La Sorcière Dévoyée 8

Chapitre huit : La Tangente.

Refuse à l’ouvrage.

  Refuse ne fut pas davantage sollicitée le lendemain. Elle se transféra directement sur le Pont Délicat. Le canyon était toujours aussi impressionnant, dominé par les Montagnes Sculptées, notamment les grandes Chimères au nord. La magicienne se tenait au milieu du pont lumineux, à deux kilomètres de chacun des bords. L’ouvrage était un entrelacs de lignes de force tressées en réseaux de plus en plus fins. Il nécessitait un approvisionnement énergétique permanent. Aucun pilier ne le soutenait. Refuse employa la révélation afin de voir la ligne dorée signalant l’emplacement de ce qu’elle supposait être un portail. La rémanence du sorcier désespéré apparut également. Il courait, il tombait à genoux, il suppliait, il brisait un bâtonnet magique. Une flamme noire le consumait. Refuse s’adressa en langage magique aux entités opératrices du transfert (§), et de la Porte de Verlieu(*). Poser les bases de la discussion prit un peu de temps parce que ses interlocutrices ne percevaient pas le monde comme les humains. La magicienne expliqua ce qu’elle voyait. Elle déclara :

« La ligne dorée est nécessaire car le portail devrait s’ouvrir à cet endroit afin de mener à sa destination. Vrai ou faux ?

_ § : Vous présupposez beaucoup.

_ * : Vous n’avez jamais recouru à tel ancrage.

_ Un transfert peut-il manifester le portail ?

_ § : Non.

_ Une Porte de Verlieu peut-elle manifester un autre portail que celui menant au Verlieu ?

_ * : Non.

_ Et si j’adapte les formules ?

_ § : Proposez.

_ * : Proposez. »

  Cela revenait à improviser un puissant sortilège. Refuse ne s’en sentait pas capable. Mais elle en retira un enseignement. Dans sa situation, pour progresser elle devrait inventer sa magie, car personne ne lui vendrait la solution.

Elle s’envola vers le Sphinx, tant pour s’y abriter que pour découvrir ce qu’il était devenu après le départ des chevaliers d’ombre. Un faucon noir vint à sa rencontre. « Bonjour Dame Sorcière, je suis Trattonero, familier du très compétent All’unisono, disciple de l’éminent Saggiavoce, Haut Mage des Vallées, protecteur des Palais Superposés. Me direz-vous qui vous êtes et ce qui vous amène ? Mon maître me demande de m’enquérir des visiteurs. 

_ Je vais passer la nuit dans le Sphinx, et je ferai peut-être un peu d’exploration. Je m’appelle Funambule. Je serais ravie de rencontrer votre maître. A part cela, je connais un peu les lieux. Les Montagnes Sculptées sont des villes, ce n’est donc pas la place qui manque, et je ne crois pas savoir que quiconque les possède.

_ C’est entendu. Je prends les devants pour vous annoncer. Dame Sorcière Funambule, c’est bien cela ?

_ Oui, comment avez-vous reconnu mon rang ?

_ Le costume, l’apparition soudaine… »

  Le faucon s’éloigna. Il entra par la bouche du Sphinx. Refuse le suivit peu après. Les chevaliers d’ombre avaient fait installer une porte. Une ouverture ménagée au dessus permettait à Trattonero de passer. La magicienne tourna la poignée, qui résista. Elle utilisa une télékinésie mineure pour déverrouiller. Puis elle sortit son bâton de son espace magique et éclaira son chemin d’une lumière. Elle avança. Les premières pièces et couloirs n’avaient guère changés. Mais elle découvrit des espaces meublés à proximité du puits des ascenseurs. On avait disposé des tables et des chaises dans un espace assez vaste et plat, et des malles le long des murs. La révélation lui permit de repérer la silhouette d’un mage qui l’observait depuis une sorte de terrasse, accessible par un escalier. Refuse ne fit pas durer le suspens. « Je vous vois mon cher ! All’…

_ All’unisono. Enchanté de faire votre connaissance Dame Funambule. Pardonnez ces précautions. Saggiavoce, mon maître m’a enseigné la prudence. Depuis son retour dans les Vallées, il m’a chargé d’assurer une présence permanente ici. Mais d’autres ont eu la même idée. Je ne suis pas seul.

_ Oui ?

_ Et bien il y a un chevalier d’ombre, ainsi qu’une fille de Pirulisénésia, et un autre mage des Vallées, qui n’a pas de maître aussi prestigieux. Vous venez au nom du Château Noir ?

_ Non, je suis ici pour affaires personnelles. Je profitais d’un moment de liberté pour m’évader dans ce cadre splendide.

_ Ah, vous avez bien raison. La vue est extraordinaire. Trattonero m’a rapporté vos critiques. Les intentions de Saggiavoce ne sont nullement de s’approprier le Sphinx, surtout après qu’il fût l’enjeu d’une si longue guerre. Vous êtes ici chez vous, comme nous tous ! Voyez-moi comme une sorte de maître d’hôtel, si je puis dire.

_ Parfait. Les chevaliers d’ombre ont-ils laissé quelques chambres utilisables, ou tous les lits sont-ils déjà pris ?

_ Le dernier chevalier d’ombre occupe les appartements de Biratéliam. Je partage la suite d’Émibissiâm avec la fille de Pirulisénésia. Mon collègue s’est installé à l’écart, plus près du cœur du Sphinx. Je vous conseille de prendre la chambre d’un lieutenant. Resterez vous longtemps ?

_ Non, je repartirai dès demain matin. J’espère revenir. Hélas, je ne sais quand ce sera possible. »

  Refuse soupa en compagnie des habitants du Sphinx. La sorcière des Steppes s’appelait Zucaria. Le chevalier d’ombre se nommait Doranikar. Ils étaient approvisionnés principalement par les Vallées, et plus rarement par Sudramar. All’unisono était venu avec un cuisinier. Celui-ci échangea des plaisanteries avec deux jeunes hommes d’humeur joyeuse, cousins de Zucaria. Doranikar ne parlait pas. Refuse ne sut pas pourquoi il avait décidé de rester. Elle-même ne s’exprima guère, bien qu’on la pressât de questions. Elle répondait soit par des généralités, soit par des faits assez anciens. Elle parla un peu de Tiriryanossi et de Fénidar, pour donner le change, et lâcha le nom de Tinaborésia. Elle observa les réactions.

All’unisono demanda de qui il s’agissait. Zucaria fronça les sourcils, comme si elle se posait aussi la question, ou comme si elle tentait de se rappeler quelque chose. Doranikar releva la tête, et fixa un instant Refuse. Vit-elle de la peur dans son regard ? Refuse expliqua qu’il s’agissait d’une mystérieuse sorcière réputée habiter dans une maison à nulle autre pareille, faite d’angles impossibles. On échangea sur les sorciers les plus excentriques. Le sujet plut à tout le monde. Chacun avait des exemples. L’ambiance se détendit. Doranikar esquissa un sourire, dans sa barbe fournie. Mieux valait quitter la table sur une bonne impression. Refuse alla se coucher. Les autres ne tardèrent pas à faire de même.

