La Sorcière Dévoyée.

Chapitre un : La Bataille de la Lisière.

Les enjeux.

  Le continent Gorseille était coupé en deux, d’est en ouest par un canyon long de milles kilomètres, et large de quatre. Le fond de l’entaille exhalait en permanence de blanches vapeurs, opaques et mortelles. De part et d’autre s’étendaient les Montagnes Sculptées. Le Pont Délicat était l’unique passage permettant de traverser sans danger. Il s’agissait d’un ouvrage magique tissé de lignes lumineuses entrelacées, ne reposant sur aucun pilier. On le devait à l’antique civilisation qui avait habité les montagnes, avant de les abandonner deux milles ans plus tôt. La chaîne séparait le Garinapiyan des Vallées. Récemment, les magiciens du Garinapiyan, plus particulièrement ceux de la région des Palais Superposés, s’étaient battus à propos des sources d’énergie alimentant le pont. Le conflit durait depuis dix ans. On n’en voyait pas la fin, bien qu’il eût perdu en intensité, la vigueur de ses débuts ayant cédé la place à une pléthore d’affrontements limités éclipsant graduellement la cause initiale. Mais dès le début, le roi du Garinapiyan s’était impliqué dans cette affaire, en envoyant une compagnie de chevaliers d’ombre, des combattants sorciers, prendre le contrôle du Pont Délicat. Les soldats s’étaient établis dans le Sphinx, la montagne sculptée qui dominait le pont depuis sa rive nord. Elle s’élevait à deux milles cinq cents mètres au dessus de la structure brillante, et à cinq cent mètres de plus au dessus du fond du canyon. Au vrai, le Sphinx avait été une ville, avec ses rues, ses échoppes, ses fabriques, ses logements, ses places, ses administrations, ses monuments. Dans sa tête se trouvait une réplique au un centième du Pont Délicat et de la partie du canyon qu’il enjambait, ainsi qu’une petite salle abritant les puissants sortilèges qui avaient engendré l’artéfact. Ils lui apportaient également l’énergie dont il avait besoin à chaque instant pour se maintenir. Nul ne comprenait pourquoi les anciens avaient choisi un procédé aussi coûteux.

  Les chevaliers d’ombre s’étaient installés à l’intérieur du Sphinx. Leur commandant, Biratéliam, avait ordonné qu’on barricadât les accès connus, mais après une décennie, ses guerriers n’étaient pas sûrs d’en connaître tous les recoins. Pourtant, ils en avaient poussé très loin l’exploration, tuant ou chassant toutes les créatures qui s’y étaient réfugiées. La plupart du temps les soldats sorciers logeaient dans la tête. Au besoin, ils gagnaient la base par un système d’ascenseurs enchantés, encore fonctionnels malgré vingt siècles d’abandon. Mais leur mission ne se limitait pas à se fortifier dans le Sphinx. Elle impliquait également d’intervenir dans les affaires régionales.

  L’autorité du Garinapiyan faiblissait dans les Steppes méridionales. La ville de Sudramar, sise entre les Steppes et les Montagnes Sculptées, était quasiment indépendante, bien qu’elle se montrât toujours loyale envers la capitale. Les chevaliers d’ombre avaient obtenu d’elle d’importantes contributions à leurs efforts.

  Au sud du Pont Délicat, les Vallées, parallèles au canyon, étaient de fait un état distinct, mais qui, craignant l’isolement, voulait garder des liens aussi ténus fussent-ils avec le Garinapiyan.

Encore plus au sud se trouvait la Mer Intérieure, ronde comme le cadrant d’une horloge, sur les rives de laquelle s’étaient dressées de fières cités rivales, avides et violentes. On y avait connu la piraterie, les marchés d’esclaves, la crasse, l’ignorance, et un état de guerre endémique, jusqu’à ce jour fatal, où quelqu’un avait réveillé le Dragon des Tourments.

  Le monstre dormait sur une île exactement au centre de la mer. A chaque fois qu’il sortait de son sommeil, il ravageait les côtes sur une profondeur de trente kilomètres. Il faisait le plus de dégâts possibles, détruisant villes et châteaux, brûlant les récoltes et les greniers, tuant tant par le feu que par la famine. Après le carnage, il commandait aux morts de rapporter dans son repaire toutes les richesses disponibles, puis du haut d’un escalier monumental, son trône, il dévorait leurs âmes. Une fois rassasié, il retournait sur son île, se couchait sur ses trésors, et attendait le prochain réveil. Les sages en étudiant le phénomène avaient remarqué une sorte de périodicité. Si nul ne le  dérangeait Des Tourments dormait soit un siècle, soit deux. Après une période d’activité, on avait donc droit au moins à cent ans de calme. 

  Fort de ce constat, depuis Sumipitiamar, la capitale du Garinapiyan, un obscur officier avait imaginé un plan. Celui-ci, n’ayant convaincu personne, dormit des lustres sur une étagère poussiéreuse, coincé dans une pille de dossiers oubliés. Un jour, un homme de confiance du roi, maître Sijesuis, menant des recherches sur le Pont Délicat, exhuma le document. Il le lut, c’est important de le préciser, en compagnie de son familier, le chat Présence. Sijesuis était devenu magicien sur le tard, pour pouvoir négocier des traités avec les sorciers des Palais Superposés. Il avait jugé utile de prendre un familier. Ordinairement, il s’agissait de créer un lien, une alliance, avec un animal que l’on éveillait à la parole. Cependant, il était aussi possible de rencontrer un être ayant déjà servi un mage défunt, sachant déjà parler, et ayant par conséquent quelque expérience du monde des sorciers. Ainsi, Sijesuis avait-il pris à son service le rusé Présence. En se trouvant un nouveau maître, le familier évitait de retourner à l’état sauvage. Les animaux enchantés dépourvus de maître étaient considérés comme nuisibles. On les appelait les prédateurs de la nuit.

  Sijesuis n’avait pas retenu le plan, mais Présence si. Le chat avait manigancé le réveil du Dragon, afin d’être sûr de pouvoir jouir de cent ans de sécurité pour réorganiser les rivages de la Mer Intérieure à sa façon. On en était là. Sijesuis étant mort, Présence avait retrouvé son indépendance. Il avait rallié à lui nombre de prédateurs de la nuit, ainsi que des humains rescapés du carnage, particulièrement au sud de la Mer Intérieure. Lui-même était retranché dans un château au cœur de la Forêt Mysnalienne, un territoire à l’ouest de la mer, hors du rayon d’action du dragon.

  Les chevaliers d’ombre devaient vaincre Présence, afin d’accomplir la même chose : contrôler les survivants, mais au bénéfice  du Garinapiyan. Sudramar leur avait envoyé une centaine de fantassins bien équipés, bien entraînés et disciplinés, mais sans expérience de la guerre. Le plus puissant sorcier de la cité, Emibissiâm, collaborait avec les guerriers d’ombre depuis le début. Les Vallées avaient rechigné à fournir un contingent. A la place elles préférèrent missionner dix cavaliers seulement, des hommes aguerris et réfléchis, sachant lire et écrire, capables de commander autrement que par la peur. Les gens de Sudramar ne tardèrent pas à leur accorder leur confiance. La cité de Quai-Rouge confia cinq cents soldats. Les quai-rougeois avaient coutume de se réfugier dans les montagnes lors des attaques du dragon. Ils ne subissaient donc « que » des dommages matériels. C’est pourquoi leur ville était toujours la première à se redresser. Ensuite, ils veillaient à ne pas rester la puissance dominante, car Des Tourments s’en prenait toujours aux plus forts d’abord. Les quai-rougeois étaient méfiants. D’un côté, ils se voyaient comme les principaux bénéficiaires de cette entreprise, mais d’un autre côté ils craignaient la nouveauté. Enfin, les chevaliers d’ombre avaient rassemblé quantité de petits villages de survivants. En grappillant deux hommes par ci, trois hommes par là, on avait constitué une force d’un millier, hétéroclite et mal équipée. On tenait ensemble les ennemis d’hier en désignant le nouvel adversaire, inhumain et cruel : le maléfique Présence.

  En se début d’automne, les chevaliers d’ombre franchirent le Pont Délicat, suivis des conscrits de Sudramar. Le soleil, sur leur gauche, soulignait d’or la face orientale des chimères, et paraît les vapeurs empoisonnées d’un scintillement envoûtant. La troupe s’engagea dans les Vallées. Les fantassins de Sudramar s’émerveillèrent de la diversité des paysages, de la commodité des viaducs qui permettaient de traverser la région rapidement. Depuis leur hauteur, villes et villages, champs et routes, et tous les minuscules personnages qui les peuplaient s’offraient comme un tableau vivant. On compta cinq vallées. Les cavaliers locaux  rejoignirent la petite armée juste avant le fortin défendant la frontière sud. Leur chef se nommait Dove. Il s’entretint avec le commandant en tête de la colonne. Quatre des siens partirent en avant-garde avec un nombre équivalent de guerriers sorciers. Les autres se placèrent juste devant les fantassins. Pendant le trajet jusqu’au fortin, il n’y eut guère de discutions, mais au moment de passer les herses du poste frontière, on fit une halte. Le dispositif de défense fonctionnait comme un sas. Les cavaliers des Vallées en profitèrent pour diviser les soldats de Sudramar en petits groupes, qui les uns après les autres transitèrent entre les portes.

  Au-delà, ils descendirent une pente abrupte. Puis la route serpenta le long d’une paroi rocheuse, à mi hauteur d’un à-pic finissant dans un chaos de grosses pierres anguleuses. On arriva à la bifurcation menant soit aux Refuges (à l’ouest), soit à Quai-Rouge (plein sud) par un défilé conduisant à la Mer Intérieure. Le capitaine commanda une halte. On le vit observer les environs. Les éclaireurs attendaient l’ordre d’explorer le passage quand une silhouette noire sortit de l’ombre. Les soldats la reconnurent, bien que la plupart ignorassent qu’elle se nommât Siloume. On parlait d’elle comme « l’amie » d’Emibissiâm. Tous savaient qu’elle était en fait sa familière, le sorcier l’ayant achetée des années plus tôt au marché d’esclaves de Joie-des-Marins, une des cités que le dragon avait réduites en cendre. Elle inspirait tout à la fois le désir, la gêne, la pitié, et selon les points de vue le respect ou le dégoût.  Elle parla : « Le défilé est sûr. Mon maître y a veillé. Traversez sans crainte. » En quelques pas gracieux, elle retourna aux ténèbres.

  La troupe atteignit Quai-Rouge deux jours plus tard. Elle ne fut pas autorisée à entrer dans la ville, mais les citadins tinrent leurs engagements : cinq cents combattants s’ajoutèrent aux forces des chevaliers d’ombre, plus la même quantité de paysans en armes. Le port fournit aussi des provisions. L’armée longea la côte par l’ouest. Au fur et à mesure d’autres soldats de fortune la rejoignirent jusqu’à ce qu’elle atteignît l’effectif prévu. Alors, le capitaine fit lever les bannières. Y figuraient un homme et une femme se tenant dans un cercle : la Mer Intérieure aux humains. Un murmure d’approbation parcourut la foule. Biratéliam gratifia son auditoire d’un beau discours, pétri de valeurs positives et de sens du devoir. On reconnut que l’orateur avait du talent. On avait franchi une étape.

   On se frayait un chemin dans la garrigue sortie des cendres. Parfois on découvrait un village de pêcheurs, parfois on apercevait sur une hauteur quelque hameau fortifié, au milieu des champs qui assuraient sa subsistance. Personne n’osait approcher les soldats, car on n’était plus très loin de la Forêt Mysnalienne. Les éclaireurs signalèrent des villages arborant l’étendard ennemi : semi d’arbres dorés entourant un château d’or sur fond vert.

 S’attendant à des coups bas, particulièrement de nuit, le capitaine renforça la garde lors des bivouacs. Il nota qu’il faisait encore très doux pour la saison. Les hommes de Sudramar ne se lassaient point de contempler la mer, s’attirant les moqueries des quai-rougeois. « C’est l’appât du dragon, » disaient ceux-ci, quand ils ne recouraient pas à des termes bien plus vulgaires. Les mêmes parlaient aussi de capturer des filles, d’alimenter les bordels de Quai-Rouge. La guerre servait à cela, n’est-ce pas ? Pour le commandant une mise au point s’imposait. Biratéliam réunit tous ses lieutenants :

  « Messieurs, l’heure du combat approche. L’affrontement qui s’annonce est peu de choses au regard du nombre des belligérants, mais ses conséquences modifieront durablement la destinée de toute la région, voire du continent. Une bataille n’est jamais gagnée à l’avance, particulièrement dans un cas comme celui-ci, où l’incertitude domine, où l’ennemi n’est pas totalement humain, où la magie aura son mot à dire. Nous avons fait des plans, nous avons tous des projets et des arrières pensées, mais chacun se battra d’abord pour rester en vie. Il m’appartient d’apporter au chaos un ordre qui nous soit utile : c’est la stratégie. Présence aura la sienne. Nous avons nos éclaireurs, il a les siens. Nous avons Emibissiâm ; il a aussi son sorcier, moins talentueux peut-être, mais bénéficiant d’une source d’énergie qui lui a permis de construire un imposant château en pleine forêt ! Rien n’est gagné. En outre, je compte beaucoup sur un revirement des humains enrôlés par les prédateurs de la nuit. Si nous nous comportons comme des bêtes, ces gens ne verront pas l’intérêt de se rallier à nous. Ils se battront sauvagement, et vous serez moins nombreux à regagner vos foyers. La bataille est imminente. Je ne suis pas le dernier à penser qu’un ennemi terrorisé est à moitié vaincu. Le moment venu je m’envelopperai d’un manteau d’effroi. Pour les prédateurs de la nuit : pas de quartier ! Pour les humains : faites des prisonniers si vous le pouvez, mais n’en attendez ni rançon, ni esclave. Enfin, ne vous aventurez pas dans la Forêt Mysnalienne sans mon ordre formel, donné en conscience et en pleine possession de mes moyens. Sous aucun prétexte ! »

L’ambassadrice du Süersvoken.

  Libérée apparut subitement dans le salon de Lourijami, le magicien de Présence. Le familier du sorcier, serpent aux ailes de chauve-souris, s’interposa immédiatement en crachant son venin au visage de la sorcière. Mais le poison glissa sur l’intruse, comme si elle eût possédé une deuxième peau invisible à cinq millimètres en avant du corps. Libérée brandit son sceptre. L’instrument rougeoya un court instant. Le familier se figea en l’air, à deux mètres du sol, au dessus de la grande maquette qui trônait sur une table au centre de la pièce. Lourijami ne bougea pas de son fauteuil. A peine leva-t-il un doigt. Libérée compta dans sa tête jusqu’à cinq, puis elle se présenta : « Bonjour. Je suis Libérée. Je parle au nom de la Mégapole Souterraine. On m’a dit que vous répondiez au nom de Lourijami. C’est joli. Je ne suis pas ici pour vous causer du tord, mais pour discuter avec votre chef, sire Présence. J’ai préféré vous rencontrer en premier, afin de vous connaître directement plutôt que par des on-dit. Me guiderez-vous jusqu’à lui ? » Lourijami, les yeux mi-clos, répondit d’une voix traînante : « Oui… N’espérez… pas… ensorceler… Présence… Pour… quelqu’un… souhaitant… s’informer… à mon… sujet…  n’allez-vous… pas trop vite… en… besogne ? 

_ Soit, discutons un peu. Vous venez de l’Amlen, n’est-ce pas ? Êtes-vous comme moi en service commandé ?

_ … Non… Je… ne… crois pas. Je… suis… mieux… ici…

_ Evidemment, il y a une source de pouvoir sous le château. De tels apports sont très recherchés. Comment l’Amlen ne s’y intéresserait pas ?

_ … Peut-être… Mais la… forêt… a… toujours… été… très… indépen… dante, à part… »     Lourijami se leva au ralenti. Il claqua dans ses mains. La tête de sa petite apprentie émergea bientôt d’un escalier en colimaçon. Le sorcier se contenta d’un mouvement de la main pour désigner la visiteuse, laquelle compléta : « Annoncez, s’il vous plaît, Libérée du Süersvoken. » La sorcière patienta pendant un quart d’heure. Elle eut le temps d’observer la maquette. Celle-ci représentait le château pentagonal de Présence, au centre d’une ville qui restait à construire. Elle posa quelques questions à son confrère. On envisageait une population de dix milles habitants. On défricherait la forêt, mais l’essentiel de la nourriture viendrait des terres fertiles de la région côtière. Une partie des bâtiments servirait à accueillir des réfugiés, lors des dévastations du dragon. Lourijami révéla que son handicape l’avait incité à se chercher un protecteur hors de l’Amlen. Cependant, il ne livra aucun renseignement concernant son pays d’origine.

  L’apprentie reparut enfin, accompagnée d’un garçon de son âge aux yeux félins. Ses cheveux étaient noirs. Un duvet de poils gris recouvrait toute sa peau visible: le visage, les mains et les jambes. Il portait des bottes noires et une simple tunique vert sombre serrée à la taille par une fine ceinture où pendait une petite dague glissée dans un fourreau de bois gravé de motifs indéchiffrables. Ses oreilles étaient pointues et mobiles. « Je réponds provisoirement au nom de Bienentendu, cinquième prince de ces bois et des contrées méridionales. Suivez-moi, Madame, » déclara-t-il. Libérée descendit l’escalier tournant. A l’étage inférieur, elle passa devant une porte close faisant face à un petit réduit meublé d’une modeste couchette. Plus bas se trouvait une salle vide encombrée d’immenses toiles d’araignée. La sorcière compta trois prédatrices aussi larges que des boucliers ronds. Un passage dégagé menait à un voile d’ombre. Bienentendu le traversa, la visiteuse sur les talons. Ils empruntèrent une passerelle reliant la tour de Lourijami au donjon. Il en était ainsi pour chaque tour d’angle. Le château semblait constitué d’une unique pierre, grise et lisse. Un grand ours noir, dressé sur ses jambes, gardait l’accès au refuge du seigneur. On distinguait à peine deux lueurs brunes à l’emplacement de ses yeux. Il posa délicatement une énorme main griffue sur le crâne de Bienentendu, le temps d’une longue respiration, puis son museau se tourna vers Libérée : « Je constate avec satisfaction que vous n’avez point ensorcelé le prince », dit-il d’une voix grave. « Vous pouvez entrer. »  Il poussa sans effort le lourd battant de porte ouvrant sur l’intérieur. Ils passèrent. L’ours les accompagna en refermant derrière eux. Le plafond était haut, soutenu par des piliers disposés autour d’une salle circulaire, conçue pour recevoir une foule. À gauche, un escalier descendait vers les niveaux inférieurs. À droite un autre montait. Le trône était légèrement décalé. Une enfant à la fourrure blanche s’amusait à sauter sur le siège, puis en haut du dossier, puis de nouveau sur le siège, puis au sol. Elle enchaînait les bonds sans faiblir, avec vivacité et un sens de l’équilibre remarquable. Hélas, partout dans la salle une sombre faune lui volait la vedette: serpents, chats, insectes, grosses araignées, rats, rapaces, renards, chiens, trois loups, deux singes et un sanglier. « Je vous présente ma sœur, la troisième princesse de ces bois. Père lui a provisoirement attribué le nom d’Increvable. Je vous laisse juge… Tous ces gens autour sont des alliés de Sire Présence. Comme celui-ci n’est pas descendu, j’en déduis qu’il vous recevra dans ses appartements…» Mais la cour ne l’entendait pas ainsi. On murmurait :

  « Qui est-elle ? » « Que vient-elle faire ici ? » « Serions-nous tenus à l’écart des décisions ? » « Je veux assister à l’entretient ! » « Présence aurait tord de se passer de nos conseils… » « On la mange avant ou après ? » « Hé, sorcière ! Tu t’cherches un nouveau familier ? »

D’un grognement sourd l’ours imposa le silence : « Vous jacassez à tord et à travers ! Qui pourrait mener une discussion sérieuse au milieu de pareil vacarme ? Laissez passer.

_ Qu’elle nous dise d’abord qui elle est et d’où elle vient ! » Couina un rat.

« J’espère que vous sauriez tous garder un secret », répliqua Libérée, « je vous sens très imbus de vous-mêmes et très sûrs de vous, mais l’armée ennemie est à vos portes. Capturerait-t-elle l’un de vous ? Il livrerait ce qu’il sait. A la place des chevaliers d’ombre, j’aurais depuis longtemps introduit des espions au château. Oh, je ne veux pas semer le doute dans vos esprits. Toutefois, j’ai ouï dire que la coalition qui vous attaque bénéficiait de l’aide d’un puissant sorcier du Garinapiyan. L’un de vous a peut-être servi un tel personnage ? Alors il sait que cela risque de faire la différence. Je pense être de force équivalente. Me laisserez-vous parler à Présence, ou dois-je repartir d’ici avec la certitude que votre cause est perdue ? Oui, perdue ! Quelle que soit votre valeur individuelle, les soldats coalisés en auront raison car ils agissent de concert, sous les ordres d’un chef unique, qui n’ébruite pas ses plans. 

_ Bien parlé ! » Trancha l’ours. Il désigna un scarabée et un loup. « Vous venez avec nous. Tâchez de tenir vos langues. Même toi, l’insecte, ne crois pas que tu m’échapperais si tu nous trahissais, car je parle à tous les êtres de la forêt. C’est que n’ayant eu besoin d’accroître ma force, du temps où j’étais familier, j’eus le loisir de développer d’autres talents plus subtils.»

Libérée s’avança donc vers l’escalier ascendant, un peu à droite du trône. La princesse Increvable avait interrompu son jeu. Elle avait de longs cheveux blancs en désordre et pour tout vêtement une tunique bleue nuit descendant à mi-cuisse. Elle se tenait crânement debout sur le siège du trône, un pied nu posé sur un accoudoir. On devinait des griffes rétractiles, et peut être bien des coussinets sous les petons. Increvable toisa Libérée : « Seriez-vous Refuse ? Père nous en a parlé. C’était une face de nuit !»

« Non, je ne suis pas cette personne, petite. Méfie-toi de ce que tes questions pourraient révéler. Ton père serait en affaire avec une autre sorcière ?

_ Heu, je ne sais pas », répondit Increvable sur la défensive. Libérée la gratifia d’un magnifique sourire, rouge, un brin carnassier. On monta les larges marches. « Elles ont été conçues pour que l’ours puisse les gravir », pensa la sorcière. Ils arrivèrent d’abord dans une sorte de salon, pourvu d’une large cuisine. Libérée compta cinq portes. Deux étaient ouvertes et trois fermées. Un homme et une femme faisaient du rangement parmi les fauteuils et les canapés dépareillés. Le sol était jonché de tapis usés. Un nouvel enfant jaillit de derrière une malle, roux et blanc de poil, les yeux jaunes, la tunique rouge, fendue à l’arrière : une queue dépassait. Il avait sorti les griffes.

  « Qui va là ? » S’exclama-t-il. « Vous n’êtes point notre mère ! Dame, je vous préviens. Si vous engendrez une nouvelle couvée, je les saignerai tous !

_ Je ne suis pas venue dans ce but, jeune fauve. Cela dit, ne vous avisez jamais à toucher à mes enfants. Je saurais les défendre. Avez-vous déjà occis beaucoup de demi-frères ?

_ Certes non ! Mais je m’y tiens près !

_ D’où tenez vous semblable suspicion ?

_ J’ai lu, Madame, des contes ! La forêt est un grand terrain de chasse. Je ne veux point que d’autres viennent chaparder mon gibier.

_ Vous avez lu… Présence a donc veillé à votre éducation. Il a prévu des livres ! Vous êtes impulsif, mais je vous reconnais une certaine précocité.

_ J’ai l’esprit vif ! Je ne manque jamais ma cible !

_ Vous êtes le troisième des enfants de Présence que je découvre, après Bienentendu que voici et votre sœur Increvable.

_ Vous ne m’avez pas dit votre nom, alors je ne vous dirai pas le mien !

_ A votre aise. Combien êtes-vous ?

_ Cinq », répondit Bienentendu, « les noirauds ne sont pas là. Ma sœur Inaudible est sortie. Mon frère Presqu’humain vit chez notre mère, dans le sud. »

Ils montèrent encore un étage, faiblement éclairé par une poudre luminescente couvrant les murs et le plafond.

  Ils arrivèrent devant une porte de taille humaine, percée d’une ouverture carrée de vingt centimètres de côté, au niveau du sol. L’enfant parla : « C’est Bienentendu, Père. Je suis en compagnie de Borane, du scarabée Kouirazen, du loup Senignir et d’une sorcière humaine, une étrangère qui voudrait te parler. » Libérée perçut une sorte de miaulement articulé. L’enfant répondit : « Oui, c’est une face de nuit, mais ce n’est point cette Refuse dont tu nous as parlé.

_ Qu’ils entrent ! » Bienentendu se baissa pour passer la main à travers la chatière. On entendit des clochettes tintinnabuler. Il se redressa avec une clé en main, qu’il introduisit dans la serrure. Le verrou cliqueta. L’enfant s’arc-bouta pour pivoter le panneau lourd.

  « Borane, si la sorcière fait mine de lancer un sortilège, tue la ». Lança   une voix mâle depuis les ténèbres. « C’est bien ainsi que je voyais les choses, » commenta l’ours. Libérée était sous révélation, un sort très utile pour repérer ce qui était caché ou enchanté. On se lançait ce charme préventivement, avant une rencontre ou une exploration périlleuse. Présentement, il restituait le contour des êtres et des objets. Sans quoi la magicienne n’aurait vu que des formes noires indistinctes se détachant sur un fond sombre constellé de minuscules scintillements verts. Sa vision magique l’informait d’une grande pièce. Le haut plafond était soutenu par des colonnes en forme d’arbres morts, avec branches et racines noueuses. Certaines étaient disposées en cercle, reprenant l’ordre des étages inférieurs, d’autres semblaient dispersées au hasard. Le sol imitait un relief naturel, avec ses creux et ses bosses.     Au milieu se trouvait une sorte de lit rond, large de trois mètres. Çà et là quelques souches pouvaient faire office de chaises ou de tables, mais de tels meubles n’étaient pas absents, quoique leur disposition n’obéît à aucune logique évidente. Les fauteuils étaient agrémentés de coussins. Mais ceux-ci pouvaient également joncher le sol, ou être posés en hauteur à la naissance des branches. A côté de la couche se dressait un tronc coupé horizontalement à un mètre cinquante, surmonté d’un épais coussin. Un chat noir aux yeux verts s’y tenait assis, dans la pose classique et sculpturale lui conférant le plus de majesté. Libérée l’avait déjà rencontré une première fois, dix ans plus tôt, dans la Mégapole Souterraine. A cette époque Libérée s’appelait Abomination, car son corps servait de prison à une dangereuse entité, une horreur de la Terre des Vents. La sorcière souhaitait enfanter, mais se l’interdisait de peur de transmettre sa charge à sa descendance. Un jour une jeune magicienne originaire des Contrées Douces avait croisé sa route. Elle s’appelait Refuse. Présence l’accompagnait. En échange d’un sortilège, et par une bonne dose de chantage affectif, Abomination obtint que Refuse consentît à porter l’Horreur à sa place. Contre toute attente, le chat l’avait aidée. Les anciens complices se dévisagèrent.

  « Abomination, si mes souvenirs sont exacts ?

_ Non, Libérée. Vous étiez là quand j’ai changé de nom.

_ Je préfère Abomination. Cela vous allait si bien ! Vous aviez là un atout majeur pour vous distinguer du tout venant.

_ Mais j’avais d’autres priorités. Pas si différentes des vôtres, à en juger par le travail accompli : vous avez de beaux enfants, très différents. Quel âge ont-ils ?

_ Neuf ans, bientôt dix.

_ Ils sont nés en même temps ?

_ Une couvée…

_ Mais, si j’ai bien compris, la mère est humaine…

_ Si le sujet vous intéresse, sachez qu’il se vend sur les marchés du N’Namkor, toutes sortes de poudres magiques, dont celle qui provoque chez vos semblables des ovulations multiples. J’en ai versé la dose appropriée dans la coupe de mon empoisonneuse préférée, la jolie Iméritia. Ce soir là, je la pris huit fois. J’étais sous forme humaine, bien entendu.

_ Misère ! Elle a accepté cela ?

_ Ce fut une nuit mémorable. Bien des femmes l’envieraient. Mais trêve de badinage,  évidemment vous parlez des chatons : non, je lui réservais la surprise. C’est mon côté plaisant. Je lui épargnais ainsi d’inutiles appréhensions. Quand son ventre s’arrondit, je la fis mettre en lieu sûr, loin de ses potions, onguents, et autres assaisonnements virulents, craignant qu’elle eût en réserve les moyens de déclencher une fausse couche. Au huitième mois, je pris la décision de faire naître mes chatons prématurés, par césarienne.

_ Monstrueux.

_ Point du tout. Je craignais qu’un accouchement ordinaire tuât la mère. Je lui révélais qu’il y avait foule dans ses entrailles. Elle réclama ses antidouleurs, et me conseilla sur la marche à suivre, car elle avait une certaine expérience de ces choses. Iméritia fit tout son possible pour rester en vie. Je l’avais bien choisie, ne trouvez-vous pas ? Je procédais avec l’adresse qui me caractérise, et je sortis de son ventre six enfants chatons. Nous en perdîmes un au bout de trois semaines. Les autres se portent bien. La maman ne veut plus me voir, mais comme elle demeure politiquement mon alliée, ce n’est pas très grave. Grâce à elle, il me fut plus facile de rassembler des humains sous ma bannière. Votre curiosité est-elle satisfaite ?

_ Oui, amplement. Permettez moi d’en venir au sujet qui motive notre rencontre d’aujourd’hui.

_ Faites.

_ Pensez-vous gagner la guerre contre les chevaliers d’ombre ?

_ Évidemment.

_ Ne craignez-vous pas Émibissiâm ? Il pourrait faire pencher la balance. Lourijami est sans doute très compétent en période de paix, mais son handicape le rend presque inutile sur le champ de bataille. J’estime que vos prédateurs de la nuit seront contrebalancés par les guerriers sorciers et leurs montures. De sorte que si vous souhaitiez une aide, je serais toute disposée à vous l’apporter.

_ En échange de quoi ?

_ Un échange d’ambassadeurs entre la Forêt Mysnalienne et la Mégapole Souterraine. Une coopération entre nos deux pays.

_ Quel est votre intérêt ?

_ Nos territoires ont une frontière commune. Les peuples de la Mer Intérieure tireront avantages à se rapprocher de nous plutôt qu’à rêver du  Garinapiyan, trop lointain. En outre, la Forêt Mysnalienne recèle des secrets que nous pourrions étudier ensemble.

_ Ainsi, vous convoitez nos sources magiques.

_ Ma proposition vous intéresse-t-elle ?

_ Qu’est-ce qui prouve que vous parlez bien au nom de la Mégapole Souterraine ? Nous y fîmes connaissance, c’est entendu, mais j’aimerais une preuve plus officielle confirmant votre statut.

_ Mais certainement. Un instant s’il vous plait. »

Libérée leva la jambe gauche. Sa main tira de la botte un papier plié. Elle montra le sceau du Süersvoken imprimé dans la cire, et tendit la lettre à Bienentendu, afin qu’il la lût ou qu’il l’ouvrît devant son père. Mais Présence réagit immédiatement :

« Halte madame ! Confiez plutôt ce document à Senignir.

_ Sire, je n’ai point de mains », objecta le loup d’ombre.

« La sorcière en a. Elle décachettera. Vous lirez. »

  Libérée brisa le sceau. Senignir lut à voix haute, pour l’assemblée et pour le scarabée qui n’y voyait rien. Le document établissait la sorcière comme représentante plénipotentiaire de la Mégapole Souterraine, héritière du Süersvoken. Il était cosigné par le Conseil des Dirigeants et par le Haut Mage de Survie. Présence n’avait cessé d’observer le loup avec une attention presque gênante. Les yeux mi-clos, prêt à bondir, il s’attendait manifestement à quelque ruse. Ses féaux ne comprenaient pas ce qui se jouait.  « Kouirazen, mon cher, vous me seriez agréable, si vous saisissiez ce plis entre vos mandibules et me le portiez. Fiez-vous à la lueur de mes yeux. A mon tour, je le lirai. Ensuite vous pourrez le rendre à sa propriétaire.» L’insecte obéit. On l’entendit décoller, mais il partit un peu trop sur la gauche. « Par ici », dit le chat d’un ton las. Kouirazen rectifia la trajectoire. « Là, vous y êtes. Restez en mode stationnaire, s’il vous plait. » Présence lut la lettre sans y toucher. Le scarabée repartit en vrombissant vers Libérée.

  « Suis-je maintenant assez légitime à vos yeux, Sire Présence ?

_ Oui. Irez-vous voir Iméritia ?

_ Peut-être. Ce serait plus utile si vous gagniez la bataille.

_ Que savez-vous des pouvoirs d’Émibissiâm ?

_ Vous répondre serait déjà vous aider. Sommes-nous en affaires ?

_ Hum… Parlez moi de vous. Quels sortilèges maîtrisez-vous qui pourraient nous avantager ?

_ Je puis observer vos adversaires à distance.

_ Mes rapaces font cela très bien aussi.

_ Je connais la composition de chaque armée. La votre rassemble des prédateurs de la nuit, quelques centaines de paysans et de pêcheurs mal équipés, et plusieurs compagnies d’archers bien entraînées mais manquant d’expérience. En face, nous avons une cinquantaine de  chevaliers, dont quarante sorciers avec leurs familiers, six cents fantassins lourds, et un millier de paysans et de pêcheurs mal équipés. A cela s’ajoute Émibissiam. Vous devrez sortir du couvert des arbres, sans quoi les chevaliers d’ombre s’empareront des villages humains. Iméritia basculera dans leur camp. Hors des bois, vous serez très vulnérables. Votre roublardise vous sert bien, Présence, mais n’avez-vous jamais commandé une armée ? Bien que le Garinapiyan n’ait pas envoyé beaucoup de soldats, vous devriez les craindre, car ils seront dans leur élément. Ce sont des professionnels, qui se sont préparés pendant des années. Depuis dix ans Émibissiâm coopère avec eux. J’ai donc prévu des contre sorts, et de quoi dissimuler vos troupes en terrain découvert. Au fait, quel usage comptiez vous faire des conscrits des villages ? Je suis persuadée que vos ennemis peuvent gagner uniquement avec les soldats réguliers. De part et d’autre, les paysans sont surtout là pour légitimer chaque camp. Je puis vous aider à en faire un usage efficace. Il vous faudra un soutient moral…

_ Vous sous-estimez les prédateurs de la nuit et les compagnies d’archers.

_ Que vous inspirent les familiers des chevaliers ?

_ Ce ne sont que de sympathiques herbivores », intervint Senignir.

« J’aurais plutôt dit de redoutables destriers, sachant parler, habitués à agir en groupe, et n’ayant pas moins de pouvoirs spéciaux que vous. Comment se passe votre campagne de harcèlements nocturnes ?

_ Moins bien que prévu. » Admit Présence.

« Acceptez-vous mon aide ?

_ Si je la rejette, prendrez-vous fait et cause pour mes ennemis ?

_ Non.

_ Alors, libre à vous de nous aider, mais je ne signerai aucun engagement formel avec la Mégapole Souterraine. Je pense pouvoir gagner avec mes propres forces. Cette entrevue est terminée. Borane, raccompagnez Dame Libérée à la sortie du château.»

  Bienentendu resta près de son père. Les prédateurs de la nuit repartirent avec la sorcière. « C’est non, nous ne seront pas alliés », annoncèrent le loup et le scarabée à la foule des animaux d’ombre. « On peut la manger alors ? » Demanda un mâtin. « Je ne crois pas. Ce n’est pas ainsi que j’ai compris la situation », répondit le scarabée. « Cette humaine est autorisée à sortir vivante du château », précisa le loup. « Mais après ? Une fois dehors ? » Insista le chien. « Il m’a semblait que Sire Présence ne souhaitait pas se mettre à dos la Mégapole Souterraine. Il estime simplement qu’il est de notre intérêt de gagner sans son aide. Laissez la sorcière tranquille. » Conclut Kouirazen. L’ours se pencha vers Libérée. Il lui murmura dans le creux de l’oreille :

« A propos, je puis vous conduire au rez-de-chaussée, ou vous ramener à la tour de Lourijami. J’imagine que vous n’êtes pas venue par voie de terre…

_ Perspicace de votre part, Borane. Conduisez moi à la passerelle. L’ordre de m’écrabouiller si je lançais le moindre sort est-il toujours valable ?

_ Non, je ne crois pas. Mais si vous me preniez pour cible, disons que je me passerais d’ordre », répondit l’ours en montrant ses dents.

Il poussa la porte donnant sur l’extérieur.

Libérée allongea le pas, heureuse d’être de nouveau à l’air libre. Soudain, elle se retourna vers Borane : « Le mage qui vous a donné la parole devait avoir un certain courage. Ce n’est pas tous les jours qu’on prend un ours comme familier.

_ Il aimait qu’on le crût important. Je le trouvais vaniteux. Il m’avait choisi quand j’étais petit ourson. Puis, en grandissant, je fis forte impression. Je contribuais à intimider ses rivaux. Toutefois mon grand corps exigeant de grandes quantités de nourriture, je lui coûtais très cher. Afin de préserver ses finances, il s’installa dans la forêt. J’y trouvais seul ma pitance, de sorte que lorsqu’il mourut je vivais déjà comme un prédateur de la nuit depuis longtemps. Je ne vous dirai pas son nom. 

_ Merci pour les explications. Mais dites-moi, comment Présence vous a-t-il convaincus de la justesse de ses vues ?

_ Moi, personnellement ?

_ Oui, et puis tous les autres. »

  L’ours soupira. « Il est vrai », dit-il, « que nous avons tous un problème avec l’humanité. Vous pouvez considérer ce château comme une maison de fous. Songez que nous étions des animaux, parfois adultes, et que soudain une autre forme de conscience nous est venue, une autre intelligence, avec le langage, et avec les idées véhiculées par ce langage. Des idées humaines ! Moi, je m’en sors bien : mon maître m’a ˮéveilléˮ tout bébé. Et puis, je suis un mammifère, cela compte. Pour les serpents, le passage est plus dur. Pour les araignées, je ne vous dis pas ! Alors, il y ceux qui sont séduits par l’idée de construire une société de prédateurs de la nuit… Il y a ceux, les félins, qui se voient en caste régnante. Il y a ceux qui veulent régler leurs comptes avec l’humanité. Il y a ceux qui veulent mourir. On trouve aussi des esprits curieux qui ont vu l’éclair de démence dans les yeux du chef, et qui veulent savoir où cela les mènera. Certains pensent que Présence est de nous tous le plus proche de l’humanité, car il a connu plusieurs maîtres, et que ses ambitions sont devenues humaines avec le temps. Or les mêmes s’accordent pour dire qu’il a su rester très chat, très ˮnaturelˮ. L’intelligence est une folie, mais aucun prédateur de la nuit ne peut revenir en arrière. Kouirazen voulait vivre comme un scarabée, et ne plus se poser de question. Pas de chance pour lui : il est obsédé par le calcul mental ! Quand il ne chasse pas, il fait des additions, des soustractions, des multiplications, comme ça, pour rien ! Moi, je protège Présence et sa famille. J’essaie de comprendre comment fonctionne son esprit.

_ Vous le croyez cinglé ?

_ Oui et non. Oui, puisqu’il est intelligent. Non, puisqu’il est si humain. Il a peut être passé un cap, je veux dire en adoptant une forme humaine, en éprouvant du désir pour une femme humaine, en lui faisant des enfants. Vous les avez vus. Ils sont fascinants, n’est-ce pas ?

_ Je…

_ Pourtant, il aurait pu s’accoupler avec une chatte éveillée. Au contraire de moi, qui ne trouvera jamais une ourse à ma convenance. Je suis trop rare, unique de mon espèce à connaître les mots !

_ Je crois savoir que les unions entre familiers ne transmettent pas l’aptitude au langage. Elle se crée uniquement par le lien magique avec le mage. Elle subsiste après la mort de ce dernier, mais ne passe pas à la descendance. Présence a trouvé un moyen de contourner la difficulté.

_ Au fait, vous n’avez point de familier ?

_ Si. Il s’occupe de la maison. C’est moi qui fourrage au dehors.

_ Ah-ah ! Amusant.

_ Au revoir Borane. Votre objet d’étude est passionnant. J’espère que nous pourrons en reparler un de ces jours.

_ Au revoir sorcière. Je suis curieux d’assister à votre départ.»

  Il observa une aura noire s’étendre jusqu’à englober Libérée, puis se contracter jusqu’à disparaître, en une seconde.

  « Du transfert instantané », commenta l’ours noir pour lui-même, « puissante sorcière. »

La salle du sang.

  Dans l’antre de Présence, Bienentendu questionnait son père. « Si celle-ci n’était point Refuse des Patients, comment reconnaître ai-je la magicienne de vos souvenirs?

_ Refuse est plus petite. Bleue était la lueur naissant dans ses yeux. Elle manie un long bâton, un peu plus grand qu’elle, qui lui sert à frapper ses ennemis. Ses cheveux sont coupés au niveau des épaules, alors que Libérée les a plus courts. La sorcière de la Mégapole Souterraine a plus d’assurance. Elle joue de sa séduction, contrairement à Refuse qui jamais ne porta de robe fendue au décolleté plongeant. Enfin Libérée connaît probablement davantage de sortilèges, et en maîtrise des plus puissants, simplement parce qu’elle est plus âgée. Mais pourquoi t’en soucier ? Je doute que tu croises un jour la route de Refuse. En revanche la sorcière au sourire rouge, nous risquons de la revoir.

_ Je voudrais moi aussi apprendre des sorts. À Bonnes-Caves, chez maman, j’ai entendu une petite servante qui parlait à un garçon. Ils ne m’ont pas vu.»

Du haut de son piédestal, Présence se pencha vers son fils :

« Que disait-elle ?

_ Qu’elle avait appris à lire certains mots d’une sorcière qui était passée au village, au prétexte d’y vendre des robes et des bas. Elle disait qu’un jour la sorcière reviendrait la chercher. Elle l’emmènerait dans sa maison pour lui apprendre la magie. Le garçon voulait venir aussi, mais l’offre ne s’adressait qu’aux filles pauvres.

_ Ah bon ? Comme ça, pour rien ?

_ Oui.

_ Trop beau pour être vrai, si tu veux mon avis. Parfois, Sijesuis instruisait les enfants des Patients, sans distinction de sexe ou de fortune. C’est ainsi qu’il remarqua Refuse. Mais les mentalités de la Mer Intérieure sont à l’opposé d’un tel altruisme. La petite servante risque une terrible désillusion. En ce monde il faut être le prédateur, non la proie.

_ Bien entendu. Pourtant si les magiciennes réservent leur savoir aux filles de paysans, comment pourrais-je apprendre leurs secrets ?

_ Nous avons tout d’abord une bataille à gagner. Ensuite, il faudra que j’enquête sur cette prétendue sorcière. Si ce que tu me dis trouve confirmation, j’aimerais beaucoup m’entretenir avec elle, savoir qui elle est, quels sont ses plans, et c… En attendant, rassure-toi, les magiciens sont coutumiers de bien des excentricités, mais ils sont assez nombreux. Je suis sûr que le moment venu l’un d’eux acceptera de te prendre en apprentissage. J’avais pensé que Lourijami…

_ Non, c’est un supplice ! Il est trop lent dans tout ce qu’il fait… Je ne sais pas comment Pensée s’en accommode !

_ L’apprentie possède l’abnégation nécessaire. Tu devrais prendre exemple.

_ Avoue qu’il t’énerve aussi !

_ J’admets que notre vivacité naturelle s’accorde mal avec ses phrases interminables. Toutefois Lourijami a ses bons côtés. Il est compétent, expert, sait rester à sa place, ne refuse jamais ce que je lui demande. En outre, rares sont les humains à accepter de vivre entourés de prédateurs de la nuit. Cela vaut aussi pour Pensée. Fait-en une amie, si ce n’est déjà le cas.

_ Je préfère jouer avec mes frères et sœurs. Et puis, savez-vous, elle est vraiment bizarre !

_ Sans blague ! Quelqu’un de bizarre logerait dans mon château ?» Présence marqua une pause : « Au vrai, tu as raison mon fils. Pensée est bien la personne la plus étrange de ces lieux. Maintenant, pardonne moi, je dois prendre des nouvelles de mes éclaireurs. Libre à toi de me suivre ou d’aller jouer. »

  Présence sauta au bas de son support. Puis, il se faufila jusqu’à une colonne arborescente, dont le tronc présentait des rugosités, des encoches, de faux champignons, et des branches placées exprès pour faciliter l’escalade. Le chat bondit de l’un à l’autre  jusqu’à atteindre une ouverture dans le plafond. Au dessus, sous la toiture conique un couple de faucons l’attendait. Les prédateurs se saluèrent. Présence écouta les nouvelles. Les chevaliers du Garinapiyan étaient entrés sur son territoire. Ils avaient demandé aux villages liés à la Forêt de changer de camp. Quelques uns avaient accepté. Les autres attendaient la réaction de Présence. Celui-ci remercia les oiseaux. Puis il se rendit dans la salle du trône, Bienentendu sur les talons. Il profita qu’Increvable était vautrée sur le siège pour lui demander de se redresser. Il s’installa entre les cuisses de sa fille, face à la salle. L’enfant s’appliqua à ne pas bouger. Il eut tout de suite l’attention de la faune.

  « En ce jour, nous partons à la guerre. Elle était inévitable. J’ai pris des dispositions depuis longtemps. Il s’agit maintenant de réaliser nos plans, en nous adaptant aux ruses de l’ennemi. Les rats, les araignées et le singe défendront le château. Les félins, les loups, et les renards me suivront sur le champ de bataille. Les oiseaux et tout ce qui volent assureront les communications et la surveillance. Les chiens veilleront sur Lourijami, tandis que Borane protègera mes enfants. Bienentendu, va dire au sorcier de nous rejoindre en bas. » Le garçon s’inclina et courut porter son message.  « Inaudible est-elle rentrée ? » Personne n’en savait rien. « Kouirazen, cherchez la, s’il vous plait. Au besoin faites vous aider d’Aïkolzourar, notre sanglier. Et maintenant que mes compagnons d’armes me  suivent dans la Salle du Sang ! »

  Les animaux désignés empruntèrent l’escalier descendant vers les souterrains du donjon. Ceux-ci comportaient plusieurs niveaux. Le premier servait de réserve de nourriture et d’eau. Le suivant correspondait aux cachots. Présence s’arrêta devant un gros chien noir, qui tenait compagnie à un homme enchaîné au mur, assis par terre à côté d’une porte verrouillée, et d’une lampe à huile. Le molosse dissimulait partiellement un renfoncement sombre encombré d’objets indistincts. Le chat donna un ordre bref. Le chien hocha la tête. Après quoi il mordit une jambe du captif. Ignorant les plaintes de sa victime, le chien lapa  la plaie ouverte. Puis dans la pénombre, il se dressa sur deux jambes. Sa silhouette massive étant maintenant celle d’un homme nu et corpulent, à la peau charbonneuse. Le bourreau tira de l’obscurité un cageot de bois rempli de petits bols et de flacons de verre. Il contenait aussi une clé, un fouet, et un couteau effilé. Il ouvrit la porte des geôles avec la clé, empoigna le fouet, et le fit claquer en passant le seuil. On entendit gémir. Il aboya une série d’ordres, puis alla chercher sa lame et les récipients.

  Les prédateurs de la nuit descendirent dans la Salle du Sang. Celle-ci imitait une grotte ronde aux murs bosselés, surmontée d’une coupole. Les parois étaient de pierre rouge striée. Les sillons, longs et profonds, dessinaient du sol au plafond des arabesques tourmentées. Aucune surface n’était épargnée, ni le banc qui faisait le tour de la pièce, ni le bassin à degrés qui se trouvait au centre. La lumière venait de nervures rayonnant depuis la clé de voûte.  Cette partie du château était antérieure aux constructions ordonnées par Présence. On supposait qu’elle avait servi de salle d’eau. Désormais les nouveaux maîtres y venaient pour boire du sang humain, et se livrer à des orgies. Pendant la période ayant suivie l’édification, il n’était pas rare qu’ils y dévorassent leurs prisonniers. Jusqu’à ce qu’on s’avisât que les humains fussent conscients des disparitions, et qu’ils devinssent très soupçonneux, voire ouvertement hostiles. Dès lors on ne préleva que le strict nécessaire. Présence limita le cheptel aux ˮvoleursˮ et aux ˮcriminelsˮ. Il s’agissait de prendre forme humaine, et de la garder juste assez longtemps pour ce que l’on avait à faire. S’il était besoin de se vêtir, ou de s’armer, on passait dans des salles latérales, par des couloirs partant de biais. Là, on avait entreposé un butin conséquent résultant de raids perpétrés au détriment des comptoirs du N’Namkor, loin dans le sud.

  Les prédateurs attendirent sur le banc de pierre, que le bourreau ait achevé sa collecte. Son imposante silhouette se dessina enfin dans l’encadrement de l’entrée. Sans un bruit il alla déposer précautionneusement le cageot dans le bassin vide. Puis il porta à chacun un bol ou un flacon de sang frais. Les uns après les autres les animaux se changèrent en hommes ou en femmes. Parfois, ils prenaient les traits du donneur. Mais nombreux étaient ceux ayant conservé la mémoire d’une incarnation préférée. Dans ce cas, la transformation avait lieu en deux temps, d’abord l’ébauche facilitée par le sang, puis la personnalisation. Présence appréciait depuis des lustres le corps souple d’un bel éphèbe des cités baroques. C’est sous cette apparence qu’il avait séduit Iméritia. D’ailleurs la métamorphose amplifiait les désirs charnels des prédateurs de la nuit. Beaucoup autour de Présence étaient prêts à donner libre cours à leurs pulsions. Leur chef les rappela à l’ordre : « Gardez votre énergie pour le combat. » Il alla s’habiller. La tenue de ville n’était pas la plus adaptée. Il enfila cependant une paire de collants verts et de hautes bottes de cavalier en cuir noir. Ensuite il revêtit une tunique de peau très souple et douce au toucher. Mais il ne prit ni sa rapière, ni sa main gauche, car il avait convenu d’autre chose avec Lourijami. Quand il revint dans la Salle du Sang suivi de ses compagnons, le magicien achevait un sortilège : épées, lances, dagues, arcs et flèches, boucliers et cuirasses, jambières et brassières se matérialisèrent soudain devant eux. Il y avait non seulement de quoi équiper vingt personnes, mais également des selles, des étriers, et des brides pour autant de chevaux. « Merci Lourijami. Nous aurons besoin de toute ta puissance aujourd’hui ! Souhaitons nous bonne chance.

_ Bonne chance… »

  Il y avait des écuries au château, tenues par des palefreniers humains. Ceux-ci logeaient avec les artisans dans une tour qui leur était réservée.  Les chevaux n’avaient rien de magique. S’ils étaient heureux à chaque fois qu’on les sortait, certains percevaient la nature carnassière de leurs cavaliers, et cela les rendait nerveux. On sella les bêtes. Les chevaliers de la Forêt Mysnalienne les montèrent. Présence prononça un mot  qui provoqua l’ouverture des portes de l’enceinte. L’escouade se mit en branle. Les prédateurs de la nuit connaissaient bien les dangers des bois enchantés. Présence les mena par un itinéraire évitant les champignons soporifiques, les aires ensorcelées, et certaines ruines hantées d’ombres folles. En l’absence de route déblayée le voyage jusqu’à la lisière aurait du prendre au moins deux jours. Toutefois Lourijami avait découvert des raccourcis magiques. Présence engagea la horde de ses guerriers entre deux arbres immenses aux branchages inextricables. Ils galopèrent sous une voûte végétale, bordée de tronc majestueux. Sous les feuillages denses dérivaient des globes luminescents, juste assez brillants pour guider les voyageurs. En seulement deux heures les cavaliers rejoignirent les compagnies d’archers campant à l’orée, flanquées de deux cents fantassins lourds.

Épées et sorcellerie.

  Depuis sa tour Lourijami observait le champ de bataille à l’aide d’une vision de sorcier, une extension de son regard qu’il pouvait déplacer à sa convenance. Il avait adopté une vue plongeante englobant les troupes ennemies et la lisière de la Forêt Mysnalienne. Lourijami était assis sur son fauteuil, paupières closes. Ses mains fines reposaient sur les accoudoirs. Son habit violet frangé de rouge faisait des plis anguleux.  Deux grands chiens noirs allaient et venaient dans la pièce. La petite apprentie avait placé devant lui une sorte de colonne de bois sculpté enfilant sur une tige plusieurs sphères, disques  et cubes de largeurs différentes, surmontées d’un pentagone saillant à la façon d’un emporte pièce. La colonne reposait sur cinq pieds. Le familier ophidien était enroulé sur le rebord de la fenêtre. A droite du sorcier, Pensée portait une jolie boîte blanche ornée d’oiseaux multicolores et de motifs végétaux décoratifs. Une courroie fixée sur les côtés était passée derrière le cou de la fillette. Elle aurait donc les mains libres. L’intérieur du coffret se divisait en petits logements dans lesquels on avait rangé des fioles de cristal aux bouchons colorés, chacune un peu différente de sa voisine. Quand l’apprentie fermait les yeux, elle voyait la même chose que le maître. Celui-ci avait fait de longs préparatifs. Il comptait mettre Émibissiâm en échec grâce à la source magique souterraine sur laquelle le château avait poussé. Pour l’heure, il n’avait pas encore repéré son rival. En revanche sa familière avait fait une apparition remarquée sur une sorte de disque volant. Lourijami ne savait pas trop quoi penser d’elle. Il ignorait sa puissance réelle, et conséquemment le rôle exact qu’elle jouerait. Pour le moment, il la considérait plutôt comme un leurre. Libérée était une autre cause d’incertitude. Heureusement, elle avait du sacrifier de précieux sortilèges pour effectuer son ambassade en toute sécurité. Ses moyens d’action en étaient réduits d’autant.

L’armée du nord se déploya d’est en ouest.  Lourijami observa sa disposition : d’abord les chevaliers d’ombre, puis la moitié des paysans en armes, puis le bataillon de Quai-Rouge, puis l’autre moitié des paysans, puis la compagnie de Sudramar. La familière juchée sur son disque effectuait des figures acrobatiques.

  Soudain Lourijami vit les troupes de Présence surgir de la Forêt, en désordre. Peu après, il vit de la fumée monter de la futaie depuis une ligne parallèle à la lisière, une dizaine de mètres à l’arrière. Le sorcier tenta d’estimer les pertes. Faibles. Il s’agissait simplement de forcer tout le monde à se montrer. La zone incendiée lui paraissait tout de même trop longue, comme si Émibissiam eût aussi bénéficié d’une source amplificatrice. Lourijami leva la main droite. Pensée s’empressa de lui donner la première fiole. Le sorcier se pencha sur la colonne de bois couronnée du pentagone, la main gauche prête à ôter le bouchon de cristal. Présence avait remis de l’ordre dans ses troupes, paysans devant, archers en deuxième ligne. Ceux-ci bandaient leurs arcs. Normalement les cibles visées se trouveraient au-delà de la portée utile du tir. Mais comme les armes de tir semblaient l’unique avantage de son camp il fallait accroître leur efficacité. Lourijami ouvrit la fiole. Un liquide transparent coula sur la colonne pendant que des mots jaillissaient du goulot. Huit cents flèches fusèrent en même temps, étincelantes. Elles montèrent très haut avant de retomber lourdement sur les fantassins de Quai-Rouge. Il y eut des pertes. Les quai-rougeois s’élancèrent au pas de charge sans attendre les ordres de Biratéliam, ou de Dove. En face, les archers encochèrent une deuxième salve. Cette fois l’efficacité du tir fut amoindrie par une violente bourrasque, soufflant par le dessous. Le familier de Lourijami vint saisir dans ses mâchoires la première fiole. Le sorcier désigna celle qui avait un capuchon vert. Quand il l’ouvrit les paroles de la formule résonnèrent à travers la pièce. Sur le terrain les quai-rougeois qui arrivaient au contact des premières lignes de Présence furent agrippés de vrilles épineuses jaillies de terre. Leur élan stoppé, ils furent harcelés de tous côtés. Cependant le vent magique continuait de les garder des projectiles, tandis que boucliers et cuirasses les protégeaient des armes d’hast. Espérant qu’Émibissiâm possèderait un moyen de libérer les vétérans, Dove fit avancer l’aile gauche des paysans. Effectivement les ronces ensorcelées disparurent. Les quai-rougeois poussèrent une clameur impressionnante, avant de se ruer en masse. Ils bousculèrent facilement leurs adversaires. Une partie des archers prirent pour cibles les paysans armés du nord, pendant que les compagnies du centre recevaient la charge des fantassins lourds. Elles auraient reculé si elles avaient pu, mais la forêt brûlait derrière. On dégaina des épées. Lourijami libéra un troisième sortilège. Les conséquences ne se firent pas attendre. Dix sphères ignées, tombant du ciel, explosèrent au milieu des quai-rougeois. Ce fut un carnage. Malgré tout les premières lignes de lanciers massacraient les archers en vis-à-vis. Dove commanda à ses hommes mal équipés de récupérer les armes des morts de Quai-Rouge. Menée par les chevaliers des Vallées la compagnie de Sudramar manœuvra pour prendre ses ennemis de biais, par l’ouest. On demanda aux combattants de s’espacer davantage pour limiter les dégâts si la pluie de feu se reproduisait. On ne pouvait savoir que Lourijami venait d’utiliser ses sortilèges les plus dangereux. Le mage de Présence invoqua une brume noire pour dissimuler les archers. Elle recouvrit également les derniers quai-rougeois, et globalement masqua le champ de bataille au sorcier. Cependant, Présence en tira partie à sa façon. En plus de sa garde rapprochée, il disposait d’une force d’élite constituée de  deux cents fantassins lourds aux lames empoisonnées, cadeau d’Iméritia.  Il ordonna à la moitié de se glisser dans les ténèbres. Bien peu de quai-rougeois en réchappèrent. 

  « Mettons fin à cette plaisanterie », pensa Biratéliam. Les chevaliers d’ombre chargèrent. La cinquième fiole de Lourijami, préparée dans cette éventualité, érigea un long mur noir en travers de leur élan. Les plus proches durent stopper net devant l’obstacle, mais les autres, loin de les imiter, sautèrent par dessus, dans un mouvement gracieux, d’une hauteur étrangère aux chevaux ordinaires. Ensuite une brèche apparut, dans laquelle les retardataires s’engouffrèrent. Émibissiâm faisait dans la sobriété. Biratéliam reprit sa charge. La vitesse de son destrier doubla, lui permettant de reprendre la tête de son escouade. Devant les cavaliers les rangs adverses se disloquèrent sans livrer combat. On lâchait son arme, on s’enfuyait. Les archers rescapés visèrent les chevaux. Les chevaliers d’ombre répliquèrent par des sortilèges : leurs cibles soit succombèrent à un sommeil magique, soit quittèrent le champ de bataille en hurlant de terreur, soit ne bougèrent plus. Lourijami répliqua par un sort d’annulation amplifiée, mais il ne put aider tout le monde. Et lorsque les bénéficiaires retrouvèrent leurs moyens, les chevaliers furent sur eux ! Présence entra enfin dans la mêlée avec sa garde rapprochée, complétée d’une centaine de fantassins et de grands loups noirs. Lourijami doubla leur nombre par une illusion, pour gagner du temps. Les sorciers combattants du Garinapiyan  gaspillèrent de précieux sortilèges sur des cibles inoffensives. Les prédateurs de la nuit engagèrent les chevaliers d’ombre sur leurs destriers.

  Dégoûtés les derniers quai-rougeois sortaient du brouillard noir. Ils tentèrent de reformer leurs rangs clairsemés, pendant que la compagnie de Sudramar prenait le relais. Coincés entre les fantassins lourds et la lisière en feu, beaucoup de conscrits du sud se rendirent.

  Les rapaces d’ombre vinrent appuyer Présence, sous leur forme géante. Lourijami abattit ses dernières cartes, mais ne disposant plus de magie amplifiée, il visa le chef. La foudre s’abattit sur Biratéliam, qui ne broncha pas. Le commandant prit une pose bravache : il s’était protégé par son art propre. Toutefois la bataille n’était pas encore gagnée. La compagnie de Sudramar affrontait un nombre égal de fantassins lourds dans une lutte à l’issue incertaine.

  L’armure de Biratéliam était maintenant couverte de sang, comme celle de Présence. Ce dernier combattait à pied, depuis qu’un destrier familier avait fracassé le crâne de sa propre monture, de plusieurs coups de sabot. Le seigneur de la Forêt Mysnalienne se servait de tout ce qui lui tombait sous la main. Il avait déjà changé deux fois de bouclier, brisé une épée, et une lance. Le tandem formé par un chevalier d’ombre et son cheval était vraiment redoutable. Présence compensait par des réflexes hors du commun, couplés à une adaptabilité hors norme. Il esquivait un maximum de coups, parait, contre-attaquait, débordait, surprenait, trouvait la faille et tranchait où il fallait. Un éclair lui révéla la position du chef ennemi. Une cinquantaine de mètres les séparaient. Présence voulut réduire la distance. Quelque chose de lourd le heurta dans le dos. L’armure résista, mais il fut projeté au sol. Il roula sur lui-même. La terre lui transmit les vibrations d’un galop. Présence se redressa en changeant l’axe de son corps. La boule garnie de pointes d’un fléau lui passa devant les yeux. Le chevalier d’ombre continua sa course, sans que Présence n’eût le temps de riposter. L’adversaire sur sa lancée bouscula un grand loup noir. Celui-ci, déjà aveuglé par une précédente blessure, projeta au jugé un souffle enflammé. Le chevalier esquiva puis lui brisa le crâne, et son destrier fit volte-face dans la foulée. Le fléau tourna au dessus du heaume. En signe de défi ? Non point, car la sphère métallique se détacha comme une bille de fronde. Présence se baissa de justesse en inclinant son bouclier. Le projectile ricocha. Pourtant, en écartant l’écu, le fantassin vit fondre sur lui une ombre imposante tenant une arme complète. Il se fendit pour trancher la jugulaire du cheval. Ce dernier fit une embardée sur la gauche, mais Présence se déporta également, parce qu’après avoir porté le coup mortel, il ne souhaitait pas mourir écrasé. De sorte que l’attaque toucha, mais de taille plutôt que d’estoc, et que Présence ne pût éviter la collision. Il se retrouva par terre à fouetter l’air de son épée. L’acier mordit une jambe arrière. Le cheval, en s’effondrant glissa sur trois mètres. Son cavalier se releva du désastre. Une nouvelle boule ensorcelée fusa vers Présence. Elle frappa son heaume. Le choc le sonna et faussa la visière. Présence mit un genou à terre et leva son bouclier. Les coups se mirent à pleuvoir. Il tenta d’arracher sa visière ; non trop compliqué ; il ôta son casque. Son adversaire acheva de démolir l’écu. Il était venu au contact pour finir sa besogne. Présence saisit son épée à deux mains. Il intercepta un coup de fléau et exécuta une torsion afin d’enrouler la chaîne autour de la lame. Le chevalier d’ombre frappa du bouclier, visant le visage noir de l’éphèbe. Mais celui-ci virevolta en trois appuis rapides, lâchant l’épée, mais empoignant sa miséricorde[1], il se plaça ainsi dans le dos de son ennemi dont il transperça l’aisselle du côté droit. Basculant le chevalier sur le dos, il l’eut achevé par l’œil, s’il n’avait ressenti une soudaine frayeur, remontant son épine dorsale. Biratéliam fondait sur lui, précédé d’une aura d’épouvante.

  Présence mobilisa toute sa volonté pour garder ses moyens. Ce n’était tout de même pas les Montagnes de la Terreur ! Mais un épais brouillard rouge sang, aussi salvateur qu’inattendu, le déroba à la vue de sa Némésis. Une voix féminine murmura à son oreille :

« Sauvez-vous, idiot ! Marchez vers la droite, je vous envoie un cheval ! 

_ Et si je préfère me battre ?

_ Vous n’avez plus de vision d’ensemble. Biratéliam va vous écraser. Vous êtes complètement isolé.

_ Je vais rallier mes troupes », répondit Présence en trouvant la monture promise.

_ Il ne vous reste plus que vos prédateurs de la nuit, bien diminués. Si vous ne rentrez pas au château immédiatement Émibissiâm s’en rendra maître !

_ Dois-je vous croire, Libérée ?

_ Évidemment ! Pourquoi vous mentirai-je ? Regardez-vous ! Vous n’avez plus d’épée, plus de heaume, plus d’écu !

_ Le capitaine des chevaliers d’ombre ne doit plus être très frais lui non plus.

_ Détrompez-vous, c’est un soldat, la guerre est son métier. Il ne fera de vous qu’une bouchée.

_ Jusque là, je m’étais bien débrouillé.

_ D’accord, j’enlève la brume rouge ?

_ J’entends crier…

_ Oui, votre adversaire demande à ses guerriers d’encercler la brume.

_ Ils ne sont pas assez nombreux.

_ Mais si. C’est une brume magique toute simple. Je n’ai pas de source spéciale pour amplifier mes œuvres, moi. »

  Présence jura. Il lança sa monture au galop en direction de l’est. Il passa de justesse entre deux chevaliers d’ombre, puis vira au sud. Mais d’une part son avance était très modeste, d’autre part ses poursuivants le rattrapèrent facilement. Ils allaient lui couper la route, lorsque apparut devant lui un grand cercle de lumière verte. « Continuez », dit la voix de Libérée. « Je sais ce que c’est ! » répliqua Présence. Il franchit la porte de Verlieu.

« Je n’ai pas pu sonner la retraite », se plaignit-il.

« Lourijami le fera pour vous, si vous avez convenu d’un signe.

_ En effet. »

Le cheval d’ombre semblait savoir ce qu’il avait à faire. Présence n’avait pas besoin de le diriger. Si bien qu’il fut saisi d’un doute.

« Libérée ?

_ Oui ?

_ C’est pratique votre petit sort. Mais au vrai, où êtes-vous ? Pas près de moi, je gage ?

_ Non, ce serait trop dangereux. Vous avez l’art de vous mettre dans des situations !

_ Je vous entends depuis le Verlieu quand même !

_ Ah-ah, cela vous intrigue ?

_ Oui, je me dis que ma fuite semble une opération bien montée.

_ Je vous le confirme. Nous-nous reverrons au château. Au galop, en terrain plat, vous en aurez pour quatre heures.»

Chapitre deux : Le Château Convoité.

Pousser l’avantage.

  « Quatre heures ? La situation est en train de m’échapper complètement », se dit Présence. « Libérée aurait-t-elle épuisé ses sortilèges de voyage, ou a-t-elle trouvé un moyen de me retirer de la partie le temps de conforter son emprise? »

  Au même moment Biratéliam s’adressait aux prisonniers sudistes : « Vous prêterez allégeance au Garinapiyan. Nous vous aiderons à reconstruire des villes, moins nombreuses que précédemment. Il y aura toujours un port, mais couplé à une cité refuge construite au-delà du rayon d’action du dragon. Les territoires seront administrés depuis ces villes, et les richesses y seront concentrées. Nous avons un siècle devant nous ! » Les prisonniers répondirent : « Va pour bâtir moins de villes, va pour rejoindre votre empire, mais ici la zone sûre est la Forêt Mysnalienne, et dans tout le quart nord-ouest de la Mer Intérieure la Nuit Éternelle occupe l’espace hors de danger. Nous ne voulons point nous soumettre au peuple de l’Amlen. On raconte les pires histoires à son sujet ! 

_ Nous n’aimons pas plus que vous les amleniens. Les nouvelles cités devront s’implanter au nord, à l’est et au sud. Il faudra donc vous déplacer. Profitez que vos biens soient modestes.

_ Le sud est le domaine de Dame Iméritia. Elle dirige depuis Bonnes Caves.

_ Je sais tout cela.

_ Elle a enfanté des enfants chats.

_ J’ai hâte de rencontrer cette Dame. Une délégation partira dans l’heure réclamer sa soumission. Si elle se montre loyale et compétente, je la maintiendrai à la tête de sa région. J’ai aussi bon espoir de contraindre Sire Présence, maintenant qu’il n’est plus une menace.» Les sudistes n’étaient pas entièrement convaincus, mais ils s’en tiraient à bon compte selon les meurs de la Mer Intérieure. Les quai-rougeois s’estimaient les grands perdants de cette affaire, car leur contingent avait fondu. Ils réclamaient des compensations.

Siloum apparut dans le champ de vision de Biratéliam. Cela ne pouvait être un hasard. Le capitaine des chevaliers se porta à sa rencontre. Elle déclara : « Mon maître va se rendre au château de Présence. Je viendrai avec lui. Il peut emmener également deux autres personnes, de préférence des chevaliers aguerris.

_ Dites lui que c’est trop risqué.

_ L’occasion est favorable. Elle ne se représentera pas de sitôt.

_ Que comptez-vous faire ? On ne s’empare pas d’un château avec quatre personnes.

_ Il s’agit de neutraliser le mage de Présence. Il vous a donné du fil à retordre. Le Sire de la Forêt ne peut plus dominer la Mer Intérieure, mais localement il pourrait encore vous harceler.

_ Mon lieutenant Oupanikaren est blessé… »

  Dove s’invita dans la conversation, en garinapiyanais : « Moi, je me porte bien. En outre Présence s’est rendu coupable de meurtres sur les personnes de soldats des Vallées affectés au fort de la frontière. C’était il y a dix ans. Mon devoir est de tout faire pour l’arrêter. Je suis volontaire. Un de mes hommes m’accompagnera.

_ Je maintiens mon opposition. Premièrement vos objectifs diffèrent complètement. Émibissiâm profite de l’absence de Présence, alors que vous supposez qu’il sera chez lui. Deuxièmement, je ne suis pas hostile à ce qu’il y ait un seigneur de la Forêt, quelqu’un avec qui traiter. Nous pourrions obtenir le droit de bâtir sur son territoire, de couper du bois, ou simplement de le traverser sans danger. Privés de leur Sire, je redoute que les bois deviennent un réservoir de prédateurs incontrôlés.

_ Vous protégez Présence désormais ?

_ Non : je souhaite que les prédateurs de la nuit aient un chef reconnu, respecté et obéi. Aujourd’hui, il s’appelle Présence. Voyez-vous un candidat à sa succession ?

_ Pourquoi pas le sorcier ?

_ Lourijami ou  Émibissiâm ?

_ Je pense à Lourijami.

_ Ce n’est pas un chef », intervint Siloume. « Il est sous la protection de Présence. Mon maître convoite les sources d’énergie du château, afin de s’affranchir du Pont Délicat.

_ On s’éloigne de Sudramar», commenta Dove.

« Mon maître est un mage indépendant. Il se sent capable de se hisser au niveau des plus grands, et de poser les fondations d’une nouvelle Maison, capable un jour de rivaliser avec le Château Noir, les Palais Superposés, les Sociétés du N’Namkor, ou l’Ordre des mages de Survie.

_ Comment se fera-t-il accepté des prédateurs de la nuit ? » Demanda Biratéliam.

« Mon maître a pensé que je pourrais remplir ce rôle, étant à la fois humaine et familière.

_ Les prédateurs de la nuit vous haïront si vous leur rappelez leur servitude ! 

_ Ils se soumettront ou périront. »

Dove se tourna vers Biratéliam : « apparemment Présence ne vous est plus indispensable. » Le chef des chevaliers d’ombre restait septique : « Ce sont de jolies hypothèses. Rien ne me semble évident dans les plans d’Émibissiâm, sinon sa soif de pouvoir. Avez-vous un moyen de vous désengager si l’affaire vire au désastre ? 

_ Mon maître peut effectuer plusieurs transferts », conclut la familière.

  Dans sa tour du château pentagonal, Lourijami réfléchissait en silence à la tournure des événements. Depuis un moment, il ne lançait plus de sortilèges. Dans la boîte de Pensée ne restaient plus que deux petites fioles : un capuchon jaune, un capuchon rose. Un chien noir demanda si la bataille était finie. Le visage du sorcier montra de l’agacement. Le mâtin insista. Lourijami admit la défaite de Présence. « Plusieurs… prédateurs… de la nuit… sont encore… en vie… Ils ont pu… contourner… l’incendie… La plupart… reviennent… ici, mais… beaucoup sont… blessés… Nous ne les… verrons pas… avant deux… jours… Si Présence… avait été… avec eux… il… les aurait… ramenés… par le… chemin… enchanté… Or, tel n’est… pas le cas… La dernière… fois que j’ai… vu notre… Sire, il… était… isolé… au milieu… de ses… ennemis… Il aurait… pu être… pris, sauf… qu’il a… bénéficié… d’une aide… magique… Je n’y suis… pour rien… Je ne sais… pas où il… se trouve, ni… ce qu’il fait… J’ignore… quand il… reviendra.

_ Les hommes vont-ils venir ici ? » Questionna le chien.

« Pas tous… Il leur… faudrait des… jours… Cette forêt… n’est pas chez…eux… Ils le savent… Mais un mage… Émi…bissiâm… pourrait se… manifester… plus tôt. »

  Les chiens noirs communiquèrent la nouvelle à Borane, qui attendait dans la salle du trône. Celui-ci commanda aux araignées de tisser leurs toiles partout dans la forteresse et aux abords. Trois enfants étaient à ces côtés : Bienentendu, Increvable et Violent (celui qui n’avait pas voulu dire son nom à Libérée). Inaudible manquait toujours. « C’est peut-être une chance », pensa l’ours, « que tous ne soient pas au même endroit. » Il entendit une tarentule dire à une consoeur : « sécurisons nos réserves de nourriture ! » Il s’apprêtait à rectifier car des provisions existaient bel et bien en vue de passer l’hiver. Évidemment, elles étaient gardées ! Mais il comprit subitement que les prédatrices parlaient des humains du château.

  Increvable et Violent commencèrent à se battre, pour tromper l’ennui. Il faut préciser que leur père avait fait forger des épées au N’Namkor pour tous ses héritiers, afin de les habituer au maniement et à l’entretient des armes. Chacun possédait aussi une petite cuirasse et un bouclier à sa taille. Increvable voulait simplement se dépenser, mais avec Violent il fallait faire très attention. On n’était jamais sûr à cent pour cent de ses intentions. Cela commençait par un jeu, puis le désir de gagner l’emportant sur toute autre considération, il mettait davantage de méthode, de technique et de précision dans ses attaques. A la fin, il devenait extrêmement dangereux. Ses frères et sœurs en avaient souvent fait l’amère expérience. Heureusement Increvable ne manquait ni de réflexes, ni d’endurance. Elle finirait peut-être par l’épuiser. « Ne voulez-vous garder vos forces pour un danger réel? Il pourrait survenir assez rapidement, sans prévenir.

_ Alors, nous ne seront pas fatigués », répondit Violent en sautant par-dessus un fil de toile. Il se fendit vers Increvable, visant un œil. Elle recula la tête juste à temps.

« Les marchands du N’Namkor ne vendent pas d’yeux de rechange, je vous préviens.

_ Tant pis, j’aurais une sœur borgne ! 

_ Stop ! » L’ours saisit Violent par l’avant bras et le souleva sans peine à deux mètres du sol, en le tenant à distance de son visage. L’enfant donnait des coups de pied dans l’air.

  Siloume, volant sur le disque noir, guidait Dove et un deuxième chevalier des Vallées vers une ruine en retrait du champ de bataille. A moins de dix mètres, elle prit l’aspect d’une petite maison grise en parfait état, dissimulée par la végétation, celle-ci poussant même sur le toit. Une porte s’ouvrit, livrant passage à Émibissiâm. Le sorcier était haut de taille. Ses oreilles saillaient à peine de son crâne lisse et noir. Il avait revêtu une veste blanche en tissu épais, mais coupée sur mesure. Une écharpe rouge était nouée autour de ses hanches. Il portait des pantalons écarlates passés dans des bottes de cuir noir. Le sorcier aimait les bijoux, notamment les bagues ornées de motifs entrelacés. Son habit cachait un pectoral serti de pierres multicolores. La lueur de ses yeux avait une teinte orangée. Ainsi avait-il maquillé ses lèvres, ses sourcils et sa barbe. Les chevaliers mirent pied à terre. Le mage de Sudramar les salua. « Le plan est le suivant : je nous transfère dans la pièce où se trouve Lourijami. Vous tuez les prédateurs de la nuit qui le protègent, son familier, et lui-même seulement si c’est nécessaire. J’aimerais aussi garder vivante sa petite apprentie, si c’est possible. Le château est principalement défendu par d’énormes araignées…

_ Celles qui créent des illusions ? » Demanda Dove.

« Précisément. J’allais vous en prévenir. Pas de quartier. Ne vous éloignez pas de moi. Mon but est de prendre le contrôle des sources d’énergie du château. Je fais mon affaire de la plupart des prédateurs de la nuit. Mais je crains l’ours. Il est fort et prudent à la fois. C’est un cas peu documenté. Aussi, j’ignore quels sont ses pouvoirs particuliers.

_ Un ours d’ombre ? C’eût été un adversaire redoutable. Pourquoi est-il resté en arrière ?

_ Il protège les enfants de Sire Présence.

_ Sont-ils les enfants chats dont parlaient les sudistes ?

_ Exactement.

_ Comment savez-vous tout cela ?

_ Depuis des années j’espionne le château, et réciproquement. On ne pouvait guère se faire de cachotteries.

_ Par enfants chats, qu’est-ce qu’on entend exactement ? Sont-ils monstrueux, ou doit-on les considérer comme humains ?

_ Chevalier, ce sera à vous d’en décider. Selon les circonstances vous disposerez d’une fraction de seconde ou de longues minutes. Ils pourraient servir de monnaie d’échange… Vous faites bien triste figure Dove. L’idée de vous abaisser à de telles extrémités ne vous enchante pas. Je vous plains, mais je crois inutile de vous convaincre de renoncer à cette morale qui vous entrave, et que personnellement j’ignore depuis toujours. » Si ses yeux s’étrécirent le guerrier des Vallées se garda de tout commentaire. On l’avait choisi parce qu’il était réfléchi et respecté, et qu’il avait fait ses preuves, au service de l’intérêt général. Dove était fin de visage et de hanches, large d’épaules et d’esprit. Il interrogea du regard son compagnon d’arme, le digne Devoto, trapu, tout en explosivité contenue. « Nous sommes prêts », dit-il enfin.

Émibissiâm abat ses cartes.

  Le groupe apparut devant Lourijami. Les chevaliers embrochèrent immédiatement les grands chiens noirs. Sur un mot de Siloume le serpent aux ailes de chauve-souris se précipita sur elle et la mordit au bras. Toutefois elle ne parut pas en souffrir. La petite apprentie déboucha une fiole de sa propre initiative, cependant qu’une sorte de cocon gris emprisonnait son maître. Une courte décharge mauve jaillit de la maquette du château. Ricochant au plafond, elle zigzagua dans toute la pièce jusqu’à ce qu’elle eût touché chacun. Mais ni Émibissiâm, ni Siloume, ni même Dove n’en subirent l’effet escompté. Devoto, rudement secoué, mit un genou à terre. Pensée fut projetée contre le mur. Son corps s’affaissa par terre. « Vois ce que tu peux faire », commanda le sorcier de Sudramar à sa familière. Cette dernière alla vers la fillette inerte. Dove aida le deuxième chevalier à s’asseoir. L’homme tremblotait. « Surveillez la trappe de l’escalier », ordonna Émibissiâm. « Celui qui monte ou celui qui descend ? » Demanda Dove. « Gardez vous-même cette pièce. Je vais voir en haut, » ajouta l’homme des Vallées. Dove jeta un regard par-dessus son épaule en direction de Siloume penchée sur l’apprentie. A plus tard les questions. Il aurait sans doute à expliquer par quel moyen il avait échappé au sortilège. A l’étage supérieur se trouvait la chambre à coucher de Lourijami, dotée d’un lit, d’un bureau, d’une armoire massive, d’un buffet et de deux coffres. Un chandelier pendait au plafond. La lame nue du chevalier brilla d’un éclat bleuté. « Oh, j’avais compris ! » Se dit-il pour lui-même. Il monta les dernières marches, fit mine de regarder les meubles au sol, et frappa de toutes ses forces le chandelier. Celui-ci se balança en agitant ses bras en tout sens. Un deuxième coup le projeta sur le bureau. Un troisième le coupa en deux. En vain les pattes d’agitèrent. Dove remercia Perspicace des Vallées. Il s’apprêtait à redescendre, quand il entendit une voix féminine, qui n’était pas celle de Siloume, interpeller Émibissiâm.

