la magicienne ne voyait pas où ils allaient. Le destrier n’en avait cure.
Chapitre sept : Tragédies.
Assaut meurtrier.
On sortit des bois au bout d’une heure. Il faisait nuit noire. Le cheval gravissait et descendait les collines à vitesse constante. Soudain, Coriace tira sur les rênes. La monture s’arrêta sur une dizaine de mètres. Le gendarme mit pied à terre. Il aida Refuse à descendre dignement. « J’ai mal, » se plaignit-elle. « Ça passera, » répondit le cavalier. Ils se déplacèrent entre deux buttes jusqu’à deux chevaux attachés, puis montèrent la pente herbeuse, que les pluies avaient rendue glissante. Deux hommes étaient allongés au sommet. Ils surveillaient la masse noire d’une grande maison. On devinait un corps central haut de plusieurs étages, entre deux ailes plus basses. Coriace fit signe à Refuse de rester en retrait. Il alla s’allonger à côté des gendarmes, en compagnie desquels il discuta un moment, à voix basse. Puis, il revint vers Refuse afin de lui exposer la situation. « Nous avons interrogé Retors, Palinodie et Sifine. Nous avons également posé des questions aux étudiants qui les connaissaient. Cela nous a mené à leurs comparses. Ceux-ci ont été délogés de leurs repaires habituels, en ville et dans les faubourgs. Ils se sont repliés ici, dans une ancienne ferme. Nous savons qu’il y a un magicien parmi eux, ainsi que les occupants ordinaires de la demeure. Nous ignorons si ces derniers sont des membres à part entière de la bande, ou des complices opportunistes, des alliés contraints, ou des otages. Au début, il y a eu quelques échanges de coup de feu : ils ont des fusils performants, ainsi que des grenades, mais de mauvaise qualité. Dans l’après-midi j’ai envoyé Leaucoule, invisible, pour en savoir davantage avant d’envisager un assaut. J’étais particulièrement désireux de connaître ce que le sorcier nous réservait. Voyez-vous, dans ce genre de situation, mon travail consiste à réduire l’imprévu. Le capitaine de la compagnie est sur place, de l’autre côté. Nous pensons qu’ils vont chercher à s’échapper, parce qu’ils ont refusé de nous parler. Ce n’est pas bon signe. Nous leur avons coupé toute retraite, par des moyens ordinaires s’entend. Ils ne disposent de rien d’aussi efficace que votre Porte de Verlieu, sinon ils l’auraient déjà utilisée. Qu’en pensez-vous ?
_ Ça se tient. Leaucoule vous a fait son rapport ?
_ J’allais y venir : non. Elle n’est pas revenue. Nous avons attendu, et finalement j’ai obtenu l’autorisation d’aller vous chercher.
_ Il se fait tard. Je puis au mieux foudroyer une porte, ou soigner un blessé.
_ Pas nécessaire, nous avons un petit canon, très pratique, des béliers, enfin tout le matériel.
_ C’est bien ce que je pensais : je ne vous suis d’aucune utilité.
_ Combien de temps vous faut-il pour préparer vos sortilèges ?
_ D’habitude je me repose, entre six et huit heures…
_ Quatre heures.
_ Eventuellement. Ensuite je convoque les entités, et leur attribue les sortillèges. En général les opératrices sont rapidement disponibles, mais certaines ressources pourraient me faire défaut.
_ C’est long. Je crains pour Leaucoule.
_ Pourquoi n’ont-ils encore rien tenté ?
_ Je ne sais pas. Les truands ne nous disent pas tout…Surtout ceux là.
_ Quant à vous ? Pourquoi attendre, alors que l’une des votres est en danger ?
_ Nous aimerions tuer le moins de monde possible. En cela réside notre vertu. Evidemment, nos chefs sont tous des hommes d’affaires. Ces gens savent être injustes quand leurs intérêts sont en jeu, mais ils n’aiment pas verser inutilement le sang.
_ Où suis-je censée dormir ?
_ J’avais espéré que vous seriez prête. Et puis des rumeurs nous sont parvenues de la caserne de Convergence… J’ai eu peur de ne plus vous trouver. En fait, je veux vous avoir à l’œil. A nos côtés vous ne feriez pas de bêtises, n’est-ce pas ?
_ Je ne suis pas prête. Où ?
_ Les tentes sont par là… »
Ils contournèrent les assiégés. Le capitaine avait installé son bivouac à deux cents mètres à l’arrière de la maison. Les tentes étaient rares. On invita Refuse à s’étendre sur une paillasse, dans un espace exigu qu’elle partagerait avec quatre gendarmes dormant tout habillés. Les voyages dans les Montagnes Sculptées l’avaient habituée à des couchages inconfortables, mais pas à tant de promiscuité. Quand elle accompagnait des caravanes, elle parvenait presque toujours à s’isoler pendant la nuit. Du reste, tous, hommes et femmes, préservaient leur intimité. En cas de danger avéré, on adaptait son comportement. Refuse se recroquevilla en position fœtale et chercha le sommeil. Elle savait qu’elle en avait besoin. Cependant, il se fit attendre. En fin de compte la magicienne ne dormit vraiment que deux heures. Coriace se chargea de la réveiller. Elle se leva pas très fraîche, accepta une boisson chaude et un sandwich, qu’elle avala en mode automatique, alla se soulager derrière un buisson, et bougonna parce qu’il n’y avait pas moyen de se laver. Elle marcha un peu dans l’obscurité, suivie de l’adjudant, en quête d’un endroit pas trop inconfortable. N’en trouvant pas, elle fit apparaître une nappe d’ombre, qu’elle étendit par terre. Elle s’assit, et commença ses préparations. Certains choix furent plus difficiles que d’autres. Elle hésita longuement entre l’annulation et les sens de sorciers, entre l’endormissement et la brume magique. Il s’agissait de dresser une liste orientée vers l’exploration, et le combat. Finalement, Refuse se dota des moyens suivants :
Porte de Verlieu, sens de sorcière, foudroiement, cicatrisation, invisibilité, projection incandescente, endormissement, alarme, persuasion, révélation.
Elle rejoignit Coriace. « Je commence par sens de sorcière. Je vous dis ce que je vois, ce que j’entends. » L’adjudant se fit expliquer le principe du sortilège avant de donner son accord. La vision de Refuse monta dans les airs. Elle se dirigea vers la maison, et entra par le rez-de-chaussée de la partie centrale. L’intérieur était plongé dans l’obscurité. Elle ressortit pour tenter sa chance à gauche. Là aussi on n’y voyait rien. En revanche, à l’odeur, la magicienne aurait parié sur des écuries, et à l’étage au dessus, pour une réserve de foin. Elle poursuivit son exploration en retournant au corps principal. Les sens de sorcière traversèrent un mur épais. Une minuscule lumière magique éclairait à peine une chambre aux volets clos. Sur le lit, un homme pénétrait une jeune femme. Il était encore habillé, n’ayant pas même retiré ses bottes. Les vêtements déchirés de la fille traînaient par terre. Ce n’était pas Leaucoule. Dans la pièce à côté, ténébreuse, Refuse faillit ne pas remarquer une sentinelle postée à la fenêtre. Mais l’homme poussa un grognement sourd en s’étirant. La magicienne continua sa visite, décrivant au fur et à mesure à Coriace qui prenait des notes, et tentait même de faire un plan. Beaucoup de pièces semblaient vides. Nulle part Refuse ne vit Leaucoule, pas plus qu’elle ne l’entendit. Les habitants de la maison avaient été réunis au grenier, disposées en cercle autour d’une lampe à huile, attachés à leurs chaises et bâillonnés. Ils se tournaient le dos. Refuse en compta cinq, mais une sixième place était vacante. Elle découvrit en tout quatre truands, dont le sorcier, sachant que certains avaient pu lui échapper. Cependant l’initié ne pouvait restait dans l’obscurité, car il avait besoin de lumière pour étudier ses sortilèges. Manifestement, il préparait quelque chose de compliqué, voire au dessus de ses forces ordinaires. C’était un homme assez jeune, et maigre, plutôt petit, avec des cheveux coupés courts et des yeux globuleux. Il s’était isolé dans un couloir du deuxième étage, derrière une petite table. Refuse l’observa attentivement. Sur le rebord, elle nota la présence d’une pile de rectangles de papier. Celui du dessus portait la formule de l’invisibilité. En zoomant, elle compta six exemplaires. Puis, elle s’intéressa au grimoire. Il lui apparut tout de suite que malgré sa maigre épaisseur l’ouvrage comportait nombre d’ajouts collés. Le sorcier était en train de négocier un arrangement avec une entité. Dans la langue des sortilèges, il demandait que fussent reconnus magiciens tous ceux qui liraient la formule en même temps que lui dans la maison, et que l’énergie fût prise aux généreux contributeurs du grenier, lesquels y gagneraient en obtenant par ce moyen le départ des autres. L’entité, à la fois opératrice et ressource insistait sur l’ampleur de la tâche. Elle voulait que les bénéficiaires engageassent également leur vitalité, et que ce fût mentionné dans la formule. Le sorcier aurait préféré par une clause secrète sacrifier un ou deux membres de sa bande le cas échéant. Mais l’entité défendait certains principes… L’initié argua que le charme trouverait l’énergie nécessaire dans la combustion de la grange. Son interlocuteur invisible convint que dans ce cas les garanties seraient suffisantes, à condition que l’incendie démarrât avant la déclamation des formules. Comme cela, il serait un fait avéré, et non une simple supputation. Le sorcier accepta la proposition : ce n’était après tout qu’une question d’organisation. Il rédigea les termes de l’accord, les lut, et obtint l’engagement de l’entité.
Coriace dit d’une voix claire, en détachant bien ses mots: « Je veux que vous entriez dans la maison, et que vous neutralisiez cet énergumène ; maintenant ! Si vous pouvez le paralyser, l’assommer ou l’endormir j’en serais heureux, sinon tant pis. Je veux que vous vous en occupiez tout de suite, avant le brasier, avant la déclamation, parce que nous allons attaquer. Je vais donner mes ordres. » Il se détourna de Refuse, dévala la pente vers un brigadier, avec lequel il s’entretint brièvement en désignant des directions avec les bras. Le subalterne partit en courant. La magicienne évalua la hauteur de la colline par rapport à la situation en creux de la maison. Elle espérait entrer dans le Verlieu sans que les truands n’aperçussent la lumière verte du portail. Une fois dans l’espace de transition, Refuse courut. Elle s’arrêta pour contrôler où elle en était, se rendit invisible, et se couvrir d’une alarme. Il était douteux qu’elle retrouvât du premier coup sa cible. La jeune femme entra par le premier étage de l’aile droite, dédié à des chambrettes et à la salle de bain. « Mon adversaire doit rassembler les truands, leur distribuer les formules. L’un d’eux doit mettre le feu au foin. Ils doivent décider ce qu’ils vont faire de la fille que l’un d’eux au moins a violée, et de Leaucoule. » Refuse poussa une porte dans le noir. Elle tâta le mur d’un couloir. Devant elle, lui parvint le grincement d’une porte. Elle accéléra le pas. Elle perçut un courant d’air, et une odeur de foin. Quelque chose se brisa. Une masse la renversa. On jura. Elle se releva prestement. Sa main agrippa le bâton. L’encadrement de la porte se tinta soudain de rouge et de jaune. L’ombre du bandit apparut à contre jour de la déflagration. Refuse le frappa au ventre. Le souffle coupé, l’homme bascula en arrière. Sa main manqua le chambranle. La magicienne avança et lui décocha un violent coup de pied dans la mâchoire. Elle cria : « Leaucoule ! Leaucoule !» Pas de réponse. Où la bande s’était-elle réunie ? Pendant que le truand brûlait dans la fournaise, un gendarme tira un coup de feu. Refuse entendit que l’on s’attaquait aux portes. Mais tous les accès avaient été barricadés. Une ombre passa près d’elle dans les ténèbres. Un instant plus tard, la magicienne vit apparaître un rectangle de lumière sur sa droite, sous l’escalier menant au deuxième étage.
« Où est Véloce ? Qui a crié ?
_ Ça brûle ! Donne les formules !
_ Les voici. Voilà la tienne Compromission.»
La jeune femme qui gardait l’accès du réduit attrapa son petit papier d’un air dédaigneux, tout en pointant un pistolet vers le couloir. Coriace n’avait rien demandé s’agissant de sa compagne. Il s’agissait d’empêcher le sacrifice des habitants de la maison. Malgré cela, Refuse tenta d’obtenir la soumission de la sentinelle par persuasion. « Lâche ton arme et dis moi où est Leaucoule, la gendarme que vous avez capturée. »
« Il y a une sorcière dehors !
_ Ne vous laissez pas distraire ! » L’initié déclama sa formule. Les autres enchaînèrent aussi vite qu’ils le purent, sauf un qui abattit Compromission d’une balle dans le ventre. La fille s’écroula.
Après quoi, trois bandits disparurent. Celui qui avait tiré tenta de rattraper le coup en lisant son papier, mais l’entité ne prit pas sa demande en compte : elle n’était pas à son service. Un autre acolyte était resté visible, ayant bafouillé sous l’effet du stress. Pour son malheur, les mots prononcés conservaient un sens dans la langue des sortilèges. L’entité fit donc son possible pour satisfaire à cette exigence imprévue, quoique amusante, et de ce moment, l’intériorité du larron, se substitua à la réalité extérieure : entrailles, viscères, muscles, squelette, et vaisseaux sanguins, devinrent l’unique spectacle qu’il lui fût permis de contempler.
« Cela n’a pas marché ! Foutue magie ! Amène-toi !
_ J’voie plus rien ! Enfin plus rien de, de… Oh bon sang ! De la tripaille !»
Le tueur sortit en trombe en jurant. Il se rua dans l’escalier descendant au rez-de-chaussée. Un instant, Refuse fut tenter de le suivre, mais elle rejeta cette idée. Mieux valait qu’elle chassât les invisibles, puisqu’elle seule en était capable. Elle invoqua la révélation, puis entra dans la pièce au moment où le dernier truand enjambait le rebord de la fenêtre. Elle attendit un peu qu’il fût arrivé en bas, avant de descendre à son tour par la corde prévue à cet effet. Les environs grouillaient de gendarmes. On entendait des coups de bélier et le grondement du feu. Les trois truands prirent la fuite vers l’ouest en ordre dispersé. Refuse se lança à leurs trousses, mais elle réalisa bien vite qu’ils la surpassaient en vitesse. Aussi manœuvra-t-elle pour en aligner deux, dont le sorcier. Puis elle lança contre eux la foudre. A son déplaisir ne jaillit de son doigt tendu qu’un court éclair chétif. La magicienne pesta. L’entité ressource n’avait pas encore reconstitué ses réserves. Encore heureux qu’il n’y eût pas d’autres effets indésirables. Refuse repartit, bien décidée à ne pas lâcher le sorcier. Ce dernier entra dans un bosquet de feuillus. Refuse continua de courir en ralentissant un peu l’allure parce qu’elle s’épuisait. Son adversaire s’enfonçait dans la sylve. S’il avait abandonné son invisibilité, il aurait pu se cacher dans l’obscurité, mais la révélation signalait l’enchantement par une aura lumineuse. Le sol encombré de branches mortes et de ronces rendait la course périlleuse. Le fuyard se mit au pas, ce qui permit à la magicienne de regagner un peu de terrain, avant de devoir marcher à son tour. Sa cible ne semblait pas très à l’aise en milieu « naturel ». Le sorcier se retourna. Quelques instants plus tard, il eut un sursaut et se mit à couvert derrière un arbre. Refuse comprit qu’elle était repérée. Elle devait réduire la distance, en se protégeant. Aussi courut-elle derrière un tronc. Elle entendit une détonation sèche : le fuyard lui tirait dessus. Elle mit fin à son invisibilité, puis se hâta vers un nouvel abri. Il y eut deux coups de feu. Elle entendit son adversaire battre en retraite. Refuse en profita pour s’élancer. Mais il se retourna brusquement et tira encore au jugé. Cette fois la balle trouva la cuisse gauche de Refuse. La magicienne se laissa tomber dans les fougères. Elle sera les dents.
Le sorcier marqua un temps d’hésitation. Etait-il plus avantageux de déguerpir, d’achever sa victime ou de l’ensorceler ? Finalement, il opta pour la troisième possibilité. Mais les mots de la formule se muèrent en hurlement lorsque la projection incandescente le frappa. Pendant qu’il se roulait par terre pour éteindre les flammes, Refuse se soigna avec la cicatrisation. Enfin, elle se releva complètement, bâton en main, et se rapprocha de son rival : sa sacoche n’avait pas trop souffert. Les habits de l’homme fumaient. Les chaires apparentes étaient couvertes de cloques. La magicienne plaça quelques lumières ici et là. Elle récupéra le pistolet, ainsi qu’un poignard. Le brûlé, allongé sur le dos, respirait difficilement. Refuse le fouilla complètement. Elle prit la besace d’où elle sortit un grimoire, une bourse, et un étui de munitions. Du cou, elle dégrafa un étrange collier de billes faites dans une sorte de résine noire.
« Comment t’appelles-tu ? » Demanda-t-elle. Le sorcier exhala un râle. « Je ne suis pas une gendarme, sais-tu ? Mais j’aimerais savoir ce que vous avez fait de mon amie Leaucoule, qui a disparu dans la maison en tentant d’en savoir plus sur votre compte. » Le blessé se contentait de respirer. « Tout bien réfléchi, je vais soulager ta douleur, afin que tu puisses me répondre. Si tu t’y refuses toujours, j’interromprai ce petit charme. Il est possible que tu survives à tes blessures, mais pas s’il y a un risque que tu me nuises dans le futur, car je te tuerai avant. Une fois, j’ai épargné une crapule de ton genre. Une faute qui m’a coûté cher. Nous devons apprendre de nos erreurs, n’est-ce pas ? » Refuse atténua la douleur du brûlé. Elle reposa ses questions.
« Ton nom ?
_ Monsoleil.
_ Monsoleil ? Mais ce n’est pas un nom d’adulte ça ! C’est celui d’un petit garçon.
_ Je ne voulais pas du nom d’adulte. Je suis parti avant.
_ On t’appelait Monsoleil dans ta bande ? Sans rire ?
_ Non, ils disaient Lerusé. Je préfère Monsoleil.
_ Fils de ? »
Le sorcier garda le silence.
« Je te demande qui sont tes parents !
_ Qu’est-ce que cela peut vous faire ? »
Refuse (Primevère dans son enfance) musela sa colère.
« Revenons à Leaucoule. Où est-elle ? »
Monsoleil respirait lentement, les yeux fermés. Il réfléchissait.
« Elle était sur le chariot de l’écurie, ficelée, bâillonnée, sous une couverture. Nous ne lui avons absolument pas fait mal. Ce n’est pas notre style, » lâcha-t-il.
« Je ne vous crois pas. Bien sûr, j’ai pu la rater dans ma phase exploratoire. Mais il est tout à fait dans votre genre de sacrifier vos otages, ou de les violer. Ça, je l’ai vu. Alors ?
_ La maison est en train de brûler ; votre amie avec. Vous couchiez ?
_ Nous prenions le thé. Tu me devais la vérité mon salaud. La vérité ! » Ajouta-t-elle en frappant le sol de son bâton.
« C’est inutile. Elle est morte quand même. »
Refuse passa derrière la tête du mourant. Elle rangea son bâton dans l’espace magique. Ensuite, la magicienne entreprit de feuilleter le mince grimoire de Monsoleil. Au début, les sorts mineurs étaient recopiés d’une écriture infantile, quoique soignée. Il en allait de même pour les premiers sorts majeurs. Ensuite, la graphie devenait plus irrégulière, négligée. Certains sortilèges étaient des feuillets arrachés à d’autres livres et collés, pour s’épargner la tâche fastidieuse de leur reproduction. Les encres et les écritures variaient. Elle dénombra douze charmes majeurs: Alarme, changement d’apparence, endormissement, persuasion, révélation, aveuglement, fermeture, invisibilité, oubli, annulation, forme diaphane, maisonnette. Cinq lui étaient inconnus. Trois dégageaient une impression de familiarité qui demandait à être tirée au clair. L’aube naissante caressait seulement l’orée du petit bois. Refuse illumina la page de l’annulation. Son regard se posa sur des lettres fines et noires, anguleuses et hautes, parfaitement alignées. Sous le titre du sortilège on pouvait lire ce commentaire : « don de Dame Tinaborésia ». Sans conteste cette page provenait du grimoire de Sijesuis ! Refuse reporta son attention sur Monsoleil.
« Est-ce toi qui a volé le grimoire de Sijesuis des Patients ? Et si oui, qu’as-tu fait du reste ? » Le sorcier sourit : « Sauvez-moi, et je vous le dirai.