La sorcière du Château Noir se sentait plutôt en confiance, néanmoins elle s’apprêtait à placer son alarme, lorsque l’on toqua à sa porte.

  C’était Doranikar. « Que savez-vous exactement de Dame Tinaborésia ? » Chuchota-t-il. Refuse le laissa entrer. « Vous n’ignorez pas que l’on peut nous entendre, si on s’en donne les moyens. » Doranikar répondit par une grimace fataliste. Refuse lui servit ceci : « C’est une magicienne talentueuse vivant dans une grande maison ressemblant à un pliage compliqué. Elle bénéficie d’une vie exceptionnellement longue, parait vingt ans, mais thésaurise l’expérience de plusieurs existences. A vous. 

_  Elle travaille souvent pour notre roi Niraninussar VI. Elle a ses entrées au quartier général de mon ordre. On la craint. A vous.

_ Elle est liée au Château Noir. A vous.

_ Je m’en doutais. Le Château Noir a toujours eu une forte influence sur le Garinapiyan. Il faut m’en dire davantage.

_ Normalement, vous êtes un serviteur de la couronne. Que cherchez vous ?

_  Je sais qui vous êtes Dame Sorcière.

_ Admettons. En quoi est-ce important ?

_ Vous avez réveillé le Dragon des Tourments, anéantit nos plans, mais aujourd’hui vous portez un uniforme du Château Noir, avec lequel nous avions un accord. Manifestement vous partagez leurs secrets puisque vous l’avez nommée.

_ Les habitants de son village en sont aussi capables.

_ Oui, mais nous ne sommes pas dans son voisinage ! Ici, c’est le Sphinx, dans les Montagnes Sculptées. Quelles sont les intentions du Château Noir ?

_ Par rapport à quoi ? Pour ce que j’en ai vu, il œuvre à étendre son influence, et à gagner de nouvelles sources d’énergie. Il est à l’affût de toute possibilité. Mais le Pont Délicat est une affaire passée.

_ Dans ce cas, que faites-vous là ?

_ Du sentiment. Cet endroit est important pour moi. Il représente le premier engagement que j’ai pris dans ma vie. Cela vaut bien une visite de temps en temps.

_ Ésilsunigar n’agit pas à travers vous ?

_ Pas ce soir. Franchement, je ne suis pas dans sa tête !

_ Allons donc ! Vous êtes son âme damnée ! Il est de notoriété publique que vous remplissez avec zèle toutes les missions qu’il vous confie. Je sais quelques surnoms peu flatteurs dont vous affublent certains marchands des Cités Baroques. Les féaux n’osent pas.

_ Je ne tiens pas à les connaître. Pour un soldat oublié vous paraissez bien informé. Votre présence en ces lieux n’est certainement pas due au hasard. Vous guettiez la survenue d’un émissaire du Château Noir ? Je ne suis pas cette personne.

_ Qui d’autre pourrait venir ?

_ Je suis désolée, mais je dois mettre un terme à notre entretient. Je me rends compte que je me suis mise dans une situation qui pourrait devenir très dangereuse pour moi. Pardonnez moi. »

  Le front de Doranikar se plissa. Il s’inclina, puis sortit. « Piégée une fois de plus ! » Se dit Refuse. Mais elle pensa aussi à Tinaborésia. Quels genres de services rendait-elle au roi ? Qui représentait-elle lorsqu’elle rencontra Sijesuis ? Lui était missionné par le Garinapiyan. Faisait-il équipe avec la Dame d’Inavène, ou défendait-elle des intérêts divergents ? Si complexes étaient les réseaux du Château Noir que l’on pouvait le trahir sans le savoir. Refuse passa une mauvaise nuit. Elle se transféra très tôt, alla manger, réintégra sa chambre, se lava. Elle convoqua ses apprentis, Tanidariam et Kérisise, pour leur faire la leçon. A l’issue du cours, elle interdit qu’on la dérangeât pendant l’après midi. Elle travailla sur la formulation du sortilège dont elle aurait besoin pour percer le secret du Pont.

Elle devait d’abord identifier précisément ce qu’elle voulait. Il s’agissait de provoquer l’ouverture d’un portail donnant sur un ailleurs indéterminé. Peut-être aurait-elle besoin de « voir », de feuilleter, les espaces de transition  disponibles. Pour les percevoir elle se servit des sortilèges de vision lointaine et de révélation, ainsi que de la Porte de Verlieu. Elle y puisa du vocabulaire ainsi que des procédures. Elle ébaucha un outil puissant, pas de quoi forcer l’apparition du portail, mais efficace pour confirmer ou infirmer son existence. Elle pourrait également s’en servir pour jauger les pouvoirs d’un sorcier. Elle baptisa sa création vision profonde. Restait encore à trouver l’entité opératrice la plus apte. Le soir venu, elle soupa seule au restaurant. Puis elle consacra les dernières heures du jour à étudier dans une bibliothèque du château. Elle consulta des listes d’entités, de la tradition noire, comme de la tradition blanche. Celle-ci était moins documentée, mais Refuse y découvrit trois noms, contre sept dans l’inventaire noir. Une entité était mentionnée dans les deux catégories, bizarrerie qui la rendit suspicieuse.

  En allant dormir, Refuse eut la désagréable surprise de croiser Ésilsunigar dans une galerie. Or le Haut Mage se promenait rarement dans les lieux publics, y compris aux heures les plus creuses. La Dame Sorcière attendit sur ses gardes qu’il l’abordât. Mais il faillit passer à côté d’elle sans la voir. Au dernier moment, cependant, il s’arrêta, lâcha un « bonsoir » rauque, fit encore deux pas, puis se retourna pour de bon. Il dit : « Je vais vous laisser tranquille une semaine. Vos apprentis vous réclament. Quand ils auront été initiés, ils vous accompagneront pour les missions auprès des féaux du domaine. Vous leur expliquerez nos affaires.

_ Justement, à ce propos… Elles ne sont pas toujours très claires. Par exemple, quelles sont nos relations à l’égard de la couronne du Garinapiyan ?

_ Cordiales. Je ne vous ai jamais employée à autre chose à Sumipitiamar.

_ Vous m’avez parfois demandé d’observer précisément ceci ou cela… De vous rapporter diverses informations plutôt confidentielles.

_ La cordialité est à ce prix.

_ Et s’agissant des chevaliers d’ombre ? Que sont-ils pour nous ? Actuellement ? » Le seigneur réfléchit : « Des mages au mieux compétents, voilà ce qu’ils sont.