  « … ravie de vous parler enfin Émibissiâm. J’aurais préféré que nous eussions cette discussion avant la bataille, mais les événements se sont précipités.

_ Qui êtes-vous ?

_ Libérée, de la Mégapole Souterraine. Je vous crois capable de  massacrer ou bannir les occupants du château, mais je doute que vous soyez en mesure de l’occuper durablement. Sans compter que je pourrais m’y opposer. Vous êtes si loin de vos bases, et moi si proches des miennes… Nous souhaitions laisser la Mer Intérieure aux chevaliers d’ombre, mais nous nous réjouissions d’avoir la Forêt Mysnalienne pour nouvel allié. Quelles sont vos intentions ?

_ La neutralité.

_ Mauvaise réponse ! Vous avez coopéré avec Biratéliam. Nous ne pouvons accepter qu’un mage du Garinapiyan se rende maître de la Forêt Mysnalienne.

_ Je ne suis pas un héritier du Tujarsi, si c’est ce que vous redoutez.

_ Les derniers prédateurs de la nuit vont assaillir la tour.

_ Qu’ils viennent ! Plus ils seront nombreux, plus vite l’affaire sera réglée.

_ Je vous contrerai !

_ Vous bluffez. Oui, vous bluffez, sinon vous auriez déjà lâché vos sortilèges.

_ Pas aujourd’hui. Mais demain, je retournerai la situation. Je peux aussi la bloquer jusqu’au retour de Présence.

_ Vous savez où il est ?

_ Évidemment.

_ Demain, moi aussi j’aurais retrouvé tous mes pouvoirs.

_ Si vous le dites. Pour ma part, je vois un petit groupe assiégé, qui a bénéficié de l’effet de surprise. Mais c’est fini. »

  On descendait l’escalier. « Mon point de vue importe-t-il ? Je m’appelle Dove, chevalier des Vallées. Ma mission est d’arrêter ou de tuer Présence. Voyez-vous, autrefois il assassina plusieurs de nos soldats. Peu me chaud qui possède le château, dès lors que justice soit rendue, de manière expéditive, ou par un procès. Promettez de me livrer le fauve, et je vous soutiendrai.

_ Je me souviendrai de cette trahison, chevalier.» Déclara Émibissiâm.

« Vous n’avez qu’à vous entendre pour partager la manne. Lourijami étant neutralisé, est-ce si difficile de couper la poire en deux ? Qui a encore besoin de Présence ? » Rétorqua Dove.

  « Je rêve ou j’entends parler depuis la pièce en dessous ? » Murmura Devoto. Il montait en effet du niveau inférieur la rumeur de conciliabules excités.  Une coccinelle grosse comme une pomme tentait de convaincre trois tarentules d’un mètre cinquante de large (avec les pattes). « N’y allait point », conseillait-elle, « ils vous battront aussitôt. Les humains ne tolèrent pas de vous voir si grandes, tant votre hideur les effraye.

_ Vous croyez-vous mieux faites ?

_ Les coccinelles sont mieux tolérées.

_ Faux, les araignées sont plus souvent choisies comme familiers, C’est un fait. » La coccinelle ne sut quoi répondre. Elle ne se souvenait pas que tant de mages se fussent liés à tant de tisseuses de toile. Qu’elles abondassent était un mystère. La coccinelle s’avouant vaincu, s’envola par la porte. Une tarentule s’aventura au plafond, tout près de la trappe. Elle osa laisser dépasser une patte crochue.

  « Nous y voilà », dit Émibissiâm. « Siloume, à toi de jouer. » La jeune femme se détourna de Pensée qu’elle avait couchée sur le côté. « Je suis familière, comme vous », annonça t-elle à l’araignée. « Je vais vous rejoindre. Ouvrez bien vos yeux cependant. Voyez ce qui est enroulé autour de mon bras. » Elle arborait le serpent ailé du mage défait.  Siloume posa un pied sur la première marche. Elle s’enfonça dans les ténèbres du dessous. «Après la déroute de Présence, mon maître Émibissiâm a vaincu Lourijami. C’est un puissant sorcier, qui dispose de ses pleines facultés. Vous pouvez quitter le château, être tués ou me reconnaître comme votre chef. Allez porter la nouvelle aux autres prédateurs de la nuit. » Les tarentules descendirent deux étages. Siloume les suivit. Les araignées sortirent de la tour par la passerelle. Siloume scella la porte, avant de remonter. On n’entendait plus Libérée. « Je constate que l’apprentie vit encore, je veux la former. Siloume, nous la prendrons avec nous. Tu lui montreras comment me servir », déclara le sorcier devant les chevaliers stupéfaits. « Vous allez trop loin Émibissiâm ! Vous n’imposerez pas à cette enfant le joug qui pèse sur votre familière. Devoto, protégez la fillette ! » Le chevalier trapu contourna la maquette des grands projets de Présence. Il frôla Siloume. Celle-ci fit un petit pas en arrière en le fixant du regard. Devoto se baissa pour prendre Pensée dans ses bras, mais Dove avait mieux compris d’où venait le danger. Il tira son épée et la pointa vers la gorge du sorcier. Ce dernier interrompit sa formule silencieuse. « Je regrette de vous avoir emmené avec moi. J’ai très envie de vous laisser seul en compagnie des prédateurs de la nuit. Les contre sorts qui jusque là vous ont protégé s’épuiseront très vite. Je ne donne pas cher de votre peau quand Présence aura repris le contrôle de la faune locale. Personne ne vous viendra en aide, surtout pas Libérée, car elle a besoin de votre proie.» La lame de Dove visant toujours sa jugulaire, le sorcier ajouta avec dédain : « Je vous abandonne la gamine. Ainsi aurez-vous accompli votre justice. En échange, continuez d’assurer ma sécurité. » L’homme des Vallées ramena son épée, mais ne la remit pas au fourreau. « Comment ferez-vous pour contrôler la source d’énergie du château ? Est-ce si facile ?

_ C’eût été plus aisé en enrôlant l’apprentie.

_ Ben voyons ! N’y pensez même pas.

_ J’attends le retour des prédateurs de la nuit. Alors commenceront les choses sérieuses.

_ Nous devrions rentrer au camp, avec nos gains.

_ Je vous croyais plus pugnace. Vous verrez, la ménagerie sera mienne avant le crépuscule. »

  Dans la salle du trône s’étaient réunis les araignées, les insectes, les rats, les chiens, quelques renards et le singe. Borane se tenait en retrait devant les premières marches conduisant aux appartements de Présence. Il avait demandé aux enfants du Sire de n’en point sortir. Une guêpe noire expliquait à l’assemblée qu’une page se tournait : les prédateurs de la forêt ne domineraient pas les peuples des rivages. Il n’était pas dans leur nature de vivre dans un château. Celui-ci ne se justifiant que par l’ambition de certains animaux parlant de revêtir formes humaines. Mettant ses idées en pratique, l’hyménoptère quitta le donjon. Cependant, il fut peu suivi. Après un silence, une araignée déclara, depuis sa toile tendue entre deux colonnes, qu’à titre personnel, elle appréciait beaucoup l’architecture. Elle eût voulu tisser ses pièges entre les tours de la forteresse. Elle soutint que, les félins et les loups ayant échoué, le pouvoir devait passer aux défenseurs de la demeure. Présence avait ménagé les humains pour mieux les soumettre. La nouvelle ligne se passerait de cette contrainte. On ferait des raids sur les villages. On se transformerait à l’occasion pour infiltrer les cités. On serait beaucoup plus influents en agissant sous des identités d’emprunt. Non ? Ça grognait du côté des chiens. Le plus fier de la meute argua que l’échec était partagé, puisque le château, finalement, était investi par des sorciers, et qu’on avait lâchement abandonné la tour de Lourijami sans combattre, au point qu’on les sommait de choisir une nouvelle maîtresse, la femme familière. Jusqu’à présent ce point avait été fort peu débattu. Pourtant, Présence avait bien fait alliance avec un mage. C’était une des originalités de sa politique d’avoir su faire une place à Lourijami. Qu’il fût réduit à l’impuissance, mort peut-être, livrait de fait la place aux vainqueurs.

  « Submergeons les par une attaque en masse ! Un mage ne vaut guère plus qu’un familier ou qu’un être parlant !

_ Croyez-vous ? Les débutants peut-être. Mais les plus puissants pourraient nous massacrer d’un coup. Or, Lourijami, qui n’était pas un novice, a trouvé plus fort que lui. Nous devons craindre Émibissiâm !» Le singe, assis au centre de la salle,  battit des mains pour réclamer la parole : « j’ai servi sous trois mages. Le père, le fils, puis la compagne de ce dernier. Ils vivaient dans la région des Œufs. Ces gens n’acceptaient pas les contrariétés. J’ai vu des sphères ignées embraser en un instant de vastes périmètres. J’ai vu des brumes corrosives nettoyer des tunnels infestés de vermines, ou prétendus tels. Et ces gens rêvaient de destructions plus grandes encore. Ils parlaient de sortilèges secrets, connus des grands initiés. Ils évoquaient l’annihilation des anciens empires. Aussi, mes amis, considérons cette proposition qui nous est faite. Cherchons au moins à temporiser, à en savoir davantage. Car nous ignorons encore les détails de la défaite. Aigles et faucons, qui ne devraient plus tarder, nous les dirons. Alors nous aviserons.

_ Si vous voulez des informations, je puis sans délais vous contenter ! » Clama une voix sortie de nulle part.

« Qui nous parle ? » Demanda le singe affolé.

  « Libérée, dont Sire Présence a refusé l’aide ce matin. J’ai néanmoins observé la bataille, et lorsque la victoire vous a échappé, j’ai mis votre seigneur en sécurité. Il chevauche vers le château. Comptez trois bonnes heures, avant de le revoir. J’ajoute que vos ennemis sont divisés. Les chevaliers ne sont venus que pour capturer ou tuer Présence, alors que le sorcier souhaite surtout s’approprier l’énergie du château. » Plusieurs voix s’élevèrent en même temps pour commenter ou questionner. Le brouhaha dura une dizaine de minutes. Puis un renard noir fixa le centre de la salle. Que regardait-il ? Les discutions faiblirent jusqu’à s’éteindre complètement. Là, au milieu de l’assemblée, l’araignée Souraperoudzia, tissait une illusion autour du singe. Son œuvre achevée ne convainquit pas l’assemblée. Si l’idée était excellente, si on en voyait clairement le parti qu’on aurait pu en tirer, on releva certaines erreurs, plutôt gênantes, qui ne tromperaient pas un humain. L’image de Présence n’était point ressemblante.  « Ses jambes sont trop courtes ! » « Évidemment, il se tient droit, mais il n’est pas si raide ! Comment vous dire ? » « Je vous assure que ce visage n’est pas avenant. Vous n’avez pas su capter ce qu’il a d’humain et de félin à la fois. Les yeux sont grossiers. Cela ne marchera jamais ! » Souraperoudzia tenta plusieurs modifications, corrigeant au fur et à mesure. A force de retouches, elle obtint une forme humaine correcte, mais rien qui imitât Présence de façon satisfaisante. La coccinelle voulut consoler l’araignée. Hélas, le singe travesti ruina ses effets en essayant tour à tour toutes les postures observées chez le Sire du château. « Cessons ce jeu », glapit le renard, « quand bien même nous aurions créé un portrait fidèle… Sa façon de se mouvoir est une bouffonnerie !

_ Dans ce cas, allons quérir un humain, de ceux travaillant aux écuries. 

_ Regardez tous qui voilà! » On se tourna d’un bloc. Kouirazen le scarabée volait au dessus de la noire Inaudible chevauchant Aïkolzourar. En plus de la couleur du pelage, elle avait aussi hérité des yeux verts de son père. L’enfant se coula au bas du sanglier. Elle tenait un petit arc et un carquois garni de flèches à sa taille. Inaudible portait une tunique courte en tissus épais, que les ronces de la forêt adoraient agripper. Ses parents avaient renoncé à la vêtir en princesse de cour. La fillette se faisait une fierté de son unique parure : un collier de clochettes d’argent, que jamais on n’entendît tinter.

Traversant la salle, Inaudible s’arrêta devant l’illusion ratée. Elle leva les yeux sur le visage gimaçant, puis interrogea l’assemblée du regard. Lui expliquerait-on? Le renard se dévoua.

« Mais pourquoi imiter mon père ? » demanda Inaudible quand elle eût tout entendu. « Afin d’approcher les chevaliers, leur faire croire qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient. Ils partiraient. Émibissiâm se retrouverait seul avec sa familière. Dès lors, il nous serait facile ne le submerger. Et maintenant que j’y pense, une fois son maître mort, la femme noire deviendrait une prédatrice de la nuit, comme nous, de sorte qu’elle ferait une très bonne compagne pour Sire Présence. 

_ Mais les chevaliers ne veulent-ils pas tuer mon père ? Comment leur échapper ?

_ Il suffira de leur donner le leurre, puis de les suivre hors du château. Alors l’illusion pourra tomber. Ils ne seront pas contents, bien sûr, mais on  fera diversion, et la personne volontaire s’échappera. C’est aussi simple que cela.

_ Hum, qui se trouve sous ce déguisement ?

_ Le singe, c’est ce que nous avions de plus proche…

_ Moui… Je pourrais prendre sa place.

_ Ah ! Princesse Inaudible, votre père serait fier de vous !

_ Je ne crois pas ! » Intervint la voix de Libérée. « Ni votre père, ni votre mère, n’accepteraient que vous preniez de si grands risques. Vous n’êtes qu’une petite fille ! En outre, en découvrant la supercherie, les chevaliers vous prendraient en otage pour vous échanger. Il ne serait pas si facile de leur fausser compagnie. Croyez-moi, je suis maman d’une fille qui a votre âge ! » L’assemblée se tint coite.

« Tout de même, l’idée est amusante », risqua Inaudible dans un murmure.

« Non, elle est stupide et dangereuse. J’ai mentionné les chevaliers, mais en vérité Émibissiâm verra immédiatement l’illusion, comme moi je la vois. »

  Dans la tour de Lourijami, Siloume annonça : « Ils ont renoncé à nous duper. » Elle avait tout entendu à l’aide de sens de sorcier. « Parfait. Va les trouver. Arrange-toi pour faire remonter l’idée d’une union avec Présence, puisque cela leur plait. » La familière leva son scellé, le temps de franchir la porte. Elle s’engagea sur la passerelle, à pas lent, réfléchissant aux projets de son maître, tout en se faufilant entre les fils gluants des tisseuses. Émibissiâm ne l’avait encore jamais utilisée pour coucher avec autrui, se la réservant toujours pour son usage  personnel. Elle se sentait dévalorisée. Siloume poussa la grande porte de la salle du trône. « Assez délibéré, l’heure est venue », annonça-t-elle. La jeune femme avança entre les toiles d’araignée et les animaux noirs. « Libre à ceux qui ne m’acceptent pas de quitter ces lieux. Je suis la mieux placée pour faire le lien entre les anciens familiers et les humains. » Le serpent ailé de Lourijami toujours enroulé autour de son avant bras, Siloume marcha en direction du trône. Mais Inaudible y prit place avant elle. Debout sur le siège, les mains sur les hanches, elle toisa la prétendante. « Je suis », dit-elle, « fille de Présence et d’Iméritia, la première que l’on ait sorti du ventre de ma mère. Je prends donc sa place jusqu’à son retour. 

_ Oh ! Acceptes-tu qu’Émibissiâm devienne le nouveau mage du château ?

_ La question est d’importance. Attendons le retour de mon père pour trancher. Je ne connais pas cet Émibissiâm. Est-il gentil ?

_ Il aime les enfants. Pendant que tu batifolais dans les bois il a exigé des prédateurs de la nuit qu’ils m’adoptent comme leur reine. Je suis moi-même une familière…

_ Et si nous refusions ?

_ Émibissiâm tuerait tout le monde.

_ J’en doute. D’ailleurs comment pourrait-il nous tuer tous et vous épargner ?

_ Il est possible qu’il me sacrifie pour adopter un nouveau familier… Il est possible que vous me sous-estimiez. » 

Carnages.

  Aïkolzourar doubla de taille : « Je ne serai plus l’esclave d’un mage ! » Cria-t-il. Le sanglier chargea. Mais Siloume s’éleva à la verticale. Les mots d’une formule magique sortirent de sa bouche, avec la voix d’Émibissiâm. Un brouillard jaunâtre apparut devant-elle, au niveau du sol, s’étendant rapidement vers l’assemblée des prédateurs de la nuit. On entendit hurler. Les araignées géantes montèrent au plafond. La petite Inaudible s’enfuit par l’escalier rejoindre ses frères et sa sœur. Le sanglier n’était pas dans la zone dangereuse. Mais quand le nuage toxique eût envahi toute la salle, il reflua vers son point d’origine, recouvrant Aïkolzourar. Ce dernier leva la tête pour prendre une bouffée d’air pur, puis disparut dans le brouillard jaune. Il sortit de la salle part la passerelle, fonça tout droit, fracassa l’entrée de la tour du mage, et entreprit de monter les marches menant au salon. La trappe étroite ne l’arrêta pas. Il buta une première fois sur le cadre de bois, tomba, s’acharna. A la troisième reprise, ayant pulvérisé le plancher tout autour de l’orifice il tenta de prendre pied. Les coups d’épées plurent sur son groin. On lui creva les yeux. L’épée de Devoto s’enfonça dans sa gueule. Les mâchoires du sanglier la brisèrent. Aïkolzourar bondit dans la pièce, renversant la table de la maquette. Dove trancha une veine. Le sang jaillit. Le chevalier des Vallées, esquiva un coup de défense. Puis l’énorme sanglier dévasta tout autour de lui, notamment la colonne magique de Lourijami. L’animal noir tournait sur lui-même en frappant en tout sens. Dans l’urgence, Devoto posa le corps de Pensée sur le rebord de fenêtre, mais ne trouvant pas de refuge pour lui-même, c’est pure chance qu’il ne fût pas écrasé ou embroché.  Émibissiâm avait monté l’escalier desservant la chambre du dessus. Le bas des marches en bois fut complètement démoli. Dove s’était mis hors de portée dans les degrés menant à la pièce du dessous. Il fit du bruit pour attirer l’animal. Aïkolzourar, mordant immédiatement à l’hameçon, chargea. Il tomba par l’ouverture qu’il avait lui-même élargie. Dove sauta pour éviter la collision. Mais son adversaire se fit à peine mal en touchant le sol. Dove remonta les marches. Il accrocha son bouclier à une solive éclatée afin de saisir son épée des deux mains. En bas, le sanglier, cherchant l’escalier, éparpilla les maigres affaires de Pensée. Il peina à conserver son équilibre quand il repartit à l’assaut, mais sa détermination ne faiblissant pas, les chevaliers prirent place de part et d’autre du trou. Quand la bête surgit, Dove planta sa lame dans l’épine dorsale pendant que Devoto lui brisait un pied de table sur le crâne. Le sanglier, sur sa lancée, percuta le mur d’en face… L’épée de Dove saillant d’entre les vertèbres. Le géant, paralysé du dos, commença à montrer des signes de faiblesse. Pendant que Devoto attirait son attention, Dove alla dégager sa lame. Il dut tirer des deux mains en appuyant un pied contre le flanc du sanglier. Il roula en arrière en récupérant son arme, pendant que l’animal se retournait péniblement par saccades. Aïkolzourar rampa dans sa direction en jouant de ses terribles défenses. Le chevalier visa de nouveau l’œil. Cette fois, l’acier pénétra jusqu’au cerveau. Le grand corps s’abattit au milieu des décombres.

« Merci pour votre aide, Émibissiâm, ça fait toute la différence ! » Cria Dove. « J’étais occupé ailleurs, messire. Voudriez-vous qu’il arrivât malheur à Siloume ?

_ C’est déjà fait », maugréa le chevalier pour lui-même. Dans la salle du trône, il ne restait plus personne pour contester le règne des nouveaux maîtres. Le brouillard était monté jusqu’au plafond, finalement. Au cœur des miasmes, la familière occupait une sphère d’air pur. Après la mort du sanglier, Émibissiâm décida d’envoyer le nuage jaune contaminer les niveaux inférieurs.

  Aucun nouvel ordre venant décider de ses faits et gestes, Siloume se leva. Elle se promena parmi les cadavres et les toiles d’araignée en faisant apparaître des lumières plus brillantes que les scintillements du plafond. Par désœuvrement elle entreprit de ramasser les corps les moins lourds, rats, renards, insectes, qu’elle jetait du haut de la passerelle. Puis elle tira les carcasses des chiens, qui subirent le même sort. Elle allait saisir la dépouille du singe, quand ses sens captèrent un mouvement dans la direction du trône. La masse sombre de l’ours s’avança jusqu’au siège, pas plus. Borane se mit debout. Il contempla la salle. « Inaudible m’a tout raconté », dit-il.

« Vous gardez les enfants de Présence ?

_ Oui. Pour ne rien vous cacher, je les défendrai quoiqu’il m’en coûte.

_ Les aimez-vous tant que cela ?

_ Ils sont presque innocents. Si j’avais des petits, j’agirais de même. Allez-vous exiger ma soumission ?

_ Bien sûr. Émibissiâm n’a pas formulé d’exception.

_ Que fait ce serpent enroulé en spirale autour de votre bras ?

_ Il m’adore. Le lien l’unissant à son maître est mis entre parenthèse.

_ Si je vous attaquais ?

_ Mon maître me défendrait. Mais allez-y, tentez votre chance ! La bataille a consommé presque toutes nos ressources. Demain, il sera trop tard.

_ Non. Je vais remonter. Mais à mon humble avis, votre maître est trop pressé. Il ne verra pas de lendemain glorieux. Dites lui cela. »

  Borane retourna auprès des enfants. Il leur demanda de prendre avec eux certaines affaires, couteaux, briquets, cordes, et ce qu’ils et elles pourraient trouver de nourriture. Tous le suivirent dans les appartements de Présence. « En haut de cette colonne arborescente se trouve un accès au grenier. Votre père y rencontre les aigles et les faucons qui lui servent d’éclaireurs et de porteurs de messages. Escaladez les branches, réfugiez-vous là haut. Les rapaces ne tarderont plus. Les prédateurs qui auront fui par le chemin magique arriveront peu après. J’ai idée qu’ils ne se laisseront pas exterminer aussi facilement que nos prétendus défenseurs. » Les quatre enfants lui obéirent. L’ours se coucha au pied de la colonne arborescente.

  Effectivement les premiers oiseaux surgirent quinze minutes plus tard. Ils avaient tous quintuplé de taille. Tandis que la plupart se posaient sur les différentes tours, quelques faucons reprirent leurs dimensions naturelles. Se faufilant dans la toiture du donjon par les ouvertures idoines ils trouvèrent Inaudible, Violent, Increvable, et Bienentendu. Les rapaces s’étaient peu impliqués dans la bataille, sinon en portant les ordres. Néanmoins, la prise de contrôle d’Émibissiâm les contraria fort. Leur chef, l’aigle Nuidanjour, ordonna qu’on sortît les enfants du château par la voie des airs et qu’on les cachât en lieux sûrs, jusqu’au retour de Présence. On leur indiqua une porte qui s’ouvrait de l’intérieur. Violent fit coulisser les barres et ouvrit les panneaux. Quatre grands aigles se succédèrent, chacun saisissant une jeune personne entre ses serres. Quand Nuidanjour estima que la progéniture était suffisamment loin, il envoya un messager parlementer avec les intrus.

  Le faucon qui apparut devant la fenêtre estima rapidement l’état des lieux : sur le rebord gisait Pensée. Un peu en retrait, un humain en armure écarquillait les yeux et tirait un long couteau de son fourreau. A l’arrière plan le salon était méconnaissable. Un deuxième guerrier était en train de bricoler quelque chose avec des morceaux de bois. Le mage, facilement reconnaissable à ses habits en tissus blancs et rouges, jouait à empiler les éléments d’un jeu de construction, une activité bien puérile pour son âge ! Lourijami, empaqueté de noir, gisait dans un coin. Plutôt que d’entamer les négociations, le faucon revint à toute vitesse vers le grand aigle faire son rapport. Nuidanjour exposa sa vision des choses : « C’est très simple : ils s’en vont, ou nous viendront leur picorer les yeux pendant leur sommeil. Ils doivent aussi rendre Lourijami et son apprentie. » Le petit rapace fila porter son message. « Accordez-nous une heure de réflexion », répondit Dove, puis il ajouta tout bas : « le temps de le convaincre, » avec un regard entendu  en direction du sorcier. On laissa les trois hommes seuls. Devoto surveillait la fenêtre, pendant que son chef discutait avec le sorcier de Sudramar. « Il semble que vous ayez vu trop gros. Bravo pour le nettoyage de la salle du trône. Ce fut une jolie incursion. Les troubadours chanteront nos exploits, mais maintenant la partie est finie, il faut rentrer. Émibissiâm ! Jamais vous n’aurez le temps de réparer ce truc ! Manifestement c’était un élément nécessaire à vos projets. Or, il est cassé. Personnellement, cela m’ennuierait beaucoup de leur abandonner Lourijami et la gamine. Cependant avons-nous les moyens de fuir et de les emmener ? Quels sortilèges vous restent-ils ?

_ Assez pour nous barricader. Assez pour attendre le matin.

_ Vraiment ? Les prédateurs de la nuit ne se sont pas soumis à Siloume. Vous régnez sur des morts. Et puis, quel est l’intérêt de garder cette tour ? Rentrons au camp. Vous reviendrez demain, si votre motivation est intacte.» Émibissiâm réfléchit un instant, en jaugeant ses interlocuteurs. Son regard alla de Lourijami à Pensée. Il prit sa décision : « D’accord, donnez-moi la main », déclara-t-il. Lui-même empoigna son rival enveloppé de noir. De la dextre il tenait Devoto qui portait l’apprentie. Dove saisit son compagnon d’arme par le bras. Émibissiâm prononça la formule du transfert.

  Un instant plus tard, ils étaient quatre dans le refuge du mage. Devoto se rendit compte que Dove n’avait pas fait le voyage. Le temps qu’il réagisse, le sorcier de Sudramar le plongea dans un sommeil magique. Émibissiâm, mains sur les hanches, s’accorda quelques secondes d’autosatisfaction. Il avait des heures, il en faudrait, pour interroger son prisonnier. Il pourrait dominer le chevalier à son réveil. Quant à l’apprentie, il envisageait de procéder par étapes pour se l’aliéner complètement.

  Dove comprit immédiatement que le sorcier l’avait dupé. Il regarda par la fenêtre, évalua ses chances… Les jugea minces. « Je suis piégé », conclut-il. L’ombre du château noyait la cour et son enceinte, montait le long des premiers troncs. Les cimes seules accrochaient la lumière dorée. Le chevalier continua d’observer le jour en haut, la nuit en bas. Les contrastes d’intensifièrent.

  Une dizaine de félins sortit du bois. Ils lièrent conversation avec les faucons. La voix de Libérée leur conseilla d’attendre Présence. Ils l’ignorèrent. Le portail leur livra passage. L’une des panthères partit en éclaireur explorer les étages du donjon. Le nuage jaune s’étant dissipé, le fauve entra dans la salle du trône sans rencontrer d’opposition. Il s’approcha de Siloume. L’odeur de l’humaine lui donna faim. Il avança encore. La fille entrouvrit les yeux, deux fentes roses. « Ne me mange pas, s’il te plait. J’ai mieux à te proposer », déclara t-elle en y mettant une sensualité excessive. Le félin inclina la tête en signe d’attention. « Il y a dans la tour du sorcier un chevalier qui veut tuer Présence. Il est vaillant, et bénéficie de quelques protections magiques. Mon maître l’a abandonné en emportant les autres. Il n’était pas docile. Toi, viens boire de mon sang, ainsi tu prendras ma forme. Tu en es capable n’est-ce pas ? » La panthère hocha la tête. « Je pense qu’il ne te repoussera pas, car il est seul. C’est la ruse idéale pour le terrasser sans risque, presque sans effort. Sinon tu pourrais attendre demain, mais demain Émibissiâm reviendra achever le travail commencé. Si tu dévores le chevalier, tu auras gagné deux aspects humains, le mien, le sien. Alors ?» Siloume se leva en tendant son bras gauche. La panthère plaça rapidement deux coups de griffes, s’agrippa et mordit sans attendre. La fille ténébreuse, tombée à terre, cria et pleura. Puis le fauve lui laboura la cuisse. Il lécha le sang à grands coups de langue râpeuse. « C’est assez ! » Hurla Siloume. « Maintenant, va séduire le chevalier. » Le félin la fixa de ses yeux jaunes, puis obtempéra. Sa silhouette se redressa, se lissa, s’arrondit. La femme  contempla l’imitation, presque parfaite. Son double lui semblait plus musclé. En outre, il avait gardé ses yeux de chat. « Je m’appelle Siloume », précisa l’original en comprimant ses plaies.

  La prédatrice, depuis la passerelle, héla un faucon noir. Elle lui expliqua la situation, à charge pour lui d’informer les autres fauves. Après quoi, elle entra dans la tour de Lourijami. Dove entendit grincer les marches de bois. Remarquant tout de suite les yeux d’or aux pupilles verticales, sa main, par un geste automatique, se porta sur la garde de son épée. « Je ne vous plais pas ? » Demanda la silhouette nue. « A qui ai-je l’honneur ? » Répliqua le chevalier sur la défensive. « Mïoufatalie. Siloume m’avait promise promptitude et facilité.

_ Vos yeux vous trahissent. Seule, vos chances sont minimes », ajouta Dove en tirant son épée.

« Hum, je ne suis pas venue me battre. Je voulais simplement passer un bon moment en votre compagnie. » Mïoufatalie réduisit la distance. Le chevalier se surprit à ne pas réagir. Quand lui avait-on parlé de pareil état ? La jeune femme se colla à lui et l’embrassa à pleine bouche. Eut-elle changé brusquement d’attitude, que sa proie aurait certainement trouvé le ressort de la repousser. Mais la prédatrice se garda bien de tenter quoique ce soit qui eût rompu le charme. Au contraire, ses mouvements d’une lenteur calculée maintenaient l’homme dans une condition réceptive. Comme beaucoup de prédateurs de la nuit de la Forêt Mysnalienne, Mïoufatalie venait des rivages de la Mer Intérieure. Elle avait déjà pris forme humaine pour satisfaire son maître. Les vêtements ne lui étaient pas étrangers. Les armures en revanche… Elle prit le temps de dénouer les lacets du plastron. Les autres pièces suivirent. Nu à son tour, le chevalier proposa de monter dans la chambre de Lourijami : on y trouverait un lit douillet, moins d’éclats de bois jonchant le sol, et un cadavre d’araignée géante. L’évocation de la créature réduisit un moment ses ardeurs, mais son amante trouvant l’idée excellente, les tourtereaux empruntèrent l’échelle brisée. Lui se hissa à la force des bras. Elle tenta un bond de félin, constata que cela marchait moins bien avec un corps de femme, et termina comme son compagnon. Mïoufatalie balança le cadavre de la tarentule par l’ouverture. Ceci fait, elle se consacra entièrement à son plaisir. Parce que, oui, elle avait un peu perdu de vue l’idée initiale. Et pendant que le couple s’amusait, les fauves encerclaient Siloume.

  Ils s’étonnaient qu’elle fût encore vivante. De son côté la familière s’était attendue à une intervention salvatrice d’Émibissiâm. Sauf que son maître ne se préoccupait pas d’elle pour l’instant. La jeune femme allait devoir la jouer fine. Elle commença à raconter que, normalement, la prédatrice précédente aurait déjà du revenir. Quatre félins se dirigèrent vers la tour de Lourijami. Il en resta cinq. Trois discutaient pour se réserver les meilleurs morceaux. Un quatrième fauve tenta de la soumettre à une persuasion, qui échoua en partie. Comprenez qu’il annula provisoirement le lien d’obéissance assujettissant la familière à son maître. Mais en l’occurrence, Siloume ne s’en rendit même pas compte, car libre ou esclave il n’était pas question qu’elle se laissât dévorer. Elle proposa à la cinquième panthère de prendre l’apéritif avant ses camarades. Pour que son plan réussît, il importait que les prédateurs ne l’attaquassent pas tous en même temps. Malheureusement, elle obtint précisément le contraire. Les fauves se jetèrent tous ensemble sur l’humaine. Siloume courut vers l’escalier menant aux appartements de Présence. Dès les premières marches un félin la mordit à la cuisse. Immédiatement un deuxième lui sauta sur le dos. Siloume tomba en avant en rentrant la tête, et en se protégeant les yeux. Les mâchoires se refermèrent sur sa nuque pendant que les pattes postérieures lui lacéraient le dos.

  « Attaque ! Bats toi pour moi !» Ordonna Siloume. Soudain le félin qui lui déchirait la cuisse préféra agresser son compère le mieux placé. Ce dernier lâcha prise. Un troisième s’élança. La jeune femme le repoussa d’un coup de pied. Le fauve contre-attaqua en plantant ses crocs dans la cheville tendue, tandis que ses griffes creusaient des sillons dans le tibia et le mollet. Mais bientôt lui aussi se retourna contre un semblable. « Viens ! Viens boire mon sang ! » Haleta Siloume, tremblante de froid et de douleur, à l’adresse du cinquième. « Bois mon sang ! Deviens mon esclave ! Viens ! Il y en a pour tout le monde ! » Le grand félin s’assit et la toisa : « Attendons d’y voir plus clair », dit-il en désignant du museau les combattants, « ensuite je te saignerai sans rien boire, et voilà tout. Tu m’as l’air très douée pour la souffrance. Moi, j’ai eu une journée affreuse. Je pense que tu as ta part de responsabilité dans ce fiasco, alors n’attends point que je te ménage. Combien de temps penses-tu rester consciente ? Tu perds tellement de sang ! »

  Quatre fauves bondirent dans la chambre de Lourijami. Dove reprit immédiatement ses esprits, mais trop tard. Mïoufatalie l’étreignait pendant que ses comparses l’étripaient, l’égorgeaient, dévoraient ses entrailles. Elle eut sa part.

  Finalement une des panthères sous l’emprise de Siloume eut raison de son adversaire. Le cinquième prédateur passa à l’action, avec de bonnes chances de l’emporter à court terme car il était moins blessé. Siloume tenta de s’éclipser. Ses jambes sanguinolentes refusant de la porter, elle rampa dans la salle du trône, entre les gros cadavres qu’elle n’avait pas jetés.

Le retour de Présence.

  Présence la découvrit, recroquevillée contre une colonne entre une tarentule inerte et diverses vomissures. Malgré l’état déplorable de la jeune femme il ressentit un fort désir sexuel. L’éphèbe noir se baissa sur le corps meurtri. Il posa une main gantée sur le cou poisseux de sang, tandis que l’autre caressait une cuisse. Animal et humain mêlé, il se pencha pour lécher les plaies. Mais une injonction de Libérée le retint : « Stop ! N’en faites rien Sire Présence ! Le fluide vital de cette fille charrie une puissante domination. Goûtez-y seulement une fois et elle fera de vous sa poupée. Vos fauves se sont entretués par sa faute ! Voyez, près du trône : à peine le survivant vous salut-il.

_ Où sont les autres ?

_ Ils ripaillent d’un chevalier venu tout exprès pour vous tuer.

_ C’est bien. J’aimerais tout de même que l’on me résume ce qui s’est passé pendant mon absence.

_ Je suis la mieux placée…

_ Grand merci, cependant j’aimerais d’abord entendre la version de mes gens. Levez-vous ! » Commanda-t-il à la gisante.

« Je n’en ai plus la force », gémit Siloume.

« Pourquoi ne vous tuerai-je d’un coup d’épée ?

_ Je vous serais plus utile vivante.

_ Vraiment ? D’où vient que je vous soupçonne d’avoir massacré les gardiens du château, d’après vous ?

_ Écoutez, je suis la familière d’Émibissiâm. Il agit à travers moi, comprenez-vous ? » Présence tira son épée. Oui, il comprenait très bien.

« Mais il m’a abandonné à vos fauves ! Tout ce qu’il attend, c’est que je meure pour créer un nouveau lien avec l’apprentie de Lourijami, plus jeune, plus à son goût… 

_ Ah, je ne suis pas si monstrueux ! » Il réfléchit. « Mais je ne suis pas non plus complètement idiot. » Sans ménagement, il la souleva. « Passez un bras sur mon épaule. Ne tentez rien. Au moindre doute, je vous éventre. » Le couple traversa la salle. Arrivé près du chat blessé, Présence demanda : « Borane vit-il encore ? » Le minet qui avait repris sa taille normale répondit : « Je n’ai pas eu le temps de m’en assurer… Non, attendez ! Les faucons nous ont dit que les aigles avaient emporté vos enfants en lieu sûr, après le carnage. C’est l’ours qui leur a demandé. » La bouche en cul de poule, le sourcil relevé, la mimique de l’éphèbe trahissait son doute. « Borane ouvre-moi ! C’est Présence ! » Il enjamba le corps d’un félin, puis monta les marches en portant Siloume. Evidemment le salon était désert, mais Présence y trouva de quoi ligoter et bâillonner sa prisonnière. Puis, il poursuivit son ascension. Il rencontra l’ours dans la chambre aux colonnes arborescentes. Le grand plantigrade lui donna sa version des faits, incluant le témoignage d’Inaudible.

« Les aigles t’ont-ils dit où ils emmenaient les enfants ?

_ En sécurité.

_ Sans plus de précision ?

_ Non.

_ Rappelle les. Suis moi, je redescends. Tu appelleras les faucons depuis la passerelle. Moi, je veux savoir ce qui est advenu de Lourijami. » Une fois à l’extérieur du donjon, Borane convoqua les rapaces, mais aucun ne lui répondit. L’humeur de Présence s’assombrit. Il entra seul dans la tour du mage. Il y découvrit le salon saccagé, le corps du sanglier au milieu de la maquette éparpillée, la disparition du sorcier, et, dans la chambre du dessus, les félins fouillant les viscères du chevalier. Il ne restait rien du foie et des intestins. On festoyait maintenant des poumons et du cœur, dans une enivrante odeur de sang.

La voix de Libérée revint à la charge : « Nous n’avions pas conclu d’accord. Pourtant, nieriez-vous que je vous fusse utile ? Mes objectifs sont inchangés. Je vous réitère donc mon offre. Coopérez. 

_ Serez-vous la magicienne qui remplacera Lourijami ?

_ Pas forcément, mais si vous le demandiez je transmettrais vos désirs à ma hiérarchie. Il est possible qu’on en tienne compte.

_ Et si je m’y oppose encore ?

_ Demain, ou après demain, les soldats et les mages de la Mégapole Souterraine investiront les lieux. Ils en feront une base pour, progressivement, s’arroger la Forêt entière. Si Émibissiâm nous la conteste, il devra affronter des sorciers de même rang que lui. Il perdra.

_ Pourquoi ne pas l’avoir fait tout de suite ? S’il vous est si facile de prendre ?

_ Parce que vous avez de la valeur, Présence, et parce que c’est plus aisé après votre défaite.

_ Bien entendu. Parlez-en à Borane, ou à Mïoufatalie, ici présente. Ils auront assez d’autorité pour reprendre le flambeau. De mon côté, je me découvre un nouveau projet. Vous servir n’en fait pas partie.

_ Que de mystère !

_ Je vais me venger d’Émibissiâm. Je n’ai point de grief contre les chevaliers d’ombre. Ils ont gagné à la régulière, comme on dit. Mais le sorcier a porté la dévastation chez moi. En outre, je ne sais pas à quoi il a joué avec sa familière. Pourquoi est-il reparti sans elle ? Est-ce vraiment pour en prendre une autre ? Comment peut-il lui préférer une enfant sans expérience ?

_ C’est peut-être cela qu’il aime ?

_ Vous n’avez pas l’air troublée. Partagez-vous ses appétits ?

_ Nullement, mais je vous rappelle que je suis en service commandé. Je dois garder la tête froide. Est-ce que les prédateurs de la nuit s’opposeront à la prise de contrôle de la Mégapole Souterraine ? »

  Les félins se consultèrent du regard. « Mais non, faites comme chez vous », lui répondit Mïoufatalie en jouant avec une perle de collier, mêlée aux lambeaux de chairs du chevalier. « J’ai déjà vu ce genre d’objet », déclara Présence. « Les mages s’en servent pour donner un sort à quelqu’un. Combien il y en a-t-il ?

_ Trois », lui répondit-on.

« Ont-elles toutes servi ? Comment le savoir ?

_ Elles ont toutes servi», confirma la voix de Libérée. « Sinon, il serait peut-être encore vivant. A demain, Présence. »

  Le Sire du château retourna sur la passerelle. Le vent du soir lui porta l’odeur des arbres, un mélange de fraîcheur et de feuilles pourrissantes. « Pourquoi les aigles ne reviennent-ils pas avant la nuit ? » Se demanda-t-il. 

Chapitre trois : Basculements.

Hors d’atteinte.

  Le soleil enfin se coucha. Les chevaliers des Vallées tenaient conseil. Trois étaient morts pendant la bataille. Deux étaient sérieusement  blessés. Ils dormaient. Dove et Devoto étaient partis avec Émibissiâm. Il restait donc un trio valide. Tous étaient fatigués, naturellement, mais aucun n’avait envie de se reposer. Depuis trop longtemps, ils attendaient des nouvelles de leur chef. Biratéliam leur avait promis de les tenir au courant, dès qu’il saurait quelque chose. On jugeait précipitée la décision de suivre le sorcier. Dove aurait dû envoyer quelqu’un d’autre ! Il fallait guetter le retour du mage de Sudramar, ou de sa familière : souvent il l’utilisait comme messagère. Il faisait nuit noire lorsqu’un chevalier d’ombre vint les trouver. Il s’appelait Sacoril. Voici ce qu’il leur rapporta :

  « Je me suis rendu au refuge du sorcier, la maison camouflée. Ma monture me prévint de la présence de rapaces dans le voisinage. Effectivement j’entendis des battements d’aile s’éloigner alors que je m’apprêtais à mettre pied à terre. Je tirais mon épée, et m’approchais de la porte. Je toquais. On m’ouvrit : c’était Devoto. Il m’annonça que le mage était de retour, avec des prisonniers. Il était d’ailleurs en train de les interroger. J’ai proposé mon concours, et j’ai demandé ce que devenaient Dove et la familière. Devoto m’a répondu qu’ils étaient restés au château, dont Émibissiâm avait tué la plupart des habitants, car il ne pouvait ramener que quatre personnes. » On remercia Sacoril, mais quelque chose clochait. Pourquoi le noble Devoto n’était-il pas venu en personne informer ses frères d’armes ? Le chevalier d’ombre admit que c’était bizarre, en effet. Les hommes des Vallées décidèrent d’aller demander des précisions au sorcier. Sacoril leur proposa d’attendre un peu, si jamais Biratéliam souhaitait se joindre à eux. Effectivement, le commandant ne tarda pas à  prendre la tête du groupe.

  Émibissiâm ouvrit son huis. Il expliqua que sa priorité avait été d’en savoir le plus possible sur la magie du château. Cette tâche avait requis toute son attention, car Lourijami semblait incapable de parler à une vitesse normale. Néanmoins, étant un sorcier, il fallait le surveiller constamment. Pensée dormait dans un coin. Biratéliam exigea une copie des minutes de l’interrogatoire.  Il demanda si, comme prévu, Émibissiâm s’était rendu maître du château, si Dove avait pu tuer Présence ?

  « Je terminerais le travail dès demain. Nul doute que nous retrouverons, moi ma familière et vous le capitaine des Vallées. Quant au seigneur vaincu, il ne s’est pas manifesté. Je pense que lui mettre la main dessus était un peu présomptueux. » Il marqua une pose. « Nous devons tenir compte d’une complication récente: la Mégapole Souterraine aimerait beaucoup s’approprier la Forêt et le château. Elle a même envoyé une magicienne pour me contrer. Cette personne s’est contentée de me parler à distance. Elle discutait aussi avec les prédateurs de la nuit. Il est possible qu’elle les encourage à contester mon autorité. C’est pourquoi il est si essentiel que je prenne une avance sur tout le monde pour contrôler la source énergétique. 

_ Les mages de la Mégapole sont les héritiers de ceux du Süersvoken. Ils rivalisent avec les Palais Superposés qu’ils considèrent comme une survivance du Tujarsi. S’ils veulent la Forêt, ils l’auront.

_ J’essayerai tout de même de négocier une part. Après tout, ce n’est que justice, n’est-ce pas ? Nous avons vaincu Présence !

_ On m’a signalé des rapaces noirs rôdant aux alentours…

_ Oh, ils ne rôdaient pas ! Figurez-vous que certains voudraient s’entendre avec nous. Si nous pouvions gagner de tels messagers, avouez que ce serait très pratique !

_ Ils ont la trahison facile ces emplumés. Quelle garantie nous  donnent-ils ?

_ Pour l’instant, aucune, mais rien n’est fait. Je vous tiendrai au courant, évidemment. »

Sacoril proposa de rester sur place pour mener l’interrogatoire. Un chevalier des Vallées se porta également volontaire, pour remplacer Devoto. Celui-ci mettrait par écrit tout ce qu’il avait observé au cours de sa mission. Biratéliam approuva. Devoto lui emboîta le pas. Mais à l’instant de passer le seuil, le chevalier parut hésiter. Il se retourna à moitié. « Pensée ne vient pas ? » Demanda-t-il d’une voix fatiguée. Le commandant se tourna vers l’apprentie : « Laissons la dormir. Pourquoi voudriez-vous l’emmener ? Elle est mieux ici, dans une maison, que sous une tente avec des soldats, ne croyez-vous pas ?

_ Oui, certainement », concéda Devoto, « mais c’est que je m’étais engagé à la protéger, ou quelque chose comme ça… » Tout bruit cessa pendant trois battements de cœur. Biratéliam sentit un non-dit en suspens. « Vous irez la voir dès demain matin, et vous prendrez régulièrement des ses nouvelles. Dans l’immédiat, j’entendrai votre rapport. Mon secrétaire notera au fur et à mesure. Sauf erreur de ma part, vous commandez les hommes des Vallées en l’absence de Dove, n’est-ce pas ?

_ Oui…

_ Alors il faudra dormir, peu, mais dormir. » Ils s’éloignèrent.

  A l’aube, deux cents soldats de la Mégapole Souterraine investirent le château par une Porte de Verlieu. Libérée les accompagnait avec quatre mages de rangs équivalents ou supérieurs. Présence n’était plus là. On captura Siloume. On lui mit la tête dans une cagoule aveugle, on lui ligota les mains derrière le dos, et on lui passa autour des chevilles une corde longue de cinquante centimètres, de sorte qu’il lui serait impossible de se déplacer en courant. Les carabiniers de la Mégapole abattirent Borane sans autre forme de procès. Mïoufatalie et les félins négocièrent un statut d’éclaireur, qui les inféodait tout en leur préservant des marges de liberté.

  Le Haut Mage de la Mégapole n’eut guère de difficulté à repérer la source d’énergie du château. Il engloba immédiatement toute la construction dans un immense hémisphère noir, destiné à faire barrage aux sens de sorcier, à avertir de toute magie de transfert, et à contraindre tout intrus y recourant d’apparaître dans les geôles. Quand Libérée souleva la question, il se déclara indifférent aux enfants de Présence. D’ailleurs, il remercia la sorcière en termes sobres, et la renvoya prendre ses ordres à la capitale. Libérée voulut emmener Siloume, mais sa hiérarchie s’y opposa. On avait d’autres projets.

Un sorcier de la suite du Haut Mage lui rapporta les trois perles de Dove. « Toutes ont servi, votre Excellence, mais voyez, celle-ci est encore active. Nous l’avons trouvée dans les restes d’un cadavre dévoré par les prédateurs de la nuit. Le corps est irrécupérable », ajouta t-il en devançant la question de son supérieur. Le Haut Mage prononça les paroles d’une formule de véracité, (une révélation opérée par une entité supérieure). « Vous avez vu juste, mon ami : il y a quelqu’un. Je l’interrogerai en temps utile. Le plus urgent est d’écarter Émibissiâm. Faisons lui savoir qu’il a perdu la partie. Amenez la fille à l’extérieur du voile noir. Dites lui que son maître doit quitter les rivages de la Mer Intérieure.»

  Le mage de Sudramar se leva de bonne humeur. Sa première action fut de préparer ses sortilèges. Quand il eut fini, il demandé à Pensée de lui servir son petit déjeuner. Il lui indiqua ce qu’il voulait, et ou trouver la nourriture et les couverts. Il la convia à partager une boisson chaude et des biscuits qu’elle grignota sans dire un mot. De temps en temps elle tournait la tête vers Lourijami, ficelé à une chaise, bâillonné, les vêtements défaits, le visage couvert d’ecchymoses. Le malaise de l’apprentie était évident, mais Émibissiâm ne fit rien pour le dissiper. La fillette avait déjà connu bien des traumatismes : abandonnée dix ans plus tôt près de l’Amlen, la vie au château parmi les prédateurs de la nuit, et maintenant la défaite et la torture de son protecteur et mentor. Émibissiâm dégustait des pâtes de fruit. Il se resservit une infusion aromatisée. Une fois sa gourmandise apaisée, il quitta la table, caressa en passant les cheveux de Pensée, qui d’instinct rentra la tête dans les épaules, puis alla faire sa toilette. A son retour, le sorcier entreprit de rétablir le contact avec sa familière. Il ferma les yeux afin de mieux se concentrer.

  « Elle vit. Etonnant. Elle ne voit rien. Elle souffre… Dort-elle ? Non ? Oh, elle a un message pour moi ! » Ses traits se crispèrent sous l’effet de la contrariété au fur et à mesure qu’il découvrait les exigences du Haut Mage. « Mauvaises nouvelles Lourijami ! Vous ne servez plus à rien! » S’emporta-t-il. En trois enjambées il rejoignit le captif, dégaina un poignard et le plongea dans sa gorge. Voyant cela, Pensée se précipita vers la porte, déverrouilla et s’enfuit en courant, en direction de la garrigue. Le mage se lança à sa poursuite. La fillette hurlait à gorge déployée, des « aux secours ! », des « à l’aide ! », des « à moi ! », qui se perdirent quelque part dans les nuages, comme ils le faisaient depuis des millénaires tout autour de la Mer Intérieure. Émibissiâm plaqua Pensée au sol. Diverses options se présentèrent à son esprit, de la plus violente à la plus sournoise. Il attendit quelques secondes que sa proie cessât de se débattre. « Vous aimiez Lourijami ? C’était mon ennemi. C’est fini. Je n’ai jamais eu l’intention de vous faire du mal, Pensée. Pour vous me suivre est la meilleure solution. Je vous formerai aux arts magiques. Vous deviendrez puissante, faites moi confiance. Vous aurez à manger, vous aurez un toit, vous pourrez rencontrer des gens, de vrais gens. Je possède une tour à Sudramar. C’est une très belle ville, pas comme les cités de la Mer Intérieure, non, plus jolie, plus propre, plus policée. Vous vous y ferez des amis. » Il marqua une pause. « Sinon où iriez-vous? Savez-vous où j’ai trouvé Siloume, la fille d’ombre qui m’accompagnait ? Elle était esclave à Joie-Des-Marins, un port que le dragon a réduit en cendre. Cela ne vous dit rien, mais sans moi elle serait morte depuis longtemps. Je suis en train de vous sauver Pensée ! Tout ce que vous aurez à faire est de suivre mes instructions, d’étudier sérieusement, comme je suis certain que vous le faisiez déjà, et d’être gentille ; une qualité qui me manque, je le reconnais, mais dont j’ai néanmoins besoin. Pour votre sécurité je… »

  On venait. Devoto, à cheval, s’arrêtant à une dizaine de mètres, descendant du côté opposé, cherchant peut-être quelque chose dans ses sacoches, menant enfin son cheval par la bride vers la maison camouflée du sorcier. N’avait-il pas vu Émibissiâm ? Il arriva devant porte entrouverte. « Je suis ici, chevalier ! Vous êtes bien matinal !

_ Je viens prendre des nouvelles de la fillette. En fait j’aimerais l’emmener dans les Vallées.» En passant le seuil, il ajouta quelque chose que le mage n’entendit pas bien. Émibissiâm charma Pensée avec une persuasion. Puis il se couvrit d’un sortilège de défense, parce qu’il n’appréciait pas du tout que le guerrier entrât chez lui sans demander la permission. « Celui-là, il me faut absolument le soumettre », pensa-t-il en s’avançant. « Que ferez-vous du corps ? » Demanda le chevalier depuis l’intérieur. Émibissiâm contourna le cheval par la droite, observant que sa robe noire trahissait sa nature magique. Sans doute un familier dont le maître était mort pendant la bataille. Soudain, le sorcier n’eut plus très envie de confronter Devoto. « J’avais l’intention de l’enterrer dehors. Sortez-le, voulez-vous ?

_ La fille n’a qu’à monter sur le cheval, il s’appelle Muritanar.

_ Je lui ai promis de l’instruire…

_ Très aimable de votre part, mais nous avons aussi des mages dans les Vallées, et j’ai le devoir de la protéger. Alors… »

  Émibissiâm commença une incantation. Sans attendre le destrier noir se dressa  sur ses jambes et le frappa en moulinant des membres antérieurs. Or, loin de blesser le sorcier, la force de chaque coup lui fut rendue. Le cheval recula. Émibissiâm lui destina son maléfice. L’animal se figea soudain. Mais Devoto prit immédiatement le relais. Plutôt que de frapper il fit une prise, déséquilibra son adversaire et l’amena au sol. Puis, il tenta de le faire taire. Cependant Émibissiâm eut le temps de dire une dernière formule. L’instant d’après, il n’était plus là.

« Que le Dragon des Tourments te dévore sorcier ! 

_ Où est parti le maître ? » Demanda Pensée d’une voix distante.

« Je ne sais ! Peut-être au camp ? Viens avec moi, il faut nous éloigner ! Cette petite guerre a tous les défauts d’une grande.»

Ils partirent à pied sans attendre. Devoto confia la gamine à deux chevaliers convalescents. « Voici Pensée. Protégez la. Je ne sais si nos actions amèneront quoique soit de bien à la Mer Intérieure, mais sauvons au moins cette enfant. Retournez aux Vallées. Allez voir la vieille Perspicasse, qu’elle lui trouve un nouveau mentor. Méfiez-vous d’Émibissiâm si vous le revoyez.

_ Au fait, avons-nous des nouvelles de Dove?» Demanda un guerrier blessé.

« Non. Je crains pour sa vie. Il n’était pas en bons termes avec  Émibissiâm. Nous-nous sommes disputés à propos de l’apprentie justement. Le sorcier voulait en faire… sa chose. Vous m’entendez bien ? Dove s’y est opposé. Résultat : il est resté au château avec Siloume. Émibissiâm a ramené Lourijami, le mage de Présence, au lieu de notre capitaine, pour l’interroger. Or, ce matin, il a égorgé son rival, sans nous consulter, sans en avoir reçu l’ordre de Biratéliam. Nous-nous sommes battus. Il s’est transféré ailleurs. Rien de bon ne viendra de cet homme. Quant à Dove, je ne vois pas comment nous pourrions l’aider désormais. Partez dans l’heure messieurs.»

  Les chevaliers emportèrent Pensée vers le nord. Mais il y avait loin des rivages de la Mer Intérieure jusqu’aux Vallées. Dès la première pause ils discutèrent de la marche à suivre. Ils tombèrent d’accord qu’il leur serait impossible d’échapper à quelqu’un capable de se déplacer instantanément sur des centaines de kilomètres, si leur poursuivant parvenait à les localiser. Or Émibissiâm était connu pour avoir espionné à distance le château de Présence. Par conséquent, s’il tenait vraiment à s’emparer de la petite apprentie, il y arriverait. « Devoto nous a mis dans une situation impossible.

_ Soyons astucieux. Les magiciens ne sont pas touts puissants.

_ Que proposes-tu ?

_ Il faut l’induire en erreur. Pour commencer nous sommes plus repérables que la gamine. Nous pourrions attirer l’attention du sorcier pendant qu’elle suit sa route.

_ Une petite fille ne peut pas survivre seule ! Et dès qu’Émibissiâm nous aura repérés, il saura aussi qu’elle n’est pas avec nous. Où veux-tu qu’elle aille ?

_ Confions la à un hameau.

_ Non.

_ Si. N’importe quoi permettant de gagner du temps.

_ Nous cacher dans un trou, comme des rats, et mourir de faim ?

_ Trouver des ruines avec une cave serait en effet un bon début. Se déplacer de nuit… Abandonner les chevaux.

_ Nous n’arriverons nulle part sans eux.

_ Si nous brouillons les pistes il se lassera peut-être.

_ Mais non ! Il a tout son temps : la guerre est finie.

_ Il s’intéresse au château.

_ Pour augmenter encore son pouvoir ! »

  Les chevaliers n’en menaient pas large. Le plus fataliste accepta néanmoins l’idée de s’éloigner du rivage pour se fondre dans la garrigue. Pensée, qui avait suivi la discussion, se sentait impuissante et désespérée. Fallait-il quitter la protection des hommes d’armes ? Allons ! Elle n’était pas comme les enfants de Présence. Sans l’aide de Lourijami elle serait morte depuis longtemps. C’était évident. Elle contempla la mer tristement.

C’est en séchant ses larmes qu’elle vit la voile blanche, le bateau, son petit équipage. Elle montra du doigt ce qui venait.

  Les chevaliers pensèrent ensemble la même chose. Ils firent des signes pour qu’on les vît. Les marins leurs répondirent en agitant les bras. De loin on compta quatre femmes. L’une d’elles sondait l’eau avec un grand bâton. Elle sauta dans les vagues, imitée par une deuxième navigatrice. Toutes deux portaient des tuniques très simples, serrées à la taille par une corde faisant office de ceinture. Elles y avaient glissé un fourreau d’où dépassait le manche d’un couteau. La première était assez petite, toute grise, les cheveux coiffés en queue de cheval. Sa camarade était une grande adolescente longiligne.

La magicienne se présenta : « Buongiorno miei Signori, aynèm  Poussière. Ayssel guévébeu, leinwandsaki, stocki, mantelli, céntouri, chaussouri, é fish. » (« Bonjour mes seigneurs, je m’appelle Poussière. Je vends des tissus, des sacs de toile, des bas, des capes, des ceintures, des chaussures et du poisson. ») Les chevaliers la comprirent difficilement, car elle s’exprimait à toute vitesse, avec un fort accent, dans le sabir de la Mer Intérieure. Ils demandèrent du poisson et des sacs de toile que la grande fille alla quérir au bateau. Elle revint vers eux en tirant une sorte de petite barque dans laquelle on avait déposé les articles et la nourriture.

  « Nous avons quelque chose à vous demander, qui sort de l’ordinaire. Nous vous payerons, bien sûr, » déclara un chevalier. Il voulait que Poussière emportât Pensée sur son voilier. « Avec nous, elle est en danger. Il faut la cacher, au moins quelques jours. Mais le mieux serait qu’elle fasse sa vie dans un endroit improbable. Elle sait lire et écrire, car elle a été l’apprentie d’un magicien.

_ C’est votre jour de chance, mes seigneurs. J’accepte de grand cœur. Je suis moi-même versée dans les arts magiques. J’ai un modeste talent, mais il se trouve que vos désirs rejoignent mes objectifs. Je vis pour recueillir les petites Pensée. Cela dit, votre argent est le bien venu. » Un chevalier lui tendit une bourse bien pleine. Poussière la jeta dans la petite barque. Elle retourna au voilier. Les chevaliers virent l’adolescente aider l’enfant à monter à bord. Ils s’en retournèrent au camp et firent leur rapport. Devoto finit par admettre que leur solution était meilleure que la sienne, précisément parce qu’il ignorait l’existence des marinières.

  De fait, bien qu’il cherchât l’apprentie, comme les chevaliers l’avaient craint, Émibissiâm ne la trouva pas. Alors il reprit contact avec les rapaces noirs.

Bonnes-Caves.

  Le jour du départ de Pensée, Biratéliam démobilisa les paysans qui s’étaient battus dans son camp ou dans celui de Présence. On enterra les morts. On installa les blessés dans les villages les plus proches. Une partie des quai-rougeois entama son voyage de retour. Les autres commencèrent à abattre des arbres pour construire un camp fortifié, aidés des fantassins de Sudramar. Le commandant passa en revue ses chevaliers d’ombre. Peu étaient indemnes, mais comme tous connaissaient des charmes curateurs, les plus faibles redeviendraient opérationnels au bout de quelques jours seulement. Le lieutenant Oupanikaren, par exemple, tenait déjà debout. « Vous nous rattraperez dès que possible », déclara Biratéliam, car il lui tardait de découvrir les villages méridionaux, particulièrement Bonnes-Caves, et d’y rencontrer Iméritia. Il prit donc la tête d’une quinzaine de cavaliers, et de deux chariots, l’un de ravitaillement, l’autre transportant des tentes, des coffres, et des armes.

  Libérée rentra à Survie. La capitale de la Mégapole Souterraine reconnut mieux ses mérites que le Haut Mage. On la paya généreusement. La magicienne s’assura que sa fille, Frayède, bien installée dans leur nouvel appartement, ne manquât de rien. L’enfant regrettait déjà le soleil des Contrées Douces. Pour lui plaire, Libérée fit apparaître des myriades de lueurs vagabondes, errant au hasard  entre sol et plafond. Certaines se posaient un temps sur les objets, jusqu’à ce qu’un mouvement d’air les fît s’envoler. Quelques unes ricochaient à la surface des choses. Tout un aréopage était dévoué à nimber l’enfant, ou à se mouvoir en cadence lorsque lui prenait l’envie de jouer de la mandoline. La demoiselle connaissait très bien trois mélodies. Elle aurait souhaité en apprendre davantage, mais son professeur vivait à Convergence. Le lutin familier assurait l’essentiel de son instruction, exceptées les leçons de magie, directement données par sa mère. La fille était toujours studieuse, mais guère empressée de devenir magicienne. Frayède, confinée dans l’appartement, ne percevait que les échos atténués du monde extérieur, ce que sa maman acceptait de lui dire. Il y avait de quoi nourrir ses inquiétudes. Libérée avait besoin de sortilèges pour se protéger, pour voyager, pour influencer, pour s’informer, pour neutraliser. Se dessinait en creux un monde dangereux, vaste, pas toujours coopératif, opâque et qu’il fallait parfois contraindre. Au fur et à mesure que s’étoffait son vocabulaire magique, Frayède comprenait de mieux en mieux les discutions matinales entre sa mère et ses entités. La fille jouait aussi à deviner comment s’était passée la journée de Libérée.

  Si sa mère rentrait chargée d’un parfum différent, c’est qu’elle aurait vu une amie. Elle serait rêveuse, mais dans de bonnes dispositions. Si elle revenait avec un visage couleur de chair, c’est qu’elle aurait rencontré le père de son enfant. Elle se dépêcherait de reprendre sa face de nuit. Elle serait mutique, et un brin rigide. Elle enlacerait sa fille presque à coup sûr, mais ne dirait rien sur l’homme. Un pas martial, des opinions plus tranchées qu’à l’accoutumée trahiraient une réunion de travail, avec des politiques ou d’autres sorciers. Après une journée épuisante, elle aimerait entendre sa fille jouer de la  mandoline.   

  Présence rôdait dans la Forêt Mysnalienne. Il n’avait aucun mal à y trouver sa nourriture. Le chat traquait ses proies entre les racines noueuses, sous les fougères, et bien sûr dans les branchages. Parfois, il grimpait jusqu’aux cimes et se mettait à l’écoute des cieux, humait l’air, ou guettait un mouvement rapide. C’est qu’il aurait bien voulu avoir une petite conversation avec les rapaces d’ombre. Il lui paraissait douteux que les aigles eussent emporté ses enfants très loin, mais la taille de la forêt rendait ardue la recherche. « Si les oiseaux ne les ont pas simplement abandonnés, ils voudront au moins s’en débarrasser le plus vite possible. Dans ce cas le mieux serait de les porter, ou de les escorter jusqu’au premier village au sud de la sylve, et pourquoi pas d’avertir leur mère. » Plaçant ses espoirs dans cette hypothèse, Présence voyagea vers la lisière méridionale. 

  Biratéliam et son escorte aperçurent l’enceinte de Bonnes-Caves après cinq jours de chevauchée. On avait coutume de comparer les rivages de la Mer Intérieure au cadran d’une horloge. Quai-Rouge se trouvait à douze heures, la Forêt Mysnalienne à neuf heures et Bonnes-Caves à six heures. Le sud semblait avoir moins souffert que le quart nord-ouest. Pourtant la garrigue avait bien dix ans d’âge, comme sur l’ensemble du pourtour. Mais on y voyait plus de villages que de hameaux. Les habitants expliquaient que le dragon s’était abattu tardivement dans la région. De ce fait, davantage de gens avaient eu le temps de fuir. Ils s’étaient réfugiés dans les forêts du sud, infestées de chimères. Mais les villes avaient été rasées et les récoltes perdues. La famine avait fait des ravages. Les armées s’étaient changées en bandes de brigands anthropophages. Certaines compagnies avaient tenté des raids contre les comptoirs du N’Namkor. On n’en avait plus entendu parler. Bon débarras. Sire Présence et Dame Iméritia avaient contribué à leur manière au retour à l’ordre. Le premier, parce qu’il savait communiquer avec les prédateurs de la nuit, et avec certaines chimères, de sorte qu’il fût possible de s’aventurer dans les forêts sans subir leurs assauts. En outre, il constitua des compagnies d’archers avec lesquelles il mit au pas les récalcitrants. La seconde parce qu’elle s’imposa auprès de l’ancienne aristocratie des cités. Plusieurs décès opportuns combinés à d’indéniables capacités manœuvrières lui permirent de devenir la dirigeante de Bonnes-Caves. Biratéliam savait depuis longtemps à quoi s’en tenir au sujet d’Iméritia. Depuis le Sphinx,  il avait sollicité les Cités Baroques. La piste remontant à Firapunite, les édiles de cette ville lui expédièrent la copie d’un dossier retraçant la généalogie de la dame, ses débuts dans le monde, décrivant aussi ses talents de nageuse en eaux troubles. Une  chronologie des affaires louches auxquelles on la croyait mêlée complétait le portrait.

  Bonnes-Caves était une cité de plan carré, entouré d’une muraille régulière, surmontée d’un chemin de ronde en bois. On avait construit quatre grandes tours d’angle, ainsi que deux tours intermédiaires au milieu des côtés est et ouest. Une porte encadrée de deux tours gardait l’entrée sud. Le même dispositif se répétait sur le rempart nord tourné vers la mer. Par un escalier rénové on descendait un talus auquel s’adossaient des baraques de pêcheurs. Le petit village se prolongeait de trois jetées. Deux voiliers tout neufs, qui auraient fait envie aux quais-rougeois, y étaient amarrés. On ne voyait pas de toiture dépassant la hauteur de l’enceinte. Biratéliam remarqua des gardes et des archers. Il entendit le tocsin sonner. Une volée de flèches se planta devant l’escouade en signe d’avertissement. Avait-on crié victoire trop vite ? Par un sort mineur le commandant amplifia sa voix.

  Il donna son nom, et les motifs de sa visite : rencontrer Iméritia et recevoir la soumission de la ville, suite à la bataille des Rivages Désolés. On le snoba, ce qui l’irrita au plus au point. Il devait encore  composer avec les particularités diplomatiques de sa mission : rassembler plutôt que détruire. Présence était le monstre. C’était-on mal compris ? Il se tourna vers son lieutenant, Oupanikaren, qui les avait rejoint la veille avec dix cavaliers de plus. « Je me prépare, je fonce, vous suivez. » Un plan simple. Biratéliam s’enroba de vent et de d’effroi. Il chargea. Sa monture doubla sa vitesse dans les cents derniers mètres. Les flèches se perdirent à gauche et à droite. Soudain, les défenseurs ressentirent une sorte d’angoisse, qui se mua en panique totale quand le destrier sauta par-dessus le rempart. Son cavalier décapita un soldat au passage. Le chevalier d’ombre continua sa course dans la rue principale en quête de la villa, qui selon les rapports d’Émibissiâm, abritait Iméritia. La population se terrait dans les maisons. Les gardes du palais ne firent pas mine de résister. La porte était grande ouverte. Biratéliam entra dans la cour. En moins d’une minute son escorte le rejoignit. Le chevalier appela la maîtresse des lieux. « Si cette vipère m’offre à boire, je la coupe en deux », se dit-il en son fort. Mais la dame de Bonnes-Caves ne risqua rien de tel.

  Elle parut sur le perron du logis principal, seule et pâle, dans une simple robe rouge sans manche resserrée sous la poitrine, sa longue chevelure noire lui cascadant librement dans le dos, et encadrant son beau visage. Elle portait aussi un collier d’or où pendaient trois médaillons, et des bagues ornées de perles serties dans des motifs complexes, à la façon de Firapunite. Elle faisait de grands efforts de volonté pour ne pas prendre ses jambes à son cou. « Il fallait, madame, me recevoir sans complication », commenta Biratéliam en avançant vers elle. Il mit pied à terre, son épée encore rouge de sang. Iméritia recula un peu. Elle s’adossa à la maçonnerie afin de garder contenance. « Vous avez gagné, » reconnu-t-elle. « J’espère bien ! Voilà qui est mieux. Nous allons signé tout cela en bonne et due forme. Vous nous ferez bon accueil, et pas d’entourloupe, n’est-ce pas ? Vous goûterez les plats, les boissons et vous assurerez que mes hommes ont eu raison de ne pas prendre par la force ce qui doit leur être librement offert. Nous sommes vingt cinq.» La gorge sèche Iméritia expliqua qu’elle ne pourrait rien faire tant que durerait l’effroi magique. Celui-ci s’adoucit, mais ne disparut qu’après la signature de l’acte de reddition.

  « Vous-vous engagez à servir le Garinapiyan, à nous obéir en toute chose, à procéder aux travaux que nous déciderons et à fournir un contingent de soldats conformément aux règles que nous édicteront. Vous paierez un impôt une fois l’an qui sera versé au représentant du  Garinapiyan (moi ou un de mes hommes) là où il aura établi le siège de son pouvoir, siège qui sera obligatoirement bâti hors du périmètre du dragon.

_ C’est le plan de Présence.

_ C’était d’abord le nôtre ! Il doit être exécuté à nôtre bénéfice. Bon pour être franc avec vous, je n’y crois pas beaucoup. J’admets que nous pourrions sauver quelques vies, et gagner un peu de temps lors des phases de reconstruction, mais les gens ne nous ont pas attendu, hein ? Vos sujets se sont terrés dans leurs caves. Combien ont survécu au dragon?  Un sur dix ? D’ailleurs, je veux les voir ces caves. Menez-y moi ! »

  Munie d’une torche, elle lui fit visiter le complexe de galeries, creusées entre cinq et dix mètres de profondeur, par ceux qui en avaient eu les moyens. Les voûtes et les étayages  trop proches de la surface s’étaient effondrés. Il fallait prévoir de quoi faire barrage à un souffle direct, de quoi manger, de quoi boire, et de quoi tenir les ombres à l’écart. Car le dragon commandait aux morts de lui rapportait toutes les richesses qu’ils trouveraient. Les spectres attaquaient les survivants, à moins de s’en protéger par des enchantements idoines. Évidemment les mages capables de les lancer étaient rares et chers en tant normal. Après les attaques ils étaient le plus souvent morts ou en fuite. « Au début, quand nous sommes arrivés, les rescapés s’enterraient encore pour dormir. L’odeur était terrible. Le précédent seigneur de Bonnes-Caves avait une chambre luxueuse un peu plus loin. J’ai fait remonter les draps, mais pas le matelas. Je vais vous montrer… » C’était cousu de fil blanc. « Est-ce là quelque ruse ? » Demanda Biratéliam en plaquant Iméritia contre un mur. « Profiterez-vous d’un instant de faiblesse pour reprendre le dessus ? » Insista-t-il.

« Qu’est devenu Présence ?

_ Je ne sais pas.

_ Et ses enfants, que j’ai portés, qu’en avez-vous fait ?

_ Rien. Je n’en ai rien fait. Votre comparse a eu le dessous dans la bataille. Il a pu fuir, mais ensuite son destin m’est inconnu. Je n’ai pas cherché à m’emparer de son château. Il ne faisait pas parti de mes objectifs militaires. A dire vrai, je n’aurais pas été fâché qu’un seigneur régnât sur les prédateurs de la nuit. Mieux vaut avoir quelqu’un à qui parler. Croyez-moi, le vide est dangereux en politique.

_ Vous les tueriez ?

_ Qui ?

_ Les enfants.

_ J’en serais capable. Encore faudrait-il que j’y aie intérêt. Nous aimons la stabilité. Le Plan l’exige. Une lignée stable pourrait y contribuer… De votre côté, qu’avez-vous en tête ?

_ Je ne veux plus avoir d’enfants. Six, c’est bien assez.

_ Je vous désire. »

  Iméritia se remettait rapidement de ses peurs. Elle se frotta au chevalier dans la pénombre de l’abri. Biratéliam se défit de son armure. Il fêta sa victoire dignement. Ils auraient très bien pu s’endormir tendrement dans les bras l’un de l’autre, sur le vieux matelas, dans la chambre du seigneur, à la lueur de la torche.

  Pendant que son chef s’accouplait avec la Dame de Bonnes-Caves, Oupanikaren parcourait la ville, escorté de pairs et de gardes locaux. Le groupe s’était engagé dans une voie parallèle à la rue principale traversant la cité du sud au nord. Elle arrivait au pied de l’enceinte. Le chevalier d’ombre en profita pour critiquer la largeur des murs, et la minceur des structures. A chaque remarque, il pointait du doigt les défauts de l’ouvrage. Quand soudain, son geste resta en suspend. Un jeune garçon marchant sur le chemin de ronde venait de bondir sur le créneau, puis sur le merlon étroit. Maintenant l’acrobate enchaînant les sauts souples et toniques parcourait toute la distance le séparant de la tour la plus proche. « Il ne tombe jamais, celui-là ? » S’étonna t-il. « Non, chevalier. Ou alors, c’est sans conséquence. Vous admirez Presqu’humain un enfant de Sire Présence et de Dame Iméritia. Il n’a point de poils sur le visage comme ses frères et sœurs, mais il a hérité de certains dons de son père, lequel s’est toujours vanté d’être une espèce de chat. Il en avait les yeux, et personne ne se serait risqué à le contredire, car il avait la souplesse et la vivacité d’un fauve. Ah ! On dirait qu’il a vu quelque chose. Ce doit être assez gros, car les félins n’ont pas une très bonne vue de loin. » En effet l’enfant leur tournait le dos. Il était pied nu, de peau cuivrée, les cheveux très noirs, seulement vêtu d’une tunique sombre serrée à la taille par une ceinture ornée. Il se tenait en équilibre sur une jambe, la main droite placée en visière. Il pivota en demi-tour sur son pied d’appui, feignit de découvrir les soldats, et annonça « un gros aigle ! Peut-être des nouvelles du château. 

_ Venant de la Mer ? Voilà qui est peu probable, jeune seigneur », répliqua un garde. « Allons voir. » Décida Oupanikaren, aussi curieux de se faire une idée du phénomène que d’observer de près le garçon.  Il descendit de cheval, puis monta une échelle, ses hommes à sa suite. Il fut d’abord surpris par la grâce de l’enfant. Ce dernier détourna la tête et reporta son attention sur l’aigle. « Il a encore grossi ! D’après vous à quelle distance se trouve t-il ? » Pour la deuxième fois de la journée le lieutenant de Biratéliam sentit le temps s’arrêter. Car il ne s’agissait nullement d’un oiseau. Quelqu’un avait réveillé le Dragon des Tourments !

Panique.

  On sonna l’alarme, on cria, on courut se réfugier dans les caves. On s’y entassa. Iméritia remit sa robe en une seconde. Biratéliame enfila ses hauts de chausses, puis les premiers habitants firent irruption dans l’abri. Selon une tradition bien établie, on occuperait d’abord le fond. Le chevalier sentit le danger : il n’y aurait évidemment pas assez de place pour tout le monde, et surtout pas pour sa noble monture. Du reste, il ne voulait pas l’abandonner dehors. Il renonça à mettre cuirasse et brassières, ceignit son fourreau, ajusta son heaume, et tirant l’épée se fraya un chemin vers la sortie. Les gens déboulant à contre sens le regardaient avec des yeux effarés. Les premiers se collèrent au mur pour le laisser passer, mais il en venait de plus en plus. Il hurla des ordres en agitant son arme, freinant tout le monde. Mais que se passait-il ? Pourquoi n’avançait-on pas ? Le dragon, le dragon venait ! Bloqué par la foule, Biratéliam reflua, renonçant de recourir à son effroi. Jamais il ne battrait le dragon sur son propre terrain. Il retrouva les éléments de son armure, et s’en revêtit du mieux qu’il pût, en espérant que sa monture fuirait avec les autres chevaliers. On lui jeta des regards de travers, mais on fut bientôt trop serré pour se dévisager.

  Lorsque l’abri fut plein à craquer, on entendit les plaintes des surnuméraires. Ceux du dehors insistaient pour qu’on leur fît encore un peu de place, et ceux remplissant l’escalier leur répondaient qu’eux aussi seraient bientôt de la viande grillée, car trop près de la surface. On s’entretua au sommet des marches. Plus bas, hommes et femmes pleuraient debout en tremblant. On claquait des dents en suant. Jamais Biratéliam ne s’était senti aussi impuissant.

Il y eut une sorte de cri, suivi d’un bruit sourd accompagné de hurlements déments. Depuis la chambre du fond, on n’entendait pas les sons de la surface, on ne voyait rien, mais on sut que le Dragon des Tourments était à l’œuvre. Dans les salles du haut, les êtres humains se montèrent les uns sur les autres. Il y eut des morts par écrasement. Plusieurs minutes s’écoulèrent. La rumeur de l’incendie se répandit. La température de l’air changea. On commença à respirer des particules chaudes et irritantes. Puis ce fut toute l’horreur d’un tir direct. Le souffle frappa dans l’axe de l’escalier, carbonisant en une seconde les malheureux qui s’y trouvaient, ainsi que tous les réfugiés des premières salles. Tous les survivants eurent la sensation d’être piégés dans un four. Ils suffoquaient. On s’évanouissait par grappe. L’odeur des chairs calcinées parvint jusqu’à Biratéliam. Au bout d’une durée indéterminée, il demanda à ses voisins comment on saurait que l’on pouvait sortir ? Il n’obtint pas de réponse. Pas sûr qu’on l’ait entendu, d’ailleurs. La foule semblait KO debout. Il s’écoula peut être une heure. La torche s’éteignit. L’obscurité libéra de petits bruits, gémissements, toux, reniflements, frottement, sanglots étouffés. Ils revinrent ensuite sporadiquement, mais dans l’ensemble l’ambiance générale devint celle d’un tombeau. Le chevalier s’impatientait, mais il se garda de prendre inutilement la parole. Il tenta de dormir un peu. Ensuite, il préparerait des sortilèges de circonstance.