_ Je me suis déjà soignée. Leaucoule aurait pu te venir en aide. Or, tu dis qu’elle est morte. Il ne reste donc rien pour toi.» Dans son état, le reliquat de pierre de vie que détenait encore Refuse pourrait-il arrangé les choses ? Valait-il la peine de le sacrifier au bénéfice d’une crapule qui ne lui inspirait aucune confiance ? La magicienne aurait préféré l’utiliser sur son amie, ou sur n’importe qui d’autre. Elle pesa le pour et le contre. Enfin, elle livra le résultat de ses cogitations :
« Je vais déposer dans ta main un reste de pierre de vie qui devrait te donner un répit. Ensuite, j’irai chercher les gendarmes. Tu seras donc seul, et si tu m’as trompée sur la gravité de ton état, comme je le soupçonne, tu en profiteras pour t’enfuir. Il te reste peut-être un sort ou deux… Par conséquent, je prendrai des dispositions pour te contraindre à demeurer ici bien sagement.
_ Vous allez me ligoter.
_ Avec quoi ? Non, je vais essayer ton pistolet : une balle dans le genou t’immobilisera certainement. »
La magicienne sortit la pierre enchantée, et la glissa entre les doigts de Monsoleil. La pierre fondit aussitôt. Les chairs à vif se recouvrirent d’un ersatz de peau. Après quoi, elle se releva et pointa son canon vers le genou gauche de sa cible. « Vous allez me tuer ! » Se récria l’homme à terre. Elle appuya sur la queue de détente. Mais le coup ne partit pas. A dire vrai, Refuse était très ignorante des armes à feu. Si elle visait à peu près, le concept d’armer le chien lui était totalement étranger. Le gars s’en aperçut. Evidemment, il ricana. La magicienne, honteuse et contrariée, rangea le pistolet, sortit le bâton, et fracassa l’articulation de la façon qu’elle maîtrisait le mieux. Monsoleil hurla un chapelet d’insultes. Refuse quitta le bois.
« On ne peut pas dire que j’aurais obéi aux ordres de Coriace. Il va être furieux. Néanmoins, avec un peu de chance les otages ne seront qu’épuisés. Après tout, seuls trois bandits sur sept ont bénéficié du charme payé avec l’énergie de leurs prisonniers. » La maison brûlait entièrement. La grange et les écuries n’étaient plus que décombres flamboyants. Le corps principal ne tarderait pas à s’effondrer. Aidés des informations fournies par Refuse, les gendarmes avaient libéré les otages au grenier, qu’ils avaient trouvé extrêmement affaiblis, mais vivants. Ils les avaient portés jusqu’au troisième étage, envahit d’une épaisse fumée, car le feu dévorait les niveaux inférieurs. On ouvrit une fenêtre à la hâte, on déroula une corde, et chaque sauveteur avec son fardeau glissa le long de la ligne, en une sorte de chute ralentie. Il y eut maintes entorses à l’arrivée, et des brûlures aussi. Les gendarmes avaient aussi cueilli les deux truands pour lesquels la magie n’avait pas marché. Ces derniers s’étaient rendus sans résistance. Il manquait à l’appel une jeune fille, du côté des civils, et la magicienne Leaucoule, du côté des militaires. On se prépara à annoncer la triste nouvelle aux rescapés, dès qu’ils auraient un tant soit peu récupéré de leur mésaventure. Coriace ne se faisait plus d’illusion. Il avait interrogé les truands capturés, messieurs Goinfre et Hargneux. Le premier se disait victime d’un maléfice. Il nia avoir vu Leaucoule. Le second se disait trahi par ses pairs, contre lesquels d’ailleurs il s’emporta. Il s’étonna qu’on pût le soupçonner d’avoir participé à la séquestration d’un gendarme. Coriace, écœuré, cessa de poser des questions. Le jour se levait. Une pluie fine constellait son manteau de gouttelettes cristallines. Il s’éloigna. La situation lui avait échappée quand il avait ordonné à sa coéquipière d’utiliser sa magie pour en savoir plus. Leaucoule aimait agir de manière autonome. Si la gendarmerie voulait la garder, elle devait lui laisser un peu de liberté. La magicienne de Portsud avait juré de se montrer prudente. Coriace l’avait crue, car jusqu’à présent, elle avait toujours agi avec discernement. Du reste, rien ne prouvait qu’elle eût commis une erreur. Et pourtant, l’adjudant excluait de s’en remettre à la malchance pour expliquer le drame. Mais c’est avec détachement qu’il vit s’avancer vers lui Refuse. La jeune femme montait la pente sans se presser. Coriace eut le temps d’en goûter les formes et les nuances : les mèches noires soulevées par la brise humide, les avant-bras fins sortant des amples manches boutonnées au dessus du coude, le manteau gris taillé sur mesure, la main droite tenant fermement le bâton, la taille étroite, et les chaussures aux semelles épaisses, presque des bottes, qui couchaient l’herbe au rythme régulier de la marche. Elle s’arrêta à deux mètres de Coriace, et leva vers lui une face inexpressive ; seuls ses yeux avaient conservés leur fard. Ainsi, la bouche perdue dans l’obscurité du visage était doublement silencieuse. Leaucoule aurait regardé Coriace comme on contemple une belle montagne. Elle se serait approchée plus près, lui aurait parlé. Et l’adjudant aurait laissé le charme agir. Il se rappela le contact de sa peau : douceur, chaleur, pression ; odeur, saveur… Mais Refuse voulait peut être lui dire quelque chose, en fin de compte ?
Le couteau dans la plaie.
« Bonjour Coriace. Je crains de vous avoir beaucoup déçu, étant arrivée trop tard pour empêcher l’incendie. Je suis sans nouvelles de Leaucoule, notre amie. Je ne l’ai pas vue. Tout s’est passé trop vite. Mais j’ai pris en chasse le sorcier invisible. Il s’était enfui avec deux acolytes. Je l’ai affronté dans le bois. » Elle indiqua d’un geste la direction. « Je l’ai laissé au sol, sérieusement brûlé, un genou broyé. Il aurait pour nom Monsoleil, ou Lerusé. Il a prétendu que Leaucoule était attachée et réduite au silence, et qu’on l’avait enfermée dans les écuries, sur un chariot. Il a dit que la bande ne l’avait pas molestée, mais je ne le crois pas, étant donné l’usage qu’ils ont fait de leurs otages : vous en savez autant que moi.
_ Au fil des siècles, ce monde a connu des millions de drames. Par chance, l’air est toujours aussi pur. J’espère que mon cœur saura accueillir la peine comme il sut s’ouvrir à la joie. L’urgence commande de nous occuper de Monsoleil. Mais j’aimerais bien ensuite retrouver un peu de Leaucoule, un bijou fondu, un bout de vêtement, des os carbonisés, quelques cendres que mes larmes pourraient mouiller. Allons, je vous suis. »
Refuse guida l’adjudant. En chemin, il fit signe à une dizaine d’hommes de les accompagner. Il envoya l’un d’eux prévenir le capitaine de la compagnie. Ce dernier les rejoignit à l’orée du bois avec un groupe de cavaliers. Coriace parlait à Refuse :
« Ce n’est pas la première fois qu’une mission tourne au vinaigre, mais c’est la première fois qu’une opération me coûte aussi cher, et quelle engage à ce point ma responsabilité. Nous autres gendarmes, avons l’habitude des demi-échecs, des demi réussites. Ainsi, deux bandits nous ont échappé, ainsi mon aimée est morte. Où est Monsoleil Lerusé ? Je crois que je ne vais pas choisir entre ses deux noms…
_ C’est là. »
L’initié n’avait pas bougé. « Aidez-moi, je souffre, » dit-il. « Nous ne sommes pas ici pour réduire vos souffrances », répondit l’adjudant. « Certes, nous ferons venir un médecin, puisque désormais vous êtes en notre pouvoir. Votre personne est un bien étrange objet : un fait matériel, une parole, un corps blessé, et un être humain. En tant que tel, vous pouvez prétendre à une sorte de soin. Mais pas à notre compassion. Vous ne me faites pas pitié. Je me félicite; pour l’instant, de ne point éprouver de haine à votre égard, parce qu’elle pourrait me détourner de mes devoirs ; et j’en suis tout surpris parce que je devrais vous haïr. D’ailleurs, cela viendra peut être. Je ne désespère pas. Chaque chose en son temps. » Il se tourna vers ses pairs : « Amenez une civière. Transportez le au camp. Prévenez l’adjudante cheffe Vuedaigle, si ce n’est déjà fait.
_ Je m’en suis chargé. » Intervint le capitaine.
A la mi-journée, le feu mourut. De l’ancienne ferme ne subsistaient que des gravats cendreux et mouillés par les intempéries, d’où émergeaient quelques poutres charbonneuses. Refuse fut invitée à partager le repas de la troupe. L’officier lui vanta l’esprit de la gendarmerie, les perspectives de carrière. La magicienne l’écouta poliment, en posant, entre deux bouchées, des questions sur l’enquête :
« Monsoleil vous a-t-il dit qui étaient ses parents ?
_ Pourquoi cette question ?
_ D’abord parce que je suis sûre que vous l’avez posée, ensuite parce que je désire savoir qui l’a formé. Il n’a pas voulu me répondre.
_ C’était son droit.
_ D’accord, d’accord… J’ai récupéré son livre de sortilèges. Il contient des pages provenant du grimoire de Sijesuis, feu mon maître. Coriace vous en aura parlé.
_ En effet, je suis votre dossier depuis ses débuts.
_ En outre, il y a dans cette liste un moyen magique d’entrer dans une maison en traversant les murs : la forme diaphane. Je pense donc tenir mon voleur. A ceci près qu’il ne possédait pas la totalité de l’ouvrage. Notamment, il y manquerait les sortilèges les plus puissants. Avec qui les aurai-t-il partagés ? A-t-il vendu ceux qu’il était incapable d’utiliser ? Personnellement, je n’aurais jamais fait cela. Cependant, j’ai pu observer, dans les Contrées Douces, une tendance à privilégier les choix à court terme. Notre homme avait peut-être des dettes, ou des besoins d’argent l’emportant sur la promesse d’un pouvoir plus grand ?
_ Intéressant. Continuez.
_ J’ai du mal à cerner son niveau. Je pratique une magie “classique” de la tradition noire, dans laquelle le sorcier sécurise ses rapports avec les entités du mieux qu’il peut. Prenons un exemple : aujourd’hui ma foudre n’a pas fonctionné. Mais en dehors de l’absence de l’effet désiré, je n’ai subi aucun autre désagrément. S’il m’est arrivé d’explorer certains états limites des enchantements, ce fut toujours parce que je n’avais pas le choix, ou que j’étais pressée par le temps. Or Monsoleil a négocié des visées normalement au-delà de ses forces, en s’adressant à une entité acceptant des sacrifices. Elle était à la fois opératrice et ressource. Le type même de l’entité dangereuse. Monsoleil ne m’a guère opposé de magie dans le bois. Après l’invisibilité et la révélation, il ne lui restait plus grand-chose. Du coup, je me suis pris une balle. J’ai soigné la blessure.
_ Coriace disait que vous étiez forte dans votre domaine. Je comprends mieux, maintenant. Si la carrière de gendarme ne vous tente pas, accepteriez-vous de nous conseiller : quelles sortes de mesures pourrions-nous prendre, si nous voulions nous garder d’intrusions indésirables, à la caserne par exemple ?
_ Il faudrait au plus vite recruter des sorciers compétents ! Je suppose que vous en avez déjà recensé quelques uns. Sinon, sachez que je détiens une liste des mages les plus avancés des Contrées Douces. Elle date un peu, car je l’ai trouvée chez mon maître. Aboutir mon enquête me permettrait de la compléter.
_ Vous partageriez cette information?
_ Uniquement si je ne suis plus contrainte de soutirer celles que vous détenez relativement à ce qui me motive.
_ Serait-ce un aveu ?
_ C’est une négociation. J’en appelle à votre bon sens capitaine. Je viens de vous prévenir, qu’une fois rétabli, Monsoleil aurait les moyens de s’évader. Nous savons que pour y parvenir il n’hésitera pas à sacrifier un compagnon de cellule ou un gardien. Il vous obligera à le détenir selon des conditions particulières. Moi, à votre place, je lui couperais la langue.
_ Il doit exister des charmes d’emprisonnement adaptés aux sorciers.
_ J’achète ! »
La discussion marqua une pause. Le capitaine avala quelques morceaux de viande, puis conversa avec Vuedaigle, le médecin de la compagnie. Refuse, qui avait fini de manger, fit disparaître son assiette d’ombre d’un claquement de doigt. L’officier pivota de nouveau vers elle.
« Quel est votre but dans la vie ?
_ La puissance.
_ La puissance n’est pas un but, c’est un moyen. Survivre, dominer, vivre dans le luxe, fonder une famille, protéger les vôtres, collectionner les amants, vaincre la mort : voilà des objectifs ! Lequel vous intéresse le plus ? »
Refuse se redressa en surjouant la séductrice : « Je veux un palais somptueux, peuplé de beaux éphèbes soumis à mes désirs ! Je veux, que chaque matin, ils m’habillent de pierres précieuses et de soies argentées ! Je veux maîtriser les éléments, faire danser les étoiles, boire du vin de soleil, et manger des tartes au Temps! Éternellement !
Plus sérieusement, je serais contente si je pouvais réaliser une œuvre pérenne, rien d’aussi impressionnant que le Pont Délicat, mais tout de même une chose propre à susciter une légitime admiration. Voilà : je recherche une sorte de gloire méritée. » Le capitaine se fit expliquer ce qu’était le Pont Délicat. Il en devint songeur.
Coriace s’était couvert de cendres en fouillant la ruine, particulièrement la partie qui contenait les écuries. Refuse le rejoignit dans les décombres. Elle évoqua la possibilité d’une cave. L’adjudant attrapa l’idée au vol. Il obtint des propriétaires l’emplacement de la trappe menant au sous-sol. Les gendarmes déblayèrent l’espace indiqué, en y mettant une énergique obstination, qui avec sa pelle, qui avec ses mains. Le moment venu, on accorda à Coriace le privilège de soulever le panneau de bois. On entendit un grincement, un grognement de bête, puis le choc assourdit d’un objet lourd jeté de côté. Coriace prononça un charme mineur de lumière. Une minuscule lueur apparut au milieu de l’escalier, à peine plus brillante que la flamme d’une bougie. Insatisfait, l’adjudant réclama une lanterne, mais Refuse se faufila jusqu’à lui. La magicienne produisit une constellation de points lumineux, fixés tant au sol qu’au plafond, au fur et à mesure que Coriace descendait les marches. La cave était bien étayée. Elle consistait en un large couloir le long duquel s’alignaient coffres ou tonneaux. Au fond de cet endroit somme toute bien ordonné, on avait jeté le cadavre de Leaucoule, les mains ficelées dans le dos. Le corps portait maintes lacérations, comme si un boucher fou eût testé de nouvelles façons de tailler les chairs. Coriace et Refuse se regardèrent médusés. Tous deux avaient déjà infligé des souffrances, blessé ou tué des adversaires. Evidemment, l’adjudant n’en était pas à sa première scène de crime. Quant à Refuse, n’avait-elle pas réveillé le Dragon des Tourments ? N’avait-elle pas vu Présence égorger un homme, boire son sang ? Pourtant aucun n’avait fait l’expérience d’un tel monument à la cruauté. D’un pas lourd l’adjudant remonta à la surface. Refuse l’entendit appeler ses supérieurs, et discuter, encore. Restée seule avec le cadavre, elle le regarda de plus près, rigide et livide, exsangue et béant de dizaines de plaies. Elle imagina son amie subissant les supplices, les brutes s’acharnant, encouragées par les hurlements et les supplications. Elle imagina des horreur qui n’en finissaient pas : des humiliations, des souillures, puis des coups, de plus en plus forts, de plus en plus vicieux, avec la mort comme seul échappatoire. Refuse détourna les yeux du cadavre : ce n’était pas Leaucoule. S’en était même l’exact opposé : une sorte de legs odieux voué à supplanter tout autre réminiscence de la personne anéantie. La magicienne convoqua ses souvenirs pour former une représentation intacte et vivante de son amie.
Les gendarmes rejoignirent la magicienne avec les prisonniers, y compris Monsoleil attaché à sa civière. Tous rejetèrent la faute sur ceux qui n’étaient plus là. « Nous avons d’autres mages », prévint le capitaine. « Certes, les aveux extorqués par des charmes de persuasion ne comptent pas pour des preuves au regard du droit, mais ils mènent parfois à des indices matériels, qui eux sont valables. » Vuedaigle dressa un constat écrit de l’état du corps, puis supervisa son transport. A l’écart des décombres, un brigadier photographia la dépouille. Un autre prit Refuse à part pour qu’elle donnât la description des deux fuyards qui lui avait échappé. Une escouade se lança à leur recherche. Le reste de la compagnie rentra à Convergence, au trot. Refuse monta en croupe du cheval de Coriace, puis l’abandonna pour un chariot, quand ils eurent rejoint la route. Les ex-otages s’y trouvaient déjà. On leur avait promis de les déposer dans un village où les anciens avaient encore de la famille. Il y avait le vieux Contestataire et sa compagne Provision, la servante Lueur, et les valets de ferme Rudegars et Létonné. Refuse engagea la conversation, pas tant par politesse, que pour obtenir des informations. Ainsi apprit-elle que les victimes connaissaient leurs bourreaux, du moins certains d’entre eux, qui avaient logé à la ferme à plusieurs occasions. D’ailleurs, au début, Véloce et Compromission avait loué une chambre comme à l’accoutumée. Puis Goinfre avait fait son apparition. Il avait monté quatre par quatre les marches de la demeure pour s’entretenir d’une affaire urgente avec ses amis. Il était rapidement ressorti sans fournir d’explication. Toutefois Compromission avait avancé l’argent pour réserver d’autres chambres. On attendait sept autres personnes. Seulement cinq se présentèrent dans la soirée, tous armés et nerveux. La bande avait deux chefs : Lerusé et Richunjour ; le premier, un sorcier ; le deuxième, un malfrat roué. Richunjour avait une compagne au langage fleuri : Doubabil, que les autres surnommaient Merdalor. Refuse les assimila aux fuyards. Après un bref conciliabule, les truands avaient tourné leurs armes vers Contestataire et les siens. Les femmes avaient été séparées des hommes, et confiées à la surveillance de Compromission pendant que ceux-là devaient aider à barricader la maison. Quand ils eurent fini de déplacer des meubles, de fracasser des tables et de clouer des planches, les ouvriers furent entravés et enfermés à leur tour. Les truands abusèrent des deux femmes les plus jeunes, Lueur et Brodeuse, la plus jolie. Du temps passa. On entendit des coups de feu ; puis plus rien, pendant des heures. Le silence fut rompu par des cris, d’abord variés et discontinus. Mais ceux-ci se muèrent bientôt en séries de hurlements, qui durèrent au moins une heure. Lorsque enfin ils cessèrent, tous les otages, sauf Brodeuse, furent réunis au grenier. On leur servit un repas copieux. Lerusé les encourageait à reprendre des aliments. Puis on les attacha de nouveaux aux chaises. Quelque chose de maléfique se tramait. Goinfre et Hargneux voulurent garder pour eux Lueur, mais le sorcier exigea qu’elle partageât le sort des autres.
« J’aimerais en savoir plus sur Lerusé, ou Monsoleil (son vrai nom). » Demanda Refuse. « Il n’a pas voulu me révéler l’identité de ses parents. Je ne serais par surprise qu’au moins l’un d’eux soit un initié.
_ Le mage Imprévisible vit non loin, dans la direction des Terreurs, c’est tout ce que je peux dire, » répondit Contestataire. Une centaine de kilomètres séparaient la capitale des montagnes. La ligne de chemin de fer qui la reliait à Abrasion faisait le double, en ligne droite. La compagnie fit halte dans un village que Refuse ne se rappelait pas avoir traversé à l’aller. Ses compagnons de voyage descendirent du chariot. Les valets de ferme firent leurs adieux à Contestataire et Provision. Ils iraient chercher un emploi ailleurs. Lueur se mit à errer un peu au hasard. La magicienne la vit ensuite s’adosser à un mur de briques orange, où elle se laissa glisser par terre. Refuse se mordit la lèvre inférieure. Elle alla chercher l’ex-servante. « Remontez dans le chariot, Lueur, vous avez encore besoin de soins. Il ne faut pas vous isoler comme cela. Venez. » Comme la fille ne bougeait plus, la magicienne héla Coriace. Ce dernier la souleva sans peine, et sans un mot la ramena au véhicule. Il adressa une question muette à Refuse. « J’ai gagné un sort d’oubli, Je dois d’abord l’apprendre, trouver avec quelle entité il fonctionne, mais cela ne devrait pas être trop long. C’est tout ce j’ai convenant à son cas. Je le lui proposerai. Avez-vous mieux ? » L’expression de l’adjudant disait assez qu’il ne pensait pas que cette solution fût idéale ; mais non, il n’avait pas mieux. La troupe repartit. En chemin, Refuse expliqua à Lueur ce qu’elle comptait faire. La traumatisée demeura prostrée.