_ Oui… Ce sont des alliés ?

_ Pas du tout ! Ils sont au service du roi !

_ Avec lequel nous entretenons des relations cordiales.

_ Oui, mais ni fraternelles, ni fusionnelles. Saisissez-vous bien la nuance ? 

_ Oui, oui. Je dois avoir encore un fond de naïveté…

_ Bon sang, vous êtes à mon service depuis des mois ! Je pensais que vous aviez assimilé tout cela, que nos idées, nos façons, nos buts avaient infusés en vous.

_ Certes. A ceci près que j’accomplis souvent vos volontés en ignorant leurs finalités. Et puis vous m’avez envoyé chez Dame Tinaborésia, et là…

_ Stop ! N’y pensez plus. Jamais. Bonsoir Refuse ! » Et il s’en fut.

  Profitant de l’aubaine, elle occupa ses jours à former les deux apprentis, le matin, et à mettre au point ses sortilèges l’après midi, et souvent le soir. Trouver de nouvelles sources d’énergie n’était pas chose aisée. Elle devrait donc faire un choix le moment venu entre le transfert et la vision profonde. « Il me faudra au moins trois jours consécutifs pour agir. Un pour me rendre sur le Pont Délicat, un pour analyser, un pour forcer l’ouverture du portail s’il existe. Je pourrais aussi procéder en deux fois deux jours. J’aurais intérêt de tester la vision profonde avant d’entamer la suite des recherches. » Et donc elle procéda à plusieurs essais. Ceux-ci lui dévoilèrent que le Château Noir existait sur trois niveaux : le monde naturel, le Verlieu, et sur un troisième espace tout en valeurs de gris. Elle s’aperçut qu’une silhouette inquiétante la suivait parfois, un sorcier noir de nuit, aux membres grêles, vêtu d’un poncho, probablement Otiniâm, l’oncle de Kérisise. Comme elle le regardait, il la salua en agitant la main de gauche à droite, puis s’approcha. Deux poignards pendaient à sa ceinture. « Bonjour Seigneur Sorcier », articula Refuse. « Salutations », répondit Otiniâm, « je constate que vous employez judicieusement votre temps. C’est intéressant pour le Château dans la mesure où nous pourrons accorder vos missions à vos nouveaux talents. Kérisise progresse bien ?

_ Heu, oui. Elle sera bientôt prête. Elle doit encore approfondir ses connaissances des entités mineures, et étoffer son vocabulaire.

_ J’en prends bonnes notes. J’observe que vous privilégiez la divination ou les transferts. Vous faites bien d’attacher une certaine importance aux entités, bien que vos choix ne vous exposent pas autant qu’un démonologiste. 

_ Si ma magie est efficace je l’échangerai contre des sortilèges équivalents. Mon maître est l’as de la métempsychose. Qui est la plus haute autorité en matière de transfert ?

_ Bellacérée des Palais Superposés, évidemment.

_ Serait-ce trahir le Château Noir que d’aller la voir ?

_ Dans votre cas : assurément. Vous devriez obtenir l’autorisation d’Ésilsunigar, qui ne la donnera pas. A sa place je ne prendrais pas un tel risque.

_ Où êtes vous ? Quel est ce lieu de transition ?

_ Je suis dans le Duplicata. Il reproduit exactement toutes les choses, mais pas les êtres vivants. C’est une sorte d’espace de service, très pratique. Lorsque je m’y trouve, j’échappe à la révélation tout en pouvant percevoir et agir dans votre niveau de réalité. Voyez, si je déplace une chaise ici, elle se déplace aussi chez vous. L’inverse est également vrai.

_ Faut-il un portail pour y passer ?

_ Non, le changement est à la fois plus facile et plus subtil. 

_ Est-ce très utilisé ?

_ Par les gens comme moi, oui, intensément. Mais nous sommes peu nombreux.

_ Merci pour ces explications.

_ Elles viennent à point nommé. Il me faut poursuivre ma ronde. Au plaisir de vous revoir. »

  Refuse pensa qu’elle ne préserverait jamais très longtemps un secret au Château Noir. On y traitait la pudeur avec un mépris souverain. Combien de temps s’écoulerait avant que la visite au Sphinx ne parvienne aux oreilles d’Ésilsunigar ? Combien de temps lui faudrait-il pour comprendre les projets de son agente ?

  La Dame Sorcière continua ses recherches. Deux mois s’écoulèrent sans incident. Tanidariam et Kérisise lancèrent leurs premiers sortilèges « majeurs ». Ils perdirent leurs couleurs sous les applaudissements des familles et des amis. On donna une petite fête. Pour le garçon on amena un chat, afin qu’il en fît son familier. C’est un oncle compétent qui démarra le rituel, mais Tanidariam prononça la formule finale. L’animal naquit à la parole et noircit instantanément. On vérifia qu’il reconnaissait son nom : Amurodar. Tanidariam lui expliqua sa situation, ainsi que le lien qui les unissait. Le matou stupéfait écoutait-il vraiment ? On conseilla au débutant de ne pas brusquer les choses. Il faudrait plusieurs jours à  Amurodar pour se faire grossièrement à sa nouvelle situation.

  Pour sa part Kérisise hérita du corbeau familier de sa mère, morte pendant la guerre. Le rituel s’avéra plus léger. L’oiseau se contenta de déclarer solennellement son attachement à sa nouvelle maîtresse. Cette dernière rendit le lien effectif en acceptant formellement l’offre, en langage magique. Refuse n’était toujours pas tentée. Depuis que Tinaborésia lui avait expliqué le rapport entre la révolte des entités des portails et la tradition noire sa défiance avait même augmenté, précisément parce qu’elle comprenait mieux la place que tenaient les familiers dans cette affaire.

  Le lendemain, un chien noir vint quérir Refuse. Tiriryanossi la mandait en son manoir familial. C’était la suite logique du changement de statut des apprentis, lesquels étaient bien sûr    attendus. La Dame Sorcière fut ponctuelle. Tiriryanossi lui présenta deux Seigneurs Sorciers. Le premier,   Parifidar, apparenté à Otiniâm, était un petit homme rond en costume jaune, coiffé d’un chapeau pointu très haut. Il se déclara enchanté de faire la connaissance de la collaboratrice d’Ésilsunigar.

  Le deuxième comptait parmi les féaux de l’hôtesse. Il se nommait Obataniam. Son statut vis-à-vis de sa Dame Sorcière exceptionnelle équivalait à celui de Refuse auprès du Haut Mage.  De taille moyenne, il s’habillait de brun et d’une cape noire à capuche. Figé dans une expression contrariée et butée, il dévisagea Refuse pendant toute la réunion sans dire mot, tandis qu’à ses pieds une grosse boule de poils noirs ouvrait par moment un œil placide. Quand le familier se déplia, la magicienne constata qu’il s’agissait d’un ours nain de la taille d’un dogue.