  « A boire ! » Entendait-on. Biratéliam émergea de sa torpeur. Lui aussi avait soif ; et faim. « Je vais en faire ricaner plus d’un », commença-t-il, « mais rester sous terre ne nous servira de rien. Nous n’avons pas de vivre, pas d’eau, et nous sommes épuisés. La suite est prévisible, nous allons craquer nerveusement. Sans compter qu’il faudra aussi faire nos besoins… Donc, de toute façon nous allons sortir. Puisque le dragon est éveillé, il va incendier toutes les villes et villages de la Mer Intérieure. Je ne crois pas qu’il s’attardera plus que de raison. Nous devrions profiter qu’il est parti ravager d’autres lieux pour nous mettre en route vers le sud, hors de sa portée… De préférence à la faveur de la nuit. » Iméritia relaya sa proposition. Les survivants ne quittèrent pas l’abri, mais occupèrent les salles ravagées par le souffle ardent. On tituba sur les cadavres. Biratéliam put enfin se faufiler jusqu’à la sortie, Iméritia sur ses talons. Sous le suif du ciel nocturne les flammes rongeaient les poutres noires émergeant des décombres. On entendait la mer. « Je vais marcher vers le sud », annonça le soldat, en se mettant en route. Il fit une dizaine de pas, puis s’arrêta, n’entendant pas que la femme le suivait. « Et bien ? » Iméritia regardait autour d’elle. « Mon fils », dit-elle. « Quoi ? Vous le voyez quelque part ? 

_ Non.

_ Alors, inutile de s’attarder. S’il a un peu de jugeote, et qu’il est en vie, il aura bougé. Venez. »

  Cette fois, elle le suivit, un peu à contre cœur. Ils dépassèrent la limite de l’enceinte et s’engagèrent dans des terres labourées bordées de troncs charbonneux. Néanmoins, à la lueur des étoiles, de rares rescapés étalaient leurs ramures. Plus loin, la garrigue se consumait au gré du vent. « Nous devrions cueillir des fruits », proposa Iméritia, « s’il y a encore des arbres…

_ Soit, faisons un détour. »

Ils trouvèrent des oranges. N’ayant pas de sac, ils les mangèrent sur place, jusqu’à être rassasiés. Puis ils coupèrent à travers des terres cendreuses avant de pénétrer dans une zone épargnée peuplée de buissonneux aromatiques. La progression n’était pas toujours aisée dans ces taillis. Biratéliam ouvrait la marche, écartant les branches, taillant parfois dans la masse végétale. Cela dura des heures. Iméritia réclama une pause. Elle était fatiguée, ses pieds la faisaient souffrir, elle avait l’impression de ne pas avancer, elle regrettait sa décision… Le couple s’assit entre des genêts. Iméritia s’endormit. Le chevalier retira son heaume. L’air était pur. Il ne tarda pas à imiter sa compagne.

  Ils s’éveillèrent en milieu de matinée. Si le sommeil leur avait fait beaucoup de bien, la faim les rendait acariâtres. « On a du parcourir la moitié de la distance », dit Biratéliam tourné vers le sud. « C’est drôle que tout n’ait pas cramé », commenta Iméritia qui regardait le nord. Le chevalier la fixa. « Ben oui, je ne suis pas d’ici, » poursuivit l’empoisonneuse, «  mais les survivants du réveil précédent insistaient sur le fait que le dragon détruisait absolument tout. Regardez comme tout est vert autour de nous ! Nous sommes pourtant loin des grandes forêts méridionales.

_ Des Tourments a peut-être estimé que cela suffisait. Son dernier passage ne date que de dix ans.

_ Ce serait bien la première fois !

_ Comme c’est la première fois qu’on le réveille si tôt. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une mesure de rétorsion de Sire Présence ?

_ Comment se serait-il rendu sur l’île du dragon?

_ Je ne sais pas. Avec les aigles ?

_ Et comment aurait-il survécu ? Quand j’ai fait sa connaissance à Firapunite, il était en affaire avec une jeune magicienne… Il aurait pu demander l’aide de Lourijami.

_ Non, nous l’avions capturé.

_ Lourijami ?

_ Oui, c’est Émibissiâm, notre mage, qui a insisté pour le neutraliser. Il l’a enlevé avec son apprentie.

_ Donc, cela ne peut pas être un coup de Présence.

_ Vous aviez des bateaux…

_ Pour pêcher, uniquement. Personne ne serait assez idiot ou téméraire pour mettre le cap sur l’Île des Tourments.

_ Quelqu’un motivé par l’appât du gain, un mage probablement…

_ Pourquoi pas le vôtre ?

_ Il est assez habile. Je le vois mal réveiller le dragon par erreur.

_ Alors volontairement.

_ Peut-être. Je ne sais pas. Il faut que je rentre au Garinapiyan, faire mon rapport.

_ Et si nous rebroussions chemin ?

_ Y a-t-il des vivres à Bonnes-Caves ? 

_ Il y en avait. Nous avions rentré les moissons.

_ En fumée, tout cela. »

  Ils marchèrent encore, burent à une mare, mais ne trouvèrent rien à manger. Iméritia se sentit mal. Biratéliam n’était pas très vaillant non plus. Vers midi, cependant, il aperçut un cheval noir galopant à leur rencontre. Le chevalier d’ombre reconnut son familier. « Ah ! Nos chances s’améliorent ! » S’exclama-t-il. Le destrier  ne tarda pas à les rejoindre.

  « Mon maître, je vous ai cherché ! 

_ Et tu m’as trouvé ! Que sont devenus nos frères d’armes ?

_ La moitié a été tuée, soufflée par le dragon alors que nous nous enfuyons. Il a d’abord détruit Bonnes-Caves puis s’est lancé à nos trousses. Il nous a rattrapé dans l’arrière pays. Il a effectué un passage unique. Son souffle a tout brûlé sur une longueur de trois cents mètres. Nous-nous sommes dispersés, craignant une deuxième attaque qui n’est jamais venue. Au lieu de cela la Malédiction de la Mer Intérieure a tourné plusieurs fois dans le ciel, puis s’est éloignée vers le nord-est.

_ De plus en plus bizarre. Cela ne lui ressemble pas d’épargner des cibles entamées. Porte nous, veux-tu ? »

  Biratéliam monta en selle. Iméritia s’installa derrière lui. Le cheval  trotta. Au bout d’une dizaine de kilomètres la végétation changea s’aspect au profit d’une prairie parsemée de bosquets. Ils virent des fermes fortifiées et des champs entourés de clôtures. « Méfiez-vous », dit le destrier, « ceux qui vivent ici ne sont pas accueillants. Nous sommes hors du rayon d’action du dragon. Les habitants de ces contrées ont l’habitude de se défendre contre les réfugiés des rivages, ce qu’ils étaient certainement au départ, et contre les chimères des forêts. Vos hommes ont établi leur campement à la lisière des bois plus au sud. »

  Ils y furent rapidement. Quatre chevaliers seulement étaient présents, les six autres étant partis reconnaître les environs et trouver de la nourriture. Les soldats avaient construit deux grosses cabanes. Les patrouilleurs revinrent, avec de l’eau, des fruits, de la viande salée et des miches de pain. « Nous avons été très persuasifs », expliquèrent-ils. Tous se réjouirent de retrouver leur commandant. S’ils ne firent aucun commentaire à propos d’Iméritia, celle-ci se sentit soudain de trop. Elle mangea avec l’escouade, puis jugea préférable de s’éloigner un peu. « N’allez pas trop loin », lui dit un cheval. « Je reste à portée de voix. Je vais voir s’il y a des plantes intéressantes dans le secteur », répondit-elle.

  Les militaires, assis en cercle autour du feu de camp, tinrent conseil. Ils se trouvaient à près de deux milles kilomètres de Sumipitiamar, la capitale du Garinapiyan où ils avaient leurs quartiers. Ils avaient perdu leur logistique. Le réveil du dragon bouleversait complètement leurs plans. Ils n’étaient plus assez nombreux pour tenter quoi que ce soit. La Mer Intérieure revenait dix ans en arrière. Les pertes actuelles s’additionnaient à celles du carnage antérieur. Il fallait battre en retraite. Oui mais de quel côté ? Revenir au Sphinx ou rentrer au Garinapiyan? Biratéliam décida : « Nous devons regagner la terre natale, rendre compte auprès du roi, recevoir nos ordres. Mais croiser une fois encore la route du dragon nous serait fatale. Il est donc hors de question de rebrousser chemin, ou de nous rapprocher de la Mer Intérieure. Alors, soit nous chevaucherons vers l’est en suivant la lisière, jusqu’au détroit qui rejoint l’océan, soit nous entrerons dans la forêt et tenterons de rallier les rives méridionales du continent. Si la chance nous sourit nous pourrions embarquer sur un navire du N’Namkor, car cette nation a établi divers comptoirs le long de la côte. Dès lors, soit nous passerions par les Contrées Douces à l’ouest, ce que nos montures apprécieraient certainement, soit nous voguerions vers l’orient, et nous remonterions vers le Garinapiyan. Nous ferions sans doute escale au N’Namkor, où nous avons une ambassade.  Nous repartirions ensuite  pour le nord, dépasserions les Vallées, puis les Montagnes Sculptées. Nous pourrions accoster sur les rivages des  Steppes, ou poursuivre vers les Cités Baroques. 

_ Mon commandant, pourquoi risquer de nous perdre dans la forêt ? Pensez-vous vraiment qu’on gagnerait du temps ? Personnellement je préfère rester à la lisière.

_ Effectivement, il serait plus court de couper jusqu’aux comptoirs du N’Namkor. Cependant, j’admets que c’est dangereux, surtout dans les conditions présentes. Mais de toute façon, pour franchir le détroit nous aurons besoin d’être transportés par bateau.

_ D’accord, mais évitons la forêt. Les chevaux n’y seront pas à l’aise. En suivant la lisière nous conserverons notre mobilité, nous pourrons voir venir, nous enfuir au galop si nécessaire. Et puis, je préfère traiter avec des fermiers ˮégoïstesˮ qu’avec des chimères. »

  Les cavaliers tombèrent d’accord : ils chevaucheraient vers l’est, entre garrigue et sylve, puis trouveraient un navire pour finir le voyage. Après tout, dès lors qu’on évoluait au-delà du rayon d’action du dragon, on pouvait s’estimer en sécurité. Il en était ainsi depuis deux milles ans.

Le fléau débridé.

  Faisant table rase de pratiques millénaires, le Dragon des Tourments attaqua le château de Présence. Une fois le voile noir franchi, il abattit trois tours d’angle sur cinq, dont l’ancien logis de Lourijami. Son souffle ouvrit la façade orientale du donjon. La toiture s’embrasa. Il bouta le feu aux vénérables arbres des alentours. Il alluma encore quelques incendies, de-ci de-là, mais n’acheva point son œuvre d’anéantissement. Son vol le porta plus à l’ouest. Il s’aventura dans la Terre des Vents. Ceux-ci semblèrent se liguer contre lui. Il ne craignait ni le feu ni les projections, mais le froid l’incommoda, tandis que les puissantes rafales perturbaient sa trajectoire. Il se détourna donc de cette étrange région, tout en virant au nord. Fatalement, il entra dans l’Amlen, ses ténèbres éternelles, ses forteresses élancées, ses habitants inhospitaliers. Il détruisit plusieurs demeures multiséculaires, au hasard. Maints imparfaits périrent. Après quoi, Des Tourments retourna vers la Mer Intérieure. Il rasa Quai-Rouge, mais laissa s’enfuir une partie de la population, laquelle se dispersa dans toutes les directions, plutôt que de courir vers ses refuges traditionnels.

  Siloume erra dans la Forêt Mysnalienne jusqu’à ce que son maître daignât la récupérer. Émibissiâm, de fort mauvaise humeur, ne jugea pas utile de la traiter avec douceur. Il se transféra avec elle au Sphinx, la baisa pour évacuer sa frustration, et la laissa en plan afin de consacrer son temps à observer les allés et venus du Dragon. Il supposait un dérèglement. En usant d’une vision lointaine, version plus puissante des sens de sorcier, il porta son attention sur l’île au centre de la Mer Intérieure. Subsisterait-il quelque chose de l’imprudent qui avait réveillé le monstre ? 

  Présence continuait de voyager vers Bonnes-Caves en ignorant tout de ces événements. Il progressait sous le couvert de la végétation buissonneuse, dont il sortait parfois en quête d’humanité. Des rares villages montaient les fumées des foyers. Le fauve épia quelques conversations. Les paysans parlaient encore du passage des chevaliers du Garinapiyan, le dernier événement notable dont ils aient été témoins. Présence ne s’arrêtait jamais longtemps. Cependant sa forme agrandie exigeant beaucoup de viande, il luttait contre la tentation de dévorer un autochtone ou d’attaquer son maigre bétail.

  Les habitants de la Mégapole Souterraine divisaient leur journée en quatre parties de durée égale. On vint toquer à la porte de Libérée avant la fin du premier quart. Le lutin ouvrit à un officier en uniforme gris et violet. L’homme était aussi un initié de rang modeste. Il annonça le désastre de la Forêt Mysnalienne, ainsi que la tenue d’une réunion de crise, à laquelle la sorcière était conviée sans délais. Le lutin fit patienter le militaire dans le salon, pendant qu’il allait réveiller sa maîtresse. Celle-ci s’habilla rapidement, mais ne prit pas le temps de se maquiller. Elle donna quelques recommandations concernant la journée de sa fille. Le familier hocha la tête en lui tendant une petite sacoche enfilée sur une ceinture. La sorcière la boucla sur ses hanches, réclama son sceptre en chaussant ses bottes, et dès que le lutin le lui eût rapporté, suivit l’agent de liaison hors de l’appartement. Ils s’engagèrent dans une succession de sombres couloirs labyrinthiques, avant de déboucher sur une artère plus large et mieux éclairée. Un chariot tracté par un cheval d’ombre les y attendait. L’officier prit place à l’avant. Libérée s’installa sur la banquette arrière. Le transport les conduisit au centre de la cité. Il s’arrêta devant une façade imposante, scandée de pilastres monumentaux. On entra par la grande porte d’ébène, dans un hall immense et sombre. Les pas résonnèrent sur le dallage de marbre noir et vert. On croisa très peu de personnel, sinon quelques gardes indifférents. Puis on remonta un corridor interminable aux nombreuses portes. La numéro dix-sept donnait sur une coursive étroite sentant le béton froid. Libérée brandit son sceptre pour y voir plus clair. Un globe de lumière apparut à son extrémité, révélant des présences inquiétantes dissimulées dans des niches latérales. « Vous connaissez le chemin ? » Demanda l’officier. Elle opina. On pénétrait dans un territoire réservé, dont Libérée parcourut seule les derniers mètres. Elle passa un voile noir.

  La salle de réunion était un carré de dix mètres de côté, pour deux mètres cinquante de hauteur. Des tubes luminescents étaient disposés dans les coins et le long des arrêtes supérieures. Un néon circulaire pendait à trente centimètres au centre du plafond, dominant une grande table octogonale, autour de laquelle les confrères de la sorcière avaient pris place. Il y avait Sraybor, de classe exceptionnelle, probable successeur du Haut Mage, Studieuse et Louva, des mages puissants comme elle, et trois experts auxiliaires. Les familiers présents se tenaient en retrait : un rat, un loup, un chat, un gros scarabée, et un serpent. On attendait encore un mage. En quelques gestes précis Libérée se passa du rouge sur les lèvres, les sourcils et le contour des yeux. Elle croisa les jambes et meubla son ennui en se massant le cou de la main qui ne tenait pas le sceptre, jusqu’à l’arrivée du retardataire, un spécialiste du combat du nom de Borünwig. Il portait une armure de métal vert, dont il sentait à peine le poids. Il avait donné à sa peau la couleur du bronze, et à ses longs cheveux l’éclat de l’or. Libérée le connaissait seulement de réputation, car elle fréquentait rarement les milieux militaires. Borünwig s’excusa, s’assit. Son lézard courut rejoindre ses pairs. La réunion commença.

  Sraybor présidait la séance. Il était grand, avec un visage étroit, teint d’ocre jaune, aux yeux inclinés en v. Ses cheveux formaient une haute crête noire. Il portait un long manteau vermillon, pourvu de trois énormes cols satinés, et fermé sur le devant par trois gros pompons noirs. D’amples manches recouvraient ses mains, ne laissant paraître que les phalanges des doigts alourdies de nombreuses bagues chamarrées. Sraybor exposa la situation :

« Au quatrième quart de la précédente période, le Dragon des Tourments, entré en phase active, est sorti de son rayon d’action habituel. Il a attaqué le château de Présence, tuant la plupart des nôtres, dont notre Haut Mage. Nous avons pu récupérer de menus objets enchantés, trouvés à proximité du bloc de charbon que nos agents ont identifié comme étant sa dépouille… Tous sont inutilisables à l’exception d’une perle d’âme, qui, vérification faite, ne contient pas la sienne. Nous avons été alertés par Studieuse, ici présente, qui ne se trouvait pas dans le château au moment de l’attaque. Elle était sortie explorer les environs.

_ En fait, j’avais obtenu un contact avec un rapace noir qui disait avoir quelque chose à négocier. » L’interrompit Studieuse, assise à sa droite. « Je volais. J’ai vu le dragon arriver. Je suis partie de côté, sous le couvert des arbres, et j’ai utilisé les sens de sorcier afin de voir ce qu’il faisait. Il a simplement pulvérisé le château. Ensuite il a craché du feu à gauche, à droite. Je l’ai vu prendre la direction de la Terre des Vents. Estimant que notre Malédiction nous protègerait, je me suis dirigée vers la forteresse en flamme. J’ai constaté qu’il n’y avait plus rien à faire. Je me suis transférée ici.

_ Le dragon n’a pas apprécié notre climat. Il est reparti vers l’Amlen. Nous avons envoyé une équipe ignifugée fouiller les ruines embrasées. Seuls une quinzaine de soldats ont survécus, ceux qui se trouvaient dans les deux tours épargnées. Mais nous avons perdu tous les mages dans le château. Les autorités ont insisté pour que nous poursuivions notre effort d’implantation. Nous devons nommer au plus vite un nouvel Haut Mage. Je suis candidat. Nous devons aussi décider de la marche à suivre. Et je pense nécessaire d’enquêter sur le comportement pour le moins inattendu du dragon. Le Conseil de Survie nous demande d’ailleurs d’évaluer les risques, pour nous, pour la Mer Intérieure, et pour les régions avoisinantes. »

  Sans surprise, les sorciers nommèrent Sraybor Haut Mage. Puis on aborda le point suivant. Louva sollicita la parole. Il portait un grand manteau noir et des pantalons amples, une chemise assortie sous un justaucorps d’écailles argentées. Il se maquillait d’argent les lèvres, et les sourcils. Sa chevelure à l’allure de flammes montantes brillait aussi comme le précieux métal. Il demanda si le dragon faisait l’objet d’une surveillance constante. On lui répondit qu’effectivement, depuis qu’on avait eu vent de l’attaque, des magiciens compétents s’étaient relayés pour suivre ses déplacements à distance. Louva approuva tout en émettant une réserve : « Ainsi, nous saurons à quoi nous attendre. Néanmoins qu’avons-nous découvert expliquant le réveil, d’une part, et les anomalies d’autre part ?

_ Rien, pour le moment », répondit Sraybor. « C’est précisément ce que nous allons décider maintenant.

_ Nous devons envoyer quelqu’un sur l’île des Tourments, afin de recueillir des indices. Nous découvrirons peut être des restes des idiots qui ont provoqué ce désastre.

_ Moui. Mais il faudrait des gens capables de s’enfuir instantanément si jamais il prenait au dragon la fantaisie de rentrer chez lui. En outre ceux qui iront voudront savoir s’il y a du danger. Cela ne nous dispensera pas d’une observation à distance.

_ C’est évident, et nous le ferons. En attendant, quelqu’un a-t-il une théorie à proposer relativement à l’instabilité du monstre ? »

De concert, tous les mages regardèrent Sraybor. Le Haut Mage eut une mimique signifiant « j’ai compris », puis il se lança dans un raisonnement à froid :

« Voyons, le Dragon des Tourments est un ancien sortilège, une œuvre collective vieille de deux millénaires. Il a vu le jour à la même époque que feu l’empire du Tujarsi, et que notre Süersvoken encore vivace. Personne n’a jamais contré ce maléfice, tant par désintérêt que par manque de puissance. Si nous voulions en venir à bout, nous devrions faire appel à une magie de force équivalente. Or, il me semble, ou plutôt il me semblait jusqu’à aujourd’hui, que nul n’en était encore capable. Une autre explication serait qu’un mouvement sismique aurait perturbé les canaux d’énergie telluriques alimentant le dragon, pour peu que ce fût là sa source. Privé de son soutient, le sortilège aurait été déstabilisé. Le dragon aurait élargi son périmètre car le peuplement actuellement réduit de la Mer Intérieur ne lui suffirait plus à faire le plein des âmes, ou quelque chose comme cela, dans l’hypothèse où la consommation des morts jouerait bien un rôle dans son équilibre. » 

  Louva enchaîna : « S’il est privé d’énergie, il faiblira. A terme, c’est une bonne nouvelle, en fin de compte. Il y a peut-être davantage à gagner que la Forêt Mysnalienne. Nous pourrions être ceux qui repeupleront les rivages. L’Amlen n’a pas su se défendre. Les Vallées sont vulnérables. S’agissant du N’Namkor nous serons incessamment fixés. Notre mode de vis souterrain nous avantage. Même les Vents nous protègent ! Le Conseil de la Mégapole peut dormir tranquille ! »

  Dans l’ensemble les sorciers réunis étaient d’accord. Studieuse proposa de tenter l’observation directe de l’île. Sraybor prononça la formule de la vision lointaine. Ses confrères et consoeurs posèrent les mains sur la table afin d’en partager le bénéfice.

  Ils virent d’abord la salle, puis les ténèbres, puis la surface de leur pays balayée par les tornades. Le regard prit de la hauteur, traversant l’épaisse zone de turbulence. On déboucha sur un ciel bleu presque sans nuage. La « caméra » magique prit la direction de l’est. On laissa derrière la Terre des Vents. On survola la Forêt Mysnalienne. On fit un crochet par le château de Présence. La ruine fumante se dressait au centre d’une grande clairière de cendres. La canopée défila. On avala rapidement les trente kilomètres de terres séparant la lisière du rivage. Puis ce furent les scintillements de l’eau annonçant l’étendue bleu sombre, jamais en repos, de la Mer Intérieure. L’île des Tourments se profila à l’horizon, d’abord un point, puis un cercle noir, brillant au centre, là où le dragon avait amassé ses trésors. Il ne s’y trouvait pas. On ne voyait aucune trace d’éboulement. Mais au milieu des pièces d’or et d’argent se dressait un dôme sombre. De plus près on vit qu’il s’agissait d’une tente assez spacieuse. A une dizaine de mètres de l’abri une silhouette humaine maniait un bâton avec dextérité. Chaussures de marche montantes, robe grise en tissus solide, gilet noir serré, chemise blanche. Une face de nuit au joli minois. Les cheveux descendant jusqu’aux épaules. Les lèvres et les sourcils maquillés de bleu. La jeune femme était un peu plus petite que la moyenne. Ses yeux brillaient d’un éclat dur, presque sauvage.

  « Voilà qui est pour le moins inattendu : il y a quelqu’un de vivant. Une consœur, de toute évidence. Que fait-elle là ? Est-elle des nôtres ? » Demanda Sraybor. Ce dernier, concentré sur l’île, manqua la réaction de Libérée. Louva prit la parole :

« Je ne la connais pas. Elle n’est point vêtue à la façon du N’Namkor. Supposons qu’elle soit une sorcière des Vallée venue se remplir les poches…

_ D’accord », lui répondit-on, « cependant pourquoi s’attarder, pourquoi camper ? C’est très dangereux. Si le dragon revenait ?

_ Peut-être doit-elle préparer son sort de retour ? Elle aura estimé que le risque de revoir le propriétaire était faible, et qu’il valait la peine de le courir étant donné les gains potentiels. Jusqu’ici, elle a eu raison.

_ J’ai… l’impression que l’existence de cette personne affaiblit la thèse du séisme. Nul n’est assez fou, ou audacieux, pour venir sur l’île quand le dragon est actif. En tout cas cela n’était jamais arrivé. Je la soupçonne de savoir quelque chose que nous ignorons. Nous devrions l’interroger. 

_ Hum…

_ Oui ? Libérée ?

_ Je connais cette fille. D’ailleurs certains d’entre vous l’ont déjà rencontrée, il y a dix ans. Vous vous souvenez ? Quand je me suis débarrassée de l’Horreur ? Et bien, la magicienne qui accepta de prendre le relais, c’était elle. Je lui dois d’être mère, mais elle m’en a gardé rancune, parce que je lui avais un peu forcé la main à l’époque. Je me souviens, qu’elle avait pour but, enfin pour mission, de réveiller le Dragon des Tourments. Donc, il y a des chances qu’elle fût la cause du précédent cataclysme. Mais alors, elle était l’instrument, et non la responsable.

_ Rappelez nous son nom, s’il vous plait.

_ Refuse. »

Chapitre quatre : Entendre Raison.

Les traqueurs.

  « Nous devons absolument interroger cette demoiselle. Libérée ?» proposa Sraybor. Libérée réfléchit. Elle avait donné à Refuse une boucle d’oreille enchantée afin que celle-ci la prévînt si elle risquait d’interférer avec les projets de la Mégapole Souterraine. Refuse n’en avait rien fait. Or, elle semblait liée au réveil du dragon. Si cela se confirmait, sa cause serait indéfendable, et Libérée aurait peut-être à se justifier. La sorcière prit des précautions oratoires : « Vous savez, elle ne m’aime pas beaucoup, une vraie tête de mule. J’ai essayé de savoir ce qu’elle avait en tête, mais elle ne voulut pas partager ses projets avec moi. Sinon, vous pensez bien que je l’en aurais dissuadée. Ensuite ma mission au Château de Présence a mobilisé tous mes moyens. Il serait préférable d’envoyer Louva. Il est puissant, là où Refuse n’est encore qu’experte…

_ Il se passe quelque chose : on nous a devancé ! » S’exclama Studieuse. Le conseil se replongea dans la vision lointaine.

  Siloume était apparue devant Refuse, sur un tas d’or. Celle-ci, surprise, réagit en tendant un bras, paume ouverte. La terreur libérée frappa sa cible avec une telle intensité qu’elle força la messagère à se recroqueviller en position fœtale. Il s’était cru à l’abri dans le Sphinx, mais Émibissiâm fut également réduit à l’impuissance. Pourtant il avait pensé les deux jeunes femmes en assez bons termes… Refuse ferma son poing, mettant fin au supplice. « Ne bouge pas ! » Commanda t-elle. Son regard balaya les environs, comme si elle craignait que d’autres menaces ne surgissent soudain. Siloume respira profondément. Face contre terre, elle engagea la conversation.

  « Bonjour, magicienne Refuse. Pardonnez cette intrusion. Je parle au nom de mon maître Émibissiâm. Vous vous souvenez certainement qu’il aidait les chevaliers d’ombre. Il attendait beaucoup de cette collaboration. Hélas, le réveil du dragon a  ruiné ses ambitions. Émibissiâm est furieux. Il aimerait savoir si c’est bien vous qui avez tiré le monstre de son sommeil. Et dans l’affirmative, il serait curieux d’en savoir la raison. Ainsi que le procédé », ajouta-t-elle. « Mais la raison d’abord. »

  Refuse ne répondit pas tout de suite. Il était manifeste qu’elle contenait à grand-peine son agressivité. Siloume craignit qu’elle ne lui envoyât une nouvelle décharge de terreur. La sorcière écrasait les dunes d’argent sous ses chaussures montantes. Finalement, elle fit apparaître un grand cercle lumineux et vert : la Porte de Verlieu. La familière, comprenant ce que cela signifiait implora une dernière fois : « Pourquoi ce silence ? Tout le monde vous croira fautive. Mon maître sera votre ennemi, et les mages de la Mégapole Souterraine aussi !

_ Je m’en vais », murmura Refuse, mâchoire crispée.

« Emmenez-moi ! Moi aussi j’en ai assez de tout !

_ Non, vous êtes toujours la créature d’Émibissiâm. Il faudrait qu’il meure pour vous affranchir… Oui, j’ai bien secoué cette feignasse de dragon. Je lui ai fait peur ! Je l’ai branché sur les Montagnes de la Terreur ! Depuis mon Pays, là bas à l’ouest, j’ai tiré un lien enchanté. Je l’ai d’abord ouvert en haut de l’Escalier où il avait coutume de se repaître après ses campagnes de destruction. Puis j’ai franchi la Mer Intérieure afin d’ouvrir un deuxième embranchement directement dans son horrible caboche. Ah ! N’ai-je jamais rien fait d’aussi drôle ? Il fallait le voir ! Comme il se tordait ! Comme il a tourné en rond ! Et son regard fou ! Et les flammes qu’il crachait aux quatre coins cardinaux ! Il a rompu les liens avec son Île. Je l’ai vu fuir à sept reprises. A chaque fois qu’il revenait j’ouvrais ma paume, étant moi-même un vecteur. Il fallait bien cela ! A chaque fois, il s’est détourné de moi ! Finalement, il est parti crever je ne sais où. Au revoir Siloume, transmettez à votre maître toute l’étendue de mon mépris ! Que ses pâtisseries l’étouffent ! »

  Refuse passa dans le Verlieu, dont le portail se referma aussitôt.

« Cela valait la peine d’écouter », déclara Sraybor. « Le coup est joli. Si elle canalise vraiment la terreur des montagnes, je ne donne pas cher de sa raison, mais nous avons ce que nous voulons : la solution du mystère et les mains libres.

_ Néanmoins, par sa faute nombre des nôtres ont péri. Confiez moi la tâche de les venger », demanda Louva.

  « C’est d’accord. Débarrassez-nous de cette cinglée », répliqua Sraybor, «  Studieuse et Borünwig, je vous charge d’organiser la surveillance du Dragon des Tourments. ». Il leva la séance, d’excellente humeur. Libérée allait s’éclipser sans demander son reste quand le Haut Mage la prit à part. Il exigea qu’elle reparte au plus tôt  dans les Contrées Douces, dans le but de suivre leur évolution politique, mais peut être aussi pour l’écarter de Refuse, car il lui interdit formellement de la contacter. La sorcière au sourire rouge rentra chez elle le plus rapidement possible. Le soir même, elle se transféra à Convergence avec sa fille et son lutin.

  Au cœur de la ténébreuse Amlen, la haine grandissait au fur et à mesure que s’allongeait la liste des disparus, des blessés et des destructions. Au prix fort, les imparfaits avaient payé le prolongement de leur espérance de vie. Les trois quarts étaient hypersensibles à la lumière solaire. D’autres vivaient au ralenti. Certains perdaient la mémoire. Une minorité rajeunissait dans la douleur. Les habitants de l’Amlen se croyaient à l’abri des périls extérieurs. Deux siècles plus tôt, les Vents Déchaînés du Tujarsi les avaient ignorés. Hélas, le Dragon des Tourments n’avait pas eu le même dédain. Soufflés comme des bougies d’anniversaires, rattrapés par la séquelle d’un passé enfoui, les survivants criaient vengeance. Dames et Seigneurs se réunirent dans la Tour de la Nuit Éternelle. Vous l’aurez compris, c’est de cet endroit que naissait le filtre magique protégeant l’Amlen des rayons du soleil. Par chance le Fléau n’y avait pas touché. On s’étreignit, on pleura, on évoqua la mémoire des défunts, on s’interrogea beaucoup sur les causes de cette agression inattendue, incompréhensible. Comment allait-on se protéger du dragon ? Comment lutter ? Les riverains de la Mer Intérieure, en deux milles ans, n’avaient pas trouvé la solution. Les amleniens consultèrent leurs mages puissants. Ceux-ci observèrent le dragon, puis son île désertée. Refuse était partie une heure plus tôt. En revanche Siloume s’y trouvait encore, nue et désœuvrée au milieu du trésor, en attente qu’Émibissiâm décidât de son prochain mouvement. On identifia immédiatement la familière du sorcier de Sudramar. Au moins savait-on à qui poser les questions. On pressa le magicien Avide, le seul capable de se transférer, d’aller lui parler. Comme Avide exigea des contreparties indécentes, en soulignant qu’il allait prendre tous les risques, on lui adjoignit le seigneur Suwored, un redoutable bretteur, et dame Ladébrouille, une aventurière aux talents multiples. Le mage céda devant la perspective de ramasser autant d’objets précieux qu’il en pourrait porter. ˮL’honorableˮ Finedorbar, un séducteur patenté, s’incrusta dans l’équipe au dernier moment. On les dota d’une bulle héliofuge (filtrant la lumière solaire), et d’ailes magiques.

  Avide se transféra avec ses compagnons sur l’île des Tourments.

« Qu’est-ce donc ? Qui êtes-vous ?» Cria Siloume.

« Nous sommes des imparfaits de l’Amlen. Que savez vous sur le réveil du dragon ? » Émibissiâm commanda à sa familière de tout leur dire. C’est ainsi qu’ils apprirent qui était Refuse, ce qu’elle avait fait et comment. Ils ignoraient encore ses raisons profondes, mais au vrai s’en moquaient. Il ne leur restait plus qu’à la traquer, la trouver et la tuer.

« Vous dites qu’elle s’est échappée par une Porte de Verlieu ? Où pensez-vous qu’elle soit allée ?

_ Je vois deux possibilités, répondit Siloume, soit elle rentre dans les Contrées Douces d’où elle est originaire, soit elle retourne dans les Montagnes Sculptées. Dans le premier cas elle irait vers l’ouest, ou vers le sud, si elle souhaitait éviter la Terre des Vents, dans le deuxième cas elle réapparaîtrait dans les ruines de Quai-Rouge. Aucune de ses solutions n’est entièrement satisfaisante parce qu’elle a des ennemis partout. »

Les amleniens discutèrent de la marche à suivre.

  « Il lui faudra du temps pour traverser la mer, de toute façon », expliqua Ladébrouille, « le transfert nous donne l’avantage… Pourquoi ne pas l’intercepter dans le Verlieu ?

_ Je ne préfère pas, c’est une magie instable », répondit Avide. Il enchaîna : « Traverser la Mer Intérieure lui demandera plusieurs jours. Rendons nous dans les Contrées Douces. Nous en apprendrons davantage sur ses pouvoirs. Il me semble que ce ne serait pas un luxe. Cette demoiselle a mis en fuite le Dragon des Tourments ! »

  Ils choisirent les plus belles pierres précieuses qui s’offraient à leurs yeux. Après quoi l’équipe attendit qu’Avide eût fini de préparer un nouveau transfert, en réatribuant des entités ressources. Le magicien se plaignit pour la forme de devoir renoncer pour un temps aux sortilèges sacrifiés. Mais comme il ne tenait pas particulièrement à passer la nuit sur l’île, il mena ses compagnons à Convergence, au crépuscule. L’Amlen avait des correspondants dans la capitale. Tels quatre anges noirs, les imparfaits se posèrent directement devant la demeure de dame Piquante. Elle les accueillit dans son salon, crainte et curiosité mêlées. Piquante leur dit tout ce qu’elle savait de Refuse : ambitieuse, tenace, talentueuse, manipulable si on savait s’y prendre ; liée, disait la rumeur, à la mort soudaine d’Imprévisible, l’ancien directeur du département de la magie à l’université. Elle nomma les sortilèges qu’elle avait échangé avec Refuse. Ainsi les chasseurs auraient-ils une idée précise des pouvoirs de leur proie. Elle demanda pourquoi on en avait après la fille du pays. Suwored lui expliqua. Piquante se tint coite. Les tueurs la laissèrent méditer dans son salon. Ils s’envolèrent pour le manoir d’Imprévisible.  

  Tôt le matin, alors qu’Observance mangeait ses tartines, le jardinier annonça qu’une aura de ténèbre sollicitait une entrevue. Observance, renvoya son employé avec la consigne de faire patienter le visiteur devant la porte grillagée de la propriété. Elle s’habilla, prépara des sortilèges, manda son familier, une hase, et descendit entendre ce qu’on lui voulait. La sphère sombre ne lui inspirait pas confiance. Elle fut très tentée de l’annuler. En s’approchant elle distingua la silhouette de Finedorbar, comme à travers un filtre. Le timbre de l’homme, grave et doux, l’intrigua. Il expliqua d’abord d’où il venait, pourquoi il lui fallait se protéger du soleil, et que les ailes étaient bien pratiques pour voyager. Il les devait à des sorciers de l’Amlen, lui-même se prétendant novice en ces matières. Il expliqua que Refuse avait réveillé le Dragon des Tourments en se servant des Montagnes de la Terreur, que depuis le monstre tuait beaucoup, qu’il fallait la retrouver, la stopper, que toute information serait la bienvenue. Observance permit à Finedorbar d’entrer. Devant une tasse de thé elle raconta comment l’orgueil déplacé de son compagnon l’avait tué. « Il s’est fait la mauvaise ennemie. Il avait piégé les feuillets avec un lien de terreur, alors Refuse lui a retourné le compliment. On en parle encore dans le pays parce qu’avant de venir se venger elle a erré dans la campagne telle un spectre. A mon avis, il s’en ait fallu de peu que le plan de mon mari ne réussît, mais sa rivale a survécu. Et voilà, j’ai perdu Imprévisible, Refuse a fait d’autres folies… Vous êtes les derniers maillons de cette chaîne morbide. »

  Les tueurs de l’Amlen retournèrent à la capitale en volant. Evidemment, on les remarqua. On les vit entrer dans le très chic Hôtel Argentique, où ils réservèrent une suite. La ville était en effervescence parce que les Contrées Douces, se décidant enfin à devenir un véritable état, s’apprêtaient à élire leur premier dirigeant. Dix gendarmes à cheval encerclèrent l’hôtel. L’adjudant-chef Coriace en laissa cinq à l’extérieur. Il entra lui-même avec quatre hommes armés de fusils semi-automatiques, et de grenades. Il toqua à la porte d’Avide. Le mage de l’Amlen ne fit pas mystère de ses motivations. Coriace lui signifia que tout le groupe devrait avoir quitté les Contrées Douces au plus tard le lendemain à midi. « Non que votre drame nous laissent indifférents, mais nous avons nos propres lois. Vous êtes désormais des étrangers, et nous ne pouvons tolérer que vous veniez vous faire justice. Je vais prendre votre témoignage. Si Refuse revient ici elle sera entendue par notre justice. L’Amlen devrait ouvrir une ambassade, afin de pouvoir officiellement réclamer une extradition, le cas échéant. Mais ce n’est pas de mon ressort. » Il ne leur confia ni qu’il connaissait Refuse personnellement, ni qu’il ne l’imaginait pas revenir dans son pays.

  Libérée se contenta d’observer le quatuor avec ses sens de sorcier, jusqu’à leur départ.  

  Pour Ladébrouille, il fallait piéger Refuse au nord, à Quai-Rouge de préférence, avant qu’elle ne se cachât dans les montagnes. « Si elle se réfugie dans les Sculptées, il nous faudra des années et beaucoup de chance pour la dénicher », se plaignit Suwored. « Je pense au contraire que ce sera plus rapide », répliqua Avide. « Car, voyez-vous le pouvoir des Terreurs la ronge. Elle commettra des erreurs. Elle trahira sa présence. Je crains surtout que d’autres ne la trouvent avant nous. Nous jouons notre réputation ! Demain je nous transfèrerai à Quai-Rouge. De là nous mènerons nos futures recherches.»

  Or, Louva était déjà à pied d’œuvre dans les ruines du port. Ses bras dessinaient dans l’air d’amples arabesques pendant qu’il prononçait ses mots de pouvoir. Un rond ténébreux appararu dans le ciel, comme un soleil noir. Celui-ci déversa une multitude de corbeaux en un long flot criard. Le train ténébreux spiralait autour du sorcier, en battant des ailes bruyamment. Louva leur commanda de surveiller toute la région et de lui rapporter le moindre événement insolite.

  Immédiatement la nuée élargit ses cercles. Elle ne tarda pas à former une haute colonne tourbillonnante au dessus des tueurs de l’Amlen. Louva déduisit des sphères d’ombre l’origine des visiteurs. Il eut l’intuition qu’ils chassaient la même proie. Avait-il besoin d’eux ? Probablement pas. « Trop tard messieurs-dames, j’ai fait mes plans. » Il exigea des oiseaux qu’ils reprissent leurs recherches.

  Pendant que son familier loup assurait ses arrières Louva appela  un démon. La créature avait apparence humaine, quoique plus grande, plus ramassée, plus griffue aussi, et couverte de longues épines venimeuses. Louva la voyait parce qu’il était sous révélation. « Introduit toi dans le Verlieu. Trouve la sorcière Refuse, une petite face de nuit avec un bâton. Tue la si c’est possible, et rapporte moi son corps. Sinon force la à sortir par ici. »  Le démon sonda les différents niveaux de réalité auxquels sa nature lui donnait accès. Il repéra un Verlieu actif, à une vingtaine de mètres au dessus de la réalité ordinaire. La créature prit son élan et sauta. Il y eut un flash de lumière verte quand elle pénétra dans l’espace de transition.

  Les chasseurs de l’Amlen se rapprochant, Louva leur fit face crânement. « Il n’y a plus qu’à attendre. Vous venez pour Refuse n’est-ce pas ? » Ils hochèrent la tête en silence.

  Le Verlieu présentant le même aspect pour tout le monde, une prairie verte sous un ciel bleu, meublée de feuillus occasionnels qui en rompaient à peine la monotonie. Il fallut une heure au démon pour localiser sa victime désignée. Le carnassier courrait très vite, et plus il se rapprochait de la magicienne, plus sa mâchoire s’allongeait, plus ses yeux s’étiraient, et plus sa langue pendait entre ses crocs. Il aperçut enfin une cavalière venant en sens contraire. On ne voyait pas de bâton, mais pour le reste elle correspondait à la description. La longueur des griffes doubla. Le démon progressait par grands bonds, tout à la joie de déchiqueter bientôt Refuse et de lui dévorer le cœur. Arrivé à dix mètres de sa cible ses sens démoniaques l’avertirent qu’elle bénéficiait de charmes actifs. Et alors ? Il s’élança pour le carnage, la gueule béante, dégoulinante de bave.

  Refuse, également sous révélation, se contenta d’ouvrir la main. Les dents de la terreur mordirent dans la psyché du démon, qui se crispa au milieu de son saut. Celui-ci s’acheva en chute grotesque, cependant qu’un bâton se matérialisait dans la poigne de la jeune femme. Elle frappa son adversaire à la tête, un coup très violent qui eût brisé un crâne ordinaire. Mais la créature, d’une substance plus dure, repartit à l’assaut. Prestement le bâton passa dans la main gauche, tandis que s’écartaient les doigts de la dextre. Le carnassier hurla, recula, recula encore par petits bonds. La terreur cessa. Un deuxième coup de bâton lui brisa un avant bras. Le membre valide frappa au hasard. Ses griffes acérées tranchèrent la gorge du cheval d’ombre. L’animal se cabra, puis se coucha. Sa forme s’estompa au contact du sol. La sorcière se releva en tendant le bras. Une nouvelle vague de terreur déferla dans l’esprit du démon. Cette fois, elle dura, dura, dura. Perdant complètement le contrôle il battit en retraite, au maximum de sa vitesse, en direction de Quai-Rouge. Refuse suivait loin derrière, à pied.

   Le démon la distança rapidement, sans se retourner, la simple idée de tenter un assaut de plus lui étant devenue insupportable. Quand il estima que sa course l’avait ramené aux ruines de Quai-Rouge, il sonda les réalités. En fait, il avait nettement dépassé la ligne du rivage. Il jaillit du Verlieu, et se réceptionna vingt mètres plus bas en soulevant un nuage de cendres. Ensuite, tremblant et honteux, il alla conter son échec à son maître.

 « Elle m’a vu ! » S’exclama-t-il. Evidemment, ce n’était tout de même pas une débutante. « Reste là. Attire son attention, démon. Je me charge de l’occire.

_ Ce n’est pas rien, ce dont elle est capable ! Par ailleurs, il y a des chances qu’elle modifie ses plans. J’ai détruit sa monture.

_ J’ai été idiot de t’envoyer démon. Une approche plus directe aurait déjà réglé le problème. Mais puisqu’elle n’est plus très loin, je vais me transférer moi-même dans le Verlieu. Je la surprendrai de dos. Elle n’aura pas le temps de réagir, pas le temps de penser, ni de crier. Je la ferai passer de l’être au néant, en une fraction de seconde !

_ Sauf si elle vous voit la première. Je vous préviens, ça secoue ! Vos méninges n’auront jamais rien connu d’aussi violent. On devient fou ! Avez-vous de quoi tromper la révélation ?

_ Tu y retourneras avec mon familier. Vous attirerez son attention.

_ Non, j’ai un bras cassé. La simple idée de m’exposer me met mal à l’aise. Cette sorcière peut détruire ma conscience !

_ Tu déposeras Hurlevent, mon loup. Lui ne sera pas lâche !

_ D’accord. C’est votre vie. Je ne suis qu’un pauvre démon, humilié, maltraité, sacrifié inutilement sur l’autel d’une cause bassement humaine. La vengeance, c’est bien cela ?

_ Oui démon. Mais il ne t’appartient pas de me juger. Faits ce que je te dis. Allons ! Dépêche-toi ! »

  Les agents de l’Amlen, forcément témoins de la scène, s’amusaient bien du revers subi. Ladébrouille proposa d’y aller. Avide n’était pas de cet avis : « non, je n’aime pas du tout le Verlieu. Et puis, nous risquons de gêner mon collègue. » Mais Suwored et Ladébrouille insistèrent. Finedorbar admit que cela ferait mauvais effet si Louva triomphait tout seul.

De son bras valide, le démon saisit le familier. Il courut d’abord parallèlement à la mer, puis répéta la manœuvre qui l’avait conduit au Verlieu. Il déposa le loup, et repartit immédiatement.

  Hurlevent regarda autour de lui. Les odeurs de la prairie avaient quelque chose de déconcertant. L’herbe ne sentait pas pareil, la terre non plus. L’air ne charriait guère d’effluves. Au loin marchait deux silhouettes sombres (Refuse et son double d’ombre). « Mon maître ne devrait pas avoir trop de difficulté. » Les chasseurs de l’Amlen apparurent à droite de la cible. Hurlevent doubla de taille, et commença à courir droit vers elle. Refuse le repéra au bout de trois secondes. Elle se glissa au sol. Tout en balayant la prairie du regard, elle  prononça l’ouverture du Verlieu. Le loup était à moins de vingt mètres.

  Louva se transféra à ce moment précis. Il volait. Une sphère d’ignition jaillit de son doigt tendu. Simultanément, Avide fit exactement la même chose. Refuse plongea à travers le cercle lumineux, ouvert à l’horizontale, en entraînant son double d’ombre. Elle échappa in extremis à l’explosion, bien que l’onde de chaleur la suivît dans sa chute. Elle stoppa juste au dessus de la mer, grâce à son pouvoir de lévitation. Son double frappa l’eau sur toute sa longueur. Refuse ferma le Verlieu. Elle repêcha sa réplique. A l’horizon, on distinguait la ligne grise de la côte. La magicienne attendit un peu. Rien ne vint. Elle commenta : « Ça, cela veut dire que nos ennemis ont épuisé leurs sortilèges de transfert. Ils sont momentanément piégés dans le Verlieu. Nous avons gagné un répit. Tu sais nager Monombre ? Pas bien? Remarque, étant données les kilomètres qui nous séparent du rivage, je serais bien incapable d’y arriver. Il nous faut une embarcation. » Elle fit apparaître une petite barque noire avec un mât, une voile et une paire de rames. La jeune femme et son double montèrent à bord. Refuse essaya de manier les rames. L’esquif avança un peu mais la magicienne se fatigua très vite, s’offrant quelques ampoules. Elle échoua ensuite à manœuvrer la voile. Elle n’y connaissait rien en navigation. Finalement, elle laissa dériver le voilier. « Un peu de hasard pourrait même nous servir », dit-elle à sa confidente. Elles abordèrent dans la soirée une lugubre plage, à l’est de Quai-Rouge. De sombres corbeaux tournoyaient dans le ciel. Refuse et son double s’éloignèrent vers l’orient, suivies des oiseaux. Quand la magicienne réalisa que ses mouvements étaient épiés, elle dispersa les corbeaux par la terreur. Tant pis si cela revenait à signer son passage ! S’échapper par le défilé de Quai-Rouge était devenu trop prévisible. Le Verlieu n’était plus un endroit sûr ; le rivage non plus. « Je suis une cible trop facile… Marcher de nuit… Je n’irais pas loin sans monture… Je vais tenter de me cacher dans les montagnes. Elle prit donc la direction du nord, en contournant l’arrière pays quai-rougeois. Elle se nourrit d’un repas évoqué. La nuit tomba. Refuse poursuivit sa marche dans les ténèbres. La servante d’ombre finit par s’estomper. A l’aube, la voyageuse aborda les montagnes, la même chaîne qui abritait les Vallées. Mais ce secteur n’était pas réputé habité. Refuse avait mal aux pieds, et terriblement envie de se coucher. La végétation se réduisait à des lichens. Les pentes étaient d’une verticalité décourageante. Elle donna à sa peau et à ses habits les nuances minérales de son environnement. Puis elle se roula en boule contre un rocher, pierre parmi les pierres.

  Louva avait accepté de discuter avec ses concurrents. « Je suis le plus à même de pister Refuse. Mes corbeaux la retrouveront. Mais si ce n’est pas le cas, si elle m’échappe, alors ce sera à vous de jouer. Elle vise les Sculptées, c’est certain. »

Suwored objecta : « Nos ailes nous donnent le même avantage que vos oiseaux. J’ajoute qu’ils ne sont pas plus discrets que nous. Nous restons dans la course. Nous éviterons simplement de vous coller de trop près. Que le meilleur gagne ! »

  Louva se transféra hors du Verlieu à peu près en même temps que ses rivaux. Il réapparut à Quai-Rouge. Il eut la satisfaction de ne plus voir les amleniens. Ceux-ci s’étaient postés à l’entrée du défilé menant aux Refuges. Les corbeaux noirs firent le récit de leur frayeur au démoniste. Il sut par conséquent où commencer ses recherches. En revanche, les oiseaux exclurent de se lancer aux trousses de la sorcière. « Hurlevent, mon bon loup, je m’en remets à ton flair.

_ C’est trop d’honneur. Son odeur particulière ne m’est pas familière. A vrai dire, j’aurais aimé la sentir de plus près.

_ Cherche une femme. Les survivants quai-rougeois et les habitants des campagnes se sont dispersés. Le pays est donc vide. Va où les corbeaux l’ont aperçue hier soir.

_ Une petite divination m’aiderait bien tout de même.

_ J’observerais avec les sens de sorcier.

_ Si elle repasse dans le Verlieu ?

_ J’enverrai également un démon dans le Verlieu, un autre.

_ Et si elle se joue de nous comme hier ?

_ L’important est de la tuer rapidement et à distance. Il faut la surprendre et boum ! Elle n’aura pas tout le temps de la chance.

_ Justement, quelle est la portée de sa terreur mon bon maître ?

_ Elle prétend qu’elle relaye le pouvoir des montagnes des Contrées Douces. Alors, je ne sais pas… Tout dépend… Je veux dire que… oui, sur des kilomètres, mais elle joue avec sa santé mentale. Elle ne tiendra pas longtemps.

_ Souhaitez moi bonne chance maître.

_ Bonne chance Hurlevent. »

Le N’Namkor.

  Le N’Namkor était un état bien organisé, paisible et prospère. Rien de surprenant donc qu’un fonctionnaire fût chargé d’alerter les autorités en cas de danger. La même personne surveillait les colères océanes, les incursions chimériques, les incendies, divers budgets, les réserves de grain et exceptionnellement les crises de la Mer Intérieure. Comme la dernière en date remontait à une dizaine d’années, monsieur B’Xalou était très loin d’imaginer que, de son vivant, pour la deuxième fois, l’image d’un petit dragon doré jaillirait de la carte murale peinte sur le grand mur incurvé de sa maison ronde. Ce jour là elle fit trois fois le tour de la tête de monsieur B’Xalou en trompetant. Le fonctionnaire, bien équipé, écrivit sur son ardoise magique : « Des Tourments s’est réveillé. » Ces mots apparurent simultanément à la rédaction du journal officiel, dans la grande salle de la presse de la capitale, et au secrétariat du bureau du ministre des affaires étrangères.

  Puis monsieur B’Xalou se leva de son fauteuil, afin de mettre la main sur le dossier procédural idoine, rangé dans une belle armoire en bois rouge. Il trouva les instructions, dans une chemise de papier vert pâle. Il les avait lui-même recopiées une décade auparavant à l’aide d’un sort mineur, conformément aux ordres du même document. Le fonctionnaire les consulta, une fois revenu à son bureau. Elles tenaient sur une feuille. Une petite carte de la Mer Intérieure était également fournie. Monsieur B’Xalou devait informer qui de droit. C’était chose faite. Il devait surveiller les allés et venues du dragon et les reporter dans l’ordre chronologique sur la carte jointe, laquelle serait archivée au ministère à l’issue de la période, et remplacée par un document vierge, prêt à l’emploi. Pour cela il convenait de donner l’ordre au petit dragon doré de retourner à la carte. La formule adéquate était notée dans un encadré, bien pratique pour qui eût oublié comment faire. Monsieur B’Xalou prononça les mots magiques en articulant soigneusement. Le dragon miniature regagna le dessin de l’île, depuis lequel il se dirigea vers l’emplacement de Quai-Rouge. Le fonctionnaire saisit un crayon de couleur bleu avec lequel il traça à main levée une ligne représentant ce mouvement. Puis avec un crayon rouge il marqua la date du jour à côté de Quai-Rouge. Après quoi il lut les dernières lignes de la procédure. Monsieur B’Xalou devrait également signaler tout comportement atypique du dragon, sans délais. On pouvait s’attendre à ce que le monstre visitât une zone correspondant aux rivages de la Mer Intérieure, dans un ordre capricieux mais exhaustif. En général sa période d’activité durerait entre deux et trois mois. Il détruirait tout. Il ne s’aventurerait jamais plus loin qu’à trente kilomètres des côtes.

Le système de surveillance ne permettait pas de se faire une idée précise des ravages occasionnés par le dragon.

  Au deuxième jour, monsieur B’Xalou constata que Des Tourments s’était beaucoup déplacé, du nord au sud. Il nota la date au crayon rouge sur sa petite carte. Le lendemain, constatant que l’image se trouvait au dessus de l’Amlen, soit nettement hors du périmètre normal, le fonctionnaire demanda à l’image de refaire en accéléré ce qu’il avait manqué. Le dragon avait survolé la Forêt Mysnalienne, avait attaqué un point au centre de celle-ci. Cela n’avait pas duré longtemps. Puis il s’était aventuré dans la Terre des Vents, avant de dévier vers le nord est, et donc de faire une entrée fracassante dans l’Amlen. Monsieur B’Xalou ignorait tout de ces régions. Néanmoins, il observa  que le Dragon des Tourments ne se comportait pas comme prévu. Le fonctionnaire écrivit un rapport sur son ardoise magique. La presse lui demanda aussitôt des précisions, qu’il fournît avec obligeance, à chaque fois que cela lui fut possible. Le ministère des relations extérieures réagit un peu plus tard. Mais quand ce fut le cas, son correspondant adopta un ton si acrimonieux que monsieur B’Xalou se sentit mal. On exigea qu’il cessât de communiquer à tout le monde, c’est-à-dire à la presse. Le fonctionnaire répondit, avec moult précautions, qu’il n’était pas le maître de son ardoise magique. On diligenta de toute urgence deux gardes et un mage assermenté au bureau de monsieur B’Xalou. Pour son bien, on l’assigna à résidence.

  On mobilisa préventivement plusieurs régiments. Comme dans la Mégapole Souterraine, les politiques réunirent un conseil de mages afin d’étudier la situation. Ceux-ci, usant de moyens équivalents, entendirent les aveux de Refuse. On eut d’abord la tentation de se saisir d’elle. Mais bien vite, on se ravisa, délaissant la cause pour les effets. La moitié de l’Amlen était en ruines. Le dragon volait vers l’est, toujours plus loin. On craignait qu’il s’en prît au N’Namkor. On envisagea différents scénarios allant de la confrontation à l’évacuation des populations. Vraisemblablement les villes du nord-ouest du pays seraient attaquées. Ensuite, le caractère imprévisible de la menace ne permettait aucune prévision sérieuse. Les principaux magiciens prédisaient un affaiblissement progressif du monstre. Les dirigeants anticipaient un chaos complet. On finit par admettre que les chevaliers du N’Namkor, les archers, les balistes et les rares pièces d’artillerie qu’on avait mis au point ne seraient pas de taille.

  C’est alors que le très puissant D’Tanarak avança que Des Tourments ne pourrait être contré que par une force équivalente, celle d’un Grand Sortilège, digne des anciens. Les mages des temps jadis coopéraient, et faisaient même participer la population. Ils mobilisaient des énergies considérables, impliquant des pays entiers. Il faudrait cela pour vaincre le dragon. On lui répondit que sa proposition avait le mérite de la logique, mais le défaut d’être encore trop vague. Que comptait-il faire exactement ? La réponse ne déçut personne :

  « Créons notre dragon, mes frères ! Le protecteur du  N’Namkor ! Envoyons le contre Des Tourments. Nous sauverons nos villes, nous deviendrons les maîtres de la Mer Intérieure. Notre prestige sera immense et incontesté ! » On objecta qu’un tel projet exigeait que l’on sût d’abord les formules de création, et de contrôle, que depuis deux milles ans nul n’avait créé de chimère géante, que le secret s’était perdu…

  « Non, mes amis, rien n’est jamais perdu ! Il y a à l’ouest de Quai-Rouge une région qu’on appelle les Œufs. Les sorciers de la Mer Intérieure s’y établissent davantage que partout ailleurs. Savez-vous pourquoi ? Parce que les fameux œufs sont bien sûr ceux des frères non éclos du Dragon des Tourments. Trouvons les. Provoquons l’éclosion de l’un d’eux et assurons nous d’en faire notre humble serviteur. Il se battra pour nous.

_ Et ensuite ?

_ Ensuite ? Nous lui commanderons de se rendormir, tout simplement. »

  Bien que les propos de l’orateur suscitassent l’adhésion, l’auditoire s’avisât que le succès de l’entreprise n’était point assuré. Trop de zones d’ombre, trop de dangers en compromettaient l’heureuse issue. Néanmoins tous se mirent à l’ouvrage. Les sorciers du N’Namkor se répartirent en deux équipes. L’une devrait se rendre dans les Œufs, trouver la caverne légendaire abritant les frères du dragon, et découvrir le moyen de provoquer une éclosion. Le second groupe mené par D’Tanarak se chargerait d’unir et de coordonner tous les magiciens du pays, et au-delà, tous les habitants adultes. Il trouverait les sources d’énergie nécessaire au tour de force envisagé. Pendant que certains se livraient à des divinations, d’autres prononcèrent de grands discours devant la population. Quelqu’un proposa de contacter discrètement les Palais Superposés : « leur expertise peut nous aider. Cela n’a pas besoin d’être officiel, car j’ai là bas une cousine, qui a acquis une solide réputation : N’Kaloma. »

La première équipe se transféra dans la région des Œufs. La plupart des magiciens auraient échoué à localiser la caverne, mais les missionnés étaient du niveau de Louva, d’Émibissiâm et de Libérée, parfois un peu meilleurs. Guidés par les oracles, ils repérèrent sans mal les ruines dissimulant l’entrée de l’antre chtonien où les anciens avaient cru bon d’entreposer leurs maléfices. Il y avait une sorte de colline jonchée de grosses pierres. Pendant des siècles on y avait construit des tours, des palais, des enceintes, soit dessus, soit autour. On avait bâti de nouveaux édifices avec les blocs noircis de leurs prédécesseurs. On avait creusé des caves et des tunnels. On avait aussi muré d’antiques passages… Le plus ressent s’était d’ailleurs effondré. L’honorable S’Zumbal évoqua un géant élémentaire qui se chargea de dégager la voie. Suivi de ses pairs, il s’engagea dans un passage maçonné menant à une grande salle ronde, surmontée d’une coupole. L’intrépide M’Mounia illumina l’espace avec un charme de nuée stellaire. L’espace immense se révéla. Tout spectre fut anéanti. Toute faible malédiction balayée. On estima la hauteur du plafond à cinquante mètres. On compta trois œufs de quarante mètres, serrés les uns contre les autres. Il y aurait eu de la place pour un quatrième dont on ne trouva nulle trace. Les œufs avaient fait l’objet de nombreuses tentatives de perforation, excavation, explosion, et de bien d’autres expériences, sans jamais subir plus que de petites éraflures. Ne subsistaient de ces actes vains que de jolies peintures, essentiellement situées à la base, ainsi que des graffiti vengeurs. On s’était parfois battu pour les œufs : en cherchant bien, on exhumerait de la poussière une phalange, un petit fragment de mâchoire, une esquille de fémur… 

  « Créons-nous les conditions d’un séjour agréable en attendant que nos confrères restés au pays nous fassent signe qu’ils sont prêts, » proposa S’Zumbal. Les sorciers acquiescèrent. L’un d’eux les rassembla autour de lui. Brandissant la réplique minuscule d’une maison, il prononça des mots qui firent apparaître la demeure véritable à des dimensions habitables. L’équipe se retrouva au centre d’un beau salon. Un escalier conduisait aux chambres. « Nous devrions inspecter l’intérieur des œufs. Je serais curieuse d’avoir un aperçu des dragons conservés dans les coquilles, » suggéra M’Mounia. On usa donc de magie divinatoire. Ce fut en pure perte. Les concepteurs des œufs avaient bien protégé leurs secrets.

  Comment provoquer l’éclosion ? Si la formule idoine avait été facile à trouver, si elle avait été inscrite dans une salle spéciale, à la manière des sortilèges du Pont Délicat, il est presque certain qu’un sorcier de la Mer Intérieure aurait déjà tenté sa chance. Or le Dragon des Tourments avait régné sans partage durant deux milles ans. Evidemment, les mages du N’Namkor cherchèrent quand même. Lorsqu’ils eurent acquis la certitude qu’aucun indice ne subsistait, ils engagèrent la conversation avec les entités invisibles qui opèrent les enchantements. Ils interrogèrent d’abord toutes celles qu’ils employaient ordinairement. Puis ils s’adressèrent à des êtres plus rares, moins souvent sollicités, car plus mystérieux ou d’un commerce plus dangereux. On redoutait particulièrement les esprits retords, les instables, et ceux que l’on soupçonnait d’avoir été humains autrefois, ou sur lesquels les pires aspects de la nature humaine avaient déteints. Certaines entités ne pouvaient être jointes qu’au prix de puissantes conjurations. Celles qu’on identifiait comme « toxiques » étaient nommées, répertoriées, et évitées par les initiés. Les hauts mages d’autrefois en avaient enfermé bon nombre dans des espaces spéciaux, afin qu’elles ne puissent plus nuire. Les plus sages s’abstenaient d’y aller voir. Les plus curieux, qui commettaient l’imprudence de déranger les prisonniers, réalisaient trop tard que la magie pouvait être un art périlleux. On parlait d’eux au passé, dans les légendes que les maîtres enseignaient à leurs élèves.

  Les sorciers du N’Namkor interrogèrent aussi les entités qui rôdaient dans la salle. Aucune n’opèreraient une formule de réveil. Toutes ses recherches exigeaient du temps. Au matin du troisième jour, une voix aux accents dramatiques résonna dans le manoir des mages. Elle annonça que le Dragon avait passé la frontière. Puis, survolant l’ouest du pays de long en large, il avait causé des déprédations mineures. Mais la veille, il s’était choisi une cible, la plus grande ville de la région, qu’il avait attaquée et brûlée, avec méthode, comme s’il s’était remis de sa confusion. Pire que tout, il avait immédiatement consommé les spectres de ses victimes ! D’Tanarak était prêt. Où en était-on avec les œufs ? On répondit, sur un ton contrit, que le problème résistait aux experts. La voix exigea d’urgence des actes efficaces.

  A cours d’idées, les mages se regardèrent en silence, conscients qu’à ce stade l’un d’eux allait forcément proposer une « solution » déraisonnable. « Il nous faut soit l’aide d’un haut mage, soit interroger une mémoire très ancienne, soit contacter une entité répertoriée. » Répertoriée était un euphémisme pour dire démoniaque. Personne n’en avait très envie, bien entendue, mais le monstre tuait. Et non content de prendre des vies, il se rechargeait vraisemblablement en énergie. M’Mounia exprima les craintes de toute l’assemblée : « Des Tourments a surmonté le choc de la rupture d’avec sa source. Il se réorganise, il s’alimente. Il cherche donc à durer. Il jouit d’une certaine autonomie, s’adapte. Poussera-t-il le vice jusqu’à se mettre en quête d’un nouveau point d’encrage qui remplacerait son île ? » Ses collègues firent la grimace. « A part une attaque concertée sur un œuf, que faire ? » Demanda S’Zumbal.

  « Je connais un démon… 

_  Tu connais un démon ?

_  Oui, enfin non… J’ai un nom, une formule et une description à peu près fiable…

_  Misère !

_  Moi pareil.

_ Moi aussi.

_ Misère !

_ C’est du suicide. Nous n’avons point besoin d’une entité répertoriée, nous avons simplement besoin de faire éclore un gros œuf de quarante mètres de haut. Je suis favorable à une action offensive. Que risquons nous ? Au pire nous serons inefficaces, comme nos prédécesseurs… 

_ Par acquis de conscience donc.

_ Agissons.»

  S’Zumbal créa une petite lumière sur « l’équateur » de l’œuf. Tous ciblèrent ce point précis avec ce qu’ils avaient préparé de plus destructeur. Dix sortilèges fusèrent en même temps. Il y eut diverses ondes blanches ou noires, bleues ou orange, rouges ou vertes, violettes ou jaunes, des bruits de tonner, de cymbales, et puis plus rien. L’œuf paraissait plus propre et plus lisse à l’endroit touché. Chacun, en silence, constata l’échec de tous. Les uns restèrent debout à méditer,  ou à fixer l’œuf d’un regard vide, les autres s’éparpillèrent dans la salle, qui pour s’asseoir, qui pour tourner en rond, qui pour caresser la coquille. 

S’Zumbal et M’Mounia marchaient côte à côte en devisant.

  « Mettons-nous à la place des concepteurs », proposa M’Mounia, « ils ont préparé plusieurs dragons, mais un seul a servi. Qu’avaient-ils en tête ?

_ Détruire les rivages de la Mer Intérieure, empêcher que la puissance visée se relève. Mais nous ignorons qui étaient ces gens. Longtemps on a cru que les Montagnes Sculptées étaient fautives, car l’apparition du dragon coïncidait avec leur abandon. Cependant cette théorie n’est guère satisfaisante. Car si c’était le cas, pourquoi les œufs sont-ils ici et non dans les Sculptées ? J’ai emporté avec moi l’ouvrage le plus instructif que nous ayons au N’Namkor sur cette période. Or, il ne s’agit que d’informations de secondes mains glanées trois siècles après l’irruption du monstre. Elles proviennent surtout du Süersvoken, sont donc à charge contre le Tujarsi, et minorent le rôle des autres acteurs. Il me semble que l’auteur cherche à taire plutôt qu’à dire », répondit S’Zumbal.

« Quelle sorte d’ignorance voulait-il répandre ?

_ En ce temps là, les humains vivaient plus longtemps. Ceux de la Mer Intérieure avaient poussé plus loin que leurs voisins l’art de prolonger leur existence. Leur société abritait de nombreux imparfaits.

_ Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

_ L’acharnement à les détruire, la présence d’une société d’imparfaits dans l’Amlen, c’est-à-dire tout près, et diverses phrases ambiguës tirées du livre dont je vous ai parlé, qui a pour titre « l’Artisan de Simaplode ». Simaplode était une ville des rivages méridionaux de la Mer Intérieure. L’Artisan est un personnage mythique censé y avoir vécu, et qui faisait commerce de… L’immortalité.

_ Et concernant les dragons ?

_ La fameuse théorie reprie par D’Tanarak, à savoir qu’ils sont le fruit d’une collaboration entre des hauts mages et une population nombreuse et acquise au projet. L’auteur du livre incrimine les fondateurs du Tujarsi : les futurs dragons auraient été placés dans les Œufs pour menacer directement le Süersvoken. Je n’y crois pas. Si aucun des deux empires n’y a touché pendant milles huit cents ans, s’ils ne s’en sont pas même servis pour se détruire mutuellement, c’est qu’ils n’en voyaient pas l’intérêt.

_ On dirait qu’ils étaient au moins d’accord pour maintenir la Mer Intérieure dans un état d’infériorité. Puisque les coquilles sont indestructibles je propose que nous fournissions l’énergie nécessaire à l’éclosion grâce à un lien amené à l’intérieur d’un œuf par transfert.», conclut M’Mounia.

  Son confrère ne la contredit pas. Fût-il arrivé à la même déduction, il ne l’aurait peut-être pas partagée avec ses pairs. En effet, lequel prendrait le risque d’entrer dans l’œuf ? « Il faut que ce soit moi », pensa-t-il finalement.

  S’Zumbal réunit l’assemblée. Il exposa le plan de M’Mounia. Celui-ci fut rapidement accepté. On contacta D’Tanarak. Le Haut Mage donna son aval, en précisant les modalités du plan:

« Nous devons agir au plus vite. Nous passerons par le Verlieu. Je le ferai baliser. Chacun partira d’une borne et tendra un lien jusqu’à la borne suivante. Nous pouvons réussir en une journée.

_ Le Verlieu, dites-vous ?

_ Vous n’y resterez pas longtemps !

_ Bien, bien… Je ne crois pas que nous ayons préparé ce sortilège.

_ Pas d’inquiétude : je vous fait parvenir le nécessaire. Tout le N’Namkor est avec nous ! Grosse ambiance ! Nous avons constitué un petit stock d’enchantements en fioles. Et, vous savez quoi ? Les Palais Superposés nous ont envoyé une magicienne, N’Kaloma, vétérane de la guerre. Elle a la confiance de Bellacérée. Sa mère était native de T’Djougoro ! C’est elle qui vous livrera le matériel.

_ Oh ! Parfait ! »

  Quelques minutes plus tard une cavalière se matérialisa entre S’Zumbal et les œufs géants. Le cheval à la robe brune qu’elle montait n’était pas une créature magique. N’Kaloma était à l’évidence une face de nuit (comme tout le monde ici), mais sa peau ténébreuse était couverte de motifs jaunes en forme d’éclair. Elle portait une cuirasse ajustée jaune et noire, et des cuissardes assorties, ainsi qu’une longue jupe vert foncé. Un serpent s’enroulait autour de son avant bras gauche. Ses cheveux rayonnaient comme une crinière sombre autour de son visage. Elle avait le regard dur. « Endurci », rectifia S’Zumbal.

  N’Kaloma dévisagea tout le monde en faisant pivoter sa monture, une bête nerveuse. Elle se présenta sobrement, et sans descendre tendit au mage le plus proche une sacoche. Puis, pendant que les sorciers du N’Namkor en inventoriaient et distribuaient le contenu, elle continua de surveiller les alentours. Les uns après les autres les mages gagnèrent leur position dans le Verlieu. Ne resta plus que S’Zumbal. Celui-ci tenta d’engager la conversation.

« Mes respects », dit-il, « je vous sens très marquée par la guerre. Il est vrais que notre mission est de la plus haute importance, néanmoins pourquoi ne pas vous détendre un peu ? Que redoutez-vous si loin du Château Noir? » Elle le toisa.

« Tout », répondit-elle. « Je me méfie de tout. Nos ennemis nous épient sûrement. Ils connaissent un espace de transition supérieur au Verlieu. S’ils ont eu vent de vos projets, pourquoi ne chercheraient-ils pas à contrôler le dragon ?

_ C’est donc qu’ils pensent que nous réussirons.

_ Oui, et je le pense aussi. Non que mes lumières y suffisent. Je tiens mon savoir de Bellacérée. La puissance du N’Namkor réveillera le dragon, qui lui-même brisera sa coquille. Ensuite il fera ce pour quoi il a été conçu, si l’objectif existe encore, à moins que vous le persuadiez de changer de cible. C’est une entreprise à haut risque.

_ Vous la désapprouvez ? »

N’Kaloma se mordit la lèvre.

« Elle me déplait, je l’admets. Mais votre nation est attaquée, alors bien sûr, vous ne pouvez pas attendre que le Dragon des Tourments se lassent de vous. D’autant qu’il a l’air de vous apprécier.

_ Où en est la guerre des sorciers ? Je croyais qu’elle faiblissait.

_ Forcément ; on se bat moins bien quand on est mort. Il y a ceux qui reviennent sous forme de spectres ou de nécrophages, en général pour être détruits une deuxième fois, et puis les choses se calment. L’animosité perdure. Les troupes sont moins nombreuses, alors on se fait des coups tordus. Les batailles épiques du début ont cédé la place à des embuscades. La terre est maudite. Désormais qui s’aventure hors des Palais doit survivre dans un paysage hanté par la mort. Quiconque foule le sol où tomba Réfania songe au suicide. Certains passent à l’acte. Quiconque boit l’eau de la rivière Eyouve doit y plonger pour ne pas étouffer à l’air libre. Il est des marécages infectes où les égarés pourrissent en quelques minutes. Il est des brumes qui vous sucent le sang, des lueurs qui volent vos souvenirs, des voix qui s’emparent de votre esprit, des êtres charmants qui vous lient par le sexe jusqu’à ce que vous mourriez de faim, de soif et d’épuisement. Je me méfie de tout. J’ai passé trois années pétrifiée. J’ai été possédée pendant quatre mois. J’ai perdu deux fois un bras, une fois une jambe. J’ai été empoisonnée, aveuglée, brûlée sur la moitié du corps. Comme vous le voyez, je suis bien chanceuse. »

  S’Zumbal garda le silence. L’inquiétude de N’Kaloma étant contagieuse il se mit aux aguets. Une heure passa. « C’est idiot », se dit-il. « Si quelque danger survenait je n’aurais même plus mon sortilège le plus offensif, l’ayant déjà utilisé. Je dois anticiper mon entrée dans l’œuf. » Dès lors il s’employa à sa nouvelle tâche. Elle l’occupa un long moment, assez pour avoir faim. Il alla manger dans le manoir magique. « Je me demande comment sera l’intérieur de l’œuf », pensa-t-il en tartinant du pâté. Il releva la tête. Sur le mur opposé, un gros œil rouge le fixait. Il cligna avant de disparaître. S’Zumbal se leva précipitamment en murmurant un charme de protection. Il sortit avertir N’Kaloma. La sorcière grimaça de contrariété.

« Comme je vous le disais, les mages du Château Noir ne sont jamais assez loin. L’œil rouge est un des charmes préférés d’Esilsunigar. Ainsi nous fait-il savoir qu’il est au courant de nos plans.

_ Esilsunigar ! N’est-il pas un maître de la métempsychose ?

_ Précisément.

_ Le sujet m’intéresse.

_ Moi aussi. On dit de lui qu’il en est à son cinquième corps. Lui seul en Gorseille est capable de créer des clones humains viables. Si son corps meurt, son esprit se transfert dans un de ses doubles.

_ Ah ! Je n’en suis pas là. Me permettrez vous de discuter avec lui ?

_ Vous ferez ce que vous voulez. De mon côté, je ne laisserai pas passé l’occasion de détruire son enveloppe charnelle, dût-il revenir deux jours plus tard.

_ Vous ne faites pas montre d’une très grande ouverture d’esprit.

_ C’est le plus que je puisse me permettre avec ce rebut nécrophile. L’animosité perdure, vous dis ai-je! »

  La révélation de S’Zumbal faisait ressortir les charmes protégeant N’Kaloma. Il l’imita. L’œil rouge se montra ostensiblement à trois reprises. Mais le haut mage du Château Noir se contentait de les observer. Finalement M’Mounia apparut dans le cercle vert de la Porte du Verlieu.

« Voici le lien », dit-elle en tenant une corde de lumière argentée, « à toi d’accomplir le dernier transfert. »

S’Zumbal entra dans le Verlieu, saisit la ligne brillante, parcourut la distance qui le séparait de l’intérieur de l’œuf, et voulut ouvrir une fenêtre pour savoir s’il était au bon endroit. Sans succès. Il eut un rictus.

« Alors, on hésite ? » Le mage du N’Namkor se retourna. Deux yeux rouges l’observaient à environ trois mètres du sol.

« J’ai peur de mourir », avoua S’Zumbal.

« C’est tout naturel. Pourtant vous savez mettre votre esprit en lieu sûr, n’est-ce pas ? 

_ Oui, mais je ne sais pas encore me fabriquer un nouveau corps.

_ Il y a des alternatives

_ Elles ne me conviennent pas, et même choquent mon sens moral.

_ Y compris le double d’ombre ?

_ C’est une solution trop fragile.

_ Si je vous donnais un corps ?

_ Je vous serais redevable. Dans le contexte actuel, ce serait qualifié d’intelligence avec une puissance étrangère.

_ Vous le faites déjà avec N’Kaloma.

_ Elle est cautionnée par le N’Namkor.

_ Donc votre pays a pris parti, finalement.

_ Non, nous avons contacté des gens qui nous sont apparentés. Il n’y en a pas au Château Noir. C’est tout.

_ Acceptez mon aide, et je vous croirai. Sans quoi votre pays sera considéré comme un allié des Palais Superposés. Dans cette hypothèse il irait de soit que nous ne pourrions tolérer que nos ennemis contrôlent un dragon.

_ Et ?

_ Je vous tuerai monsieur, évidemment. Ainsi que votre amie qui nous observe là bas. Comprenez la logique qui m’anime. Ne me forcez pas. Nous avons tant en commun.

_ Votre intérêt n’est pas de m’aider, mais plutôt d’attenter à mes jours tout de suite.

_ Or, je ne bénéficie plus de l’effet de surprise. Il est vrai que je me complique la tâche. Considérez que si vous m’étiez redevable je pourrais vous demander de saboter le lien avec le dragon dans l’hypothèse où celui-ci serait dirigé contre nous, après qu’il vous eût sauver la mise.

_ L’idéal serait que les deux monstres s’annihilent.

_ Oui, ce ne serait pas mal… Alors ?

_ Le corps ?

_ J’aurais besoin de votre sang, ou à défaut d’un bout de votre chair, enfin d’une part de vous-même qui vous signifiât.

_ De ma semence ?

_ Oh ? Vous avez cela ?

_ J’en ai un peu, conservée dans un flacon minuscule. L’intérieur est très particulier…

_ Je vois. Très bien. Placez le dans la main qui va apparaître. »

  Effectivement une main noire se tendit à hauteur de ses yeux. S’Zumbal y déposa une larme de verre de trois centimètres de long. Les doigts se refermèrent prestement. La voix d’Esilsunigar résuma les termes de l’accord : « Je vous crée un nouveau corps en échange de votre engagement de tout faire pour que le nouveau dragon ne nuise pas au Château Noir. Cela sans fourberie, ni arrière pensée. » S’Zumbal accepta le marché. La main et les yeux disparurent immédiatement.

  Le sorcier du N’Namkor se transféra dans l’œuf. Il mourut instantanément. Mais le lien étant établi, M’Mounia le perçut. Elle contacta aussitôt D’Tanarak.

  « Je crains l’embrouille de dernière minute », dit-elle. « J’ai vu  S’Zumbal se retourner au dernier moment. Il semblait discuter, mais son interlocuteur se résumait à deux points rouges et une main noire. S’Zumbal lui a peut-être donné quelque chose. Puis il a transféré.  Je n’ai pas d’autre nouvelle de lui, excepté qu’il soit bien arrivé, puisque la ligne fonctionne. »              

Deux dragons.