On entra dans Convergence. La compagnie passa les grilles de la caserne. La magicienne proposa au capitaine de revenir le lendemain afin de questionner Monsoleil, à l’aide d’une persuasion. Mais l’officier déclina l’offre, arguant que Refuse n’était pas chargée de l’enquête, et qu’elle n’avait pas à en savoir. La magicienne le fusilla du regard. Oh, comme elle détestait qu’on lui fasse obstacle ! Ils se firent face, immobiles, pendant dix battements de cœur. « Mais je saurai ! Je dépose plainte contre Monsoleil, alias Lerusé. Je l’accuse du vol du grimoire de Sijesuis.
_ … Parfait. On finira par se comprendre. Allons dans mon bureau.
_ Maintenant que je sais que je ne vous aime pas, j’éprouve le désir de connaître votre nom.
_ Certainement: capitaine Obstiné, à votre service.
_ Je préfèrerais me servir moi-même.
_ J’avais compris. C’est par là. Grandcœur occupez-vous de mademoiselle Lueur, voulez-vous ? » Le gendarme désigné, avec beaucoup de douceur, conduisit sa protégée au réfectoire.
Obstiné conservait dans épais un dossier tous les rapports de Coriace, et de Leaucoule concernant Refuse des Patients. Il y ajouta la longue déposition de la sorcière, incluant tout le récit de l’exploration du manoir de Sijesuis, et de la mort de ce dernier. Il ne posa guère de questions. Un secrétaire venait chercher les feuillets au fur et à mesure. Il retournait s’asseoir derrière un petit bureau, où il les recopiait. L’après midi passa dans une atmosphère studieuse. Le jour déclinant, on s’éclaira à l’huile ou à la magie. Finalement, le capitaine transmit à Refuse une liste de noms. L’entête désignait ces gens comme des avocats.
« Que dois-je faire de cette chose ?
_ Choisir. Prendre contact avec un homme, ou une femme, de loi, un professionnel qui vous conseillera.
_ Je n’aime pas cela.
_ Croyez-vous que les marchands qui vous emploient apprécient de devoir faire appel à vos services ? Ils s’en passeraient bien s’ils le pouvaient. Mais vous êtes une experte dans votre domaine. Vous pouvez leur éviter de perdre des fortes sommes. Considérez que l’avocat rend le même genre de services. »
Refuse récupéra Lueur en sortant. Elles firent quelques pas dehors, dans la nuit tombante. Mais les silhouettes des passants émergeant de l’obscurité ravivèrent les angoisses de Lueur. Celle-ci ralentit, s’arrêta tout à fait, et commença à se recroqueviller. Refuse fut obligée de rebrousser chemin vers la caserne. Les gendarmes acceptèrent de garder l’ex-servante jusqu’au lendemain. Ils la conduiraient à l’Hôtel de l’Orchestre dans le courant de la matinée. De retour à la résidence, la magicienne donna des instructions au réceptionniste : elle avait besoin de dormir, mais il faudrait la réveiller de bonne heure. On devrait également réserver une chambre pour Lueur : Refuse paierai l’addition, mais s’il était possible de lui dégoter un emploi, ce serait un plus très apprécié. Le personnel de l’hôtel respecta les instructions. Vers huit heures du matin, un client s’entretint avec la magicienne. L’affaire pouvait être réglée rapidement. Aussi Refuse lui emboîta le pas. Ils croisèrent le gendarme qui amenait Lueur, pratiquement sur le seuil de l’accueil. La magicienne remercia le militaire. Celui-ci en profita pour lui donner une invitation : on inhumerait Leaucoule dans la soirée. Refuse présenta Lueur à la réception. Puis elle se consacra toute la journée à son travail. Après quoi, le temps pressant, elle passa en coup de vent à son hôtel, demandant des nouvelles de sa protégée. On lui dit qu’elle n’avait pas quitté sa chambre. Refuse repartit aussitôt vers la caserne. Elle arriva à temps pour la cérémonie.
Les gendarmes étaient répartis dans la cour en deux ensembles de tailles égales, bien alignés, tenant tous leur fusil de la même façon, en oblique, main droite sur la crosse, main gauche sous le canon. Ils regardaient devant eux un point très lointain. L’espace entre les deux groupes formait une allée menant aux officiers et aux politiques. On désigna le colonel Fierdemoi, et le maire de Convergence, monsieur Parletrop. Refuse reconnut Fuyant, actuellement à la tête du conseil des marchands, soit le pouvoir exécutif des Contrées Douces Il avait désormais le teint gris, et la mine grave d’une statue, impression renforcée par l’immobilité que les circonstances imposaient. La magicienne fut placée à droite des officiels, là où le protocole rangeait d’habitude les invités d’honneur. Ceux-ci se limitaient à deux personnes. Outre Refuse, le directeur du département de la magie de l’université, en grand manteau vert, semblait ailleurs, indifférent à la boule de ronce accrochée à son épaule, qui balançait de gauche à droite sa queue épineuse. Ses grands bras pendant le long du corps, son visage de plomb relevé vers la crête des toits, les sourcils épais et la moustache fournie, lui conféraient l’aspect d’un jouet égaré. Imprévisible ne daigna pas accordé un regard à sa voisine.
En quoi consistait la cérémonie ? Quatre gendarmes remontèrent l’allée centrale en portant sur une civière le corps de la défunte, enveloppé d’un linceul blanc. Deux femmes en uniforme suivaient avec des sacs à dos rectangulaires, en cuir épais. On déposa au sol le fardeau, devant les politiques et les hauts gradés. Fuyant prononça un discours de portée générale. La mort de Leaucoule participait d’un effort sur le long terme visant à purger les Contrées Douces des éléments les plus hostiles à l’harmonie collective et aux affaires honnêtes. Parletrop s’embarqua dans une apologie de la gendarmerie, une institution bien implantée dans la capitale, et en grande partie financée par elle. Il rappela que les escadrons étaient nés d’un accord liant les villes du pays, pour faciliter la circulations des personnes et des biens. Le développement des échanges avait entraîné une recrudescence du banditisme, nécessitant une réponse collective. Refuse se rendit compte qu’elle connaissait mal les institutions des Contrées Douces. Puis, emporté par son élan, Parletrop dériva pendant une heure sur un océan métaphorique, jusqu’à ce que le colonel Fierdemoi recentrât le sujet en évoquant les circonstances de la tragédie. Mais, il ne les approfondit pas. Son discours mit en avant le savoir faire de ses troupes, leur sang froid, leur dévouement à l’intérêt général, les otages sauvés, la plupart des truands neutralisés, la nécessité de recruter des mages, sinon de travailler avec eux. Ensuite il passa la parole au capitaine Obstiné, qui ne la garda que le temps d’exprimer les regrets d’avoir perdu un élément de valeur, d’une manière si horrible. « Nos tendances mortifères remontent à nos origines, au berceau légendaire de l’humanité, où elles causaient déjà de grands ravages. Mais toujours des hommes et des femmes courageux les ont combattues. Coriace et Leaucoule sont de ceux-là. » Conclut-il.
Très logiquement l’adjudant prit le relais. Il retraça les principales étapes de la vie de sa compagne, raconta leur rencontre, comment la gendarmerie l’avait recrutée, formée, intégrée dans ses rangs. Il dressa la liste des services rendus à la collectivité. Il expliqua, la voix chargée d’émotion, sa dernière mission. Se tournant brièvement vers Imprévisible, il annonça, que par la persuasion magique, on avait, le matin même, obtenu le récit complet, et insupportable, des souffrances infligées. Ensuite sa voix mourut. Le cœur de Refuse bâtit cent fois dans la poitrine. Le colonel fit alors un geste discret. On porta Leaucoule jusqu’à la tombe. Un détachement d’honneur suivit jusqu’au cimetière de la gendarmerie, situé derrière les bâtiments. La solennité du rituel imposait de faire le tour par l’extérieur. Dans les grandes villes des Contrées Douces les corps étaient enterrés le temps de la décomposition, avec une tablette en pierre gravée des noms et épitaphes du défunt. Une autre tablette identique était alignée ou rangée dans des caveaux par famille, par profession, ou par période (comme ici). Sur la tombe elle-même rien n’était visible, sinon la terre retournée. Souvent, quelqu’un mimait le nom d’adulte du disparu. D’un geste grave, Coriace versa le contenu d’une cruche d’eau dans sa paume ouverte. Le liquide dégoulina entre les doigts. Avant de refermer la fosse, une gendarme posa sur le linceul la tablette dont elle était chargée. Sa collègue sortit la deuxième pierre gravée de son sac à dos, et alla la placer sur un rebord d’exposition longeant le mur du cimetière. On pouvait y lire : « Anémone, Leaucoule, Tombée au Champs d’Honneur. » On venait d’enterrer l’enfant, la femme et la morte.
« Bonjour monsieur. Nous n’avons pas été présentés. Je suis Refuse des Patients. Est-ce à vous que la gendarmerie a confié la persuasion des criminels ?
_ Elle a d’abord pratiqué avec un mage en uniforme sur le dénommé Goinfre, avant de me demander de soumettre le dénommé Monsoleil, dit Lerusé. Je ne suis pas autorisé à vous en parler.
_ Pouvez-vous au moins me dire votre nom, ou vous serais-je à ce point antipathique ?
_ Imprévisible, comme je suppose que vous le saviez déjà. On m’a parlé de vous.
_ Je devine qui est ce “on”. Seriez-vous intéressé par un échange de sortilèges ? Je propose la forme diaphane, très utile.
_ Vous n’avez rien d’autre ?
_ Oh ! Vous l’avez déjà ?
_ Je n’ai pas dit cela !
_ J’ai parlé avec Monsoleil. Hélas, je n’ai pu le persuader. Les resources et le temps m’ont manqué. Voilà un curieux personnage : il recourt à des entités qui acceptent les sacrifices humains, il possède forme diaphane, probablement depuis des années, et je découvre dans son grimoire des pages arrachées à celui de mon défunt maître, Sijesuis. D’ailleurs c’est en fouillant dans les papiers de ce dernier que je suis tombée sur votre nom. Monsoleil n’a pas voulu me révéler qui l’avait formé. Comme j’estime que cette information m’aiderait grandement, je vais creuser la question. Je me sens proche du but. Je trouverai. M’aiderez-vous, Imprévisible ?
_ Peut-être, mais je ne ferais rien de contraire à la loi.
_ Que d’ambiguïté ! Vous est-elle si favorable, la loi ?
_ Je dois y réfléchir ! Bonne journée ! »
Chapitre huit : Entrevues.
Trouver à qui parler.
Refuse rentra à l’hôtel. Elle alla voir Lueur. Sa protégée s’était reposée, mais demeurait prostrée. La magicienne exposa une nouvelle fois ses intentions, avant de prendre congé. Revenue à sa solitude, dans sa chambre, elle évoqua la copie fidèle, magie mineure qui lui facilita le recopiage des sortilèges pris à Monsoleil, dont l’oubli, sa priorité. Elle étudia le charme en détail, convoqua diverses entités, les interrogea et en choisit une qui lui paraissait fiable. Elle lui expliqua en termes précis ses attentes. L’opératrice décrivit sa façon d’agir, assez déconcertante. Refuse en déduisit que ses espoirs n’étaient pas infondés, mais que l’enchantement n’effacerait pas complètement le traumatisme. Au mieux, il aiderait la bénéficiaire. La magicienne fit plusieurs ébauches de ce qu’elle demanderait le lendemain en utilisant le sort. Pas convaincue du résultat, elle conclut qu’il lui faudrait obtenir certaines réponses de Lueur : quelles images, quelles phrases, quels actes, l’avaient le plus marquée ? Que se passerait-il si l’infortunée se murait dans son silence ? La magicienne se permettrait-elle de la persuader? L’idée d’exercer une contrainte supplémentaire sur une personne qui avait déjà tant subi ne lui plaisait pas. Devrait-elle attendre ? Combien de temps ? Dix minutes ? Dix ans ? « Je vais limiter mes ambitions et faire uniquement ce qui est en mon pouvoir, ni plus, ni moins. Demain, je lui parlerai. Si elle me renseigne sur son état, je modèlerai le charme en conséquence, sinon je demanderai à l’entité d’atténuer tout l’épisode, à partir du moment où elle a compris ce qui allait lui arriver. Ainsi gardera t-elle l’idée de ce qui l’a meurtrie, mais pas les sensations. Evidemment, si elle attache plus d’importance au concept du viol qu’à ses effets physiques, ce sera un échec. »
Après une nuit de repos, une préparation rigoureuse, un petit déjeuner copieux et une bonne douche, Refuse retrouva Lueur, en compagnie d’une servante de l’hôtel, qui essayait de lui faire boire une soupe chaude à la cuiller. Lueur ouvrait la bouche et déglutissait, au fur et à mesure, insensible à la saveur des légumes. La magicienne attendit que le bol fût à peu près vide. Elle remercia la servante, qui s’éclipsa avec la vaisselle. Refuse exposa son plan. Elle demanda ensuite à Lueur de lui fournir plus amples informations. Des larmes coulèrent sur les joues de l’outragée, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Refuse déclara qu’elle s’apprêtait à modifier l’esprit de sa protégée, par un sort d’oubli. « Vous retiendrez qu’on vous a fait du tord, et lequel, mais je souhaite oblitérer les péripéties, et leur cortège de sensations désagréables. Je puis aussi, maintenant que j’y pense, utiliser une cicatrisation, une magie réparatrice qui soigne les blessures physiques. Elle ne peut pas vous faire de mal. En revanche, agir sur votre mémoire est plus délicat. Comprenez moi, l’oubli est un charme offensif, intrusif, plus complexe que la persuasion. J’ai besoin de votre assentiment. » S’en suivit un silence pesant, mais pas inactif. Lueur oscillait, s’emmêlait les doigts, se mordillait la lèvre. Finalement, elle fixa son bas ventre.
« La cicatrisation ? » Demanda Refuse. Lueur hocha la tête. La magicienne lança le charme curateur. Lueur se redressa un peu pour prendre une profonde inspiration. « L’oubli ? » Lueur fit non de la tête. « Non ? » Lueur la regarda dans les yeux. « Je dois témoigner. » Dit-elle simplement. Refuse pensa : « Témoigner, moui… Enfin, qui peut le plus, peut le moins. Ils ont déjà outragé, torturé et assassiné une gendarme. Qui aurait besoin d’entendre cette pauvre fille pour se convaincre de la dangerosité des truands ? » Peut-être la magicienne négligeait-elle le point de vue de Lueur. « D’accord. Si vous changez d’avis après le procès n’hésitez pas à me le faire savoir. Je reviendrai prendre de vos nouvelles, aussi longtemps que je serai dans la région. Bonne journée Lueur.» Refuse referma la porte, poussa un gros soupir, et sortit en toute hâte de l’hôtel.
Elle évoqua l’alarme. Quelle était la meilleure façon de conduire ses affaires ? Se demandait-elle tout en marchant. La magicienne se rendit à l’université, au département de linguistique, où elle sollicita un rendez-vous auprès du docteur Lecteur, à propos d’une boucle d’oreille parlante. La secrétaire consulta un agenda volumineux. Le docteur aurait un moment à lui accorder dans trois jours, en milieu d’après midi. N’étant pas loin des magiciens, Refuse fit un crochet dans leur secteur, à visage découvert. Elle y requit une entrevue avec Imprévisible. On ne lui promit rien, mais on prit note. On la contacterait le cas échéant. Refuse s’informa également des possibilités d’inscription, en tant qu’étudiante avancée. Elle demanda les tarifs. On les lui communiqua : ils étaient élevés, mais la liste faisait apparaître diverses modalités. On pouvait demander des cours particuliers (très chers), ou collectifs. Il était possible d’accéder à la bibliothèque seule, sans suivre les cours. Toutefois les conditions d’emprunt étaient très restrictives si on ne venait pas régulièrement, et plus encore si on n’habitait pas à Convergence. En d’autres termes, quelqu’un dormant à l’hôtel devrait consulter les ouvrages sur place. « Je vais devoir augmenter mes prix, » songea Refuse.
Le restant de la matinée fut consacré à trouver un avocat. Sur un plan de la capitale, la magicienne repéra les différentes adresses des auxiliaires de justice: Contredit, Irritante, Argutie, Blagueur, Ecouteztous. La deuxième ne se trouvait pas trop loin de l’Hôtel de l’Orchestre. Refuse sonna donc à son étude. Une dame d’une quarantaine d’année la reçut au bout d’un quart d’heure. Irritante avait un regard sévère, un front bombé, encadré de grandes vagues blondes. L’arrière de la chevelure se réunissait en une longue tresse retenue par un lacet noir. Elle avait le nez droit et volontaire, et un menton un peu fuyant. La lèvre inférieure était bien plus épaisse que la lèvre supérieure. Ses pommettes ressortaient. La mâchoire manquait de finesse. Comme le maquillage de l’avocate lui paraissait un peu excessif, la magicienne observa ses yeux. Leur iris était brun foncé : à priori cette dame n’avait pas été initiée aux arts magiques. A force d’être dévisagée, Irritante montra, c’est humain, quelques signes d’agacement. Refuse exposa donc son problème. L’avocate prenait des notes, suçotait son crayon, reprenait des notes, fixait sa cliente de ses yeux mi-clos, ajoutait quelques lignes. A la fin, elle indiqua ses honoraires. La magicienne répondit qu’elle allait réfléchir. Irritante lui déconseilla, à titre gratuit, de tenter quoique ce soit contre Imprévisible, que la justice n’aurait pas expressément permis. Refuse la quitta énervée. « La prochaine fois, j’irais voir Blagueur ! »
Ce qu’elle fit le jour suivant. L’avocat, un vieil homme chauve décharné vêtu d’un long kimono aux motifs pourpres et noirs, écarquilla les yeux en découvrant ce que le destin lui offrait. Un sourire ravi fendit son visage étroit et grisâtre. Il écouta Refuse, comme un enfant auquel on raconte son conte préféré. Les mains jointes, l’œil pétillant de malice, Blagueur résuma à voix haute ce qu’il venait d’entendre :
« Un meurtre commandité par le Château Noir, un voyage périlleux, un manoir piégé, un vol crapuleux, une enquête dans le monde des initiés, une piste prometteuse, le risque d’une confrontation entre les mages les plus puissants des Contrées Douces… Et vous me dites tout cela avec beaucoup d’aplomb, comme s’il ne s’agissait aucunement d’une plaisanterie. Mais je vous vois, assise devant moi, noire comme la nuit, sérieuse, tellement sérieuse !
_ Il m’importe de récupérer le grimoire de Sijesuis. Si la justice est le meilleur moyen… Quels sont vos honoraires ?
_ Nous verrons cela. Votre affaire est tellement hors norme ! Dans un premier temps, il me faudra consulter nos lois, vérifier s’il y a jurisprudence. Je ne le crois pas, en tout cas pas au cours des deux derniers siècles. Les mages règlent leurs affaires entre eux d’ordinaire. Si le droit horizonien ne suffit pas, je devrais consulter les textes du Süersvoken.
_ Pardon ?
_ Ah, le monde me dépasse en drôleries ! Peu de gens le savent, mais la loi des Contrées Douces est double. Le plus souvent nous nous référons au droit rédigé à Horizon, après la guerre. Nos ancêtres sont pour moitié des habitants du Süersvoken, et pour moitié des populations venant de la côte ouest du Garinapiyan, avant qu’on ne l’appelât ainsi. Des premiers nous vient notre appétit pour les sciences d’autrefois, des seconds nous avons hérité du sens du commerce, et des lois ordinaires, plus lisibles que celles encore en vigueur à Survie. Cependant la Mégapole Souterraine a davantage l’expérience des magiciens, de sorte qu’il peut être utile d’en exhumer la législation.
_ Oui, sans doute… J’aimerais que vous traitiez avec la gendarmerie. J’aimerais connaître le contenu du dossier du dénommé Monsoleil : qui l’a formé, quels autres initiés, avancés dans notre art, a-t-il rencontré ? J’aimerais savoir s’il a acheté les sorts de Sijesuis, et à qui, ou s’il les a volés, comme je le soupçonne. Et dans ce cas, je voudrais découvrir à qui il aurait vendu la partie du grimoire qu’il n’a pas gardé ; particulièrement les enchantements les plus puissants, ceux qui sont les plus rares, ceux qui me permettraient de progresser.
_ Je vois. Pensez-vous que les gendarmes aient toutes les réponses ?
_ Je ne sais pas. Ils détiennent Monsoleil. Ils ont recouru à Imprévisible afin de l’interroger par persuasion. J’en suis contrariée, parce qu’il figure sur ma liste de suspects. Il aurait pu escamoté une partie de la vérité.