  Tiriryanossi attribua Kérisise à Parifidar, et Tanidariam à Refuse. Les mages puissants devraient progressivement impliquer les débutants dans leurs activités, de sorte qu’ils servissent le Château Noir à hauteur de leurs talents et de leurs ambitions. De retour au palais un page conduisit Refuse et son auxiliaire vers de nouveaux appartements, composés de deux pièces principales, à l’étage au dessus. Tanidariam se réjouit d’avoir un espace pour lui. Refuse accepta le changement avec une apparente indifférence. De prime abord elle voyait Tanidariam comme une contrainte de plus. Il y avait fort à parier qu’on le lui enlèverait dès qu’il serait devenu vraiment compétent. 

  En attendant, elle joua le jeu, bien obligée. Elle sollicita de son maître l’autorisation de rendre visite à ses vieux parents dans les Contrées Douces. Tanidariam l’accompagnerait car ce déplacement ne présentait pas de danger a priori. Ésilsunigar accepta. Et donc le transfert vers les Patients eut lieu. Le retour de Refuse fut une sorte de choc, après une si longue absence. La lettre écrite peu après sa réitération n’était pas arrivée. On pleura beaucoup. Refuse expliqua sa situation, en taisant les aspects négatifs. « La première Refuse est morte, mais si la deuxième vient vers vous, c’est qu’elle ne peut s’empêcher de se considérer comme la continuation de la précédente… 

_ Les histoires des magiciens sont toujours un peu compliquées », commenta son père. « Ça ! A quand remonte la dernière fois que tu as fait quelque chose comme tout le monde ? » Demanda sa mère. « Et ce jeune homme ? On ne l’entend pas beaucoup…

_ Tanidariam est mon apprenti. Il ne parle pas notre langue, du moins pour l’instant. Il vient d’une famille de sorciers, alors je voulais lui montrer autre chose. » Plus tard elle précisa qu’ils couchaient ensemble parce que « le courant passait bien entre elle et lui. »   Lucide et Réaliste s’en amusèrent. Ils vivaient seuls depuis le départ d’Équilibriste bien connu pour être un séducteur invétéré. Ce dernier c’était embarqué sur un navire en mission d’exploration au sud de Gorseille. Ses parents recevaient des nouvelles sporadiques. « Tout va en s’accélérant. Le commerce avec le N’Namkor s’est intensifié. On raconte que les habitants de la Mégapole Souterraine colonisent une forêt à l’est. Du coup, ils n’importent plus de bois des Contrées Douces. On les sent assez, comment dire…

_ Ils se donnent des airs supérieurs ! » Résuma Réaliste.

« Voilà, enfin pas tous, mais il faut faire avec, n’est-ce pas ? Il parait qu’on va établir une liaison avec le Firabosem. Ici, au village, cela nous fait un peu peur. On ne sait pas pourquoi d’ailleurs. L’impression d’être portés par un courant contre lequel on ne peut lutter. Être petits face aux Dents de la Terreur, c’est une chose. Elles ne bougent pas. Ce sont nos montagnes. Mais ce tourbillon d’événements, où nous emporte-t-il ? Si cela doit finir comme le Tujarsi ou comme le Suërsvoken… Je ne préfère pas.

_ Nous en sommes loin.

_ Il parait que par ta faute des gens sont morts.

_ Oui, même ˮmoi ˮ, je suis morte. Et le Dragon des Tourments est mort. Qui s’en plaint ? C’est une bonne chose !

_ Sûrement. N’empêche que tu es une actrice de l’accélération. Savais-tu ce que tu faisais ?

_ Plus ou moins…

_ Et actuellement, tu as des projets en préparation ?

_ Oui, mais sans dragon, je vous rassure. Je ne casserai rien, je ne dérangerai rien, je ne ferai de l’ombre à personne. Je serai toute gentille !

_ Bon, dans ce cas il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit à toi et à ton compagnon. C’est vraiment très gentil d’être venue nous voir une dernière fois. Prends soin de toi ma fille, car nous te voyons toujours ainsi, quand bien même nous ne t’avons pas recréée. L’illusion est si parfaite.»

  De retour au Château Noir, Tanidarian manifesta le désir d’apprendre quelques mots de l’abé des Contrées Douces. Refuse lui donna le vocabulaire et les phrases types pour se présenter et acheter sa nourriture. Elle lui fit recopier la formule de la monture d’ombre. Il partit s’entraîner dehors, pendant qu’elle poursuivait ses recherches personnelles.

  Mais les quinze jours suivants Refuse fut chargée de démêler une querelle opposant des féaux du Château Noir à un manoir loyal envers les Palais Superposés. Un disciple de Fénidar était intervenu, parce que sa famille était impliquée. En réponse Oumébiliam s’était déplacé. Ésilsunigar avait demandé à sa créature d’y fourrer son nez. Refuse avait tout d’abord observé les protagonistes de loin. Puis elle s’était rendue sur place, ou plutôt aux abords, transformée en chatte noire. Elle avait interrogé le voisinage, ensuite les domestiques, en recourant à la persuasion quand c’était nécessaire. Lorsqu’elle avait eu suffisamment d’information, elle avait repris sa forme et sollicité une rencontre formelle avec Oumébiliam. L’ancien amant ayant mené de son côté une enquête similaire, il leur fut aisé de comparer ce qu’ils savaient, et de décider d’une annonce commune. Le disciple de Fénidar ne le pris pas très bien, et s’en plaignit à son maître. En fait les conséquences de cette remontée de récrimination occupèrent le temps de Refuse davantage que la recherche d’indices. Il fallut apaiser la partie blessée. La Dame Sorcière constata que de nombreuses tensions internes au Château Noir se faisaient jour, qui avaient été mises entre parenthèse pendant la guerre. Pour sa défense, elle se contenta d’exposer les actes de sa mission. Fénidar obtint d’Ésilsunigar que son agente ne se mêlât plus de conflit territoriaux, puisqu’elle même ne possédait pas de terres. Refuse jugea la demande très mesquine, mais du point de vue de son maître elle permettrait de mettre fin à l’affaire. Il donna donc des garanties au mage de guerre. « Voilà une raison de plus de prendre le large », pensa Refuse.

  Elle parvint à mettre au point son déclencheur de sortilège latent. Ses pensées se concentrèrent alors sur les modalités pratiques de l’opération. Le fantôme du Pont Délicat était tout de même une mise en garde. Ceux qui avaient fermé le portail ne tenaient pas à être dérangés. Bien que les faits fussent très anciens, Refuse ignorait ce qu’elle trouverait au-delà. Toute imprudence risquait de lui coûter cher. « Un allié serait le bien venu. Au Château Noir je ne puis faire confiance à personne. Qui accepterait de m’aider ? » Aucun nom ne vint. Elle s’était brouillée avec tout le monde. Par la vision lointaine elle passa en revue les ˮpossibilitésˮ.