  D’Tanarak se tenait sur une haute estrade pavoisée bâtie au bout de la plus grande place de la capitale du N’Namkor. On avait installé des mâts d’où pendaient des oriflammes multicolores. Derrière le sorcier se dressaient les blasons des grandes provinces : fourmi noire sur fond jaune, serpent blanc sur fond rouge, cheval d’or sur fond d’azur, voilier noir sur fond d’or bordé de vagues noires, lances rouges croisées sur fond vert… Divers officiels attendaient à ses côtés, ainsi qu’une dizaine de magiciens compétents. L’armée était également présente : lanciers à pieds équipés de longs boucliers, et fusiliers à cheval.

  En face de D’Tanarak dix milles personnes occupaient la place. Ce n’était pas un rassemblement grouillant, confus, ou bruyant. Bien au contraire, hommes et femmes étaient alignés régulièrement, un mètre d’intervalle entre chaque participant. Ils attendaient les instructions du maître de cérémonie. Ceux de la place, mais aussi toute la population debout dans les rues convergentes. La même scène avait lieu partout dans le pays, excepté dans les villes subissant l’assaut du Dragon des Tourments.

  C’était la fin de l’après midi. Le soleil descendait sur l’horizon. Un assistant chuchota à l’oreille de D’Tanarak que tout était près. Le sorcier leva les bras vers le ciel. Il s’exprima dans la langue magique : un globe lumineux de dix mètres de diamètre apparut au dessus de lui. La sphère s’éleva pour se stabiliser à une hauteur de vingt mètres environ. Un vent frais venu de l’océan fit claquer les drapeaux, souleva les capes et joua avec les plis des manteaux et des robes. La foule respira cet air à l’unisson. Dans le globe apparut l’image des œufs. On remarquait à peine M’Mounia, toute petite, à l’avant plan.

  En épelant très distinctement, D’Tanarak articula divers sons mélodieux qu’il fit répéter à la foule. Quand il jugea que les voix étaient suffisamment échauffées et synchrones, il annonça la première phrase. Le sorcier avait décomposé son sortilège en plusieurs parties, de sorte qu’elles fussent faciles à répéter. L’entité mobilisée avait été choisie pour sa fiabilité. D’Tanarak prenait de gros risques personnels. Il scanda la formule du contact. La foule d’une seule voix répéta ses mots. Il y eut un silence glacé, puis comme un froid coulant sur toutes les consciences rassemblées, et sourdement une question, exprimée dans une langue disparue, que l’entité traduisit par : « qui ? »

  Le haut mage se présenta, nomma le N’Namkor et enchaîna par l’appel. Le dragon opposa un refus. D’Tanarak recourut à une persuasion d’une force extraordinaire, amplifiée par la multitude. Les psalmodies montaient vers la sphère. Par trois fois le sorcier renouvela son charme. C’est ainsi que furent brisées les allégeances antérieures du monstre. L’entité rapporta ses nouvelles dispositions: « Nommez moi.»

  « Tu seras le Dragon Protecteur du N’Namkor. Abrégé : Protecteur. Protecteur ta mission présente est de détruire le Dragon des Tourments. Il sévit au nord ouest de notre pays, lequel se trouve à l’est de ton œuf. Tu dois éclore, traverser la Mer Intérieure, repérer ta cible et engager le combat. Tu dois le détruire complètement. Est-ce suffisamment clair Protecteur ?

_ Non. À quoi reconnaîtrai-je le Dragon des Tourments ?

_ Grand, environ trois cents mètres de long, noir, crachant du feu, et en fait, à part toi, il est le seul dragon en activité.

_ Très bien : éclosion ! »

  La coquille craquela. M’Mounia courut se réfugier derrière le manoir magique. L’œuf explosa. Ses fragments ricochèrent contre toutes les parois environnantes, pendant qu’un rayon ardent frappait le plafond. La flamme transperça instantanément la coupole. Un second souffle la fit complètement sauter. Le dragon s’élança vers le ciel. Déroulé, il mesurait une centaine de mètres, mais à peine sorti, sa taille tripla. C’était dorénavant la copie parfaite du Dragon des Tourments. Tandis que l’occident se teintait d’or et de pourpre, le Protecteur mit le cap vers la part bleu nuit du firmament. M’Mounia, fouillant dans les décombres, trouva le cadavre broyé de S’Zumbal, ainsi qu’un fin collier orné d’un petit diamant manifestement enchanté. Elle ramassa le bijou, avant de s’éloigner de la caverne éventrée, d’abord à pied, puis en volant. Elle s’abrita dans une autre ruine. Le lendemain, elle se transférerait dans son pays, en espérant que les dragons se soient entretués.

  Le Protecteur du N’Namkor vola jusqu’à l’aube. Il avait cédé à la persuasion en supposant que ses créateurs reprendraient rapidement le contrôle. Cependant en l’absence de contrordre, il devait s’en tenir aux dernières instructions reçues. Il ne repéra d’abord aucune cité d’importance, aucune lumière trahissant une forte implantation humaine. Il survola les plateaux forestiers délimitant l’ouest du N’Namkor. A priori, il approchait du but. Sa vigilance augmenta. Il vit alors dans le lointain la fumée d’un incendie. Elle montait d’une région à l’orient des plateaux, à mi distance entre la Mer Intérieure et l’océan. Des Tourments avait frappé au cœur du territoire. Le Protecteur accéléra, galvanisé par la perspective du combat. Il repéra sa cible, ombre noire découpée contre la lumière du jour naissant, très occupée à carboniser des constructions humaines. Le Protecteur manœuvra pour la surprendre de dos. Pas simple : Des Tourments bougeait tout le temps. Le Protecteur prit de l’altitude. Plus bas Des Tourments soufflait sur un convoi de fuyards. Le Protecteur attendit encore un peu. Son ennemi s’était posé pour réduire en cendre les champs alentours. Le Protecteur attaqua en piquet. Il s’abstint de cracher son feu, ne souhaitant pas s’annoncer. Il voulait un triomphe rapide et brutal.

  Le choc plaqua Des Tourments au sol, lui brisant une aile. De puissantes mâchoires se refermèrent sur son cou. Il sentit des griffes acérées fendre ses écailles dorsales, tailler dans ses chairs. Lui qui n’avait jamais été vraiment blessé ! Mais c’était une bête vicieuse. Il joua de sa queue pour étrangler son agresseur en le tirant à gauche, puis se roula par terre dans le sens opposé. Il griffa à son tour. Le Protecteur se déporta pour trouver une position moins exposée et plus stable, les quatre pattes ancrées dans la terre. La pression exercée sur ses vertèbres cervicales le gênait, mais il comptait que sa morsure fût plus terrible encore. Des Tourments lui creva un œil. Le Protecteur lâcha prise en soufflant. La chaleur n’eut aucun effet notable, mais la force dégagée repoussa la menace. Le Protecteur s’éleva dans les airs en taillant dans la queue qui l’étreignait. Des Tourments le rejoignit. Évidemment ses ailes ne suffisent pas à faire voler un dragon, mais elles l’aident tout de même à contrôler sa trajectoire. Avec un membre fracturé Des Tourments était devenu fort maladroit. Le Protecteur le gifla de son appendice caudal tout en mordant dans celui qui le tenait. Des Tourments abandonna l’étranglement. Il prit de l’altitude afin de gagner du temps.

  Les deux monstres puisèrent dans leurs réserves d’énergie pour se régénérer. L’œil du Protecteur repoussa, l’aile de Des Tourments le porta de nouveau. Les dragons s’observèrent en faisant des cercles dans le ciel. Puis les assauts reprirent de plus belle. Les monstres étaient bien de forces égales. Une journée entière ne suffit pas à les départager. Le combat se poursuivit la nuit durant. Le lendemain les observateurs constatèrent une diminution de la taille des créatures. Elle s’accentuait au fil des heures. Mais au terme du deuxième jour les dragons continuaient de se lacérer, de se mordre, de s’étrangler, de se percuter et de soigner leurs blessures au fur et à mesure.

  Désormais tous les hauts mages de Gorseille observaient la scène à distance. Ils calculaient le moment à partir duquel la « fonte » des dragons les amènerait à une taille qui les rendrait vulnérables aux pouvoirs d’un sorcier seul. Chacun selon sa spécialité se prépara à intervenir.

Pour D’Tanarak, il s’agirait d’aider son champion. Esilsunigar du Château Noir envisageait de contrôler un dragon. Bellacérée pensait agrandir sa collection. Elle avait déjà piégé une Horreur de la Terre des Vents, pourquoi pas un dragon de dimensions modestes ? Sraybor de la Mégapole Souterraine espérait plutôt une annihilation. Borünwig porterait le coup de grâce si nécessaire. Les siens retourneraient dans la forêt Mysnalienne dès que tout danger serait écarté.

  Esilsunigar agit en premier, depuis son bureau du Château Noir. Confortablement assis dans un fauteuil ergonomique, le dossier ajustable légèrement incliné en arrière, il entra en contact avec l’esprit de S’Zumbal, lequel avait trouvé refuge dans le diamant récupéré par M’Mounia. « J’ai une proposition à vous faire », annonça le maître de la métempsychose. « Je vous ai promis un corps. Sachez que j’ai d’ores et déjà conçu un double d’ombre à votre image, et que vos caractères précis le colonisent, lui donnant chair. Comptez trois mois pour que le processus aboutisse sans malfaçon. Mais les récents événements nous offrent une possibilité qu’il serait mesquin de ne pas vous soumettre. Que diriez-vous de posséder le nouveau dragon? Ce serait pour vous une expérience exceptionnelle et la garantie absolue de contrôler cette arme au bénéfice du N’Namkor et du Château Noir. Quand j’évoque mes intérêts, comprenez-moi bien. Je désire faire la paix au plus vite avec Bellacérée, sans perdre la face. Un dragon, même réduit, serait un atout précieux.

_ S’il avait été possible de piloter Des Tourments, on l’aurait fait depuis longtemps. Alors son successeur…

_ Oui. Néanmoins, jusqu’ici personne n’avait combattu le dragon avec un alter ego. D’ailleurs l’idée eut prêté à sourire. Les cités de la Mer Intérieure étaient trop désunies, et manquaient des talents nécessaires. Le N’Namkor n’a pas ses faiblesses. Votre plan fonctionne. L’affrontement se révèle épuisant. Nous pouvons laisser les choses suivrent leur cours jusqu’à ce que les belligérants soient réduits à la taille des chats, ou donner l’avantage à votre champion. Combiner vos pouvoirs de mage à ceux de votre dragon devrait suffire à creuser l’écart. Alors ?

_ Il me faut parler à D’Tanarak.

_ A quoi bon ?

_ Que voulez-vous dire ?

_ Il est sans conteste un haut mage très respectable, audacieux et rigoureux, un organisateur hors pair. Toutefois dans tout Gorseille vous ne trouverez personne qui possède aussi bien que moi l’art subtil de conserver les esprits, de les déplacer, et de les marier à de nouveaux corps. Au-delà de l’océan, je ne sais pas…

_ Concrètement, comment procèderiez-vous ?

_ Mon familier viendra à vous. C’est un corbeau psychopompe.

_ Ne risque-t-il pas d’être blessé en approchant des cracheurs de feu ?

_ Il sera prudent. Je n’engage jamais mon familier à la légère.

_ Quelle sorte de pression souhaitez-vous exercer sur Bellacérée ? Supposons qu’elle vous réserve quelques surprises à sa façon ?

_ En effet, nous pouvons nous attendre à une intervention. Par exemple, elle tentera probablement de vous enfermer dans un espace magique. A vous de ne pas foncer tête baissée à travers tous les portails qui s’ouvrent.

_ Je comprends mieux pourquoi vous ne tentez pas le coup vous-même.

_ Vous me pardonnerez de ne point être un idiot complet.

_ Je n’ai jamais séjourné dans le corps d’un dragon. Des Tourments profitera de ma maladresse.

_ Au début, en effet. Mais le sachant, vous fuirez, le temps de vous familiariser avec votre hôte et de le convaincre d’accepter votre aide. Alors vous le transférerez au bon moment dans le dos de son adversaire, afin de porter l’estocade. Si vous devez lui échapper, dirigez-vous toujours vers son l’île.

_ La terreur m’affecterait autant que lui.

_ Non, la sorcière fautive ne s’y trouve plus. Souvenez vous qu’elle a fixé son lien à la tête de sa victime.

_ Moui…C’est prendre le risque qu’il s’en aperçoive et qu’il rétablisse le lien rompu avec sa source.

_ Il n’est pas certain qu’il en soit capable. C’est nous les mages, pas lui. En outre ses pensées doivent être des plus confuses.

_Tout de même… Croyez vous que la terreur lui fasse encore quelque chose ? Depuis qu’il ravage le N’Namkor, j’ai l’impression qu’elle ne modifie plus son comportement.

_ Possible… Il y est peut être moins sensible, ou peut être le lien s’est-il rompu de lui-même. Au pire, si votre champion mourait, mon corbeau récupèrerait votre âme, et la ramènerait à votre diamant. La seule inconnue réside dans l’attitude de votre consœur. Elle a sans doute compris la nature enchantée du joyau. N’a-t-elle pas cherché à communiquer avec vous ?

_ Si. Je lui ai demandé de me rapporter chez moi. Je suis actuellement accroché au pilier central de ma maison. Mon épouse a pratiqué une nécromancie hier. Nous avons longuement parlé. Je crois qu’elle va me chercher un corps à posséder.

_ Vous rejetez mon offre ?

_  Je me débrouillerai pour me trouver un nouveau corps, mais j’accepte votre plan. Partager la psyché d’un dragon m’intéresse.»

  Le corbeau noir d’Esilsunigar vint se poser sur un rebord de fenêtre. Le familier invita l’esprit du sorcier. Celui-ci changea de support, flottant invisible du diamant à l’oiseau. Il n’avait pas d’emprise sur son hôte, pas plus qu’il ne pouvait lire ses pensées, mais il voyait et sentait les mêmes choses, comme la caresse de l’air. Ils survolèrent les plaines fertiles de la région côtière, les grandes cités prospères aux murs peints, les beaux châteaux ornés d’oriflammes, les plateaux occidentaux couverts de forêts. Ce furent d’abord des domaines entretenus, aux arbres bien alignés, plantés exprès pour la construction navale et le bois de charpente. Puis une sylve sauvage leur succéda. À partir de ce moment, le corbeau remonta vers le nord. On entra dans la zone des combats, une arène grande comme une région, où les dragons se pourchassaient depuis trois jours, dans les airs comme au sol, sans aucune considération pour la vie alentour. Une chance qu’ils utilisassent rarement leur souffle enflammé.

  Le corbeau avait la tâche délicate de s’approcher le Protecteur. Mais comment le reconnaître ? Il sonda les âmes.

  Peu s’en fallût qu’un malaise cardiaque abrégeât ses jours, car il eut le malheur de tester d’abord Des Tourments, lequel, en dépis des apparences, était toujours habité d’une terreur fatale. Le familier rompit le contact immédiatement. Il s’éloigna au plus vite et passa les dix minutes suivantes à s’en remettre.

« Je ne sais comment cette Refuse a implanté son lien, mais on peut se réjouir que le dragon ne soit pas devenu une source à son tour », pensa S’Zumbal.

Le corbeau réessaya prudemment. Cette fois il eut plus de chance. La psyché du Protecteur se révéla fort simple.

  « Cela va être à vous », entendit S’Zumbal. Soudain, un passage s’ouvrit. L’esprit du sorcier s’engouffra dans la tête du dragon. Il découvrit que les choses se présentaient différemment d’avec un animal, ou d’un humain ordinaire. Un adepte de la métempsychose commençait par visiter les esprits, à percevoir par leurs sens, puis à observer leurs émotions, leurs pensées sans intervenir. Ensuite seulement, il tentait d’influencer ses hôtes. L’étape suivante était la domination complète, ou possession. Enfin, était considéré comme un maître celui capable de voler le corps de sa victime, généralement afin de prolonger son existence. En l’occurrence, il s’agissait d’influencer.

  S’Zumbal se plaça en observateur. Le dragon combattait comme une machine. Le sorcier sonda les sens du monstre. Le Protecteur faisait abstraction de la plupart des chocs et des blessures, mais le mage du N’Namkor n’y parvint pas. Il se coupa donc des sensations par trop désagréables de son hôte.  Continuant son exploration, il tenta une incursion timide au niveau émotionnel. Sa personnalité fut instantanément redéfinie en profondeur par une rage absolue, nourrie d’une haine indélébile. Désormais, il vivrait pour tuer Des Tourments. C’est dans cet état qu’il s’adressa enfin au Protecteur :

  « Bonjour mon ami, je suis un nouveau pouvoir qui vient de s’éveiller en toi. Dorénavant tu peux, à condition de me laisser parler, te transférer instantanément d’un endroit à un autre, une fois par jour. Nous pouvons aussi foudroyer notre adversaire. Actuellement, il a encore le cuir trop épais, mais bientôt une bonne électrisation nous permettra de le sonner assez longtemps pour le massacrer. On pourrait même tenter de le transformer en ver de terre. Un lombric de cent mètres de long, à la chair tendre, incapable de mordre ou de griffer. Qu’en dis-tu ?

_ Qu’est-ce que t’attends ?

_ Il me faut aussi l’usage des membres antérieurs, rapport à la gestuelle. En gros, tu es maintenant un sorcier. Peux-tu nous organiser une petite fuite, suivie d’un brusque retournement ?

_ Il s’agrippe, mais c’est faisable. »

  Le Protecteur enchaîna une série d’attaques rapides des bras, suivies d’un moulinet des jambes, et de trois amples battements d’ailes. Il s’enfuit vers l’ouest. Des Tourments ne se laissa pas distancer. « Finalement, c’est mieux en ne possédant pas le Protecteur », pensa S’Zumbal. « Reste à déterminer à quel moment ma magie pourra percer les défenses de l’ennemi. Cent mètres de long, c’est encore trop grand, quoiqu’en dise Esilsunigar. Tâchons de le réduire encore. Hé, Protecteur ! Regarde en arrière ! Je dois le voir avant le transfert. »

  Aussitôt dit, aussitôt fait. De nouveau les griffes du Protecteur déchiquetèrent le dos de son ennemi, de nouveau sa gueule happa le cou souple. L’ancien dragon se débattit. Ne parvenant pas à se libérer, il se laissa tomber au sol, espérant écraser le Protecteur sur les arbres du plateau. Le Protecteur se dégagea avant l’impact. Des Tourments s’y attendait. Il ne laissa pas son double prendre le large. Pendant que d’une main il saisissait la cheville du deuxième dragon, sa queue s’enroula autour d’un conifère. Le Protecteur battit si  vigoureusement des ailes que l’arbre fut arraché. Des Tourments improvisa une lance, avec laquelle il éventra son rival. Celui-ci consuma l’arme d’un souffle puissant. Ce fut de nouveau la mêlée furieuse. Les dragons puisèrent dans leurs réserves pour régénérer.

  Au milieu du quatrième jour, ils ne mesuraient plus que cinquante mètres de la pointe de la queue à l’extrémité de la mâchoire. S’Zumbal s’était abstenu d’intervenir davantage, mais il sentait qu’un coup direct était désormais à sa portée. Il foudroya Des Tourments, parce que c’était une attaque rapide, et qu’il espérait qu’elle passerait relativement inaperçue si on la mélangeait à un souffle incandescent. De fait, de nombreux observateurs n’y virent que du feu. Mais à partir de ce moment là le Protecteur obtint un avantage durable. Son adversaire avait du se régénérer plus souvent. Il était donc un peu plus petit que lui. Des Tourments sentant que l’autre prenait le dessus porta une série d’attaques vicieuses, grâce auxquelles il parvint à se dégager. Il s’envola en direction de son île maudite. Que comptait-il faire ?

  Averti de l’évolution de la situation, Sraybor réunit ses collaborateurs. « Je pense que le dragon du N’Namkor va gagner. Des Tourments paye les conséquences de la première attaque, et peut être d’une ou deux anomalies. Les sorciers du N’Namkor aident probablement leur champion d’une façon ou d’une autre. Nous serons bientôt vengés de nos pertes et débarrassés d’un obstacle de taille à notre expansion. Mais il ne faudrait pas que le nouveau venu survive à sa victoire. Borünwig, partez rejoindre les monstres. Achevez le vainqueur. Nous vous confions une arme exceptionnelle : la Lame de Sæg. »

  Deux magiciens remirent à Borünwig un objet de la taille d’un bouclier, en forme de V, fixé à un bracelet métallique couvrant l’avant bras. Ses bords étaient effilés à l’extrême. Le sorcier prononça la formule de commandement nécessaire pour se lier à l’arme durant trois jours. Elle se fixa sur son armure verte. Ses pairs lui souhaitèrent bonne chance. Notant que Des Tourments entraînait son rival au dessus de la Mer Intérieure, le mage guerrier se dota du pouvoir de volerl avant de se transférer dans le sillage du Protecteur. Immédiatement tous les observateurs distants le repérèrent. Bellacérée reconnut la Lame de Sæg. D’Tanarak contacta N’Kaloma. Esilsunigar se transféra sur l’Île.

  Lorsque Des Tourments ne fut plus qu’à un kilomètre de son but, le haut mage du Château Noir le cribla avec les sept lances noires d’Irarossa. Une rafale de piques d’ombre jaillit de la main du sorcier. D’abord les traits transpercèrent les ailes de la cible et se figèrent profondément dans ses chairs. Puis de chaque blessure s’étendirent de multiples déchirures, lézardes rayonnantes rejoignant les autres plaies. Des Tourments souffla une dernière fois en direction de l’homme. Ce dernier n’eut aucun mal à s’abriter dans un globe protecteur. Le deuxième dragon acheva de le tailler en pièces, sauvagement. On vit l’antique fléau, dans la mer, tomber par morceaux. Tandis que le vainqueur hurlait de joie la Lame de Sæg, fusant du bras de Borünwig, lui trancha le cou.

  « Qui êtes-vous ?» Demanda, le champion de la Mégapole Souterraine, au seigneur du Château Noir. Les sorciers échangèrent des présentations dans leurs langues respectives. Ils se comprenaient. En apprenant le nom de son interlocuteur Borünwig se raidit, et jugea utile de le mettre en garde : « Je représente la Mégapole Souterraine. Mes pairs observent nos faits et gestes. Rien ne leur échappe. Puis-je vous demander quelles sont vos intentions ? 

« Certainement. Toujours la même chose : l’énergie. Cette île doit être  reliée à une source profonde. Maintenant que tous les obstacles sont levés, j’entends bien la trouver. Je revendique une part substantielle du pactole, ayant eu la primeur de l’idée et ayant terrassé un des deux dragons.

_ La primeur, vraiment ?  La folle qui réveilla Des Tourments ne vous réclamera peut être rien. Mais ceux qui ont trouvé un adversaire à sa mesure vont se manifester. Que leur direz-vous ? Tenez, justement, voilà du monde ! »

  C’était N’Kaloma, sans son cheval, entourée d’un nimbe doré, et surmontée d’une spirale noire en lévitation un mètre environ au dessus de sa tête.

« Vous-vous êtes déjà gavé avec l’excédent du Pont Délicat. Les Palais Superposés ne tolèreront pas que vous preniez l’avantage. En outre, je suis dans la région à la demande du N’Namkor. Mais vu la tournure que prend cette affaire D’Tanarak devrait envoyer un représentant officiel. Mon allégeance ira alors à Bellacérée et à nos morts. Il y aura quatre partis impliqués.

_ Des pertes, nous en avons eu aussi», répliqua Esilsunigar. «Cependant loin de moi l’idée de rallumer les hostilités. Partageons en quatre, vingt cinq pour cent chacun, et n’en parlons plus. 

_ Pas d’accord », intervint Borünwig, « de notre point de vue les Palais Superposés et le Château Noir ne comptent que pour un. Votre guerre civile ne nous concerne pas. Par conséquent l’énergie de l’île devrait être divisée en trois parts égales: une pour le Garinapiyan, une pour la Mégapole Souterraine, et une pour le N’Namkor.

_ C’est une affaire de mages ! » S’exclama Esilsunigar.

  Les regards se tournèrent vers un groupe de cinq sorciers qui venaient de  faire leur apparition au sommet d’un petit monticule de pièces d’or. Celui du milieu prit la parole :

« D’Tanarak, pour le N’Namkor. Une petite mise au point pour commencer : l’idée de réveiller un deuxième dragon est de moi, et toute la population de mon pays a participé. On ne peut pas en dire autant des vôtres ! »

« On n’est bien d’accord que le but d’une négociation c’est d’éviter de se battre ? » Questionna N’Kaloma, manifestement prête à en découdre.

« N’Kaloma, êtes-vous encore notre alliée ? » Voulut savoir D’Tanarak. La sorcière au serpent réagit par une crispation gênée.

« En l’espèce je parle pour les Palais Superposés », concéda t-elle.

  Un nouveau personnage se matérialisa à ses côtés : le mage Vussiam. Silhouette massive, grand manteau bleu, serre tête en argent et long bâton métallique tenu fermement de la main droite. Il s’était coloré la barbe et les cheveux en blanc. Il dit :

« Nous allons un peu vite en besogne. D’une part la source doit être précisément localisée et étudiée. L’énergie du dragon ne provenait pas que d’elle, mais aussi de la dévoration des âmes. D’autre part, il se peut que la Mer Intérieure, enfin libérée des cycles destructeurs, devienne un endroit agréable. Les magiciens des cités réclameront une proportion de plus en plus grande au fur et à mesure de leur croissance. C’est en tout cas ainsi que je vois les choses. De plus, nous avons un deuxième sujet de discussion sur les bras. Voyez-vous lequel ? Il reste encore des œufs dans les Œufs. J’ose espérer que personne ne songe à utiliser l’énergie de l’île pour faire éclore un nouveau monstre… »

  La discussion ne faisait que débuter. Après trois heures de confrontation elle tourna à l’avantage du N’Namkor qui s’arrogea la moitié de l’énergie potentielle. La Mégapole Souterraine obtint un quart, les Palais Superposés et le Château Noir ne reçurent qu’un huitième chacun. Cela reflétait le rapport de force sur le terrain. Restait à faire respecter l’accord. Borünwig proposa d’établir sur l’île une délégation permanente qui réunirait les représentants de tous les partis concernés. Esilsunigar avança l’idée de recourir à un  observateur impartial. Mais N’Kaloma rejeta la proposition en avançant que l’on ne trouverait personne à la fois assez puissant et désintéressé pour accepter de surveiller la source sans jamais relâcher son attention, et probablement sans jamais quitter l’île. Vussiam évoqua la fin tragique du magicien Sijesuis, dix ans plus tôt, qui remplissait ce genre de mission, jusqu’à ce qu’un maléfice ourdi au  Château Noir mît fin à ses jours. « D’ailleurs, celle qui a réveillé le Dragon des Tourments, était l’élève du sorcier assassiné », précisa N’Kaloma. « Ah oui ? Où est-elle passée ? » Demanda D’Tanarak. « Nous lui avons envoyé un mage tueur, parce que nous la tenons responsable de la mort d’une compagnie de fusiliers menée par notre Haut Mage précédent, lors de la destruction du Château de Présence. La Mégapole va fonder des colonies sur les rivages ouest de la Mer Intérieure. Vous ferez la même chose à l’est. Nous serons voisins.

_ Est-elle morte ?

_ Pas encore. Souvenez-vous : elle fait peur.

_ Nous l’avons tous entendu parler à la fille nue. Ses propos chargés d’amertume disaient assez son désir de vengeance.

_ Le dragon vous a détruit des villes entières. Elle est dangereuse, incontrôlable. Elle mérite de mourir. Non ?

_ Probablement. Néanmoins ses actes ont conduit à la mort du fléau. Je la verrais bien en gardienne de l’Île des Tourments. Ce serait une condamnation signifiante.

_ Non : elle vivrait.

  _ Je puis arrangé cela », intervint Esilsunigar, « supposons que je me charge de la besogne… Mais que je stocke son âme quelque part… En vue d’un réemploi éventuel…

_ Pourquoi feriez-vous cela ? » Demanda Borünwig.

« Parce qu’il souhaite l’avoir sous son emprise », répondit N’Kaloma. Et d’ajouter : « J’ai vu bien des morts injustes au cours de la dernière décade, et bien des combats. Suffisamment pour savoir que Refuse ne se laissera pas faire. D’où lui vient le pouvoir de terrifier les dragons ?

_ Un lien avec les Dents de la Terreur. Le sortilège passe par elle.

_ Alors ses jours sont comptés, à moins de couper le fil magique, à son point d’origine de préférence. Trouver ce point peut prendre des mois. »

Chapitre cinq : Errances

Paysage désolé.

  Refuse errait dans un monde minéral tout en nuances de gris, moucheté de lichens jaunes. De rares herbes s’accrochaient aux pentes abruptes. Dans la soirée les cieux prirent une couleur violette uniforme et apaisante. La magicienne longeait une ligne de crête sinueuse. Au fond du val le miroitement d’un fin ruisseau lui faisait écho. De petits animaux y venaient boire. On ne voyait rien de tel dans les Sculptées. La faune détala à l’approche de la sorcière. Celle-ci remplit sa gourde et campa un peu à l’écart, à l’ombre des monts qui se découpaient contre le couchant. Le front opposé semblait chauffé au rouge. Vint la nuit…

 Refuse reprit son périple dans les ors d’un matin rayonnant. Elle cligna des yeux en se demandant d’où viendrait le danger. Il n’était pas aisé de trouver un sentier. Par endroit subsistaient des bouts de chemins effondrés, encombrés d’éboulis. Aucun n’était praticable. Nulle trace d’habitation. Parfois le piaillement de quelque oiseau rompait timidement le silence. Ce fut une journée monotone. Le soleil disparut derrière d’épais nuages gris sombres, qui, avec les monts, composaient une inquiétante symphonie anthracite. Les températures chutèrent. Refuse tarda à s’endormir.

  Après un repos trop court, elle marcha deux heures, simplement pour se réchauffer, dans un décor drapé des vieux roses de l’aube. Elle avala un repas évoqué, une sorte de pain gris aux saveurs étranges, en réfléchissant à sa situation. Où allait-elle ? Combien de temps resterait-elle à l’écart des villages ? Se sentait-elle coupable de quelque chose ? Nullement, mais elle s’étonnait qu’on ne lui ait pas tendu de nouvelles embuscades.

  Elle n’avançait pas vite. A ce rythme il lui faudrait peut être une quinzaine de jours pour atteindre les Vallées. Mais pourquoi se serait-elle pressée ? Pour échapper à la pluie, au vent qui souffla si fort ce jour là ? Sa magie lui procura assez de confort pour ne point s’en soucier.

Le lendemain, elle aurait pu demeurer au chaud sous sa tente noire, dissimulée par la brume naturelle. Néanmoins, elle préféra marcher dans l’air glacé, glisser sur la rocaille traîtresse, affronter les cols sinueux. Vers midi, une bouffée de panique s’échappa de sa main. Elle ferma le poing et reprit le contrôle, attribuant l’ouverture du canal à la fatigue. Cependant le phénomène se reproduisit quatre fois. A chaque occurrence la volonté de la magicienne prévalut. Restant maîtresse de la situation, elle se convainquit qu’une bonne nuit de sommeil remédierait au problème. Aux premières étoiles, la sorcière donna libre cours à ses fantasmes. Elle vaincrait ses ennemis, s’emparerait de leurs sortilèges et se hisserait à un rang supérieur. Elle s’imposerait envers et contre tout ! Ses paupières se fermèrent enfin. Le cerveau de la dormeuse entreprit les tâches complexes régissant sa vie onirique. Il avait fort à faire. Convoquer des images, passer d’un lieu à l’autre, brouiller les cartes, amorcer des histoires, les laisser en suspens, impressionner, reformuler, émouvoir parfois, mais se faire vite oublier. Recommencer ces étranges collages par cycle d’une heure trente environ. Cette fois, Refuse n’accomplit qu’un tour de manège. La terreur soudain perça, provoquant sursaut et hurlements. Pendant de longues secondes la confusion fit jeu égal avec l’épouvante. La magicienne gesticula en tout sens en poussant des cris, se leva dans le noir, courut au hasard, se prit dans la tente et tomba. Elle se débattit dans la toile, pendant que ses pulsations cardiaques s’accéléraient dangereusement. Elle reprit le dessus in extremis. Il lui fallut se dégager à tâtons, se souvenir où elle était, et pourquoi. Elle pensa enfin à créer une lumière ; puis se ravisa car elle ne voulait pas attirer l’attention. Incapable de se rendormir, ou simplement de se calmer, elle leva le camp immédiatement et chemina dans l’obscurité.

  Ce n’était guère prudent, évidemment. Son parcours fut émaillé de  chutes. N’en pouvant plus, elle finit par s’asseoir là où elle était tombée en dernier et soigna ses blessures. Genoux serrés contre la poitrine elle attendit le lever du jour. Le ciel se para de teintes claires et métalliques. Elle se remit en marche. Entre les premières lueurs et midi, elle jugula deux fois la terreur pulsant au creux de sa main. Malgré les reflux un vague sentiment d’angoisse persistait. « Je suis au dixième kilomètre », pensa-t-elle en se référant aux bornes érigées entre son village natal et les montagnes maudites. Elle s’arrêta pour manger.

  Une nuée de corbeaux passa en trombe au dessus d’elle. « Ah, on me cherche encore. M’ont-ils vu, ne m’ont-ils pas vu ? Combien de temps depuis la dernière fois ? Cinq jours ? Mes ennemis se seront bien préparés. Ils sont du genre à frapper d’abord. Ils connaissent mes ruses désormais. Si je ne les vois pas la première, je suis cuite. Je ne pourrais sauter dans l’eau cette fois. Le Verlieu n’offre aucune cachette. Il me faut trouver une formation rocheuse où m’adosser. Si je les obligeais à se présenter de face, je les exposerais à la Terreur. Oseraient-ils ? Ai-je un meilleur plan ?» Partant du principe qu’elle était repérée ou qu’elle le serait bientôt, Refuse descendit au fond d’un ravin. Elle s’installa sous un surplomb rocheux, et de là entama ses préparatifs. En y repensant, sa stratégie ne lui parut plus si bonne. Relire ses sortilèges la rassura un peu.

  En milieu d’après midi, confirmant ses craintes, les corbeaux vinrent se poser aux alentours. Ils étaient très dispersés et bien silencieux. Elle fut tentée de les chasser immédiatement par la terreur, mais se ravisa. D’abord parce qu’elle ne voyait plus l’utilité de les repousser, ensuite parce qu’elle se dit qu’elle pourrait en tirer quelque avantage. Rien ne bougea jusqu’au soir. « L’attaque aura lieu de nuit », pensa Refuse. Elle se dota de la révélation. L’obscurité triompha du jour. La sorcière se sentit soudain apaisée, état qu’elle attribua tantôt aux étoiles, tantôt à la résignation. Un loup hurla dans le lointain. « Mon ennemi va tenter de retarder ma réaction, de gagner un temps. Mon champ de vision est tout de même assez large. Si on attire mon regard à droite pendant qu’il apparaît à gauche, il aura tout le loisir de me carboniser. Le démon, à coup sûr, se tient en embuscade dans le Verlieu. Je dois tout de même essayer de m’enfuir. Il me reste la transformation, acquise chez Piquante. »

  Elle se changea donc en corbeau géant. C’était maintenant qu’il lui fallait créer un peu de pagaille. Sautant sur un rocher, elle déplia ses ailes afin de libérer la terreur ! Or, rien ne frémit. Comprenant que le pouvoir lui faisait défaut, Refuse s’envola frénétiquement. Une lueur orangée embrasa l’espace où elle s’était tenue. Comment se pouvait-il ? Un éclair argenté la frôla de peu ! Comment la terreur pouvait-elle lui manquer dans un moment pareil ? La nuée des corbeaux se lança à sa poursuite. « Ils ont coupé le lien ! C’est cela qu’ils manigançaient ces derniers jours ! Je suis perdue ! » Les oiseaux savaient mieux qu’elle manœuvrer dans les airs, mais sa taille lui permit de distancer la foule criarde. Le loup était hors course. Le démon restait une inconnue. Un sorcier était sans doute à ses trousses.

Louva s’énervait. Porté par un sortilège, il fendait l’air nocturne bras tendus et jambes serrées. Mais sa proie creusait l’écart. Via la révélation, il la voyait comme une brillance bleue. Le sorcier se transforma à son tour en hiboux géant. Il réduisit la distance. Refuse fuyait vers les nuages. Elle se mit à monter presque à la verticale. « Vole magique ou lévitation », pensa le chasseur. « Épuise tes ressources ma belle, j’en aurais toujours plus que toi ! » Il jura quand elle atteignit avant lui les nuées. Elle passa alors dans le Verlieu. Le démon qui y était tapi sentit sa présence, mais dut corriger sa hauteur, avant de se rapprocher, en bondissant à travers la prairie. Cependant elle allait plus vite que lui. Cela dura une demi heure. Puis le poursuivant perçut une sorte de vibration, après quoi il ne sentit plus rien. La magicienne était sortie du Verlieu. Le démon estima sa position avant de quitter l’espace de transition. Il fit une chute de trois milles mètres, qu’il amortit en déployant des ailes membraneuses de circonstance. Il plana  jusqu’au sol. Après quoi, il reconsidéra sa situation. « Elle allait sacrément vite. Rejoindre le maître va me prendre un peu de temps. Je vais lancer un appel psychique, mais que lui dirais-je ? Je suis au nord de votre position, trente degrés vers l’est, à une distance d’environ quinze kilomètres ? Doublez cette distance et vous trouverez Refuse ? Pas sûr que cela le mette de bonne humeur… » Louva se montra en effet acrimonieux. Néanmoins il se transféra immédiatement en suivant les coordonnées fournies par son serviteur. Il ne vit rien sinon des masses sombres et des étoiles. « Elle m’échappe encore ! » Conclut-il. « Mais il faudra bien qu’elle rejoigne quelque localité, pour se ravitailler. Ce sera donc dans les Vallées. Demain, je regroupe mon équipe. Après demain je reprends l’offensive. Bizarre tout de même que, cette fois, elle n’ait pas utilisé son principal atout.» Il pensait à la terreur, car contrairement à ce que croyait Refuse, il n’était point responsable de son escamotage.  

  Les corbeaux de Louva traquèrent sans succès la magicienne. Elle échappa également aux visions lointaines. Une semaine après la perte du lien, Refuse entra dans la première vallée, bien plus à l’orient de la partie qu’elle connaissait. Elle adopta rapidement une apparence « au naturel » : cheveux châtains, peau claire, vêtements bleus et bruns plutôt qu’en nuances de gris. Les autochtones ne furent pas dupes. Pour se faire mieux acceptée, Refuse admit qu’elle avait quelques talents, qu’elle pouvait notamment cicatriser des plaies. Elle communiquait avec des phrases types, apprises du temps où elle explorait les Montagnes Sculptées. Elle loua une petite maison à un berger vivant à l’écart des villages. L’époque des récoltes venait de s’achever. Elle acheta de quoi se nourrir deux semaines. Sacs de grains, fruits et viande séchée remplirent l’espace magique. Ensuite la magicienne se fit très discrète.

Elle repensa à la dernière attaque, à son pouvoir perdu. Indéniablement, elle se sentait mieux, depuis qu’on lui avait ôté ce poids. Dommage que ce fût l’œuvre de sa Némésis. Qui d’autre ? En quittant l’île du dragon, elle avait perdu le contact avec le vaste monde. Il était peut être temps de prendre de ses nouvelles. « Je dois me rapprocher d’un centre urbain tout en me dissimulant. Firapunite vaut mieux que Sudramar pour se cacher. Mais Sudramar sera mieux informée des événements de la Mer Intérieure… Mon ennemi me cherchera dans les Vallées. Il ne faut pas rester ici. Et si je retournais au comptoir des Coraux ? Je pourrais discuter avec des marchands du N’Namkor et leurs homologues des Cités Baroques… A moins que je profite des Sculptées. Peu de gens les connaissent aussi bien que moi. Oui, faisons cela. Dès demain je règlerai mon loyer, je m’achèterai un gros pull de laine, et je repartirai.»

Ce soir là, elle se coucha de bonne heure. Mais à peine glissée sous les couvertures une toute petite voix, féminine, l’appela. « Refuse ? Refuse ! Répondez moi ! » Cela venait de la poche de son manteau. La jeune femme tendit un bras. Trop court. Elle se leva pour fouiller le vêtement pendant que son esprit gourd recollait les morceaux. Ses doigts trouvèrent la perle. Refuse se hâta de retourner dans la chaleur du lit. « Oui, c’est moi ! » Dit-elle à la perle. « Que me veut-on ? »

« C’est Libérée, j’aimerais avoir de vos nouvelles. Comment allez-vous Refuse ?

_  Bien, et vous ?

_ Très bien, merci.

_ Pourquoi cet intérêt soudain pour ma santé ? Avions nous convenu de veiller l’une sur l’autre ?

_ Non, plutôt de ne pas nous gêner mutuellement. Vous en souvenez vous ?

_ Oui, encore eut-il fallu que je susse vos projets, et vous les miens.

_ C’est très vrai.

_ Aurais-je d’une façon ou d’une autre perturbé vos ambitions ?

_ Les morts n’ont plus d’ambition. Les survivants retombent plus ou moins sur leurs pieds. Le Garinapiyan ne vous remercie pas. Sire Présence non plus. La Mégapole Souterraine vous repproche les décès d’un Haut Mage et d’une compagnie de fusiliers. Le N’Namkor et l’Amlen pleurent leurs villes détruites. Consolez vous : Esilsunigar du Château Noir était content, malgré des gains modestes.

_ J’avais un compte à régler avec le dragon, et  les moyens de le faire.

_ Votre aveuglement égoïste a cassé les plans d’une foultitude de gens. Beaucoup de personnes puissantes et bien renseignées aimeraient vous compter parmi les victimes. Votre cadavre est devenu un trophée très recherché. Alors, il y a deux écoles. Ceux qui pensent que par principe il faut vous tuer, et ceux pour qui ce n’est pas nécessaire puisque le lien de terreur, de toute évidence, vous brûlera l’esprit.

_ Ainsi c’est vous qui l’avez rompu !

_ Évidemment, moi seule pouvais aussi vite remonter à la source. D’où ma question : comment allez-vous ?

_ Je me sens moins puissante, privée du moyen de tenir mes ennemis à distance… à cause de vous !

_ Je ne puis donc espérer de remerciements de votre part ? » Refuse eut un rictus disgracieux. Néanmoins elle reconnut que Libérée avait raison, sur le fond comme sur la forme.

«Si. Bien que cela me coûte, je dois vous remercier. De moi-même je n’aurais pas été capable de rompre le lien. Merci Libérée. Qu’allez vous exiger de moi maintenant ?

_ Rien Refuse. En vous privant de ce pouvoir j’ai servi mon pays, puisque vous voilà à la merci de notre tueur, et je vous ai sauvée. Tout dépend du point de vue. Au revoir Refuse. Nous ne serons jamais amies. » La communication s’interrompit.

« Qu’avait-elle besoin d’être mon amie ? » Ronchonna Refuse. Elle se tourna sur le côté pour s’endormir, mais le sommeil ne voulut pas d’elle. La nuit durant, elle ressassa inutilement toutes les fois où elle avait eu affaire à la sorcière de la Mégapole Souterraine. Sa réflexion resta au point mort. Elle se leva de fort mauvaise humeur.

« Le Verlieu est surveillé, le ciel est surveillé, on me connaît… Mais les Montagnes Sculptées sont mon domaine. Je franchirai le canyon sous la forme d’un bel oiseau, disons un faucon.»

  Le moment venu elle pris en effet la forme d’un grand rapace à l’envergure impressionnante. Survolant la faille empoisonnée elle aperçut la ligne lumineuse du Pont Délicat à sa gauche. Une hydre géante dominait le bord opposé. Ainsi revint-elle dans les Montagnes Sculptées, en slalomant entre les titans de pierre. Puis, quand le sortilège expira, elle continua en marchant.

Les indésirables.   

   Le maire de Sudramar n’était pas certain que tout allât bien. Ses administrés lui demandé quotidiennement des nouvelles de la compagnie partie pour le sud. Or il n’en n’avait plus depuis que les soldats avaient quitté Quai-Rouge. Sa crédibilité en souffrait. Il avait donc dépêché un courrier à cheval jusqu’au Sphinx. Une mission périlleuse. Le cavalier ne serait pas de retour avant une semaine.

  Le maire de Sudramar se leva de son fauteuil. Il marcha un peu dans son bureau puis se posta devant sa fenêtre, de laquelle il contempla la place principale. Une belle place, pas la plus grandiose, mais un endroit à la fois harmonieux et chaleureux, vivant. Un lieu où l’on faisait des affaires. « C’est ainsi que doit être une ville », songeait le maire. « Je serais le plus heureux des hommes, si cette histoire de guerre n’était venue frapper à ma porte. Qu’elle idée ! » Précisément on toqua. Le maire eut un petit sursaut. Sa principale conseillère entra, une dame assez ronde, aux yeux rieurs. Elle portait une robe verte. Ses mains se rejoignirent.   « Monsieur le maire, nous avons des nouvelles de la Mer Intérieure !

_ Enfin ! Le messager est-il déjà de retour ?

_ Non monsieur le maire, nous accueillons ce jour des visiteurs de l’Amlen.

_ Où sont-ils ?

_ Dans les faubourgs. Ils ne passent pas inaperçus. La garde a failli sonner le tocsin.

_ Est-il possible de les rencontrer ? Que viennent-ils faire ici ?

_ Ils n’ont pas voulu en parler. Ils aimeraient loger en ville.

_ Je veux les voir. »

La conseillère et le maire sortirent de l’hôtel de ville avec une dizaine de gardes. Ils empruntèrent la voie principale qui allait vers le sud pour rejoindre la route des Coquillages. Les montagnes environnantes avaient en effet l’aspect de fruits de mer. La rencontre eut lieu dans la ferme d’un éleveur bovin. On dressa une table, on déboucha des bouteilles de vin rouge, on s’assit.

  Le maire et sa conseillère portaient des bérets colorés bleu et vert, typiques de leur charge, ainsi que d’amples manteaux doublés de fourrures.

En face, les tueurs de l’Amlen dans leurs bulles de pénombre, avaient replié leurs ailes de mauvais anges. Ils tentaient de passer pour des gens respectables.

« On me dit que vous êtes porteurs de nouvelles de la Mer Intérieure… Savez-vous quelque chose de nos hommes, de la guerre ? » Les amleniens se regardèrent. Ladébrouille parla en leurs noms.

« Nous ne sommes point mêlés à ce conflit. L’Amlen ne souhaite que la paix et la tranquillité. Or, Refuse des Patients a réveillé le Dragon des Tourments. Elle l’a chassé de son île, si bien qu’il est sorti de sa zone habituelle. Le dragon nous a attaqué. Il a détruit, il a tué : justice doit être rendue ! 

_ Mais le dragon s’est réveillé il y a dix ans…

_ Oui, et une nouvelle fois tout récemment.

_ Mais alors, nos concitoyens…

_ Nous ignorons leur sort. Notre mission est de retrouver Refuse. Nous savons qu’elle vit parfois ici.

_ En effet, mais attendez… Pourquoi Refuse aurait-elle réveiller le dragon ?

_ Elle est folle, tout simplement, et dangereuse.

_ Ce n’est pas l’impression qu’elle a donnée toutes ces années. Bon, elle était un peu bizarre comme le sont toutes les sorcières, enfin, pas de quoi s’affoler.

_ Maintenant si. Nous autorisez-vous à entrer en ville ?

_ Je… Pourquoi ? Refuse n’est pas là. J’ignore quand elle reviendra. Que comptez vous faire exactement ?

_ La neutraliser.

_ L’arrêter vous voulez dire ?

_ Oui l’arrêter, mais si elle résiste nous devons en venir à bout.

_ Vous voulez combattre une magicienne dans ma ville ?

_ Ce ne sera pas long. 

_ Je ne veux pas que la vie de mes concitoyens soit menacée ! Pourquoi ne pas l’arrêter à l’extérieur ?

_ Ce serait le mieux en effet, mais en attendant nous aimerions trouver un logement décent. »

  La conseillère intervint : « Qu’il soit bien clair que si l’Amlen arrêtait Refuse sur le territoire de Sudramar, ce serait une action parfaitement déplacée, irrégulière. Si un seul de nos habitant était blessé ou pire, ce serait un fait d’une extrême gravité. Si vous faisiez prisonnière la magicienne sur nos terres vous devriez nous la remettre vivante. Elle serait jugée ici. Nous comprenons le ressentiment de l’Amlen, mais vous ne pouvez vous conduire en terrain conquis.

_ A moins », la coupa le maire, « que Sumipitiamar nous la réclame. Dans ce cas son procès aurait lieu à la capitale. En fait, vous devriez demander audience auprès de sa Majesté.

_ Nous promettons de ne rien tenter en ville. Pourrions nous au moins nous y ravitailler ?

_ Pas plus de deux personnes à la fois. Vous trouverez certainement à vous loger chez des fermiers des environs. Il est aussi possible que nous ne revoyons jamais Refuse. Etes-vous sûrs que l’attendre ici est la meilleure option ? Elle faisait métier d’escorter ceux qui avaient à faire dans les Montagnes Sculptées, une région très inhospitalière. Vous n’êtes peut-être pas assez discrets pour la surprendre.»

La rencontre laissa les deux partis insatisfaits. Le maire et ses conseillers craignaient que les émissaires de l’Amlen ne respectassent pas les règles du droit. Oh, passée l’entrevue, ils se tinrent à distance.  Ils louèrent une baraque hors les murs de la cité. On les voyait roder tantôt dans la campagne, tantôt dans la montagne. On vit les globes sombres s’élever jusqu’au coquillage où Refuse avait élu domicile. On espéra qu’après cela ils s’en iraient. Mais non. Trouvaient-ils la vallée si plaisante ? Le maire attendait le retour d’Émibissiâm. Il serrait alors mieux armé pour suggérer aux visiteurs d’aller exercer leurs talents ailleurs. Puisqu’ils chassaient une magicienne, on soupçonnait que l’un d’eux au moins fût un sorcier talentueux. Il fallait être paré de ce côté-là.

  Trois jours plus tard, Siloume vint en ville sur le disque volant d’Émibissiâm, nue, comme à son habitude, à l’exception d’une petite sacoche qu’elle portait en bandoulière. Elle entra d’abord chez la coiffeuse, en ressortit assez vite, puis se rendit chez un bon tailleur. On lui prit ses mesures, on la conseilla. Elle retourna sur ses pas se faire peigner et couper les mèches. Absorbée par sa tâche, la femme qui s’occupait d’elle ne remarqua guère les blessures à peine refermées qui striaient sa peau d’ombre. Émibissiâm s’était contenté d’accélérer la guérison. Siloume avait des cheveux épais. Elle demandait toujours qu’on les taillât juste sous les omoplates. La coiffeuse savait ce qu’elle avait à faire, mais elle sentit qu’un changement était à l’œuvre, car sa cliente garda longtemps le silence. Finalement Siloume demanda s’il y aurait en ville une petite maison à vendre, qui conviendrait à une jeune femme seule. L’artisane suspendit ses gestes un instant, puis se remit au travail tout en répondant par une question : « Pardonnez ma curiosité ma dame. Est-ce pour vous ? 

_ Oui, je vivrais désormais au cœur de Sudramar. J’y représenterai mon maître. Il paiera. Croyez-moi, il a les moyens.

_ Allez voir madame Bounnamyone, notre notaire. 

_ Merci, j’irai. »

  Elle obtint un rendez vous dans la journée. En premier, on lui montra une jolie maison à colombages avec une arrière cour, puis une suite de pièces au deuxième étage d’un bel édifice, et enfin un pavillon entouré d’un jardin, qui appartenait à un négociant en vin parti s’installer dans une cité du nord. Elle choisit la jolie maison. Elle commanda des meubles, des rideaux et des tapis. Elle se fit livrer diverses denrées. Dans la soirée, les couturiers lui apportèrent son premier vêtement. On avait cousu pour elle une longue robe, sans manches, serrée à la taille. Le tissu était brun, mêlé de motifs roses au niveau du buste. On lui annonça pour le lendemain une cape à capuche noire, puis un manteau et des chaussures. Elle revêtit la robe. On loua sa grâce. Siloume remercia son entourage. Elle paya. On lui souhaita une bonne soirée. Elle alla manger au restaurant le plus réputé de Sudramar, pieds nus. Mais les témoins remarquèrent à peine ce détail. On servit une salade. On apporta une soupe. On déposa un plateau chargé de viandes coupées finement, et de légumes. Elle choisit un vin pourpre long et liquoreux. Elle dégusta une tartelette de fruits rouges au dessert. Elle paya l’addition, mais au moment de prendre les pièces d’argent, le serveur lui annonça que monsieur le maire désirait lui parler dans un petit salon. Siloume hocha la tête et se laissa guider jusqu’au magistrat.

  Ce dernier, manifestement impatient, n’oubliait pas les bonnes manières. Il souhaita la bienvenue à la jeune femme et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil bouton d’or. Elle déclina un verre de blanc. « Émibissiâm est-il en sa tour ? Je dois le voir au plus vite. » Commença le maire. « C’était prévu. Préférez-vous le rencontrer chez lui ou à l’hôtel de ville ?

_ A l’hôtel de ville. Il s’agit des affaires de la cité. Nous voulons connaître le destin de nos soldats. On dit que le Dragon des Tourments a été éveillé une fois de plus… Mais peut-être pouvez vous me répondre. Depuis ce matin vos moindres faits et gestes me sont rapportés. La population les a déjà beaucoup commentés. Cette robe… signifie quelque chose, n’est-ce pas ?

_  Seule la mort pourrait défaire le lien m’unissant à Émibissiâm. Il me suffit de dire qu’il ne me veut plus à ses côtés. Je reste sa messagère. D’une certaine façon il vous sera ainsi plus facile de communiquer avec lui. Ce que vous me dites il le saura, parfois instantanément. Ce qu’il souhaite partager avec vous, je le vous rapporterai.

_ Nos hommes ?

_ Il y a eu bataille à la lisière de la Forêt Mysnalienne. Nous avons gagné. Émibissiâm a vaincu le sorcier rival. Biratéliam est partit pour le sud réclamer la soumission des populations qui avaient soutenu Présence. Mon maître s’est transféré au Sphinx. C’est alors que le Dragon s’est éveillé. Il a détruit Quai-Rouge, ainsi que diverses petites cités en reconstruction. Il a bien sûr attaqué nos troupes, mais sans s’acharner, de sorte que vous devriez revoir une partie de vos hommes, peut-être un tiers.

_ Un tiers seulement !

_ La bataille, le dragon, le chemin du retour… Ils devront traverser des terres aux populations clairsemées, et sur la défensive.

_ Mais Émibissiâm pourrait les aider !

_ Certainement. Il est aussi en son pouvoir de chercher les autres survivants, s’il y en a. Pourtant il eut d’autres priorités.

_ Lesquelles ?

_ Observer la trajectoire du dragon. Puis, celui-ci anéanti, faire son rapport à la capitale, obtenir du roi quelques faveurs, revenir ici, installer sa petite apprentie…

_ Attendez, que dites-vous ? Le Dragon des Tourments n’est plus ?

_ Terrassé par un double suscité par les sorciers du N’Namkor, lui-même achevé par l’intervention d’une tierce puissance. La Mégapole Souterraine et le N’Namkor se partageront la Mer Intérieure.

_ Je veux voir Émibissiâm dès demain matin ! Il doit ramener nos soldats !

_ Je lui transmets votre demande… » Elle s’interrompit un instant en fermant les yeux. « Il accepte de vous rencontrer, demain, à dix heures. 

_ Très bien. Vous avez parlé d’une apprentie ?

_ Oui, il l’a présentée à son Altesse, qui lui a donné tous les droits sur elle, pour services rendus. Je ne crois pas que vous la verrez de sitôt, pas avant une dizaine d’années. Vous savez mon adresse ?

_ On m’a rapporté que vous-vous êtes installée rue des Faïences.

_ Oui.

_ J’ai oui dire que la magicienne Refuse était fautive du réveil.

_ C’est exact. Je lui ai parlé en face à face sur l’île des Tourments. Elle était dans un état haineux, rageur. J’avais d’elle le souvenir d’une personne plus équilibrée. 

_ Pensez-vous qu’elle reviendra à Sudramar ?

_ Je n’en sais rien. »

Le maire lui accorda congé. 

  Le lendemain Émibissiâm fut entendu par le conseil municipal réuni au grand complet. Il répéta ce que Siloume avait révélé la veille. Cependant les élus de Sudramar le pressèrent davantage. On voulut savoir les détails de la bataille. Le sorcier répondit avec un luxe de précisions, en occultant le rôle des chevaliers des Vallées. Il lui suffit de ne point les différencier des cavaliers du Garinapiyan. Il s’engagea à aider le retour des soldats de la ville.

« Il vous sera plus facile de dialoguer avec moi, malgré les distances, car Siloume restera ici et me servira d’intermédiaire. 

_ Hum, en parlant d’elle, vous serait-il possible de nous clarifier votre situation ?

_ C’est-à-dire ?

_ Supposons qu’un jeune homme de Sudramar, le genre fougueux vous voyez, lui face des avances, ou inversement qu’elle s’intéresse de près à l’un de nos concitoyens. Cette personne serait-elle en danger ? Seriez-vous jaloux malgré la séparation ?

_ Je n’ai jamais…

_ Pour ainsi dire nous l’avons vu devenir femme. Aujourd’hui, elle s’est transformée en dame. Qu’est-elle pour vous ?

_ Nous sommes très liés. Elle me représente. Elle a des pouvoirs magiques… Considérez la comme une personne indépendante pour ce qui relève de ses affects, mais entièrement dévouée à mon service.

_ Jouit-elle de son libre arbitre ?

_ Elle ne pourra jamais rien faire qui me soit hostile.

_ Est-elle ensorcelée ?

_ Le lien qui nous unit n’est pas de cette nature. Il est plus profond. Je l’ai sauvée, souvenez vous, des esclavagistes de Joie-des-Marins. Pourquoi ces questions maintenant, au moment où je normalise sa condition ?

_ Nous nous interrogeons également sur votre nouvelle apprentie. Nous ne remettrions jamais en cause une grâce de son Altesse, mais nous aimerions qu’elle nous fût présentée. C’est une étrangère, il faut qu’elle connaisse la cité, qu’elle s’y sente chez elle, et puisque qu’elle est destinée à vous succéder, elle doit être respectée, n’est-ce pas ? Devra t-elle aller nue elle aussi?

_ Il me semblait que vous respectiez Siloume.

_ Certainement, en tant que votre messagère. Qu’elle générosité aussi de partager ce que vous aviez de plus beau. Cependant le conseil aimerait que la nouvelle apprentie adopte une façon plus conventionnelle de se présenter au monde. Quel âge a-t-elle ?

_ Dix ans.

_ Il y aura-t-il d’autres apprentis ? De Sudramar ?

_ Cela peut s’envisager, mais seule la fillette logera en ma tour. Quant aux autres… Je demanderai à Siloume de leur inculquer les bases. Je sélectionnerai ensuite les plus avancés, les plus capables. Mais auparavant je dois ramener nos soldats. Dès aujourd’hui je puis renouer le contact. Si vous me remettiez nourriture, couvertures et chaussures, je pense que mon voyage serait plus utile.

_ Combien pouvez-vous transporter ?

_ Environ quatre cents kilogrammes.

_ Commençons par la nourriture. Vous nous ferez remonter les besoins, à l’issue de votre premier voyage.

_ Je partirai lorsque vous aurez tout rassemblé.

_ Ce ne sera pas long. Toutefois nous voulions encore vous soumettre un dernier problème. Avez-vous remarqué que nous avions des visiteurs ?

_ Oui, ma tour perçoit les sortilèges à l’œuvre dans la Vallée. Quatre imparfaits de l’Amlen semble-t-il. Ils craignent la lumière.

_ Ils viennent pour arrêter Refuse.

_ Je sais : c’est moi qui leur ait dit qui elle était. Elle l’a bien cherché !

_ Ah bon ? C’est tout de même une intrusion problématique. Connaissez-vous un moyen d’écourter leur séjour ?

_ J’en connais plusieurs : les chasser, les éliminer, leur démontrer qu’ils perdent leur temps à attendre ici, les lancer sur la piste de Refuse…

_ Vous savez où elle est ?

_ Non. Je comptais sur eux pour la trouver. Elle a tout à fait intérêt de disparaître, d’éviter les endroits qui lui étaient familiers, de changer d’apparence, de se fondre dans la foule, ou de s’exiler très loin d’ici. Pour cette grande voyageuse le continent Fibarosem ferait un excellent choix.

_ Essayez de les raisonner pendant que nous nous occupons du ravitaillement.

_ A vos ordres. Monsieur le maire et tous les membres du conseil municipal savent que j’ai toujours mis un point d’honneur à rendre service à ma ville. » Le sorcier s’inclina et sortit.

  Une fois dehors Émibissiâm appela son disque volant. Avoir été questionné sur sa jeune apprentie l’avait mis en colère. Se croyaient-ils en position de force ? La baraque des amleniens était vide, mais ça, il le savait déjà. Il trouva Finedorbar dans les champs, en train de discuter avec un groupe de paysannes. « Mesdames, laissez nous. » Commanda-t-il de sa position haute. Les dames s’écartèrent, sentant l’orage venir. Finedorbar bâtit des ailes. Soudain sa sphère d’ombre disparut. Le soleil de midi le surprit en pleine ascension. L’amlenien ferma les yeux, rentra la tête dans les épaules et se couvrit la face avec ses avant bras. Sa peau le brûlait.

  « Où sont vos camarades ? » Demanda le sorcier. Finedorbar redescendit en se couvrant de ses ailes noires. « Je puis enflammer vos ailes. » Annonça Émibissiâm. « Suwored et Ladébrouille sont partis dans les montagnes, à la recherche de gens connaissant Refuse. Avide occupe le repaire de la magicienne. Il nous voit peut-être. 

_ Quittez Sudramar. Allez tuer Refuse ailleurs. Votre présence est une offense, comprenez-vous ?

_ L’Amlen se souviendra ! Je croyais que nous étions alliés !

_ Je croyais que vous auriez rapidement atteint votre but. Que me donneriez-vous en échange d’un peu d’ombre?

_ Soyez maudit !

_ Mais encore ?

_ Je ne suis pas si faible ! » Hurla Finedorbar en se redressant. Il pointa un pistolet et tira. La première balle manqua le sorcier sans qu’il eût besoin de bouger. La deuxième frappa le disque par le dessous. Elle ne traversa pas. La troisième se perdit au loin. Une projection incandescente s’abattit sur l’imparfait. Finedorbar poussa une dernière plainte et s’effondra. Les témoins de cette scène en furent extrêmement choqués, mais le sorcier n’en eut cure. En esprit, il parla à Siloume. « Viens près de la ferme des Pérousiparis, au sud des Trois Moulins, et fouille le cadavre. » Après quoi le disque le porta vers le plus grand des Coquillages spirales dominant l’est de la vallée. Avide, alerté de sa venue ne chercha même pas à discuter, encore moins à combattre. Ayant surtout préparé des sortilèges de divination afin de localiser Refuse, il n’avait pas les moyens de soutenir l’assaut d’un mage du rang d’Émibissiâm. Il prit donc la fuite sans demander son reste. Le sorcier de Sudramar en profita pour explorer le logis de la magicienne. Il ne découvrit rien d’intéressant. Ce qu’elle avait de précieux, Refuse le gardait sur elle.

Embuscade.

  Survolant la région des Colonnes, Suwored et Ladébrouille n’avaient encore rencontré personne dans le désert minéral. Ils projetaient de sortir du labyrinthe des Sculptées par les Steppes. La survenue d’Avide leur fit espérer qu’il eût trouvé quelque indice. Au lieu de quoi, il leur annonça qu’ils étaient chassés de Sudramar. Le trio jura de venger la trahison d’Émibissiâm, une fois Refuse tuée. Avide fit le point de leur situation.

  « Refuse n’est pas passée par le défilé menant aux Refuges de Quai-Rouge. Jour après jour nous nous sommes transférés le long de la route principale menant des Vallées à Sudramar, pendant que Louva fouillait le massif au nord des rivages. Les visions lointaines n’ont rien donné, car la région est immense. L’approche directe a échoué parce que nous suscitons trop de méfiance. Pourtant, je ne crois pas que cela suffise à expliquer le revirement d’Émibissiâm à notre égard. Cependant Louva m’a averti qu’il avait débusqué Refuse récemment. Elle lui a encore échappée. De sorte qu’elle pourrait maintenant se trouver dans la partie orientale des Vallées, voire dans les Sculptées. 

_ S’établir dans les Vallées c’est reprendre une vie normale ; préférer les Sculptées c’est choisir l’isolement. Je pense qu’elle a traversé le canyon.» Remarqua Suwored.

« Je me propose tout de même d’enquêter dans les régions habitées. L’aura de ténèbre et les ailes enchantées limitent mes possibilités. Mettez y fin. Je serais plus efficace en me mêlant aux populations. Je voyagerai de nuit, à pied ou à cheval. » Déclara Ladébrouille.

« Vous prenez un grand risque, mais j’annulerai les sortilèges. Demain, je vous transférerai dans les Vallées. Puis Suwored et moi gagneront les Steppes. Soyez très prudente. »

  En interrogeant les habitants des Steppes le bretteur et le sorcier apprirent l’existence du comptoir côtier des Coraux. Les assassins de l’Amlen comprirent qu’il leur faudrait surveiller cet endroit. Suwored voulut se mêler aux marchands, mais ceux-ci le rejetèrent, n’ayant pas besoin d’un spadassin supplémentaire. Avide fut mieux accepté. Les marins du N’Namkor lui racontèrent le combat des dragons. Le bretteur retourna auprès des nomades des plaines. En les observant, il réalisa soudain que leur mode de vie serait un excellent compromis pour quelqu’un souhaitant rester mobile, tout en gardant une vie sociale. La perspective d’achever rapidement la mission s’éloignait, à proportion que la proie augmentait ses possibilités.

  Refuse louvoyait entre les massifs sculptés, au gré des variations du relief, et de l’évolution de ses projets. Elle s’était d’abord dirigée vers les Coraux. Puis, elle avait changé d’idée, au profit des Steppes.

  Pendant ce temps, Avide continuait de la traquer avec vision lointaine, plusieurs heures par jour. Habituellement le sorcier guidait son regard. Dans le cas présent, si Refuse était entrée au hasard dans une montagne, rappelons que chacune était une ville abandonnée, elle aurait complètement déjoué les recherches. Par conséquent l’imparfait avait engagé le dialogue avec l’entité opératrice. Il lui avait décrit Refuse, jeune magicienne, face de nuit, un peu plus petite que la moyenne, capable de terroriser les foules, et appréciant la Porte de Verlieu. Echec après échec il modifiait ses critères. En les épurant : une fille, la terreur, face de nuit… En les élargissant : toute personne capable d’œuvrer un sort majeur, toute personne humaine. En présentant les choses autrement : tout être vivant faisant apparaître de l’eau douce dans les Montagnes Sculptées. L’entité utilisait ses propres perceptions et contacts. Elle exposait des visions, plus ou moins nombreuses selon la récolte. Avide triait entre les propositions. Il passait parfois beaucoup de temps à étudier un groupe de voyageurs, ou un individu suspect. Plusieurs sorciers, hommes ou femmes, vivaient dans les Montagnes Sculptés. Avide exclut des recherches ceux pour lesquels il n’avait plus de doute. Il finit par repérer la jeune femme dans la région des Débris III. L’entité s’était trouvée au bon endroit, au bon moment, assez proche pour sentir une évocation d’eau douce. Avide ne vit d’abord que des rochers, aux angles vifs, puis perçut un mouvement, gris sur gris, au sein du chaos. Son regard se rapprocha, il changea de point de vue. Il sut qu’il tenait Refuse. Il avertit aussitôt Suwored. Ensuite, il lui fallut deux jours pour ramener Ladébouille.

  Cette dernière avait des choses à raconter. « Une histoire court dans les Vallées. Un chevalier est revenu de la Mer Intérieure. Il a raconté des horreurs sur Émibissiâm de Sudramar. Celui-ci est déclaré indésirable sur tout le territoire des Vallées. Le moment venu cela pourrait nous servir.

_As tu découvert des choses intéressantes au sujet de Refuse ?

_Je suis presque bredouille. Les Vallées sont immenses. Les histoires concernant notre cible remontent à dix ans : des meurtres, un prédateur de la nuit rôdant dans son sillage, un chat noir de la taille d’une panthère ayant vampirisé un cavalier… Mais nulle rumeur récente. Je n’ai pas eu le temps d’approfondir.

_ Cela n’a plus d’importance car désormais nous savons où elle est.» Déclara Avide. Le lendemain, il renouvela sa vision lointaine. Mais l’entité annonça qu’elle ne repérait aucune présence humaine à des kilomètres à la ronde. Avide lui demanda de rechercher des animaux de grande taille, aux alentours de cinquante kilogrammes. Très vite apparut une panthère dont la robe grise se fondait remarquablement bien dans son environnement. Le sorcier inspecta les alentours en quête d’un espace stable et dégagé assez proche de sa cible. Mais tout était brisé et renversé. Car dans les Débris III les montagnes avaient toutes  explosées. On avait donc des entassements d’éclats immenses aux arrêtes tranchantes. Rien n’était horizontal. Avide élut faute de mieux le dessus d’un énorme bloc en pente douce. Il s’y transféra aussitôt avec ses compagnons.

  La panthère avantagée par ses quatre pattes évoluait tout de même avec circonspection. Les tueurs de l’Amlen se tenaient sur une saillie inclinée environ cent cinquante mètres en arrière de leur cible. Ladébrouille, sous sa capuche, fit la grimace. En renonçant aux ailes et à sa sphère de ténèbres, elle s’était privée du moyen de conclure la chasse. Ses yeux étaient protégés par des verres fumés, et son visage recouvert d’un masque de toile. Elle se tourna vers Avide : « Vas-y, c’est un coup facile. » Mais Suwored leur fit signe de patienter un peu. Il s’envola. Sa trajectoire légèrement courbée lui permettrait d’aborder la panthère par l’est. En chemin il déplia une arbalète métallique et la chargea d’un carreau. Avide s’envola lui aussi, en soulevant sa coéquipière, parce que désormais les accidents du terrain dissimulaient sa cible. On ne pouvait pas avancer en ligne droite dans les Débris III. Il déposa Ladébrouille en bas de l’éminence, à charge pour elle de progresser malgré les obstacles. Avide reprit de la hauteur. A une centaine de mètres de la panthère il lui expédia une sphère d’ignition. Celle-ci fusa en émettant un sifflement strident. Le félin bondit en avant au dernier moment. Néanmoins le souffle le brûla sur la moitié du corps et le projeta contre une paroi de granit. La panthère rampa sous une table rocheuse. L’espace était étroit. Pendant que Suwored et Avide se rapprochaient, Refuse reprit forme humaine. Elle se glissa juste à temps dans le Verlieu pour échapper à une projection incandescente. Mais un carreau d’arbalète se planta dans sa cuisse droite. Elle gémit en roulant de côté. Suwored jouait des coudes et des genoux sous la dalle de pierre. Ses ailes le gênaient, mais il réussit à passer avant que le portail ne se refermât. Refuse articula péniblement une persuasion. Le bretteur de l’Amlen en fut ralenti, mais lutta. La magicienne comprit qu’il connaissait les trucs permettant de gagner du temps. Suwored réarmait son arbalète. Refuse soigna la blessure à la jambe. Puis elle parla au tueur. Il n’était pas en danger. Elle ne le menaçait pas, pas elle. En revanche d’étranges créatures rôdaient parfois dans la prairie immense. Elles pouvaient survenir de tous les côtés… Suwored, dans sa bulle sombre, jeta des regards de gauche et de droite, tout en avançant vers la magicienne. Refuse hésita entre le foudroiement et le bâton. Le premier était plus sûr, mais peut-être serait-ce plus sage de le garder en réserve…

  C’est alors qu’apparurent Louva, son loup et son démon. Celui-ci ayant perçu l’ouverture du Verlieu avait alerté son maître. Ce dernier avait immédiatement transferé. Or il se retrouva presque côte à côte avec Suwored. L’assassin tira par réflexe. Louva, projeté en arrière, s’effondra transpercé au niveau de l’abdomen. Le démon balança un coup de griffes. Simultanément la mâchoire du loup se referma sur la cuisse de l’assassin. Suwored abattit son arme sur la tête lupine. Hurlevent tripla de taille. Le démon tailla le tireur en charpie, cependant que la bête lui arrachait la jambe.

  Refuse se traîna dans l’herbe verte afin d’avoir les deux créatures sur la même ligne : foudroiement ! Le grand loup tomba comme une masse. Le démon chancela, se reprit, et dit : « pourquoi vous contenter de si peu ? La terreur ne vous inspire-t-elle plus ? » Le bâton apparut dans la main de la magicienne. « Je ris. » Fit le démon en dévoilant un sourire carnassier. Refuse rouvrit le Verlieu. « A votre aise ! » Dit le démon. La magicienne passa de l’autre côté, suivie par son ennemi qui se fichait bien que la porte fût ouverte ou fermée.

  Avide foudroya Refuse, dont le corps s’écroula. Le bâton rebondit sur les rochers. Le démon s’en irrita. Il était resté malgré le décès de son conjurateur uniquement dans le but d’outrager et d’étriper sa cible désignée.

  Avide ne comprenant pas, mais percevant l’hostilité foncière du monstre  griffu l’affligea de son sortilège le plus offensif. Un vent glacé jaillit de sa paume tendue, qui instantanément gela le démon. Conséquemment sa substance se désagrégea. Fugacement des milliers de petits cristaux scintillant gardèrent la mémoire de sa forme, puis le souffle emporta tout.

  Avide se posa près du corps sans vie de sa victime. Il commença à la fouiller, ignorant l’apparition d’une paire d’yeux rouges en suspend dans l’air. Cette paire accrocha le regard de Ladébrouille. La tueuse, qui venait d’effectuer un véritable parcours du combattant, ralentit, calma sa respiration, s’avança sans faire le moindre bruit, et d’un geste pur trancha la gorge d’Avide. Esilsunigar se manifesta alors complètement. Il récupéra l’anneau magique de Refuse, entailla son poignet pour remplir un petit flacon de sang, et plaça une perle blanche sur le front de la défunte. « Il est trop tard pour vous demander votre avis ma jolie », commenta-t-il. Puis il considéra Ladébrouille qui observait la scène sans bouger. « Je vous aurais bien emmenée aussi, damoiselle, en mon Noir Château. Vos lunettes de soleil et cette disgracieuse capuche  ne parviennent pas à ruiner votre grâce. Mais je crois utile que quelqu’un témoigne de la mort de Refuse des Patients. Justice est faite, comme disent les gens qui se piquent de morale. Les morts sont vengés. Quant à moi, j’ai une demeure à repeupler. Certains spécimens d’humanité me plaisent plus que d’autres. Refuse aura une belle place dans ma collection, mais cela vous ne le direz pas.»   Esilsunigar se baissa encore pour couper un doigt de Refuse. Il le donna à Ladébrouille. « Maintenant, rentrez chez vous, triste imparfaite. » L’amlenienne s’éloigna en silence, escalada un amoncellement de blocs gris sombre et disparut derrière. Le haut mage souleva le corps de Refuse et se Transféra au Château Noir.

Chapitre six : Enfants Perdus.

La recherche.

  Présence voyagea sous le couvert des buissons et des hautes herbes, ne s’approchant des villages que pour dévorer une poule, ou consommer les entrailles d’un chevreau. Sa taille de panthère exigeait de grosses quantités de viande, pourtant il s’abstint d’attaquer les humains. Se mouvant vers un avenir incertain, il ne voulait pas se les aliéner. Après tout, le fils qu’il cherchait se nommait Presqu’humain. Présence atteignit Bonnes-caves en deux semaines. Il se rapprocha de la mer quand il devina qu’il touchait au but. Pourtant il ne reconnut pas tout de suite la petite ville côtière.

  Il vit des ruines et des cendres. Quoi de plus normal ? Puis il se dit que la végétation aurait du repousser depuis longtemps, que la forme du littoral lui semblait familière, que la cité ne pouvait pas être loin. Quelque chose clochait. Il huma l’odeur de la viande cuite. Depuis la plage, il grimpa un talus, puis de buisson en buisson se faufila jusqu’aux vestiges d’une enceinte effondrée. Il ne reconnut aucune rue, aucun édifice, mais estima rapidement les dimensions du site, celles d’une cité fortifiée. L’incendie était ressent. Il pensa à un accident, ou à une attaque d’origine humaine. Il entra dans les ruines. De petits groupes de femmes et d’hommes avaient reconstruit quelques baraques adossées à des pans de murs. Il en compta cinq ; fort peu. Un feu involontaire aurait tué une minorité d’habitants ; les autres auraient fui. Il chercha des signes de combat. Il n’en trouva pas. Il découvrit l’entrée d’une cave d’où montait une forte odeur de chair brûlée. Le seuil était encombré d’ossements humains. On avait un peu déblayé, mais à peine. A Peine… Présence alla rôder près des baraques. Sans être expert en construction il comprit que l’ordonnancement des matériaux avait quelque chose de négligé. Les gens étaient peu nombreux, car il y avait eu peu de survivants, mais aussi parce que les plus valides travaillaient aux champs. Les moins aptes s’affairaient à des petites tâches futiles, avec une lenteur exaspérante, ou ne faisaient rien du tout. Des prostrés. Présence déambula dans les gravats et les poutres charbonneuses. Le soir, après le retour des laboureurs, il fit la tournée des foyers. Ils totalisaient quelques dizaines de rescapés. Le félin ne vit ni Presqu’humain, ni Iméritia. Pourtant il avait acquis la certitude d’être au bon endroit.

A la nuit tombante Présence se révéla. On le montra du doigt. Le fauve s’avança. A cinq mètres il s’arrêta. En silence on s’observa. « La seule chose qui m’importe est d’avoir des nouvelles de Presqu’humain, l’aimable rejeton de dame Iméritia », déclara-t-il simplement. Il ne bougea pas, fixant de ses yeux émeraude les flammèches des foyers. Sous les étoiles, les esprits renouaient avec le néant primordial. Le cœur du chat bâtit cent fois. Alors, une voix atone prononça ces mots : « La dame est partie avec un chevalier. Le garçon s’est volatilisé. Demandez au Dragon ce qu’il en a fait. Disparaissez.» Présence se fondit dans les ténèbres.

Ainsi on avait réveillé la malédiction, et celle-ci lui avait ôté une vie. En outre, il avait perdu un temps précieux, qu’il eût mieux employé à retrouver les enfants confiés par l’ours aux rapaces. Il alla chasser. A l’aube, il se trouva une cachette pour dormir. En fin d’après midi, il décida de repartir. « Il y aurait plus rapide, évidemment. Si je mourais, la perle me transporterait immédiatement dans le corps d’un de mes héritiers. Je pourrais être mâle ou femelle. Mais encore faudrait-il qu’au moins l’un ou l’une ait survécu. Je n’ai sur ce point aucune certitude. » Il chemina ainsi une douzaine de jours, la mer à sa droite, la garrigue à sa gauche. Il ne se passa rien de notable, sinon qu’il dévora un homme isolé au crépuscule de la quatrième journée, et qu’il aperçut un petit voilier, un peu flou, cabotant le long de la côte, au huitième matin. « Il y a encore des bateaux, malgré le Dragon, comme c’est étrange.»

Il s’engagea dans la Forêt Mysnalienne avec l’espoir que les rapaces auraient rapporté ses enfants au château. Malgré les dangers Présence se sentit ragaillardi. Il évita les maléfices rémanents, les champignons ensorceleurs, et les rares chimères. Il ne rencontra aucun de ses semblables.