_ Est-ce que je prends un risque personnel en acceptant ? Jusqu’où iraient vos adversaires, appelons les ainsi, afin de garder par devers eux, votre héritage ?
_ La bande de Monsoleil ne reculait ni devant le meurtre, ni devant la torture. Sinon, le sorcier aurait pu s’introduire, invisible, dans votre bureau, sous forme diaphane, trouver où vous cachiez vos dossiers confidentiels, semer la confusion dans votre esprit en vous faisant oublier des choses importantes. Il aurait pu vous persuader d’agir dans le sens de ses intérêts. Il était très bien outillé pour mener des missions intrusives. Je le suis plus encore. Mais la gendarmerie me connaît trop bien. Elle me surveille, et en même temps, prétend m’aider. C’est l’adjudant Coriace qui me suit depuis mon retour dans les Contrées Douces.
_ Bien. Disons que je m’engage dans la partie concernant Monsoleil, puisque lui est déjà sous les verrous. Nous rediscuterons s’il y a une suite impliquant d’autres personnes dangereuses. Qu’en dites-vous ?
_ Oui… Et vos tarifs ? »
Ils étaient sensiblement équivalents à ceux d’Irritante. Refuse se fit une raison. Au moins Blagueur lui était sympathique.
Deux jours plus tard, elle fut reçue par le docteur Lecteur de l’Institut de Linguistique. Il avait la peau très brune, comme les habitants du N’Namkor, et des cheveux courts et bouclés de couleur argentée. Idem pour la moustache et la barbe. Il portait une ample veste d’un bleu scintillant, fermée devant par des boutons dorés. L’entrevue fut assez brève, mais courtoise. Refuse exposa les raisons de sa présence : « Il y a quelques jours, monsieur Brafort vous a remis une boucle d’oreille enchantée. Auparavant, je l’avais découverte dans la région de Quai-Rouge, au nord de la Mer Intérieure. J’aimerais savoir si vous avez compris quelque chose à ce qu’elle raconte. » Lecteur lui expliqua que l’université possédait d’autres objets du même type. La plupart dataient de la période ayant immédiatement précédé la guerre entre le Süersvoken et le Tujarsi. Toutefois le bijou de Refuse était plus ancien. Il s’agissait peut être d’un deuxième support, d’une copie, parce que le message était souvent altéré. La langue du babil avait été parlée sur les rivages au sud de la Mer Intérieure, jusqu’à une époque de cinq siècles antérieure au présent. L’orateur exposait toutes les mesures qui avaient été prises en prévision d’un prochains réveil du Dragon des Tourments : on avait creusé des tunnels et stocké de la nourriture. On avait voulu mettre les troupeaux en sécurité au-delà du rayon d’action du fléau. Hélas, ils étaient depuis la proie des chimères et des prédateurs de la nuit hantant les forêts méridionales. Ces féroces carnassiers s’arrogeaient un lourd tribut. La boucle d’oreille contenait probablement d’autres discours. Il faudrait s’armer de patience pour les traduire tous, et pour les comparer à d’autres documents anciens. Refuse complimenta le professeur Lecteur et lui laissa le bijou.
Elle envisagea une expédition au manoir d’Imprévisible. Cependant, étant donné qu’elle avait demandé à le rencontrer, il était plus sage d’attendre l’issue de leur discussion ; à condition bien sûr qu’elle survînt dans des délais raisonnables. A point nommé le familier du directeur du département de la magie lui porta la réponse de son maître. Celui-ci la recevrait bien à l’université. Elle ne devrait patienter que trois jours de plus. En attendant, Refuse se plongea dans l’étude de la forme diaphane. La veille de la rencontre, on toqua à sa porte. Elle alla ouvrir, s’attentant à voir un employé de l’hôtel. En fait, il s’agissait de Lueur, qui ne souhaitait pas qu’on abordât ses problèmes personnels. Non, elle était venue prévenir la magicienne qu’un avocat, un vieux monsieur très bien habillé, désirait lui parler. Les deux femmes descendirent dans la grande salle. Blagueur, enveloppé dans un long manteau rouge, doublé de fourrure noire, aux larges manches à boutons, buvait une coupe de vin au bar. Refuse s’assit à côté sur un tabouret. « Préférez-vous un endroit plus discret ? » Demanda-t-il.
« Non, je ne le crois pas nécessaire : c’est moi qui cherche à m’informer, sur des gens qui me cachent des choses. Je ne peux rien leur apprendre.
_ Dans ce cas, voilà ce que la gendarmerie a bien voulu me transmettre : le procès de Retors aura lieu dans deux mois. Il risque la prison à vie. On ne connaît pas encore la date de celui de Monsoleil. Le bonhomme traîne un lourd passif. Les gendarmes vont rassembler certains crimes, alors que d’autres feront l’objet de procédures séparées. Ainsi sera-t-il jugé avec Hargneux et Goinfre, pour l’assassina, la torture et le viole de Leaucoule, puis rejugé pour la prise d’otages, et la tentative de fuite, en y incluant la pratique sacrificielle, et la fusillade comme circonstances aggravantes. Suivront divers faits imputables à la bande avant qu’elle ne se barricadât dans l’ancienne ferme. En dernier viendra l’affaire du grimoire de Sijesuis. Comptez au moins six mois.
_ Que c’est long ! Ont-ils appris des choses que j’ignorais ?
_ Oui. Monsoleil était un ami des enfants d’Imprévisible. Imprévisible lui a enseigné les bases de la magie. Vers quinze ans, Monsoleil s’est brouillé avec son maître, ce dernier lui imputant la responsabilité d’un grave accident qui aurait laissé des séquelles à son premier fils. À sa majorité, Monsoleil monta à Horizon. Il y vécut plusieurs années. Il voyagea jusqu’au Garinapiyan, où il rencontra des mages plus avancés. Cependant des revers de fortune le contraignirent à rentrer dans les Contrées Douces. C’est là qu’il offrit ses services à différents notables, en leur promettant de leur rapporter tout type d’information désirée. Il se livra également à divers chantages crapuleux ou sexuels, compte tenu de la facilité qu’il avait de percer les secrets les mieux gardés. On a remarqué qu’il menait alors une vie très sociale en renouvelant constamment ses relations. Il a laissé dans son sillage de nombreuses disparitions, parce qu’il se servait de ses « amies » comme source d’énergie pour ses sortilèges les plus puissants. Dans l’affaire du grimoire de Sijesuis, il dit avoir agit pour un commanditaire qui passait ses ordres via un intermédiaire anonyme. Le manoir des Patients commençait à avoir une réputation sulfureuse. On disait que son propriétaire en avait fait un antre maudit avant de mourir.
_ Il a raconté tout cela ?
_ Oui, la persuasion est très efficace.
_ Est-ce que les gendarmes ont pu vérifier ? Continuent-ils de faire confiance à Imprévisible?
_ Non les enquêteurs n’ont pas pu tout vérifier. Il leur faudra beaucoup de temps. Ils recouperont un maximum d’informations avant de se déplacer. Monsoleil a sévit dans toutes les Contrées Douces. Quant à Imprévisible, il n’a mené que le premier interrogatoire, en présence de plusieurs gendarmes, dont un secrétaire qui notait au fur et à mesure les questions et les réponses.
_ Cette histoire de commanditaire m’intrigue.
_ Evidemment.
_ En outre, il est possible de ne pas se soumettre entièrement à une persuasion. C’est très difficile, mais on pourrait esquiver certaines questions, répondre à moitié, biaiser les choses, avec de la volonté, et un brin de malice.
_ Vous-même pourriez vous y soustraire ?
_ Ce n’est pas si simple. Disons qu’on peut gagner du temps, faire autre chose en même temps, obéir partiellement, et ainsi de suite. Mais c’est fatigant, dans le meilleur des cas.
_ Peut-on plaisanter ?
_ Parfois. On peut tenter de distraire le mage. Tout dépend des circonstances. Monsoleil a-t-il raconté le vol du grimoire ? A-t-il dit s’il avait vendu la plupart des sortilèges ?
_ Il aurait livré l’objet à l’intermédiaire du commanditaire, et aurait reçu plusieurs formules en paiement.
_ C’est idiot : moi, j’aurais tout garder !
_ On l’avait déjà payé. Il était convenu qu’il ne toucherait qu’une partie du grimoire.
_ Dur à croire, je veux dire qu’il n’ait pas tenté de recopier la totalité des pages. Il s’agissait d’une mission dangereuse, où la moindre erreur risquait de lui être fatale. On a trouvé des cadavres dans le manoir ! Il aura fallu lui apporter les aides nécessaires tout en le surveillant étroitement.
_ Ce que vous dites fait sens.»
Refuse remercia Blagueur. Elle y voyait un peu plus clair désormais. De plus sa position face à Imprévisible s’améliorait. Elle porta un mot à la gendarmerie, destiné à Coriace, l’informant de sa démarche. Espérait-elle que l’adjudant l’accompagnerait au rendez-vous comme il l’avait fait à Portsud ? En tout cas, le jour J, elle ne le vit nulle part. Refuse se résolut à entrer dans l’université sans son soutient. Elle avait eu au préalable une longue discussion avec l’entité de l’alarme, à propos des familiers capables de tromper sa vigilance. La révélation lui permettrait de détecter la plupart des enchantements. Imprévisible la reçut dans un bureau austère, aux meubles mal assortis. Les étagères croulaient sous les dossiers. Un vieux tapis usé accentuait l’impression dominante de laideur assumée. Le chat-ronce était assis sur un rebord de fenêtre. Le directeur ne bougea pas de son fauteuil. D’un geste il invita la magicienne à prendre place sur une chaise rembourrée au tissu usé. Elle ne paraissait pas ensorcelée. Refuse s’installa.
« La situation a évolué, » dit-elle, « mon avocat m’a rapporté le contenu des interrogatoires. Je sais donc que vous avez initié Monsoleil, bien qu’il ait parfait sa formation dans le Garinapiyan. Je sais que vous étiez en très mauvais termes. Pourtant, il est possible que vous-vous soyez servi de lui. Le truand vous a-t-il vendu ou remis tout ou une partie du grimoire de Sijesuis ? Dans le cas contraire, l’identité du commanditaire vous est-elle connue ? Si vous possédez des pages originales, je vous les réclame. Vous savez précisément ce que je veux.
_ Et si je ne les avais pas ? Si c’était un prétexte pour fouiller dans mes affaires, pour m’extorquer des sortilèges ? Vos soupçons ne vous autorisent rien.
_ Niez-vous le vol du manoir ? Niez-vous connaître Monsoleil ? Niez-vous avoir le niveau pour tirer un maximum de bénéfice du livre ? Le voleur a pris des précautions inhabituelles. Je pense même qu’il était au courant pour la malédiction. Il en avait identifié le support, si bien qu’il n’y a pas touché, et qu’il a remis en place la reliure après avoir détaché les feuillets par télékinésie. Or le maléfice a trompé la vigilance de Sijesuis. Il fallait au moins être un égal bien informé pour déjouer le piège. Vous n’êtes pas légion dans les Contrées Douces à remplir ces conditions. Libérée est venue s’ajouter à la liste, sinon on vous compterait sur les doigts d’une main : Imprévisible, Persévérant, Venimeuse, Maline et Piquante !
_ Or la seule chose qui me distingue de mes collègues, c’est d’avoir, pour mon malheur, interagi avec votre voleur. Qui vous dit qu’il n’a pas cherché l’enseignement de l’un d’eux ?
_ Il n’avait pas de liste. Il sera revenu vers le mage qu’il connaissait.
_ Ayant participé à certains interrogatoires, j’ai pu relire les rapports : Monsoleil recevait ses instructions d’un intermédiaire. Cet élément essentiel montre qu’il n’avait pas besoin de connaître son client. N’importe qui a pu le recruter. En outre, comment prouveriez-vous qu’un sortilège appartînt au grimoire de votre maître ? Si les formules ont été recopiées, elles ont été du même coup anonymées. Vous avez eu de la chance avec Monsoleil, trop fainéant pour écrire, ou trop éloigné du monde étudiant pour avoir acquis le charme mineur de copie fidèle. Ne m’accusez plus, Refuse ; ni moi, ni personne. Des années ont passé, rendant vaine votre quête. Vous avez sans doute trouvé les seules pages du grimoire encore en circulation. Chercher plus loin serait une perte de temps. J’ajoute que vous allez vous faire de sérieux ennemis en vous méfiant de vos pairs. Tous les grands mages des Contrées Douces ont des situations très influentes !
_ Il n’y a pas de grands mages par ici, » répliqua Refuse.
Elle sortit du bureau dépitée, rageuse. Bien sûr, il pouvait avoir raison… Mais ne rien savoir ? Se retrancher derrière son statut de notable ! Cependant, il était logique que toute trace du grimoire ait disparu, logique que les détenteurs aient copié les pages originales avant de les détruire. Dans le cas contraire, ils se dépêcheraient de réparer cet oubli, en apprenant que Refuse était en chasse. Et ils le sauraient bientôt. Il suffisait à Imprévisible d’aborder le sujet devant ses élèves, pour que la nouvelle se répandît comme une traînée de poudre, (nonobstant qu’il connût sans doute d’autres moyens plus subtils). En confrontant Imprévisible, Refuse s’était fermée une porte : impossible d’échanger avec lui. « La prudence ne marche pas, la franchise ne marche pas, rien ne marche ! » Pensa-t-elle. Sans aucun doute Imprévisible s’attendait maintenant à une intrusion dans sa demeure campagnarde. Refuse avait été tentée par l’aventure, mais les arguments qu’elle venait d’entendre l’en dissuadaient. Son obstination lui aliénerait les autres mages des Contrées Douces. Pour la première fois depuis des mois, la raison même de son projet était remise en cause. Si le grimoire de Sijesuis n’existait plus, elle pouvait aussi bien quitter la région. Et pourtant, les pages en étaient dispersées… « Changeons de méthode. »
Monnaie de sang.
A partir de ce moment, Refuse employa ses jours à rencontrer les autres mages de Convergence, à visage découvert, pour échanger des sortilèges puissants. Ceux qui avaient été prévenus par Imprévisible questionnèrent ses intentions réelles. Elle leur répondit que le grimoire étant perdu, elle souhaitait échanger avec un maximum de gens avant de retourner dans les Montagnes Sculptées. La Porte de Verlieu était au départ son unique monnaie d’échange. Venimeuse n’en voulut pas. La collègue d’Imprévisible se méfiait. Toutefois, elle lui transmit l’adresse de Piquante.
Celle-ci habitait un étrange immeuble, construit au nord de Convergence, au bord du fleuve la Vagabonde. La demeure possédait une base en béton qui la surélevait de deux bons mètres par rapport aux bâtiments adjacents. On montait une volée de marches jusqu’à une haute grille en fer forgée. Suivant les instructions d’un petit écriteau, on appuyait sur un bouton pour appeler un serviteur d’ombre qui venait vous ouvrir. On entrait par une cour au sol gris et lisse. Devant le visiteur se dressait une paroi rectiligne dépourvue de fenêtres, se fendant à gauche d’une tranchée verticale, tandis qu’à droite une solide plate forme vous dominait à huit mètres de haut. Ce balcon rejoignait une tour de brique orange, semi engagée dans le corps précédent. Elle s’élevait à plus de trente mètres. Une sorte de contrefort en béton fermait la cour à droite en s’appuyant contre les briques de la structure. Le faîte arqué du renfort plein s’ornait d’une grille de fer d’où saillaient de longues pointes urticantes. Refuse suivit le serviteur silencieux dans la tranchée à ciel ouvert. Au bout de quelques mètres, celle-ci faisait une courbe à quatre-vingts dix degrés vers la droite. On s’engageait alors dans un segment rectiligne incluant un escalier raide aux degrés fissurés. On montait dix mètres. Sur la gauche s’ouvrait un passage sombre et voûté, traversant la masse de béton. Refuse aurait juré que cette partie datât d’avant l’effondrement du Süersvoken. Une porte en bois marquait la limite entre l’ancien et le récent. Sitôt franchie, on pénétrait dans un salon confortable et bien éclairé, de forme rectangulaire. Le plafond était très haut. Un escalier desservait les étages. Pourtant on n’était pas dans la tour de brique, mais dans un corps à l’arrière, à peine visible depuis la rue. Refuse traversa la pièce dans sa largeur. Par les vastes baies la Vagabonde en contrebas offrait à la contemplation ses eaux miroitantes et ses rives urbaines. L’université se trouvait un kilomètre plus au sud. Le port de marchandises se devinait au nord.
La visiteuse se rendit compte qu’elle n’était pas seule : au creux d’un fauteuil, un jeune garçon, habillé de velours bleu, tournait lentement les pages d’un livre illustré. Curieusement, lui-même faisait penser à une image peinte, car l’aspect de sa carnation, chair clair, trahissait soit le maquillage, soit le charme de changement de couleur. De temps en temps, Refuse le surprenait à lever les yeux vers elle, mais il ne disait rien, et semblait chaque fois s’absorber davantage dans sa lecture. Vingt minutes s’écoulèrent. Une fenêtre s’ouvrit, par laquelle entra une chimère ailée, au corps de jeune femme miniature, dont les jambes se terminaient par des serres préhensiles. Sa peau était d’une blancheur de neige, mouchetée de gris sur les parties extérieures. Le petit être mesurait environ cinquante centimètres.
Refuse rompit le silence, en saluant, puis en se présentant. « Je suis venue dans l’intention d’échanger des sortilèges avec la magicienne Piquante, s’il advenait que nous y trouvions un mutuel intérêt. » La chimère s’envola dans la cage d’escalier. La visiteuse entendit une porte grincer. Cinq minutes plus tard, une dame fluette effleurait les marches pieds nus. Sa peau ressemblait à celle du garçon, en plus pâle. Elle portait des pantalons gris perle, une tunique assortie très ajustés, serrée par une ceinture de soie sombre, ainsi que de nombreux bijoux d’argent oxydé. Un châle bleu ciel scintillant reposait sur ses frêles épaules. Les cheveux étaient coupés courts. Le visage se résumait à deux grands yeux noirs, un petit nez, des lèvres blanches et des joues creuses. Elle n’était pas beaucoup plus grande que Refuse. Le garçon quitta la scène pour les étages inférieurs. « Vous êtes bien Piquante ? » La dame hocha la tête, désigna les fauteuils. Elle se lova dans l’un d’eux, et attendit que Refuse reprît la parole. Cette dernière exposa donc les raisons qui l’amenaient en ses lieux. En guise de réponse Piquante fit apparaître un livre relié de cuir. Elle en tourna les vélins blancs, d’une main caressante. Les écritures se révélaient au frôlement des doigts. C’était un fort bel ouvrage, enluminé de gris et de bleu, et très fourni. Refuse en eut comme un pincement au cœur.
« Je suis impressionnée », avoua-t-elle, « vous avez rencontré tous les mages des Contrées Douces, n’est-ce pas ? » Piquante fit non de la tête, avec un petit sourire au coin des lèvres. Refuse présenta son propre livre de sorts. Elle y montra la Porte de Verlieu, s’attendant presque à ce que son hôtesse l’eût déjà. Mais non. S’agissant des sortilèges les plus puissants, Piquante souffrait aussi de la pénurie ambiante. Refuse eut le choix entre trois propositions : le charme de transformation, la barrière de feu noir, et le contrordre, une formule permettant de repousser automatiquement une attaque magique ; et qui eut sa préférence. Les copies fidèles œuvrèrent. Les magiciennes vérifièrent l’exactitude des retranscriptions. Refuse s’en voulut de n’avoir plus tôt connu sa consœur, se disant : « Le grimoire de Sijesuis n’était peut-être pas aussi riche. N’empêche, je vois bien ce que j’ai perdu ! » Elle avait compris que Piquante ne serait pas du genre à converser longuement. Cependant, elle osa une remarque: « Votre demeure témoigne d’un passé vénérable. Votre famille paraît ancienne dans la magie. Ne vous a-t-on jamais demandé d’enseigner à l’université ? Vous sollicite-t-on souvent ?» Piquante lui resservit son petit sourire. « Mes secrets ont un coût. » Chuchota-t-elle enfin. Devant l’expression de surprise de Refuse, elle précisa : « Du sang. Si vous souhaitiez recopier un autre sortilège, je vous le céderais contre quelques goûtes seulement de votre précieux fluide.
_ Serait-ce l’ingrédient de vos transformations ? Comptez-vous prendre mon apparence ?» Demanda Refuse en faisant le lien avec un des sorts qu’elle n’avait pas choisis.
« J’aurais plaisir à être une autre, en effet.
_ C’est que… Je ne tiens pas à ce qu’on emprunte mon visage.
_ Rassurez-vous, le changement de forme n’est pas réellement mon but. Mes motivations sont plus profondes. Aussi ma demande est-elle systématique. Je la soumets à quiconque me rend visite.
_ M’en direz-vous la raison véritable ?