  Elle vit Libérée dans son jardin, en compagnie d’une jeune musicienne au teint gris. Elle retrouva Poussière, sorcière compétente partageant son savoir avec de jeunes filles pauvres. Sa Confrérie des Cendres étendait son influence depuis l’est de la Mer Intérieure. Les initiées se déplaçaient en voilier. Le sortilège resta aveugle à Dove. Elle ne pensa pas à Lefeu Valtinen, mais elle chercha Coriace. Celui-ci lui échappa tant qu’elle fouilla les Contrées Douces. Or Coriace vivait maintenant dans les Steppes, une région qui le fascinait depuis qu’il l’avait traversée sept ans auparavant. Elle le vit galoper dans les grands espaces. Son cheval était toujours aussi monstrueux. Il avait toujours fière allure. Son teint avait changé : peau rougeâtre et cheveux bleus. Quelqu’un avait initié l’ancien gendarme à la mode locale. « Je dois lui  parler. »

  Refuse rejoignit le colosse un soir d’hiver. Il se réchauffait alors dans une taverne itinérante, à savoir une énorme tente adossée à une grosse roulotte. Une douzaine de voyageurs et voyageuses palabraient autour du foyer central, ou dormaient, ou surveillaient leurs gamelles posées sur les braises rougissantes. Coriace, debout, mangeait sur un panneau rabattu de la roulotte, celle-ci faisant office de bar. Une entrée ordinaire n’aurait pas manqué de l’alerter par un courant d’air froid, mais la magicienne apparut simplement à côté de l’aventurier. Elle eut donc le loisir de l’observer pendant trois secondes. La tête de Coriace pivota dans sa direction. Rides et cicatrices texturaient la peau au centre du visage. Le reste était couvert par des mèches de cheveux, une belle moustache et une courte barbe. Coriace avait troqué son uniforme bleu et vert contre une tenue de laine et de cuir. Cependant il avait gardé une cuirasse sous son grand manteau. Il comprit immédiatement qu’il avait affaire à une sorcière, mais ne l’identifia pas, à cause du contre jour, car elle se tenait entre lui et le feu, et parce qu’il ne pouvait pas s’attendre à voir celle-ci. « Bonjour Coriace », dit Refuse. « Cette voix ! » Pensa t-il. « C’est moi Refuse, enfin sa réplique exacte. Puis-je me joindre à vous ? Je souhaite vous parler. » Il la dévisagea. « Allons nous asseoir. Il y a des tabourets à coussin par là… » Les pieds des meubles étaient escamotables. « J’aime bien ce sens pratique des Steppes », expliqua Coriace en dépliant l’accessoire, « et en plus c’est joli, en général. » Le bois était sculpté et le tissus orné de motifs géométriques. « Quel était le nom de petite fille de Leaucoule, déjà ? 

_ Anémone ? Mince, j’aurais pu ne pas m’en souvenir !

_ J’imagine que vous êtes bien Refuse alors.

_ Recréée par Ésilsunigar, et promue Dame Sorcière du Château Noir. Ce titre pompeux signifie que je suis une esclave puissante.

_ Il sait s’entourer votre bonhomme. Depuis quand existez-vous ?

_ J’ai passé sept années dans les limbes. Cela fait presque un an que je me suis éveillée.

_ Un tel prodige doit coûter très cher.

_ Cela me coûte ma liberté.

_ Oui, très cher. Dommage que ce ne soit pas possible pour Leaucoule.

_ Il aurait fallu…

_ … une perle d’âme. On m’a expliqué. Que voulez-vous Refuse ? Vous avez toujours un but, toujours vous poursuivez quelque ténébreuse lubie. Et cela fait du dégât, croyez moi.

_ Je vous le dirai dans le creux de l’oreille. » Elle se pencha vers lui, et chuchota :

« Il y a un pont magique entre les Montagnes Sculptées et les Vallées. On l’appelle le Pont Délicat. Je crois détenir un secret à son sujet, une chose que moi seule aurais observée. Et je saurais peut être en tirer partie, assurant du même coup ma liberté. Je puis agir seule, mais à un moment il me faudra prendre un risque. Allant vers l’inconnu, j’ignore les dangers qui m’attendent. J’aimerais que vous m’accompagniez, parce que vous êtes compétent. A priori mon entreprise n’est une menace pour personne, sinon pour moi, ou pour vous si vous acceptiez de m’aider. Comment puis-je vous convaincre ?

_ Je me dis parfois que Leaucoule et les Steppes ne font qu’un. Désormais je vis sur sa peau, et les vents sont ses rires et ses chants. 

_ Elle ne chantait guère.

_ Je m’essayais à un peu de poésie. J’ai des sentiments, moi.

_  L’aventure ne vous tente pas ? 

_ Je suis bien ici ; vraiment. Ce pays m’offre beaucoup, y compris de bonnes surprises. Mon savoir faire est employé et apprécié.

_ Moi aussi je reconnais votre valeur !

_ Vous n’avez personne d’autre ?

_ J’ai fait équipe il y a longtemps avec un chevalier des Vallées intelligent et brave. Ce fut très court. Je doute que cela suffise.

_ Un gars des Vallées ? Je n’en ai rencontré qu’un dans toute ma vie. Il s’appelait Dove…

_ Dove ! Ça alors, c’était lui mon chevalier ! Comment va-t-il ?

_ Mort. Deux fois ! Je pense que c’est définitif.

_ Dans ce cas je n’ai personne d’autre que vous vers qui me tourner. Vous savez, le Pont Délicat vaut le coup d’œil. Le canyon, le Sphinx, tout concourt à en faire de ce lieu un site exceptionnel. Je vous ferai visiter. Quatre kilomètres de long, six mètres de large ! On le dirait tissé en fils argentés. C’est d’une beauté ! Et les Vallées vous plairaient également, j’en suis sûre !

_ Attention, on va vous entendre. Les fées des contes, sur leur passage, font éclore des fleurs, tandis que naissent les problèmes sous vos pieds graciles.

_ Je vous en réserve la primeur !

_ Que d’honneur !

_ Sans vous j’irai toute seule.» Elle montra le foulard qui dissimulait le torque maudit. Elle en écarta le tissus afin que Coriace le vît. Elle reprit ses chuchotements :

« Avec cela mon maître me tient en son pouvoir. Il m’inflige des brûlures si je lui désobéis. Et si je l’enlevais, il viendrait me tuer.

_ Ce truc m’aurait été très utile autrefois. Il faut cela pour vous empêcher de faire des bêtises ?

_ Oh ! Je les ferai à cause de cela !

_ Quand passerez-vous à l’action ?