  Au bout d’une semaine, le félin pointa son museau à l’orée de la clairière. La vision des décombres l’effara. Il s’était attendu à bien des choses, mais pas à cela. Il huma l’odeur des cendres. Il grimpa à un arbre pour avoir une vue d’ensemble. Il remarqua que les tours effondrées avaient projeté davantage de débris vers l’ouest. Présence ne pouvait croire qu’un incendie accidentel eût à ce point détruit son donjon. Restaient deux possibilités : le sortilège d’un haut mage ou un énorme dragon. Or les Palais Superposés étaient loin. Son seul ennemi parmi les mages avait été Émibissiâm, certes puissant, mais incapable d’un tel prodige. Ceux de la Mégapole Souterraine nourrissaient  d’autres intentions que de tout casser. Puisque Des Tourments s’était éveillé il fallait logiquement lui imputer le désastre. Les certitudes de Présence s’évaporaient. En somme son plan n’aurait jamais marché ; il n’aurait jamais été hors de portée… « On dirait que je ne sais plus rien », se dit-il.

  Cependant depuis son poste d’observation il nota que les deux tours indemnes étaient encore habitées. Indemnes ! A en croire les chroniques le dragon n’était jamais si négligeant. Avait-on exagéré ? Il descendit de son perchoir pour faire le tour de la clairière. Quand il eut fini son inspection, il voulut en savoir plus sur les occupants. Etait-ce des survivants ? La panthère s’avança dans les décombres à la faveur du crépuscule. Il fallait agir vite, car les humains s’enfermeraient probablement pour la nuit.

  Présence nota que l’entrée d’une tour était gardée par quatre hommes armés de fusils, en tenues grises, avec des bonnets à visière et de longs manteaux. Il pensa à la Mégapole Souterraine. « D’une façon ou d’une autre ils ont obtenu ce qu’ils voulaient ». Le félin n’était guère habitué aux armes à feu. A l’époque où il vivait dans les Contrées Douces celles-ci étaient encore rares. Les compagnies de gendarmerie commençaient tout juste à s’équiper. Toutefois il ne s’agissait pas vraiment d’une redécouverte, le secret des poudres détonantes ne s’étant jamais perdu. Mais depuis la chute du Tujarsi et du Süersvoken, les ateliers et les usines avaient manqué ; la nécessité aussi. Les Contrées Douces ne s’étaient réarmées que lorsque des bandits avaient fabriqué des mousquets artisanaux. Présence devinait la fonction des tubes de fer. Il n’avait pas envie de se faire tirer dessus, à peine sorti de l’ombre. Reprendre sa taille de chat ne le tentait pas non plus. Il envisagea d’escalader le mur jusqu’au niveau des premières fenêtres. De part la conception du château elles étaient a priori trop hautes placées. Mais les débris du donjon jeté bas s’entassaient dans la cour intérieure. Les gravats noirs de la tour centrale s’élevaient aux deux tiers de la hauteur des premières meurtrières. Présence estima la distance, la largeur des ouvertures : trop longue, trop étroites. Il renonça. Le félin se résolut à s’adresser aux gardes.

  Il grimpa le monticule par l’est. En prenant soin de rester à couvert, la panthère parla aux hommes : « Bonjour messieurs. » Ils levèrent leurs fusils, cherchant l’origine de la voix. Seule une tête noire dépassait de la masse des blocs entassés. Deux tireurs la mirent en joue, pendant que leurs frères d’armes s’assuraient qu’il n’y avait pas d’autre menace. Présence joua cartes sur table : « Je suis l’ancien maître de ces lieux. J’aimerais m’entretenir avec le nouveau propriétaire. Dites lui simplement que c’est au sujet des mes enfants. » Un des gardes toqua à la porte de la tour. Il murmura à travers un guichet. Tous attendirent la réponse dans le jour déclinant. Au bout de cinq minutes, un visage lumineux apparut au dessus du félin. La face blanche formula une question : « Qui êtes-vous ? 

_ Sire Présence, le châtelain dépossédé. 

_ Êtes vous venu réclamer ces terres ? 

_ Non, ma défaite est consommée. J’ai fait savoir sans malice que je venais pour mes enfants. Me direz-vous votre nom ?

_ Svarchtroz, magicien expert de la Mégapole Souterraine. C’est quoi cette histoire d’enfants ?

_ Quand je suis parti me battre contre la coalition du Garinapiyan, j’ai laissé ici quatre miens bambins.

_ Le dragon les aura brûlé.

_ Non, car je sais que les rapaces d’ombre les avaient emporté en lieu sur pour les mettre à l’abri. Je suis parti pour Bonnes-Caves afin de récupérer le cinquième. Mais la ville a été détruite. Me voici de retour. Je ne sais ce que les aigles ont fait de ma descendance. Vous auraient-ils approché ?

_ Non, et quand bien même ? En quoi vos chatons seraient-ils d’un quelconque intérêt ? Pourquoi ne pas simplement les étouffer ? Ne serait-ce par éteindre définitivement vos prétentions ?

_ Je n’en ai plus ! Mais vous n’êtes pas sans savoir que ma progéniture a apparence humaine. Libérée les a vu !

_ Il se peut, mais je n’ai pas prêté grande attention à cet aspect de la situation. Vous êtes redevenu un prédateur de la nuit parmi d’autres. Vous êtes fini. Et vos enfants sont peu de chose.

_ Ce sont des êtres exceptionnels ! Ils associent le meilleur du félin et de l’humain !

_ Le meilleur ou le pire ?

_  Comment croire que vous soyez si peu curieux ?

_ Que m’offririez vous en échange ?

_ En échange de quoi ?

_ D’une information utile, du retour d’un petit.

_ Sachez que j’ai une grande habitude des mages. J’ai servi Sijesuis des Contrées Douces, mais il n’était que le dernier d’une impressionnante lignée.

_ Et tout cela en une vie de chat ?

_ J’ai connu de longues parenthèses… Et je me suis bien débrouillé !

_ Hum… Votre cas est particulier. Je vais relire mes notes, mettre à jour votre dossier, et demandé des avis compétents. Restez dans les parages. Je vous répondrai demain à la même heure. Qu’en dites-vous ?

_ J’accepte. »

  Le visage disparut. Présence retourna dans la forêt. Il chassa. Sur un arbre il médita. Ce n’était pas dans les habitudes des mages de se montrer aussi respectueux des voies hiérarchiques. Svarchtroz n’avait pas sauté sur l’occasion pour s’assurer l’exclusivité des services du prédateur. C’est donc qu’il n’était pas si puissant. La Mégapole Souterraine avait confié les ruines du château à un homme docile. Etait-ce une bonne chose ?

  Svarchtroz était bien un exécutant. Sitôt la conversation finie, il sortit d’une male un épais cahier relié de cuir. Il ouvrit l’ouvrage à une page reproduisant le rapport rédigé par Libérée après son ambassade. Les enfants du chat y étaient décrits succinctement. Quatre étaient nommés, Increvable et Bienentendu, Inaudible et Presqu’humain. Le cinquième, particulièrement agressif, avait refusé de dire son nom. Svarchtroz ne savait pas quoi faire de ces informations. Il était là pour déblayer, reconstruire, et localiser la source de pouvoir de Lourijami. Ensuite un mage plus puissant prendrait le relais. Svarchtroz se trouvait dans une pièce ronde, assez vaste mais chichement meublée. Une table très simple et une chaise pliante, constituaient le seul mobilier en dur. Il dormait encore sur une natte. Le magicien se pencha de nouveau sur la male pour y prendre un objet en bois rectangulaire de la hauteur d’un avant bras, une sorte de retable aux volets clos. Il s’assit. De ses doigts grêles il pivota des « pieds » amovibles placés en dessous. L’objet tint debout. Il tourna une clé dans une serrure minuscule. Les panneaux articulés s’ouvrirent sur  une vitre noire. Une incantation plus tard, des petites lumières scintillaient dans l’étrange lucarne, en bougeant comme des lucioles. Svarchtroz se passa la main dans sa tignasse emmêlée blonde. Il était de ces mages qui se teignaient la peau avec un sort mineur. Il portait une grande veste de laine décorée de spirales jaunes se détachant sur un fond brun. Le visage de Sraybor se substitua aux lueurs de l’écran noir. Svarchtroz salua puis exposa la raison de son appel. Le haut mage de la Mégapole Souterraine écouta attentivement, son visage en lame de couteau demeurant impassible. Il ne répondit pas tout de suite.

  Svarchtroz ramassa son familier, un rat noir, qu’il posa sur la table. Sraybor enfin s’exprima : « Étrange histoire. Nous n’avons aucun intérêt de nous mêler des affaires de Présence maintenant qu’il n’est plus un obstacle à nos projets. Mais le laisser agir à sa guise peut s’avérer néfaste… Informez vous sur ces enfants, voyez s’il y a moyen de les récupérer. Il y a là une zone d’ombre un peu curieuse, je l’avoue. Méfiez-vous de Présence. Ne lui faites aucune révélation sans mon accord. Je vous envoie une personne digne de confiance qui saura s’occuper du prédateur. Elle arrivera demain.» On se souhaita bonne nuit.

  Sraybor convoqua un mage auxiliaire.

« Libérée est-elle toujours dans les Contées Douces ? » Demanda-t-il.

« Oui, elle ne semble pas vouloir revenir, même après que nous ayons reconnu le rôle qu’elle joua dans la mort de Refuse.

_ Dites lui que je la convoque, qu’elle fera équipe avec un brave chevalier. Dites lui qu’elle sauvera des enfants. »

Sraybor se tourna vers un chien noir allongé sur un magnifique tapis sang et or. Il lui commanda de quérir « l’ombre du chevalier ». Le serviteur aux longues pattes trotta hors du salon cramoisi. C’était une grande pièce sans fenêtre, meublée de gros fauteuils de cuir sombre et surchargée du sol au plafond de motifs compliqués. Le lévrier ramena la silhouette athlétique de Dove, le noble guerrier des Vallées. Le haut mage expliqua ces attentes.

« Demain vous serez transféré dans la Forêt Mysnalienne, au château où vous mourûtes. Présence est revenu. Il cherche ses enfants. Nous ne les avons pas. Vous assisterez la magicienne Libérée, si elle a répondu à mon appel, sinon la personne que je nommerai pour la remplacer. Le but est de savoir ce que sont devenus les petits du monstre. Ils auraient apparence humaine. Si à un moment donné il vous semble qu’ils représentent un danger, vous les tuerez tout simplement.

_ Vous m’avez redonné un corps pour tuer des enfants ?

_ Éventuellement. Vous me servez maintenant. Quant à Présence et ses semblables, je n’ai pas besoin de vous dire ce que vous devez en penser. Le devrais-je ?

_ Non, » répondit amèrement le chevalier.

  Depuis son retour à Convergence, Libérée avait quitté son appartement de l’université au profit d’une belle demeure bourgeoise, séparée de la rue par un mur et un petit jardin. Des arbres élancés filtraient la lumière et dissimulaient aux curieux la façade élégante. On entrait par une volée de marches incurvées menant à une loggia semi circulaire. Pendant la journée c’était le lieu préféré de Frayède. La fille de la sorcière en appréciait les hautes baies vitrées bleues, rouges et jaunes. Avant le souper, elle avait posé, sur un rebord assez large pour qu’on s’y assît, sa mandoline et ses cahiers. La voix de Libérée résonna dans le grand salon du rez-de-chaussée. Il était temps de se mettre au lit. L’enfant était sommée de remporter ses affaires dans sa chambre. Elle descendit les marches de l’escalier, d’un pas léger. Le bois grinça à peine. En deux enjambées la petite gagna la loggia. Elle marqua sur le seuil un temps d’arrêt, car les ténèbres régnaient. Une vague lueur cramoisie fuguait du salon par sa porte entrebâillée. Ce n’était pas suffisant pour y voir. La fillette avança à tâtons, en se jurant de ne point faire de bruit. Elle trouva facilement l’instrument à cordes, qu’elle souleva très précautionneusement par le manche. De sa seconde main elle explora le rebord. Quelque chose bougea, qui n’était pas les cahiers. L’enfant murmura la formule des lumières. Un halo rougeâtre naquit dans sa paume. Elle avait touché une besace, la sienne, achetée par sa maman afin qu’elle y rangeât de menues affaires. Elle posa la mandoline, vérifia le contenu du sac, passa la tête et le bras par la lanière et s’apprêta à repartir. Le verre dépoli des baies vitrées lui renvoya sa propre image fantomatique. Elle se tint immobile devant son reflet. Il lui arrivait de guetter le moment où son double manifesterait une expression différente de la sienne, l’air mauvais du rival triomphant, ou quelque forme monstrueuse. Mais l’enfant cessa de se faire peur. Sa mère laissait parfois entendre que sous peu le réel leur causerait assez de problèmes. Puis elle la rassurait. Frayède avait conscience de sa chance, d’avoir une maman si belle, si puissante et si attentionnée. Cependant, elle devinait aussi tout un arrière plan, encore nébuleux, de périls diffus.

  Depuis le salon, Libérée parlait. Maman n’avait pas l’air très contente. On lui murmurait à l’oreille ce qu’elle devait faire, et elle n’aimait pas cela. Elle n’appréciait pas de devoir partir, dès le lendemain, avec un inconnu pour s’occuper de problèmes qui n’étaient pas les siens. D’ailleurs si on s’en était soucié plus tôt, l’affaire aurait été facile à régler, alors que maintenant… Elle détestait qu’on la prît de haut, et sur ce ton moralisateur. Elle verrait bien ! Maman lâcha un chapelet de gros mots, elle qui prétendait tenir la violence à distance. La fillette bâtit en retraite vers sa chambre. Il était probable que sa mère serait partie à l’aube. Quel dommage ! Elle aimait tant sa nouvelle maison. Ensemble, elles avaient fait des projets pour la meubler.

La petite pourrait inviter des amies.

  Libérée se transféra à la Mégapole Souterraine, au cœur du labyrinthe des mages, dans un vieux salon verdâtre. Un rat noir lui conseilla de patienter. Au plafond, deux tarentules se chamaillaient. La sorcière soupira. Des quatre coins de la pièce monta un air de violon. L’archet suivait tous les reliefs de la mélancolie. Une porte s’ouvrit. Entra une silhouette noire en habits bleu et marron, celle d’un homme bien proportionné, ou plutôt de sa réplique magique, portant l’épée et tenant un sac lourd dans la main. On faisait tout de suite la différence avec un serviteur d’ombre ordinaire, par l’aisance des mouvements, la qualité du regard, ce petit moment d’hésitation avant de rompre la distance. Il posa son fardeau. « Je m’appelle Dove », déclara-t-il, « je suis mort, mais j’avais sur moi une perle d’âme que votre Haut Mage a récupérée. Il m’a donné ce corps. Je suis désormais à ses ordres. Il m’a commandé de faire équipe avec vous, si vous êtes bien Libérée, pour enquêter sur les enfants de Présence. »

  La sorcière considéra son interlocuteur. Il était beau. Sa voix plaisait. « Une perle d’âme ? Vraiment ? D’où teniez-vous pareil trésor ? » Demanda-t-elle. « Le Seigneur des Vallées me l’a donné. 

_ Il s’est privé en conscience d’un tel objet ? Quelle générosité !

_ La perle était sur un collier enchanté avec d’autres billes offrant diverses protections. Peut-être Monseigneur connaissait-il le détail de leurs vertus, peut être pas, mais il était convaincu que cela me serait utile. Il avait raison. Grâce à ce don j’ai encore une chance de tuer Présence.

_ Pourquoi s’acharner ? Ce chat n’est plus rien.

_ Il a assassiné plusieurs hommes dans mon pays. C’est à ce titre que j’ai été impliqué dans cette histoire. Je l’aurais arrêté si cela avait été possible. Mais je ne suis plus libre et je dois laver ma honte. Je lui passerai donc ma lame en travers du corps.

_ Vous avez la perle d’âme ?

_ Non, Sraybor l’a gardée.

_ Évidemment, ma question était de pure forme.

_ Quand partons-nous ?

_ Immédiatement, si vous êtes prêt ?

_ Je le suis », répondit-il en ramassant le sac.

Libérée le prit par le bras. Le duo apparut au milieu des ruines du château. Dove regarda autour de lui. « Tout ceci, en si peu de temps », lâcha-t-il. La sorcière hocha la tête. Dove poursuivit : « Sraybor m’a raconté ce que j’ai manqué, le réveil du dragon, sa destruction, la mort de Refuse revendiquée par l’Amlen… » Ils contournèrent la montagne de gravats.

  « … J’avais de l’estime pour elle. Je sais que c’est bête, mais elle était jolie aussi. Je fréquentais à l’époque une jeune femme de mon rang, irréprochable, alliant l’esprit à la beauté. Mais Refuse intriguait. Nous avons affronté ensemble le danger. Son exécution m’attriste. » Libérée salua les gardes à l’entrée de la tour. Ils leur livrèrent passage. Le duo monta un escalier en colimaçon. Svarchtroz s’inclina devant la sorcière. On servit le repas. Leur hôte exposa ce qu’il savait de la forêt. « Les prédateurs de la nuit n’osent pas approcher, mais nous ne nous éloignons pas à plus de deux cents mètres de la clairière. La végétation est contre nous. La faune nous joue des tours. Nous ne savons plus chasser, et si nous voulions apprendre, je dirais que nous serions au plus mauvais endroit. Ce n’est pas pour demain que je pourrais offrit du gibier à mes invités. » Il avala sa ration. Dove qui avait connu meilleure pitance, par courtoisie n’en laissa rien paraître. Libérée, désormais habituée aux produits frais des Contrées Douces, mastiqua sans entrain la mixture insipide. Pendant un moment personne ne parla. On débarrassa la table.

  Svarchtroz proposa un digestif. On but. La sorcière et le chevalier échangèrent un regard complice. Svarchtroz demanda : « Ces enfants, c’est important ? Voyez-vous, je n’en suis pas convaincu.

_ Les enfants sont toujours importants », répliqua Libérée. Cette réponse toucha l’homme des Vallées. Il réalisa qu’il était aussi désireux de sauver les rejetons de Présence que de tuer leur père. La sorcière expliquait qu’il fallait des circonstances très particulières pour produire une descendance hybride. Le chat avait réuni toutes les conditions nécessaires. « Je suis en parti responsable de leur séparation, car tout en lui offrant une porte de sortie, j’ai retardé son retour au château. Je ne sais si j’ai bien agit. Je suis curieuse de le revoir.

_ Ce sera dès ce soir. Rendez-vous fut pris au monticule. »

  Libérée et le chevalier visitèrent les tours debout, la clairière et ses abords. Dove décrivit Les Vallées. La sorcière parla de la Mégapole Souterraine. Elle raconta sa première rencontre avec le familier de Sijesuis qui accompagnait la jeune Refuse. « Par la suite, je n’ai jamais pu m’en faire une amie. 

_ Vous le regrettez.

_ Je ne puis : sans l’obliger je n’aurais jamais enfanté.

_ Aviez-vous tant besoin d’une amie ? Étiez –vous seule ?

_ Deux fois oui. J’ai toujours eu besoin et d’amour et d’amitié. Cependant j’avais trop de méfiance à l’égard de mes concitoyens, aussi la jeune étrangère s’imposa à mon esprit. En même temps que je me jouai d’elle, sa petite personne prit racine au plus profond de mes aspirations. J’aurais voulu lui parler, la conseiller, l’instruire. Je voulais l’aider et j’aurais adoré qu’elle m’assistât en retour. J’ai plus rêvé cette amitié que je n’ai fantasmé le père de mon enfant. » Devant un tel aveux le chevalier resta coi un long moment.

« J’allais vous proposer mon amitié », risqua-t-il enfin.

  Libérée fermant ses yeux frangés de rouge, bascula légèrement la tête de côté. Elle savourait l’offre. Puis elle prit dans ses mains celles du chevalier et répondit : « Je l’accepte de grand cœur. Il est possible que je vous demande davantage, quand je vous connaîtrai mieux. » Dove la serra tendrement dans ses bras.

  « Autrefois, quand je m’attachais à quelqu’un, c’était pour la vie. Or celle-ci est achevée. Un étrange sursit m’est accordé. Deux fois par jour Sraybor renouvelle mon corps. Sans cela je m’éteindrais. 

_ Sraybor est un maître des transformations, également réputé pour avoir soumis quelques démons, mais il n’excelle pas dans la manipulation des âmes. Si le Haut Mage précédent avait su se cloner, et bien il serait toujours des nôtres. Le mieux que nous puissions faire serait de trouver une source d’énergie pérenne capable d’alimenter votre support. Seule une personne aurait été en mesure de vous reconstituer réellement, Esilsunigar du Château Noir. Hélas, il est fils du Tujarsi.

_ Ne vous en faites pas, Libérée. Je me satisferai de chaque instant qui me sera donné. »

L’après-midi passa trop vite. Svarchtroz les rejoignit au crépuscule.

  Présence parut en haut du monticule.

« Je gage que la forêt vous sied mieux que le château », commença Libérée. « Vous aimez donc me voir en bête. J’ai aussi besoin de parler cependant.

_ On m’a dit que vous cherchiez vos enfants.

_ J’ai été un père négligent. Aidez moi à les retrouver et je vous servirai fidèlement. Vous ne sauriez rêver meilleur familier.

_ J’en ai déjà un, que vous connaissez, et qui me donne entière satisfaction. En outre, pour ne rien vous cacher, voici le chevalier Dove des Vallées, qui a mission de m’assister.

_ A en juger par la noirceur de son regard, il ne m’aime pas beaucoup.

_ Le chevalier va vous en  expliquer les raisons. »

Dove alla à l’essentiel : « vous avez assassiné plusieurs soldats des Vallées il y a dix ans. Je suis là pour vous rendre la monnaie de la pièce.

_ Pourquoi ne pas tenter votre chance tout de suite ? » Demanda le félin.

Dove interrogea Libérée du regard. « Chaque chose en son temps, Présence. Le chevalier en a après vous, mais pas après vos enfants. J’ai besoin de lui. Donc vous règlerez votre litige quand nous aurons retrouver les petits.

_ Ah bon ? Vous croyez cela ? Fort bien. Mais puis-je connaître la raison de votre intérêt, votre prix…

_ Nous n’aimons pas les zones d’ombre. Vous en êtes une, tout comme la destiné de votre progéniture. Nous sommes curieux : ce que vous avez fait est si rare.

_ Admettons, mais que demandez-vous en retour ?

_ La moitié des bénéfices ?

_ Mes chatons coupés en deux ?

_ Leur loyauté nous suffirait.

_ Je ne puis en décider, d’ailleurs personne ne le peut.

_ Nous pouvons achever leur éducation.

_ Je vous souhaite bien du plaisir.

_ Il semble que nous soyons parvenus à un accord.

_ En effet. Voici ce que je sais : les aigles ont emporté Increvable, Bienentendu, Violent et Inaudible. Ils ont construit leurs nids aux sommets des arbres les plus hauts de la Forêt Mysnalienne. La canopée n’est pas mon terrain de chasse. Il me faudrait des années pour les trouver.

_ Un sortilège de recherche fera l’affaire.

_ Quand serez-vous prête ?

_ Maintenant.

_ Non, il fait trop sombre pour vos yeux. »

  La sorcière répondit d’abord par un silence prolongé, suivi d’un hochement de tête. Elle semblait se ranger à l’argument de Présence. « C’est d’accord, dit-elle enfin, je procèderai demain matin. Bonne nuit. Soyez dans les parages en début d’après midi. Cette entrevue est terminée. » Chacun repartit de son côté. Dove et Libérée passèrent la nuit ensemble.

  Le lendemain la magicienne se mit à pied d’œuvre. Elle décrivit chaque enfant à l’entité, les nomma, précisa leurs caractères, parla des aigles d’ombre. On repéra d’abord les rapaces. On les suivit jusqu’à leurs nids. Libérée les observa tour à tour sous différents angles. Elle trouva d’abord Bienentendu, assis à califourchon cinq mètres sous la cime, déchirant de la viande crue. Il paraissait amaigri. La magicienne demanda à l’entité de « marquer » l’endroit. Son regard s’éloigna afin de resituer l’arbre. Ce dernier poussait au sud-ouest des ruines du château. A pied cela représentait plusieurs jours de marche et de grandes chances de se perdre.

Ensuite, elle eut une vision d’Inaudible, silhouette noire se mouvant en silence dans la pénombre boisée. La fille chassait dans la partie nord de la forêt. Sa tunique était en lambeaux. Elle avait fabriqué une lance grossière.

  Libérée fut convaincue de la mort de Violent. Les restes de l’enfant lui apparurent en plusieurs images brèves montrant divers ossements affleurant sur le terreau de la forêt.

Elle redouta qu’Increvable n’eût rencontré un destin pareillement funeste, car le sortilège fut lent à la trouver. La sorcière élargit le cercle de ses recherches au-delà de la forêt, au-delà de la Mer Intérieure, au-delà des Montagnes Sculptées. Elle découvrit enfin la fille blanche faisant les cents pas autour d’un escalier spiral, dans une chambre ronde, ayant pour tout meubles un lit et un coffre. Une robe bleue était posée sur le lit. Increvable griffait l’air, griffait sa poitrine nue. La lumière entrait par une fenêtre étroite, barrée de trois verticales en fer noir. La magicienne élargit son regard : une tour, celle d’Émibissiâm à Sudramar. Colère et pitié se disputèrent ses tripes et son cœur. Libérée mit fin au sortilège. Elle exposa la situation à Dove.

  « Commençons par le garçon », proposa le chevalier.

« Il s’agit de se transférer dans un nid d’aigle, de récupérer Bienentendu et peut être d’interroger le prédateur de la nuit qui le détient.

_ Présence doit-il venir avec nous ?

_ Oui, je pense que ce serait préférable. Cependant, méfie-toi : il sera moins désavantagé que nous. Il pourrait tenter de te tuer.

_ Qu’il essaie ! »

  Le soleil au zénith, Libérée sortit de la tour pour appeler Présence. Le félin se manifesta en restant à couvert. On lui rapporta les résultats de l’enquête. « Si vous voulez venir avec nous, je dois pouvoir vous toucher.» Présence se plaça à gauche de la sorcière et Dove à droite.  Libérée avait prévue d’apparaître au niveau du sol. Elle transféra. Il faisait assez sombre. Pendant que les yeux des humains s’accoutumaient à l’obscurité le prédateur de la nuit bondit sur le tronc. Ses griffes se plantèrent dans l’écorce. Il moulina des pattes arrière pour se propulser plus haut. Bientôt il atteignit une branche basse, disparu de l’autre côté, et poursuivit son ascension sans se retourner. Libérée utilisa la lévitation, sur elle et sur son amant. Ils montèrent lentement, se glissant dans les vides, attentifs, craignant les mauvaises surprises. Ils rattrapèrent Présence à mi-hauteur. Il avait trouvé son fils. « Nous allons dans le monde des hommes », lui disait-il. « Mais nous aimerions savoir ce que les aigles ont fait », chuchota Libérée. « Nous fumes séparés, répondit Bienentendu. Evidemment, je n’ai pas revus mes frères et sœurs.

_ L’aigle qui te garde ne t’a rien dit ?

_ Non, il me nourrit. Naturellement, je ne dois pas trop m’éloigner.

_ Nous devons lui parler.

_ Attends nous ici, fils. »

  La sorcière et son compagnon émergèrent de la futaie tandis que le félin cherchait ses prises avec soin. Pour l’heure le nid était vide. Ils attendirent deux heures, sous le couvert des feuillages d’abord, puis dans le nid, quand la lévitation fût arrivée à son terme. L’aigle reparut, vit de loin les intrus, tourna longtemps avant de se risquer à communiquer. Enfin il se posa au faîte d’un arbre voisin. « Que me veut-on ? » S’enquit le prédateur. « Récupérer le garçon dont vous aviez la garde, et vous poser quelques questions à propos de ses frères et sœurs.

_ Présence est ici ?

_ Oui. »

  Le félin secoua une branche en fixant le rapace de ses yeux verts. « Salutations Doukanuz. L’ours Borane a confié mes enfants aux aigles. Je te remercie d’avoir veiller sur Bienentendu. Que peux tu me dire au sujet des autres ?

_ J’accepte tes remerciements Présence. Sache qu’il ne fut pas aisé de garder tes petits, d’une part parce qu’ils ne sont pas dociles, et d’autre part parce que leurs besoins sont plus humains qu’animaux. Nous pensions que tout serait réglé en quelques jours, mais la destruction du château a bouleversé nos prévisions. Nous ne t’avons pas retrouvé. Aussi chacun s’est-il débrouillé, avec plus ou moins de bonheur. De tous, je fus certainement le plus chanceux. Bienentendu est de loin le plus patient de tes enfants. Il t’a attendu sagement. En revanche j’ai appris qu’Inaudible s’était enfouie de son nid. Violent s’est montré si indiscipliné et insultant que son gardien a du s’en séparer. Comme Increvable ne tenait pas en place non plus, afin d’éviter un drame on la confia aux bons soins d’un humain intéressé… La suite ne va pas te plaire. Il s’agissait de ton ennemi le sorcier Émibissiâm, qui voulait une nouvelle apprentie.

_ Increvable a été vendu à un mage ? Pour quel bénéfice ?

_ Avoir la paix, je suppose, ensuite ce qu’un sorcier peut offrir à un prédateur de la nuit : du sang humain, une place de familier, un territoire de chasse, la promesse d’une aide future. Je ne sais pas ce qui intéressait Imelzïnfen. Il est parti pour les montagnes avec Nuidanjour.

_ Quelles montagnes ?

_ Au nord, les Vallées. Il n’y a rien à manger dans les Sculptées.

_ Merci Doukanuz. Bonne chasse.

_ Bonne chasse, Présence. »

Le félin, Bienentendu, la magicienne et le chevalier redescendirent au niveau du sol. Ils tirent conseil.

« Le plus logique serait de récupérer Inaudible, puis d’aller parlementer avec Émibissiâm », proposa Libérée.

« Il faudrait aussi mettre ces enfants en lieu sûr, loin de la forêt », ajouta Dove.

« Je suis le seul à pouvoir m’occuper d’eux. Leur mère est partie je ne sais où, à supposer qu’elle vive encore, » déclara Présence.

« Je la retrouverai, ne vous inquiétez pas.

_ Je ne m’inquiète pas ! Iméritia sait nager en eaux troubles.

_ Tout de même, Increvable est tombée en de bien mauvaises mains, si vous voulez mon avis. Cet Émibissiâm est un mage de talent, mais également un individu répugnant. J’en ai fait l’amère expérience, dans votre château. Il voulut s’approprier l’apprentie de Lourijami. Je m’y opposai. Il m’abandonna aux prédateurs de la nuit, » expliqua Dove.

« Cela mériterait une petite vengeance. Qui passe en premier ?

_ Vous ! Vos crimes ont eu lieu sur nos terres. »

  Bienentendu comprit qu’un grave différent opposait son père au chevalier. Il en fut troublé. Et bien qu’il se défiât de l’humain, car il ne manquait point d’amour filial, il savait son géniteur capable du pire. Doukanuz lui avait parlé de l’attaque du dragon sur la Forêt Mysnalienne, et de la destruction du château, mais il ne l’avait pas vu de ses yeux, et ignorait encore le massacre de Bonnes-Caves.

« Où allons-nous ? » Demanda-t-il.

  Libérée répondit : « Je peux transférer encore une fois vers Inaudible. Ce sera alors à vous de jouer, de l’appeler. Si elle nous rejoint, nous camperons. Nous pourrions repartir demain matin pour la clairière du château. Après quoi il faudra préparer la confrontation avec Émibissiâm. » Tout le monde sembla d’accord. Bienentendu monta sur le dos de Présence. Libérée posa une main sur la tête du fauve, et de l’autre serra le poignet de Dove.

Un instant plus tard le groupe se retrouva au nord de la Forêt Mysnalienne. La température était un peu plus basse. On entendait couler un ruisseau. De grands champignons bruns et jaunes colonisaient les arbres. Présence huma l’air. Soudain, il bondit en avant ! Il ressentit fugacement une résistance là où son fils l’agrippait au niveau des épaules, puis ce poids lui fut ôté. Le félin se retourna : Dove maintenait contre lui Bienentendu.

« Je ne lui ferai pas de mal », dit le chevalier. « Aller chercher votre fille, mais ne croyez pas que je vous laisserai nous fausser compagnie. 

_ Il y a encore Increvable.

_ Vous savez où elle est : vous n’avez donc plus besoin de nous. Le moment approche où nous règlerons nos comptes.

_ Ce sera un plaisir. A bientôt spadassin. »

  Cette fois Présence prit son temps, furetant à gauche et à droite, tout en effectuant un mouvement circulaire. Quand il eut accomplit son tour, il opta pour une direction. La végétation le dissimula aux regards. « Logiquement, il attaquera dès son retour. Je pense qu’il vous prendra pour cible la première, » avertit Dove. Libérée fronça les sourcils, mais elle ne discuta pas. Elle endormit Bienentendu. Elle plaça une alarme. Elle se protégea. Elle demanda : « comment es-tu mort chevalier ? » Il répondit : « Une jeune femme vint à moi, nue et noire comme la nuit. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de Siloume, la servante d’Émibissiâm, mais je vis ses yeux de chat. Je voulus me battre. Elle me persuada du contraire, et de fait ne m’attaqua pas. Nous fîmes l’amour. A un moment nous fûmes rejoint par d’autres prédateurs de la nuit, des fauves. Eux se jetèrent sur moi. Enfin mon amante me dévora. 

_ Persuader est le mot. C’est un pouvoir des chats familiers. Elle aura bu du sang de l’humaine, prit sa forme pour t’approcher. Elle a rendu sa proposition raisonnable afin que tombent tes dernières défenses. Échec et mat, mon beau chevalier. Présence a aussi ce pouvoir. Heureusement j’ai un moyen de le contrer. Laisse moi faire. » Elle le persuada.

  Dove avait raison. Mais malgré les précautions la partie était loin d’être gagnée. Le fauve ne fut pas long à remonter la piste menant à la petite chasseresse. Il la trouva accroupie devant la dépouille d’une sorte de lapin, qu’elle tentait d’écorcher pendant que de gros frelons rouges lui tournaient autour. Il en venait de partout. Dans la Forêt Mysnalienne la nourriture se défendait mieux qu’ailleurs. Le gibier devait exsuder une substance qui attirait les insectes. Les émanations venaient elles de la peau ou d’une partie plus précise du corps ? Présence coupa en deux un hyménoptère. Sa fille écarquilla les yeux en le voyant. Elle se redressa en saisissant sa lance. Présence gifla un deuxième frelon. « Je préfère chasser les chevreuils. Ils sont à peu près normaux, » dit-il. La fille tendit une main en relevant la paume pour montrer qu’elle avait rentré ses griffes, puis lentement lui caressa le dessus de la tête. « Il s’agit de se dépêcher », ajouta-t-il en ouvrant d’un coup le ventre du lapin. Inaudible se jeta sur les entrailles, pendant que son père interceptait les insectes les plus agressifs. Quand elle eut fini, ils s’éloignèrent. Présence loua l’ingéniosité et le  courage de l’enfant. Tout en cheminant il lui expliqua la situation. « Pour libérer Bienentendu nous n’avons d’autre choix que de tuer nos ennemis. Il y a un guerrier compétent, et une puissante sorcière. Tous deux se méfient. Comment les surprendre ? Tout est affaire de distances et de durée. Il faudra agir au bon moment, et ne rien faire d’inutile. Cela signifie que nous devons anticiper les réactions de l’adversaire… Ce qui n’est pas possible si nous ne le connaissons pas, n’est-ce pas ?» Inaudible hocha la tête. « Pour avoir côtoyé des spadassins et des sorciers, je puis te dire que la sorcière réserve plus de surprises que le chevalier. Il est plus facile d’esquiver un coup d’épée qu’un sortilège. Donc, qu’en déduits-tu ? » La fillette murmura : « il faut d’abord tuer la magicienne.

_ Nous sommes d’accord. »

  Il exposa son plan. C’était terriblement risqué, mais Inaudible n’en fut pas effrayée, bien au contraire. Elle ressentait une immense fierté. 

Mais son père n’en avait pas fini : « Si je meurs tu devras te rendre, et tout faire pour protéger ton frère. Ce sera pour toi la personne la plus importante du monde. Tu comprends ? » Elle fit signe que oui, la brave petite.

  Présence et sa fille attendirent le soir, autant pour émousser l’attention des humains que pour bénéficier de l’obscurité.

  L’alarme avertit Libérée que l’on venait par l’ouest. La sorcière prévint Dove. Elle fit quelques pas sur le côté, mais l’intrus réagit immédiatement en se replaçant dans l’alignement quelle formait avec le chevalier. Un deuxième signal se déclencha à l’opposé. Elle se retourna pour faire face à un arbre. Présence allait surgir, soit de la gauche, soit de la droite… soit bondir depuis une branche basse… «§Voile flamboyant ! Quatre !§» Cria la sorcière dans la langue des sortilèges. Immédiatement crépita un cercle incandescent de quatre mètres de rayon centré sur Libérée. Présence vit la ligne jaune brillant comme de l’or fondu. Il l’interpréta correctement, mais ne pouvant plus reculer sauta par-dessus. Les flammes l’enveloppèrent. Il continua néanmoins sa course, esquiva de justesse le sceptre de la sorcière, qui avait pris des allures de masse à ailettes, et se jeta sur elle. Il sentit une résistance inhabituelle au niveau de la peau. Ne pouvant la saigner, il se servit de son poids pour la faire tomber. Elle roula avec lui. Un coup violent lui brisa trois côtes. Il riposta en visant les yeux. La sorcière hurla en se dégageant. Mais les flammes dévoraient le fauve, tandis que la robe de sa proie brûlait à peine. Présence entrevit le corps de Bienentendu, couché en position fœtale. Sentant un mouvement, d’instinct il se déporta sur sa gauche. L’épée le manqua, mais le pied de Dove frappa juste. Le félin perdit un temps. La lame du chevalier lui ouvrit la jugulaire. Un deuxième coup de pied le retourna sur le dos. Le fer transperça le cœur du prédateur. « C’est fini », dit simplement l’homme des Vallées.

  Libérée avala quelque chose, puis elle mit fin au voile flamboyant. Au-delà se tenait Inaudible au noir pelage, aux yeux verts noyés de larmes, au collier d’argent dont les clochettes ne tintaient jamais. Pas même en cet instant. « Je dois protéger mon frère », déclara-t-elle en levant sa petite lance de bois. « Il n’est pas en danger », répondit Dove. « La justice de mon pays a rattrapé ton père. Elle ne reproche rien à ses enfants. Sache que je suis déjà mort. Mon existence dépend désormais de la volonté du Haut Mage de la Mégapole Souterraine. Tu es plus humaine que féline. Si tu t’enfuis dans la forêt, tu vivras misérablement, et pas longtemps, alors qu’en nous suivant tu pourras te forger un destin, comprendre le monde dans lequel tu vis. En outre nous devons encore récupérer ta sœur Increvable.

_ Je suivrai mon frère. Qu’a fait mon père pour mériter la mort ?

_ Il a tué des hommes de mon pays, des soldats. 

_ Tuer est naturel. On tue pour manger. Pourquoi en faire toute une histoire ?

_ Ce n’était pas pour manger ! Et mon rôle était notamment de protéger les miens contre toute menace.

_ Qu’allez-vous faire de nous ?

_ Vous instruire, vous rattacher à l’humanité.

_ Où est ma mère ? Allez-vous la tuer elle aussi ? »

  Libérée soupira : « nous ne savons pas où elle est exactement. Toutefois, il me semble que si elle vivait encore je n’aurais aucun mal à la retrouver. Nous aurions pu vous abandonner à votre sort, mais nous sommes des gens curieux. Votre cas nous intéresse. La Forêt Mysnalienne nous intéresse. Or, Présence a régné sur ces terres. Ce fut très court, mais il fut le premier depuis des millénaires à se l’approprier. Vous pourriez la réclamer, mais savez-vous seulement de quoi il s’agit ? L’Empire Mysnalien, c’est très ancien… Plus que les Montagnes Sculptées.» Il y eut un silence, pendant lequel personne ne bougea. Libérée reprit la parole : « Tu as faim ? 

_ non », mentit fièrement Inaudible.

« Tu peux dormir près de ton frère, si tu veux. Nous repartons demain matin.

_ Et mon père ?

_ Je vais creuser un trou, et recouvrir son cadavre », déclara Dove.

« C’est à moi de le faire, et à Bienentendu : réveillez-le. 

_ Je serais plutôt pour achever de le brûler », dit Libérée. « Nous pourrions emporter ses os au lieu de les laisser ici. 

_ Non, ici c’est très bien. D’ailleurs, il ne reste plus grand-chose : il a reprit sa taille de chat. »

Inaudible s’avança vers la carcasse fumante. Elle pleura en silence, penchée sur la dépouille. Elle ressentait de la colère, et de la frustration. Le monde se refermait. Rester dans la forêt c’était mourir lentement. Rejoindre la Mégapole Souterraine revenait à accepter la servitude. Elle creusa l’humus, poussa le chat dans le trou et le recouvrit de terre. Elle alla s’asseoir près de son frère en projetant d’assassiner le chevalier pendant son sommeil. Elle s’endormit sur cette pensée réconfortante. 

A son réveil son ventre criait famine. Bienentendu était assis plus loin, prostré. On avait du lui raconter ce qui s’était passé. La sorcière, tenant fermement son sceptre, murmurait des paroles magiques,  paupières closes. Inaudible rejoignit son frère. « Nous allons sortir de la forêt », chuchota-t-elle à son oreille pointue, « mais à la première occasion nous nous enfuirons. 

_ Patience », répondit Bienentendu, « oui, patience. Nous devons rejoindre une ville, nous devons apprendre le plus de choses utiles de nos hôtes. Nous devons grandir. Ces corps sont trop petits pour nous. Il me tarde d’avoir la force d’un homme. Je suis sûr que tu ressens la même chose. Prends tout ce qu’ils te donnent Inaudible.

_ Alors, nous nous vengerons ?

_ C’est possible. Mais peut-être trouverons nous mieux à faire d’ici là. Sais-tu, le monde change tout le temps. Il se crée sans arrêt de nouvelles situations. Soyons souples, à l’affût, et vif comme l’éclair quand viendra le moment d’agir.

_ Tu parles comme notre père.

_ Il est un peu en chacun de nous ma chère sœur. Tu as beaucoup hérité de son côté félin. Mais tu verras, qu’avec le temps je lui ressemblerai de plus en plus. Tiens, on dirait que la sorcière a fini sa divination

  En effet Libérée avait rouvert les yeux. Elle semblait pensive. « Vous devriez manger », déclara-t-elle quand son regard rencontra ceux des enfants. « Nous avons de l’eau, de la viande salée et des fruits secs », précisa Dove en vidant son sac. Bienentendu et sa sœur acceptèrent l’offre. Inaudible nota au passage l’invite discrète que la magicienne adressa au chevalier. Celui-ci alla la rejoindre, un peu à l’écart. D’une voix chuchotante elle lui raconta ses visions. « Émibissiâm a ensorcelé Increvable, afin qu’elle se tienne tranquille, qu’elle soit réceptive à ses enseignements, et qu’il puisse abuser d’elle sans mettre en danger sa virilité. Quant à Iméritia, elle vogue vers le Garinapiyan en compagnie de Biratéliam, et de ce qui subsiste des chevaliers d’ombre.

_ Mettons les deux enfants en sécurité. Ramenons les à Survie.

_ Il y a peut être un coup à jouer…

_ Lequel ?

_ J’aurais aimé me servir d’Iméritia contre Émibissiâm.

_ Elle ne fera pas le poids.

_ Voire ! Elle pourrait servir de diversion, l’entamer un peu…  

_ C’est trop tordu. Tu comptes la rendre à ses enfants ou la sacrifier ?

_ Non : lui rappeler ses responsabilités.

_ Rentrons d’abord à la Mégapole Souterraine, s’il te plait. Si tu as besoin d’aide pour venir à bout du sorcier de Sudramar, je puis te dire où trouver des hommes d’honneur ! »

Libérée se rangea de l’avis de Dove, provisoirement. Bienentendu et Inaudible commentaient ce qu’ils avaient entendu avec leurs oreilles félines, soit un mot sur deux. Ils s’interrompirent lorsque les humains revinrent. La femme les gratifia d’un large sourire écarlate. « Vous avez bien mangé ? » Demanda-t-elle. « Oui, grand merci Dame Libérée », répondit Bienentendu, « je me demandais néanmoins où nous étions exactement ?

_ Quelle importance ? Nous sommes sur le départ.

_ C’est que… Ici est enterré notre père. J’aimerais beaucoup pouvoir un jour honorer sa mémoire plus dignement. Serait-il possible de marquer un arbre, ou par quelque enchantement de faire jaillir du sol une grosse pierre?  

_ Les notions de longitude et de latitude ont-elles un sens pour vous ?

_ Non, enfin pas trop.

_ Alors le plus simple est de tout emporter. On mettra le cadavre dans un sac d’ombre, le temps de le changer de terre. On le brûlera à Survie. On mettra les cendres dans une urne. Enfin, celle-ci vous sera rendue.

_ C’est que j’aurais préféré qu’il repose où il est mort, dans la forêt dont il était le seigneur.

_ Vous ferez des cendres ce qu’il vous plaira.

_ Je voudrais moi-même accomplir tous les gestes nécessaires.

_ A priori, je ne vois rien qui s’y oppose. Si vous n’êtes pas dégoûté, allez déterrer la dépouille. » Libérée fit apparaître un sac noir.

  Bienentendu creusa autour de la tombe et fourra le corps malodorant dans le sac d’ombre avec beaucoup de terre. Le garçon fit un nœud balança le baluchon sur son dos. La sorcière leur demanda de se tenir par la main.

Adoption.

  Libérée transféra dans le salon verdâtre. Une tarentule courut prévenir

Sraybor de leur retour. Il vint en personne les accueillir. « Très bien, excellent ! Nous leur fourniront chambres et vêtements. Dove vous avez bien mérité un petit prolongement. Quelle est cette odeur ?

_ Le cadavre de mon père. J’aimerais seigneur mage l’incinérer moi-même et récupérer ses cendres dans une urne.

_ Voilà une demande singulière venant d’un garçon si jeune ! Pour être honnête, je ne m’attendais pas à pareille requête. Libérée, chargez-vous en, s’il vous plait. Quand ils seront lavés, nourris et vêtus, quand tous les rituels auront été accomplis, vous me rejoindrez.

_ Haut mage, il reste une fille détenue par Émibissiâm de Sudramar.

_ J’en aviserai nos politiciens. A plus tard. Suivez-moi Dove. »

Par le chevalier Sraybor apprit qu’Iméritia était vivante. Le Haut Mage lui demanda de rédiger un rapport de sa mission. Il le lut, le recopia, et le fit porter sous pli confidentiel aux dirigeants de la Mégapole Souterraine.

Libérée, restée seule avec les enfants, interrogea Bienentendu : « tu veux vraiment t’en occuper tout seul ? 

_ Oui.

_ Bon, il faut faire vite. Suivez moi aux douches.  

  Elle les conduisit à travers les couloirs du labyrinthe jusqu’à une salle de bain carrelée, à l’aspect froid et fonctionnel. Puis elle trouva une cabine téléphonique. Elle s’annonça à un tailleur, et au crématorium. Elle demanda aux enfants de garder leurs serviettes nouées autour de la taille. « Nous allons sortir. » Ils reprirent leur pérégrination à travers de sombres cursives, désertes la plupart du temps, interminables. Le groupe croisa divers familiers, deux agents d’entretient, autant de gardes, et sur la fin un secrétaire portant une liasse de papier gris. Libérée déverrouilla une porte en métal, donnant sur une ruelle. Ses Protégés passèrent le seuil. Elle referma le panneau dans un claquement sonore. Les enfants la suivirent. L’étroit passage débouchait sur une artère plus importante. Sous les hauts plafonds générant une lumière tremblotante une population terne et furtive vaquait à ses mystérieuses affaires. On se parlait de très près. Dans sa longue robe rouge fendue la sorcière ne passait pas inaperçue. Les façades grises succédaient aux façades grises. Le béton était tantôt lisse ou granuleux, strié, marqué de coffrages, en sailli ou en creux. Les rares peintures s’écaillaient. Il faisait frais, mais il manquait à l’air le caractère vivifiant des sous bois.

  On arriva devant une vitrine. Dans la pénombre on distinguait des vestes, chemisiers, pantalons et jupes à la coupe impeccable, alignés au garde à vous. Inaudible n’y comprenait rien. Bienentendu traversait tout cela avec indifférence, portant toujours sur le dos son fardeau mortuaire. Libérée les invita à entrer dans la boutique. L’homme qui se tenait derrière le comptoir écarquilla les yeux en les voyant. Il était vêtu dans des tons gris nuancés de rose et de pourpre. Les muscles de son visage se contractèrent sous l’effet de la nausée. « Il nous faudrait tout de suite deux manteaux à la taille de ces enfants, point trop chauds, vous voyez pourquoi. Je repasserai afin que vous puissiez prendre leurs mesures. Le vendeur demanda à la fille et au garçon de prendre place de part et d’autre d’un poteau gradué, puis il se dépêcha d’aller chercher ce qu’on lui demandait. Il revint avec des tenues gris fer. On aurait juré qu’elles tiendraient debout toutes seules, tant le tissus en était rigide. Libérée paya. Ils sortirent. Inaudible moulinait des bras pour froisser la fibre, tandis que Bienentendu adoptait une démarche exagérément mécanique.

  La dame du crématorium était grande et robuste. Elle portait une robe noire, une chemise blanche immaculée et un capuchon qui lui masquait la moitié du visage. Libérée lui parla en daïken, une langue dont les intonations se mariaient plus avec « Süersvoken » qu’avec « Mégapole Souterraine ». L’employée funèbre fit la moue, mais les mena néanmoins à une salle rectangulaire aux murs charbonneux. Sur trois côtés s’alignaient les portes des fours, huit en tout. On en ouvrit une. On tira à moitié un plateau grinçant. La dame invita d’un geste le garçon à vider son sac. Ce qu’il fit. La sorcière murmura les paroles d’un sort mineur pour atténuer les relents de la putréfaction. On referma. On verrouilla. L’employée funèbre tourna un gros bouton rouge, puis elle enfonça un gros bouton blanc. On entendit une sorte de vrombissement. La température grimpa. Dans le four, elle monta à plus de mille degrés Celsius. Les enfants suaient dans leurs manteaux. On leur proposa d’aller s’asseoir dans une salle d’attente. Le chat mort n’étant pas bien gros une vingtaine de minutes suffiraient peut-être, mais il faudrait attendre encore deux heures avant de pouvoir ouvrir. Ensuite une machine broierait les os pour les mêler aux cendres. Inaudible accepta de s’éloigner. Libérée proposa de retourner chez le tailleur afin qu’il prît des mesures précises, mais Bienentendu voulut rester pendant la crémation. La sorcière objecta : « Ce n’est pas utile. Que veux-tu faire pendant deux heures et demie ? » Le garçon céda, mais insista pour revenir assez tôt. Dans la boutique, pendant qu’on s’occupait des enfants, Libérée établit une communication avec Iméritia. Celle-ci perçut d’abord le chuchotement d’une voix féminine répétant son nom. « Je suis une puissante magicienne, qui vous parle de très loin, de la Mégapole Souterraine, sous la Terre des Vents. Présence est mort. Je l’ai vu mourir. Je suis avec Bienentendu et Inaudible, et je sais où se trouve Increvable. Seriez-vous disposée à nous rejoindre ? Si tel était le cas, je viendrais vous chercher demain. Je sais que vous rentrez au Garinapiyan. Sans doute envisagiez-vous de refaire votre vie. Notre intention est d’achever l’éducation de vos enfants, de les instruire à notre manière, pour en faire des instruments utiles à nos projets. Naturellement votre aide nous serait précieuse. » Iméritia ne répondit pas tout de suite. Abasourdie, elle s’assit contre la rambarde du voilier n’namkorien à bord duquel elle voyageait. Au dessus d’elle le vent gonflait de grandes voiles jaunes safran. Elle ne savait pas quoi répondre. Jamais elle n’avait voulu tant d’enfants. Présence s’était servi d’elle. Bien qu’elle ne détestât pas sa progéniture, elle n’avait créé de réel attachement qu’avec  Presqu’humain, qu’elle considérait comme son enfant ˮ à elle ˮ, laissant les autres au Sire de la Forêt Mysnalienne. Iméritia ne connaissait presque rien de la Mégapole Souterraine, seulement ce que Présence lui en avait dit : un obscur labyrinthe peuplé de gens étranges. « Je ne serai pas votre prisonnière », dit-elle, « si vous voulez le bien des petits monstres rendez les moi. Je leur promets une vie au grand air, pas la forêt mais le soleil. Vos plans ne me concernent pas.

_ Vous laisseriez Increvable aux mains d’un sorcier violeur ?

_ De quoi parlez-vous ?

_ Émibissiâm de Sudramar aime la chair fraîche. Il a fait de votre fille sa nouvelle apprentie. Nous pouvons vous aider à la reprendre.

_ Je pourrais la garder pour moi ?

_ Si vous nous rejoignez…

_ Non !

_ Évitez les avis trop définitifs. La situation peut encore évoluer. Je vous re-contacterai j’ai du nouveau. Bonne journée Iméritia.

_ Vous ne m’avez pas dit votre nom !

_ Libérée.

_ Quelle ironie pour une geôlière ! »

  Le tailleur attendait la magicienne avec des échantillons de tissus. Libérée choisit des matières à la fois légères et résistantes. Inaudible ne voulait que du noir. La sorcière accepta un ensemble de cette couleur, mais commanda plusieurs tenues vert sapin. Bienentendu se laissa convaincre de porter du gris bleu. Le tailleur annonça que tout serait près d’ici une semaine. On retourna au crématorium.

L’employée funèbre tira à elle le plateau du four. Dans les cendres noires on distinguait des fragments du crâne, des vertèbres, un bout de patte.  On amena deux escabeaux sur lesquels montèrent Bienentendu et Inaudible. Devant eux l’employée, maniant avec précision une brosse, poussa les restes dans une petite urne en terre cuite. On plaça dessus un couvercle scellé avec du mastic. Bienentendu avait l’air grave, peut-être un peu déçu. Inaudible étreignit le récipient. Elle le porta sur le chemin du retour. « Où allons nous maintenant? » Demanda le garçon. « Nous rentrons à l’Uëragounstatis. 

_ Qu’est-ce que cela veut dire ?

_ Station de transmission.

_ De quoi s’agit-il ?

_ C’est de là que partait les ordres du réseau autrefois.

_ Quel réseau ?

_ Les galeries, les rues de Survie, les routes de la Mégapole… C’est par là…» La sorcière les entraîna à nouveau dans une  série de couloirs désorientants. Ils aboutirent à une antichambre où on avait fait quelques efforts de décoration. Deux fusiliers mutiques se tenaient de part et d’autre d’une porte carmin. Libérée commençait à trouver le temps long. Elle voulait rentrer chez elle, voir sa fille… La porte s’ouvrit d’elle-même. La sorcière se leva, entraînant à sa suite les enfants. Ils pénétrèrent dans un bureau spacieux. Sraybor les y attendait, avec Dove, dans l’ombre. Le haut mage invita les enfants à s’asseoir. Il voulut s’avoir si la journée s’était bien passée, quel était leur régime alimentaire, s’ils avaient un peu eu le temps de visiter la ville… Il demanda au chevalier de les conduire à des chambres préparées exprès.

  Quand ils furent sortis Sraybor aborda les questions sérieuses avec Libérée. « Nos dirigeants souhaitent également récupérer Increvable, de préférence avant que le sorcier de Sudramar n’ait achevé de la former. Les enfants de Présence seront placés dans un lycée militaire. Le but est d’en faire des officiers adaptés aux conditions extérieures. Nous devons réapprendre à vivre dehors. Ils nous y aideront. D’ici une dizaine d’années, quand ils seront prêts, nous les renverrons dans la Forêt Mysnalienne. Nous leur confierons des responsabilités à hauteur de leur loyauté. Mieux vaut qu’ils aient bien compris que la trahison n’est pas une option.

_ Tout un programme… A propos, Iméritia ne veut pas nous rejoindre. La vie troglodyte ne lui convient pas. Elle aurait peut-être accepté de nous aider à reprendre Increvable si elle avait pu la garder. Or, ce n’est pas ce que nous envisageons. Pourrions nous lui faire une meilleure offre ?

_ Nous pourrions surtout nous passer d’elle.

_ Tout de même, c’est leur mère… Je compte me retirer dans ma maison des Contrées Douces. Je propose d’accueillir les enfants de Présence, à chaque fois qu’ils se languiront du soleil.

_ Très bien, mais nous préférons déblayer les ruines du château. S’ils doivent prendre le vert, ils iront dans la Forêt Mysnalienne. Mais… Dois-je comprendre que vous ne voulez pas prendre part à la libération d’Increvable ?

_ D’une part je ne voudrais pas avoir à la tuer, et d’autre part je ne me sens pas assez forte pour triompher d’Émibissiâm. Les risques sont beaucoup trop importants.

_ Dove vous accompagnera.

_ C’est insuffisant ! Sudramar est une ville du Garinapiyan !

_ Puis-je au moins vous demander de faire une première approche ?

_ Si Refuse était vivante, elle aurait sans doute accepté de nous aider. Nous avons contribué à sa disparition… Nous avons perdu Louva… Pourquoi ne pas envoyer Borünwig avec la lame de Saeg ? C’est notre mage de combat, et il est de classe exceptionnelle. 

_ Justement, l’exécution d’Émibissiâm serait considérée comme un acte de guerre. Le Garinapiyan demanderait au Palais Superposés de réagir. Nous voulons simplement sauver Increvable. Mais ce serait sans doute plus facile en attirant le sorcier ailleurs. 

_ Il faudrait un gros appât », remarqua Libérée.

Dove intervint dans la discussion : « Pourquoi ne pas simplement vous transférer près d’Increvable ? » Sraybor répondit : « Le mage de Sudramar est bien installé. Il a hérité de sa tour. Comme souvent dans ces cas là, le lieu est enchanté, protégé. Comme ici : n’importe qui ne peut pas faire irruption à l’Uëragounstatis.

_ Inversement, pourquoi s’en remettre uniquement à des mages ?

_ Je vous ai inclus dans nos plans.

_ Mon corps est un sortilège : pas très discret.

_ Nous y réfléchirons. Cependant nos fusiliers ne sont pas accoutumés au monde extérieur. Il nous faudra du temps pour entraîner une équipe spécialisée. Le Dragon des Tourments a fauché tous ceux que nous avions préparés. Si nous tardons Émibissiâm aura le temps d’assujettir Increvable.

_ Dans ce cas confiez moi quelques fusiliers volontaires. Je les formerai dans les Vallées.

_ Pas bête, et bien joué Dove, mais encore trop long à mon goût. Non, je vais vous donner une apparence plus ˮnaturelleˮ. Je vais voir s’il y aurait moyen de recruter des mercenaires. Il y a cette Ladébrouille, qui est revenue de la traque contre Refuse. L’Amlen pourrait peut-être nous la louer.

_ Pfff ! Les amléniens sont trop faciles à repérer. Je suggère de recruter dans les Contrées Douces, quelqu’un dont le caractère s’accorderait avec la noblesse d’âme de Dove », proposa Libérée.

« A qui pensez-vous ?

_ Un gendarme.

_ Un militaire donc. Il y a deux mois c’eut été assez facile de le débaucher, mais maintenant que les Contrées Douces sont un vrai état avec un vrai dirigeant, il va falloir officiellement négocier avec le président Fuyant.

_ Laissez moi m’en charger Haut Mage. »

  Libérée obtint ce qu’elle demandait. Elle eut donc le loisir de rentrer chez elle et de s’occuper de sa fille. Elle adressa une demande de rendez-vous à Fuyant au nom de la Mégapole Souterraine. Elle indiqua dans le message que la présence de l’adjudant-chef Coriace serait très appréciée. Le président accepta de la recevoir dans un délai très raisonnable de quarante huit heures. Il serait en visite à Abrasion, la ville des Contrées Douces la plus proche de la Terre des Vents.

  La rencontre eut lieu de nuit dans un wagon spécial. En plus de Fuyant il y avait deux gendarmes et un mage de la tradition blanche, membre du corps diplomatique, « monsieur Lefeu Valtinen ». Libérée félicita l’homme politique pour son élection, puis elle entra dans le vif du sujet : l’enfant de Présence détenue par le sorcier de Sudramar. Le désir de la Mégapole Souterraine de la récupérer en douceur.

« Vous n’avez pas besoin de la gamine pour annexer la Forêt Mysnalienne, un territoire sans peuple.

_ Nos dirigeants pensent que Présence a été le seul dirigeant légitime de la forêt depuis des millénaires. Ils ne souhaitent pas qu’un seul de ses héritiers échappe à leur contrôle… De plus ils considèrent que sa progéniture sera d’une aide précieuse pour coloniser les territoires conquis.

_ Vous avez des gens capables…

_ Nous en aurons, mais il y a urgence. J’ai pensé à Coriace car c’est un enquêteur compétent, qui a eu une formation juridique et qui a l’expérience des sorciers. L’homme est un brave. Il ferait équipe avec un preux chevalier des Vallées.

_ Coriace ne sait pas la langue du Garinapiyan. Ajoutons que son apparence sort trop de l’ordinaire pour une mission requérant la discrétion.

_ Je puis y remédier.

_ Moi aussi », intervint Lefeu Valtinen, « je pourrais me rendre à Sudramar en tant que marchand. L’adjudant-chef serait mon garde du corps. 

_ J’ai besoin de vous Lefeu !

_ La contrepartie que nous demanderons en sera d’autant plus élevée.

_ Très juste.

_ Et… que demandez-vous ? » Questionna Libérée.

« Vous.

_ Moi ?

_ Oui : vous. Nous vous prêtons l’excellent Lefeu Valtinen et le vaillant Coriace. En échange je veux que vous instruisiez nos meilleurs mages pour qu’ils se hissent à votre rang.

_ Vous y étiez presque. Mais Imprévisible, ne supportant pas qu’une femme le surpasse, a préféré limiter mon influence. Ce fut le moindre de ses tords… Refuse des Patients, si elle avait vécu, aurait été votre première sorcière de classe puissante.

_ Acceptez-vous ?

_ Oui, évidemment.

_ Parfait, faites quérir l’adjudant-chef. J’avais demandé qu’il soit dans les parages. »

Lefeu Valtinen sortit du wagon. Fuyant proposa un verre de limonade à Libérée.

« Elle est bien fraîche ! Les gens d’Abrasion en raffolent. Nous importons les citrons du N’Namkor, mais nous pourrions faire pousser des agrumes dans l’arrière pays de Portsud, voire dans les nouvelles terres explorées au sud-ouest des Dents de la Terreur. » La sorcière goûta la boisson pétillante. Elle comprit aussitôt pourquoi celle-ci avait autant de succès à Abrasion.

« J’en ramènerais bien une bouteille à Frayède, ma fille.

_ Frayède… C’est votre nom en langue une du Süersvoken, n’est-ce pas ? Je vous en ferais mettre une de côté… Ah, il y a autre chose dont je voulais vous parler, indépendamment de l’affaire de Sudramar. Le nom de Dame Tinaborésia vous dit-il quelque chose ? » Libérée réfléchit.

« Non, je ne crois pas.

_ Tant pis. »

  La porte du wagon s’ouvrit. Coriace entra en se baissant un peu, suivi de Lefeu Valtinen. Casque sous le bras, il attendit au garde à vous. Il portait un manteau bleu marine, des pantalons verts et des bottes noires impeccablement cirées. Une carrure impressionnante, une épaisse chevelure noire, des grosses moustaches et des yeux sombres légèrement bridés, un visage couvert de cicatrices : Libérée sourit en imaginant le spectacle qu’offrait un tel animal en action. Fuyant exposa la situation, en mettant en avant l’immoralisme d’Émibissiâm et le jeune âge d’Increvable. Il fut peu disert sur l’arrière plan politique de l’affaire.

« Les lois du Garinapiyan permettent-elles ce genre de liaisons ? » Demanda le gendarme.

« Non, mais les notables de Sudramar ferment les yeux, car le sorcier est puissant. La ville compte sur lui.

_ Il est puissant comment ?

_ Plus que Refuse des Patients que vous avez connu, plus que moi », répondit Libérée.

_ C’est-à-dire, concrètement ?

_ Nous pouvons transférer, comprenez : nous déplacer instantanément d’un endroit à l’autre, sur des centaines de kilomètres. Mais il peut le faire plus souvent que moi. Il est ou sera bientôt un magicien de classe exceptionnelle.

_ Cela se verrait à quoi ?

_ Tout dépend de ses centres d’intérêt. Mais il pourrait par exemple se rendre invulnérable à la plupart des sortilèges utilisés par les mages de rangs inférieurs.

_ Tout le temps ?

_ Assez pour dissuader plus de quatre vingt dix neuf pour cent des magiciens de lui chercher querelle. Avez-vous d’autres questions?

_ Oui : a-t-il un familier, et si c’est le cas, quelle est sa nature ? Connaît-on ses pouvoirs ?

_ Il a pour familier une jeune femme, Siloume. Le chevalier Dove avec qui vous feriez équipe pourrait vous en dire davantage, car il a côtoyé le maître et l’esclave. 

_ Est-ce que vous nous aiderez ?

_ Je ne viendrai pas avec vous, mais je suivrais vos faits et gestes à distance. J’enchanterai un objet dont vous ne vous séparerez jamais, par lequel nous pourrons communiquer. Je vous apporterai une aide ponctuelle.

_ Vous avez mentionné Refuse des Patients.

_ Refuse est morte. Elle s’est mise trop de gens à dos. Elle comptait peut être leur échapper avec la Terreur des montagnes, mais celle-ci lui aurait brûlé l’esprit de toute façon. » Coriace serra les mâchoires.

« Vous savez comment elle est morte ?

_ A peu près. Ce fut rapide, je crois. Elle s’est très bien défendue. Vous teniez à elle ?

_ Je lui dois beaucoup, indirectement, mon grand amour, ainsi que toutes les cicatrices qui couvrent mon corps. Elle m’a beaucoup appris sur les magiciens.

_ Vous aurez besoin de vous souvenir de tout.

_ Comment irons-nous à Sudramar ?

_ Je pourrais vous y transporter instantanément. »

  Lefeu Valtinen fit non de la tête. Il était partisan de prendre le bateau depuis Horizon, le port septentrional des Contrées Douces, de voguer vers le Garinapiyan, de traverser les Steppes à cheval et d’entrer dans Sudramar par le nord. Il proposerait au maire de la ville d’installer ou de développer des lignes téléphoniques. Fuyant approuva cette partie du plan. Pendant la mission Coriace endosserait une tenue civile.

Libérée contacta Sraybor pour lui faire son rapport. Le Haut Mage commanda à Dove de rejoindre les douciens à Horizon. Puis la sorcière se transféra chez elle. Dans les jours qui suivirent elle enchanta un pendentif au bénéfice de Coriace, avec un charme de communication à distance, à effet prolongé, et deux sortilèges protecteurs à usages uniques.

  Pendant ce temps, Bienentendu et Inaudible découvraient de quoi leur nouvelle vie serait faite. Ils étaient logés et nourris dans le pensionnat d’un lycée militaire. On leur avait attribué un tuteur. Leurs traits félins suscitèrent des réactions variées, allant de l’hostilité à la fascination. Bienentendu s’en sortait mieux que sa sœur car il conversait aisément. Il comprenait facilement les motivations des humains. Son sens de la répartie le mis à l’abri des attaques. Il étonnait ses professeurs par sa culture. Il ne tarda pas à réunir autour de lui une bande de copains admiratifs. Et pourtant Bienentendu avait toujours été moins vigoureux et moins vif qu’Inaudible. Cette dernière regrettait autant la forêt que la liberté qu’elle avait eu au château. Ici, elle se sentait stupide, alors qu’elle savait chasser. Ici, on se moquait d’elle, quand son frère n’était pas là pour la défendre, alors qu’elle était capable d’éviscérer un lapin à mains nues. Aller vers les autres lui était un supplice. Elle essaya néanmoins. Et puis quelqu’une, un peu sotte, se moqua de son pelage et de sa queue. Inaudible griffa. Inaudible fut punie. Plus personne ne s’approcha d’elle. Ses aptitudes physiques effrayaient. Bienentendu avait à peu près les mêmes, mais il arrivait toujours à leur donner une expression plus acceptable, plus humaine. Il sentit que la chasseresse ne serait pas heureuse dans la Mégapole Souterraine, en tout cas pas au pensionnat. Il l’aidait dans ses études. Inaudible n’était pas stupide. Elle apprenait vite. Elle était aussi très observatrice, et au besoin très patiente. « Un jour », dit-elle à son frère, « nous sortirons d’ici, nous retournerons dans la forêt.

_ Tu sais, le dehors ne se limite pas à la forêt. Il y a toute la Mer Intérieure, et divers pays. Il y a des villes…

_ Que sais tu des villes ? Tu sortais moins que moi du château, et voilà que tu sais tout du monde !

_ J’ai beaucoup écouté notre père. Il avait voyagé sous différentes formes.

_ Oui, il pouvait prendre forme humaine en buvant du sang ! Et si je faisais pareil ?

_ Je ne crois pas que cela marcherait, parce que nous ne sommes pas des familiers. Au vrai, nous sommes plus humains que félins.

_ Cet endroit est horrible ! Comment peuvent-ils supporter de vivre sous terre ? Si Increvable nous rejoint, ils devront la droguer, sinon elle deviendra folle.

_ Tu as raison, mais si nous ne sommes pas réunis elle deviendra notre ennemie.

_ Comment ? Qu’est-ce que tu dis là ?

_ Je dis qu’Émibissiâm est notre ennemi. »

A la rescousse d’Increvable.

  A Sudramar on félicita le sorcier pour avoir ramené tous les soldats survivants, une quarantaine, à raison de trois par jour, par transfert. Il venait de rapatrier le dernier. La population s’était rassemblée sur la grande place. On savait depuis longtemps qui était mort. Monsieur le maire rendit hommage à ceux tombés au champ d’honneur, comme à ceux que le Dragon des Tourments avait carbonisé en passant. On se réjouit que l’épreuve fût passée. Il y eu un grand bal populaire. Siloume dansa jusqu’à tard dans la nuit, mais son maître rejoignit sa tour dès que le soleil se fût couché.

  Le lendemain, alors qu’une pluie froide s’abattait sur la vallée, trois cavaliers entamaient la traversée des Steppes. Coriace, vêtu d’un grand manteau de cuir brun, montait son énorme destrier, tout en muscles. Lefeu Valtinen, en habit bleu azur, était porté par une jument grise. Dove s’était procuré un étalon bai fumé. Il tenait par la bride un quatrième cheval chargé de vivres et de matériel. Sraybor avait rendu à son serviteur sa couleur naturelle, au lieu du noir des créations d’ombre.

  Dove et Lefeu savaient parler la langue du Garinapiyan. Le soir, ils donnaient la leçon à Coriace. Le gendarme apprit à se présenter, à demander son chemin, et diverses formules de politesse. Il ne progressait pas vite cependant, étant absorbé par son nouvel environnement. La plaine donnait l’impression de s’étendre à l’infini dans toutes les directions, identique à elle-même. Les habitants s’habillaient de couleurs vives. Les magiciens se teignaient la peau en rouge. On croisait souvent des caravanes, petits villages ambulants. Les conducteurs connaissaient très bien la région. Elle ne leur paraissait pas du tout uniforme. Lefeu acheta une carte détaillée, dessinée par les autochtones, qu’il compara avec celle fournie par le service diplomatique don il dépendait. Les habitants des Steppes s’intéressaient beaucoup au mouvement. Ils avaient figuré les sens des rivières, et l’évolution annuelle de leur débit, les principaux circuits des nomades, les lignes des dirigeables, les vents, les déplacements saisonniers des troupeaux, les floraisons de certaines plantes.

  « Qui fait respecter la loi ici ? » Demanda l’adjudant-chef au soir du troisième jour. Lefeu lui expliqua, qu’à sa connaissance, il y avait un tribunal à Sudramar pour faire appliquer la loi du Garinapiyan, mais que les villages des Steppes, mobiles et immobiles, nommaient régulièrement des policiers montés. On votait pour établir ou pour destituer. Ces policiers à leur tour avaient pouvoir de requérir l’aide des particuliers, en fonction des besoins. Coriace trouva le dispositif un peu léger. « Les Steppes ne sont pas une région violente », commenta Lefeu Valtinen.

  Le lendemain, ils firent une étrange rencontre. Ils aperçurent d’abord à l’horizon un triangle rouge et bleu venant vers eux. Il s’agissait de la voile d’un petit ˮbateauˮ à fond plat volant dix mètres au dessus du sol. A bord se tenait un magicien, reconnaissable à sa peau rouge vif et à sa tignasse bleue. L’homme les salua. Il allait en sens contraire, mais décida de faire un bout de chemin en leur compagnie. Il ramena la voile, et s’arrima au quatrième cheval. « Je m’appelle Turouvar, et là haut, ce petit point noir, est mon familier Alfilakian, un faucon.

_ Bonjour maître Turouvar. Je suis Dove de la Mégapole Souterraine, et voici mes compagnons Lefeu Valtinen qui parle votre langue, et son garde du corps Coriace des Contrées Douces qui ne la parle pas.

_ Maître ? Oh, vous me faites trop d’honneur. Je ne suis qu’un petit mage. Ravi de faire votre connaissance.

_ Je mène cette expédition », expliqua Lefeu. « Mon but est de vendre des liaisons téléphoniques à Sudramar.

_ Ah, le téléphone ! Bientôt le train ! Cela en sera fini de la tranquillité dans cette bonne ville. Après les Steppes, je la tiens pour le plus bel endroit du monde.

_ Vous y allez souvent ?

_ A vrai dire non, mais je rencontre beaucoup de marchands qui font des affaires là-bas. J’y suis passé de temps en temps. A chaque fois, je me suis dit que si j’avais l’esprit citadin je ne voudrais vivre nulle part ailleurs. Un joyau dans l’écrin des montagnes. Je sais que c’est une banalité, mais c’est vrai. En venant des Steppes, la vallée de Sudramar apparaît comme la meilleure conclusion possible.

_ Nous avons hâte d’y arriver.

_ Vous trouverez une cité apaisée : les soldats sont revenus, enfin ceux qui ne sont pas morts. Les chevaliers d’ombre avaient exigé une levée pour je ne sais quelle ténébreuse affaire, au-delà du Pont Délicat. C’est heureusement terminé.

_ Pourriez-vous nous conseiller une auberge ? Est-il facile de rencontrer les édiles ?

_ Une chose à la fois ! Il n’y a que de bonnes auberges à Sudramar. Personnellement je préfère celle du Relais, car elle est dans mes moyens, et que beaucoup de gens des Steppes la fréquentent.

_ Où se trouve-t-elle ?

_ Non loin de la tour d’Émibissiâm. Il s’agit du sorcier local.

_ Puissant ?

_ Oui, mais nous autres ˮpeaux rougesˮ n’allons pas vers lui. Nous lui préférons dame  Pirulisénésia, une sorcière d’exception, qui a ses entrées aux Palais Superposés. Elle est très respectée.

_ C’est elle qui arbitre les différents entre mages ?

_ Oh, mieux encore : il n’y a pas de conflit entre mages dans les Steppes. Pirulisénésia est connue pour ses nombreux familiers, chats, faucons, serpents qui lui rapportent tout ce qu’ils apprennent, notamment en conversant avec les serviteurs des autres sorciers. Donc les problèmes elle les voit venir de très loin.

_ Nous vous remercions pour toutes ces informations.

_ Ce fut avec plaisir.

_ Si j’osais…

_ Oui ?

_ Je suis moi-même, comme vous, un petit mage, de la tradition blanche, celle des Prairies.   Que diriez vous d’un échange ? » Proposa Lefeu. Turouvar ne se fit pas prier. Il les accompagna jusqu’au soir. Le groupe fit halte dans un petit village, pour moitié composé de maison permanentes, et pour moitié de roulottes et de chariots. Les deux magiciens discutèrent longtemps. Turouvar repartit au matin, pleinement satisfait. Il n’avait pas perdu son temps.

  Enfin les cavaliers s’engagèrent dans la vallée de Sudramar. Les arbres des vergers avaient perdu leurs feuilles jaunes et brunes. Le groupe passa sous l’arche matérialisant l’entrée nord de la ville. La tour d’Émibissiâm se dressait juste à côté, sur une colline, comme un long coquillage torsadé. De l’autre côté de la voie principale se trouvait l’auberge du Relais.

« J’y prendrais bien une chambre », annonça Dove, « car elle est idéalement située pour observer la tour.

_ C’est même un peu trop facile. Officiellement, nous ne comptons pas repartir tout de suite. Je préfère un lieu plus propice aux affaires », objecta Lefeu. Ils louèrent donc trois chambres dans une auberge donnant sur la place centrale, ˮLa Coquille des Montsˮ.

Lefeu, accompagné de Coriace, alla ouvrir un compte à la banque locale. Il en profita pour obtenir des informations sur l’économie de la ville. Il apprit que la mairie disposait déjà de lignes téléphoniques, et qu’il y en avait aussi dans les grandes maisons. Cependant, il s’agissait le plus souvent de moyens de communiquer à courte distance, entre les différents corps de bâtiments d’une vaste exploitation agricole, par exemple. Il n’y avait pas de réseau général. Il n’y avait pas non plus de liaison avec l’extérieur de la ville. Lefeu voulut savoir si Sudramar avait les moyens financiers de s’équiper davantage. On lui répondit que la cité avait du engager des dépenses importantes les dix dernières années pour construire des fortifications pas très utiles, d’autant qu’on ne les avait pas achevées. De plus,   la mise sur pied d’une centaine de fantassins avait entraîné une hausse des impôts. Coriace, quand il sut la teneur de la conversation, remarqua que la compagnie n’avait pas dû coûter plus cher qu’un escadron de gendarmerie aux effectifs équivalents. Lefeu remercia le banquier. Il se fit connaître à l’hôtel de ville, où il prit rendez-vous avec un conseiller municipal.

  Pendant ce temps Dove enquêtait sur Émibissiâm. Pour obtenir des informations, il ne pouvait pas faire valoir son rang de chevalier, comme dans les Vallées. Mais il avait trouvé un moyen d’aborder les gens en orientant directement la discussion en direction des sorciers. Il leur disait qu’il cherchait Refuse, parce qu’il l’avait connu dix ans auparavant, et parce qu’on lui avait dit qu’elle avait des ennuis. Et on lui répondait. Elle était connue, au moins de vue. C’était une magicienne très compétente, assez secrète, qui allait et venait dans les Montagnes Sculptées, qui demeurait dans le grand coquillage à l’est de la ville. Elle passait parfois la nuit dans une auberge où elle avait ses habitudes. Le patron la connaissait bien, et la libraire aussi. Elle avait eu des aventures avec tel ou tel garçon, des passades.

  Dove se rendit à l’auberge. Les serveurs lui déballèrent tout ce qu’ils savaient, et même davantage, les supputations, les rumeurs, les ragots. Ils racontèrent comment elle avait surgi des montagnes, en ne sachant parler que quelques mots, comment elle était devenue une figure locale. Son côté ˮaventurièreˮ fascinait. « Bref elle était en passe de devenir la magicienne attitrée de la ville », lança Dove, en sachant pertinemment à quel point la remarque était fausse. « Oh non ! Nous avons Émibissiâm, qui est terrible. D’ailleurs on ne les voyait jamais ensemble. Refuse était plutôt la sorcière de la montagne, l’étrangère mystérieuse qui faisait rêver. Émibissiâm, c’est différent.