_ Non, de peur qu’on ne m’invente des défauts que je n’ai pas.
_ Pas même l’idée générale ? Je serai discrète. Et de toute façon, même sans connaître le fin mot de l’histoire n’importe quel donneur aurait de quoi répandre les pires rumeurs : la sorcière veut du sang !
_ Soit. Voyez-vous, je suis une imparfaite. Ma vie se prolonge depuis trois siècles. Au début mon corps se régénérait, dans la douleur, une fois l’an, puis se fut une fois par mois, par semaine, et maintenant c’est un jour sur deux. Chaque cas est différent. Mes amis de l’Amlen endurent d’autres inconvénients… Avec un peu de votre sang j’adopterais un corps semblable au votre, jeune comme le votre. Pendant un temps je bénéficierais d’une accalmie en repoussant la date de la prochaine régénération. »
Refuse médita la chose. « J’ai connu », dit-elle, « des familiers qui prenaient l’aspect de ceux dont ils avaient bu le sang. Est-ce la même chose ? L’un d’eux prétendait avoir gardé la mémoire d’une forme antérieure. Il disait qu’il la maîtrisait mieux…
_ C’est possible. Néanmoins, un familier qui prend visage humain ne le peut garder indéfiniment. Il doit boire à nouveau de notre sang. Enfin, avec le mien, il aurait une sacrée surprise… » Piquante se dirigea vers une commode dont elle ouvrit un tiroir. Elle y saisit un petit flacon prolongé d’une aiguille.
Refuse voulut relancer la discussion : « J’ai trouvé votre nom dans les papiers de Sijesuis. Y figuriez-vous en tant que magicienne talentueuse, ou aviez-vous fait affaires ensemble ? » Piquante sortit un deuxième flacon. « Je ne crois pas que vous ayez volé Sijesuis. Mais connaissez-vous le fautif, le commanditaire ? » Petit sourire ; Piquante sortit un troisième flacon.
« Jurez-moi, que vous ne ferez rien de contraire à mon honneur, quand vous aurez adopté mes traits ! » Piquante aligna quatre flacons devant Refuse, sur un guéridon. La jeune femme fit la grimace, jaugeant le matériel, la propreté des dards, le volume de chaque récipient, songeant aux conséquences. Devait-elle croire les explications de Piquante ? Que la transformation la rajeunirait pour un temps ? Piquante la regardait comme si elle devinait son débat intérieur. « Pourquoi la régénération vous ferait-elle souffrir ? Quand vous vous réparez la douleur devrait plutôt s’atténuer. Où est la logique ? » Demanda Refuse. « Il n’y en a pas. Si la magie était totalement logique, ce serait de la science. Tout ce que je sais, c’est qu’en trichant avec le corps d’une autre, j’échappe aux tourments.
_ La magie est peut-être une science.
_ Elle le serait si nous pouvions l’expliquer. Ce n’est plus le cas depuis des dizaines de milliers d’années.
_ Vous avez connu la fin des deux empires…
_ Mais oui : j’ai vu les grandes sphères noires s’envoler pour le Tujarsi, puis les ouragans balayer la Terre des Vents. Ensuite les écrans s’éteignirent. Mes crises de douleur devinrent plus fréquentes. Etait-ce parce que j’avais dépassé la durée d’une vie humaine, ou parce que le Süersvoken n’existait plus ? »
Refuse tendit le bras gauche : « En acceptant ce premier don, vous jurez de respecter mon honneur! » Devant l’aiguille qui s’avançait vers la veine, elle utilisa le charme mineur d’atténuation de la douleur. Puis elle recula précipitamment : « Mais oui, vous aussi vous devez pouvoir calmer vos souffrances par ce biais ! » Piquante arrêta son geste.
« Bien sur, ça et différentes drogues : je sombre, je m’oublis, je prépare des doses de plus en plus fortes, je m’isole pour qu’on ne me voit pas. S’avez-vous que dans ces moments là le charme d’endormissement devient inopérant ? Je sais que je ne peux pas entièrement vaincre la douleur, car c’est elle qui donne sens à mon imperfection. Les “parfaits” sont extrêmement rares. Les Artisans de l’Immortalité appartiennent à la légende. L’Histoire n’a retenu que deux noms, Edvige Nirae et Irvin Edegna. Ils œuvrent en secret. On dit qu’ils ne proposent leurs services qu’à des êtres d’exception. Je n’ai pas eu cette chance. J’y vais ?»
Quand les quatre flacons furent remplis, Piquante soigna Refuse avec un petit soin. Elle lui permit de recopier le charme de transformation. Puis elle répondit aux questions se rapportant à la quête du grimoire. « J’ai fait la connaissance de Sijesuis, il y environ un quart de siècle. Nous fûmes présentés à l’occasion d’une réception donnée dans un grand hôtel du centre ville. C’était un personnage des plus perspicaces, très habile en politique, qui m’offrit un cours de rattrapage sur les forces émergentes des Contrées Douces. Je l’invitai ici même à finir la soirée. Nous échangeâmes des sortilèges, en nous laissant aller à quelques confidences. Je dus en dire ou en montrer trop, car il comprit qui j’étais. Quand je lui avouais remplir des petits flacons, il soupçonna immédiatement que j’aurais pu entretenir dans mon voisinage des donneurs dociles. Evidemment, je lui assurais le contraire. Il prit congé sans me juger. Sauf qu’avant quinzaine j’eus la visite d’un escadron de gens d’arme armés de piques, d’épées et de mousquets. Ils ont des fusils maintenant. Ils fouillèrent ma demeure de fond en comble, sans rien trouver prouvant ma culpabilité. Je lui écrivais: m’avait-il dénoncée ? Il me répondit qu’il m’avait surtout prévenue. Après cet épisode, nous restâmes en contact : il prenait de mes nouvelles une fois par an. Je répondais, en surveillant mes propos. Telle était la nature de nos rapports. A deux reprises il me posa des questions sur la période ayant précédée la guerre. Je lui répondis de mon mieux. C’est que je n’ai rien d’une historienne, encore moins d’une politicienne. Je ne devais pas l’intéresser beaucoup, finalement…
Quand je ne reçus pas sa lettre annuelle, il y a dix ans, je pris l’initiative de demander de ses nouvelles. Mon propre courrier me revint: le manoir était fermé, pour cause de décès probable. Au cour de mes trois siècles d’existence j’ai enterré bien des gens, jusqu’à ce que je me rendisse compte que je n’étais plus la bienvenue aux cérémonies mortuaires. Aussi n’insistais-je point. Lisez-vous les journaux ?
_ Guère.
_ On apprend parfois des choses. Si j’en crois les Nouvelles de Convergence, notre confrère Tenace d’Horizon a repris le rôle de Sijesuis. Il représente les Contrées Douces auprès du Garinapiyan.
_ Nous y avons une ambassade ?
_ Pas encore, pas formellement.
_ De toute façon, quels que soient les mérites de ce Tenace, sa fonction est différente de celle de mon maître, puisque celui-ci avait fait carrière au service de Sumipitiamar. Les Contrées Douces, il y a dix ans, ne se voyaient pas comme une société différente.
_ Tenace est un des rares magiciens d’aujourd’hui à avoir échangé avec moi. Il l’a fait à trois reprises. La première fois en revenant d’un voyage diplomatique. La deuxième fois après la venue de Libérée, une puissante sorcière de Survie.
_ Je la connais.
_ A son arrivée, elle a échangé des sortilèges avec tout le monde.
_ Elle n’a pas troqué la Porte de Verlieu ?
_ Pas avec moi. Oh, elle avait bien d’autres choses intéressantes ! Elle a cherché à me rallier à sa cause, en tant qu’ancienne citoyenne du Süersvoken.
_ Et la troisième fois que Tenace vous a contacté ? Etait-ce après la mort de Sijesuis ?
_ Oui, il y a deux ans. Il proposait le contrordre, la barrière de feu noir que j’avais déjà, un maléfice très perfide, et un charme de divination qui lui résistait. J’ai accepté le premier, et j’ai évidemment écarté le deuxième. J’ai prudemment rejeté le troisième, afin de ne pas prêter le flanc à des critiques, ainsi que le dernier, car l’entité opératrice est réputée manipulatrice.
_ Vous a-t-il dit de qui il les tenait ?
_ Par un informateur qu’il avait initié.
_ Un informateur ?
_ Tenace entretient un écheveau de relations. Il a les moyens de se payer des collaborateurs en plus de ceux qu’on lui a adjoint.»
Un serviteur d’ombre entra dans la pièce en tenant un petit panier tressé à l’intérieur capitonné de noir. Il y déposa les flacons de sang. La silhouette les emporta vers les étages supérieurs. Piquante cessa brusquement de s’intéresser à Refuse. Un très léger mouvement de la tête signifia la fin de la discussion, tout en faisant office de salutation. La lumière blanche du dehors s’accrochait aux textures du salon, donnant à Piquante l’aspect d’une poupée grandeur nature, en bois peint. Refuse la quitta.
Plus tard, elle expliqua au réceptionniste de l’Hôtel de l’Orchestre qu’elle prendrait le premier train pour Horizon, dans la mâtinée suivante. Elle paya ce qu’elle devait encore et loua la chambre de Lueur pour une semaine. Elle en avertit ensuite sa protégée. La gare étant ouverte en soirée, Refuse y acheta son billet. Au guichet, elle se renseigna sur les horaires précis. Le trajet jusqu’au port septentrional durerait une douzaine d’heures, autant qu’entre Portsud et Convergence. On lui fournit un imprimé. Trois départs étaient quotidiennement programmés : un aux aurores, un à midi, et un dernier en fin d’après-midi. La magicienne se leva donc très tôt, réveillée par Lueur, qui déjeuna en sa compagnie, et qui l’accompagna vers la gare. « Vous n’avez guère de bagages, » commenta l’ex servante en refermant la porte de l’hôtel. « Auriez-vous souhaité venir avec moi? » Demanda Refuse. Lueur baissa les yeux. « Oui, mais je ne voudrais pas abuser de votre générosité. Et puis, je préfère rester ici jusqu’au procès de Monsoleil. Ensuite, je pourrais vraiment revivre. » Les deux femmes marchèrent dans les rues encore désertes de la grande ville nimbée de brume. Elles se dirent au revoir sur le quai.
Horizon au premier plan.
Le train s’ébranla à quatre heures sonnantes. Refuse prépara ses sortilèges. Ensuite, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, la campagne somnolait encore sous d’épais nuages. Elle constata qu’il y avait plusieurs voies de chemin de fer parallèles. Elle croisa divers convois de marchandises rejoignant la capitale. Le paysage était une succession de champs, de villages, de bois, et de petites usines tirant leur énergie de la Vagabonde ou de ses affluents. On fit quelques arrêts. Vers neuf heures, on entra dans une région vallonnée aux collines garnies d’éoliennes et de moulins à vent. De nombreux entrepôts inesthétiques s’alignaient le long de la voie ferrée. L’horloge de la gare d’Industrieuse marquait dix heures lorsque le train s’y arrêta. De nombreux passagers descendirent, mais plus encore montèrent à bord. On se serra un peu. La locomotive redémarra après quinze minutes de pause. Refuse replongea dans un demi sommeil jusqu’à midi. Elle mangea deux petits sandwichs tirés de sa besace. Elle se fit alors la réflexion que son voisinage semblait indifférent à sa face de nuit. Peut-être était-ce parce qu’elle-même n’y pensait plus, ou parce que la disposition des bancs la soustrayait à l’attention du plus grand nombre. Elle consacra plusieurs heures à l’étude des sortilèges gagnés chez Piquante. Un peu avant seize heures, le train entra dans les faubourgs d’Horizon. Il ralentit en traversant la ville. L’architecture était plus hétéroclite qu’à Convergence. Entre de grands îlots de béton tout en courbes, aux fenêtres rares, s’incrustaient des maisons de bois ou de briques. La gare avait été construite directement dans le port. Le quai des voyageurs était perdu au milieu d’un vaste réseau de petites lignes ferrées reliant les docks et les convois de marchandises en partance pour l’intérieur des terres. Désorientée, la magicienne se perdit plusieurs fois, avant de trouver la sortie du labyrinthe : il fallait emprunter une série de passerelles et de tunnels pour accéder à une zone plus calme. La cité paraissait plus grande que Convergence. En fait, elle s’étirait le long de la côte, mais sur une faible profondeur. Horizon était divisée par des canaux perpendiculaires au front de mer, donnant l’impression que le port était partout dans la ville. Les navires étaient immenses en comparaison de ceux vus au large des Coraux ou à Portsud. Il en résultait, de prime abord, une impression de puissance brute.
Mais, par le simple fait d’errer en quête de repères, on découvrait vite de quoi tempérer son jugement. Telle entrée donnant sur un bâtiment vide et délabré. Tel passage muré barrant l’accès d’une zone menaçant de s’effondrer. La ville luttait contre la décrépitude. La population se divisait en deux catégories : les afférés et les attentistes. Les uns n’avaient pas le temps, et les autres n’inspiraient pas confiance. Une autre particularité d’Horizon résidait en ceci, que bien qu’elle fût construite en plaine, elle donnât l’impression d’être bâtie en montagne, tant il fallait sans cesse monter ou descendre des escaliers, et franchir des ponts enjambant des rues, des canaux ou des voies ferrées. L’aspect labyrinthique rappelait Survie.
Dans un grand passage couvert, Refuse trouva un hôtel, qui faisait aussi restaurant, tripot, marché, banque et bordel. En fait, les chambres à louer étaient disséminées dans les alentours, la réception gérant ces différents espaces, depuis un hall minuscule. L’employé s’aidait d’un plan. D’ailleurs il en vendait. Il confia une clé d’ombre à la magicienne, prononça une adresse et une durée : « La numéro deux, au dessus du maroquinier, trois jours. » La clé changea de forme. «Elle est enchantée. Passé le délai, elle n’ouvrira plus, » prévint l’employé. Refuse lui acheta un plan de la ville, puis demanda comment découvrir où habitait Tenace. Par chance, le réceptionniste tenait à jour un recueil d’adresses utiles. Celle du sorcier y figurait. « Il doit s’agir d’un simple bureau. La note est ancienne. Il pourrait avoir changé,» précisa-t-il. Refuse le remercia, agréablement surprise d’avoir obtenu si vite l’information. Elle se retourna vers la porte vitrée donnant sur le passage. Fugacement l’expression avide d’un visage inconnu apparut à travers un carreau. L’individu se retira prestement. La magicienne estima opportun de se protéger d’une alarme avant de s’aventurer dehors. Immédiatement, une série de frissons coururent le long de son dos, accompagnés d’images flash de poignards et de pistolets. Refuse se tourna d’un coup vers l’employé : « Y a-t-il une autre issue ? » Demanda-t-elle. « Oui, mais il vous faudra un peu de temps pour retrouver vos marques. » Suivant ses instructions, elle traversa un long couloir, déboucha sur une arrière salle vide, puis emprunta un passage latéral menant à un colimaçon ascendant, dont les premiers degrés seulement émergeaient de l’obscurité. Elle fit de la lumière, et grimpa les marches jusqu’à une ouverture dans le mur, encombrée d’un gros meuble ne laissant qu’un étroit passage. Elle se faufila de côté, puis chemina entre deux rangées de vieilles armoires jusqu’à un rideau opaque et poussiéreux. L’écartant, elle découvrit une sorte de grand salon en désordre, baigné d’une lumière rougeâtre, celle du centre commercial filtrée par de larges baies teintées. Refuse contourna un fauteuil renversé. Son pied écrasa un petit objet dissimulé sous des tissus épars. En étudiant la paroi de verre, elle remarqua un panneau coulissant, qu’elle manœuvra. Elle put alors accéder à un balcon surplombant le tripot. Celui-ci occupait un espace large comme une place, bordée de diverses échoppes. Refuse se rendit invisible. Elle s’avança vers la rambarde. Sur sa droite, un escalier l’invitait à rejoindre le niveau inférieur, sa foule bruyante, ses tables de jeu et ses lampes aux feux dorés. Toute menace semblait avoir disparue.
Soudain un coup de feu retentit, suivi de cris. Il y eut une bousculade. Depuis la gauche, une chaise glissa dans le champ de vision de Refuse. Deux autres détonations sèches se firent entendre. Un homme hurla de rage ; un autre hurla de douleur. Une dizaine de personnes se mirent à courir vers la droite, en s’éloignant du tumulte. Puis trois individus se précipitèrent vers le côté opposé du passage couvert. Le plus rapide entra dans une boutique en laissant la porte ouverte. Le deuxième, qui le suivait de près, disparut à son tour. Le troisième, un peu à la traîne, fut rattrapé par un grand gaillard en uniforme, armé d’un fusil : veste bleue marine, pantalons verts et bottes noires. Le gendarme abattit la crosse de son arme sur le crâne du fuyard. Ce dernier s’effondra. Puis le militaire se mit à couvert en criant quelques mots, que Refuse ne comprit pas à un personnage hors champ. Cependant, la magicienne avait reconnu les traits et le timbre de l’adjudant Coriace. Elle le vit introduire une balle dans le canon, par la culasse, pendant qu’un autre gendarme boitait à sa rencontre, en semant des goûtes de sang dans son sillage. Coriace lui ordonna, très distinctement cette fois, de se mettre à l’abri. Puis il fouilla dans une poche intérieure de sa veste et en sortit un petit objet qu’il lança à son partenaire. Il attendit que ce dernier ait récupéré la chose qui avait roulé sous une table. L’adjudant ne cessait d’observer les alentours. Les joueurs avaient maintenant déserté les tables. Plus personne ne se risquait à traverser le secteur. Le blessé s’était assis. Il manipulait l’objet, une petite fiole en fer blanc, selon toute vraisemblance, parce faisait le geste d’en dévissait le bouchon. Il but le contenu. Il alla mieux. Sa démarche, un peu lente, avait retrouvé sa fluidité. « Cicatrisation en potion, la spécialité de Leaucoule, » pensa Refuse. Les deux gendarmes se décidèrent à entrer dans la boutique, d’abord Coriace, puis son acolyte qui le couvrait. Il ne se passa rien, sinon qu’ils ressortirent bredouilles au bout de cinq minutes. Ils discutèrent un moment. Puis le subalterne s’éloigna en petites foulées, pendant que son supérieur menottait l’homme qu’il avait assommé, avant de le fouiller dans les règles de l’art. Son collègue revint cinq minutes plus tard en compagnie de quatre autres militaires, d’une paire de cavaliers et d’un binôme conduisant une charrette. Ils mirent pieds à terre, écoutèrent Coriace, opinèrent du chef, et chargèrent l’homme inconscient dans le véhicule. Finalement, l’adjudant fit signe aux badauds qu’ils pouvaient à nouveau circuler. La carriole rebroussa chemin avec son escorte, tandis que Coriace et son camarade avançaient plus loin dans le passage. Refuse descendit de son poste d’observation pour les suivre à distance. Ils la ramenèrent à la réception de l’hôtel. Coriace alla s’entretenir avec l’employé. « Donc, il me suit toujours. Comment m’a-t-il rattrapée si vite ? Tout monstrueux que soit son cheval, il ne saurait d’une traite avaler cinq cents kilomètres. Par conséquent, il est monté dans le train, sans se faire remarquer. Et ses agresseurs ? Une mauvaise rencontre dans un lieu mal fréquenté ? Le danger auquel je voulais me soustraire ? Ou tout autre chose ? Maintenant qu’il sait où je vais dormir, est-ce utile de jouer à cache-cache ? »
Refuse décida de suivre les gendarmes. Ils se rendirent d’abord devant le maroquinier, la magicienne étant censée loger au dessus. Ils montèrent. Evidemment, elle n’y était pas. Ils reparurent dans la rue. Coriace avait l’air de se doutait de quelque chose, à la façon dont il regardait son environnement, en arborant une expression mi-amusée mi-exaspérée. Son collègue n’osait trop rien dire. L’adjudant huma l’air, en une profonde inspiration circulaire, comme s’il eût voulu capter une trace olfactive de sa proie. « Zéro chance, » se dit Refuse, tout de même un peu surprise du procédé. Les gendarmes se remirent en marche. Quittant la zone commerciale, ils s’engagèrent dans une venelle lézardant entre des constructions en brique adossées à une falaise de béton. Un peuple laborieux d’artisans s’activait dans les ateliers ouverts sur l’espace public. Au bout de la rue, on passait sous l’arche d’une maçonnerie massive donnant sur le boulevard qui cernait l’îlot architectural. Le vent marin s’engouffrait entre les demeures humaines. Après quelques centaines de mètres, la voie se divisa en deux branches. L’une formait une rampe ascendante, qui permettait de gagner une vaste terrasse surplombant la structure principale de l’amas. Refuse garda ses distances, tout en se demandant quel était le but de la manœuvre. En haut, les militaires profitaient de la vue : ils se montraient des points particuliers d’Horizon. La magicienne se rapprocha, espérant, à peu de frais, tirer parti de leur science. Hélas, hachée par les rafales, la conversation lui parvenait sous forme de brides. Le duo en uniformes repartit un sens inverse. Refuse perdait patience, estimant soudain qu’elle employait mal son temps. « Je suis ici pour rencontrer Tenace ! » Elle accéléra pour rattraper les gendarmes, poussée par l’aquilon soufflant dans son dos. « Savon à la rose ! » S’exclama Coriace, quand elle arriva à sa hauteur.