_ Dès que j’aurai trois jours de libre à la suite. Je viendrai vous chercher.

_ Je préfère mon cheval. » Refuse sourit. Elle alla payer le droit de dormir sous la tente, et se trouva une paillasse derrière un empilement de malles en osier.

Sur le Pont.

  Coriace n’assista pas à son transfert. Dans sa tête il avait décidé de l’accompagner, mais sachant ce dont elle était capable, un certain nombre de précautions s’imposaient. Tout d’abord il alla s’entretenir avec un magicien rouge des Steppes. Il ne divulgua pas le nom de Refuse, mais expliqua qu’il se tramait quelque chose en lien avec le Pont Délicat, et qu’il s’y rendait sans tarder. Il savait que l’information remonterait jusqu’à Pirulisénésia. Coriace fit halte à Sudramar pour acheter les vivres nécessaires à la traverser des Montagnes Sculptées. La mort d’Émibissiâm, dont la nouvelle s’était répandue dans les Steppes comme une traînée de poudre, lui ouvrait les portes de la ville. Il fit rapidement ses achats. Certains témoins de ces préparatifs les rapportèrent au mage de la ville, lequel décida d’aller au devant de l’aventurier. Celui-ci reconnut Luminoso, disciple de Saggiavoce, l’actuel habitant de la tour torsadée. « Bonjour Coriace, vous voilà sur le départ pour quelque expédition. Me confirez-vous vos desseins ?

_ Salut à vous Luminoso. Je m’apprête à traverser les Sculptées.

_ Ce n’est pourtant pas dans vos habitudes de vous risquez par là.

_ Raison de plus pour ne pas faire les choses à la légère.

_ Est-ce Pirulisénésia qui vous envoie ?

_ Non, mais à cette heure elle doit être informée de mon mouvement. Il va se produire de l’inédit sur le Pont Délicat.

_Voilà un sujet périlleux qui a fait couler beaucoup de sang. Pourriez-vous être plus précis ?

_ Vous touchez là un point sensible. Je ne puis vous satisfaire pour deux raisons : d’une part parce que mes modestes talents d’initié n’y suffiraient pas, et d’autre part parce que révéler ma source la mettrait en danger.

_ Que pouvez-vous me dire sans compromettre sa sécurité, ou la votre ?

_ On ne sait pas où l’on va. On craint quelque violence tapie en embuscade. On aimerait se frotter à de la magie de haut vol.

_ On maîtrise ?

_ Oui, pour autant que je puisse en juger.

_ Seriez vous hostile à ce que l’on vous observe à distance?

_ Non, plus on est de fous… J’espère m’inquiéter pour rien.

_ Mais vous n’y croyez pas.» Coriace soupira : « Peux plus. »

  Il partit le jour même pour les Sculptées. Leur traversée prenait une semaine à un cavalier ordinaire. A Coriace cinq jours suffirent, en découvrant le terrain. Il ne se reposa que lorsqu’il arriva devant le Sphinx. Refuse n’avait pas menti. Le site était effectivement à couper le souffle. Des montagnes sculptées plus petites masquaient les Vallées sur l’autre bord du canyon. Les ténèbres sous la chimère ne le tentaient pas. Il décida donc de camper au-delà du Pont Délicat. La tente montée du côté des Vallées, il attendit. Mais il ne resta pas seul très longtemps, car Zucaria vint rapidement aux nouvelles. La sorcière des Steppes portait ce jour là une robe jaune et bleue serrée aux hanches. Ses cheveux cyans étaient coiffés en catogan. Elle avait choisi un rouge vermillon pour sa peau. Coriace annonça la couleur : « J’attends je ne peux vous dire qui, pour assister à je ne saurais vous dire quoi. » Zucaria réfléchit, puis donna la réplique : « Je crois deviner qui. Êtes vous ici pour la surveiller, ou sur sa demande ?

_ Les deux. J’ignore combien de temps je devrai patienter.

_ Dans ce cas je vais placer une alarme avec des instructions particulières. S’il se passe quelque chose, vous l’entendrez aussi.

_ Merci beaucoup. »

  Zucaria tint compagnie à Coriace deux heures durant. Elle revint vers lui chaque jour. Doranikar lui rendit également visite. Les deux hommes firent quelques passes d’armes pour s’entraîner. Le troisième jour, en milieu de mâtinée, des paysans des Vallées vinrent livrer des vivres aux habitants du Sphinx. Coriace en profita pour leur parler, et leur acheta des fruits et des légumes. Cela lui donna envie de visiter leur pays, plus tard. Au crépuscule du cinquième jour l’alarme sonna, trois hululements. Coriace dégaina son revolver et regarda tout autour. Il ne vit personne. Zucaria vola jusqu’à lui quelques  minutes plus tard. Elle renouvela l’alarme et donna à Coriace un bonbon enchanté par une révélation. « Faites le fondre en bouche et ce qui est caché vous apparaîtra », expliqua-t-elle. Ils partagèrent un souper et une partie de la nuit. Au huitième jour, Coriace se réveilla avec l’impression bizarre d’être surveillé. Il fouilla les environs du pont, ne trouva rien, mais constata que le sentiment demeurait. Un peu plus tard, sa gène s’accrut encore. Il avait contemplé les brumes mortelles du fond du canyon. Les lents mouvements des volutes jaunes l’avaient peut être hypnotisé, ou avait provoqué une sorte de torpeur. Il eut soudain une sorte de second réveil, avec la certitude de s’être déplacé sans en avoir eu conscience. L’impression étrange de ne pas être seul avait disparu. L’alarme n’avait pas sonné, pourtant. Donc personne ne s’était physiquement approché de lui. Pour un homme comme Coriace, originaire des Contrées Douces, la sorcellerie à l’œuvre dépassait de beaucoup l’ordinaire. Elle renouait avec les peurs ancestrales des récits légendaires. Il aurait de quoi alimenter la conversation avec Zucaria. « Si Refuse veut tenter sa chance, elle ferait bien de se dépêcher », pensa-t-il. « Son secret sera bientôt éventé, je le crains. On peut donc s’attendre à une action précipitée, du stress, des décisions impulsives et des actes réflexes… »

  Refuse apparut le lendemain, sur un cheval d’ombre, en venant des Vallées. Elle semblait soucieuse. Elle le fut plus encore après que Coriace lui eût confié ses aventures de la veille. Elle expliqua qu’elle était déjà sous révélation, aura bénéfique, aura protectrice et alarme. Elle se rendit au milieu du pont. Là, elle utilisa sa vision profonde. Celle-ci confirma la présence d’un portail. Elle montra également plusieurs démons, notamment un gardien au dessus du pont, une créature dissimulée dans les brumes du canyon, cinq cents mètres en contrebas, et des sortes d’oiseaux noirs volant autour du Sphinx. Divers signes ressortirent des entrelacs du pont. Des dizaines d’entités flottaient dans l’air, noires ou lumineuses. Cordes, arborescences, spirales tournoyantes, simples, doubles ou triples, tors complexes et manifestations anthropomorphes. Les rémanences également étaient visibles, le fantôme du sorcier, et quelques autres ! Refuse balaya tout cela en prenant soin de ne pas fixer trop longtemps la ligne dorée, afin de ne pas trahir son intérêt. Elle se tourna vers Coriace. « Il y a beaucoup de choses autour de nous, et beaucoup de monde aussi. J’ai besoin de me reposer dans un endroit sûr.