_ Vous avez piqué ma curiosité. Les habitants des Steppes m’ont parlé du sorcier de Sudramar, de sa tour, et bien évidemment de sa fameuse servante nue. »

_ Oh oui, très bien », admit l’aubergiste en baissant la voix. « C’est un sujet que tout le monde a en tête depuis vingt ans, mais on préfère ne pas trop l’aborder, de peur de mécontenter le sorcier. Voyez-vous, il a ramené Siloume, c’est le nom de la fille, quand elle était petite, d’un voyage qu’il aurait fait dans la Mer Intérieure, à l’époque des cités. Il l’aurait libérée de l’esclavage. Mais elle est noire de nuit, comme certains êtres enchantés, à ce que l’on dit, les familiers, tout cela… Ou peut-être comme une démone évoquée pour le servir, si vous voyez ce que je veux dire… Sauf que nous l’avons vue grandir. Au début, elle sortait peu de la tour. Il me semble qu’alors elle portait une sorte de robe. Je ne me souviens pas quand elle a cessé de la mettre. On la voyait courir. Elle faisait de petits achats, peu vêtue, mais ne semblant pas souffrir du froid. A l’adolescence, le sorcier en fit sa messagère. Elle se déplaçait sur le disque volant. Les commentaires allaient bon train parce qu’elle devenait une femme… Cependant sa noirceur lui faisait comme un vêtement. C’est ce qu’elle disait. Son maître voit par ses yeux, entend par ses oreilles, et lit dans son esprit. Dans ces conditions quelle pudeur pouvait-elle avoir ? On s’y habitua. Personne ne demanda des comptes au magicien. Émibissiâm a toujours bien servi Sudramar. Avant lui, ses parents et ses grands parents habitaient la tour et pratiquaient la magie.

_ Siloume est toujours à son service ?

_ Oui, mais désormais elle s’habille, et elle ne vit plus à la tour. Émibissiâm lui a offert une maison. Elle le représente encore, mais le sorcier l’aurait mise à l’écart en prenant une apprentie. Celle-là, je l’ai vue de loin, le jour où il l’a présentée au conseil municipal. Elle portait une longue robe blanche un peu trop grande pour elle. C’est une fille d’une dizaine d’années, d’après la taille. Elle a de longs cheveux, comme Siloume, mais est aussi blanche que l’autre est noire. Une blancheur anormale, si vous voulez mon avis. Un conseiller municipal, qui l’a vu de plus près, prétend que sa peau est couverte d’une fine fourrure. Mais le plus étonnant, vous ne le devinerez jamais !

_ Quoi donc ?

_ Le roi Niraninussar aurait donné son aval, en récompense des services rendus à la couronne par le sorcier.

_ Il n’a pas dit où il avait trouvé son apprentie cette fois ci. Comment s’appelle t-elle ?

_ Je l’ignore.

_ Si vous vouliez parler à Émibissiâm, iriez vous directement à la tour, ou passeriez vous par Siloume ?

_ Hum… Autrefois je serais allé chez lui, ou plutôt non, j’en aurais parlé au maire. Aujourd’hui, je prendrais rendez-vous chez la dame. Elle est moins intimidante.

_ Où habite t-elle ?

_ Dans le quartier sud-est. Vous allez sur la place centrale, vous prenez la rue principale qui va vers les montagnes. Vous tournez à la deuxième à gauche. La rue est pavée. Je crois que c’est la cinquième maison sur la droite.

_ Merci.

_ Je vous en prie.»

  Dove visita ensuite à la librairie. Les boutiques de ce genre étaient rares dans les Vallées. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas touché un livre. Aussi, bien qu’il fût principalement venu poser des questions, passa-t-il un peu de temps à déambuler entre les tables et les étagères. La plupart des ouvrages avaient été imprimés. Les manuscrits étaient conservés dans une armoire spéciale. On trouvait beaucoup de livres traitant d’agronomie. L’artisanat venait en second, et la géographie en troisième. Les livres d’histoire étaient regroupés au même endroit que les romans. Dove nota que la libraire était magicienne. Il lui demanda un plan de Sudramar, ainsi qu’une histoire de la ville, depuis sa fondation.

« Je suis nouveau en ville. J’accompagne un marchand des Contrées Douces. C’est vraiment très beau ici. » La vendeuse opina du chef.

« Tous les visiteurs tombent sous le charme de Sudramar. Pour rien au monde je ne la quitterais.

« Mon employeur est un initié. Possible qu’il vienne acheter des sortilèges, si vous en vendez, bien entendu.

_ Oui, j’ai des petits recueils de sorts mineurs, quelques sortilèges usuels imprimés, et j’échange moi-même.

_ Votre situation vous favorise. J’imagine que votre liste est la mieux fournie de la vallée, si l’on excepte Émibissiâm évidemment.

_ Évidemment, il ne vient jamais ici. En fait, depuis le temps que nous échangeons, tous les initiés des environs ont pratiquement le même répertoire. J’espère que votre patron amène du neuf.

_ Là, je ne saurais vous dire. Les Contrées Douces ne sont pas réputées pour leurs sorciers.

_ Portant je connaissais une magicienne originaire de ce pays, plutôt douée. Elle me faisait parfois l’honneur de sa visite. Et puis elle disparaissait. On ne la revoyait plus pendant des semaines, voire des mois. Elle accompagnait des caravanes et des mineurs dans les montagnes.

_ On m’a parlé de Refuse, si c’est bien d’elle dont il s’agit.

_ Oui, assurément. »

Dove paya la carte et le livre.

«  Est-il d’autres personnalités remarquables en ville ? » Demanda-t-il.

« Vous avez déjà mentionné notre sorcier. Tout ce qui gravite autour de lui est étrange, parfois malsain. Mais il y a beaucoup d’hommes et de femmes remarquables à Sudramar. Evitez d’attirer l’attention d’Émibissiâm. Récemment des gens de l’Amlen sont venus. Ils cherchaient Refuse, justement. Ils faisaient peur. Quand le sorcier est revenu, sa première action fut de les chasser. On raconte qu’il en a assassiné un en public. Pratiquement, il est au dessus des lois. Nous lui devons trop, et il bénéficie du soutient de son Altesse.

_ Je suppose qu’il a le téléphone.

_ Probablement.

_ Et vous ?

_ Non.

_ Vous ne seriez pas intéressée ?

_ Ce n’est pas très utile.

_ Supposons que la ligne vous permette de communiquer avec les Vallées, ou avec des villes des Steppes.

_ Vous imaginez la longueur des fils ? Cela passe par des fils, n’est-ce pas ?

_ Absolument. Les Contrées Douces ont déjà relié plusieurs villes.

_ J’attendrais de savoir combien cela coûte.

_ Voilà qui est sage. Au plaisir, madame. »

  Dove referma la porte avec une pointe de déception, car son interlocutrice ne lui avait rien appris au sujet d’Émibissiâm et de ses proches. Il se mit en quête de la demeure de Siloume, en se fiant aux indications de l’aubergiste. Il trouva facilement la petite maison : une façade étroite à colombage peinte en blanc, une porte solide avec un heurtoir, un balcon au premier étage, des volets marron fraîchement repeints. Ceux du rez-de-chaussée étaient fermés. Au dessus de l’entrée était fixé un écusson noir orné d’une représentation dorée de la tour du sorcier.  Les circonstances de son trépas se rappelèrent à la mémoire du chevalier. La prédatrice qui l’avait ensorcelé au château de Présence, avait pris les traits de la compagne du sorcier. Il fallait donc que l’assassin ait bu le sang de son modèle. Siloume y avait-elle consenti ? Dove songea : « Comme c’est étrange. Jusqu’à maintenant je n’y avais guère réfléchi. » Il hésita à toquer à la porte, faute d’avoir décidé d’une ligne de conduite. Finalement, il passa son chemin, employant son temps à clarifier son état émotionnel. Curieusement le désir de vengeance ne le tourmentait pas, pas plus que l’envie de coucher avec la jeune femme. Sa récente liaison avec Libérée l’en préservait peut-être. Sous quel motif l’aborderait-il ? « Oserais-je lui demander sa version ? »

  Il retrouva ses alliés le soir à la Coquille des Monts. Dove résuma en termes sibyllins ce qu’il avait appris, et expliqua ce qu’il avait en tête : « J’aimerais rencontrer Siloume, l’âme damnée d’Émibissiâm, afin d’attirer son attention loin de sa tour, pendant que vous agirez. Plus j’y pense, et plus je crois que nous ne devrions pas attendre trop longtemps.

_ Nous sommes à peine arrivés ! » S’exclama Lefeu Valtinen.

« Dès qu’il aura conscience de ma présence, Émibissiâm croira que je suis venu me venger. Nous serons tous en danger. Questionner les habitants ne m’a rien appris de nouveau. Cet homme se considère au dessus des lois. Vous irez ce soir à la tour, et moi chez Siloume. Je ferai mon possible pour distraire leur attention. Ce n’est pas un très bon plan, je le sais.

_ J’aurais préféré obtenir une entrevue, afin qu’il nous ouvrisse sa porte lui-même, et pourquoi pas tomber sur l’apprentie. A-t-il d’autres serviteurs ?

_ Pas à ma connaissance. »

  Coriace n’avait pas ouvert la bouche. Il y avait évidemment trop d’inconnues, à moins que Libérée ne les aidât. Si Émibissiâm était si puissant, entrer chez lui serait certainement plus compliqué que de s’aventurer au Manoir de Sijesuis. En son temps Refuse avait pris maintes précautions. Coriace prévint Libérée par le pendentif enchanté

  La magicienne s’engagea à faire le lien entre eux. Coriace approuva le plan de Dove. Le trio se leva de table. Les hommes cherchèrent leurs chevaux, puis se séparèrent. L’agent de Sraybor se dirigea vers la demeure de Siloume et les douciens remontèrent la rue principale vers le nord.

  Libérée se rendit invisible, se dota du pouvoir de révélation et se transféra à Sudramar. Elle observa Dove à l’aide de ses sens de sorcière.

  La nuit était tombée. Un peu de lumière filtrait entre les volets du premier étage. Le chevalier toqua à la porte avec le heurtoir. Entendant que l’on ouvrait l’accès au balcon, il se recula pour être bien visible. « Qui va là ? » Demanda la dame. « Dove, chevalier des Vallées. Me remettez-vous ? Je suis venu entendre vos explications.

_ C’est très simple : je sers Émibissiâm. D’ailleurs je lui signale immédiatement que vous êtes là. Ne vous attendez pas à un accueil  chaleureux de sa part.» Siloume recula. Elle sembla un moment perdue dans ses pensées. Ses iris s’illuminèrent de rose. 

  A cette heure tardive le sorcier lisait dans son salon. Increvable, en tunique indigo, était assise dans un fauteuil bas. Elle tenait un livre fermé, un doigt engagé à la page étudiée. Bougeant à peine les lèvres elle se récitait du vocabulaire. Entre deux étagères, une chimère immobile dos au mur, leur tenait compagnie. Il s’agissait d’une sorte de belette cornue dressée sur ses pattes postérieures, la gueule ouverte en un rictus féroce. La créature avait taille humaine. Elle était comme peinte en noir. Émibissiâm l’avait immobilisée des années plus tôt lors d’un voyage au sud de la Mer Intérieure. Ce n’était pas qu’un trophée. Émibissiâm redressa la tête à l’appel de sa familière. Ses sourcils dorés s’inclinèrent en une expression contrariée. Il mobilisa ses sens de sorcier. Son regard s’éleva au dessus de la tour. Il survola Sudramar plongée dans l’obscurité, remonta la rue principale, et se guida à la lumière venant du balcon de Siloume. Une révélation lui permit d’y voir plus clair. Effectivement le combattant des Vallées discutait avec la jeune femme… Il montait un cheval. Une épée pendait à sa ceinture. Il avait également un fusil, élément nouveau dans sa panoplie. Son apparence avait été modifiée. Au vrai, son corps était le succédané noir s’un serviteur d’ombre. Dove était donc entretenu par quelqu’un d’autre, disposant à la fois d’armes à feu et de magie puissante, probablement la Mégapole Souterraine. Par conséquent, il fallait découvrir ce que voulait son maître. Émibissiâm commanda à Siloume d’en apprendre le plus possible. « Invitez le. Répondez à ses questions. Incitez le à raconter son histoire. Faites moi votre rapport dès que vous aurez des noms ou des buts précis. Dites lui qu’au moindre faux pas je viendrai personnellement mettre un terme à son existence. »

  Siloume s’adressa à Dove. « Celui que je sers est près à vous anéantir si vous me menacez. Toutefois, ils nous donnent l’occasion de nous parler. Je vais donc vous ouvrir… » Elle ferma le balcon.

Peu après l’homme des Vallée franchissait le seuil. Guidé par son hôtesse, il monta un étroit escalier spiral. A l’étage il découvrit un grand chandelier à cinq branches, posé au milieu d’un tapis rond. Divers fauteuils étaient disposés autour. Le plus éloigné était en bois sombre, avec un haut dossier. Siloume s’y installa. Dove s’assit en face. La familière lui raconta tout ce qui s’était passé au Château de Présence, de son point de vue, sans omettre qu’elle avait permis à la prédatrice de la nuit de revêtir son apparence, expressément pour tuer le chevalier. « A chacun ses armes », conclut-elle. Son vis-à-vis hocha la tête. « Comment avez-vous échappé à mon piège ?

_ Si je vous disais que les puissances que je sers sont capables de rompre le lien qui vous uni à Émibissiâm, me suivriez-vous ?

_ Vous ne verriez pas la prochaine aube. En outre, je crains que vous ne soyez pas un très bon menteur. Vous manquez de pratique chevalier. A moins que vous ne m’en disiez davantage sur ces gens. Je pense qu’ils gagneraient à jouer cartes sur table. Que de mystères ils font !

_ Votre liberté ne vous intéresse pas ?

_ Parlez pour vous !

_ Celle des autres m’importe. Je suis prêt à me sacrifier.

_ C’est que vous ne valait rien.

_ Ne soyez pas si dure avec vous-même. » Siloume ne répondit pas. Dans sa tête, elle écoutait les explications de son sorcier.

« Vous avez perdu votre corps », déclara t-elle, « vous êtes un mort en sursis ! »

  Dove donna un coup de pied dans le chandelier. Les lumières s’éteignirent. « Au secours ! » Pensa la familière. Siloume, pliée en deux se faufila en direction du balcon. L’épée du chevalier, par hasard lui tailla le bras gauche.

  Émibissiâm ordonna à Increvable de s’enfermer dans sa chambre en lui tendant une clé. La fille obéit avec une docilité étrangère à son caractère. Le sorcier ouvrit alors une large fenêtre de sa tour, et convoqua son disque volant. Il s’éloigna rapidement. Quand il arriva au dessus de la maison de Siloume, Libérée le signala à Coriace par le pendentif enchanté.

  Les douciens montèrent la colline en haut de laquelle se dressait le majestueux cérithe[2]. Le coquillage produisait dans l’obscurité de petits scintillements dorés aléatoires. Coriace était extrêmement tendu, car il ne croyait pas possible de récupérer Increvable sans combattre, encore moins sans rien casser. Tout d’abord, il y avait la porte en bois plein, évidemment verrouillée, et sans nul doute ensorcelée.  Pas le genre d’ouvrage qui céderait d’un coup d’épaule, pas le genre de serrure que le gendarme saurait crocheter.

  Lefeu demanda à Coriace de reculer, et même de se cacher. Dès que la silhouette massive eut disparu derrière un muret, le magicien lança un charme sur le mécanisme d’ouverture, en émettant un halo de lumière.  Émibissiâm sut immédiatement que l’on forçait son huis. Il comprit que Dove n’était qu’une diversion. A ce moment Siloume rouvrit la porte de son balcon. Le chevalier traversa la pièce pour la rejoindre. Lefeu Valtinen hésitait devant le seuil.

Émibissiâm tendit la main à sa familière, qui prit place à ses côtés. Le disque s’éleva. Dove enjamba la rambarde et sauta en bas. A deux mètres son cheval l’attendait, ainsi que le fusil de la Mégapole Souterraine.

  Malgré la distance, Émibissiâm rompit le charme qui tenait la chimère. L’animal revint progressivement à la vie, retrouva sa couleur argentée. Imaginez son étonnement, d’avoir vécu dans une forêt profonde, et de reprendre conscience dans un intérieur meublé, clos, saturé d’odeur humaine. Où aller ? Où s’échapper ? La belette fait le tour de la tanière. Ses longues cornes renversent une boîte dont le contenu se répand par terre en rebondissant. Elle hume l’air ambiant. Un courant d’air frais souffle depuis le sol. Effectivement se peut voir l’entrée d’un passage descendant peut-être vers l’extérieur. Ce n’est pas très intuitif. Notre monstre bondit néanmoins dans l’escalier. Lefeu entend le cliquetis de ses griffes dévalant les marches de pierre. Il se recule, en dégainant un pistolet. D’une incroyable vivacité, la chimère déboule soudain, atteint en deux bonds la sortie. Lefeu tire, la rate, se fait bousculer. La belette cornue continue sa course, puis se ravise, et se retourne à un mètre du muret délimitant la propriété. Le magicien ouvre le feu une deuxième fois. La balle se perd dans les ténèbres. Des cornes de la chimère crépite un éclair. La décharge projette l’homme contre le mur de la tour torsadée. La belette s’élance sur sa proie ! Hélas pour elle, Coriace lui loge une balle dans l’épaule et une dans la panse.

  Dove tira sur le sorcier. Le projectile toucha le disque. Le chevalier bâtit en retraite dans la maison. Émibissiâm était pressé. Il évoqua un nuage toxique, le même maléfice qui avait dépeuplé le château de Présence. La vapeur jaune envahit soudain le rez-de-chaussée, puis monta les étages. Le sorcier surveilla les issues. Sa proie ne reparaissant pas, il estima avoir remporté la partie. Il déposa Siloume.

  Coriace pénétra dans la tour. Le sol s’embrasa instantanément. Un des charmes protecteurs du pendentif lui épargna de finir rôti. Coriace se rua dans l’escalier, dont il monta les marches quatre à quatre. Il traversa le salon. D’autres degrés montaient plus haut. Il ouvrit une série de portes : toilettes, salle de bain, débarras, salle à manger et  petite cuisine, une chambre luxueuse, une porte close. Coriace tambourina. Il cria : « Increvable, êtes-vous là ? Ne restez pas derrière la porte ! Je vais tirer !» Il compta jusqu’à cinq, puis fit usage de son arme.  Un puissant coup de pied acheva le travail. La fille de Présence était assise à l’extrémité d’un lit d’un mètre cinquante. « Venez ! » Commanda Coriace. Comme elle ne réagissait pas, il la saisit et l’emporta. Tout en bas, Lefeu Valtinen ne montrait pas signe d’avoir survécu, ou repris connaissance. Coriace n’avait pas le temps de vérifier. Il sauta en selle. Il hissa Increvable entre lui et l’encolure, et éperonna sa monture.

  Émibissiâm ne tarda pas. Il constata le cadavre de la chimère. Un homme gisait à terre… tenant encore ses pistolets. Le sorcier projeta une décharge d’énergie. Lefeu Valtinen convulsa une dernière fois. Émibissiâm explora sa demeure avec ses sens de sorcier. Personne ne l’attendait à l’intérieur, mais on avait enlevé Increvable. « C’était donc cela! On a risqué des hommes pour cette gamine ? » Il avait un peu de mal à y croire. Le sorcier inspecta le défunt. Ses vêtements, ses armes le désignaient comme originaire des Contrées Douces ou de la Mégapole Souterraine. « A leur place j’aurais fait intervenir un magicien puissant pour transférer ma prise dans un endroit sûr. » Néanmoins, il fouilla les alentours de son regard magique. Un cavalier aurait rapidement longé les remparts inachevés. Sitôt l’ouverture trouvée, il aurait galopé vers les Steppes. Effectivement, il repéra Coriace. Comment lui reprendre la fille ? Il fallait d’abord le rattraper. Avec le disque ce fut chose aisée.

  Émibissiâm tenta une persuasion. « Arrêtez-vous ! » Le pendentif consomma son deuxième et dernier charme protecteur, cependant Coriace obtempéra, et fit pivoter son destrier. « Maintenant, rendez moi la fille », ordonna le sorcier. Coriace dégaina et tira deux fois. Touché au ventre son adversaire faillit tomber de son disque. Le colosse des Contrées Douces joua des éperons. « Doucement », lui dit le pendentif avec la voix de Libérée. « Vous en avez assez fait. Je vous rejoints et je vous sors de là.»

  Émibissiâm fit fondre sur sa langue une pâte de fruit enchantée. La friandise stoppa l’hémorragie et suprima la douleur. Le sorcier retourna chez lui pour se soigner complètement. Le ravisseur ne perdait rien pour attendre ! Il règlerait ses comptes le lendemain. Il s’appliqua un baume réparateur. La balle fut expulsée de la plaie qui commença à se refermer.

  Libérée suspendit son invisibilité et produisit une lumière afin d’attirer l’attention de Coriace. Le colosse se porta à sa rencontre. Il déposa Increvable par terre, sans descendre lui-même de cheval. « Vous ne voulez pas venir ? » S’étonna la magicienne. « Non, je veux découvrir les Steppes.

_ Mais Émibissiâm va vous tuer.

_ Je ne suis pas facile à tuer, madame. Comment trouvez-vous la petite ?

_ Pas dans son état normal. Dans mon souvenir, elle bougeait davantage.

_ Bonne chance, madame.

_ Vous en aurez plus besoin que moi Coriace. »

Libérée prit Increvable par la main et transféra à Survie.

  Dès le lendemain matin Émibissiâm localisa Coriace, mais ce qu’il vit lui déplut beaucoup. Le grand gaillard était attablé dans une taverne des Steppes. Il buvait une petite liqueur en conversant avec une vieille sorcière à la peau rouge, Pirulisénésia ! Un serpent noir vint chuchoter à l’oreille de la magicienne. Elle sut alors qu’elle était observée. Émibissiâm la vit sourire. Puis elle fit un signe précis signifiant « protection », tout en désignant Coriace. Le sorcier de Sudramar serra les poings, mais admit sa défaite. Il n’était pas encore de taille à se frotter à la Dame des Steppes. Il rédigea cependant une lettre à l’intention de sa consœur, qu’il fit porter par Siloume, vêtue de sa belle robe brune et rose.  

Siloume n’eut aucun mal à trouver Pirulisénésia, car tous les habitants des Steppes semblaient savoir dans quelle direction elle avait établi son campement. La sorcière aimait être entourée, de sa famille, de ses amis, de ses invités, de tous les gens avec lesquels elle était en affaire, et bien sûr de trois ou quatre familiers. Siloume sauta du disque. On l’invita à entrer dans le pavillon de toile multicolore. A l’intérieur on lui offrit à boire, on lui tendit des plats chargés de pâtisseries, on lui proposa un vrai repas. Elle accepta une soupe. On lui indiqua un endroit où s’asseoir. Elle but un peu vite la nourriture brûlante. On lui dit de prendre son temps. Un musicien lui dédia un air de luth. Elle se laissa tenter par un gâteau sucré. Ce n’était pas sa première ambassade au nord de Sudramar, néanmoins les contacts de son maître avec la vieille sorcière avaient été très rares. Les voix se turent, les instruments se firent très discrets, la messagère fut soudain au cœur de l’attention générale. Elle avança et tendit la lettre. Pirulisénésia s’en saisit, apparemment sans précaution particulière. Les yeux pénétrants de la sorcière fixèrent la jeune femme, avant de lire la missive. Puis ils revinrent vers Siloume. Elle dit : « Non Émibissiâm, je ne suis en rien responsable des rapts de votre jeune apprentie. Je ne suis pas l’aigle qui a trahi son père, je ne suis pas l’homme qui vola son enfance, je ne suis ni ses fiers libérateurs, ni ses nouveaux geôliers. Ceux qui joueront avec les héritiers de Présence risquent de s’en mordre les doigts. Sous un dôme de perles Bellacérée lui parla. Puis il repartit joyeux, la tête pleine d’idées chatoyantes et rouge sang. Vous n’avez pas vu cela. Moi si. Il est bon qu’enfin nous parlions. Je vous enverrai prochainement un familier, et peut être un petit fils souhaitant s’installer à Sudramar. Il a vingt deux ans, il est doué. Lui ferez-vous bon accueil ? » Siloume entendit dans sa tête la réponse de son maître. Tous les témoins comprirent qu’elle réfléchissait. Enfin elle annonça qu’Émibissiâm était d’accord, et qu’elle veillerait à ce que le jeune homme ne manquât de rien.

  Dans la Mégapole Souterraine, on isola d’abord Increvable dans une chambre à part. Elle y retrouva ses esprits et commença à s’agiter. Elle ne voulut parler à personne de son séjour dans la tour. On l’amena auprès de Bienentendu et d’Inaudible. Les retrouvailles furent tout d’abord chaleureuses, jusqu’à ce qu’Increvable apprît la mort de son père. Alors elle griffa ou brisa tout ce qui était à sa portée. On pensa qu’elle se calmerait assez rapidement, puis qu’elle ˮferait le deuilˮ, mais il n’en fut rien. Les semaines passaient et la fille se montrait toujours aussi agressive avec tous ceux qui l’approchaient.

  On demanda à Libérée de recontacter Iméritia. Ses premières tentatives échouèrent. Elle soupçonna que la garinapiyanaise fût tenue au secret, peut-être dans la forteresse des chevaliers d’ombre à Sumipitiamar. La magicienne ne souhaitait pas se rendre sur place, mais elle renouvela ses appels régulièrement. Ses efforts finirent par payer. L’automne était bien avancé dans la capitale nordique. La mode était aux plumes, qu’on aimait longues et colorées. Les dames portaient de hauts chapeaux qui en étaient couverts. Iméritia s’était composée une harmonie de noir et vert. Elle traversait à pied une vaste place quasi déserte. Libérée engagea la conversation, par un échange de politesses. Puis elle parla des enfants. Iméritia réagit violemment. Elle les voulaient chez elle ou pas du tout ; pas question de s’enfermer dans la Mégapole Souterraine ! La magicienne évoqua la possibilité d’une demeure à l’extérieur, dans une tour restaurée de la Forêt Mysnalienne, par exemple. Iméritia exigea qu’il y eût un village, avec un minimum de commodités, et qu’elle y tînt quelques responsabilités importantes. Libérée ne promit rien, mais s’engagea à consulter sa hiérarchie, ce qui mit fin à l’échange.

Dans la Mégapole Souterraine on considéra qu’il faudrait plusieurs années avant que les conditions fixées par Iméritia fussent réunies. D’ici là les enfants seraient des adolescents, bientôt des adultes. On jugea que leur mère ferait mieux de revoir ses exigences à la baisse. Ce qu’elle refusa, quand Libérée lui transmit la position de son camp.

  « Je comprends qu’elle ne veuille pas venir ici ! » Déclara Increvable le jour où on lui résuma les faits. Évidemment elle réclama aussitôt de partir pour le Garinapiyan. On argua que sa maman n’avait rien fait pour les retrouver, et que c’est la Mégapole Souterraine qui avait pris tous les risques. Les enfants en discutèrent entre eux.

« Ils doivent nous relâcher ! » Tonnait Increvable.

« Maman n’a jamais beaucoup apprécié que nous soyons aussi nombreux. Elle n’aimait vraiment que Presqu’humain, et un peu Bienentendu. J’étais trop proche de papa. Je ne l’ai pas vue beaucoup et toi non plus », répliqua Inaudible.

« Nous sommes prisonniers, alors que nous n’avons rien fait ! Notre mère est dehors. Je leur montrerai de quoi je suis capable ! » Promit Increvable.

« Si mon avis vous intéresse, sachez que je me trouve bien ici. Évidemment cela manque d’arbres et d’air pur, mais nous avons la sécurité, le gîte et le couvert, et la possibilité d’apprendre foultitude de choses. Nous sommes au meilleur endroit possible pour nous préparer à affronter le monde, et le moment venu nous prendrons notre liberté, je vous le promets.

_ Tu crois tout savoir ! » Protesta Inaudible.

_ Pas du tout, mais je comprends mieux les humains. Ils veulent en effet se servir de nous, mais n’ont aucune mauvaise intention à notre égard. Donnons leur ce qu’ils désirent, rendons nous indispensables, et en retour nous pourront décider de notre destin. Il faudra connaître leurs lois, savoir l’escrime, les armes à feu et la magie. Allons mes sœurs, ne me dites pas qu’il n’y a pas dans ce programme deux ou trois choses qui vous intéressent ?

_ Et notre père ?

_ Notre père ?

_ Qu’en fais-tu ? Ils l’ont tué je te rappelle !

_ Nul besoin de me rafraîchir la mémoire : j’ai conservé ses cendres. Vous ignorez une chose les filles… Sauriez-vous garder un secret ? 

_ Si cela concerne papa, tu dois nous le dire. Je suis la chasseresse, je sais me taire ! 

_ Tu serais surpris de tout ce que j’arrive à cacher Bienentendu… » Renchérit Increvable.

« Voilà ce que papa m’a confié. Avant notre naissance, la plus grande des magiciennes lui donna une perle magique. Il la mangea, et grâce à cela acquit le pouvoir de passer dans sa descendance, et de la conseiller. J’entends souvent sa voix…

_ Tu n’as rien trouvé d’autre pour te rendre intéressant ?

_ C’est la vérité !

_ Et tu croix que nous allons t’obéir, parce que, bien entendu, tu es le seul à entendre papa te parler.

_ J’ai ce privilège, et même davantage ! Posez moi des questions, et je vous répondrai comme lui le ferait. » Les deux sœurs réfléchirent chacune à une chose d’unique, qu’elles auraient été les seules à avoir partagé avec leur père.

« Il y a deux ans, par un chemin magique, nous sommes allés chasser dans des ruines, papa et moi. Que m’a-t-il montré ce jour là ? » Demanda Inaudible.

« L’antique emblème mysnalien, gravé sur un linteau, un motif en forme de croissant de lune. Tu as demandé ce qu’était une lune. Il te fut répondu que c’était quand une petite planète tournait autour d’une plus grande. La Scène n’en a pas. Tu as demandé pourquoi on la représentait par un croissant plutôt qu’un rond, et… Présence n’a pas su t’expliquer. Une ville de la Mer Intérieure s’appelait Lune-Sauve parce que ses bateaux s’abritaient dans une baie à la courbure très régulière. » Finalement Increvable ne jugea pas utile de poser sa question.

A compter de ce jour, elle ne manifesta plus d’hostilité vis-à-vis des habitants de la Mégapole Souterraine. Au quotidien, elle se calma, laissant exploser son agressivité lors des leçons d’escrime. Il n’y eut bientôt plus que sa sœur et son frère pour rivaliser avec elle sur ce terrain. L’épée à la main, Increvable et Inaudible se valaient. La première était plus explosive et opportuniste. En général, il était vain d’attendre qu’elle se fatiguât. La seconde anticipait remarquablement bien les actions de ses adversaires. Elle construisait son assaut intelligemment, et ses contre-attaques étaient redoutables. Croiser le fer avec Bienentendu était un pur cauchemar. Ses maîtres d’armes, qui représentaient l’élite de la Mégapole Souterraine, comprenaient q’un enfant pût être exceptionnellement doué, mais pas qu’il connût si jeune un répertoire aussi riche de coups tordus qu’à l’ordinaire on mettait des années à acquérir.

  Increvable cherchait toujours à pousser son « frère » dans ses derniers retranchements. Perdre la mettait de très mauvaise humeur. On observa qu’après une séance d’entraînement ses relations redevenaient normales avec sa sœur, alors qu’elle gardait ses distances vis-à-vis de Bienentendu. Ces deux là se parlaient peu, et le plus souvent à l’initiative du garçon.

  Globalement ils suivirent les cours avec des jeunes gens issus en majorité de la classe dirigeante. On leur enseigna l’histoire du Süersvoken, le daïken, l’abé des Contrées Douces, et le garinapiyanais. Ils eurent des cours de sciences et technologies, un domaine dans lequel la Mégapole Souterraine estimait avoir une avance sur les autres nations du continent. A partir de quinze ans on commença à les initier à la magie. Ils apprirent le langage idoine, ainsi que quelques charmes mineurs.

   Increvable se remémora son court séjour chez Éminbissiâm. Néanmoins, elle voulut en savoir plus. Elle se prit de passion pour le sujet, restant de longues heures à la bibliothèque. Auparavant, on ne l’aurait pas cru capable de tant d’abnégation. A l’inverse, dès qu’elle eut la possibilité de s’éloigner du pensionnat, Inaudible en profita pour explorer le complexe souterrain, ses artères principales, ses voies secondaires, ses venelles, ses passages. Bienentendu cultivait ses relations sociales. On le voyait toujours en bonne compagnie, entouré de garçons et de filles. Il s’était rendu populaire.

  A dix-sept, les enfants de Présence passèrent des examens avec les autres étudiants de leur cohorte. Certains rentreraient dans leurs familles, d’autres s’inscriraient à des concours d’Etat, une partie poursuivrait ses études afin de se spécialiser. Leur tuteur les convoqua. C’était un monsieur un peu raide, engoncé dans un uniforme gris et brun, qui se teignait la peau en vert. La Mégapole Souterraine avait déjà choisi pour eux. « Vous irez habiter dans la Forêt Mysnalienne. Nous y avons construit deux villages. Le premier à la sortie du tunnel, et le deuxième à l’emplacement du château de Présence. Une route y conduit. Vous apprendrez à administrer ces terres et leurs ressources. Vous aiderez la population à vivre à l’extérieur avec les arbres et les animaux. Vous partirez demain. »

Bienentendu et ses sœurs firent leurs bagages. « Nous rentrons chez nous les filles. Je vous l’avais bien dit!

_ C’est papa qui doit être content », remarqua Inaudible. Increvable soupira : « Bon sang, ne me dis pas que tu n’as toujours pas compris ! »

Chapitre sept : Du Château Noir.

Refuse II.

  L’éclat du plafond lumineux s’intensifia. Refuse s’éveilla au milieu d’un drap blanc. Elle était nue, ne portant que son anneau magique. Sa peau avait retrouvé sa pâleur d’origine, et ses cheveux leur châtain primitif. En face d’elle un mur de miroirs coulissants lui renvoyait son reflet. … À sa droite, un livre à la couverture vert sapin  reposait sur une commode. Il y avait un fauteuil dans un coin, noir comme les parois latérales. Refuse toucha sa peau, s’étira, s’assit en tailleur. Au bout d’un moment, elle se laissa retomber en arrière et fixa le plafond. Elle se donna du plaisir. Puis elle se souvint de sa mort, dans les Débrits des Montagnes Sculptées. Sa main droite s’aventura dans l’espace magique où elle rangeait ses affaires. Elle y trouva son grimoire. La magicienne prépara ses sortilèges. Elle utilisa immédiatement une révélation. Le charme mis en évidence une porte à gauche. Ensuite elle s’intéressa au livre vert : il contenait la formule, ainsi que toutes les explications nécessaires à la maîtrise du transfert. Seuls un pour cent des mages étaient capables d’une telle prouesse. Quiconque y parvenait obtenait le rang de puissant. Refuse se souvint qu’il lui avait fallu dix ans pour ouvrir la Porte du Verlieu. Elle mit le livre en sûreté dans l’espace magique.

  Elle considéra les glaces. Il y avait peut-être des vêtements derrière… Ah, elle avait de nouveau perdu ses couleurs ! La porte s’ouvrit. Pour lui faire face, Refuse se tourna, en appui sur son coude gauche, une jambe tendue, l’avant bras droit posé sur le genou de la jambe pliée. Entrèrent un damoiseau et une demoiselle en livrées rouges : bottines, collants et tunique amples à capuchons. Refuse leur donnait seize ou dix sept ans. Ils étaient suivis de deux plateaux carrés en lévitation. Le premier portait une pile de vêtements assez haute : manteau, robes, chemises, dessous, gilet et veste soigneusement pliés. Deux chaussons bleu nuit, et une paire de bottes noires étaient posés à côté. Une soupière et différents bols couverts occupaient le second support. Refuse sentit l’odeur du pain chaud, des pommes de terre, et de la viande cuite à feu doux dans du vin blanc. Le jeune homme commença à retirer ses habits. Sa comparse désigna le repas, puis les vêtements, puis la chair encore rose du page. « Par quoi commençons nous dame sorcière ? » Demanda-t-elle d’une voix à la sensualité surjouée, avec un accent chantant rappelant celui des cités baroques.

« J’ai faim, et j’aurais peut être quelques questions.

_ Ce n’est pas à nous d’y répondre dame sorcière, mais nous ferons notre possible pour que vous sortiez de cette pièce dans de bonnes dispositions. 

_ Vous mangerez avec moi ?

_ Non, nous vous servirons les plats, avec votre permission…

_ Je permets. » Elle dégusta lentement chaque mets et but pas mal, du vin, de l’eau. Elle termina par une salade de fruits. Elle se soulagea dans une petite pièce dissimulée derrière le miroir le plus à gauche.

  « Montrez moi les habits. » Quoiqu’un peu déçus la fille et le garçon s’empressèrent d’obéir. Ils présentèrent un costume à l’esthétique plus sophistiquée que celui taillé à Sudramar pour Refuse I. Bottes de cuir montant jusqu’au genoux, bas gris, jupe d’un bleu profond, corset à épaulières noir brodé de motifs bleus, manches lapis-lazuli à crevés noirs, fins gants fuligineux entrelacés d’azur, grand manteau couleur de nuit à capuche, pendentif serti d’un saphir. La magicienne enfila, ajusta, boutonna, se mira. La coupe était parfaite. « Il ne me manque plus que mon bâton, et peut-être le couteau de mon père. » Les deux pages se regardèrent. « Je crois », dit le damoiseau, « que vos anciens effets ont été détruits. Le couteau est peu être mêlé à la poudre de vos os. Le bâton est perdu. Il me semble qu’on vous donnera certains instruments plus tard, mais je ne suis pas dans la confidence des puissants, dame sorcière.

_ Il fait assez chaud. Ai-je besoin du manteau ? Est-il prévu que je sorte ?

_ Vous pourriez exprimer le désir de voir votre sépulture. C’est dehors, mais nous devons d’abord vous menez en un certain endroit…

_ D’accord, je mets le manteau. » Ce qu’elle fit. Le jeune homme s’était rhabillé. Il attendait près de la porte avec son égale. Refuse, avant de sortir, vérifia ce qui se trouvait derrière les miroirs coulissant qu’elle n’avait pas encore bougé: une penderie au centre et un petit bureau à droite surmonté de trois étagères vides. Le trio passa le seuil. « Je ramène les plateaux », déclara le garçon.  Il s’éloigna vers la gauche. « Nous-nous trouvons dans la galerie de la façade  orientale, section nord, dite ˮgalerie de Susirˮ. Elle se termine par un portail fermé. » La galerie orientale mesurait huit mètres, en largeur comme en hauteur, sur cent dix de long. Elle baignait dans une lumière rouge se déversant d’onze baies vitrées encadrées de colonnes massives et complexes. Une étroite bande de mur séparait chaque ensemble. Il y avait des canapés pourpres pour s’asseoir. Le plafond était divisé en segments peints de fresques que Refuse n’eut pas le loisir de détailler. Le carrelage répétait des motifs géométriques noirs, rouges et roses. Une dizaine de gardes d’ombre patrouillaient, sans faire le moindre bruit. Refuse ne croisa personne d’autre. Elle vit au dehors un paysage champêtre. Au sud, la galerie se terminait par une porte monumentale d’aspect très ancien, comme rapportée. Les doubles battants étaient constitués d’entrelacs métalliques si serrés qu’on ne devinait pas ce qu’il y avait derrière. « Qui était Susir ? » Demanda Refuse. « Ce n’était pas une personne, dame sorcière. C’est une lune de Yordouca. Le passage est fermé. Je ne sais rien d’autre. Je m’appelle Kérisise, et nous tournons à droite. » Elles s’engagèrent dans une série de petites pièces. « Nous arrivons bientôt, dame sorcière. J’aimerais que vous me disiez une chose avant de vous laissez… » La mimique de Refuse l’invita à poursuivre. « Mon compagnon, Tanidariam, n’était pas à votre goût ? Souhaitez-vous d’autres pages ? » La magicienne, un brin déconcertée, ne trouva pas les mots tout de suite. Après un temps, elle répondit : « Je suis née  paysanne. Aussi n’ai-je pas l’habitude de me faire servir. Je ne connais pas vos usages, ceux du Château Noir si je ne m’abuse. Tanidariam sera le bienvenu en temps utile. J’apprécie bien sûr la façon dont vous comblez mes lacunes. Cependant, dites moi ce qui me vaut cet honneur.

_ Vous êtes une dame sorcière, ce qui implique d’avoir des valets. Vous pouvez nous demander tout ce qui est possible. Vous pourriez également achever notre initiation si vous êtes satisfaite de nous.

_ D’accord… Vous permettez ?

_ A votre service… »

  Refuse tira de son espace magique son matériel d’écriture : une tablette, du papier, de l’encre et un porte plume. « Ce ne sera pas long », annonça-t-elle. Elle écrivit : « À l’attention de Lucide et de Réaliste vivant aux Patients dans les Contrées Douces :

J’étais morte, mais je vais mieux. Votre Refuse qui vous aime. » Elle demanda la date. Kérisise lui répondit. La magicienne marqua un temps d’arrêt, en se mordillant la lèvre inférieure. Elle compléta son message : « J’espère que ces sept années n’ont pas été trop dures. Je compte bien vous revoir, mais ne sais quand ce sera possible. Mon ˮmédecinˮ va sans doute me demander beaucoup pour ma recréation.»

Elle tendit la feuille à Kérisise : « Sauriez-vous faire parvenir ceci ? »

La demoiselle prit un air soucieux, tout en réfléchissant à voix haute. « Il faut sortir du Château Noir, il faut quitter  la région des Palais… C’est extrêmement dangereux dame sorcière… La guerre, les maléfices pérennes…

_ Compris. Je trouverai un autre moyen. Est-ce que la chambre où je me suis éveillée m’a été attribuée ?

_ Cela pourrait changer, mais nous n’avons pas eu d’instruction à ce sujet. A priori vous dormirez ce soir dans cette pièce. C’est la vingt cinq orientale-nord.

_ Alors, menez moi à mon rendez-vous, puis réfléchissez à un moyen de poster une lettre, qui serait sans danger.»

Kérisise lui fit encore traverser une anti-chambre décorée de tableaux crépusculaires. Elle toqua à une porte cloutée de cuir noir. Le panneau tourna lentement sur ses gonds, en silence. Refuse entra dans une pièce verte, meublée de bois verni très sombre. A sa droite, des fauteuils disposés autour d’une table basse pentagonale. Devant elle : un large bureau sur lequel s’appuyait Esilsunigar, en costume violet, écarlate et orangé. Sa peau avait l’apparence du granit et ses cheveux possédaient un éclat argenté. Ses yeux rougeoyaient. Il n’était pas seul. Le Haut Mage rectifia sa position, et bien campé sur ses deux jambes, fit les présentations.

  « Voici Refuse II, magicienne experte, très prometteuse, dont je me suis attaché les services, vous savez comment. Refuse, le grand gaillard à ma droite est le redoutable Fénidar, notre mage de guerre. La dame dans le fauteuil est la fabuleuse Tiriryanossi, celle qui apparaît dans le cadre derrière est la puissante Karamousia, l’invisible qui referme la porte derrière vous est le seigneur sorcier Otiniâm. La jeune Kérisise est sa nièce. » Refuse salua l’assemblée, un peu troublée que son charme de révélation, toujours actif, n’eût pas dévoilé Otiniâm. Fénidar avait une tête de hibou aux teintes fauves. Il portait une armure et tenait une pertuisane. Tiriryanossi était une face de nuit vêtue d’une longue robe blanche, dont les cheveux descendaient jusqu’aux pieds. Karamousia avait tout le corps incrusté de paillettes d’or et de pierreries, jusque sur le visage, jusque sur les paumes des mains.

  « Bienvenue au Château Noir Refuse. J’espère que vous avez apprécié notre accueil. Vous êtes désormais des nôtres. Nos problèmes sont les vôtres, et j’attends de vous sinon de la gratitude, au moins de la loyauté. Toutes les personnes ici présentes peuvent vous commander, mais évidemment mes ordres prévaudront en cas de litige. Nous pouvons exiger de vous tout ce qui vous est possible. La même règle s’applique quand vous missionnez un subalterne. Nous vous en avons attribué deux, à charge pour vous de bien les employer et d’en faire des magiciens compétents. Cependant, ce n’est pas le besoin d’instruire Kérisise et Tanidariam qui a motivé votre recréation, vous vous en doutez bien. La guerre nous a affaibli. Pendant ce temps, la situation a évolué très rapidement dans les Contrées Douces, dans la Mégapole Souterraine, dans la Forêt Mysnalienne, dans la Mer Intérieure, et au N’Namkor. D’ailleurs, vous en êtes en partie responsable, mais ce n’est pas un reproche. J’ai donc recruté des personnalités extérieures afin d’étoffer nos rangs. En tant que magicienne experte vous m’intéressez, car je puis vous modeler juste avant que vous ne deveniez puissante. Nous aurons également recours à vos services pour porter un message aux Palais Superposés. Vous qui avez vu les débuts du conflit, contemplerez bientôt sa fin, depuis les premières loges. Mais auparavant Tiriryanossi vous instruira sur nos usages et sur notre histoire. Nous-nous reverrons d’ici une semaine. »

   Tiriryanossi se leva. La porte s’ouvrit. La sorcière fit signe à Refuse de la précéder. Elles passèrent dans l’antichambre aux tableaux. Tiriryanossi se plaça devant l’un d’eux. Elle tendit la main vers Refuse qui s’en saisit. Tiriryanossi avança d’un pas. Il y eut un moment d’obscurité totale, puis Refuse sentit le froid sur sa peau. Elles se trouvaient dehors, en haut d’une butte dominant une route pavée traversant des marais. Des langues de brumes stagnaient au dessus du sol. On voyait loin au nord la verticale irrégulière des Palais Superposés, et à l’ouest l’Île des Nuées, demeure d’Iloukenit. Les bois, très présents dans les souvenirs de Refuse, avaient pratiquement disparu des environs. Tiriryanossi contempla le paysage, puis elle désigna trois endroits à éviter absolument. Ce n’était guère facile de les caractériser, les repères permanents faisant défaut. « De la Colline du Moulin à la ligne du sentier longeant le Bois des Trois Cerfs », devait se réinterpréter de la manière suivante : « De la colline avec le petit tas de pierres, jusqu’à l’espèce de talus qui fait comme une ligne noire sur votre droite… par temps clair on la voit bien. » La sorcière poursuivait son exposé : « Un démon est pris au piège dans les Rochers des Égarés. Il n’a pas le droit d’en sortir, mais mieux vaut ne pas y aller voir de près, car personne ne connaît exactement les limites de la zone. 

_ Quel genre de démon ?

_ Le genre qui change de forme et qui a pouvoir sur la terre.

_ Personne ne le chasse ?

_ Quand la paix sera signée, on s’y mettra à quatre ou cinq. Quelqu’un a voulu faire un coup d’éclat en évoquant une entité trop forte pour lui.

_ Je suis certaine qu’Ésilsunigar aurait pu choisir de recréer une autre  que moi.

_ Il l’a fait déjà, et refait. Mais il est des morts dont on ne se remet pas. Certains, après plusieurs décès violents, ont acceptés d’être ˮstockésˮ en attendant des temps meilleurs. Ils ne sont pas si nombreux. Le procédé reste réservé à une élite. En Gorseille, seul Ésilsunigar maîtrise l’enchantement permettant de recréer un corps permanent à l’identique. Ceux capables de produire des perles d’âme sont plus nombreux mais ils sont limités à la métempsychose par possession. En général ils en sont les uniques bénéficiaires. Et pour tout vous avouer, ce fut mon cas : j’ai volé le corps que j’habite.

_ Auriez-vous préféré qu’Ésilsunigar vous accordât la faveur qu’il m’a faite ?

_ Non. Je ne veux pas lui être redevable de quoi que ce soit. Vous n’avez pas eu le choix. Il se servira de vous. » Tiriryanossi emprunta un escalier de marches grossièrement taillées, un tantinet glissantes, pour rejoindre la route. Refuse la suivit en retrouvant sa prudence coutumière. De loin le Château Noir ressemblait à une gare qu’on aurait hybridée avec quelque temple infernal aux vitraux rouges. Les hautes fenêtres des galeries barraient plusieurs étages. Le corps de bâtiment central était dominait par une sorte de beffroi. La voie pavée filait tout droit sur trois kilomètres, jusqu’à la grande esplanade semi circulaire précédant les portes monumentales de la sombre demeure. A un moment les sorcières repérèrent une silhouette inquiétante venant vers elles depuis les marais. Tiriryanossi lui lança un maléfice sans autre forme de procès, avec la nonchalance et la précision que conféraient des années de pratique. Refuse reconnut une formule de terreur. La créature poussa des cris pathétiques et stridents en prenant la fuite. 

  De part et d’autre de l’entrée principale se trouvaient deux portes plus petites. Tiriryanossi s’avança vers celle de gauche. Elle monta une volée de marches, ouvrit, puis franchit un voile noir. Refuse lui emboîta le pas. Elle déboucha sur un grand hall entouré d’une colonnade soutenant plusieurs galeries. L’espace résonnait du fracas des armes, car Fénidar donnait la leçon à une dizaine de combattants équipés comme lui, et que l’on aurait facilement pu confondre. Leur adresse et leur technicité étaient impressionnantes. « Vous avez vos chevaliers d’ombre », commenta Refuse. « Ils sont différents, car ils appartiennent à une autre tradition. Ils ne perdent pas leurs couleurs, ils n’ont pas de familiers, ils possèdent un nombre très limité d’aptitudes magiques qu’ils développent en s’entraînant. Si vous ignorez la peur, si vous obéissez aveuglément aux ordres et si la souffrance physique quotidienne ne vous rebute pas, vous pourriez postuler.» Elle rit en voyant le visage de Refuse. Celle-ci tint à faire une mise au point : « Je sais dominer ma peur et donne de ma personne quand il le faut, cependant j’aime trop faire les choses à ma façon pour devenir la marionnette de Fénidar. »

  Tiriryanossi appela un escalier. Une spirale noire descendit à leur rencontre. Tout en montant la guide interrogea: « Que savez-vous de l’histoire de la Scène ? » Refuse fouilla dans ses souvenirs : « Nos ancêtres ont été semés comme des graines sur cette terre, il y a des milliers d’années, par les Androïdes qui leur ont tout appris. Ensuite les machines sont tombées en panne. Les sociétés se sont développées comme des arbres, ou comme des ronces. Certaines ont poussé très haut, d’autres se sont répandues sur tous les continents, mais aucune ne dura éternellement. Les premières sociétés se sont toutes éteintes, soit des suites d’un hiver trop rigoureux, soit qu’elles succombassent à des parasites, soit qu’un incendie les emportât, soit qu’elles épuisassent leurs ressources. Parfois le sol est fertile, parfois il l’est moins. Souvent, un vice ou une vertu se développe de l’intérieur, à la naissance, profite de la croissance de l’organisme, et finalement l’étouffe. Quoiqu’on fasse, il y a toujours une faille.

_ Vous n’avez pas une vision très factuelle.

_ Pour quoi faire ? Que retenir de ces apogées, de ces déclins, sinon une suite de cycles ? La mémoire ne peut garder souvenir de tout.

_ Au Château Noir, nous avons un récit. Il est représenté sur les plafonds des grandes galeries.

_ Est-ce utile à mon ambassade ?

_ Les Palais Superposés ont le même récit.

_ Montrez moi. »

  Elles se rendirent au premier étage nord, derrière la façade occidentale.

« Le début de votre histoire est très semblable au notre. Voyez, ici on a représenté l’œuf d’acier originel, venu du ciel. Il s’ouvre en libérant les androïdes. Ils ont apparence humaine car l’œuf transporte des semences humaines. Les androïdes mélangent les semences dans des utérus artificiels. Là vous voyez les premiers humains, nus, qui apprennent à faire du feu, des vêtements, à lire, à écrire, à cultiver la terre, à domestiquer les animaux, à trouver des métaux. Ensuite, comme chez vous, les androïdes disparaissent. Les humains se donnent des chefs, créent des villes, des routes, des ponts, des aqueducs. Ils canalisent le cours des fleuves, ils se multiplient et conquièrent toute la Scène. Lorsqu’ils occupent enfin tous les continents, on dit que la Première Période est achevée. On dit qu’elle a duré dix milles ans.

Au cours de la Deuxième Période, ils devinrent de plus en plus savants, au point d’explorer d’autres planètes tournant autour du soleil. Mais ils n’allèrent pas plus loin. Une catastrophe inconnue les en a empêchés.

  Emergea une Troisième Période caractérisée par des territoires très morcelés. C’est en ces temps qu’apparurent les premières traditions magiques. Les sorciers créèrent un réseau énergétique sous terrain que nous utilisons encore. Ils y puisèrent de quoi donner corps à leurs rêves, autant qu’à leurs cauchemars. Les chimères seraient un reliquat de cette époque. Elles sont rares en Gorseille, mais domineraient encore le continent Siféra. Nos peintres aiment beaucoup les représenter, réelles ou fictives …

  La Quatrième Période fut un long chaos. Une importante activité volcanique et sismique endommagea le réseau d’énergie. Nos ancêtres combattirent les chimères.

  La Cinquième Période a été dominée par la science et ses réalisations exceptionnelles. Les humains se sont établis sur Yordouca, la super terre, en mutant pour s’adapter à la très forte gravité. Oui, plus la planète est grosse, plus on pèse lourd… Les habitants de Yordouca sont des géants. Nos ancêtres ont aussi colonisé les deux lunes de Yordouca, Surane et Susir. Puis ils ont exploré les Assurides, trois géantes gazeuses, dont par la suite certaines lunes ont été habitées. La Cinquième Période est considérée comme la plus haute apogée de la Scène, la plus longue aussi. On estime sa durée à trente milles ans, que l’on subdivise selon les étapes de la conquête. Lorsqu’un conflit sépara les mondes les sorciers créèrent des portails magiques pour compenser l’interruption des voyages spatiaux.

  Ils servirent de lien pendant la Sixième Période. Les populations proches des Portails prospérèrent au détriment de celles qui en étaient plus éloignées, ou qui en avaient moins. Par exemple : Gorseille est moins bien doté que Firabosem. Localement on répara les réseaux d’énergie, et on leur donna des équivalents sur les mondes habités. Grande époque pour la sorcellerie !

  Hélas, les entités des portails se mutinèrent. Nous en subissons toujours les conséquences. Car nous voici dans la Septième Période. Mais elle n’est pas représentée ici. Nous devrons nous rendre dans la galerie méridionale ouest, pour voir la suite. Dans l’immédiat, allons nous restaurer. » Refuse n’avait pas faim, cependant elle suivit Tiriryanossi. « Comment gagne-t-on sa vie ici ? » Demanda-t-elle. « A l’intérieur du château, les magiciens ordinaires (débutants et compétents) assurent la moitié du travail, les jeunes gens un quart et les serviteurs d’ombre le dernier quart. Vous n’êtes pas supposée ˮtravaillerˮ, mais vous devez faire ce que vos supérieurs vous demandent, ce qui revient au même. Vous pouvez gagner de l’argent à l’extérieur en monnayant votre magie si cela ne vous empêche pas d’accomplir vos missions. Il y a des salles à manger et des boutiques aux sous sols. Nous emprunterons un escalier spiral. Beaucoup d’enchantements sont entretenus par l’énergie du réseau tellurique. Nous avons créé nombre de soldats d’ombre en puisant à la source du Pont Délicat, un peu grâce à vous. Nous percevons une petite partie de l’énergie de l’Île des Tourments, toujours grâce à vous. Dans l’ensemble, vos actions nous ont été très profitables. »

  Elles s’installèrent dans de beaux fauteuils de cuir rouge. Une serveuse leur tendit la carte des menus. Refuse se contenta d’une assiette de crudités. Tiriryanossi commanda un repas copieux. Pour le dessert elle disparut avec un serveur dans une alcôve. On proposa la même chose à Refuse, qui déclina l’offre. Autour d’elle d’autres tables étaient occupées. Le restaurant se remplissait. Elle observa la population du Château Noir. La mode était aux manches larges. On portait un surcot rigide par-dessus la chemise. On chaussait des bottines ou des souliers pointus. Les femmes aimaient les robes très longues ou très courtes. Refuse, dont la jupe s’arrêtait au dessus du genou, faisait figure d’exception. Les hommes se distinguaient par des ceintures plus larges, et parfois des pantalons plissés. Trois mages, deux seigneurs et une dame sorcière s’assirent à une table proche. Ils avaient le même type d’uniforme. Celui de la consœur était presque une copie de la tenue de Refuse, n’était sa jupe réduite au minimum. La moitié des sorciers étaient accompagnés de familiers. On avait des chats, des renards, des chiens, des corbeaux, des serpents, et des guêpes de la taille d’un avant bras. On mangeait, on buvait et on se permettait avec le personnel des gestes que partout ailleurs personne n’aurait toléré, sinon dans des bordels. Un chien noir vint parler à Refuse : « Mon maître aimerait passer un bon moment en votre compagnie, dame sorcière. Il ne vous a jamais vu, mais vous lui plaisez beaucoup. Il s’agit du seigneur au visage poudré d’argent, en chemise lavande brodée de noir, à votre dextre. 

_ Répondez lui que sa proposition m’honore, qu’il est assez bel homme, mais que j’attends quelqu’un qui a des choses importantes à me dire. Ce sera pour une autre fois.

_ Je lui transmettrais. Vous avez un accent exotique, qui, j’en suis sûr, ajoutera du piment à son attente. Avant que je vous souhaite une bonne journée, consentiriez-vous à me dire votre nom ?

_ Refuse II. Et lui ?

_ Yavouzakidar.»

Tiriryanossi ne tarda pas à reparaître. « Vous avez parlé de votre mission ? » Demanda-t-elle. « Non », répondit Refuse. « Tant mieux. Evitez d’aborder ce sujet pour le moment. Tout le monde n’est pas d’accord avec l’idée de faire la paix.

_ Pourtant, il a sept ans, il se disait déjà que la guerre ne menait nulle part.

_ Ce n’est pas rationnel, je vous l’accorde. Etes-vous prête ?

_ Oui, j’ai hâte d’entendre la suite de votre histoire. »

  Les peintures de la galerie méridionale ouest représentaient la Septième Période de la Scène. Un charme mineur permettait de faire apparaître les images devant soi, plutôt que de lever les yeux vers le plafond. La projection disparaissait quand on passait au travers. Le premier tableau figurait la mutinerie des entités des portails. Tiriryanossi expliqua : « Elle s’étendit à tous les sortilèges de transfert, et aux espaces de transition en général. Les mages mirent du temps à reprendre l’avantage. Ils durent détruire des entités, ou les piéger à jamais. C’est ce que montre la peinture au premier plan, à gauche. Ils durent en cultiver de nouvelles, les instruire, s’assurer de leur loyauté future. » On passa à l’image suivante. « Les populations qui avaient tiré leurs richesses des portails furent déclassées au profit de sociétés moins dépendantes, mais agissant en ordre dispersé. Les continents de la Scène se livrèrent à une compétition scientifique, ayant pour enjeu le retour à l’espace. C’est ce que vous voyez sur cette image : les petits personnages construisent une grande fusée. Les cuves que vous voyez devant les échafaudages contiennent la potion qui fournit l’énergie. Les rivalités s’accentuèrent, qui accrurent les tensions internes à chaque camp. Les grands empires continentaux se disloquèrent… » Les sorcières avancèrent jusqu’au tableau suivant.

  « Lorsque les mages eurent repris le dessus sur les entités, ils furent mis à contribution pour créer des supers sortilèges. Ce sont des réalisations qui requièrent la coopération de nombreux sorciers, voire la participation des populations, et souvent la constitution de réserves d’énergie sur le modèle de ce que faisaient les scientifiques. » L’image montrait une foule impressionnante d’où montait un nuage iridescent, qui prenait tout le haut de la composition. Juchés sur de larges piliers, des sorciers dirigeaient l’incantation, en une synchronisation parfaite.

  « En ce temps là les Mysnaliens dominaient tout le sud de Gorseille. Ils s’emparèrent de la côte sud des Contrées Douces, de la Terre des Vents et des forêts au midi de la Mer Intérieure. Ils avançaient vers le nord sans rencontrer d’opposition efficace, jusqu’au moment où l’on façonna les premières Montagnes Sculptées, tel un rempart. » Refuse contemplait une ligne de Chimères, avec le Sphinx au milieu. Des montagnes normales formaient l’arrière plan.   « Alors, l’empire Mysnalien se divisa. Les derniers territoires conquis s’isolèrent en ensorcelant une chaîne de montagne, les Dents de la Terreur. Les faits remontent à cinq millénaires. » L’artiste, soit n’avait jamais vu les vraies, soit avait peint l’effet produit par les montagnes plutôt que leur apparence réelle. Des sommets noirs, dressés comme des piques, tranchant comme des lames, dominaient des roches torturées, brisées, striées, que la lumière cramoisie du soleil couchant faisait saigner. Des reliefs suggestifs naissaient des visages déformés, des fragments de corps suppliciés. Diverses monstruosités tentaient de s’arracher à la matière.

  « La civilisation du nord-est se concentra dans les Montagnes Sculptées. Petit à petit les Mysnaliens de l’est  migrèrent vers la Mer Intérieure, abandonnant à la végétation un de leur plus fort bastion. » Des arbres recouvrant des ruines… Une procession, le scintillement des vagues à l’horizon. 

  « Il y a deux milles ans un conflit opposa une alliance composée des Montagnes Sculptées, de plusieurs nations du Firabosem et de Surane (première lune de Yordouca) à une coalition rassemblant des reliquats de l’empire mysnalien, des états du Firabosem et une bonne parie de Susir (seconde lune de Yordouca). Les Montagnes Sculptées, durement touchées, durent être évacuées. Elles se vidèrent de leur population, qui se scinda en deux. Les uns allèrent s’établir sur les plateaux du Tujarsi, et les autres fondèrent le Süersvoken, entre les Dents de la Terreur et la Forêt Mysnalienne. » L’artiste avait représenté deux groupes se tournant le dos, chacun se dirigeant vers un passage opposé dans une grande salle qui se vidait.

  « Il est vraisemblable  que le Dragon des Tourments fût une vengeance des Sculptées contre la Mer Intérieure, car il acheva de ruiner ce qui restait des mysnaliens. Une autre théorie, non représentée ici, l’attribut à une société d’imparfaits. Certains historiens rendent responsables soit le nouveau Süersvoken, soit le Tujarsi. » On voyait le dragon brûler une ville portuaire, pourtant immense et fière. On voyait les immeubles éclater sous la violence du souffle. L’expression de malice du fléau était parfaitement rendue.

  « On ne sait plus exactement ce qu’il se passa au Firabosem, mais il y eut des mouvements de populations importants, qui amenèrent les fondateurs du N’Namkor sur les côtes orientales de Gorseille. » Les nouveaux arrivants descendaient de bateaux. Le ciel était bleu, les fruits mûrs et colorés. « Les mages de Tujarsi et du Süersvoken perfectionnèrent l’art des super sortilèges. Les différences qui les opposèrent existaient déjà à l’apogée des Sculptées. Le Süersvoken reprochait au Tujarsi d’avoir créé des démons géants. Le Tujarsi ne voulait pas que son rival s’étendît vers la Mer Intérieure en détruisant le dragon, vers les plaines du Garinapiyan, ou au-delà des Dents de la Terreur, dès qu’il serait  capable d’annuler les maléfices. » Cette fois le peintre avait traité son sujet par un diptyque. A gauche une ville du Süersvoken, sans doute la capitale, à droite une vision équivalente du Tujarsi. Chez l’une comme chez l’autre de hautes tours dominaient un paysage soumis. Les cieux étaient clairs, comme si l’artiste eût voulu signifier les ténèbres à venir par un excès de lumière.  La dernière image consistait en un film qui se répétait en boucle. C’était une première pour Refuse. On y voyait des façades rouges en contre-plongée, avec au milieu une bande de ciel jaune doré. Puis le regard balayait la rue. On avançait de quelques mètres parmi des gens curieusement vêtus, en longeant des boutiques. Une discontinuité dans l’image nous ramenait instantanément vers la voûte céleste, où étaient apparus de petits points noirs. Ceux-ci grossissaient. Des gens se mettaient à courir dans tous les sens, d’autres fixaient les ronds obscurs. Il pleuvait des sphères noires, des petites de la taille de grêlons qui transperçaient les corps et qui criblaient les murs et le sol, des gigantesques capables d’engloutir des bâtiments entiers. L’une d’elles descendit au dessus de l’observateur, au point d’occuper tout son champ de vision. Elle absorba lentement les étages des immeubles avoisinants. A la fin les spectatrices contemplaient un grand carré noir de six mètres de côté. Il se maintenait quelques secondes, puis l’animation reprenait depuis le début.

  « La fin du Tujarsi », commenta Tiriryanossi. « Les Sphères Voraces ont détruit toute vie sur le plateau, à de très rares exceptions près. L’Îles des Nuées a pu s’enfuir. La Région des Palais Superposés y a échappé car elle était marginale. » Diverses pensées se bousculaient dans la tête de Refuse. « C’est cela qui s’est produit, il y a deux cents ans… Ils ont tout perdu en si peu de temps… Vous sentez-vous leurs héritiers ?

_ En partie. Vous voyez bien que les Palais Superposés ne ressemblent pas aux architectures du Tujarsi. C’était déjà le cas il y a deux siècles. Nous avions notre propre vision des choses, et nous communiquions avec les Cités Baroques, et avec des correspondants du Firabosem. Il ne vous aura pas échappé que le Château Noir a une esthétique distincte de celle des Palais. Nous-nous nourrissons tous d’apports extérieurs mais les Palais Superposés agglomèrent les nouveaux venus sans exiger de soumission à un code particulier, alors que le Château Noir entend garder une certaine cohérence. Nous encourageons la recherche du pouvoir personnel, parce que nos jeunes apprennent d’abord à servir leurs aînés. Nous sommes un groupe plus soudé, plus discipliné. Vous y prendrez goût. 

_ Il doit y avoir beaucoup d’abus !

_ Bien sûr, il n’y a que cela. Il faut l’accepter.

_ Suis-je prête à mener l’ambassade ?

_ Non, il vous faut en apprendre davantage, et afin de bien nous représenter, vous devriez adopter nos manières.

_ Je servirai Ésilsunigar puisque je lui dois la vie, mais j’estime qu’en m’employant il se complique la sienne.

_ Il n’est pas toujours raisonnable, mais moi non plus. J’ai beaucoup tué, savez-vous ? Pas autant que Fénidar, mais suffisamment pour être devenue un objet de haine et de rancœur. Nous avons aussi subit de lourdes pertes. Ce fut jour de fête lorsque notre mage de guerre transperça Réfania. Une vraie faucheuse, croyez moi ! Donc vous êtes la bonne personne. Assez puissante pour qu’on vous respecte, pas assez pour qu’on vous craigne. Bellacérée vous connaît, mais vous n’avez pas participé au conflit. Voilà pourquoi j’approuve le choix d’Ésilsunigar. »

  La visite du château et de ses dépendances se poursuivit. Il avait logé jusqu’à deux milles habitants avant guerre. Les extrémités nord et sud de plan carré abritaient les ateliers et les administrations. Les combles, très spacieux, accueillaient les écoles. Il y avait plusieurs niveaux de sous-sols. Les plus profonds étaient le domaine des mages les plus puissants. A l’extérieur, deux ailes perpendiculaires s’étendaient vers l’est. Celle du sud était essentiellement constituée de logements, celle du nord abritait des écuries. Tiriryanossi y emmena Refuse choisir un cheval, dans l’intention de sortir du périmètre du château pour visiter des exploitations agricoles. Les cavalières contournèrent un espace carré où l’on cultivait des jardins potagers, à l’orient duquel un alignement d’hôtels particuliers fermait le périmètre. Tiriryanossi montra celui de sa famille. Un espace au centre, matérialisé par une arche, donnait sur la campagne. Tout le monde employait des charmes mineurs. Tout le monde donnait du « dame sorcière » à Refuse, et du « Grande Dame Sorcière » à Tiriryanossi, en s’inclinant bien bas. On leur fit goûter du vin, des fruits et des petits pois. Les magiciennes passèrent devant des cultures dévastées. On reconnaissait les stigmates de sphères d’ignition, de brumes corrosives, et de vents déchaînés. « Évidemment, ils ont tenté de nous affamer. Nous leur avons rendu la pareille. »

  La promenade s’acheva au cimetière. « Le cadavre de Refuse I a servi à accélérer la fabrication de votre corps actuel, en servant de modèle. Votre sang a fourni vos caractères exacts. Votre esprit avait déjà été copié dans une perle d’âme. Celle-ci a été placée dans votre crâne. Les chaires du premier corps ont nourri les familiers du château. Vos os ont ensuite été broyés, en une fine poudre grise que nous avons versée dans une jolie boîte en bois. On l’a enterré. C’est sur une petite colline au sud. Ésilsunigar m’a indiqué l’emplacement. » La journée tirait à sa fin. Il n’y avait par grand-chose à voir sinon des centaines de petites stèles disposées en cercles concentriques, dépassant de l’herbe. Celle de Refuse I se trouvait presque en bas de la pente. « Mon nom de petite fille était Primevère. Cela aurait du figurer sur la pierre. 

_ Si tels sont vos usages, je ferai compléter l’inscription. Il y a un peu de place au dessus… Votre première occurrence a tout notre respect. 

_ Merci. »

  Les deux femmes rentrèrent au Château Noir. Elles se séparèrent peu après. A cette heure tardive de nombreuses personnes flânaient dans les galeries. Certaines avaient sorti des sièges et discutaient. Des jeunes gens ou des serviteurs d’ombre passaient avec des plateaux chargés d’amuse gueule et de boissons. Refuse regagna sa chambre, au deuxième étage. Elle y retrouva Kérisise et Tanidariam, commanda  à la fille d’aller chercher les repas du soir, et fit l’amour avec le garçon. « Où dormirez-vous cette nuit ? » demanda-t-elle. « Ici, je pense », répondit-il. « Nous ferons sans doute une place à Kérisise. Le lit est assez grand. 

_ N’avez-vous pas d’espace privatif ?

_ Je partageais une chambre avec mes frères. Kérisise en avait une pour elle, mais désormais nous sommes avec vous. Si vous faites les choses comme il convient, vous obtiendrez sans doute un appartement plus vaste. Il y a des espaces entre les galeries occidentales et les galeries orientales. Il y a aussi un corridor central, plus étroit, qui dessert l’intérieur. » Le trio mangea après le retour de Kérisise. « Il nous faudrait une table », dit la dame sorcière. « Chargez vous en demain. Après le repas vous me montrerez les sorts mineurs que vous maîtrisez. J’ai vu que les paysans ordinaires en connaissaient tous une poignée, donc j’imagine que vous en savez au moins autant. » Il s’avéra qu’effectivement la demoiselle en avait huit à son répertoire, et le damoiseau sept. Lorsque Sijesuis avait enseigné à Refuse son premier charme majeur, elle possédait une dizaine de sorts mineurs. Elle jugea donc qu’ils étaient assez avancés dans le processus d’initiation. Ce serait l’affaire d’un an ou deux avant qu’ils ne perdent leurs couleurs. « Allez vous amuser dehors pendant deux heures. Je vais devoir me concentrer. » Elle fut obligée d’insister. Enfin seule, elle se plongea dans la lecture du sortilège de transfert, dont elle apprit par cœur la formule : le plus simple était fait. Il lui restait à recruter une entité opératrice fiable et à trouver une entité source assez forte. L’épisode de la révolte lui revint en mémoire bien sûr. Le livret proposait plusieurs noms. C’était un ouvrage très bien écrit, vraiment conçu pour lui faciliter la tâche. On toqua. Kérisise entrouvrit et demanda la permission d’entrer. Le temps était passé trop vite. La magicienne lui fit signe de franchir le seuil. « Au fait, comment verrouille-t-on ?

_ Vous devez parler en magique à la porte », expliqua la jeune fille.

  Par conséquent Refuse discuta pendant cinq minutes avec la porte, pour définir qui aurait le droit d’entrer et de sortir et à quelles conditions. La porte accepta les consignes, mais répondit qu’un sorcier de rang supérieur pourrait toujours les ignorer. La magicienne en fut contrariée. « A quand remonte la dernière attaque ? ». Les deux pages se dévisagèrent. « A un mois environ, sur le manoir d’un féal, je crois », répondit Kérisise. « Vous savez identifier tous les mages les plus puissants ?

_ Oui, nous les appelons Grand Seigneur ou Grande Dame. Pour les autres, cela dépend… Pourquoi ?

_ Rien pour le moment. Je suppose que pour éteindre la lumière je parle au plafond ?» C’était cela. Elle se déshabilla, se coucha, installa Tanidariam au milieu, et Kérisise à sa gauche. Les pages ne tardèrent pas à s’enlacer. Refuse les laissa s’amuser un peu, puis usa d’un endormissement pour avoir la paix.

  La magicienne n’eut guère de temps libre durant les semaines suivant son éveil. Elle rencontra des mages de son rang avec lesquels elle échangea quelques sortilèges, mais pas autant qu’elle aurait voulu, parce les livres des confrères et consœurs étaient trop bien remplis. Ils ne l’avaient pas attendue pour partager leurs connaissances. Néanmoins elle troqua la transformation contre l’épouvante, et le contrordre contre la vision lointaine. Elle obtint l’envol en rétribution du lien de source. Elle discuta avec plusieurs entités en vue de recruter celles qui mettraient en œuvre ses transferts. C’étaient des êtres intelligents et retors. De primes abords charmants ils se montraient très évasifs quand on leur posait des questions précises, puis extrêmement procéduriers. Les opératrices réclamaienent beaucoup d’énergie. Or l’abondance de mages aux Château Noir rendait les meilleures entités ressources difficilement accessibles. Refuse fit une escapade dans les vignobles au nord de Firapunite pour recruter sa source d’énergie. Elle perçut l’entité comme une structure en tors, enfilant des anneaux, qui eux-mêmes enfilaient d’autres anneaux plus petits. Elle n’aurait su dire où le processus s’arrêtait. Les petits cercles coulissaient le long des tors en crépitant.

  Elle fut tentée, un temps, de s’entraîner avec les disciples de Fénidar. Elle en ressortit couverte de bleus et dépitée. Par la suite elle travailla son bâton avec des serviteurs d’ombre habitués aux missions de combat, parce qu’ils étaient moins dangereux et parce qu’elle pouvait nuancer leur agressivité.

  Elle adopta les usages du Château, coucha avec les serveurs du restaurant, et fut visitée plusieurs fois par Otiniâm, du moins le pensa-t-elle parce qu’il persistait à garder son invisibilité en toute circonstance.

  Il y eut trois actes de guerre. Un accrochage entre des féaux du Château Noir et des créatures élémentaires venant des Palais, un duel opposant des mages compétents et experts des deux factions, et une intrusion dans les ateliers nord. Refuse se trouvait dans une bibliothèque de l’attique de l’aile sud quand les lecteurs entendirent le son d’une cloche, suivi d’une voix annonçant explosion et brume nocive au troisième étage. Mais le nuage se déplaçait ! Refuse passa dans le Verlieu, et se retrouva dans une salle très semblable à celle qu’elle venait de quitter, quoique moins meublée, et déserte. Toutes les portes étaient fermées. La magicienne manipula les verrous avec une télékinésie mineure, ce qui lui prit beaucoup de temps, de sorte que lorsqu’elle arriva sur les lieux du drame, tout danger semblait écarté. Tiriryanossi donnait des ordres à des guerriers d’ombre. Les habitants du château déblayaient les débris et soignaient les blessés. Refuse proposa ses services. Sa supérieure la renvoya immédiatement dans sa chambre ! « Gardez vous pour l’ambassade », expliqua-t-elle.

  Le lendemain, le renard noir de Karamousia la convoqua dans une pièce située aux sous-sols. Le familier se plaça sur une dalle gravée et demanda à être caressé. Quand Refuse s’exécuta ils furent tous les deux transférés dans une salle ronde, au sommet d’une tour. Le vent s’engouffrait librement par les ouvertures. La coupole au dessus de leurs têtes tenait par des piliers sculptés à la ressemblance de troncs couverts de lierres très détaillés. Un ascenseur grillagé conduisait aux étages inférieurs. La magicienne y suivit le renard. La plate forme les mena à une chambre scintillante, aux murs surchargés d’or et de pierres colorées, ou de verroteries brillantes. Karamousia se confondait presque avec le décor. Elle désigna à son invitée une forme déstructurée pouvant servir de fauteuil, et quand elle se fut assise, lui tendit un livre précieux et lourd. Refuse l’ouvrit. Chaque page était un portrait. « Vous saurez reconnaître tous les mages et magiciennes d’importance des Palais Superposés : les exceptionnels, les puissants et nombres d’experts. Chaque image vous dira ses points forts et ses points faibles, du moins ceux que nous connaissons. Vous ne quitterez pas ma tour tant que vous ne les connaîtrez pas par cœur. » Les sorcières alternèrent les phases de mémorisation pure et les anecdotes. On commença par l’ordre hiérarchique, mais il fut aussi question des familles, des vies prolongées, des imparfaits et des réincarnations. Karamousia maîtrisait à fond  son sujet ayant grandi dans les Palais Superposés. Elle en vint à parler d’elle-même. Elle était la petite fille de l’imparfaite Diju, la sorcière enfermée dans un cristal rouge. Avant-guerre, elle avait fui les avances de Trominon[3] en modifiant sa peau pour se rendre toute à la fois belle et intouchable, puis en s’installant au Château Noir. Elle adhéra très vite au projet de faire main basse sur l’excédent d’énergie du Pont Délicat. Karamousia n’imaginait pas que la manœuvre provoquerait une guerre. Elle pensait que le centre du pouvoir se déplacerait vers le Château Noir, et qu’elle connaîtrait une ascension fulgurante. Or Trominon, Nusiter et Ésilsunigar périrent déchiquetés par l’Horreur des Vents. Le maître de la métempsychose se réincarna dans un double depuis longtemps préparé, alors que l’illusionniste et le démoniste disparaissaient de la circulation. Au lieu de blâmer la Mégapole Souterraine d’avoir introduit le ver dans le fruit, les familles et clientèles de Trominon et Nusiter poussèrent à l’affrontement, en provoquant Fénidar, et en attaquant ce qu’ils croyaient être la cave où  Ésilsunigar préparait ses corps. Ils trouvèrent en fait une de ses amies.

  Karamousia monta au front à la tête d’une compagnie de guerriers d’ombre. Sa métamorphose la protégeait des mauvais coups. Elle se mit dans le sillage d’un sorcier puissant, profita de ses conseils, et crut même que son camp allait gagner. L’illusion dura trois ans. On avait tendu une embuscade à un petit groupe d’imprudents qui s’étaient aventurés dans les marais. Au moment de donner le signal de l’attaque, le mentor cessa soudain d’exister. Deux démons du Château Noir s’élancèrent, des brutes énormes, aux griffes dures, que les pires sortilèges égratignaient à peine. Une sorte de vide les happa. Karamousia s’échappa, comme tous ceux qui survécurent. Plus tard, on sut que Bellacérée, de sortie ce jour là, leur avait donné la réplique. Refuse répétait les listes, répondait aux questions, éludait les pièges. Son hôtesse lui accorda enfin un peu de repos. Refuse fut autorisée à explorer la tour. Chaque étage était décoré comme un reliquaire. Il n’y avait pas de meubles. On ne voyait nulle part  d’endroit confortable où s’asseoir, où se coucher. Les formes habillées d’or et de pierreries évoquaient plutôt des rochers. Sans de bonnes semelles on se serait saigné les pieds sur les émeraudes et les saphirs. La révélation indiquait que le lieu était enchanté, sans fournir plus amples détails. Les perspectives étaient trompeuses, mais à force de chercher Refuse découvrit un réduit, avec un fauteuil garni de rubis pointus et un plan de travail où une feuille attendait qu’on y dessinât un portrait. Dans les anfractuosités étaient disséminés d’autres supports, des crayons, des pinceaux, des pigments, des feuilles d’or et des instruments de doreur, des paillettes brillantes et des lamelles de cristaux. En promenant ses mains sur les surfaces, Refuse s’aperçut que certaines correspondaient à des éléments amovibles, que l’on pouvait ôter, ouvrir, ou tirer vers soi.

« Où êtes-vous Karamousia ?