« Je vous demande pardon, mon adjudant ?
_ Le savon de l’Hôtel de l’Orchestre est parfumé à la rose.
_ Et alors ?
_ Refuse n’est pas loin. Elle vient de passer, ou elle marche avec nous.
_ Vous êtes bien sûr de vous…
_ Refuse, dites quelque chose ou faite un signe, si vous êtes là ! »
Concédant qu’il n’avait pas démérité, la magicienne manifesta sa présence par un papillon d’ombre, voletant devant le groupe.
« Vous n’avez pas envie de parler, hein ? » Relança Coriace. Le papillon se mit à faire des ronds dans l’air. « Remarquez, je vous comprends. Ces derniers temps, je ne suis plus très loquace non plus. On m’a dit que vous aviez renoncé à retrouver votre grimoire, en partie parce que l’objet en soi n’existerait plus. Néanmoins, pour autant que je puisse en juger, vous ne vous fixez pas, vous ne retournez pas aux Patients voir une derrière fois vos parents… Donc vous n’êtes pas sur le départ. Apparemment, vous voulez regagner votre héritage par des échanges. En temps qu’agent dévoué à l’ordre public, j’en suis heureux. Mais… Nous savons que ce n’est pas très juste, ce qui vous arrive. Alors, avec ou sans votre permission, je continuerai à me soucier de vous. Je vous dois tant, » ajouta-t-il, une larme au coin de l’œil. « Menez-moi à Tenace, » répondit Refuse dans un murmure. « Pas sûr qu’il soit à Horizon. Ce monsieur est comme Sijesuis, toujours par monts et par vaux, mais je vous conduirai à son bureau. Suivez nous. »
Ils traversèrent un boulevard par une passerelle, puis contournèrent un ensemble de constructions en longeant les quais du rivage. Dans le jour déclinant, les derniers chariots quittaient la ville. L’insula où se regroupaient la plupart des bâtiments officiels se trouvait au bord de l’océan, à l’orient du port, en direction de la Terre des Vents. Ils étaient constitués de plusieurs voiles minérales triangulaires incurvées, de tailles croissantes. La plus imposante enveloppait à moitié un faisceau de tours blanches de hauteurs différentes. La plus altière de ces tours reliait le sol en terrasse au sommet de la voile qui lui servait d’écrin. On avait sculpté une partie de la structure dans le matériau d’une antique falaise, et on avait construit le reste par-dessus. L’ensemble mesurait environ trois cents mètres de haut. Il reposait sur un vaste socle à degrés assurant sa stabilité. A chaque niveau de la base, de nombreuses portes conduisaient soit à des appartements, soit à des bureaux privés, soit à des organismes officiels, dont la mairie. « Ce n’est pas autant le bazar que dans les Palais Superposés, mais j’y vois comme un air de famille, » déclara Refuse.
« Tour numéro quatre, » indiqua Coriace, en montrant deux gendarmes à l’entrée. On les laissa passer. « C’est au dixième étage. Si mes souvenirs sont bons, rien n’est officiellement occupé au-delà du douzième : cela laisse deux cents cinquante niveaux vacants… » Il n’y avait pas d’ascenseur. En outre, croyez-vous que l’escalier de service desservît directement le bureau de Tenace ? Non, bien sûr : il fallut encore passer un mur illusoire, puis emprunter un corridor sinueux, riche en portes et en passages latéraux. L’un deux menait à un hall dallé de noir, et aux murs carrelé de petits motifs floraux rouges sur fond blanc. Un gros monsieur, gris moyen de peau, lisait derrière un bureau. Il portait un habit assortit au décor : pantalons anthracite, veste blanche brodée de carmin et chemise cramoisie. Il leva sur les visiteurs les mauvais yeux de l’homme qu’on dérange. Coriace prit la parole :
« Adjudant Coriace, et caporal Tocsin, de l’escadron de Convergence. Nous sollicitons une entrevue avec monsieur Tenace, s’il est là. » Air revêche, silence gênant, finalement la bouche du veilleur marmonna une réponse.
_ Il ne peut pas vous recevoir pour le moment. Repassez demain.
_ Il est là au moins ?
_ Vous n’avez pas à savoir où se trouve monsieur Tenace.
_ Personne ne peut nous recevoir à sa place ?
_ Je suis là pour cela.
_ Mais pas pour traiter ses affaires en son absence.
_ Qu’est-ce que vous en savez ?
_ Quel est votre grade ?
_ Je n’ai pas de comptes à vous rendre. »
Manifestement sa tâche consistait à dissuader les importuns. Pendant que l’adjudant tentait de discuter, Refuse explorait les alentours par les sens de sorcier. Une des pièces desservies par le hall s’emblait particulièrement s’accorder avec la fonction de Tenace. La lumière du soir entrait par deux fenêtres oblongues, seules parties des murs à n’être pas couvertes d’étagères du sol au plafond. L’endroit était encombré de tables, de secrétaires, et de tant de chaises et fauteuils qu’il aurait fallu en déplacer quelques uns pour y circuler bien. Du plafond pendait une sphère dorée dotée d’une aura magique, sous laquelle un jeune homme en habits sombres lisait en prenant des notes. Son visage et ses mains étaient d’une pâleur extrême, et ses longs cheveux noirs de jais tombaient sur ses épaules. Refuse suspendit ses sens de sorcier, puis alla toquer à la porte. Elle imagina l’occupant des lieux se demander ce qu’on pouvait bien lui vouloir, poser sa plume, se lever, slalomer entre les meubles, libérer le passage, atteindre la porte, hésiter peut-être un instant avant d’ouvrir, abaisser la poignée. Il la dépassait d’une demi tête. Elle lui trouva les yeux très noirs, et le visage agréable. Elle s’amusa de son expression septique, de ses sourcils froncés, de son regard allant du seuil de son antre aux gendarmes. « Je m’appelle Refuse, » murmura-t-elle. « Je suis invisible. Je voudrais vous parler. Puis-je entrer ? » Il réfléchit. « Il y a non loin un petit salon où je pourrais vous accorder un entretient. Pardonnez-moi. » Il sortit et referma immédiatement à clé. Il annonça : « Monsieur Rancœur, je suis dans le salon de l’herbier, avec une visiteuse inattendue. Suivez-moi, » ajouta-t-il à l’intention de Refuse. Il l’emmena dans une petite pièce sombre meublée de trois chaises et d’un buffet sur lequel était posé un service à thé. Les murs étaient décorés de plantes séchées collées sur de grandes feuilles de papier épais, protégées par des plaques de verre. Le jeune homme fit apparaître une lumière au plafond. Lui-même émit un court instant une faible aura. « Venez-vous des Prairies du Garinapiyan? » S’enquit la magicienne. « Non. Mes ancêtres, du côté de ma mère, étaient originaires du Firabosem[10]. C’est d’eux que je tiens ma tradition, si c’est à cela que vous faites référence. Je m’appelle Lefeu Valtinen. Asseyons nous.» Il s’installa ostensiblement face à un siège que Refuse occupa. Elle en modifia légèrement la position afin de montrer qu’il était occupé. La magicienne aborda directement l’objet de sa visite :
« Je suis venue à Horizon dans l’intention d’échanger des sortilèges, les plus puissants possibles, avec Tenace. Je suis une face de nuit. J’en aurais aussi profité pour avoir son point de vue relativement à certains confrères. Notamment au sujet des relations qu’ils entretenaient avec Sijesuis, mon maître, avant et après qu’il mourût. On m’a dit que Tenace avait repris le flambeau, quoique mon initiateur servît autant le Garinapiyan que les Contrées Douces, alors que son successeur privilégierait les intérêts de ces dernières.
_ Tenace est en voyage, loin d’ici. Il en a pour des semaines, des mois peut-être. Aurez-vous la patience d’attendre ?
_ Je crains que non, sauf s’il avait vraiment des révélations à me faire, ce que je ne puis préjuger. Etes-vous de ses proches collaborateurs ? Que seriez-vous autorisé à me dire ?
_ A quel sujet exactement ?
_ Sijesuis : vous en a-t-on parlé ?
_ Oui, il en fut question.
_ De sa mort ?
_ C’est l’événement qui incita les marchands des Contrées Douces à se doter d’une forme de diplomatie propre.
_ De son grimoire ?
_ L’apprentie, disait-on, était partie. On attendit son retour. Elle n’est pas revenue.
_ C’est moi.
_ Je m’en doutais. Dix ans ont passé. C’est long. Tenace envoya son apprenti aux Patients. Celui-ci confirma la mort de votre maître. Dans son rapport, il insista sur les défenses du manoir. D’autres avaient essayé, en vain, de les percer. Plus personne n’avait envie de prendre des risques. J’ai intégré le service voici quatre ans. Nous nous attendions alors à recevoir des moyens, un nom officiel, un statut, une mission clairement définie, mais les marchands ne sont pas très pressés de mettre les choses au net. Nous évoluons donc dans un flou artistique, qui durera aussi longtemps que les Contrées Douces n’auront pas admis qu’elles sont pleinement un état.
_ Revenons à Sijesuis.
_ Oui, donc il y a trois ans, on monta une opération afin de récupérer le grimoire. Il faut dire que le marchand Fuyant avait un projet concernant la magie : constituer une bibliothèque de sortilèges, commune à tous, de sorte de rendre les échanges plus faciles, de limiter les mauvaises surprises, d’élever le niveau, et de contrôler par la même occasion une frange de la population jugée trop indépendante. Tenace en était d’accord, mais pas pour les sortilèges les plus forts. Il en discuta avec Imprévisible, le directeur du département de magie à Convergence, qui avait déjà accompli l’essentiel du travail via sa politique d’acquisition pour la bibliothèque universitaire. Lui non plus ne tenait pas à partager ses meilleurs enchantements, toutefois le grimoire de Sijesuis l’intéressait à titre personnel. Etant donnés les risques, il était prêt à participer à l’opération, en échange d’une copie intégrale et fidèle. L’apprenti de Tenace jouerait les intermédiaires, tandis qu’Imprévisible fournirait l’opérateur.
_ Monsoleil, dit Lerusé ?
_ Effectivement, Monsoleil, qui a été arrêté par la gendarmerie et qui attend son procès.
_ Avez-vous une copie du grimoire de Sijesuis. Pourrais-je la copier à mon tour, si tout le monde s’est déjà servi…
_ Uniquement Tenace et Imprévisible.
_ Fuyant de l’a pas réclamée ? Il n’est pas (encore) au courant ?
_ Fuyant n’a pas le niveau.
_ Et alors ? Il l’aura peut-être un jour ! Quant à moi, si j’ai mis aussi longtemps à revenir, c’est que je voulais d’abord égaler mon maître. Il fallait cela, pensais-je, pour entrer en possession de mon héritage. J’ai bien senti qu’Imprévisible devait en savoir plus qu’il ne le disait. Il m’a privée de ce qui me revient de droit, alors que Monsoleil en a tiré bénéfice ! Monsoleil, cette ordure !
_ On ne vous attendait plus.
_ Soit. Néanmoins, je puis désormais confronter Imprévisible. Cette fois, les raisonnements subtils qu’il m’a servis ne le sauveront pas.
_ Attendez le retour de Tenace. Pourquoi risquer votre vie dans un duel de mage, alors qu’il suffirait que mon patron recopiât pour vous un exemplaire du grimoire ?
_ Parce qu’il pourrait ne pas le faire ! Ils sont de mèche ! Avec l’apprenti de Tenace, cela fait au moins trois adversaires, alors que seule contre Imprévisible, j’ai mes chances. Et quand bien même il serait digne de confiance, je ne veux pas l’attendre. C’est humiliant !
_ Pas faux. Vous espérez vous installer dans les Contrées Douces ?
_ Non.
_ C’est cohérent. Toutefois, permettez moi de retenir votre bras vengeur. Je ne sais pas quel genre de personne vous êtes, mais il est des gens qui trouveraient les conséquences d’un tel geste bien lourdes à assumer. Si vous tuiez Imprévisible, son fils serait démuni. Le savez-vous ? Un accident regrettable le priva de la vue, un sortilège non maîtrisé qui aurait fonctionné au-delà de l’effet prévu. »
Refuse serra les dents. Oui, il avait été question du fils, d’une histoire entre lui et Monsoleil.
« Monsieur Lefeu Valtinen, je méditerai vos paroles, soyez en sûr. Merci de m’avoir reçue. J’ai apprécié votre franchise.»
Elle se leva, et rejoignit Coriace et Tocsin. Elle leur annonça qu’elle rentrerait à Convergence le lendemain. L’adjudant n’était pas dupe. Il eut confirmation de ses craintes puisque le collaborateur de Tenace le tint informé de l’entretient qu’il venait d’avoir avec la magicienne.
Chapitre neuf : L’Ombre des Terreurs.
Obstinations.
La nuit était tombée. Refuse fit les choses dans l’ordre. Elle retourna au passage couvert où se trouvait sa chambre, s’y enferma, puis entra dans le Verlieu. Peu après, Coriace tambourina à sa porte. De l’absence de réponse il déduisit qu’elle était partie. Les gendarmes téléphonèrent à la caserne de Convergence. Le train étant plus rapide que la monture enchantée de Refuse, il aurait deux jours d’avance en prenant l’express du matin. Le colonel Fierdemoi dépêcha un cavalier à la demeure d’Imprévisible, autant pour l’avertir du danger que pour le persuader de se mettre à l’abri ailleurs, ce que le magicien refusa. Il fut décidé de le protéger : pas moins de dix gendarmes furent chargés de surveiller les abords de la propriété. Imprévisible les autorisa à camper intra-muros. Le capitaine Laudatif, et le mage Droitaubut dormiraient au salon. L’adjudante cheffe Vuedaigle aurait droit à la chambre d’ami. Si leur présence gênait Imprévisible, sa compagne Observance s’en effrayait. Elle fuyait les intrus en s’isolant dans ses appartements avec son familier, une hase. Pourtant, à l’arrivée de la troupe, elle avait écouté les explications, lesquelles l’avaient convaincue que son époux eut mieux fait de donner à Refuse ce qu’elle réclamait. Du coup, le couple était en froid. On s’évitait beaucoup au manoir. Noirvoile, le fils aveugle, faisait le lien. Il discutait avec les invités, et commandait aux domestiques, un jardinier et une bonne. Son handicap avait fait de lui le véritable maître de la maison. Il en connaissait les moindres recoins, avait une mémoire exacte de la position des objets (qui devaient toujours être rangés au même endroit, après usage), et se débrouillait seul aussi longtemps qu’il restait dans les limites de la propriété. Bien qu’il ne fut guère avancé en magie, Noirvoile avait lui aussi un familier, un rat, qui le plus souvent se tenait sur son épaule, décrivant ce qu’il voyait d’une voix à peine audible.
Par commodité, on avait organisé le souper en deux services : les militaires prépareraient leur pitance d’abord dans la cuisine. Ils mangeraient selon les nécessités de leur service, soit dans le salon, soit dehors. Puis, les sorciers pourraient se restaurer en famille. L’adjudant Coriace arriva le soir du premier jour, avec Tocsin sur ses talons, précisément au moment où la bonne apportait le pot-au-feu. Sur les conseils de Vuedaigle, il attendit la fin du repas, puis il demanda à voir Imprévisible, auquel il conseilla de lâcher du lest, de préparer un compromis. Le sorcier tenta de mettre en doute la filiation entre Sijesuis et Refuse, mais l’adjudant, qui depuis des mois suivait l’affaire, lui opposa son expérience personnelle. La magicienne des Patients savait des choses que seule une apprentie légitime pouvait connaître. Tout son village était témoin. Le doute n’étant pas permis, il ne restait plus qu’à produire une copie du grimoire, et la donner à l’intéressée quand elle referait surface. Pourquoi s’obstiner ? Imprévisible le congédia sur un « peut-être », arraché dans la douleur.
Mais le lendemain, il semblait être revenu sur sa décision. Au cours de la journée, il changea dix fois d’avis. Coriace commença à s’inquiéter. Ayant chevauché avec Refuse, des Patients à Portsud, il possédait une estimation assez précise du temps nécessaire à la magicienne pour traverser la moitié des Contrées Douces depuis Horizon : quatre chevauchées de sept heures chacune, soit quatre jours, en admettant que la jeune femme n’ait pas organisé ses ressources pour évoquer plusieurs montures magiques par jour. Il en discuta avec Droitaubut, un confrère dont il situait les talents entre ceux de Leaucoule et ceux de Refuse. Le spécialiste admit la possibilité de l’effet de surprise. En revanche il doutait que Refuse fît le choix de chevaucher plus de sept ou huit heures par jour. Il ajouta qu’entre pairs, la prudence était de mise. Plutôt que de foncer tête baissée, Refuse se donnerait le temps d’en apprendre le plus possible sur son rival et ses défenses. A la suite de quoi, elle choisirait ses sortilèges en conséquence, de sorte qu’au moment d’agir tout se passerait très vite. Il lui faudrait aussi prévoir une porte de sortie… Selon Droitaubut, il convenait d’ajouter une journée à l’estimation de l’adjudant. Coriace estima que la phase critique se situerait entre le soir du troisième jour, et le matin du sixième. Il proposa de placer des hommes dans les étages du manoir. Imprévisible s’y opposa.
Il faut dire que lui aussi se préparait. Mais comme il hésitait beaucoup sur la marche à suivre, choisir ses formules lui posait problème. Depuis la pièce la plus haute de sa demeure, sise dans une tour carrée au toit pyramidale, il étudiait un exemplaire de l’Inventaire de Figuerazen. Imprévisible était certain de jouir d’un répertoire plus étendu que celui de son adversaire, parce qu’il pouvait compter sur le grimoire que lui avait légué son maître, plus les charmes qu’il avait acquis par lui-même, plus le grimoire de Sijesuis. Ce dernier constituait un avantage important, puisqu’il révélait comment Refuse avait été formée, du moins à ses débuts. Le témoignage de Monsoleil avait été riche d’enseignements : invisibilité, révélation, projection incandescente, cicatrisation, persuasion, voilà à quoi on pouvait s’attendre. Ajoutons les confidences de Coriace, obtenues à la caserne, avant que le militaire eût compris le rôle de l’universitaire. N’oublions pas que la magicienne elle-même était venue lui proposer un échange. Elle avait mis la Porte de Verlieu sur la table. Imprévisible avait repoussé l’offre, afin de ne pas s’exposer. Pourtant, ce charme ne lui était pas connu. Il constituait l’unique atout de Refuse.
Que disait à son sujet l’Inventaire de Figuerazen ?
« Porte de Verlieu :
Ensemble de charmes puissants recourant à un espace de transition. La Porte de Verlieu permet de se déplacer, en sûreté, d’un lieu à un autre, en évitant obstacles et dangers. Elle sert également de refuge.
Le sort a la réputation d’être instable. Il importe de bien choisir les entités opératrice. (Suriosam recommande de conjurer des diaphanes intelligents de classe quatre). En outre, il possède des travers nuisibles si on en abuse. Un séjour prolongé exacerbe l’agressivité et le désir sexuel.
La Porte de Verlieu existe en plusieurs versions, de puissances et d’usages très diverses.
Prison du Verlieu : usage offensif. On trouve une formule aux effets provisoires (un jour), et une autre aux effets prolongés (voire illimités).
Passage Vert : il s’agit bien de la Porte, mais sa durée est limitée, de sorte que l’utilisateur est expulsé de l’espace de transition au bout de quelques heures, bien avant l’apparition des effets délétères. C’est devenu la variante la plus répandue.
Porte Verte : comme le Passage Vert, en encore plus bref, une minute tout au plus. Porte Verte ne possède pas de fenêtre de contrôle.
Notons que personne ne se sert du Verlieu comme espace de stockage. »
Imprévisible ne maîtrisait rien qui le protégerait contre cette sorte de magie, sauf à créer un lien avec les Montagnes de la Terreur, ainsi qu’avez procédé Sijesuis. Mais alors, le remède serait pire que le mal… « Elle ignore peut-être que je peux bloquer tous ses sorts offensifs. Si je la laisse venir, et qu’elle épuise en vain son arsenal, je la cueillerai avec aisance. Dès lors, en position de force, je pourrais lui concéder un ou deux sortilèges, sans perdre la face, » pensa-t-il tout haut. « Ce serait l’idéal, en effet, » admit le chat-ronce. « Cependant, j’ai peur que vous ne preniez vos désirs pour des réalités. Avant de partir pour Horizon, Refuse a voulu échanger avec Venimeuse. Celle-ci lui a dit non, mais pas Piquante. Vous devez inclure les enchantements de l’imparfaite dans vos calculs.