_ J’ai de quoi voir les êtres cachés. Cela marchera une fois.

_ Inutile, si c’est ce que je pense. Vous verrez un fantôme, c’est tout. 

_ Beaucoup de monde, avez-vous dis ? Dois-je m’inquiéter ?

_ Non, ces êtres sont là depuis des siècles. Les démons réagiront s’il se produit une chose particulière, propre à chacun.

_ Du genre que vous allez tenter ? » Elle ne répondit pas.

« Vous allez faire une bêtise, Refuse.

_ J’y travaille depuis des mois ! C’est réfléchi ! » Elle remonta en selle.

Elle hésita, se pencha vers Coriace et chuchota à son oreille : « Restez encore demain. Vous me serez nécessaire. 

_ Je l’aurais fait pour Leaucoule, sans me poser de questions…

_ Dois-je prendre son apparence pour vous convaincre ?

_ N’osez jamais pareille forfaiture! J’en concevrais à votre égard un absolu mépris !

_ Vous ne m’avez pas attendu pour m’abandonner ? »

Il soupira : « Je ne vous abandonnerai pas. »

  Rassurée, la magicienne fit demi-tour en direction des Vallées. Tout en chevauchant elle réfléchit aux propos de Coriace. Il avait, de toute évidence, été possédé. Par qui ? On pouvait exclure Ésilsunigar, car Refuse aurait déjà ressenti la brûlure du collier. Karamousia était la suspecte idéale, ayant déjà démontré ses talents dans ce domaine. En élargissant, au Château Noir, la liste de celles et de ceux en capacité d’avoir appris la métempsychose et le transfert on arrivait au mieux à cinq noms. Tiriryanossi, mais pas Fénidar que sa spécialité éloignait de ces types de pouvoirs. Otiniâm ? Éventuellement… Refuse quitta la route. Le cheval d’ombre monta une pente raide encombrée de gros blocs de pierre moussus, détachés de mains colossales qui semblaient sortir de terre. A la différence des Montagnes Sculptées au nord du canyon celles des Vallées n’avaient jamais été creusées de l’intérieur pour abriter des villes entières. Cependant, en cherchant bien, on découvrait des ouvertures donnant sur des demeures isolées. La magicienne gravit un sentier qui la mena à une main griffant le sol de ses doigts recourbés, haute d’une trentaine de mètres, idéale pour s’abriter. Au centre subsistait la structure pourrissante d’un escalier en bois, construit par des habitants des Vallées. Jadis il permettait de monter jusqu’à la voûte formée par la paume. Là un trou carré donnait accès à une sorte d’appartement. Refuse y avait passé la nuit précédente. Une corde pendait parce que l’ouvrage moisi ne lui inspirait pas totalement confiance. Refuse se hissa à la force des bras à une quinzaine de mètres. Non, elle n’avait pas préparé la lévitation. Elle souhaitait économiser sa magie. Elle remonta la corde, mangea un repas froid, s’enveloppa dans des couvertures et dormit. Deux heures. L’aura bénéfique avait cessé de faire effet. Un esprit extérieur s’invita dans le sien. D’abord il partagea ses rêves. Puis il tenta de s’y faire une place pour influencer Refuse. La persuasion fit dévier la logique onirique, provoquant en fait le réveil  de la dormeuse. Celle-ci, par principe, s’opposa à ce murmure étrange qui lui demandait de s’expliquer. Elle l’annula. L’assaillante revint à la charge avec un charme autrement plus puissant, de l’asservissement pure et simple. Mais Refuse prit son adversaire de vitesse en s’infligeant un sortilège de terreur. L’intruse bâtit en retraite, pendant que sa victime, roulée en boule, geignait et tremblait. Cet état dura de longues minutes, jusqu’à ce que Refuse songeât à interrompre sa sorcellerie. Cependant son cœur continuait de battre à tout rompre et les tremblements se prolongeaient. A tâtons Refuse gagna des marches taillées dans la pierre qui la menèrent sur le dos de la main, au dessus de la première articulation du majeur. La nuit était aussi belle que fraîche. Refuse ressentait des élancements douloureux dans les tempes. Elle cria à l’adresse des ténèbres: « fichez moi la paix ! Si, si vous recommencez, vous le regretterez ! Je, je vous ferai mal, très mal ! Je vous déteste ! Mal ! » Elle claquait des dents. Elle faillit tomber en descendant les escaliers. Évidemment, le sommeil ne voulut pas d’elle. L’adversaire, ignorant ses avertissements, tenta un nouvel assaut. Sa volonté nue mise à part, Refuse n’avait plus qu’une chose à lui opposer. Elle s’était préparée à l’ordalie. Son cœur tiendrait-il ? Les mains gantées empoignèrent le collier de servitude comme pour le retirer. L’instrument se porta immédiatement à incandescence. Le cuir fuma, la peau du cou fondit. Refuse aurait voulu tenir le plus longtemps possible, afin de partager sa douleur avec son ennemie, certainement Karamousia. Elle résista trois petites secondes, un long cri d’agonie.

  Elle sut qu’elle avait gagné parce qu’elle se réveilla, maîtresse de ses actes. Elle se soigna. Elle prépara ses sortilèges, un choix légèrement différent de celui de la veille. Elle se força à manger malgré une nausée persistante. Puis elle déroula la corde, constata en passant que la structure en bois pourri s’était complètement écroulée. Elle ne chercha pas à savoir s’il y avait quelqu’un dessous. « Je viens de battre le record de la plus mauvaise nuit de toutes mes existences ! » Pensa-t-elle en lançant sa jambe par-dessus sa monture d’ombre.

  En la voyant venir Coriace remarqua que la peau de Refuse avait nettement foncé. Il sentit aussi de la nervosité. Il arma son pistolet automatique, et ne le lâcha plus. Lors d’une confrontation avec des mages il importait de ne pas leur donner l’occasion d’agir. Depuis la bouche du Sphinx Zucaria amorça une descente prudente. Le regard de Refuse disait clairement « qu’est-ce qu’elle vient faire là ? 

_ Je pense que nous avons une alliée », expliqua Coriace désireux de la rassurer.