_ Jamais loin », répondit l’intéressée comme si elle venait de sortir du mur.

« C’est donc ici que vous peignez les portraits. Ne suis-je pas trop indiscrète ? N’y a t-il que les gens des Palais Superposés qui vous inspirent? 

_ On me passe parfois commande. Cependant la plupart des mages se méfient de mes créations. Evidemment, ils ont raison. J’ensorcelle tout.

_ Quelle étrange retraite. Trominon est bien loin, désormais…

_ Je suis ici en sécurité. Personne ne peut m’atteindre.

_ Y compris Bellacérée ?

_ Cette tour est un piège, et elle le sait. Alors pourquoi s’y risquer ? 

_ Dans la mesure où vous avez soutenu le plan d’Ésilsunigar, vous savez peut-être qui a tué Sijesuis ?

_ On m’avait prévenue que vous poseriez la question.

_ Je tiens Ésilsunigar pour responsable. Cependant, puisque l’Horreur des Vents l’a tué, il a été puni pour son crime. En revanche je ne sais pas comment on a procédé, ni comment on a trompé la vigilance de mon initiateur. J’aimerais connaître le maléfice de la lettre.» Elle raconta à  Karamousia ce dont elle avait été témoin. La sorcière incrustée de gemmes réfléchit à voix haute : « une puissante malédiction protégée contre l’annulation, et dissimulée contre la révélation, c’est possible, mais que c’est compliqué ! Pourquoi pas simplement un poison ?

_ Sijesuis portait des gants.

_ Craignait-il pour sa vie ? Avait-il des soupçons ?

_ Mon maître ne m’avait pas confié ses inquiétudes. J’avais voulu qu’il gardât ses distances à mon égard. Ce qu’il fit si bien que je ne fus guère informée de ses affaires particulières, du moins pas avant qu’il ne se sentît mourir. Néanmoins, à sa place, je me serais méfiée aussi car le messager n’inspirait pas confiance.

_ D’accord. Et si la lettre avait été un leurre ? Si le coup fatal était venu d’ailleurs ? » Refuse fronça les sourcils. « Je n’avais pas envisagé les choses ainsi… » Avoua t-elle. Sur le coup la supposition de Karamousia lui parut aussi intéressante qu’invérifiable.

La puissante sorcière s’occupait elle-même de lui fournir ses repas. Pour la nuit, Refuse évoquait un lit d’ombre. Son séjour se prolongea. Après les personnalités des Palais Superposés, elle étudia les termes mêmes du traité de paix. Bien qu’elle n’eût pas à négocier, on estimait nécessaire qu’elle connût bien le texte, et qu’elle sût en faire un exposé magistral et convainquant. Elle devrait également prendre note des demandes, observations et remarques de la partie adversaire.

  En résumé, le Château Noir proposait l’arrêt des hostilités, un échange de prisonniers, la fin des envoûtements et des contrôles mentaux, et la création d’un groupe de surveillance chargé de vérifier la bonne application du traité. Il y avait aussi de nombreuses dispositions concernant les vassaux de chaque parti, et différentes propositions pour régler des différents territoriaux. La question de l’énergie du Pont Délicat, pourtant à l’origine du conflit, n’était pas abordée. Un détail attira l’attention de Refuse à la fin du document : Dame Tinaborésia avait rédigé le texte à la demande du Haut Mage du Château Noir. Ce nom ne lui était pas étranger, bien qu’il ne figurât pas dans la collection de Karamousia. L’image d’une femme brune lui revint en mémoire, accroché dans la chambre de Sijesuis. « Saurais-je la reconnaître, si je la voyais ? De quand datait le portrait du manoir ? Ajoutons dix sept ans… A moins qu’elle ne soit une imparfaite, ses traits auront vieilli. » Le renard vint la chercher. Il l’accompagna jusqu’en haut de la tour : le moment était venu de rentrer au château. Karamousia l’attendait, pour prononcer le transfert, et aussi pour une autre raison : « Ma tâche s’achève ici. Puis-je vous demander une faveur ?

_ Je vous écoute.

_ Pourriez-vous m’ouvrir votre esprit ?

_ De quelle manière ?

_ Que mon âme visite la votre…

_ Vous voulez posséder mon corps ?

_ Non, le mien me suffit. J’aimerais voir par vos yeux, entendre par vos oreilles, sentir les mêmes choses que vous. Ainsi je serais témoin de toute votre mission. Je crois que cela peut être avantageux pour vous.

_ Pas pour mon intimité.

_ Oui, je comprends… Mais vous êtes un esprit fort, n’est-ce pas ? Il vous sera facile de me chasser si je vous embarrasse.

_ Cela reste une demande curieuse…

_ D’habitude je ne demande pas.

_ Un sens de sorcier ou une vision lointaine feraient aussi bien l’affaire, non ?

_ Ils peuvent être contrés sans vous cibler. Étant en vous je serais protégée par votre statut d’émissaire. 

_ Vous m’aideriez à maîtriser le transfert ?

_ Certainement !»

L’offre de paix.

  Refuse quitta le Château Noir escortée de huit cavaliers d’ombre, d’un disciple de Fénidar, et de quatre mages experts des deux sexes. La troupe était surmontée d’un cercle brillant reproduisant la façade occidentale en lignes dorées, entre deux inscriptions explicites. Deux oiseaux familiers surveillaient le lointain. Un grand mâtin sombre trottait devant, humant les brumes froides. Sur sa selle Refuse se tenait roide. Le ciel était blanc, les pavés sales et mouillés. La compagnie s’engagea sur le chemin des marais. Celui-ci rejoignait l’axe nord-sud reliant les Palais Superposés aux Cités Baroques. On tourna à droite. La route traversa un bois clairsemé, en partie brûlé, taché de mousses grises. Des nuées d’insectes lumineux bourdonnaient. A l’approche des cavaliers, ils s’écartaient brusquement ou filaient se cacher dans les mousses. Les écorces abîmées se couvraient d’épines. Un vent fou soulevait les vieilles feuilles brunes, mêlées d’embruns terreux giflant les visages. S’écartant de la voie principale, on gravit une pente rocailleuse. Refuse devina des passages discrets, s’enfonçant dans les rochers.

  On fit halte au sommet, dans la ruine d’un manoir fortifié. On avait rebâti les murs épais du corps principal. Cependant l’essentiel se trouvait sous terre. Le Château Noir y entretenait une petite garnison pour moitié composée de féaux. On entra avec les chevaux dans une grande salle au plafond bas, soutenu par de larges piliers. On leur servit une légère collation. Refuse remarqua que leurs hôtes présentaient de subtiles mutations. Tel ce capitaine qui engagea la conversation. Il avait été prévenu de la venue d’un groupe de cavaliers, mais pas de sa mission. L’homme avait des yeux obliques, une toison noire qui n’épargnait que le centre du visage, et un torse puissant. De petites griffes perçaient à travers ses gants. Ses vêtements mariaient les soieries violettes au gros cuir des batailles.

  Refuse admit ce que l’emblème lumineux disait déjà : elle participait à une ambassade. Elle ne mentionna pas son rôle. Son interlocuteur s’abstint de poser trop de questions. De sa voix rauque, il prévint cependant : « Au-delà de cet avant poste, vous serez en terrain découvert. »

La compagnie retrouva la grande route. Le ciel s’assombrit. Deux loups poursuivant un chevreuil. Un spectre retirant son linceul. Un monolithe rouge planté de travers dans la terre. Au loin la verticalité hasardeuse des Palais. Un premier éclair rayant l’acier des nuages. Un grondement sourd. Refuse prit ses précautions, alarme, révélation, et la protection dont elle s’était couverte dix sept ans plus tôt en entrant dans la Terre des Vents.  Elle n’avait rien de mieux pour l’heure. La foudre frappa le sol devant le mâtin. Une fente s’ouvrit d’où s’extirpa un géant calcaire. Le disciple de Fénidar s’interposa. Mais sur le visage de l’élémentaire une bouche se dessina. Le colosse parla : « Plus un pas, séides du Château Noir ! J’existe pour vous broyer, mais le maître me commande d’abord de vous entendre.

_ Nous venons parlementer », annonça un mage expert.

« Qui conduit cette ambassade ?

_ Moi, Refuse II. Je porte une proposition de paix au nom du Château Noir. Ma première occurrence a réveillé le Dragon des Tourments. Je ne sais qui l’a tuée dans les Montagnes Sculptées. Ésilsunigar a copié son esprit dans une perle et lui a donné un nouveau corps », annonça-t-elle.

_ Je vous prie d’attendre. » On patienta durant une heure. Refuse trompa son ennui en observant les micros événements aux alentours: le mouvement d’un nuage, le frémissement d’un buisson, un chat noir se faufilant entre les rochers, trois tapis volants montant des Palais vers l’Île des Nuées. Puis l’élémentaire reprit la parole : « Nous accueillerons uniquement Refuse. Elle seule est autorisée à poursuivre sa route jusqu’aux Palais Superposés. Nous garantissons sa sécurité pour la durée de son ambassade et sous réserve qu’elle ne dissimule pas une agression.» Stimulée par la perspective du mouvement, Refuse lança sa monture au galop. Des bribes de souvenirs lui revinrent en mémoire : image de crapaud, une corniche, des plantes étranges montant à l’assaut des murs, une figure d’enfant.

  Un embrasement spectaculaire jaillit à la base de la structure. Les flammes s’évanouirent aussi vite qu’elles étaient apparues révélant une porte monumentale, dont les battants s’entrouvrirent le temps de livrer passage à l’émissaire. Deux mantes religieuses métalliques hautes de quatre mètres gardaient le hall d’accueil. Etaient également présents, une douzaine de familiers et une foule de gens bigarrés, des sorciers et des sorcières de diverses nuances de gris, disposés en arc de cercle. Une personnalité se détachait de l’ensemble, une face de nuit parcourue d’éclairs jaunes, portant cuirasse, bottes montant jusqu’à mi-cuisse et robe fendue vert sombre. Son épaisse chevelure donnait à son visage des allures de soleil noir. Un long serpent s’enroulait autour de ses hanches et de son épaule. « Ainsi, nous nous retrouvons Refuse. Je suis N’Kaloma, vous en souvenez-vous ? A moi échoie l’honneur de vous recevoir, comme dix-sept ans auparavant, quand nous nous étions parlé dans les écuries. « Bonjour N’Kaloma. Je suis heureuse de vous revoir. Me conduirez-vous dans la salle du conseil ? 

_ Nullement. Je vous mène en mon palais. Les Superposés m’ont désignée pour prendre connaissance de votre message, pour en juger le sérieux aussi. Si mon avis va dans ce sens alors seulement le texte sera débattu par mes pairs. Je vous demande de vous servir de la magie le moins possible. Parlez m’en d’abord. Adressez-vous à moi pour tout besoin que vous auriez. Suivez le sorcier au manteau violet. » Refuse se laissa conduire par des chemins inconnus, vers une destination mystérieuse. Elle traversa de nombreux voiles d’ombre, et monta des escaliers de pierre, taillés dans la roche. Un instant, il lui sembla qu’elle avait transféré, en passant dans une grotte obscure, car la qualité de l’air se modifia très vite en deux temps, et qu’elle eut fugacement la sensation d’avoir perdu tous ses repères. Le sorcier au manteau violet écarta un rideau diapré. Il précéda les deux femmes dans un grand salon curviligne, aux parois ondoyantes. Les murs étaient peints de blanc et le sol se composait de dalles lisses, rose marbré, impeccablement ajustées, mais de formes et de tailles irrégulières. Les différences de niveau, nombreuses, étaient marquées par des rebords de pierres noires. Dans les courbes se nichaient des chambrettes. N’Kaloma en désigna une à l’intention de l’émissaire. « Installez-vous ici, prenez du repos ou du bon temps, comme il vous plaira. Chacune des statuettes que vous voyez alignées sur le renfoncement en tête du lit sert de modèle à un serviteur d’ombre habitué. Nommez le et il viendra. Si vous voulez vous isoler un peu, il y a ce rideau… Si vous voulez vous isoler complètement, la formule se trouve au dessus de l’entrée. Prononcez la et la roche se refermera. Apparaîtra alors la formule d’ouverture… Mon associé va vous chercher de quoi vous restaurer.

_ C’est très bien, je vous remercie », dit Refuse.

« Maintenant, donnez moi le message du Château Noir. » Refuse sortit celui-ci de son espace magique, et le tendit à N’Kaloma.

« J’aimerais déambuler un peu dans votre salon », déclara-t-elle.

« D’accord. Vous en aurez vite fait le tour. Toutefois il vous est défendu d’aller ailleurs pour le moment. Le sorcier au manteau violet a rang d’expert, comme vous. Il s’appelle Arrousaniam.»

  Refuse dévisagea son homologue. Karamouisa l’avait portraituré. Né aux Palais, d’humeur calme, manipulateur. Elle n’avait rien à lui dire pour le moment. Elle explora l’espace autorisé, le mobilier des alcôves, tandis Arrousaniam ouvrait un discret placard. Il en sortit une sorte de grand scarabée pourvu de très longues pattes. L’automate se mouvait de telle sorte que son corps se maintînt à hauteur constante. En soulevant les élytres, on découvrait des cavités abritant des plats chauds à gauche, froids à droite, ainsi que des boissons. Refuse fut invitée à consommer ce qu’elle voulait. Elle grignota un peu, mangea quelques bouchées de viande rôtie, avala un demi verre de vin. Elle attendit. Une heure passa. Arrousaniam lui proposa d’écouter de la musique. Elle accepta. Le son jaillit des angles, plutôt rythmé, mais la mélodie ne suscita pas d’enthousiasme. Refuse s’installa dans sa chambrette, où, afin de tromper son ennui, elle se plongea dans son Atlas des Montagnes Sculptées. Un long moment s’écoula, si long que le mage en manteau violet lui annonça qu’il préparerait un nouveau repas. Il demanda si elle avait des désirs particuliers. « Pas de graisse superflue », s’entendit-il répondre. On dégusta de la volaille épissée et des légumes verts. Devant une corbeille de fruits, Arrousaniam voulut savoir avec quoi son invitée meublerait sa soirée, dans l’idéal. Refuse haussa les épaules : « Mettez moi une troupe de danseurs. J’en veux des beaux, enfin ce que vous avez… » Le sorcier murmura quelques phrases en langage magique. Apparurent les images holographiques d’une troupe de professionnels n’namkoriens qui effectuèrent une brillante chorégraphie, un peu comme si on eut conservé une vision lointaine du spectacle. Comme N’Kaloma ne revenait toujours pas, la magicienne experte souhaita bonne nuit au magicien expert. Elle tira le rideau de sa chambrette. Une voix intérieure lui suggéra d’essayer une statuette. Elle ne céda pas à la tentation, parce que plus rien ne la motivait, à ce stade de sa mission. Elle mit du temps à trouver un mauvais sommeil, entrecoupé de phases d’éveil au cours desquelles elle se retournait sur son lit en gambergeant. Car elle avait matière à penser : donner des nouvelles à sa familles, rendre son du au Château Noir sans en devenir l’esclave, découvrir comment on avait tué Sijesuis, devenir une puissante magicienne, revoir Sudramar, changer ses habitudes sexuelles, en apprendre davantage sur le passé de la Scène, en savoir plus sur les imparfaits… L’Amlen : se venger ou pas ? Libérée : la revoir, ou pas ? Ésilsuningar : le trahir ou pas ? Karamousia s’abstint de prendre part aux débats, sinon en calmant le jeu : elle aussi voulait dormir.

  Arriva le moment où Refuse estima que le repos ne lui était plus profitable, parce qu’elle ressassait toujours les mêmes pensées stériles et parce qu’elle avait envie de bouger. Elle se leva donc. L’appartement était plongé dans la pénombre. La magicienne augmenta la lumière, trouva la salle de bain, se lava, se sécha, se rhabilla, prépara ses sortilèges. Elle ne trouva pas son confrère, mais constata que certaines chambrettes s’étaient refermées. Elle demanda en magique s’il y avait d’autres spectacles holographiques que les danseurs du N’Namkor ? On lui proposa de suivre les pérégrinations d’une courtisane de Sumipitiamar, un concert donné par un quatuor, et un condensé des tribulations d’un jeune rufian de Firapunite nommé Mazaniar. Un récitatif expliquait ce qui arrivait entre chaque mésaventure. Autant de bêtises accomplies en si peu de temps sidérèrent Refuse. Elle en vint à douter de la véracité de ce qu’elle voyait, et pourtant… tout avait l’air si réel. Finalement Arrousaniam sortit d’une alcôve, en affichant une expression d’ennui résigné.

« Bonjour. Rien de neuf ? » Demanda l’émissaire. « Non », répondit le représentant de la partie adverse. Petit déjeuner, puis on tua le temps. Deux aventures de Mazaniar. Un concert. Une partie de cartes. Une orangeade. Refuse se retira dans sa chambrette. Cette fois, elle utilisa une statuette. Le serviteur d’ombre se révéla effectivement un amant capable. Elle joua avec pendant deux heures. Puis on passa à table. Arrousaniam servit le rôti sur une musique des Steppes. Refuse apprécia beaucoup. Une demi-heure durant, l’attente fut un peu moins éprouvante. Elle avait l’impression que tout son corps ralentissait.

Heureusement, un crapaud noir jaillit d’un placard. Il toucha le sol, et enchaîna une série de bonds, pour son seul plaisir. « Qu’est-ce donc ? » Demanda Refuse sous l’effet de la surprise. « Je vous présente Soutilécoroupa, mon familier.

_ Comment prend-on un crapaud pour familier ?

_ J’étais jeune, il m’amusait.

_ Quels sont ses pouvoirs ?

_ Le changement de taille, la révélation, l’alarme.

_ Vous vous entendez bien ?

_ Oui. En plus, il est drôle.

_ Ne lui dit pas cela, elle ne me croira pas ! » Déclara le crapaud. Il enchaîna : « La réponse est pour bientôt. Nos puissances et nos pointures ont fini de relire et de retoucher le brouillon des experts. On rédige la version définitive, et hop ! » Il partit en salto arrière.

« Pourriez-vous me préciser si l’offre du Château Noire est bien accueillie ?

_ Non, notre texte pourrait être une approbation, comme une lettre d’insultes versifiées. » Il s’apprêtait à dire autre chose mais s’interrompit. « C’est drôle, je ne perçois pas votre familier. Serait-ce une tarentule ? » Le crapaud effectua quatre sauts consécutifs en tournant à chaque fois de quatre vingt dix degrés.

« Pas du tout, je n’ai pas de familier.

_ Tiens, comme c’est curieux ! Enfin, du coup j’ai eu tord de m’inquiéter… Vous ne vous ennuyez pas trop ? » Ils soupirèrent.

  Opportunément, un mur se déforma à la manière d’un rideau qu’on écarte. N’Kaloma entra, suivie d’autres sorciers. Malgré les années passées, Refuse reconnut Vussiam. Le mage s’avança en scandant sa marche de son bâton d’acier. Le drapé de son large manteau bleu vivifiait son port altier. « Voici », dit-il, « notre réponse ». Refuse prit l’épaisse enveloppe qu’on lui tendait. « Elle va dans le sens voulu par la partie adverse, avec quelques réserves toutefois. Nous proposons un arrêt immédiat des combats et des règlements de compte personnels, cela afin de pouvoir entamer des négociations sérieuses dans de bonnes conditions. Les détails, que vous n’avez point à connaître, se trouvent dans le corps du texte scellé, que vous voudrez bien porter aux puissants du Châteaux Noir. N’Kaloma vous escortera. » Il sortit dans une virevolte théâtrale. 

Refuse se dota de la révélation et se protégea d’une alarme. N’Kaloma la regarda avec commisération : « N’avez-vous rien de mieux ?

_ Non.

_ Arrousaniam, enchantez la d’une ˮpréservationˮ. » L’expert s’exécuta. Refuse voulut connaître le bénéfice du charme. « Si votre vie est en danger, la préservation protégera vos organes vitaux. Elle ne fonctionne pas à tous les coups. Le cas échéant ce serait la course entre le sortilège et ce qui pourrait vous tuer. 

_ Merci de vous soucier de moi.

_ Je me soucie avant tout de notre réponse », répliqua N’Kaloma.

  Cette dernière mena Refuse jusqu’au hall d’entrée des Palais Superposés par le chemin inverse de celui suivi à l’arrivée. Refuse appela une monture d’ombre, tandis que la sorcière au serpent se faisait amener un cheval naturel. Elles sortirent à l’air libre, sous une pluie glacée. Les destriers galopèrent sur un terrain incertain de roche humide, de boue et de flaques. Une aura complexe entourait N’Kaloma. Soudain, celle-ci tira sur ses rênes, imitée par l’émissaire. On voyait, de part et d’autre du chemin, des arbres morts, déracinés, noircis, tordus, et couchés. Sous les yeux des cavalières ils se changèrent en dragons de couleur rouille. Rien à voir avec Des Tourments. On ne leur aurait pas donné plus de six mètres de long, avec la queue. Chacun était monté par un chevalier, l’un tenant un arc bandé, l’autre pointant une lance. « Je vous présente Sirusan et Telmimbo, fils de Trominon », commenta N’Kaloma.  

« On ne nous a pas consultés ! » S’exclama Sirusan. « Vous n’êtes pas puissants », répliqua N’Kaloma. « Nous l’aurions été si notre père avait vécu. 

_ On ne va pas refaire l’histoire. Laissez nous passer, ou soyez les dernières victimes de la guerre. »

  Telminbo tira son trait pendant que son dragon crachait le feu. Celui de Sirusan bondit en avant. Le souffle incandescent enveloppa un globe invisible sans atteindre sa cible. Mais la flèche transperça le bras de Refuse. Une douleur intense fusa dans son corps à partir de la plaie, lui faisant perdre tous ses moyens. N’Kaloma roula au bas de sa monture. Le dragon de Sirusan décapita le cheval d’un coup de mâchoire, tandis que ses griffes le planquait au sol et déchiraient ses entrailles. Telbimbo encocha une nouvelle flèche. La lance fut déviée par l’aura protectrice de N’Kaloma. La sorcière riposta par des éclairs dorés jaillis de ses mains. Le dragon de Sirusan se cabra, désarçonnant son cavalier. Celui de Telmimbo se figea. La flèche de l’archer se perdit. Telmimbo cria quelque chose en dégainant une épée, mais sa monture fit exactement l’inverse en l’emportant loin de l’affrontement. Sirusan tenta d’embrocher N’Kaloma, mais son cœur lâcha avant qu’il de réussît à frapper. Son dragon donna un coup de griffe. La sorcière se jeta de côté pour l’éviter, et dans la foulée murmura un charme d’envol qui la propulsa vingt mètres plus haut. Son adversaire sauta le plus haut qu’il put. N’Kaloma évoqua une lance noire crépitante avec laquelle elle transperça le monstre par la gueule. Refuse, tout en luttant pour rester consciente, ne parvenait pas à casser la hampe du projectile. Elle avait trop mal. N’Kaloma se posa à ses côtés. Elle annula la douleur. Refuse la remercia du fond du cœur. Puis il lui fallu encore une minute pour reprendre l’entier contrôle de son corps. Elle se soigna. « Nous sommes observés depuis les Palais », expliqua N’Kaloma. « Telmimbo n’ira pas loin. Ce qu’il a fait n’était pas raisonnable. Poursuivons notre route.

_ Je pourrais nous faire passer par le Verlieu. Vous pourriez nous transférer directement…

_ Ni l’un ni l’autre, car il s’agit de nous faire voir.

_ D’ordinaire, je préfère éviter les ennuis. On dirait que vous souhaitiez qu’ils se dévoilent.

_ Exactement. Remontez en selle. » Refuse obéit. Elles arrivèrent bientôt en vue d’un petit campement. Les gens du Château Noir avaient dressé des tentes. Fénidar en personne s’était joint à l’escorte.

« Ainsi votre habitude est d’éviter les ennuis ? Ne voyez vous pas que vous les collectionnez ? » Remarqua N’Kaloma.

« Je plaide un moment de folie », concéda Refuse, « ensuite c’est le Château Noir qui m’a recréée. 

_ Vous ne serez plus jamais libre. Ésilsunigar vous fera faire toutes ses basses besognes, du moins celles qui ne lui procureraient aucun plaisir. »

  Refuse fut rendue au Château Noir. Personne ne l’empêcha de rapporter la réponse des Palais Superposés. Dès lors les négociations purent vraiment commencer. Mais N’Kaloma n’avait pas tord. Entre la formation de Kérisise et Tanidariam, les allers et retours entre Château et Palais, et les missions douteuses, Refuse n’eut plus de temps à elle. On lui demanda de rappeler à l’ordre des féaux, de surveiller le no man’s land, d’intimider des bourgeois des Cités Baroques, de tuer des prédateurs de la nuit, d’espionner la cour du roi à Sumipitiamar, de surveiller certains lieux, ou de se trouver simplement à tel endroit, à telle heure jusqu’à ce qu’un événement particulier se produisît. Quand la paix fut enfin signée, on échangea les observateurs. Tiriryanossi fut nommée aux Palais Superposés. Ces derniers rappelèrent Oumébiliam de Sumipitiamar pour servir au Château Noir. La nouvelle rendit Refuse nerveuse, car elle avait été pour une nuit son amante, autrefois. Elle l’évita.

Défiances.

  Six mois après son éveil, sa peau s’était assombrie, mais pas au point de lui rendre sa face de nuit. Elle n’en savait pas plus sur la mort de Sijesuis. Toutefois l’aide de  Karamousia lui avait permis de venir à bout du sortilège de transfert. Pourtant Refuse ne l’informa pas de sa réussite. Prudemment, elle testa d’abord ses possibilités, en allant de plus en plus loin, comme elle avait procédé autrefois avec le Verlieu. Elle s’efforça également d’accroître son répertoire de sortilèges, une priorité depuis que l’attaque des fils de Trominon avait montré sa vulnérabilité. Hélas, peu d’experts acceptaient d’échanger avec elle. Les habitants du château héritaient souvent de livres de magie copieux, dont ils exploraient rarement toutes les possibilités. Par ailleurs, quand on attendait d’un magicien qu’il remplît une fonction particulière, on lui fournissait les moyens nécessaires. Par conséquent on estimait qu’elle possédait déjà les charmes les moins puissants. Sauf que certains ˮusuelsˮ lui manquaient encore.

  Elle profita des missions qui l’entraînaient loin du Château Noir pour se faire un peu d’argent, et pour acquérir deux sortilèges peu coûteux: l’aura bénéfique et l’aura protectrice. L’idée était de partir sur une monture d’ombre, d’accomplir ce qu’on lui demandait, de s’octroyer du temps pour mener ses propres affaires, avant de revenir d’un coup par transfert. Elle général, elle réapparaissait aux abords du château, ou à Firapunite si Ésilsunigar l’avait envoyée beaucoup plus loin. Par défaut, les sortilèges préparés étaient les suivants : transfert, transformation, vision lointaine, annulation, foudroiement, envol, cicatrisation, aura protectrice, création d’ombre, monture d’ombre, aura bénéfique, alarme, révélation. Une bonne partie était destinée à la protéger des dangers, et particulièrement des autres sorciers, ce qui réduisait d’autant ses possibilités journalières à se rendre utile. Il y avait là un paradoxe. Les mages de la région des Palais Superposés héritaient souvent d’un ou deux objets enchantés qui les aidaient dans leurs débuts, un peu comme la pierre de vie que Refuse avait reçu de Sijesuis, ou le cadeau de Bellacérée, toujours très utile. Devenus puissants, ils avaient en général créé leur propre outil. Refuse n’avait encore rien fait de tel, sinon peut être le lien qui l’avait relié aux Dents de la Terreur. Elle commença à réfléchir à ce qui lui serait le plus avantageux. Se soustraire à la surveillance ? Bénéficier d’une protection permanente? Lui serait-il loisible d’établir un lien avec le réseau d’énergie tellurique ?

  Elle crut trouver une sorte d’équilibre, autant sur le plan sexuel que sur le plan professionnel. Tanidariam était un amant efficace, apparemment content de sa situation. Refuse II avait fait une croix sur l’habitude de Refuse I de quitter ses partenaires après la première coucherie. Elle donnait satisfaction à son maître, sans faire trop de zèle, l’objectif étant de se faire oublier en se fondant dans la routine. Or Ésilsunigar n’était pas tombé de la dernière pluie. Quand il voulut savoir, il sut. Refuse fut convoquée dans le bureau du Haut Mage. Il avait fait venir également maints sorciers experts, le représentant des Palais Superposés, Oumébiliam vêtu de jaune et de violet, ainsi que Karamousia. Devant tous il la déclara « puissante dame sorcière ». Les invités applaudirent l’air ravi. On but du vin, on croqua des petits gâteaux, on félicita l’intéressée, et quand les témoins furent partis, Ésilsunigar chargea sa créature d’une dizaine de missions à accomplir dans des délais plutôt serrés. Arrivait donc ce qu’elle avait redouté. Le devina-t-il à sa moue désabusée ? En tout cas il lui plût alors de se confier : « Savez-vous, Refuse II, pourquoi je ne vous ai pas encore mise dans mon lit ?

_ Le respect ?

_ Non, ce n’est pas cela.

_ Quand même…

_ Non, je vous assure, vous êtes ma chose.

_ Un sorcier tel que vous ne m’aura pas attendu pour trouver de quoi se satisfaire.

_ En effet, mes désirs sont déjà comblés, et pourtant ce n’est pas une raison suffisante pour ne point vous prendre.

_ Peut-être m’avez-vous violée avant mon éveil ? Ou vous auriez donné de mon sang à un familier de vos amis, un chat ou un renard, et depuis c’est en sa compagnie que vous jouiriez de mes charmes.

_ Presque. » Il laissa à Refuse un temps pour réfléchir, puis lâcha le morceau. « Je vous ai produite en deux exemplaires, l’une pour me servir comme magicienne, l’autre pour veiller sur mes plaisirs charnels. Elle vous ressemble parfaitement, à ceci prêt qu’elle n’a pas retrouvé ses affaires, et qu’elle a oublié beaucoup de choses. Souhaiteriez-vous faire sa connaissance ?

_ Pourquoi cet aveu ? Avez-vous besoin que je vous haïsse ?

_ Non, je veux que vous sachiez que, quoique vous fassiez, je vous possède effectivement, complètement, et réellement. » Il agita une clochette. Entra une Refuse à la peau claire, aux cheveux châtains, aux yeux noisette, nue, et semblant un peu perdue, comme si on eût braqué sur son visage une lumière trop forte. Il y avait encore de l’intelligence dans son regard et dans ses manières, car elle observa longtemps la scène, puis s’alla lentement blottir dans les bras du sorcier, tout en fixant son double comme pour en percer un mystère. La puissante dame sorcière ne put réprimer un rictus à faire peur, que son interlocuteur accueillit d’un sourire moqueur.

« Comment t’appelles-tu ? » Demanda  la magicienne.

« Refuse. Vous aussi ?

_ Oui. Tu es une magicienne, comme moi. Pourquoi n’as-tu jamais lancé de sortilège ?

_ Je suis guérie de cette passion là. Elle ne m’a causé que des ennuis. J’en suis morte. Désormais je ne vis que pour l’amour de mon bienfaiteur. Ses joies sont les miennes.

_ Tu ne souffres pas de ta servilité ?

_ Non, je suis bien contente d’être libérée de mes soucis, et de n’avoir que le plaisir pour horizon, le mien, le sien. » Ésilsunigar souriait de toutes ses dents.

« Haut Mage, ce que vous avez créé n’est pas moi : celle-ci est morte. C’est une plaisanterie de lui avoir donné mon visage. N’importe quelle face avenante eut convenu. Je ne me battrai pas pour elle. Et pourquoi m’avoir soustraite au néant, quand tant d’experts eussent apprécié le cadeau du transfert ?

_ Moins que vous ne croyez. Ici tout le monde me connaît. Mes lubies, mes vices n’ont plus de secrets. N’enviez-vous pas son bonheur ? » Ajouta-t-il en caressant le visage rosâtre.    Refuse alla vomir ailleurs. Il pouvait bien en fabriquer cent si tel était son bon plaisir. Ce qui l’écœurait c’était cet acharnement à lui signifier sa domination. « Qu’il me surveille s’il n’a que cela à faire. Mieux eut valu pour lui qu’il me traitât dignement. J’aurais défendu ses intérêts tout en veillant à ce qu’ils n’entrassent pas en contradiction avec les miens. Désormais mon obéissance dissimulera toujours quelque chose. » Pour commencer, elle accomplit ses missions de façon de plus en plus rude et expéditive. Et tant mieux si la réputation de son maître s’en trouvait ternie. Elle acquit petit à petit une bonne connaissance des clans, manoirs, maisons, et autres féaux du Château Noir. Elle s’aperçut qu’elle pouvait cultiver certaines relations comme un jardin. Une personnalité plus sociable en aurait rapidement tiré un grand pouvoir. Hélas la plupart de ses amitiés restèrent à l’état d’ébauche. Ésilsunigar n’y trouva pas matière à s’inquiéter.

  Elle se rapprocha des disciples de Fénidar, des garçons assez fiers, très sûrs d’eux, et qui avaient développé une mentalité bien particulière. Elle en retira moult bleus et courbatures, mais obtint de précieux renseignements sur leur tradition. Ces gens se voyaient comme des mutants, ayant tissé un lien avec une entité puissante. Par cette alliance, ils avaient accès à une réserve d’énergie, avec laquelle ils accomplissaient leurs prodiges. Il leur fallait un long entraînement, et une concentration sans faille pour ne faire qu’un avec la source de leurs pouvoirs, mais se passaient d’un langage, des formules, des longues préparations. Les effets n’étaient certes pas aussi variés et subtils que ceux des sortilèges, toutefois un initié intelligent savait en tirer le meilleur parti, par un emploi créatif. N’eut-elle été aussi engagée dans la tradition noire qu’elle eût été tentée, mais elle se contenta d’améliorer son escrime au bâton, contre un lot d’hématomes.

  Au fil des mois les missions d’Ésilsunigar accaparèrent tellement son temps, qu’il lui devint difficile de se fixer des buts indépendants. C’était le pire. Comment s’affirmer sans quelque grand dessein personnel ? Elle repensa à ce qui l’avait rendu heureuse. Elle avait aimé Sudramar, et sa vie dans les Montagnes Sculptées. Le retour dans les Contrées Douces lui parut comme le moment où tout avait basculé en sa défaveur. Le grimoire de Sijesuis avait réclamé un prix trop élevé.

  Au minimum lui fallait-il vérifier si la ville à l’ombre des  Coquillages avait gardé le charme que lui prêtaient encore ses souvenirs. Dès que l’occasion se présenta, la magicienne se transféra à Sudramar. Elle apparut un soir d’été au milieu de la place centrale, face à l’hôtel de ville. Autant dire qu’elle ne passa pas inaperçue. Mais elle fit celle qui n’en avait cure. On la vit se promener dans les ruelles, flânait devant les boutiques. Elle commanda un pichet de vin à l’auberge où elle avait autrefois ses habitudes. Ceux qui l’avaient connus avaient tous vieilli de sept ans. Monsieur le maire avait pris sa retraite. Mais on la reconnut. Un amant d’une nuit, rassemblant son courage, s’approcha de sa table. Il sollicita la permission de s’asseoir en face de la sorcière. On savait qu’on ne troublait pas impunément sa tranquillité. Refuse ne se souvenait plus du nom du curieux, mais joua le jeu. Elle lui sourit. Il se lança : « lorsqu’on m’annonça la nouvelle de votre mort j’en fus attristé. Bien qu’ayant trouvé une compagne plus constante, je gardais de vous un souvenir plaisant. Seriez-vous un fantôme venu nous hanter ?

_ Non mon ami, je suis bien Refuse, la sorcière des Sculptées, mise entre parenthèses pendant sept années. Le Haut Mage du Château Noir m’a recréée. Je vérifie si Sudramar toujours me plait.

_ Ses garçons ?

_ Oui, ses hommes, ses maisons, ses cieux, ses nuits et ses jours, sa rivière, et ses grands coquillages tout autour. 

_ Vous prévoyez de vous établir ?

_ J’en rêve seulement. »

  Son escapade fut de courte durée, mais comme elle se répéta, la rumeur parvint aux oreilles d’Émibissiâm, qui commanda à Siloume de guetter la prochaine apparition de la dame sorcière, et d’engager avec elle la conversation dès que possible. La familière fit passer le mot dans les lieux préférés de Refuse. De sorte qu’un mois plus tard des enfants toquèrent à sa porte pour lui annoncer qu’une magicienne correspondant à la description « regardait les canards depuis le Petit Pont ». Siloume leur donna une invitation à porter à la visiteuse, et promit une pièce à chacun. Les petits messagers s’empressèrent de mériter la récompense de sorte que l’attente ne dépassa pas quinze minutes. Refuse franchit le seuil de la demeure pendant que les enfants couraient en serrant dans leur poing le disque brillant. L’hôte en robe brune précéda la magicienne à l’étage. Celle-ci découvrit le salon, ses fauteuils et son âtre, ainsi qu’une dizaine de chaises rangées le long des murs, deux tréteaux pliés et le large plateau d’une table posé à la verticale. Siloume servit le thé avec sa grâce habituelle. « Mon maître est inquiet. Il aimerait savoir vos intentions réelles, pas uniquement ce que vous racontez aux bonnes gens de cette ville. Vous portez une tenue du Château Noir. Etes-vous ici en son nom ? 

_ Que nenni. Je ne viens à Sudramar, que pour mon plaisir personnel. Cela me détend. Je flâne, je batifole un peu, je mange des pâtisseries. Le mage qui me tient tolère ce loisir, entre deux listes de tâches à accomplir. Comment va votre satyre ? Est-ce lui ou vous qui donnez la leçon ?

_ Émibissiâm n’apprécie pas que je parle de lui.

_ Il est bien naïf s’il m’invite à vous parler et qu’il s’imagine que je repartirai aussi ignorante de ses affaires que je suis venue.

_ Je regrette Refuse… » Siloume fixa le foyer vide de la cheminée. La magicienne remarqua alors une épée posée contre le jambage de l’âtre. L’accessoire lui parut plutôt insolite. Elle se leva de son siège et sans demander la permission prit l’arme dans sa main. Elle n’y connaissait rien, mais nota la présence d’un numéro de série imprimé en creux en bas de la lame, près de la garde. Il y avait également une marque de fabrique, dans une langue dont elle ne savait que quelques mots, mais qu’elle reconnut pour être du daïken, le premier langage du Süersvoken.

« Soit, ne me dites rien de votre maître, mais parlez moi de l’épée. Ses origines sont lointaines. Comment est-elle arrivée ici ?

_ Peut après l’annonce de votre mort, un groupe d’hommes s’en est pris violemment à Émibissiâm. Ils ont réussi à enlever son apprentie. Le maître les a traqués. Il en a tué un ici, un autre à sa tour. Un troisième gaillard s’est enfui dans les Steppes où il a obtenu la protection de la grande sorcière Pirulisénésia. Ils avaient des armes à feu, ce qui les désignait comme venant des Contrées Douces.

_ Bizarre…

_ Ou de la Mégapole Souterraine…

_ Oui, cela sonne mieux à mes oreilles. Mais pourquoi enlever une apprentie ?

_ Vous connaissez Émibissiâm.

_ Certes, mais c’est le devoir de la ville de protéger ses enfants et non celui d’étrangers.

_ Mon maître bénéficiait d’une permission royale. Les attaquants n’avaient pas forcément des pensées aussi nobles que les vôtres. Et désolée de ne pouvoir vous en dire davantage… 

_ Vraiment ? » Siloume resta muette.

« Vous a-t-on menacée avec cette épée ? » Siloume resta muette. Refuse remit l’arme à sa place.

  « Assurez votre maître que je ne lui veux aucun mal, que je ne suis pas en mission. J’ai de la curiosité, sans plus. » C’était un énorme mensonge, car Refuse abhorrait Émibissiâm depuis qu’elle savait comment il abusait de sa familière. Simplement, elle admettait qu’il ferait un adversaire trop fort pour elle. Elle prit congé sur des paroles rassurantes, tandis que dans son esprit certains rouages à l’arrêt depuis longtemps cliquetaient, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Elle quitta dans l’heure Sudramar, par les montagnes, vers son ancien repaire. Elle comptait se faire oublier pendant quelques mois, enquêter de loin, dans les Steppes.

Mais Émibissiâm ne crut pas le rapport de Siloume. Désormais Refuse menaçait sa position. En d’autres temps, il eut tenté de l’assassiner la nuit même. Toutefois, il se savait surveillé, par Pirulisénésia, au nord, et depuis peu par Saggiavoce, au sud. Le grand mage des Palais Superposés, maintenant que la paix était signée, s’était manifesté dans sa patrie d’origine, les Vallées. Puisque sa rivale venait du Château Noir, Émibissiâm en hâte s’y rendit. Apparaissant sur l’esplanade devant le portail d’entrée, il demanda aux gardes d’ombre à rencontrer le Haut Mage. On l’escorta jusqu’au bureau d’Ésilsunigar avec les égards dus à son rang exceptionnel.

« Quelle surprise ! Émibissiâm ! Si je m’attendais ! S’exclama Ésilsunigar. Que puis-je pour vous ?

_ Vous avez fait de Refuse des Patients votre créature. Or, elle vient souvent à Sudramar. Cette femme a causé bien des problèmes par le passé, vous le savez. Je ne veux plus la voir sur mes terres. Je ne tolèrerai en ma bonne ville aucun autre sorcier puissant, exceptés ceux que j’aurais formé moi-même.

_ Aurait-elle récemment commis quelques incartades ?

_ Non, mais je les sens venir. Elle s’est trop attachée à ma ville. Je ne veux point de heurts entre nous, Haut Mage, mais je la chasserai si elle revient encore.

_ Soyez sans crainte, je lui dirai. Je l’emploie beaucoup, de toutes sortes de manières. Elle est nostalgique, voilà tout.

_ C’est une ambitieuse ! Croyez moi, je sais les reconnaître !

_ Oui, on peut dire cela. Avez-vous prévu de repartir tout de suite, ou passerez vous la nuit ici ?

_ J’ai évidemment de quoi rentrer chez moi !

_ Bien sûr. Je me disais… Si je vous écris un ordre pour Refuse, et que vous le lui portez… L’effet sera d’autant plus saisissant, n’est-ce pas ? Par sa rapidité.

_ Pourquoi pas ? »

  Ésilsunigar rédigea donc, à l’encre dorée sur un beau papier noir, une injonction à quitter Sudramar pour n’y jamais revenir. Il signa. Il plia. Il cacheta. Il tendit la missive. Émibissiâm s’en empara, remercia son hôte, et se fit conduire à l’extérieur. Une fois dehors, il se prépara, puis transféra sur la corniche du coquillage où Refuse avait coutume autrefois de demeurer, entre deux voyages dans les Sculptées.

  L’alarme la prévint. Aussitôt une idée tordue se forma dans les méandres de sa psyché. Émibissiâm annonça prudemment qu’il entrait. Il s’était si bien protégé qu’aucun des sortilèges de Refuse n’auraient pu l’atteindre ; ce dont elle se doutait. Il se dressa à l’entrée de la chambre ronde, et brandissant la lettre noire, annonça son bannissement à la sorcière, encore enfuie sous ses couvertures. Puis il décacheta et lut le message officiel. Il montra le texte avec la signature, en bas à droite. Refuse se redressa, l’air de sortir des limbes.

« Je comprends », dit-elle en minaudant, « je m’incline, même si je trouve cela très injuste, et mesquin. Je comptais de toute façon partir au matin. Je ne puis m’éclipser avant, car il faut de la magie pour quitter ce nid d’aigle. 

_ Parfait. Je vous laisse finir votre nuit. Ne revenez plus jamais !

_ Attendez ! Êtes vous si pressé ? Votre loyale servante n’a pas voulu répondre à mes questions cet après midi. Maintenant que vous êtes là, peut-être pourriez satisfaire ma curiosité. Cette épée trouvée chez Siloume, cet enlèvement : racontez moi.

_ Sont-ce vos affaires ?

_ Non… Mais si je focalise vos craintes aujourd’hui, je vous ai connu plus courtois hier. Je partirai. Je poserai des questions ailleurs, dans les Steppes, dans les Vallées, partout où j’irai. Et soyez assuré que mon maître m’envoie en tout lieu. Donnez votre version. Qui était cette apprentie ?

_ Une fille de Présence, le dernier Sire de la Forêt Mysnalienne. Je l’ai sauvée après la défaite de son père. Elle ne pouvait pas mieux rêver que de devenir mon apprentie.

_ Présence, le familier de Sijesuis ? Il a eu une fille ?

_ Presque une humaine. Pelage blanc. Des yeux bleus. Intelligente, mais je devais la calmer car elle ne tenait pas en place.

_ Jolie ?

_ Que vous importe !

_ Oui, jolie, sans doute. Elle doit vous manquer. Elle serait probablement devenue une grande magicienne, en étudiant à vos côtés. A dire vrai je suis un peu jalouse, mais j’aurais de quoi l’imiter.»

  La taille de Refuse se réduisit, sa peau blanchit en se couvrant uniformément de poils raz, et ses yeux bleuirent. « Les cheveux étaient plus longs », corrigea Émibissiâm. La chevelure descendit jusqu’aux bas des reins. Refuse tournait le dos au sorcier. « Autrefois, j’avais pour principe de n’aimer un homme qu’une seule fois. Il me semble que la situation convient parfaitement, dans la mesure où plus jamais nous ne nous reverrons », dit-elle en roulant en boule son corps nu. Elle offrait en spectacle son dos et ses fesses rondes. « C’est trop gros ! Il ne va pas gober cela ! » De fait, il hésita. « Regardez, je ne peux vous blesser. Au pire je foudroie. Et la foudre, je crois vous indiffère. » Elle prononça la formule. L’éclair tonna, mais s’arrêta crépitant sur une sphère invisible, à un mètre de la cible. Émibissiâm s’approcha plus près. Des soupçons, il en avait encore, mais au pire le poignard qui avait égorgé Lourijami pendait toujours à sa ceinture. Il se laissa tenter. Refuse, au début, cacha sa douleur, puis l’exprima, et enfin s’en servit pour le détruire. La petite fille devint panthère, et d’un coup de griffe sectionna l’artère. Du cou ouvert jaillissait le sang, le fauve vengeur y planta ses dents. « Présence m’aura appris deux ou trois choses », pensa Refuse en reprenant forme humaine. Elle détruisit la lettre d’Ésilsunigar, fouilla le mort, puis jeta son cadavre du haut du coquillage montagne.

  Le lendemain matin, elle vola jusqu’en ville. Elle pensa réveiller  Siloume en toquant aux portes de son balcon, mais la jeune femme n’avait pas dormi de la nuit. « C’est fait », annonça Refuse. « J’ai saisi l’occasion. Tu es libre. Si on pause des questions, fais savoir que la tour m’intéresse. Je dois partir, car il me faut parler à mon maître sans tarder. » Elle se transféra donc non loin du Château Noir. Elle sollicita dès son retour un entretient avec le Haut Mage. Celui-ci s’y attendait, prévoyant quelques récriminations, évidemment. Mais quand elle lui annonça l’assassina du confrère, Ésilsunigar grimaça. « Vous ne m’auriez tout de même pas désobéi ? J’ai vu hier soir, dans ce bureau, le mage de Sudramar. Il était bien vivant. J’ai écrit à votre intention des instructions…

_ Vous ne lui avez pas offert une perle ?

_ Non…

_ Il en aurait eu bien besoin. Je lui ai réglé son compte.

_ Et mes ordres ?

_ Émibissiâm m’a lu votre lettre, en effet. Je me trouvais alors chez moi, au sommet de mon coquillage, et par conséquent à l’écart de la ville. Aussi n’avais-je pas besoin de la quitter. Notre affaire s’est donc réglée en dehors de vos limites. Et maintenant qu’Émibissiâm est mort, il me semble que l’ordre est caduc. Pourquoi ne pourrais-je m’établir à Sudramar, cher maître ? J’aimerais y représenter vos intérêts. Cette affaire de l’enlèvement de la fille de Présence m’intrigue aussi. Permettez moi d’enquêter.

_ Ce n’est pas nécessaire. Nous savons tout : la Mégapole Souterraine a récupéré tous les enfants de Présence.

_ Tous ? Combien en avait-il ?

_ Trois ont survécu à sa mort.

_ Car il est mort, hein ?

_ Oui. 

_ D’accord, et pour Sudramar ?

_ Je ne veux plus que vous tuiez des sorciers exceptionnels sans mon autorisation. Nous ne sommes plus en guerre ! Un sorcier de ce rang, cela se respecte !

_ Il avait d’autres choses moins respectables à son actif.

_ Eh bien, ce n’est pas mon affaire ! Ni la vôtre !

_ C’est une vieille histoire avec Émibissiâm. Je l’ai rapidement détesté.

_ Il vous a fait du mal ?

_ Non. Enfin si : il a voulu me chasser de Sudramar, et avant cela il  fit de Siloume sa familière et son esclave.

_ Vous couchez bien avec le jeune Tanidariam.

_ Un : ce n’est plus un enfant. Deux : il est content. Trois : je n’ai pas sur son esprit l’emprise d’un mage sur son familier. Autorisez-vous de faire d’un humain un familier ?

_ Nous ne l’interdisons, ni ne l’encourageons. L’intérêt pour l’animal élu est d’acquérir parole et pensée. N’y a-t-il plus beau don ? Il est cependant un lien strictement prohibé : jamais une entité ne doit devenir un familier. 

_ C’est donc arrivé…

_ Évidemment. Un familier sans maître devient un prédateur de la nuit. Une entité liée à un mage, à sa mort, se change en démon. En tout cas c’est une des façons. Le regretté Nusiter vous en aurait dit plus long ; lui qui en connaissait plusieurs par leurs petits noms.

_ J’aime quand vous m’apprenez des choses ! Je pourrais vous écouter pendant des heures.

_ Je ne vous savais pas flagorneuse.

_ Sudramar ?

_ Je dois y réfléchir…

_ Pas trop longtemps. Au nord Pirulisénésia ; au sud Saggiavoce, je crois.

_ J’ai besoin de vous ici.

_ Faites une troisième Refuse !

_ Non.

_ Aidez moi à avancer. J’ai perdu sept années.

_ La vie. Vous avez perdu la vie.

_ Avez-vous d’autres choses à me dire, maître ?

_ Oui, servante indocile. En tuant Émibissiâm vous avez gâché mes plans. Malgré son caractère indépendant je projetais de le lier au Château Noir. Qu’il devînt mon débiteur n’était pas pour me déplaire. En outre, vous m’avez désobéi, effrontément. Je me moque bien que votre coquillage se soit trouvé hors les murs. Pourtant votre mort aurait du vous apprendre qu’on n’interfère pas impunément dans les affaires  des puissants. Mais vous continuez à n’en faire qu’à votre tête. Heureusement cette situation a des précédents, de sorte que j’ai sous la main l’outil adéquat. » Il ouvrit un tiroir. « J’ai décidé de vous offrir l’instrument de votre soumission. Vous ne sauriez dire non.

_ Vous conspirez à faire mentir mon nom. Me faudra-t-il tout accepter ?

_ En effet, voici un collier de servitude. Mettez le.

_ Je n’en veux pas !

_ Mettez le ou vous ne sortirez pas vivante de ce bureau. » 

Refuse le crut. Le bijou lui fit immédiatement horreur, bien qu’elle n’en sût pas les propriétés exactes. Un vilain torque en acier inoxydable. Elle le saisit du bout des doigts. « Je vais le regretter, je le sens. Quelle mort aviez-vous prévue ?

_ Arrêt cardiaque et destruction de l’esprit. On ressent une vive douleur dans la poitrine.

_ Cette chose va me contraindre… Vous allez me torturer. Pourquoi m’avez-vous recréée ? Je ne serai plus moi-même avec ça. » Les larmes lui montaient aux yeux. Ésilsunigar ne se laissa pas attendrir. « Je perds patience », dit-il. Refuse passa le torque autour de sa nuque, en l’agrippant, prête à le retirer. Hélas, à peine en place, le collier lui brûla et les doigts et le cou. Elle hurla. Ésilsunigar la regarda se tordre de douleur par terre, jusqu’à ce qu’elle perdît connaissance, ce qui arriva au bout d’une minute environ. Il quitta la pièce en traversant le mur derrière le bureau.

  La magicienne revint à elle dans un état nauséeux. Elle réprima in extremis le réflexe de toucher le torque. Refuse se redressa en prenant appui sur ses coudes. Ses doigts à vif lui faisaient mal. Elle se soigna. Elle se leva péniblement. En face d’elle un miroir lui renvoya l’image de ses traits tirés, et l’éclat métallique de l’instrument du supplice.  Elle ressortit honteuse du bureau, par l’antichambre aux tableaux, où longtemps elle broya du noir, n’osant aller plus loin. Refuse ne voulait pas qu’on la vît avec le collier, de peur qu’on ne reconnût le signe de sa servitude. Elle pourrait peut être s’accommoder de la malveillance d’Ésilsunigar, mais ne supporterait pas que tout le Château Noir la rayât. Finalement, cachant le joug sous un foulard d’ombre, elle rejoignit sa chambre, dont elle chassa  Kérisise et Tanidariam. Elle croyait trouver la paix dans l’isolement, mais l’apaisement se changea sournoisement en désœuvrement.  Elle n’avait rien à faire, ne voulait ni manger, ni dormir, ni aimer, ni haïr. Elle tourna en rond. Le mouvement amena la réflexion.

  « Il veut que je sois docile, il y parvient d’un battement de cil. Comment fuir ce scélérat? Si je trouve un moyen d’ôter le collier, il le saura et me tuera. La distance ne fera rien à l’affaire, puisqu’il transfert. »

  Elle sortit dans le corridor aux vitres rouges. La dame sorcière parcourut toutes les galeries historiées que Tiriryanossi lui avait montrées. L’épisode de la création des Montagnes Sculptées la ramena au Pont Délicat. Alors, elle se souvint du portail ancien, et du fantôme rémanent se lamentant devant le passage clos. Qui d’autre avait conscience de son existence ? « Je dois percer ce mystère. » Elle résolut de se mettre à l’ouvrage dès le lendemain. Ce dont elle fut empêchée, car Ésilsunigar, méfiant, l’envoya dans un port de la côte est pour prendre des nouvelles d’une cargaison en provenance du N’Namkor. Au passage elle s’entretiendrait avec le capitaine du bateau, un homme du réseau du Haut Mage. Celui-ci lui commanda de revenir au plus tôt, sous vingt quatre heures. Passé ce délais, il la considèrerait comme traîtresse… Refuse s’exécuta.

  Cependant à Sudramar Siloume découvrait le cadavre d’Émibissiâm au pied du grand coquillage. Elle avait loué les services d’un paysan robuste, qui la suivait en tirant un âne à sa suite. Ils virent les oiseaux des montagnes  festoyant  sur un corps nu, disloqué et lacéré, collé au centre d’une tache brune. Leurs becs arrachaient la chair par petits bouts. Déjà les orbites étaient vides. « Ce n’est plus personne. » Pensa Siloume. Néanmoins elle chassa les charognards avec l’épée de Dove. Elle aurait préféré ne trouver que des os, mais il importait que le conseil municipal reconnût son sorcier. Les restes malodorants furent enfermés dans un sac de toile. Le paysan le chargea sur la bête de somme. Le trio s’en retourna en ville. La dépouille fut déposée au centre de la salle du conseil municipal. La mairesse convoqua tous les élus. On admit le décès du sorcier. On l’imputa d’abord à l’attaque d’une bête sauvage, à la suite de quoi Émibissiâm serait tombé du haut du coquillage. On s’étonna que celui-ci abritât un fauve. Comment serait-il monté là-haut ? On supposa l’existence d’une entrée, mais on s’étonna que personne ne l’eût repérée plus tôt. Puis on fit le rapprochement avec Refuse, décédée, recréée, qui y avait établi sa demeure. Siloume confirma que c’était bien Refuse qui lui avait annoncé la mort d’Émibissiâm au cours de la nuit. « Je ne le regretterai pas », déclara t-elle, « il ne me libéra de Joie des Marins que pour faire de moi son esclave. Il rendit sans doute de grands services à notre cité, assez pour que vous fermiez les yeux sur ses travers, mais ce n’était point un honnête homme. Il n’est plus temps de se mentir. Je puis enfin vivre ma vie. Sachez que Refuse réclame la place d’Émibissiâm.

_ C’est la folle qui a réveillé le Dragon des Tourments ! Nos soldats s’en souviennent !

_ Elle est morte.

_ Selon l’histoire qu’elle a raconté, le Château Noir l’aurait recréée. Accepter Refuse c’est nouer un lien avec cette demeure aussi prestigieuse que controversée. Cela mérite un débat. »

Le conseil décida d’annoncer publiquement que Sudramar recrutait un nouveau sorcier municipal. Les candidats auraient trois mois pour se faire connaître. La nouvelle se répandit en ville et dans les Steppes. Elle courut dans les Montagnes Sculptées. Elle parvint aux Vallées, et donc à Saggiavoce.

  Celui-ci réfléchit. Il avait formé plusieurs mages, compétents ou experts. Certains pourraient convenir aux bourgeois de Sudramar. Il fit son choix, s’entretint avec son candidat, qui se montra intéressé, puis contacta Pirulisénésia. Evidemment la Haute Magicienne des Steppes avait fait le même genre de préparatifs. Le magicien et sa consœur se rencontrèrent devant la Tour d’Émibissiâm, par images interposées. On discuta. Saggiavoce expliqua que son disciple était un homme marié, dans la quarantaine, expert motivé, capable de devenir puissant, à court terme. Pirulisénésia avait une fille et un neveu à placer. Habitués à un mode de vie semi-nomade aucun n’était très désireux de s’enfermer dans une Tour. Pirulisénésia reconnut que l’offre de Saggiavoce conviendrait mieux à la cité, mais manifesta une meilleure connaissance des affaires locales. Elle déclara qu’elle surveillait Émibissiâm depuis sept ans, et raconta l’histoire de la libération de l’enfant de Présence, qu’elle tenait de Coriace. Saggiavoce lui accorda toute son attention. On discuta. Pirulisénésia évoqua Refuse, sa très probable implication dans le meurtre d’Émibissiâm. Ensemble les deux mages retracèrent le parcours étonnant de la sorcière des Patients.

  Ignorant l’état des relations entre Ésilsunigar et Émibissiâm, ils voyaient dans l’assassina du second un coup du premier. Mais alors pourquoi Refuse ne paraissait pas au grand jour ? On discuta. On parla des apprentis d’Émibissiâm. Car si aucun n’était de taille à assumer la relève, les plus avancés seraient « en droit » de réclamer une sorte d’héritage. Mais tous seraient déboutés si jamais la fille de Présence revenait. Bien sûr, un tel coup de théâtre était improbable. Il n’empêche… Dans la mesure où Émibissiâm avait fait d’elle son apprentie à demeure, il l’avait du même coup désignée comme son héritière. Heureusement, il n’avait pas eu le temps de la former. La Mégapole Souterraine s’était substituée à lui. Quant à Siloume… ah oui, Siloume ! Elle ne comptait pas comme une magicienne. Techniquement, elle entrait dans la catégorie des familières sans maître, donc des prédatrices de la nuit. Mais elle pouvait faire valoir son humanité, ça et la vie commune imposée par le défunt. On discuta. On se mit d’accord. Puis Saggiavoce déclara son candidat au conseil municipal. Il évoqua également les droits de Siloume, ainsi que l’attitude étrange de Refuse. La mairesse   confirma qu’elle n’avait pas de nouvelles non plus. Les plus hostiles des conseillers parlaient même de faire un procès à la sorcière si jamais elle reparaissait.

  Ésilsunigar avait fait son deuil de Sudramar. Sa réflexion en était là qu’il avait eu tord de soutenir Émibissiâm contre Refuse, mais il ne pouvait pardonner l’indiscipline de son agente. Aussi la surchargeait-il de missions requérant le transfert, exigeant toujours un retour rapide. Comme elle était efficace, et condamnée à conclure les affaires en vingt quatre heures chrono, la réserve des tâches à effectuer s’épuisait. Elle surveillait des féaux loyaux, intimidait des serviteurs déjà terrorisés, contrôlait des ouvriers scrupuleux, espionnait des gens qui n’avaient rien à cacher, sinon l’intimité de vies ordinaires. Elle devait délivrer des messages creux, explorer des régions désertiques, ramener de jolis cailloux. Ésilsunigar se creusait la tête, pendant qu’elle guettait l’erreur.

  Finalement Saggiavoce installa son disciple dans la Tour d’Émibissiâm avec l’aval du conseil municipal, et la bénédiction de Pirulisénésia. Cette dernière proposa à la ville de prendre des apprentis dans les Steppes. On donna l’or du sorcier à Siloume, qui se déclara satisfaite de pouvoir garder et embellir sa maison. Saggiavoce recopia le livre de sorts d’Émibissiâm. Il n’y trouva rien qu’il ne sût déjà, mais le conserva dans l’hypothèse où il faudrait un jour apaiser Refuse, cette demoiselle trop souvent mêlée aux pires catastrophes, et qu’on avait peut être trop ignorée. « Elle ne doit plus rester dans l’angle mort », confia-t-il à Pirulisénésia. Son égale en était d’accord. Toutefois les murs du Château Noir protégeaient bien ses habitants de la vision de sorcier. Les déplacements de Refuse étant imprévisibles, la surveillance resta un vœu pieux.

La collectionneuse.

  « Le Manoir Oblique », ainsi nommait-on la demeure de Dame Tinaborésia, sise au cinq de la rue Merol, dans le village d’Inavène. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle se distinguait nettement des constructions avoisinantes. Elle était deux fois plus haute que les plus importantes maisons bourgeoises, disposées en cercle autour de la place centrale.

  De loin, ses angles noirs montaient vers le ciel. De près, on découvrait un délire de plans triangulaires évoquant les pliages insensés de gigantesques feuilles de pierre. Les surfaces étaient sombres et striées. On n’imaginait pas habiter là dedans, et pourtant une sorte d’escalier menait à une ouverture obscure à trois mètres du sol. Il était composé de marches anguleuses en suspension dans l’air, aucune n’étant orientée dans le même sens que les autres.

Sept ans plus tôt, un livreur les avait montées, en tenant un tableau emballé dans un vieux drap. Dame Tinaborésia avait généreusement rétribué le transporteur, puis avait accroché son image au dessus de son bureau, parmi d’autres peintures. La maîtresse du manoir entretenait une relation bien particulière avec ses représentations. En effet, dans chaque pièce de la grande demeure se trouvait une réplique de l’habitante. Les coiffures, les habits changeaient, mais pas l’âge apparent. On lui donnait toujours vingt ans. Les doubles obéissaient à l’originale, mais telle n’était pas leur fonction première. Chacune revivait, en boucle, un épisode marquant de la vie amoureuse de Tinaborésia. On voyait aussi les amants, les figurants et le décor, car sur simple demande l’environnement s’accordait à ses souvenirs. Tinaborésia éprouvait ce que ressentaient ses doubles. Il lui arrivait de cumuler plusieurs moments à la fois.

  Ainsi se divertissait-elle quand le roi du Garinapiyan ne sollicitait pas ses talents de magicienne. Il lui arrivait également de revoir ses amants, quand ils vivaient encore, ou de s’en trouver un nouveau. La sorcière d’Inavène jouissait de la vie depuis des siècles. A la différence des imparfaits de l’Amlen, nul handicap ne ternissait son existence prolongée. Elle avait connu le Tujarsi, avant la chute. Elle avait fait équipe avec Sijesuis, homme subtil et cultivé. Puis elle s’était éprise d’Ésilsunigar, potentat venimeux, père de son huitième enfant, Manidorar. Ce dernier s’était embarqué dix-sept ans plus tôt pour le Firabosem, évitant la guerre des Palais de justesse. Manidorar  n’avait que rarement donné de ses nouvelles. Ses préférences allaient au Château Noir.

  Mais Tinaborésia tenait dans sa main une lettre de lui. Après toutes ces années, il se racontait peu. Manidorar avait d’abord servi les intérêts de son père. Il évoquait rapidement des capitaux placés dans certaines industries. Prenant de l’assurance, il souhaitait monter ses propres affaires : de l’import-export entre les deux continents. Manidorar aurait besoin d’être régulièrement informé des affaires de Gorseille.  Par conséquent il requérait un moyen de communication plus rapide avec sa mère… Tinaborésia n’était pas contre. Le portrait pourrait bien reservir… Toutefois la magicienne devait d’abord renouer avec le père. Etait-il au courant des projets de son fils? En était-il l’instigateur? Que dissimulaient les deux hommes?

  Comme à son habitude Ésilsunigar convoqua son exécutante à son bureau. Il lui tendit un cartel sur papier noir, où figurait sa mission du jour : porter une jolie boîte de confiseries à Dame Tinaborésia, sujette du Garinapiyan, résidant à Inavène, au numéro cinq de la rue Merol. Croyant à l’erreur tant attendue, Refuse eut du mal à contenir sa joie. Elle s’empressa de transférer avant que son maître ne changeât d’avis.

  Refuse apparut sur la place centrale d’une petite ville froide et brumeuse. Tout autour, des façades élégantes étaient disposées en cercle, avec leurs échoppes au rez-de-chaussée. A l’angle de la rue principale se dressait la mairie. Deux autres voies s’éloignaient de la place, dont la rue Merol, indiquée par une enseigne en fer forgé et bois peint. La magicienne n’eut pas besoin de s’en remettre au numéro pour trouver le Manoir Oblique.

Refuse atteignit l’entrée, un simple voile noir. Elle regarda autour d’elle, cherchant la sonnette. Il n’y en avait pas. Elle appela. Une voix suave lui demanda ce qu’elle voulait. « Ésilsunigar m’envoie porter une boîte de confiseries à Dame Tinaborésia », expliqua Refuse. « Un instant je vous prie ! » La messagère attendit, jusqu’à ce que la voix l’invitât chaleureusement à entrer. Refuse passa le seuil. « Où est la maîtresse de maison ? Demanda-t-elle.

_ Un peu partout », lui répondit la voix.

  De fait, un salon interminable s’offrait à la vue de Refuse. Sur un canapé Tinaborésia  écoutait le récital d’un violoniste. Refuse la reconnut d’après le portrait qu’elle avait vu aux Patients. La dame ne lui prétait aucune attention, et ne répondit pas à son salut. Plus loin, la même femme partageait un repas aux milieux de joyeux convives. Leurs traits et leurs voix gagnèrent en netteté au fur et à mesure que la visiteuse réduisît la distance. En revanche la première partie du salon lui parut plus floue.

Sur sa gauche, Refuse remarqua un escalier en colimaçon. « Pourquoi pas ? » Se dit-elle en posant le pied sur la première marche. A mi-hauteur une boucle d’oreille attendait qu’on la ramasse. Refuse se garda d’y toucher. Elle déboucha sur un nouveau salon, plus petit, plus cohérent, plus réel. Pourtant là aussi se jouait une scène. Tinaborésia, debout près d’une fenêtre cintrée, encadrant le bleu lumineux du ciel, discutait avec un homme au teint gris clair, élégamment vêtu. Tous deux tenaient des coupes de verre, emplies de vin rouge. On sentait un peu de fatigue. La voix de l’homme avait un timbre agréable et posé, celui de quelqu’un habitué à négocier. C’était Sijesuis. Tinaborésia, en robe longue et noire, semblait boire ses paroles. Refuse fut tentée de s’approcher, mais se ravisa. Sans doute était-elle observée, en ce moment même.

  La visiteuse erra encore dans la demeure jusqu’à s’y perdre. Les pleurs d’un nouveau né l’attirèrent vers un rideau rouge, qu’elle écarta. Dans une chambre très décorée Tinaborésia venait d’accoucher. Elle se portait bien, n’était pas trop fatiguée, et souriait. La magie y était sans doute pour quelque chose. Sur sa poitrine criait le bébé, un garçon. Le cordon ombilical était déposé dans une bassine en argent. Ésilsunigar tenait le couteau. S’il portait les cheveux longs à cette époque, son visage avait déjà l’aspect de la pierre. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Les propos échangés indiquaient que le maître du Château Noir était le père de l’enfant. Avait-il obtenu d’elle qu’elle trempât dans le meurtre du magicien des Patients ?

Refuse parcourut la demeure enchantée à la recherche d’autres indices. Elle n’en trouva pas. Certains murs, opaques de l’extérieur laissaient entrer une lumière vespérale. « Tinaborésia ! Dites moi comment je dois vous remettre le cadeau d’Ésilsunigar ? 

_ Suivez moi », répondit la voix féminine déjà entendue à son arrivée. Une image surgit d’un mur. Illusion ou fantôme, la femme passait aussi à travers les meubles. Elle guida Refuse jusqu’à une paroi inclinée. La surface devint noire. Refuse traversa le voile. Elle entra dans un petit salon blanc aux murs presque droits, couverts de tableaux. Le plafond se permettait encore quelques fantaisies angulaires, mais le sol était quasi régulier. Tinaborésia attendait dans un fauteuil, devant une table triangulaire. Elle proposa à Refuse de s’asseoir. La messagère prit place, en se tournant un peu de côté afin de voir l’hôtesse. Elle posa la boîte sur la table. Les deux femmes s’observèrent en silence. Tinaborésia portait des chaussons noirs, une longue robe bleu nuit, taillée dans un tissu diapré, et un corset noir ourlé de torsades bleues. Les manches de sa chemise étaient d’un orange brillant. Ses longs cheveux étaient coiffés en arrière, retenus par un bandeau ambré.

« Pardonnez moi d’avoir pris mon temps, mais je suis si curieuse. Vos tranches de vie sont fascinantes. Je me suis un peu perdue… Pas au point d’oublier ma mission cependant. Mon maître voudra une preuve que j’ai accompli la tâche qu’il m’a confiée. 

_ Certainement », répondit Tinaborésia en souriant, « puis-je vous offrir à boire ? 

_ Une infusion, s’il vous plait. »

Un serviteur apporta les boissons. Refuse suspecta que son hôtesse avait donné les traits d’un ancien amant à une création magique.

« J’étudierai la boîte le moment venu, déclara Tinaborésia. Ésilsunigar s’amuse avec ses petites catins, mais il me revient toujours. Je ne suis pas en reste, comme vous l’avez certainement remarqué.

_ Ce sont apparemment de simples friandises…

_ Livrées le jour même où je m’apprêtais à lui parler. Qui êtes-vous ?

_ Refuse II. Je suis morte, Ésilsunigar m’a recrée. Je le sers de mon mieux. Je dois être rentrée au Château Noir demain matin, sans faute.

_ Je vois.

_ Vous êtes assurément une magicienne. Puis-je vous demander quelle est votre tradition ?

_ Blanche.

_ Vous venez des Prairies ?

_ Non. Je ne souhaite pas parler de mes origines…

_ Pour avoir déjà rencontré des gens de votre tradition, je sais que vous gardez vos couleurs et que vous vous passez de familiers. Il y avait une histoire avec les entités des portails…

_ Oui, les mages de la tradition noire sont simplement ceux qui s’autorisent l’emploi des opératrices rebelles, d’abord piégées dans des chimères, puis dans des animaux. Ils ont été marqués il y a fort longtemps afin qu’on s’en défiât. Néanmoins peu de gens s’en souviennent, y compris les principaux intéressés, parce qu’on n’a plus ouvert de Grand Portail depuis des milénaires… Si vous voulez vous faire une idée des risques encourus, songez aux sortilèges corrompus.

_ Pourquoi préférer les rebelles aux entités loyales ?

_ Elles étaient plus capables dans certains domaines. Votre tradition aime bien négocier, ce qui suppose des interlocuteurs intelligents. Vous y gagner en souplesse. Vous y perdez en sécurité. Quand vous créez un familier, vous y piégez une entité. D’où leurs pouvoirs particuliers, parce que vos fondateurs se sont débrouillés pour que les opératrices en viennent à aimer leurs prisons.

_ Je comprends mieux… Vous avez choisi la tradition blanche ?

_ Non, pas plus que vous n’avez choisi la noire.

_ Ah. » Refuse but son thé. Son regard se passa sur les tableaux. La moitié figurait les anciens compagnons de son hôtesse, en faisant ressortir leurs différences de caractères, et l’autre moitié représentait Tinaborésia, habillée ou coiffée comme ceci ou comme cela, mais immuable en fin de compte. Au dessus d’elle, penchée à trente degrés, se trouvait la peinture du manoir de Sijesuis. Refuse était certaine qu’il s’agissait de la même œuvre, revenue à son point de départ.

« Pardonnez ma curiosité est-ce bien le portrait qui ornait la chambre de Sijesuis ? Demanda Refuse.

_ Effectivement.

_ Vous communiquiez par cette image ?

_ Notamment.

_ Vous avez su qu’il se mourait ?

_ Oui, dès le début.

_ Vous n’avez pas pu le sauver ou pas voulu ?

_ Il ne me l’a pas demandé. Je lui ai tenu compagnie. J’ai soulagé sa douleur, j’ai prolongé son agonie, ainsi qu’il le désirait. On ne peut pas grand-chose contre une liaison fatale. » Le regard interrogateur de Refuse appelait une explication.

« La liaison fatale est un maléfice rare et corrompu. Il fait de sa cible une source d’énergie pour un ou plusieurs sorciers. Plus ils utilisent leurs pouvoirs et plus ils épuisent la victime. Mais l’entité n’est pas loyale. Elle vampirise parfois celui ou celle qui la convoque.

_ Vous savez qui ?

_ Non, navrée de vous décevoir. Ce n’est pas moi. Ésilsunigar l’a peut être commandé, mais je doute qu’il ait lui-même frayé avec une opératrice aussi instable.

_ Aurait-elle pu transiter par votre image ?

_ Sans que je ne le remarquasse ? Difficilement. Néanmoins, je recevais du monde à cette époque… Je ne puis vous éclairer davantage, sinon en vous précisant que mes pouvoirs ne sont nullement tournés vers le meurtre. Je n’ai pas besoin de métempsychose pour durer, si vous voyez ce que je veux dire…

_ Seriez vous une inparfaite ?

_ Ah non, moi je suis très réussie !

_ Je serais bien sotte de ne pas vous demander…

_ Évidemment, mais je ne peux vous répondre. J’ai rencontré la bonne personne, au bon moment, et j’étais riche. Je ne possède pas le savoir nécessaire, et ceux qui l’ont sont passés maître dans l’art de se dissimuler. Je n’ai jamais retrouvé mon bienfaiteur. »

  Refuse ne parla plus pendant un moment. Son hôtesse connaissait probablement le nom de l’assassin de Sijesuis. Mais elle avait laissé entendre qu’il aurait pu succomber à son propre maléfice. Très pratique, assurément.  Peut être saurait-elle desserrer l’étau  du collier de servitude… Tinaborésia souriait de toutes ses dents, comme si elle lisait dans les pensées de son invitée.

  Refuse tenta un rapprochement par l’échange : « Je suis toujours à la recherche de nouveaux sortilèges. Mon répertoire pourra sembler un peu limité pour une sorcière de votre rang, toutefois s’il était possible d’échanger, ou d’acheter… 

_ Vous me surestimez. Ce doit être la demeure, elle fait cet effet là.

_ J’ai besoin de me libérer d’une contrainte imposée par Ésilsunigar. M’aideriez-vous ?

_ Non.

_ Même si je vous rendais un service ?

_ Je n’ai rien à vous demander. Je n’ai besoin de rien. »

Refuse regarda sa tasse de thé. Les mots lui manquaient pour convaincre son vis-à-vis.

« Avez-vous une réponse pour Ésilsunigar ?

_ Je dois d’abord savourer son message. Mais soyez sans crainte. Vous aurez ma réponse à temps. Une de mes images va vous conduire à votre chambre. »

De fait Tinaboresia se dédoubla. La réplique invita Refuse à la suivre. Elle conduisit son invitée à une chambre polygonale aux murs variablement inclinés. Le plafond émettait une lumière rose. Il n’y avait pas de fenêtre dans cette pièce. Le lit aux couvertures mauves promettait un sommeil réparateur.

  Refuse se déshabilla et se glissa entre les couvertures. Elle dormit peu mais bien. A son réveil, le double de son hôtesse alla lui chercher un repas chaud. L’horloge murale indiquait minuit.  Refuse mangea sous un éclairage violet. Elle sortit ensuite, en quête d’une scène de la vie de Tinaborésia qui lui apprendrait quelque chose d’utile.  Le double ne la lachait pas.

« Avez-vous jamais aimé quelqu’un qui vous tînt en son pouvoir ?  Demanda Refuse.

_ Non, personne. 

_ Habitez vous tous ces souvenirs ?

_ L’esprit papillone de l’un à l’autre, et parfois s’ouvre à deux ou trois scènes simultanément. Alors les sensations s’additionnent.

_ Moi aussi j’existe en plusieurs exemplaires. Ma copie apprécie sa servitude. Mais intime comme vous l’êtes avec mon maître, peut être vous l’a-t-il présentée ?»

  Le double ne répondit pas. Refuse passa la nuit parmi les souvenirs de la collectionneuse.   

Au matin, Tinaboresia lui tendit un objet plat, enveloppé de tissus. Refuse devina qu’il s’agissait d’un tableau, sinon du tableau, compte tenu des ses dimensions. Sitôt sortie du Manoir Oblique, une rapide inspection confirma ses soupçons. Elle rentra au Château Noir, et fit connaître immédiatement sa présence pour éviter les ennuis. Mais au lieu de se rendre directement au bureau d’Ésilsunigar, elle se livra à une analyse approfondie de l’enchantement associé à l’objet.

Hélas le maître la fit appeler avant qu’elle n’eût fini sa tâche. Il réceptionna le tableau sans faire de commentaire.

  Ésilsunigar ne lui confia pas d’autre mission de toute la journée.

Chapitre huit : La Tangente.

Refuse à l’ouvrage.

  Refuse ne fut pas davantage sollicitée le lendemain. Elle se transféra directement sur le Pont Délicat. Le canyon était toujours aussi impressionnant, dominé par les Montagnes Sculptées, notamment les grandes Chimères au nord. La magicienne se tenait au milieu du pont lumineux, à deux kilomètres de chacun des bords. L’ouvrage était un entrelacs de lignes de force tressées en réseaux de plus en plus fins. Il nécessitait un approvisionnement énergétique permanent. Aucun pilier ne le soutenait. Refuse employa la révélation afin de voir la ligne dorée signalant l’emplacement de ce qu’elle supposait être un portail. La rémanence du sorcier désespéré apparut également. Il courait, il tombait à genoux, il suppliait, il brisait un bâtonnet magique. Une flamme noire le consumait. Refuse s’adressa en langage magique aux entités opératrices du transfert (§), et de la Porte de Verlieu(*). Poser les bases de la discussion prit un peu de temps parce que ses interlocutrices ne percevaient pas le monde comme les humains. La magicienne expliqua ce qu’elle voyait. Elle déclara :

« La ligne dorée est nécessaire car le portail devrait s’ouvrir à cet endroit afin de mener à sa destination. Vrai ou faux ?

_ § : Vous présupposez beaucoup.

_ * : Vous n’avez jamais recouru à tel ancrage.

_ Un transfert peut-il manifester le portail ?

_ § : Non.

_ Une Porte de Verlieu peut-elle manifester un autre portail que celui menant au Verlieu ?

_ * : Non.

_ Et si j’adapte les formules ?

_ § : Proposez.

_ * : Proposez. »

  Cela revenait à improviser un puissant sortilège. Refuse ne s’en sentait pas capable. Mais elle en retira un enseignement. Dans sa situation, pour progresser elle devrait inventer sa magie, car personne ne lui vendrait la solution.

Elle s’envola vers le Sphinx, tant pour s’y abriter que pour découvrir ce qu’il était devenu après le départ des chevaliers d’ombre. Un faucon noir vint à sa rencontre. « Bonjour Dame Sorcière, je suis Trattonero, familier du très compétent All’unisono, disciple de l’éminent Saggiavoce, Haut Mage des Vallées, protecteur des Palais Superposés. Me direz-vous qui vous êtes et ce qui vous amène ? Mon maître me demande de m’enquérir des visiteurs. 