_ Le Contrordre ?
_ C’est d’elle que vous le tenez.
_ Certes, mais Refuse est une jeunette. Parviendrait-elle à préparer simultanément La Porte de Verlieu et le Contrordre ? Moi-même, en suis-je présentement incapable.
_ Si vous aviez accepté de devenir l’élève de Libérée, ce serait chose aisée.
_ Autant lui confier les rênes de l’université ! Tu parles en sa faveur désormais ?
_ J’ai discuté avec le lutin. Savez-vous qu’elle a connu Refuse le jour où toutes les deux ont acquis la Porte de Verlieu ? Libérée est certainement en mesure de contrer l’apprentie de Sijesuis. Allez la voir, ou préparez une copie du grimoire. Franchement, triompher de la face de nuit ne vous rapportera pas grand-chose, alors qu’en cas de défaite… Croyez-vous que les gendarmes vont tenir leur langue ?
_ Ils le devraient.
_ Avec le procès de Monsoleil qui s’annonce ? Craignez plutôt un grand déballage ! »
Le sorcier se releva, et sortit de la pièce. Un chemin de ronde cernait la tour des quatre côtés. Il aimait, depuis ces hauteurs, dominer la campagne, ou à l’inverse se sentir minuscule sous le cosmos constellé. Imprévisible s’envola pour Convergence. Il ne s’attendait pas à un accueil chaleureux, pas à trois heures du matin. Il entra par une fenêtre de l’université, puis gagna les appartements de fonction de Libérée, aménagés sous les combles. Le chat-ronce prenant les devants alla gratter à la porte. Le lutin noir ouvrit un panneau au niveau de son visage. Les familiers s’entretinrent quelques minutes. Le chat-ronce revint vers le sorcier : « Maître, mon confrère va réveiller sa sorcière, tout en douceur. Elle s’est couchée fort tard, voyez-vous… Et c’est tout un art de ne la brusquer point. » Imprévisible attendit vingt minutes. Après quoi il fut invité à entrer dans un salon de meubles noirs posés sur un tapis doré. Jaunes également étaient les rideaux tirés. Le lutin lui apporta un thé. Libérée s’assit face à lui. Elle s’était habillée de noir pailleté et tenait son sceptre, mais ne portait pas le maquillage habituel. Tout au plus distinguait-on deux faibles lueurs rouges au milieu du visage.
Imprévisible parla le premier :
« Connaissez-vous un moyen de neutraliser Refuse ?
_ Bien sûr : donnez-lui ce qu’elle veut.
_ C’est ce que tout le monde me dit.
_ Le bon sens.
_ Je ne veux pas lui céder.
_ Pourquoi ?
_ Que vous importe ? Par orgueil ! Parce qu’elle m’a mis en cause ! Parce que si je lui cédais, elle deviendrait plus puissante que moi ! Vous êtes plus puissante que moi. Je l’accepte, mais pas venant de cette fille !
_ L’orgueil, et la peur. Pourtant vous venez mendier mon aide… Vos sentiments vous coûteront chers. Que proposez-vous en échange de mon implication?
_ J’épouserai votre cause.
_ Vraiment ? Mais c’est complètement contradictoire ! Ne pas satisfaire Refuse pour l’empêcher de progresser, tout en vous soumettant à moi ? Chercheriez-vous, maladroitement, à me compromettre ?
_ Pas du tout ! Je n’y avais même pas pensé ! M’aiderez-vous ?
_ Non. Je n’ai jamais cherché à vous contraindre. Ceux qui me rejoignent doivent le faire par conviction. Vous n’aurez pas mon soutient car, à mes yeux, vous n’en avez pas besoin. Il vous suffirait d’être honnête. Pourquoi est-ce si difficile ? M’avez-vous tout dit ?
_ Ainsi vous me rejetez ? Vous me prenez pour un faible, ou un fou ? Auriez vous déjà passé une alliance avec Refuse?
_ Non Imprévisible, vous ne manquez pas de talent. Néanmoins, je sens que vous cherchez une sorte… d’échec. Quant à Refuse, si je ne désespère pas de m’en faire un jour une amie, je dois vous avouer qu’à ce jour j’ai échoué. Cependant, il est temps de vous faire une annonce : je pars prochainement en voyage. Des événements se préparent à l’est. Nous avons été longtemps indifférents aux destinées de la Mer Intérieure, mais la Mégapole Souterraine est en train de changer d’avis. On me demande de m’en mêler. Je vous souhaite bonne chance Imprévisible. »
Le sorcier n’eut plus qu’à rentrer chez lui. Il se coucha épuisé. On ne le vit pas avant onze heures. Coriace raya mentalement une journée. « C’est pour demain ou après demain, » confia-t-il aux gendarmes. Bien que désapprouvant la conduite d’Imprévisible, ni son fils, ni son épouse ne souhaitaient le laisser seul. Observance gardait ses pensées pour elle, cogitant sur la meilleure façon qu’elle aurait d’amener son mari à se confier. Il ne lui avait rien dit de son escapade nocturne. Eludant les questions, il était monté s’enfermer dans la tour, où il passa tout l’après midi. Observance réunit Noirvoile et tous les familiers de la maison pour tenir conseil. Nul ne devinait les intentions du sorcier. Le chat-ronce laissa entendre, sans entrer dans les détails, que son maître avait cherché de l’aide, mais que celle-ci lui avait été refusée. « Il me parait isolé, mais déterminé. Sa position est difficile à défendre, pourtant il s’y accroche. Je crois que le danger, réel, le stimule. Il pense avoir l’avantage car il en sait plus sur l’élève de Sijesuis que l’inverse. Il a peu à gagner en sortilèges, mais sur le plan du prestige vaincre la face de nuit lui donnerait peut être un éclat particulier,» conclut le familier. Imprévisible reparut pour le souper. Il avait choisi l’attitude courtoise et distante des dîners d’affaires. Il embrassa sa femme, s’enquit de la journée de son fils, complimenta les domestiques pour la qualité du service. En prenant du dessert, il expliqua qu’il avait lui-même bien travaillé. On débarrassait la table. Observance s’apprêtait à poser une question, quand, à la surprise générale, Imprévisible déclara qu’il avait fait une copie du grimoire à l’intention de Refuse. Il sortit du salon aussitôt après. Il revint au bout de cinq minutes en tenant un tas de feuillets collés par la tranche, qu’il déposa solennellement au centre de la table en bois verni. La nouvelle se répandit chez les gendarmes. On poussa des soupirs de soulagement. Habituée aux revirements de son époux, la maîtresse de maison l’enlaça tendrement. La joue pressée contre la poitrine de l’homme, elle attendit un complément d’information… qui ne vint pas.
Refuse sortit invisible du Verlieu au milieu de sa quatrième journée de voyage. Conformément aux prédictions de Droitaubut, elle espionna la demeure avec les sens de sorcière. Elle repéra très vite les pages du grimoire, bien en évidence. Naturellement, elle pensa à un piège. Puis, elle passa en revue la famille d’Imprévisible, et toute la troupe des gendarmes. Enfin, elle tourna son regard vers la tour au sommet du manoir. Premier écueil : impossible de voir l’intérieur du réduit. Parfois sa vision s’obscurcissait brusquement. Elle comprit qu’Imprévisible avait protégé son antre et sa personne. Il brouillait donc ses sens magiques quand elle scrutait un endroit où il se trouvait à ce moment là. Elle aperçut une ou deux fois le chat-ronce, errant dans la salle à manger ou dans la cuisine attenante. Observance montrait des signes de nervosité, à chaque fois qu’elle sortait de sa chambre. Les militaires observaient les alentours du manoir, notamment Droitaubut. Mais Refuse agissait depuis un bosquet, semblable à des dizaines d’autres éparpillés dans la campagne. Un kilomètre la séparait de sa cible. Son regard revint aux feuillets. Sur le dessus se pouvait lire la formule de l’endormissement. Il n’était pas possible de savoir si le dessous était une copie du grimoire, ou un tas de feuilles blanches. Selon la révélation, un charme défendait le trésor. Identifiant un lien de source, elle lâcha un juron. « Les Montagnes de la Terreur ne sont qu’à cent kilomètres », songea-t-elle. « Il n’a pas ouvert les vannes, mais il est probable qu’un événement déclencheur le fasse. » Elle réfléchit encore. « Il y a intérêt que ce soi le bon grimoire ! Parce que dans le cas contraire Imprévisible aura de mes nouvelles ! » La magicienne prépara un plan. Il lui faudrait mettre la main sur les feuillets au moindre coût, histoire d’avoir presque tous ses sortilèges disponibles en cas de problème. Elle imagina plusieurs possibilités, avant de retenir la combinaison qui enfin lui arracha un sourire.
Le lendemain matin, sous les traits d’une paysanne un peu boulotte, en gilet vert, chemise blanche et robe rouge, elle lia conversation avec le gendarme Grandcœur chargé de ravitailler ses pairs. Elle partagea avec lui des mures qu’elle avait cueillies à l’aube. Elle en profitta pour lui suggérer une idée, par persuasion. Il devrait s’en rappeler à l’heure du repas. L’homme la vit prendre la tangente par un étroit sentier. Grandcœur revint au manoir. Il y assura normalement son service. A midi, il parla à Coriace :
« Mon adjudant, ces feuillets sur la table ne seraient-ils pas mieux dehors ? Depuis ce matin que je ne cesse d’y penser, je suis intimement persuadé qu’il serait plus logique, puisque la magicienne doit les récupérer, de lui épargner l’obligation d’entrer ici par effraction. Permettez moi de m’en saisir, et de les brandir sur le chemin qui mène aux Troiscailloux, le village le plus proche. » Le regard de Coriace s’intensifia.
« Vous avez rencontré quelqu’un Grandcœur ?
_ Heu… J’ai un parlé un peu avec une paysanne, mon adjudant. Elle a partagé avec moi quelques baies sucrées. Que pensez-vous de ma proposition ? » Lèvres serrées, sourcils froncés, les yeux réduits à deux fentes sombres, Coriace évaluait le sens du vent. « Je suis assez d’accord avec vous Grandcœur… Cette folie a trop duré. On va donc faire comme vous dites pendant le premier service. Les sorciers sont dans les étages et les domestiques sont occupés aux cuisines. Allez-y maintenant.»
Grandcœur fourra les papiers dans sa veste bleue. Il sortit dans le parc entourant la demeure. Coriace le suivit en lui laissant un peu d’avance. Passé l’enceinte, un petit chemin s’éloignait vers la route. Revenu à l’endroit où ils s’étaient séparés, Grandcœur remarqua au bord du chemin, un panier d’ombre posé au pied d’un arbre. Il y plaça les feuillets. Après quoi, il repartit vers la demeure d’Imprévisible. Coriace, à plat ventre dans l’herbe, se demandait quand Refuse allait se manifester. Il aurait aimé bénéficier d’une révélation. Avec Leaucoule à ses côtés, c’eut été si simple. Il regretta de n’avoir requis l’aide de Droitaubut. « J’ai agi au plus vite. Il le fallait. Elle viendra invisible. La corbeille disparaîtra. Si Imprévisible a été raisonnable, l’affaire se terminera, sans effusion, sans un coup de feu, » pensa-t-il. « Sans histoire, » ajouta-t-il après un moment de réflexion. « Je suis là pour empêcher les histoires, les drames, les catastrophes… » Une silhouette noire apparut sur le sentier rejoignant la route de terre. Elle marchait d’un pas régulier, en regardant droit devant elle. On ne distinguait pas ses traits, mais l’adjudant reconnut Refuse. L’ombre plongea sa main à l’intérieur du panier, sans même avoir prit la précaution d’observer les alentours. Elle fit rapidement défiler les pages. Puis Coriace la vit tout reprendre du début : cette fois-ci, elle s’attarda sur quelques extraits. Enfin, elle se concentra sur les derniers feuillets. Cet ultime examen ne dura pas longtemps. Refuse faisait preuve d’un détachement certain ; excessif ? Elle rangea les sortilèges dans le panier et repartit d’où elle était venue. L’adjudant se releva. Il la suivit du regard, jusqu’à ce qu’elle ait disparu au loin, à la faveur d’un vallon. « Bizarre. Trop facile. Il y a quelque chose qui cloche. » Mais il ne pouvant s’expliquer son doute, il se résolut à faire son rapport au capitaine Laudatif. Celui-ci leva le camp dans l’heure. On s’excusa du dérangement. Observance, enfin rassurée, remercia l’escouade. Imprévisible ne fit aucun commentaire. Les gendarmes s’en retournèrent à Convergence.
Refuse, isolée dans la lande, reçut des mains de sa servante d’ombre la copie du grimoire de Sijesuis. Elle passa immédiatement dans le Verlieu. Sa monture magique la porta sur une vingtaine de kilomètres. Estimant que désormais rien ne pourrait l’atteindre, la magicienne s’arrêta pour découvrir les sortilèges tant attendus. Sachant qu’Imprévisible les avait piégés avec un lien, elle recourut à une annulation pour faire place nette.
A peine eut-elle prononcé les premiers mots de la formule que la vague de terreur s’abattit sur elle. Effroi intense et sans objet, pire que ce jour, douze ans plus tôt, où pour la première fois, elle avait bravé les Montagnes, car l’émotion déferla d’un coup. Le cœur battant la chamade, Refuse s’enfuit en courant au maximum de ses forces. La monture magique ne l’avait pas attendue. La magicienne s’épuisa rapidement. Elle tomba face contre terre dans l’herbe. La crise cardiaque menaçait à brève échéance ; ça ou la folie. Refuse hurla au Verlieu de s’ouvrir. Elle se releva en tremblant de tous ses membres, tituba à travers le cercle magique, poursuivit sa course bien au-delà, trébuchant, rampant, se relevant à chaque fois plus affaiblie. Le portail se referma. Elle perdit connaissance.
A son réveil, le froid nocturne s’était substitué à la terreur. Elle avait faim. Son esprit meurtri se refusait à tout effort intellectuel. Le corps endolori de Refuse erra sur la lande comme un fantôme. Elle attrapa froid. Quand son cerveau voulut bien penser à sa survie immédiate, la magicienne tenta de trouver à manger. Elle se traîna jusqu’à un village, Lopin-sur-la-Riante, trois cents habitants, où elle provoqua un mouvement de panique en remontant la rue principale. Hommes et bêtes s’enfuyaient dans toutes les directions, en hurlant, en sautant les obstacles ou en pulvérisant les enclos. On entendit le cri des cochons à des kilomètres. Il fallut du temps à l’humanité en déroute pour retrouver sa raison, mettre les enfants en sécurité, rassembler les troupeaux, et désigner les courageux qui iraient aux nouvelles. Refuse s’attabla quelque part, engouffra une miche de pain, un pâté, et trente centilitres de vin. Dans son état normal, elle aurait indemnisé ses hôtes, mais du fait de sa condition abrutie, l’idée ne se présenta pas. Ce n’est que bien plus tard qu’elle se dit qu’elle était devenue une sorte d’émetteur. Elle connut une semaine affreuse. Ses facultés de raisonnement ne lui revinrent que très progressivement, vers le troisième jour. L’effroi qu’elle suscitait, s’atténua lentement, de sorte qu’elle renouât avec une sociabilité à peu près normale au bout de huit jours. Les aubergistes lui portaient ses repas en tremblant. On la servait hors des heures conventionnelles pour ne pas perdre de clients. Au début, personne ne s’expliquait la crainte ressentie. On la mit sur le compte de sa face de nuit, parce que nul n’en avait jamais vu dans la région. Mais petit à petit, l’angoisse émanant de Refuse changea de nature. En effet, plus elle recouvrait ses moyens, plus elle mesurait son infortune, plus elle prenait conscience de l’affront, et plus croissait en son fort une haine inextinguible. Ce sentiment transparaissait au point de lui donner un air prédateur et violent, dont les gens préféraient se tenir éloignés. Progressivement, la magicienne prit conscience d’être devenue la cause de l’épouvante. Lors, elle acheta assez de provisions pour tenir dix jours, puis s’en alla camper dans un bois, à l’écart des habitations.
Terreur partagée.
Coriace voulut avoir des nouvelles de la magicienne. Il se rendit à l’Hôtel de l’Orchestre. L’employé de la réception lui révéla que Refuse n’était pas revenue dans son établissement, où Lueur l’attendait. Le gendarme rencontra la jeune femme, la tint informée des avancées de la procédure. La date du procès approchait. Puis, il avisa sa hiérarchie de possibles complications dans l’affaire du grimoire. Lesquelles ? Officiellement, Refuse avait récupéré une copie. Elle avait tout simplement repris ses voyages. Peut-être avait-elle quitté les Contrées Douces ? Cependant, les journaux rapportèrent, avec une semaine de décalage, qu’un fantôme hantait la campagne au nord-ouest de la capitale, causant une terreur comparable à celle des Montagnes. Tous ceux qui croisaient sa route pouvaient en témoigner. Les descriptions de ce mauvais esprit insistaient toutes sur sa noirceur. Au fil des jours elles se précisèrent, pour donner corps à une sorcière ressemblant étrangement à Refuse. Coriace alerta de nouveau ses supérieurs. Non seulement, quelque chose clochait, mais la population en subissait les conséquences. On lui demanda d’enquêter et de faire le nécessaire, formule floue à laquelle il s’empressa d’obéir. Sous un ciel chargé de nuages lourds, dans le frémissement des feuilles rousses, par routes et sentiers, l’étalon emporta le colosse à travers champs, villages, collines et landes boisées. Le cavalier arriva en vue de la demeure, déterminé à ne se laisser intimider par aucun sorcier. La grille étant fermée, il exigea haut et fort qu’on lui ouvrît. Mais le jardinier lui fit comprendre par des gestes qu’il avait reçu des ordres contraires. L’homme courut s’enfermer dans sa maisonnette.
Le cheval rua. Les sabots de devant frappèrent le portail, une fois, deux fois, trois fois. Une barre cassa, une chaîne se brisa, la grille céda. « N’avancez pas ! Un pas de plus et vous le regretterez Coriace. Désormais, vous n’êtes plus le bienvenu au domaine d’Imprévisible. Obstinez-vous et je vous arrêterai ! » Du haut de la colonne de pierre où s’articulaient les battants de fer, le chat-ronce défiait l’adjudant. Celui-ci pointa sa carabine : « C’est un aveux ! Au nom de la loi, ramenez moi votre maître ! » Le familier ne bougea pas. Tout au plus inclina t-il sa tête de manière condescendante.
« L’aveu de quoi ?
_ Qu’Imprévisible nous a dupé, qu’il n’a pas respecté ses engagements !
_ Erreur : Refuse a bien eu ce qu’elle voulait. Vous le savez.
_ Votre maître lui a lancé un maléfice !
_ Sur Refuse ? Non.
_ Dites moi ce que vous savez ou laissez moi passer. Refuse n’est pas dans son état normal. La population en a souffert.
_ Nous ne sommes pas responsables de ce qu’elle a fait de son héritage. Allez lui poser la question.
_ Cela viendra. En attendant, je commence ici. »
Coriace éperonna sa monture. Le chat-ronce bondit. Le soldat tira. La balle transperça la créature sans trop l’abîmer. Le familier heurta le bras droit de Coriace, s’y accrocha et multiplia sa taille par cinq, entraînant son adversaire au sol. L’adjudant roula de côté pour écraser la furie sous son poids. Le chat-ronce se dégagea en ouvrant la « gueule ». Coriace le repoussa d’un coup de pied et dégaina son sabre. Il porta immédiatement plusieurs coups de taille croisés à la chimère. Cette dernière grandit encore et l’enveloppa comme une vague d’épines. Elle ne ressemblait plus à un félin, et pourtant griffait et mordait simultanément en maints endroits. Coriace fit tout pour s’en débarrasser. Il se laissa à nouveau tomber à terre pour l’écraser, continua de frapper, malgré ses mouvements entravés, et finalement, lâchant son arme, il plongea ses mains gantées dans les profondeurs du corps « végétal ». Empoignant les vrilles, il tordit, tira, arracha et broya. Il piétina. Le chat-ronce lui arracha son casque. Complètement aveuglé, Coriace étreignit le plus de matière possible et la comprima entre ses bras en sang. Des dizaines de lanières dentelées lui labourèrent le ventre, le dos et les flancs. L’adjudant tourna alors sur lui-même dans un effort pathétique d’éjecter la monstruosité. Il n’y parvint pas, évidemment, mais une vrille épineuse fouetta l’étalon. La bête offensée réagit au quart de tour. Une pluie de coups de sabots s’abattit sur la chimère, provoquant craquements, arrachant les fibres. Roulant, rampant et feulant, la ronce cauchemardesque battit en retraite vers l’arbre le plus proche. Elle s’enroula autour du tronc, puis se mêla aux branchages. Le cheval se cabra, hennit de rage, et martela l’écorce en faisant vibrer la plante. Quand il estima que sa supériorité ne souffrait plus de contestation, il s’en retourna vers l’homme à terre. Coriace, en loques, se redressa péniblement. « Imprévisible, qu’avez-vous fait ? » Cria-t-il en direction du manoir. « Refuse va venir ! Je ne pourrais pas vous protéger ! Que lui avez-vous fait ? » Puis il jura qu’il ne partirait pas sans réponse. Mais les sorciers ont de la ressource. Quelqu’un endormit l’adjudant. On le mit en travers de son cheval, lequel fut persuadé de se diriger vers le village le plus proche. L’animal parvint à destination au crépuscule. Il alla boire à l’eau d’un ruisseau, puis il erra sur la place de la mairie. Lorsqu’on se rendit compte de sa présence, ce fut la consternation. On porta le militaire jusqu’à un lit et on lui prodigua tous les soins dont on était capable. Evidemment, les villageois se demandèrent ce qui avait bien pu mettre Coriace dans cet état. Vu la gravité de la situation, ils dépêchèrent un messager au manoir des mages. Voici ce qu’il rapporta :
« Je n’étais plus qu’à deux cents mètres de la tour, dont je voyais la lumière de la haute fenêtre, quand une brume opaque se dressa devant moi. J’hésitais à m’y engager. Mais je n’eus pas à le faire, car voilà que dame Observance m’apparut, blanche et rayonnante, tel un spectre! Elle m’avertit que je ne devais pas aller plus loin. Elle m’expliqua qu’Imprévisible avait commis une folie. Son devoir lui commandait de rester à ses côtés pour prévenir d’autres abus. Elle aurait déposé un remède dans le creux du vieux chêne à l’entrée du domaine de Conciliant.
_ Oui, mais on s’en est servi il y a trois mois quand Rose s’est cassée la jambe. Je ne crois pas qu’elle l’ait renouvelé depuis.
_ On peut toujours vérifier. De toute façon on doit prévenir les autres gendarmes.» On utilisa la ligne télégraphique reliant les Troiscailloux à la capitale.
Pendant ce temps Refuse avait conçu une vengeance à sa convenance. Comme autrefois, elle entreprit une marche vers les Montagnes de la Terreur. L’esprit à vif, elle s’arrêta proche du point de rupture. Là, dans la lumière du soleil couchant, elle créa un lien de source, avant de s’éloigner vers l’est en tirant derrière elle le fil invisible. Arrivée à une trentaine de kilomètres de la chaîne, Refuse se retourna. Serrant les poings dans les ténèbres, elle s’adressa en langage magique aux entités des montagnes. Elle leur parla sous les froides étoiles, jusqu’à parachever la nature du lien. Elle scella l’incantation par un poème:
« Oh, Dents de Terreur, fiers sommets de l’erreur !
Pentes dégoulinant d’une absurde épouvante,
Héritière des horreurs d’une gloire qui nous hante,
Dont la folle éruption écrasa ma raison,
Vous aurez en mes mains un nouvel horizon !
Qu’à ces paumes, Reines Grises, vos frayeurs soient soumises ! »
C’était là une pratique archaïque, destinée à souligner l’intimité unissant une magicienne à une entité. Refuse sentit le pouvoir pulser dans son corps avant de se concentrer dans son poing fermé. La force, désireuse de jaillir et de s’étendre, lui rappela l’Horreur des Vents. La sorcière joua à entrouvrir la porte. Un frisson s’échappa. Elle élargit le passage : son cœur s’emballa. Elle referma la faille en respirant fort, heureuse de posséder une puissance presque sans égale. Elle songea aux autres enchantements de même ampleur qui sévissaient en Gorseille. Alors, dans son esprit lézardé, deux idées se telescopèrent pour n’en former qu’une, belle et terrible. Refuse se mordit la lèvre inférieure. Elle voyait une occasion unique de transformer son monde et de corriger une histoire qu’elle n’avait jamais acceptée. Elle allait renverser la table !
Refuse appela sa monture d’ombre. Elle chevaucha jusqu’à l’aube. Les charmes qu’elle avait préparés n’étaient guère offensifs : Contrordre, lien de source, forme diaphane, annulation, cicatrisation, invisibilité, projection incandescente, monture d’ombre, alarme, endormissement, révélation. Elle arriva au manoir d’Imprévisible par le nord, à l’opposé du portail enfoncé. Elle se rendit invisible, escalada le mur d’enceinte le plus naturellement du monde, piétina des plates bandes, remonta une allée. L’arrière du manoir était bordé de buissons, sauf devant une petite porte, à gauche, proche de la tour d’angle qui abritait l’escalier enroulé desservant les étages. Refuse se dota de la révélation et prit forme diaphane qui lui donna la consistance d’un fantôme. Elle passa à travers le bois. Une fois à l’intérieur, elle explora rapidement le rez-de-chaussée, vide à cette heure, puis monta dans les étages. Elle découvrit les époux dans leur chambre, dormant l’un à côté de l’autre, avec les familiers, l’hase et le chat-ronce, par-dessus la couette. Si Imprévisible ou Observance avait mis en place une alarme, celle-ci ne réagit pas. Elle jouerait peut-être son rôle dès que Refuse aurait retrouvé assez de matérialité. La sorcière s’approcha de son ennemi, dont elle « toucha » le front de la main droite. De la gauche elle dégaina un couteau au fil acéré. Puis elle mit fin à la forme diaphane. Immédiatement les dormeurs s’éveillèrent en sursaut. Mais au même instant Refuse ouvrit les vannes de la terreur. L’onde jaillie de sa paume anéantit instantanément la psyché du sorcier. Le cœur d’Imprévisible lâcha dans la foulée. Le maléfice se rua dans la pièce. La meurtrière referma aussitôt le lien. A l’expression figée d’Imprévisible, elle compris que jouer du poignard ne serait pas nécessaire. Les familiers bondissaient dans la chambre, en mouvements désordonnés, heurtant les murs et les meubles. Observance poussa un cri strident. Refuse carbonisa le chat-ronce (déjà mal en point) avec une projection incandescente. Observance tenta un sortilège qui vint mourir sur le contrordre protégeant l’assassin. Pour gagner du temps, la hase sauta vers la face de nuit: mais elle finit empalée sur sa lame. Refuse endormit Observance. Elle commença à fouiller la pièce, sachant par ailleurs que le grimoire de son rival se trouverait en haut, dans la tour carrée. Or un petit bruit l’interrompit, venant de la chambre adjacente. « Noirvoile s’est levé, dirait-on », pensa la magicienne. Quittant la pièce, elle repéra dans l’antichambre le rat d’ombre tentant de se faufiler le long du mur. Elle l’immobilisa avec une paralysie partielle. Idem, elle bloqua la mâchoire de l’aveugle pour le priver de parole, et le repoussa dans ses quartiers où elle lui lia les pieds et les mains avec une corde d’ombre. Elle courut récupérer le rongeur, le saisit par la queue et l’enferma dans un coffre à vêtements. Enfin débarrassée des gêneurs, Refuse se consacra à la recherche du grimoire.
Les degrés en colimaçon de la tour d’angle menaient à une petite terrasse semi circulaire, au niveau des toits d’ardoise, d’où montait un escalier raide par lequel elle accéda à la galerie découverte au milieu de laquelle se dressait la tour carrée à colombages. La porte étant fermée, la magicienne chercha à entrer par une fenêtre haute qui s’avéra trop haute. Refuse redescendit en quête d’une chaise qui l’aiderait à escalader. Quand elle eût trouvé l’objet idoine, l’idée lui vint de dénicher la clé. D’ailleurs, pourquoi n’y avait-elle pas pensé tout de suite ? Fâchée contre elle-même, la magicienne retourna dans la chambre des époux, ôta le trousseau enfilé à la ceinture de sa victime, puis s’en servit pour accéder au bureau d’Imprévisible. Le dernier obstacle franchi, elle se livra à une inspection minutieuse. Un faisceau de lumière rose dessinait un grand rectangle sur le mur opposé. De nombreux ouvrages reliés en cuir s’alignaient sur les étagères. Mais certains s’empilaient sur la table de travail. Refuse s’assit dans le fauteuil du maître. Elle passa en revue tout ce qui encombrait le bureau, sortit les tiroirs de leurs logements, et inventoria leur contenu, vérifia s’il y avait des caches secrètes, des doubles fonds. Elle vérifia systématiquement chaque livre, jaugea la structure des meubles, roula les tapis, étudia le parquet et les parois. Enfin elle découvrit dans les poutres de la maçonnerie un panneau escamotable dissimulant les grimoires, chacun glissé dans un logement spécifique. Il y avait également un espace regroupant des chemises en carton, fermées par des rubans noués. C’est dans l’une d’elle, que Refuse reconnut l’écriture de Sijesuis. Mais, de toute évidence, il n’y avait pas la totalité des originaux. Elle supposa que l’apprenti de Tenace les avait recopiés, puis qu’il les avait répartis entre les commanditaires et l’exécutant du vol. La magicienne s’empara donc du livre de sorts d’Imprévisible. Ceci fait, elle sortit de la demeure, par la porte de devant, puis contourna la propriété, par l’ouest. Sa monture l’attendait au nord. Où aller ? Dès que la mort d’Imprévisible serait connue, la gendarmerie surveillerait les voies ferrées, les Patients, les hôtels de Convergence, et les ports. Refuse opta pour le sud, parce que pour sortir des Contrées Douces elle envisageait de traverser la Terre des Vents par le Verlieu. Celle-là étant plus étroite au sud, le séjour dans l’espace de transition en serait raccourci. De plus, depuis qu’elle avait abandonné les feuillets maudits dans la prairie magique, y existait une zone spéciale, exposée à la Terreur, d’un diamètre de soixante kilomètres, approximativement. Cet espace possédait une projection dans la réalité ordinaire, depuis laquelle il serait malavisé d’entrer dans le Verlieu.
Observance s’éveilla de son sommeil magique, tard dans la mâtinée. Elle fut d’abord complètement désemparée, ayant fort peu de souvenirs de ce qu’il s’était passé. A peine tirée du sommeil par une alarme, elle avait succombé à une angoisse intense et paralysante. Sans révélation, la chambre était obscure, mais un embrasement soudain l’avait éblouie. Elle se rappela avoir lancé un charme d’entrave. Et puis plus rien. Elle découvrit le cadavre de son mari, sa hase d’ombre grièvement blessée, son fils ligoté. Elle envoya le jardinier au village. Le maire des Troiscailloux recueillit son témoignage, puis il demanda à son adjoint des nouvelles de Coriace. Pendant ce temps Observance monta à la tour, comprit tout, et sombra dans l’accablement.
Revenu à lui, drapé dans ses bandages et ses pansements, l’adjudant requit des villageois qu’ils prévinssent la gendarmerie de Convergence par le télégraphe. On lui répondit qu’on n’avait pas attendu son réveil. Ensuite, il trouva l’énergie de se lever. Il se força à manger. Il voulut monter à cheval. Les villageois n’eurent pas l’air de trouver cette idée formidable. On osa quelques objections. Coriace se laissa convaincre de faire la route dans un chariot: l’important étant d’enquêter sur les lieux du crime. On le déposa sur le perron du manoir. Il rencontra Observance dans le salon. La sorcière sous le choc lui déballa tout ce qu’elle savait. Il prit maladroitement des notes, en se félicitant intérieurement de la disparition du chat-ronce. Il demanda à voir la chambre et le corps du défunt. Il tomba deux fois en montant les escaliers. Observance ne savait plus ou se mettre, et se garda bien de dire qu’elle avait utilisé son unique charme de cicatrisation sur son familier. L’adjudant posa les questions habituelles, sans se faire d’illusion. Evidemment : pas de traces d’effractions. Pas de traces de violence sur Imprévisible. En vain Coriace chercha un signe d’électrocution. Le chat-ronce ? Affaire classée. Le vol du grimoire ? Une réponse au vol avéré d’un autre grimoire. Mais il y avait eu également la séquestration de Noirvoile. « Observance, j’ai vu de mes yeux Refuse récupérer les feuillets. Je me suis dis : une bonne chose de faite. On est tranquille. Et non, tout part de travers… Je suis venu hier. Je suis venu hier ! Regardez moi… Oh, je ne vous blâme pas… Nos situations se ressemblent : nous nous sommes tous deux opposés à des forces mortifères. Elles ont gagné.»
On ramena l’adjudant au village. Des hommes de sa compagnie le prirent en charge dans l’après-midi. Une fois à Convergence, on le transporta à l’infirmerie de la caserne. Le capitaine Obstiné s’entretint avec lui, un échange bref et formel, l’impératif de récupérer. Il lui accorda un soutient de principe. Vuedaigle changea ses pansements. Coriace lui raconta le combat contre le chat-ronce. Elle lui commanda de dormir. Coriace obéit. Il fut autorisé à se lever dès le lendemain, car il se remettait vite. Apprenant qu’on avait lancé des patrouilles à la recherche de Refuse, il exprima des doutes quant à leurs chances de succès.
Effectivement, la magicienne galopait vers le sud. Illusion, invisibilité et Verlieu lui permirent d’échapper aux patrouilles. Une fois hors d’atteinte, confortablement installée dans une maisonnette évoquée, charme qui faisait parti du legs de son maître, elle recopia tout ce qu’elle avait récupéré chez Imprévisible. Son répertoire s’enrichit considérablement. Elle gagna même une formule très précieuse, qui avait résisté tant à Sijesuis qu’à son receleur : la marche de l’ombre. Elle écrivit trois lettres, une pour Lueur, une pour sa famille et une dernière à Blagueur, son avocat. Elle souhaita bonne chance à la première, dont elle ne pourrait plus assurer les frais. Elle résuma ses aventures à l’attention des siens, expurgées des « détails techniques », en insistant sur son intention de quitter au plus vite les Contrées Douces. Elle informa pareillement l’homme de loi. Les lettres furent postées à Moulinmalin, une petite ville à mi chemin entre la capitale et les Patients.
Refuse tourna vers l’est en apercevant les faublourgs de Portsud. Elle traversa une plaine fertile, large d’une trentaine de kilomètres, cultivée autour de grandes fermes. Elle vit de plus en plus de moulins, sur une vingtaine de kilomètres. Les pales tournaient sans relâche. Au-delà, les habitations se firent plus rares, les fenêtres plus étroites ou les volets plus résistants. Les champs étaient protégés par des bocages, de plus en plus serrés. Les arbres pliaient sous les raffales. La Terre des Vents se rapprochait. Quand ceux-ci furent assez forts pour mettre le sol à nu, la magicienne passa dans le Verlieu. Une journée suffirait pour traverser. Elle ressortirait dans une région boisée et sauvage au sud de la Mer Intérieure. De la elle projetait de remonter vers le rivage. Une idée lui était venue alors qu’elle se liait aux Dents de la Terreur. Une idée assez folle… Qu’elle était déterminée à mener jusqu’au bout.
Soudain une silhouette noire apparut cent mètres devant la cavalière. Réduisant sa vitesse celle-ci continua d’avancer en se préparant au pire. Mais très vite, les formes élancées de l’inconnue, sa posture pleine d’assurance, et son sceptre, permirent à la cavalière de l’identifier. Refuse stoppa sa monture. Libérée la gratifia de son magnifique sourire rouge sang. « Que faites vous là ? » Demanda Refuse, sur ses gardes.
« Je voulais vous voir.
_ Comment êtes-vous entrée dans le Verlieu ? Je n’ai pas vu de portail s’ouvrir.
_ J’apprécie d’avoir sur vous une petite longueur d’avance. J’ai bien peur qu’elle ne fonde complètement au cours des prochains mois.
_ Que me voulez-vous ?
_ Je ne veux rien Refuse, sinon faire le point. Vous retournez dans l’est, après avoir atteint vos objectifs. Félicitations. Or, le Süersvoken me demande d’intervenir dans la bataille qui se prépare pour le contrôle de la Mer Intérieure. »
Refuse raccrocha les wagons : ainsi les plans des chevaliers d’ombre arrivaient à fruition. Présence était mis à l’épreuve. Libérée continua : « Je dois empêcher la déroute de votre ancien allié, c’est-à-dire qu’il doit perdre, mais pas trop…
_ Ouuui, c’est fort intéressant… Pourquoi vous me dites tout cela ?
_ J’aimerais que vous n’interveniez pas.
_ Je m’en garderai bien ! A peine si je comprends les méandres de votre politique tordue !
_ Vous me décevez Refuse.
_ Vous m’en voyez navrée. Cette bataille m’indiffère. Je ferais donc mon possible pour l’éviter. Je vous souhaite bonne chance avec Présence, Emibissiâm et toute la bande des chevaliers d’ombre.
_ Merci Refuse. Si je puis me permettre, j’ai récupéré ceci. » Libérée montra une boucle d’oreille verte et bleue. « J’y ai ajouté un enchantement qui nous permettrait de communiquer à distance. L’acceptez-vous ?
_ Pas sans explications.
_ Toujours pour la même raison, qui est de ne pas nous gêner.
_ Est-ce bien l’objet que Brafort a déposé au département de linguistique ?
_ Oui.
_ Et si cette chose vous transmettait toutes mes paroles et mes actes ?
_ Je serais sûre de ne jamais m’ennuyer.
_ Non, je tiens à mon intimité. Gardez votre babiole.
_ Vous seriez très contente de pouvoir me parler si les Imparfaits de l’Amlen vous prenaient en grippe. »
Refuse grimaça. Elle ouvrit la bouche pour poser une question, mais se rendit compte qu’elle devinait déjà la réponse : l’Amlen était autrefois une région du Süersvoken. Libérée voulait les réunir à la Mégapole Souterraine. Avait-elle également des visées sur la Forêt Mysnalienne ?
« D’accord, rendez-moi la boucle d’oreille. Mais je vous préviens, je prendrai le temps d’analyser sa magie en détail. Si cela cache une entourloupe, nous serons ennemies.
_ Il n’y en a pas. »
Libérée leva son sceptre en prononçant une formule puissante. Un nimbe obscur s’élargit depuis son cœur jusqu’à la contenir entièrement, puis se résorba. Elle avait disparu. Refuse inspecta la boucle d’oreille, puis elle rangea le bijou dans une poche. « Que je n’intervienne pas dans leurs affaires ? Elles m’indiffèrent ! Que je lui dise mes projets ? Et puis quoi encore ? Je ferre un gros poisson, et j’ai au creux de ma main de quoi le faire danser.»
Fin du deuxième livre.
[1] Terre des Vents : anciennement la région la plus peuplée du Süersvoken, détruite au cours de la guerre qui l’opposa au Tujarsi. Elle se trouve à l’est des Contrées Douces, barrant le continent du nord au sud. Les vents forts qui soufflent à la surface, maléfice pérenne, y rendent toute vie impossible.
[2] Le Dragon des Tourments est un sortilège vieux de deux milles ans. Il « dort » sur une île au milieu de la Mer Intérieure. Quand il se réveille, le monstre détruit systématiquement toutes les cités construites sur le pourtour de la mer, ainsi que l’arrière pays. Manipulée par Présence, Refuse a réveillé le dragon sept ans plus tôt…
[3] Sumipitiamar, «la Somptueuse », capitale du Grand Pays, entité incluant Sudramar, les Steppes, les Prairies, les Cités Baroques, et les Palais Superposés.
[4] Oumébiliam était un jeune mage, protégé de Bellacérée. Celle-ci chargea Refuse de l’escorter jusqu’à Sumipitiamar, afin de le mettre à l’abri lorsque les mages des Palais Superposés et du Château Noir entrèrent en guerre. Refuse s’acquitta de sa mission. Oumébiliam fut son amant d’une nuit, puis elle le quitta.
[5] La Mégapole Souterraine se trouve sous la Terre des Vents. Sa capitale est Survie.
[6] Abrasion : ville industrielle des Contrées Douces, frontalière de la Terre des Vents (et donc de la Mégapole Souterraine).
[7] Dix ans plus tôt, le magicien Sijesuis demanda à son familier Présence d’aider Refuse dans sa quête. Quand Sijesuis mourut, Présence échappa à tout contrôle. Devenu un prédateur de la nuit, il assassina plusieurs hommes des Vallées. Les autorités, sans accuser Refuse, l’associèrent à ces tragiques événements.
[8] Il s’agit d’Eclose de Finderoute, une jeune femme à qui Refuse porta une bourse pleine de pièces d’argent. Sijesuis l’a ramenée d’un voyage alors qu’elle n’était qu’une enfant. Depuis qu’elle est entrée dans l’adolescence, la région bénéficie de récoltes exceptionnelles. On n’en sait pas plus.
[9] Douceur : monnaie des Contrées Douces.
[10] La Scène compte trois continents : Firabosem, Gorseille (où se déroulent des aventures de Refuse) et Sifera.