_ Je vais passer la nuit dans le Sphinx, et je ferai peut-être un peu d’exploration. Je m’appelle Funambule. Je serais ravie de rencontrer votre maître. A part cela, je connais un peu les lieux. Les Montagnes Sculptées sont des villes, ce n’est donc pas la place qui manque, et je ne crois pas savoir que quiconque les possède.

_ C’est entendu. Je prends les devants pour vous annoncer. Dame Sorcière Funambule, c’est bien cela ?

_ Oui, comment avez-vous reconnu mon rang ?

_ Le costume, l’apparition soudaine… »

  Le faucon s’éloigna. Il entra par la bouche du Sphinx. Refuse le suivit peu après. Les chevaliers d’ombre avaient fait installer une porte. Une ouverture ménagée au dessus permettait à Trattonero de passer. La magicienne tourna la poignée, qui résista. Elle utilisa une télékinésie mineure pour déverrouiller. Puis elle sortit son bâton de son espace magique et éclaira son chemin d’une lumière. Elle avança. Les premières pièces et couloirs n’avaient guère changés. Mais elle découvrit des espaces meublés à proximité du puits des ascenseurs. On avait disposé des tables et des chaises dans un espace assez vaste et plat, et des malles le long des murs. La révélation lui permit de repérer la silhouette d’un mage qui l’observait depuis une sorte de terrasse, accessible par un escalier. Refuse ne fit pas durer le suspens. « Je vous vois mon cher ! All’…

_ All’unisono. Enchanté de faire votre connaissance Dame Funambule. Pardonnez ces précautions. Saggiavoce, mon maître m’a enseigné la prudence. Depuis son retour dans les Vallées, il m’a chargé d’assurer une présence permanente ici. Mais d’autres ont eu la même idée. Je ne suis pas seul.

_ Oui ?

_ Et bien il y a un chevalier d’ombre, ainsi qu’une fille de Pirulisénésia, et un autre mage des Vallées, qui n’a pas de maître aussi prestigieux. Vous venez au nom du Château Noir ?

_ Non, je suis ici pour affaires personnelles. Je profitais d’un moment de liberté pour m’évader dans ce cadre splendide.

_ Ah, vous avez bien raison. La vue est extraordinaire. Trattonero m’a rapporté vos critiques. Les intentions de Saggiavoce ne sont nullement de s’approprier le Sphinx, surtout après qu’il fût l’enjeu d’une si longue guerre. Vous êtes ici chez vous, comme nous tous ! Voyez-moi comme une sorte de maître d’hôtel, si je puis dire.

_ Parfait. Les chevaliers d’ombre ont-ils laissé quelques chambres utilisables, ou tous les lits sont-ils déjà pris ?

_ Le dernier chevalier d’ombre occupe les appartements de Biratéliam. Je partage la suite d’Émibissiâm avec la fille de Pirulisénésia. Mon collègue s’est installé à l’écart, plus près du cœur du Sphinx. Je vous conseille de prendre la chambre d’un lieutenant. Resterez vous longtemps ?

_ Non, je repartirai dès demain matin. J’espère revenir. Hélas, je ne sais quand ce sera possible. »

  Refuse soupa en compagnie des habitants du Sphinx. La sorcière des Steppes s’appelait Zucaria. Le chevalier d’ombre se nommait Doranikar. Ils étaient approvisionnés principalement par les Vallées, et plus rarement par Sudramar. All’unisono était venu avec un cuisinier. Celui-ci échangea des plaisanteries avec deux jeunes hommes d’humeur joyeuse, cousins de Zucaria. Doranikar ne parlait pas. Refuse ne sut pas pourquoi il avait décidé de rester. Elle-même ne s’exprima guère, bien qu’on la pressât de questions. Elle répondait soit par des généralités, soit par des faits assez anciens. Elle parla un peu de Tiriryanossi et de Fénidar, pour donner le change, et lâcha le nom de Tinaborésia. Elle observa les réactions.

All’unisono demanda de qui il s’agissait. Zucaria fronça les sourcils, comme si elle se posait aussi la question, ou comme si elle tentait de se rappeler quelque chose. Doranikar releva la tête, et fixa un instant Refuse. Vit-elle de la peur dans son regard ? Refuse expliqua qu’il s’agissait d’une mystérieuse sorcière réputée habiter dans une maison à nulle autre pareille, faite d’angles impossibles. On échangea sur les sorciers les plus excentriques. Le sujet plut à tout le monde. Chacun avait des exemples. L’ambiance se détendit. Doranikar esquissa un sourire, dans sa barbe fournie. Mieux valait quitter la table sur une bonne impression. Refuse alla se coucher. Les autres ne tardèrent pas à faire de même.

La sorcière du Château Noir se sentait plutôt en confiance, néanmoins elle s’apprêtait à placer son alarme, lorsque l’on toqua à sa porte.

  C’était Doranikar. « Que savez-vous exactement de Dame Tinaborésia ? » Chuchota-t-il. Refuse le laissa entrer. « Vous n’ignorez pas que l’on peut nous entendre, si on s’en donne les moyens. » Doranikar répondit par une grimace fataliste. Refuse lui servit ceci : « C’est une magicienne talentueuse vivant dans une grande maison ressemblant à un pliage compliqué. Elle bénéficie d’une vie exceptionnellement longue, parait vingt ans, mais thésaurise l’expérience de plusieurs existences. A vous. 

_  Elle travaille souvent pour notre roi Niraninussar VI. Elle a ses entrées au quartier général de mon ordre. On la craint. A vous.

_ Elle est liée au Château Noir. A vous.

_ Je m’en doutais. Le Château Noir a toujours eu une forte influence sur le Garinapiyan. Il faut m’en dire davantage.

_ Normalement, vous êtes un serviteur de la couronne. Que cherchez vous ?

_  Je sais qui vous êtes Dame Sorcière.

_ Admettons. En quoi est-ce important ?

_ Vous avez réveillé le Dragon des Tourments, anéantit nos plans, mais aujourd’hui vous portez un uniforme du Château Noir, avec lequel nous avions un accord. Manifestement vous partagez leurs secrets puisque vous l’avez nommée.

_ Les habitants de son village en sont aussi capables.

_ Oui, mais nous ne sommes pas dans son voisinage ! Ici, c’est le Sphinx, dans les Montagnes Sculptées. Quelles sont les intentions du Château Noir ?

_ Par rapport à quoi ? Pour ce que j’en ai vu, il œuvre à étendre son influence, et à gagner de nouvelles sources d’énergie. Il est à l’affût de toute possibilité. Mais le Pont Délicat est une affaire passée.

_ Dans ce cas, que faites-vous là ?

_ Du sentiment. Cet endroit est important pour moi. Il représente le premier engagement que j’ai pris dans ma vie. Cela vaut bien une visite de temps en temps.

_ Ésilsunigar n’agit pas à travers vous ?

_ Pas ce soir. Franchement, je ne suis pas dans sa tête !

_ Allons donc ! Vous êtes son âme damnée ! Il est de notoriété publique que vous remplissez avec zèle toutes les missions qu’il vous confie. Je sais quelques surnoms peu flatteurs dont vous affublent certains marchands des Cités Baroques. Les féaux n’osent pas.

_ Je ne tiens pas à les connaître. Pour un soldat oublié vous paraissez bien informé. Votre présence en ces lieux n’est certainement pas due au hasard. Vous guettiez la survenue d’un émissaire du Château Noir ? Je ne suis pas cette personne.

_ Qui d’autre pourrait venir ?

_ Je suis désolée, mais je dois mettre un terme à notre entretient. Je me rends compte que je me suis mise dans une situation qui pourrait devenir très dangereuse pour moi. Pardonnez moi. »

  Le front de Doranikar se plissa. Il s’inclina, puis sortit. « Piégée une fois de plus ! » Se dit Refuse. Mais elle pensa aussi à Tinaborésia. Quels genres de services rendait-elle au roi ? Qui représentait-elle lorsqu’elle rencontra Sijesuis ? Lui était missionné par le Garinapiyan. Faisait-il équipe avec la Dame d’Inavène, ou défendait-elle des intérêts divergents ? Si complexes étaient les réseaux du Château Noir que l’on pouvait le trahir sans le savoir. Refuse passa une mauvaise nuit. Elle se transféra très tôt, alla manger, réintégra sa chambre, se lava. Elle convoqua ses apprentis, Tanidariam et Kérisise, pour leur faire la leçon. A l’issue du cours, elle interdit qu’on la dérangeât pendant l’après midi. Elle travailla sur la formulation du sortilège dont elle aurait besoin pour percer le secret du Pont.

Elle devait d’abord identifier précisément ce qu’elle voulait. Il s’agissait de provoquer l’ouverture d’un portail donnant sur un ailleurs indéterminé. Peut-être aurait-elle besoin de « voir », de feuilleter, les espaces de transition  disponibles. Pour les percevoir elle se servit des sortilèges de vision lointaine et de révélation, ainsi que de la Porte de Verlieu. Elle y puisa du vocabulaire ainsi que des procédures. Elle ébaucha un outil puissant, pas de quoi forcer l’apparition du portail, mais efficace pour confirmer ou infirmer son existence. Elle pourrait également s’en servir pour jauger les pouvoirs d’un sorcier. Elle baptisa sa création vision profonde. Restait encore à trouver l’entité opératrice la plus apte. Le soir venu, elle soupa seule au restaurant. Puis elle consacra les dernières heures du jour à étudier dans une bibliothèque du château. Elle consulta des listes d’entités, de la tradition noire, comme de la tradition blanche. Celle-ci était moins documentée, mais Refuse y découvrit trois noms, contre sept dans l’inventaire noir. Une entité était mentionnée dans les deux catégories, bizarrerie qui la rendit suspicieuse.

  En allant dormir, Refuse eut la désagréable surprise de croiser Ésilsunigar dans une galerie. Or le Haut Mage se promenait rarement dans les lieux publics, y compris aux heures les plus creuses. La Dame Sorcière attendit sur ses gardes qu’il l’abordât. Mais il faillit passer à côté d’elle sans la voir. Au dernier moment, cependant, il s’arrêta, lâcha un « bonsoir » rauque, fit encore deux pas, puis se retourna pour de bon. Il dit : « Je vais vous laisser tranquille une semaine. Vos apprentis vous réclament. Quand ils auront été initiés, ils vous accompagneront pour les missions auprès des féaux du domaine. Vous leur expliquerez nos affaires.

_ Justement, à ce propos… Elles ne sont pas toujours très claires. Par exemple, quelles sont nos relations à l’égard de la couronne du Garinapiyan ?

_ Cordiales. Je ne vous ai jamais employée à autre chose à Sumipitiamar.

_ Vous m’avez parfois demandé d’observer précisément ceci ou cela… De vous rapporter diverses informations plutôt confidentielles.

_ La cordialité est à ce prix.

_ Et s’agissant des chevaliers d’ombre ? Que sont-ils pour nous ? Actuellement ? » Le seigneur réfléchit : « Des mages au mieux compétents, voilà ce qu’ils sont.

_ Oui… Ce sont des alliés ?

_ Pas du tout ! Ils sont au service du roi !

_ Avec lequel nous entretenons des relations cordiales.

_ Oui, mais ni fraternelles, ni fusionnelles. Saisissez-vous bien la nuance ? 

_ Oui, oui. Je dois avoir encore un fond de naïveté…

_ Bon sang, vous êtes à mon service depuis des mois ! Je pensais que vous aviez assimilé tout cela, que nos idées, nos façons, nos buts avaient infusés en vous.

_ Certes. A ceci près que j’accomplis souvent vos volontés en ignorant leurs finalités. Et puis vous m’avez envoyé chez Dame Tinaborésia, et là…

_ Stop ! N’y pensez plus. Jamais. Bonsoir Refuse ! » Et il s’en fut.

  Profitant de l’aubaine, elle occupa ses jours à former les deux apprentis, le matin, et à mettre au point ses sortilèges l’après midi, et souvent le soir. Trouver de nouvelles sources d’énergie n’était pas chose aisée. Elle devrait donc faire un choix le moment venu entre le transfert et la vision profonde. « Il me faudra au moins trois jours consécutifs pour agir. Un pour me rendre sur le Pont Délicat, un pour analyser, un pour forcer l’ouverture du portail s’il existe. Je pourrais aussi procéder en deux fois deux jours. J’aurais intérêt de tester la vision profonde avant d’entamer la suite des recherches. » Et donc elle procéda à plusieurs essais. Ceux-ci lui dévoilèrent que le Château Noir existait sur trois niveaux : le monde naturel, le Verlieu, et sur un troisième espace tout en valeurs de gris. Elle s’aperçut qu’une silhouette inquiétante la suivait parfois, un sorcier noir de nuit, aux membres grêles, vêtu d’un poncho, probablement Otiniâm, l’oncle de Kérisise. Comme elle le regardait, il la salua en agitant la main de gauche à droite, puis s’approcha. Deux poignards pendaient à sa ceinture. « Bonjour Seigneur Sorcier », articula Refuse. « Salutations », répondit Otiniâm, « je constate que vous employez judicieusement votre temps. C’est intéressant pour le Château dans la mesure où nous pourrons accorder vos missions à vos nouveaux talents. Kérisise progresse bien ?

_ Heu, oui. Elle sera bientôt prête. Elle doit encore approfondir ses connaissances des entités mineures, et étoffer son vocabulaire.

_ J’en prends bonnes notes. J’observe que vous privilégiez la divination ou les transferts. Vous faites bien d’attacher une certaine importance aux entités, bien que vos choix ne vous exposent pas autant qu’un démonologiste. 

_ Si ma magie est efficace je l’échangerai contre des sortilèges équivalents. Mon maître est l’as de la métempsychose. Qui est la plus haute autorité en matière de transfert ?

_ Bellacérée des Palais Superposés, évidemment.

_ Serait-ce trahir le Château Noir que d’aller la voir ?

_ Dans votre cas : assurément. Vous devriez obtenir l’autorisation d’Ésilsunigar, qui ne la donnera pas. A sa place je ne prendrais pas un tel risque.

_ Où êtes vous ? Quel est ce lieu de transition ?

_ Je suis dans le Duplicata. Il reproduit exactement toutes les choses, mais pas les êtres vivants. C’est une sorte d’espace de service, très pratique. Lorsque je m’y trouve, j’échappe à la révélation tout en pouvant percevoir et agir dans votre niveau de réalité. Voyez, si je déplace une chaise ici, elle se déplace aussi chez vous. L’inverse est également vrai.

_ Faut-il un portail pour y passer ?

_ Non, le changement est à la fois plus facile et plus subtil. 

_ Est-ce très utilisé ?

_ Par les gens comme moi, oui, intensément. Mais nous sommes peu nombreux.

_ Merci pour ces explications.

_ Elles viennent à point nommé. Il me faut poursuivre ma ronde. Au plaisir de vous revoir. »

  Refuse pensa qu’elle ne préserverait jamais très longtemps un secret au Château Noir. On y traitait la pudeur avec un mépris souverain. Combien de temps s’écoulerait avant que la visite au Sphinx ne parvienne aux oreilles d’Ésilsunigar ? Combien de temps lui faudrait-il pour comprendre les projets de son agente ?

  La Dame Sorcière continua ses recherches. Deux mois s’écoulèrent sans incident. Tanidariam et Kérisise lancèrent leurs premiers sortilèges « majeurs ». Ils perdirent leurs couleurs sous les applaudissements des familles et des amis. On donna une petite fête. Pour le garçon on amena un chat, afin qu’il en fît son familier. C’est un oncle compétent qui démarra le rituel, mais Tanidariam prononça la formule finale. L’animal naquit à la parole et noircit instantanément. On vérifia qu’il reconnaissait son nom : Amurodar. Tanidariam lui expliqua sa situation, ainsi que le lien qui les unissait. Le matou stupéfait écoutait-il vraiment ? On conseilla au débutant de ne pas brusquer les choses. Il faudrait plusieurs jours à  Amurodar pour se faire grossièrement à sa nouvelle situation.

  Pour sa part Kérisise hérita du corbeau familier de sa mère, morte pendant la guerre. Le rituel s’avéra plus léger. L’oiseau se contenta de déclarer solennellement son attachement à sa nouvelle maîtresse. Cette dernière rendit le lien effectif en acceptant formellement l’offre, en langage magique. Refuse n’était toujours pas tentée. Depuis que Tinaborésia lui avait expliqué le rapport entre la révolte des entités des portails et la tradition noire sa défiance avait même augmenté, précisément parce qu’elle comprenait mieux la place que tenaient les familiers dans cette affaire.

  Le lendemain, un chien noir vint quérir Refuse. Tiriryanossi la mandait en son manoir familial. C’était la suite logique du changement de statut des apprentis, lesquels étaient bien sûr    attendus. La Dame Sorcière fut ponctuelle. Tiriryanossi lui présenta deux Seigneurs Sorciers. Le premier,   Parifidar, apparenté à Otiniâm, était un petit homme rond en costume jaune, coiffé d’un chapeau pointu très haut. Il se déclara enchanté de faire la connaissance de la collaboratrice d’Ésilsunigar.

  Le deuxième comptait parmi les féaux de l’hôtesse. Il se nommait Obataniam. Son statut vis-à-vis de sa Dame Sorcière exceptionnelle équivalait à celui de Refuse auprès du Haut Mage.  De taille moyenne, il s’habillait de brun et d’une cape noire à capuche. Figé dans une expression contrariée et butée, il dévisagea Refuse pendant toute la réunion sans dire mot, tandis qu’à ses pieds une grosse boule de poils noirs ouvrait par moment un œil placide. Quand le familier se déplia, la magicienne constata qu’il s’agissait d’un ours nain de la taille d’un dogue.

  Tiriryanossi attribua Kérisise à Parifidar, et Tanidariam à Refuse. Les mages puissants devraient progressivement impliquer les débutants dans leurs activités, de sorte qu’ils servissent le Château Noir à hauteur de leurs talents et de leurs ambitions. De retour au palais un page conduisit Refuse et son auxiliaire vers de nouveaux appartements, composés de deux pièces principales, à l’étage au dessus. Tanidariam se réjouit d’avoir un espace pour lui. Refuse accepta le changement avec une apparente indifférence. De prime abord elle voyait Tanidariam comme une contrainte de plus. Il y avait fort à parier qu’on le lui enlèverait dès qu’il serait devenu vraiment compétent. 

  En attendant, elle joua le jeu, bien obligée. Elle sollicita de son maître l’autorisation de rendre visite à ses vieux parents dans les Contrées Douces. Tanidariam l’accompagnerait car ce déplacement ne présentait pas de danger a priori. Ésilsunigar accepta. Et donc le transfert vers les Patients eut lieu. Le retour de Refuse fut une sorte de choc, après une si longue absence. La lettre écrite peu après sa réitération n’était pas arrivée. On pleura beaucoup. Refuse expliqua sa situation, en taisant les aspects négatifs. « La première Refuse est morte, mais si la deuxième vient vers vous, c’est qu’elle ne peut s’empêcher de se considérer comme la continuation de la précédente… 

_ Les histoires des magiciens sont toujours un peu compliquées », commenta son père. « Ça ! A quand remonte la dernière fois que tu as fait quelque chose comme tout le monde ? » Demanda sa mère. « Et ce jeune homme ? On ne l’entend pas beaucoup…

_ Tanidariam est mon apprenti. Il ne parle pas notre langue, du moins pour l’instant. Il vient d’une famille de sorciers, alors je voulais lui montrer autre chose. » Plus tard elle précisa qu’ils couchaient ensemble parce que « le courant passait bien entre elle et lui. »   Lucide et Réaliste s’en amusèrent. Ils vivaient seuls depuis le départ d’Équilibriste bien connu pour être un séducteur invétéré. Ce dernier c’était embarqué sur un navire en mission d’exploration au sud de Gorseille. Ses parents recevaient des nouvelles sporadiques. « Tout va en s’accélérant. Le commerce avec le N’Namkor s’est intensifié. On raconte que les habitants de la Mégapole Souterraine colonisent une forêt à l’est. Du coup, ils n’importent plus de bois des Contrées Douces. On les sent assez, comment dire…

_ Ils se donnent des airs supérieurs ! » Résuma Réaliste.

« Voilà, enfin pas tous, mais il faut faire avec, n’est-ce pas ? Il parait qu’on va établir une liaison avec le Firabosem. Ici, au village, cela nous fait un peu peur. On ne sait pas pourquoi d’ailleurs. L’impression d’être portés par un courant contre lequel on ne peut lutter. Être petits face aux Dents de la Terreur, c’est une chose. Elles ne bougent pas. Ce sont nos montagnes. Mais ce tourbillon d’événements, où nous emporte-t-il ? Si cela doit finir comme le Tujarsi ou comme le Suërsvoken… Je ne préfère pas.

_ Nous en sommes loin.

_ Il parait que par ta faute des gens sont morts.

_ Oui, même ˮmoi ˮ, je suis morte. Et le Dragon des Tourments est mort. Qui s’en plaint ? C’est une bonne chose !

_ Sûrement. N’empêche que tu es une actrice de l’accélération. Savais-tu ce que tu faisais ?

_ Plus ou moins…

_ Et actuellement, tu as des projets en préparation ?

_ Oui, mais sans dragon, je vous rassure. Je ne casserai rien, je ne dérangerai rien, je ne ferai de l’ombre à personne. Je serai toute gentille !

_ Bon, dans ce cas il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit à toi et à ton compagnon. C’est vraiment très gentil d’être venue nous voir une dernière fois. Prends soin de toi ma fille, car nous te voyons toujours ainsi, quand bien même nous ne t’avons pas recréée. L’illusion est si parfaite.»

  De retour au Château Noir, Tanidarian manifesta le désir d’apprendre quelques mots de l’abé des Contrées Douces. Refuse lui donna le vocabulaire et les phrases types pour se présenter et acheter sa nourriture. Elle lui fit recopier la formule de la monture d’ombre. Il partit s’entraîner dehors, pendant qu’elle poursuivait ses recherches personnelles.

  Mais les quinze jours suivants Refuse fut chargée de démêler une querelle opposant des féaux du Château Noir à un manoir loyal envers les Palais Superposés. Un disciple de Fénidar était intervenu, parce que sa famille était impliquée. En réponse Oumébiliam s’était déplacé. Ésilsunigar avait demandé à sa créature d’y fourrer son nez. Refuse avait tout d’abord observé les protagonistes de loin. Puis elle s’était rendue sur place, ou plutôt aux abords, transformée en chatte noire. Elle avait interrogé le voisinage, ensuite les domestiques, en recourant à la persuasion quand c’était nécessaire. Lorsqu’elle avait eu suffisamment d’information, elle avait repris sa forme et sollicité une rencontre formelle avec Oumébiliam. L’ancien amant ayant mené de son côté une enquête similaire, il leur fut aisé de comparer ce qu’ils savaient, et de décider d’une annonce commune. Le disciple de Fénidar ne le pris pas très bien, et s’en plaignit à son maître. En fait les conséquences de cette remontée de récrimination occupèrent le temps de Refuse davantage que la recherche d’indices. Il fallut apaiser la partie blessée. La Dame Sorcière constata que de nombreuses tensions internes au Château Noir se faisaient jour, qui avaient été mises entre parenthèse pendant la guerre. Pour sa défense, elle se contenta d’exposer les actes de sa mission. Fénidar obtint d’Ésilsunigar que son agente ne se mêlât plus de conflit territoriaux, puisqu’elle même ne possédait pas de terres. Refuse jugea la demande très mesquine, mais du point de vue de son maître elle permettrait de mettre fin à l’affaire. Il donna donc des garanties au mage de guerre. « Voilà une raison de plus de prendre le large », pensa Refuse.

  Elle parvint à mettre au point son déclencheur de sortilège latent. Ses pensées se concentrèrent alors sur les modalités pratiques de l’opération. Le fantôme du Pont Délicat était tout de même une mise en garde. Ceux qui avaient fermé le portail ne tenaient pas à être dérangés. Bien que les faits fussent très anciens, Refuse ignorait ce qu’elle trouverait au-delà. Toute imprudence risquait de lui coûter cher. « Un allié serait le bien venu. Au Château Noir je ne puis faire confiance à personne. Qui accepterait de m’aider ? » Aucun nom ne vint. Elle s’était brouillée avec tout le monde. Par la vision lointaine elle passa en revue les ˮpossibilitésˮ.

  Elle vit Libérée dans son jardin, en compagnie d’une jeune musicienne au teint gris. Elle retrouva Poussière, sorcière compétente partageant son savoir avec de jeunes filles pauvres. Sa Confrérie des Cendres étendait son influence depuis l’est de la Mer Intérieure. Les initiées se déplaçaient en voilier. Le sortilège resta aveugle à Dove. Elle ne pensa pas à Lefeu Valtinen, mais elle chercha Coriace. Celui-ci lui échappa tant qu’elle fouilla les Contrées Douces. Or Coriace vivait maintenant dans les Steppes, une région qui le fascinait depuis qu’il l’avait traversée sept ans auparavant. Elle le vit galoper dans les grands espaces. Son cheval était toujours aussi monstrueux. Il avait toujours fière allure. Son teint avait changé : peau rougêatre et cheveux bleux. Quelqu’un avait initié l’ancien gendarme à la mode locale. « Je dois lui  parler. »

  Refuse rejoignit le colosse un soir d’hiver. Il se réchauffait alors dans une taverne itinérante, à savoir une énorme tente adossée à une grosse roulotte. Une douzaine de voyageurs et voyageuses palabraient autour du foyer central, ou dormaient, ou surveillaient leurs gamelles posées sur les braises rougissantes. Coriace, debout, mangeait sur un panneau rabattu de la roulotte, celle-ci faisant office de bar. Une entrée ordinaire n’aurait pas manqué de l’alerter par un courant d’air froid, mais la magicienne apparut simplement à côté de l’aventurier. Elle eut donc le loisir de l’observer pendant trois secondes. La tête de Coriace pivota dans sa direction. Rides et cicatrices texturaient la peau au centre du visage. Le reste était couvert par des mèches de cheveux, une belle moustache et une courte barbe. Coriace avait troqué son uniforme bleu et vert contre une tenue de laine et de cuir. Cependant il avait gardé une cuirasse sous son grand manteau. Il comprit immédiatement qu’il avait affaire à une sorcière, mais ne l’identifia pas, à cause du contre jour, car elle se tenait entre lui et le feu, et parce qu’il ne pouvait pas s’attendre à voir celle-ci. « Bonjour Coriace », dit Refuse. « Cette voix ! » Pensa t-il. « C’est moi Refuse, enfin sa réplique exacte. Puis-je me joindre à vous ? Je souhaite vous parler. » Il la dévisagea. « Allons nous asseoir. Il y a des tabourets à coussin par là… » Les pieds des meubles étaient escamotables. « J’aime bien ce sens pratique des Steppes », expliqua Coriace en dépliant l’accessoire, « et en plus c’est joli, en général. » Le bois était sculpté et le tissus orné de motifs géométriques. « Quel était le nom de petite fille de Leaucoule, déjà ? 

_ Anémone ? Mince, j’aurais pu ne pas m’en souvenir !

_ J’imagine que vous êtes bien Refuse alors.

_ Recréée par Ésilsunigar, et promue Dame Sorcière du Château Noir. Ce titre pompeux signifie que je suis une esclave puissante.

_ Il sait s’entourer votre bonhomme. Depuis quand existez-vous ?

_ J’ai passé sept années dans les limbes. Cela fait presque un an que je me suis éveillée.

_ Un tel prodige doit coûter très cher.

_ Cela me coûte ma liberté.

_ Oui, très cher. Dommage que ce ne soit pas possible pour Leaucoule.

_ Il aurait fallu…

_ … une perle d’âme. On m’a expliqué. Que voulez-vous Refuse ? Vous avez toujours un but, toujours vous poursuivez quelque ténébreuse lubie. Et cela fait du dégât, croyez moi.

_ Je vous le dirai dans le creux de l’oreille. » Elle se pencha vers lui, et chuchota :

« Il y a un pont magique entre les Montagnes Sculptées et les Vallées. On l’appelle le Pont Délicat. Je crois détenir un secret à son sujet, une chose que moi seule aurais observée. Et je saurais peut être en tirer partie, assurant du même coup ma liberté. Je puis agir seule, mais à un moment il me faudra prendre un risque. Allant vers l’inconnu, j’ignore les dangers qui m’attendent. J’aimerais que vous m’accompagniez, parce que vous êtes compétent. A priori mon entreprise n’est une menace pour personne, sinon pour moi, ou pour vous si vous acceptiez de m’aider. Comment puis-je vous convaincre ?

_ Je me dis parfois que Leaucoule et les Steppes ne font qu’un. Désormais je vis sur sa peau, et les vents sont ses rires et ses chants. 

_ Elle ne chantait guère.

_ Je m’essayais à un peu de poésie. J’ai des sentiments, moi.

_  L’aventure ne vous tente pas ? 

_ Je suis bien ici ; vraiment. Ce pays m’offre beaucoup, y compris de bonnes surprises. Mon savoir faire est employé et apprécié.

_ Moi aussi je reconnais votre valeur !

_ Vous n’avez personne d’autre ?

_ J’ai fait équipe il y a longtemps avec un chevalier des Vallées intelligent et brave. Ce fut très court. Je doute que cela suffise.

_ Un gars des Vallées ? Je n’en ai rencontré qu’un dans toute ma vie. Il s’appelait Dove…

_ Dove ! Ça alors, c’était lui mon chevalier ! Comment va-t-il ?

_ Mort. Deux fois ! Je pense que c’est définitif.

_ Dans ce cas je n’ai personne d’autre que vous vers qui me tourner. Vous savez, le Pont Délicat vaut le coup d’œil. Le canyon, le Sphinx, tout concourt à en faire de ce lieu un site exceptionnel. Je vous ferai visiter. Quatre kilomètres de long, six mètres de large ! On le dirait tissé en fils argentés. C’est d’une beauté ! Et les Vallées vous plairaient également, j’en suis sûre !

_ Attention, on va vous entendre. Les fées des contes, sur leur passage, font éclorent des fleurs, tandis que naissent les problèmes sous vos pieds graciles.

_ Je vous en réserve la primeur !

_ Que d’honneur !

_ Sans vous j’irai toute seule.» Elle montra le foulard qui dissimulait le torque maudit. Elle en écarta le tissus afin que Coriace le vît. Elle reprit ses chuchotements :

« Avec cela mon maître me tient en son pouvoir. Il m’inflige des brûlures si je lui désobéis. Et si je l’enlevais, il viendrait me tuer.

_ Ce truc m’aurait été très utile autrefois. Il faut cela pour vous empêcher de faire des bêtises ?

_ Oh ! Je les ferai à cause de cela !

_ Quand passerez-vous à l’action ?

_ Dès que j’aurai trois jours de libre à la suite. Je viendrai vous chercher.

_ Je préfère mon cheval. » Refuse sourit. Elle alla payer le droit de dormir sous la tente, et se trouva une paillasse derrière un empilement de males en osier.

Sur le Pont.

  Coriace n’assista pas à son transfert. Dans sa tête il avait décidé de l’accompagner, mais sachant ce dont elle était capable, un certain nombre de précautions s’imposaient. Tout d’abord il alla s’entretenir avec un magicien rouge des Steppes. Il ne divulgua pas le nom de Refuse, mais expliqua qu’il se tramait quelque chose en lien avec le Pont Délicat, et qu’il s’y rendait sans tarder. Il savait que l’information remonterait jusqu’à Pirulisénésia. Coriace fit halte à Sudramar pour acheter les vivres nécessaires à la traverser des Montagnes Sculptées. La mort d’Émibissiâm, dont la nouvelle s’était répandue dans les Steppes comme une traînée de poudre, lui ouvrait les portes de la ville. Il fit rapidement ses achats. Certains témoins de ces préparatifs les rapportèrent au mage de la ville, lequel décida d’aller au devant de l’aventurier. Celui-ci reconnut Luminoso, disciple de Saggiavoce, l’actuel habitant de la tour torsadée. « Bonjour Coriace, vous voilà sur le départ pour quelque expédition. Me confirez-vous vos desseins ?

_ Salut à vous Luminoso. Je m’apprête à traverser les Sculptées.

_ Ce n’est pourtant pas dans vos habitudes de vous risquez par là.

_ Raison de plus pour ne pas faire les choses à la légère.

_ Est-ce Pirulisénésia qui vous envoie ?

_ Non, mais à cette heure elle doit être informée de mon mouvement. Il va se produire de l’inédit sur le Pont Délicat.

_Voilà un sujet périlleux qui a fait couler beaucoup de sang. Pourriez-vous être plus précis ?

_ Vous touchez là un point sensible. Je ne puis vous satisfaire pour deux raisons : d’une part parce que mes modestes talents d’initié n’y suffiraient pas, et d’autre part parce que révéler ma source la mettrait en danger.

_ Que pouvez-vous me dire sans compromettre sa sécurité, ou la votre ?

_ On ne sait pas où l’on va. On craint quelque violence tapie en embuscade. On aimerait se frotter à de la magie de haut vol.

_ On maîtrise ?

_ Oui, pour autant que je puisse en juger.

_ Seriez vous hostile à ce que l’on vous observe à distance?

_ Non, plus on est de fous… J’espère m’inquiéter pour rien.

_ Mais vous n’y croyez pas.» Coriace soupira : « Peux plus. »

  Il partit le jour même pour les Sculptées. Leur traversée prenait une semaine à un cavalier ordinaire. A Coriace cinq jours suffirent, en découvrant le terrain. Il ne se reposa que lorsqu’il arriva devant le Sphinx. Refuse n’avait pas menti. Le site était effectivement à couper le souffle. Des montagnes sculptées plus petites masquaient les Vallées sur l’autre bord du canyon. Les ténèbres sous la chimère ne le tentaient pas. Il décida donc de camper au-delà du Pont Délicat. La tente montée du côté des Vallées, il attendit. Mais il ne resta pas seul très longtemps, car Zucaria vint rapidement aux nouvelles. La sorcière des Steppes portait ce jour là une robe jaune et bleue serrée aux hanches. Ses cheveux cyans étaient coiffés en catogan. Elle avait choisi un rouge vermillon pour sa peau. Coriace annonça la couleur : « J’attends je ne peux vous dire qui, pour assister à je ne saurais vous dire quoi. » Zucaria réfléchit, puis donna la réplique : « Je crois deviner qui. Êtes vous ici pour la surveiller, ou sur sa demande ?

_ Les deux. J’ignore combien de temps je devrai patienter.

_ Dans ce cas je vais placer une alarme avec des instructions particulières. S’il se passe quelque chose, vous l’entendrez aussi.

_ Merci beaucoup. »

  Zucaria tint compagnie à Coriace deux heures durant. Elle revint vers lui chaque jour. Doranikar lui rendit également visite. Les deux hommes firent quelques passes d’armes pour s’entraîner. Le troisième jour, en milieu de mâtinée, des paysans des Vallées vinrent livrer des vivres aux habitants du Sphinx. Coriace en profita pour leur parler, et leur acheta des fruits et des légumes. Cela lui donna envie de visiter leur pays, plus tard. Au crépuscule du cinquième jour l’alarme sonna, trois hululements. Coriace dégaina son revolver et regarda tout autour. Il ne vit personne. Zucaria vola jusqu’à lui quelques  minutes plus tard. Elle renouvela l’alarme et donna à Coriace un bonbon enchanté par une révélation. « Faites le fondre en bouche et ce qui est caché vous apparaîtra », expliqua-t-elle. Ils partagèrent un souper et une partie de la nuit. Au huitième jour, Coriace se réveilla avec l’impression bizarre d’être surveillé. Il fouilla les environs du pont, ne trouva rien, mais constata que le sentiment demeurait. Un peu plus tard, sa gène s’accrut encore. Il avait contemplé les brumes mortelles du fond du canyon. Les lents mouvements des volutes jaunes l’avaient peut être hypnotisé, ou avait provoqué une sorte de torpeur. Il eut soudain une sorte de second réveil, avec la certitude de s’être déplacé sans en avoir eu conscience. L’impression étrange de ne pas être seul avait disparu. L’alarme n’avait pas sonné, pourtant. Donc personne ne s’était physiquement approché de lui. Pour un homme comme Coriace, originaire des Contrées Douces, la sorcellerie à l’œuvre dépassait de beaucoup l’ordinaire. Elle renouait avec les peurs ancestrales des récits légendaires. Il aurait de quoi alimenter la conversation avec Zucaria. « Si Refuse veut tenter sa chance, elle ferait bien de se dépêcher », pensa-t-il. « Son secret sera bientôt éventé, je le crains. On peut donc s’attendre à une action précipitée, du stress, des décisions impulsives et des actes réflexes… »

  Refuse apparut le lendemain, sur un cheval d’ombre, en venant des Vallées. Elle semblait soucieuse. Elle le fut plus encore après que Coriace lui eût confié ses aventures de la veille. Elle expliqua qu’elle était déjà sous révélation, aura bénéfique, aura protectrice et alarme. Elle se rendit au milieu du pont. Là, elle utilisa sa vision profonde. Celle-ci confirma la présence d’un portail. Elle montra également plusieurs démons, notamment un gardien au dessus du pont, une créature dissimulée dans les brumes du canyon, cinq cents mètres en contrebas, et des sortes d’oiseaux noirs volant autour du Sphinx. Divers signes ressortirent des entrelacs du pont. Des dizaines d’entités flottaient dans l’air, noires ou lumineuses. Cordes, arborescences, spirales tournoyantes, simples, doubles ou triples, tors complexes et manifestations anthropomorphes. Les rémanences également étaient visibles, le fantôme du sorcier, et quelques autres ! Refuse balaya tout cela en prenant soin de ne pas fixer trop longtemps la ligne dorée, afin de ne pas trahir son intérêt. Elle se tourna vers Coriace. « Il y a beaucoup de choses autour de nous, et beaucoup de monde aussi. J’ai besoin de me reposer dans un endroit sûr.

_ J’ai de quoi voir les êtres cachés. Cela marchera une fois.

_ Inutile, si c’est ce que je pense. Vous verrez un fantôme, c’est tout. 

_ Beaucoup de monde, avez-vous dis ? Dois-je m’inquiéter ?

_ Non, ces êtres sont là depuis des siècles. Les démons réagiront s’il se produit une chose particulière, propre à chacun.

_ Du genre que vous allez tenter ? » Elle ne répondit pas.

« Vous allez faire une bêtise, Refuse.

_ J’y travaille depuis des mois ! C’est réfléchi ! » Elle remonta en selle.

Elle hésita, se pencha vers Coriace et chuchota à son oreille : « Restez encore demain. Vous me serez nécessaire. 

_ Je l’aurais fait pour Leaucoule, sans me poser de questions…

_ Dois-je prendre son apparence pour vous convaincre ?

_ N’osez jamais pareille forfaiture! J’en concevrais à votre égard un absolu mépris !

_ Vous ne m’avez pas attendu pour m’abandonner ? »

Il soupira : « Je ne vous abandonnerai pas. »

  Rassurée, la magicienne fit demi-tour en direction des Vallées. Tout en chevauchant elle réfléchit aux propos de Coriace. Il avait, de toute évidence, été possédé. Par qui ? On pouvait exclure Ésilsunigar, car Refuse aurait déjà ressenti la brûlure du collier. Karamousia était la suspecte idéale, ayant déjà démontré ses talents dans ce domaine. En élargissant, au Château Noir, la liste de celles et de ceux en capacité d’avoir appris la métempsychose et le transfert on arrivait au mieux à cinq noms. Tiriryanossi, mais pas Fénidar que sa spécialité éloignait de ces types de pouvoirs. Otiniâm ? Éventuellement… Refuse quitta la route. Le cheval d’ombre monta une pente raide encombrée de gros blocs de pierre moussus, détachés de mains colossales qui semblaient sortir de terre. A la différence des Montagnes Sculptées au nord du canyon celles des Vallées n’avaient jamais été creusées de l’intérieur pour abriter des villes entières. Cependant, en cherchant bien, on découvrait des ouvertures donnant sur des demeures isolées. La magicienne gravit un sentier qui la mena à une main griffant le sol de ses doigts recourbés, haute d’une trentaine de mètres, idéale pour s’abriter. Au centre subsistait la structure pourrissante d’un escalier en bois, construit par des habitants des Vallées. Jadis il permettait de monter jusqu’à la voûte formée par la paume. Là un trou carré donnait accès à une sorte d’appartement. Refuse y avait passé la nuit précédente. Une corde pendait parce que l’ouvrage moisi ne lui inspirait pas totalement confiance. Refuse se hissa à la force des bras à une quinzaine de mètres. Non, elle n’avait pas préparé la lévitation. Elle souhaitait économiser sa magie. Elle remonta la corde, mangea un repas froid, s’enveloppa dans des couvertures et dormit. Deux heures. L’aura bénéfique avait cessé de faire effet. Un esprit extérieur s’invita dans le sien. D’abord il partagea ses rêves. Puis il tenta de s’y faire une place pour influencer Refuse. La persuasion fit dévier la logique onirique, provoquant en fait le réveil  de la dormeuse. Celle-ci, par principe, s’opposa à ce murmure étrange qui lui demandait de s’expliquer. Elle l’annula. L’assaillante revint à la charge avec un charme autrement plus puissant, de l’asservissement pure et simple. Mais Refuse prit son adversaire de vitesse en s’infligeant un sortilège de terreur. L’intruse bâtit en retraite, pendant que sa victime, roulée en boule, geignait et tremblait. Cet état dura de longues minutes, jusqu’à ce que Refuse songeât à interrompre sa sorcellerie. Cependant son cœur continuait de battre à tout rompre et les tremblements se prolongeaient. A tâtons Refuse gagna des marches taillées dans la pierre qui la menèrent sur le dos de la main, au dessus de la première articulation du majeur. La nuit était aussi belle que fraîche. Refuse ressentait des élancements douloureux dans les tempes. Elle cria à l’adresse des ténèbres: « fichez moi la paix ! Si, si vous recommencez, vous le regretterez ! Je, je vous ferai mal, très mal ! Je vous déteste ! Mal ! » Elle claquait des dents. Elle faillit tomber en descendant les escaliers. Evidemment, le sommeil ne voulut pas d’elle. L’adversaire, ignorant ses avertissements, tenta un nouvel assaut. Sa volonté nue mise à part, Refuse n’avait plus qu’une chose à lui opposer. Elle s’était préparée à l’ordalie. Son cœur tiendrait-il ? Les mains gantées empoignèrent le collier de servitude comme pour le retirer. L’instrument se porta immédiatement à incandescence. Le cuir fuma, la peau du cou fondit. Refuse aurait voulu tenir le plus longtemps possible, afin de partager sa douleur avec son ennemie, certainement Karamousia. Elle résista trois petites secondes, un long cri d’agonie.

  Elle sut qu’elle avait gagné parce qu’elle se réveilla, maîtresse de ses actes. Elle se soigna. Elle prépara ses sortilèges, un choix légèrement différent de celui de la veille. Elle se força à manger malgré une nausée persistante. Puis elle déroula la corde, constata en passant que la structure en bois pourri s’était complètement écroulée. Elle ne chercha pas à savoir s’il y avait quelqu’un dessous. « Je viens de battre le record de la plus mauvaise nuit de toutes mes existences ! » Pensa-t-elle en lançant sa jambe par-dessus sa monture d’ombre.

  En la voyant venir Coriace remarqua que la peau de Refuse avait nettement foncé. Il sentit aussi de la nervosité. Il arma son pistolet automatique, et ne le lâcha plus. Lors d’une confrontation avec des mages il importait de ne pas leur donner l’occasion d’agir. Depuis la bouche du Sphinx Zucaria amorça une descente prudente. Le regard de Refuse disait clairement « qu’est-ce qu’elle vient faire là ? 

_ Je pense que nous avons une alliée », expliqua Coriace désireux de la rassurer.

  « Suivez-moi. Si vous voyez du sang soudain jaillir de ma gorge, tirez où vous penseriez que se tiendrait un homme avec un couteau. » Coriace estima que le moment était venu de croquer son bonbon magique. Il employa ses propres pouvoirs à se protéger de son mieux. Il vit le fantôme courant sur le Pont, et Refuse qui galopait déjà. Coriace jura, enfourcha son cheval, et se lança à ses trousses. Qu’allait-il arriver ? Il la rattrapa rapidement. Comme la veille, elle s’arrêta au milieu. Elle prononça une formule magique, celle du déclencheur. Le portail apparut, six mètres de large sur douze de haut, des arabesques argentées tissaient deux vantaux arqués au sommet. Le gardien crut bon de faire son devoir. C’était un grand démon blanc et rouge de trois mètres de haut, musclé et velu, avec des jambes qui se terminaient en pointe osseuse, sans pied. Il flottait en l’air. Il possédait deux paires de cornes, des spirales de mouflon et la fourche bifide d’un grand taureau. Entre ces appendices pointus se voyait une petite tête sphérique dépourvue de bouche, mais dotée de six yeux énormes, trois devant, trois derrière, disposés en Y. Des sortes de branchies s’ouvraient le long du cou au rythme de la respiration. Les bras se terminaient par des mains griffues tenant chacune une masse d’arme à long manche. L’être n’avait pas de sexe.

  Le gardien se plaça entre Refuse et le portail. Il émit quelque chose dans une langue trop ancienne, puis reformula sa phrase dans un idiome archaïque rappelant vaguement le Daïken du Süersvoken. Le son semblait sortir de certaines branchies. Zucaria, qui ne voyait pas la créature, proposa une traduction grossière : « Il ne veut pas que vous passiez. » Refuse, en observant les moulinets des masses d’armes, avait déjà compris. Elle était bien décidée à ne pas céder, mais joua la carte de la communication, en recourant directement au langage magique. Il fallait prendre des précautions quand on s’en servait pour autre chose que des sortilèges. Aussi déclama-t-elle un long préambule pour bien signifier aux entités présentes qu’il s’agissait là d’une simple conversation. Celle-ci prendrait fin automatiquement si le démon gardien tentait quoique ce soit d’agressif contre elle ou les deux personnes l’accompagnant, Coriace et Zucaria. Elle demanda son nom au démon. « Appelez moi Grïnssen », répondit ce dernier. « Qui est autorisé à franchir le portail, Grïnssen ?

_ Ceux et celles dont les noms figurent sur ma liste, laquelle s’étend généreusement à leur descendance. Toutes les personnes susceptibles de  traverser me sont présentées, et je ne les oublie jamais.

_ Sont-elles nombreuses ?

_ Votre question est imprécise.

_ Combien ont traversé depuis que vous gardez le portail ?

_ Trois.

_ Dans quel sens ?

_ Dans les deux sens.

_ Ces gens venaient d’abord du portail ?

_ Deux venaient du portail. La troisième non. Puis elle me fut présentée, au cas où.

_ La première fois, elle est entrée sans passer le portail ?

_ C’est cela.

_ Puis, elle a obtenu l’autorisation ?

_ Oui.

_ Bon, et bien je demande l’autorisation.

_ Refusée !

_ Vous pourriez au moins soumettre ma demande de l’autre côté !

_ Non.

_ Cela vous sortirait de la routine.

_ La routine me convient. Je ne m’ennuie jamais car je jouis d’une vie intérieure très riche. Le simple fait qu’il ne se passe rien pendant des siècles suffit à mon bonheur. Vous troublez ma félicité. Heureusement mes créateurs m’ont doté des moyens de renouer rapidement avec la sérénité. » Il fit tournoyer ses masses d’armes. Refuse annonça solennellement que la conversation était terminée. Mais regretta en son fort intérieur de n’avoir pu en apprendre davantage.

  Elle était devant un choix difficile : soit terrasser le démon, soit continuer de servir Ésilsunigar.

  « Alors, qu’est-ce que cela donne ? » Demanda Coriace. « On ne veut pas de moi. » L’ancien adjudant attendit la suite. Une larme coula sur la joue de Refuse : « Je suis sûre de perdre contre ce démon. Je ne l’affronterai pas. » Elle serra les dents. « Fuyez ! » Cria-t-elle. Elle glissa au bas de son cheval d’ombre et de là se changea en serpent noir. Le collier tomba sur le pont. Dans le doute le démon pulvérisa la tête de la monture enchantée. Coriace sentit le souffle du coup, puis vit les conséquences. Il reçut quelques goûtes de sang noir. Le corps du cadavre s’abattit sur le sol, où il se dissipa. Zucaria s’envolait vers le Sphinx. Coriace hésita un court instant puis vida son chargeur sur l’adversaire invisible. Trois balles atteignirent le démon, qui en souffrit mais n’en mourut point. Coriace n’ayant aucun moyen de savoir s’il avait été efficace ou non éperonna son destrier, lequel le porta immédiatement vers les Vallées. Un éclair le frappa, projetant le cavalier sur les arabesques du pont. Il eut bien de la chance de ne pas finir écrasé par sa monture. Le serpent se laissa tombé dans le vide. Refuse reprit sa forme normale et prononça la formule de l’envol avant de choir dans les brumes toxiques.

  L’œil rouge d’Ésilsunigar apparut au dessus du collier. Où était la traîtresse ? On reconnaissait immédiatement le Pont Délicat. Au loin il y avait un homme à terre, à côté d’un cheval énorme, gisant inconscient ou mort. A quelques mètres une rémanence à genoux suppliait on ne savait qui… Une sorcière volait vers le Sphinx. Le maître du Château Noir enchanta son regard à une octave supérieure. Ainsi vit-il très nettement les démons et les signes, à l’exception du portail et de son gardien dont il n’eut qu’une vision diaphane. Sans concentration de sa part ils lui auraient complètement échappé. Ésilsunigar interrogea les entités. Elles lui avouèrent qu’il faisait l’objet d’une restriction personnelle! En d’autres termes quelqu’un avait pris des dispositions pour que lui, spécifiquement, ne puisse pas voir quelque chose ! Apparemment la foudre du démon ne traversait pas le Pont. Refuse s’en réjouit. Toutefois elle ne se voyait pas bloquer un coup de masse d’arme géante avec son bâton en bois. Coriace était trop loin pour continuer de divertir le démon. Il fallait trouver autre chose, le temps de se glisser par le portail. L’œil rouge vit sa servante, à travers les lignes argentées. Que manigançait-elle ? Refuse aperçut l’éclat rougeâtre. Elle cria : « démon devant ! » Le gardien prit conscience du regard cramoisi. « On ne passe pas ! » Dit-il à son intention. L’œil disparut. Ésilsunigar, très contrarié, se matérialisa dans les airs, dix mètres au dessus. Il anéantit le démon avec les sept lances noires d’Irarossa. Refuse remonta sur le pont. « Grand merci mon bon maître ! Cet idiot ne voulait rien comprendre ! Que pensez-vous du portail ?

_ Remettez le collier immédiatement ou vous finirez comme lui !

_ Très bien, comme il vous plaira. » Mais au lieu de reprendre le collier elle passa le portail. Le maître du Château Noir jura et lança une sphère ignée. Le sortilège lui revint dans la figure. Il y eut une grosse explosion au milieu du pont. Ésilsunigar s’en sortit indemne. Un sifflement d’admiration détourna son attention. « Pour sûr, vous n’êtes pas un débutant ! Permettez moi de me présenter. Je m’appelle Coriace. Je suis originaire des Contrées Douces. Vous me comprenez ?

_ Oui, baissez cette arme Coriace. Elle ne peut m’atteindre, mais je trouve tout de même offensant que vous m’envisagiez a priori comme un adversaire.

_ Pardon. Vous avez détruit la menace ? C’était quoi ?

_ C’est fini. Dites moi plutôt ce que vous faisiez ici avec ma créature.

_ Refuse ? Elle voulait absolument passer un portail magique, qu’elle est seule à voir. Mais puisqu’elle a disparu je suppose que c’était fondé. Elle a le chic de se mettre dans des situations pas possibles ! Monsieur ? Que faites-vous ?

_ La même chose. » Répondit le sorcier en s’avançant.

« Et si c’était un piège ?

_ Je n’aurais qu’à claquer des doigts pour rentrer chez moi.

_ Vous n’auriez pas le temps de soigner mon cheval, par hasard ?

_ Non monsieur, je n’ai pas le temps ! Bonne journée ! »

A son tour Ésilsunigar franchit le seuil enchanté.

  Il but la tasse et se trouva plongé dans des ténèbres humides. A peine la panique monta en lui, que déjà sa forme changea. Ses vêtements fondirent, ses jambes fusionnèrent, ses pieds devinrent nageoires, et ses doigts se palmèrent. Il développa des branchies, tandis que ses yeux mutaient pour piéger le moindre photon. Il avait survécu à bien des intrigues, et vécu plus longtemps que la plupart des sorciers. On ne surprenait pas si facilement Ésilsunigar. Il se dota d’une aura lumineuse. Sa vision s’accommoda sur une sirène noire, une fraction de seconde avant qu’elle ne le percutât au niveau de la poitrine, d’un coup de coude. Le sorcier repassa le portail. Son corps flottant dans les airs s’adapta de nouveau, devant un Coriace ébahi. « J’y retourne ! » Déclara le Haut Mage en dégainant un long poignard. Or, à cet instant précis, le portail disparut. Ésilsunigar ricana. « Elle gagne du temps. » Songea-t-il. « Mais une magie comme celle-ci ne s’efface pas avec une simple annulation. Je vais me préparer moi aussi. » Il enchaîna une série de formules.

  Coriace cogitait. Il voyait bien que le sorcier avait subi une sorte de revers et qu’il mettait ce contretemps à profit pour que cela ne se produise plus. Le bonhomme n’avait pas l’air commode, pas le genre dont on voudrait se faire un ennemi. Refuse n’était pas non plus très sympathique. Il la trouvait plutôt égoïste, en fait. Pourtant, dix-huit ans plus tôt, elle s’était portée au secours de Leaucoule. Qu’elle eût échoué n’enlevait rien à son geste. Les yeux humide le colosse défia le sorcier. « Ah, monsieur, dit-il en pointant son arme, je ne puis vous laisser assassiner Refuse. J’ai bien réfléchi, et je ne vous crois pas. Je pense que mes balles peuvent vous atteindre, parce que je ne suis pas le danger auquel vous vous êtes préparé. On essaie, ou on discute ?

_ On discute.

_ Ai-je votre parole que vous ne chercherez pas à vous venger ensuite ? Parce que sinon, autant vous tuer tout de suite.

_ Quand on me tue, je reviens. Cela coûte un peu cher, mais je reviens. Ensuite, je me venge, bien entendu.

_ Mon arme vous est donc indifférente ?

_ Non, votre menace porte. Sachez simplement qu’elle n’est pas aussi terrible que vous le pensez.

_ Monsieur, c’est une affaire d’honneur, car mes sentiments sont ailleurs.

_ Pour moi, il s’agit d’avoir le dernier mot, et de tenir mes promesses. C’est aussi de l’honneur.

_ Certainement. Mais réfléchissons. En son temps, côtoyer Refuse m’a apporté beaucoup, et j’ai également perdu énormément. Il me semble que vous êtes un peu dans ce cas, non ? Elle est très fiable à sa façon. Quand vous jouez cette carte, vous savez qu’elle vous coûtera cher. Au début, on ne s’y attend pas. La facture est douloureuse. Ensuite, il faut l’accepter, ou renoncer à vos gains. Où est-elle passée ? A-t-elle découvert quelque chose de valable ?

_ Elle a levé un lièvre, une farce dont je suis le dindon.

_ Farce ?

_ On m’a dissimulé le portail !

_ Vous parlez de ce que je ne vois pas.

_ Une seule personne en est capable !

_ Vous êtes d’humeur à vous fâcher avec tout le monde.

_ Je tuerai cette petite putain !

_ Pour en avoir connu, sachez que je n’ai jamais été tenté de comparer Refuse à l’une d’elles.

_ Le portail réapparaît ! Souhaitez-vous toujours me faire obstacle ?

_ Si je venais avec vous ?

_ Impossible, sauf si vous pouviez vous changer en poisson.

_ Jurez de ne point tuer Refuse !

_ Vous n’aurez jamais plus l’avantage contre moi. »

  Coriace tira trois courtes raffales. Ses balles enchantées atteignirent l’estomac, le cœur et la tête. La peau granitique du sorcier se durcit sous les impacts. Un projectile cependant passa la défense. Le corps d’Ésilsunigar se déchira en une nuée de corbeaux noirs volant en tous sens. Ce n’était pas ce que le tireur avait prévu. Les oiseaux s’envolèrent vers le Sphinx, hors de portée. Coriace battit en retraite vers les Vallées. En passant devant sa monture il remarqua un léger mouvement. « Tu vis encore ? » Immédiatement il soigna l’animal. Il se promit d’en faire son familier. L’équidé massif se releva, encore un peu déboussolé. Coriace se mit en selle. Il échappa de peu à une grêle de piques sombres. Derrière lui une tornade sifflante se formait. « Vite ! Mettons-nous à l’abri ! » Le cheval le porta au-delà du pont. Jamais la trombe n’entra dans les Vallées, car Saggiavoce ne le permit point.

Les jalons.

  Refuse avait adopté une forme hybride, un torse humain à branchies et un bas de dauphin. Elle se propulsait le plus vite possible loin du portail, sachant qu’il resterait inactif environ une minute. Elle ignorait combien de temps durait son ouverture quand on ne la forçait pas. Après avoir parcouru plusieurs dizaines de mètres, elle rencontra une paroi lisse et incurvée. En se déplaçant le long de celle-ci elle découvrit des lignes noires, à intervalles réguliers, certaines parallèles, d’autre convergentes. Ces dernières la guidèrent jusqu’à un cercle muni d’une sorte de poignée, qu’elle interpréta comme une porte. De part et d’autre se trouvaient deux larges ouvertures rondes, l’une bordée de bleu, entourée de flèches convergentes, l’autre bordée de rouge, entourée de flèches divergentes. On sentait un courant. Ésilsunigar ne se manifestait pas. Refuse toqua à la porte. Elle essaya de tirer sur la poignée. Elle tenta une télékinésie mineure pour faire jouer le mécanisme. Sauf que, ce dernier n’ayant pas grand-chose à voir avec celui des serrures qu’elle connaissait, elle échoua. De plus en plus inquiète, et nerveuse, elle prit quelques distances, se demandant si cela vaudrait la peine de se risquer dans une canalisation. Elle se trouvait dans une sorte de grand réservoir sphérique. Elle observa de petites protubérances à proximité de la porte, notamment une sorte de dôme, comme un sein régulier, avec en son centre un court cylindre rouge, le tout protégé d’une membrane transparente qui se révéla souple au toucher. Elle tapota et poussa. Le cylindre s’enfonça un peu. Elle écrasa le bouton ! Elle attendit. Un bruit métallique se fit entendre, venant de l’intérieur de la porte. Celle-ci bascula sur une articulation invisible. Refuse s’engagea dans l’ouverture.

  Elle entra dans une petite pièce cylindrique, avec une autre porte du même type, du côté opposé. La première se referma dans un claquement sec. S’en suivit une nouvelle série de bruits étranges : frottements, chocs, râles. Puis l’eau fut aspirée par des opercules latéraux, remplacée par de l’air respirable. Refuse reprit complètement forme humaine. Elle repéra un bouton rouge similaire à celui du réservoir, ce qui provoqua l’ouverture du sas. Il donnait sur une pièce bordée de bancs et de placards. Elle en ouvrit un : on y avait rangé des vêtements, des cagoules, et, bizarrement, des grosses bouteilles. La magicienne s’aventura au-delà du vestiaire. Elle dut manœuvrer un panneau mobile en le faisant coulisser sur une sorte de rail. Puis, elle erra dans des couloirs lisses et sombres, passant devant de nombreuses portes verrouillées, sans rencontrer personne. La marche lui procurait une sensation étrange, inexpliquée. Refuse craignait d’être rejointe par sa Némésis. Elle supposait qu’elle se déplaçait dans une sorte de grand palais, peut-être à l’intérieur d’une montagne sculptée. D’où l’absence d’habitants, d’où une réserve d’eau douce dans une région notoirement empoisonnée. Cependant, pour déserts qu’ils fussent, ces corridors semblaient plutôt bien entretenus. Certaines pièces contenaient des meubles, des objets, souvent mystérieux, mais en bon état. Or, rien, jamais, ne résistait à l’usure du temps. Par conséquent quelqu’un entretenait ces lieux, nécessairement. Elle poursuivit son errance, cherchant, comme autrefois dans la Mégapole Souterraine, un plan. Elle tourna en rond, sans doute du fait des portes verrouillées. Elle finit néanmoins par assimiler un dessin mural à une représentation de l’espace, parce qu’elle crut y reconnaître le réservoir sphérique. Le système n’offrait pas de sortie évidente. Refuse fronça les sourcils en examinant les signes. Etant donné la taille de la bulle d’eau, elle aurait du voir des escaliers. Elle envisagea la possibilité d’ascenseurs. Pour en avoir le cœur net, elle devrait d’abord ouvrir une porte close, ce qu’elle parvint à faire avec une clé d’ombre. Elle accéda à des sortes d’entrepôts, à des bureaux, et enfin à un salon, en fait une pièce plutôt dépouillée comportant huit fauteuils imposants et une table fixés au sol. Le plafond était haut. On voyait de nombreuses poignées sur les murs, et beaucoup de placards. Une tige de métal, à l’arrière plan, reliait le haut et le bas. Elle se prolongeait à un niveau supérieur et à un niveau inférieur, par deux passages larges d’un mètre environ. Un objet hémisphérique, du diamètre d’une grande assiette, glissait sur le sol en produisant un bruit de succion.

  En passant au large de la chose, Refuse avança jusqu’à la barre métallique. Il suffisait de tendre le bras pour la saisir. Apparemment il s’agissait du seul moyen de changer d’étage… Refuse sauta, plus haut qu’elle ne s’en crût capable, agrippa la tige, et se hissa avec une facilité inattendue. Elle monta ainsi plusieurs étages, observant que parfois la ligne s’interrompait, pour reprendre un peu plus haut : dans l’épaisseur du plafond on devinait un dispositif de fermeture.

  Elle arriva au centre d’un espace hexagonal, large de quatre mètres approximativement. La tige, désormais dotée de barreaux,  continuait son ascension vers un sas au milieu du plafond. A côté du gros bouton d’ouverture se voyait un triangle rouge doublé de blanc, cernant un triangle noir. La pièce comportait également de nombreux placards, ainsi que deux portes. Refuse ouvrit un placard. Il contenait des vêtements. Certains fins et souples, d’autres très épais, presque rigides, des casques énormes, et des sacs à dos. Des dessins sur l’envers des portes indiquaient dans quel ordre les mettre. Ils comportaient diverses indications imprimées dans un alphabet proche de celui en usage sur Gorseille, avec quelques caractères inconnus. Tout était propre et sans signe d’usure. Un panneau coulissa de lui-même livrant passage à un aspirateur hémisphérique. Le mobile entreprit de faire le tour de l’hexagone en produisant un bruit venteux. Refuse en profita pour passer l’ouverture. Elle déambula longtemps dans des corridors déserts, des pièces, des salons, des cuisines, des chambres, des entrepôts, des ateliers, des bureaux, des hangars à machines… à la recherche des habitants, ou de leurs archives. Souvent, en franchissant un seuil, elle observait que le sol à venir ne se trouvait pas dans la continuité du précédent, mais s’inclinait de quelques degrés.

  Elle déboucha enfin sur un balcon surplombant une sorte de vaste jardin entretenu par une myriade de petites machines. Plusieurs « rues » en partaient. Les balcons tout au tour, se répartissaient sur quatre niveaux. Refuse se trouvait au troisième en partant du bas. De grandes portes, aussi blanches que les murs, s’espaçaient régulièrement. L’une d’elles se démarquait cependant, tant par sa noirceur que par ses abords où fleurissaient des buissons, en accéléré. Les bourgeons s’ouvraient, les pétales s’épanouissaient, les fleurs s’envolaient, de nouveaux bourgeons les remplaçaient, le cycle recommençait, avec à chaque fois de nouvelles couleurs. En divers endroits, une sorte de lierre rampait lentement sur les murs, dessinant des formes chaotiques. Refuse reconnut la flore agitée des Palais Superposés. Le Pont Délicat leur était pourtant antérieur. Le puissant sorcier qui avait élu domicile ici aimait probablement la tranquillité. « Fini : me voici. » Refuse glissa le long d’une barre verticale, jusqu’au sol. Son bâton en main, elle fit le tour du jardin en évitant le lierre mouvant. Face à la porte noire ses yeux quêtèrent un indice qui trahirait l’identité de l’occupant. La réponse vint à elle. Une étoile  naquit au milieu de l’obscurité, éclairant en contre jour une imposante silhouette, à la démarche souple et à la crinière ondoyante. Refuse recula pour laisser une distance de quelques mètres entre elle et le sphinx d’ombre. Elle devina son sourire, à peine visible dans la nuit de son visage.

  « Bonjour sphinx, mes hommages à Bellacérée. 

_ Que nous vaut votre visite ? » Demanda le familier d’une voix onctueuse.

« Je ne puis prétendre être là par hasard, tant j’ai œuvré pour percer le mystère du Pont Délicat. Toutefois, je ne savais pas que le portail me ramènerait aux Palais Superposés.

_ Vous vous trompez, mais c’est sans gravité. Ahahah !

_ Me serait-il possible de rencontrer votre maîtresse ?

_ Je n’en sais rien. Vous n’êtes pas de ses intimes. Aux dernières nouvelles vous serviez le Château Noir.

_ J’ai rompu.

_ Alors vous allez mourir à brève échéance.

_ A moins que vous ne fermiez totalement le portail du Pont. Ésilsunigar ne pourrait plus me suivre.

_ Pourquoi ferions nous cela pour vous ?

_ En échange d’un service. Il y a bien quelque chose que je puisse faire, non ?

_ Une tâche que l’archimagicienne ne pourrait accomplir par elle-même ? Vous rêvez.

_ C’était bien pareil avec son rival. Il a su m’employer.

_ Alors c’est que vous êtes faits l’un pour l’autre.

_ Je vous assure que non !

_ Je transmettrai votre demande, bien qu’elle ait fort peu de chances d’aboutir. Revenez demain.

_ Ésilsunigar me retrouvera avant.

_ Négociez, puisque de toute façon c’est ce que vous allez faire. Obtenez un délai, une grâce, débrouillez vous !

_ Je vais retourner au réservoir, et je détruirai le portail !

_ Si vous en êtes capable.

_ Cela ne vous gêne pas ?

_ Je ne m’en sers pas. Mes voies sont différentes. »

  Refuse serra ses petits poings. Elle tourna le dos au sphinx et emprunta l’allée centrale du jardin. En visitant, elle remarqua divers ronciers chargés de baies bleues. Evidemment les plus grosses appartenaient à des variétés agressives. Elle distribua les coups de bâton pour se dégager des vrilles épineuses, puis alla cueillir les variétés moins farouches. Elle s’était vantée. Détruire le portail était au-delà de ses possibilités. Refuse ne s’expliquait pas pourquoi son ennemi ne l’avait toujours pas rattrapée. Elle supposa qu’il la cherchait. Avec une vision lointaine, il aurait la partie facile. Elle se souvint que le sphinx avait nié qu’elle se trouvât dans les Palais Superposés. Pourquoi lui était-il si difficile de se situer ? Elle avait parcourut une distance considérable, et visité des appartements, sans jamais rencontrer une seule fenêtre. Tout ce lieu semblait baigné dans un enchantement octroyant une forme mineure de la lévitation. Ainsi, n’eut-elle aucun mal à remonter sur quatre niveaux la barre de métal. Elle fouilla rageusement les appartements, ouvrit des placards, des tiroirs, força des portes. Ces gens ne lisaient-ils pas ? Jamais ? Ne faisaient-ils point d’images ? Si : les explications sur comment s’habiller avec les costumes grossiers de la pièce hexagonale. Mais c’était loin. Et pourquoi mettre ces horreurs ?

  Les heures s’écoulaient. Ésilsunigar ne se manifestait toujours pas. Refuse s’épuisait. De temps en temps, elle trouvait un plan partiel du complexe. Apparemment, elle se déplaçait autour du réservoir, ce qui était absurde, à moins qu’une magie inverse à la lévitation, ne l’empêchât de tomber. Il fallait qu’elle dormît, mais elle repoussait l’échéance. Où étaient passés les gens qui avaient fui les Montagnes Sculptées ? Ils avaient trouvé ici un refuge provisoire, puis l’avaient abandonnés. Quand ? Bien plus tard, Bellacérée y avait établi une résidence… Refuse se résolut de monter le plus haut possible. Elle s’attendait à trouver un sas. Peut être le complexe était-il sous l’eau ? Elle pénétra dans un large couloir, extrêmement long, suffisamment pour qu’elle se rendît compte que le sol s’incurvait. Elle aperçut des petits volumes saillants alignés sur le mur : une sorte de boîte avec un carré vert au centre. Elle appuya et attendit. Il y eut bien un bruit, assez doux, comme un glissement, qui lui fit lever la tête. Cela ne commandait pas l’ouverture d’un sas. En revanche elle vit que le plafond avait changé d’aspect : de blanc il était devenu noir, constellé d’étoiles. Elle comprit qu’elle avait ouvert une sorte de volet, et que dehors, il faisait nuit. L’épaisseur du verre était considérable… On ne voyait pas le paysage. Elle avança dans le couloir, répétant l’opération tous les cinq interrupteurs. Toujours des étoiles, le ciel noir et des étoiles… Elle courut, croisa des embranchements, en marqua un avec un changement de couleur, et continua sa course. Elle revint à sa marque, reprit son souffle et essaya une voie transversale. Le troisième volet s’ouvrit sur une vaste étendue bleue, verte et brune, voilée par endroit de nuées blanches. Refuse en fut bouleversée. Longtemps, immobile, elle fixa la Scène. Au début, elle ne se souciait guère d’y reconnaître quoique ce soit, puis la courbe de la Mer Intérieure s’imposa.

« Quelque chose a retenu Ésilsunigar, c’est certain. Je peux mourir « demain » ou un peu plus tard si je ne puis me nourrir suffisamment. Je dois trouver où sont partis les habitants de ce microcosme. Et surtout comment ? Par un portail, évidemment. Sont-ils revenus sur la Scène, ou ont-ils résolu le problème des entités rebelles ? Dans ce cas Bellacérée a un coup d’avance sur le Château Noir. Si je revenais vers Ésilsunigar avec cette information pour racheter ma vie ? Je serais misérable, dans le meilleur des cas, et ce serait bien inutile, parce que ce sorcier a maintenant assez d’éléments pour comprendre tout seul. S’il existe un portail différent de celui menant au Pont Délicat, alors Bellacérée le connaît et le contrôle. Comment survivre ? »

Il lui fallu deux heures pour retrouver la pièce hexagonale précédent le sas donnant sur le vide spatial. Refuse se dévêtit, enfila le sous vêtement, une sorte de collant avec une cagoule, qui se fermait sur le devant avec une fermeture éclair. Puis elle se glissa dans la combinaison proprement dite. Elle mit le « sac à dos » et le casque. Elle fit des branchements, mais garda la visière ouverte, trop consciente de ne pas tout comprendre. Cela ne pouvait être si simple. Elle ouvrit le sas, y entra, le referma, le rouvrit, le ferma à nouveau. Tant qu’elle ne déclancherait pas l’ouverture de son vis-à-vis, elle ne risquerait rien, mais de combien d’air disposait-elle dans le sas ? Le sac à dos avait vocation d’être relié au casque par des tuyaux. Par conséquent, il devait fournir de l’air. Les réserves étaient-elles pleines ? Comment le savoir ? Par le poids ? Mais Refuse n’était pas habituée à peser ce qu’elle respirait. Peut être qu’il n’y avait rien dans le sac… En attendant, elle considérait le sas comme une bonne option tactique. Si son poursuivant tenait à la rejoindre, il se retrouverait dans un lieu étroit. Elle pourrait ouvrir la deuxième écoutille, les tuant tous les deux. Cette pensée réconfortante l’aida à s’endormir.

  Bellacérée jouait avec les perles de son nimbe. A sa droite se dressait un monolithe bleu translucide, à sa gauche la figure d’Ésilsunigar, au centre d’un grand miroir, déversait un flot de repproches. Ce qu’il disait de Refuse était fort juste, et qu’il voulût se venger était conforme à son caractère, sinon à la coutume. Cependant Bellacérée ne souhaitait ni livrer la traîtresse, ni accepter que le maître du Château Noir aille la chercher. Elle avait scellé le portail du Pont Délicat. A l’instar de son éminent confrère l’archimagicienne avait une vision globale de la magie, mais elle s’était spécialisée dans les transferts de toutes sortes, et donc les portails. Ésilsunigar savait qu’il ne passerait pas. Il tentait donc de négocier une compensation, alors qu’il ne perdait rien. Sa fortune immense, et qu’il possédât une bonne copie de l’âme de Refuse, lui permettait de la reproduire à volonté. Si elle s’était rebellée, c’est parce qu’il avait voulu utiliser une version identique à l’originale, laquelle tirait son efficacité de son indépendance. Refuse, régulièrement, prenait la tangente : en devenant magicienne, en acceptant la quête de Sijesuis, en acceptant de fuir les Palais Superposés, en partant explorer les Montagnes Sculptées, en revenant dans son pays, en se fâchant avec les mages locaux, en épousant la folie, en réveillant le Dragon des Tourments, en mourrant, et c… Quoi de plus logique qu’elle fût maintenant en orbite ?

  « Refuse ne reviendra pas. Elle fera ce que je veux, parce qu’elle agira conformément à ses possibilités. Elle fouillera de fond en comble la station orbitale. Elle trouvera le deuxième portail, qui n’est pas dans mes appartements. Elle l’étudiera. Au besoin, je l’aiderai un peu. Elle comprendra ce qu’il faut faire. L’expérience du Pont Délicat lui sera utile. Elle franchira le seuil, traversera les espaces cosmiques, rétablira le contact avec les lunes de Yordouca et permettra au flux de s’écouler.

_ Ainsi vous ai-je fourni le moyen de triompher. Bravo, vous gagnez cette manche.

_ Merci. Vous n’êtes pas prêt de la revoir, mon cher. Souhaitiez-vous m’entretenir d’autres sujets ?

_ Ce n’était pas prévu, mais puisque vous n’abandonnez jamais vos jouets, je m’aperçois que justement il y en a un qui traîne à la lisière de la Forêt Mysnalienne, un pauvre orphelin recueilli avec ses deux sœurs par le Süersvoken. Le trio a reçu une formation de qualité dans un lycée militaire. Votre gaillard, si mes déductions sont exactes, serait le « fils » de Sir Présence. Il est maintenant officier. Avec ses sœurs il aide les colons de la Mégapole à s’installer dans la Forêt. Mais on me raporte qu’il a établi des contacts avec les imparfaits de l’Amlen, parce que les manigances sont chez lui une seconde nature. Je pense qu’il outrepasse largement ses ordres. Me direz vous vos intentions, ou devrais-je les découvrir par moi-même ?

_ Pour le moment Présence agit de son propre chef. Je n’en attends rien. C’est Refuse I qui a débloqué la situation de la Mer Intérieure.

_ Tout en finesse… » Une pause. « Mais Présence reste votre création, votre responsabilité, et le cas échéant vos bénéfices…

_ Oui, peut-être…

_ Non, certainement. Je peux le tuer ?

_ Non !

_ Ah, vous voyez ! Ce qu’il fait ne vous est pas indifférent.

_ Et que fait-il, selon vous ?

_ Il ne le sait pas lui-même, si cela se trouve. Il joue à être humain, ou presque humain. Il teste, il provoque, il discute, il se renseigne : il cherche la faille. Quand il l’aura trouvée, son ambition s’y engouffrera.

_ Possible… En regard de mes desseins Présence est peu de chose.

_ J’ai l’intuition du contraire.

_ Vous me prêtez trop de ruse. Du reste, les manières de Présence n’ont plus de secret pour personne, alors que celles de ses filles sont encore en devenir. Je suis presque sûre qu’Increvable ne le suivra pas dans tous ses projets. Enfin, surveillez les si le cœur vous en dit. Je pense avoir mieux à faire. »

Ce qui mit fin à la conversation.

  Dans le miroir, l’image de Refuse remplaça celle d’Ésilsunigar. Elle s’était éveillée. Vivante ! Elle préparait ses sortilèges.

Bellacérée claqua des doigts. Vision d’un abîme rouge, une ombre sortant de sa torpeur. « Dame Rubis, livrez moi un cristal de préservation, s’il vous plait.

_ Est-ce que cela en vaut la peine ?

_ Nous avons le sujet idéal pour tenter la grande traversée.

_ Volontaire ?

_ Non, mais c’est tout comme. Elle marche vers son destin d’un pas décidé. Refuse II sera devant le Portail des Mondes d’ici ce soir. Il faut que le moment venu l’acte soit une évidence, et non une alternative parmi d’autres. Vous lui sauvâtes déjà la vie dans la salle du conseil. Elle acceptera d’autant plus facilement qu’elle en comprendra la nécessité.»

  Refuse ne trouva qu’une nourriture frugale dans le complexe, mais ne s’avoua pas vaincue. Elle découvrit une rampe menant vers un dôme à la surface de la station. Au milieu de l’hémisphère se dressait une arche métallique de sept mètres de haut surchargée de motifs baroques. Une membrane bleue et vitreuse remplissait la partie centrale. On y voyait des milliers de petites billes blanchâtres. Un bâton de puissance était posé devant, le genre d’objet dont un mage ne se séparerait pour rien au monde. La magicienne interrogea l’artéfact : il contenait un sortilège utile au transfert.  Refuse discuta avec l’entité liée au portail. Celle-ci ne fit pas de difficulté bien qu’elle reconnût avoir égaré du monde par le passé… « Des gens pressés. Il ne faut pas être pressé quand on remet en service un portail majeur. Il faut poser des balises le long de la route, qui est par essence très longue, et nécessairement souple, car la position des astres est toujours changeante. Par conséquent, il faut accomplir le trajet en suivant la ligne du sortilège. Il y en a parfois pour des siècles. Qui le peut, sinon un imparfait ou mieux un immortel ?

_ Je ne suis aucune des deux. Quelle est la fonction de la vitre céruléenne ? Je n’ai jamais observé cela sur un portail.

_ Précisément, c’est un ajout récent. Si vous me mettez en rapport avec l’entité liée, je pourrai tout vous dire.

_ Je vais lui parler directement.

_ Comme il vous plaira. »

  Refuse apprit le rôle de la membrane. Elle l’accepta. La magicienne rangea son bout de bois pour ramasser le bâton de puissance. Ce dernier lui communiqua sa formule d’activation.  Sans hésiter Refuse avança. La membrane aussitôt la recouvrit comme un grand voile fripé aux plis anguleux. La substance cristallisa. Refuse perdit conscience. Un long voyage commença. La gangue bleue se mouvait dans le vide à une vitesse fabuleuse. Le bâton éveillait Refuse tous les millions de kilomètres, afin qu’elle réitérât la formule. A Chaque fois, le cristal libérait une perle. Yordouca et ses lunes se trouvaient alors à quatre-vingts millions de kilomètres de la Scène.

  Refuse posa donc quatre-vingts jalons. Après des années, elle arriva devant un voile flou luminescent, terme du périple. Elle lâcha le bâton de pouvoir. Celui-ci se ramifia pour donner naissance à un nouveau portail. Le cristal bleu s’ouvrit au moment où il passait la limite.

Refuse fit un pas.

Fin du troisième livre.

15 août 2021.

Vincent Lanot.


[1] Miséricorde : dague à lame fine, souvent à section triangulaire, destinée à porter des coups à travers la visière ou les mailles d’une armure (dans les parties non couvertes par les plaques, souvent les articulations).

[2] Cérithe ou cérithium : mollusque marin à coquille conique, spiralée, enroulée sur elle-même.

[3] Trominon : magicien d’exception, maître des illusions, cynique et répugnant. Il mourut quand Refuse I, poignardée par Dents-Blanches, libéra l’Horreur de la Terre des Vents.