  « Suivez-moi. Si vous voyez du sang soudain jaillir de ma gorge, tirez où vous penseriez que se tiendrait un homme avec un couteau. » Coriace estima que le moment était venu de croquer son bonbon magique. Il employa ses propres pouvoirs à se protéger de son mieux. Il vit le fantôme courant sur le Pont, et Refuse qui galopait déjà. Coriace jura, enfourcha son cheval, et se lança à ses trousses. Qu’allait-il arriver ? Il la rattrapa rapidement. Comme la veille, elle s’arrêta au milieu. Elle prononça une formule magique, celle du déclencheur. Le portail apparut, six mètres de large sur douze de haut, des arabesques argentées tissaient deux vantaux arqués au sommet. Le gardien crut bon de faire son devoir. C’était un grand démon blanc et rouge de trois mètres de haut, musclé et velu, avec des jambes qui se terminaient en pointe osseuse, sans pied. Il flottait en l’air. Il possédait deux paires de cornes, des spirales de mouflon et la fourche bifide d’un grand taureau. Entre ces appendices pointus se voyait une petite tête sphérique dépourvue de bouche, mais dotée de six yeux énormes, trois devant, trois derrière, disposés en Y. Des sortes de branchies s’ouvraient le long du cou au rythme de la respiration. Les bras se terminaient par des mains griffues tenant chacune une masse d’arme à long manche. L’être n’avait pas de sexe.

  Le gardien se plaça entre Refuse et le portail. Il émit quelque chose dans une langue trop ancienne, puis reformula sa phrase dans un idiome archaïque rappelant vaguement le Daïken du Süersvoken. Le son semblait sortir de certaines branchies. Zucaria, qui ne voyait pas la créature, proposa une traduction grossière : « Il ne veut pas que vous passiez. » Refuse, en observant les moulinets des masses d’armes, avait déjà compris. Elle était bien décidée à ne pas céder, mais joua la carte de la communication, en recourant directement au langage magique. Il fallait prendre des précautions quand on s’en servait pour autre chose que des sortilèges. Aussi déclama-t-elle un long préambule pour bien signifier aux entités présentes qu’il s’agissait là d’une simple conversation. Celle-ci prendrait fin automatiquement si le démon gardien tentait quoique ce soit d’agressif contre elle ou les deux personnes l’accompagnant, Coriace et Zucaria. Elle demanda son nom au démon. « Appelez moi Grïnssen », répondit ce dernier. « Qui est autorisé à franchir le portail, Grïnssen ?

_ Ceux et celles dont les noms figurent sur ma liste, laquelle s’étend généreusement à leur descendance. Toutes les personnes susceptibles de  traverser me sont présentées, et je ne les oublie jamais.

_ Sont-elles nombreuses ?

_ Votre question est imprécise.

_ Combien ont traversé depuis que vous gardez le portail ?

_ Trois.

_ Dans quel sens ?

_ Dans les deux sens.

_ Ces gens venaient d’abord du portail ?

_ Deux venaient du portail. La troisième non. Puis elle me fut présentée, au cas où.

_ La première fois, elle est entrée sans passer le portail ?

_ C’est cela.

_ Puis, elle a obtenu l’autorisation ?

_ Oui.

_ Bon, et bien je demande l’autorisation.

_ Refusée !

_ Vous pourriez au moins soumettre ma demande de l’autre côté !

_ Non.

_ Cela vous sortirait de la routine.

_ La routine me convient. Je ne m’ennuie jamais car je jouis d’une vie intérieure très riche. Le simple fait qu’il ne se passe rien pendant des siècles suffit à mon bonheur. Vous troublez ma félicité. Heureusement mes créateurs m’ont doté des moyens de renouer rapidement avec la sérénité. » Il fit tournoyer ses masses d’armes. Refuse annonça solennellement que la conversation était terminée. Mais regretta en son fort intérieur de n’avoir pu en apprendre davantage.

  Elle était devant un choix difficile : soit terrasser le démon, soit continuer de servir Ésilsunigar.

  « Alors, qu’est-ce que cela donne ? » Demanda Coriace. « On ne veut pas de moi. » L’ancien adjudant attendit la suite. Une larme coula sur la joue de Refuse : « Je suis sûre de perdre contre ce démon. Je ne l’affronterai pas. » Elle serra les dents. « Fuyez ! » Cria-t-elle. Elle glissa au bas de son cheval d’ombre et de là se changea en serpent noir. Le collier tomba sur le pont. Dans le doute le démon pulvérisa la tête de la monture enchantée. Coriace sentit le souffle du coup, puis vit les conséquences. Il reçut quelques goûtes de sang noir. Le corps du cadavre s’abattit sur le sol, où il se dissipa. Zucaria s’envolait vers le Sphinx. Coriace hésita un court instant puis vida son chargeur sur l’adversaire invisible. Trois balles atteignirent le démon, qui en souffrit mais n’en mourut point. Coriace n’ayant aucun moyen de savoir s’il avait été efficace ou non éperonna son destrier, lequel le porta immédiatement vers les Vallées. Un éclair le frappa, projetant le cavalier sur les arabesques du pont. Il eut bien de la chance de ne pas finir écrasé par sa monture. Le serpent se laissa tombé dans le vide. Refuse reprit sa forme normale et prononça la formule de l’envol avant de choir dans les brumes toxiques.

  L’œil rouge d’Ésilsunigar apparut au dessus du collier. Où était la traîtresse ? On reconnaissait immédiatement le Pont Délicat. Au loin il y avait un homme à terre, à côté d’un cheval énorme, gisant inconscient ou mort. A quelques mètres une rémanence à genoux suppliait on ne savait qui… Une sorcière volait vers le Sphinx. Le maître du Château Noir enchanta son regard à une octave supérieure. Ainsi vit-il très nettement les démons et les signes, à l’exception du portail et de son gardien dont il n’eut qu’une vision diaphane. Sans concentration de sa part ils lui auraient complètement échappé. Ésilsunigar interrogea les entités. Elles lui avouèrent qu’il faisait l’objet d’une restriction personnelle! En d’autres termes quelqu’un avait pris des dispositions pour que lui, spécifiquement, ne puisse pas voir quelque chose ! Apparemment la foudre du démon ne traversait pas le Pont. Refuse s’en réjouit. Toutefois elle ne se voyait pas bloquer un coup de masse d’arme géante avec son bâton en bois. Coriace était trop loin pour continuer de divertir le démon. Il fallait trouver autre chose, le temps de se glisser par le portail. L’œil rouge vit sa servante, à travers les lignes argentées. Que manigançait-elle ? Refuse aperçut l’éclat rougeâtre. Elle cria : « démon devant ! » Le gardien prit conscience du regard cramoisi. « On ne passe pas ! » Dit-il à son intention. L’œil disparut. Ésilsunigar, très contrarié, se matérialisa dans les airs, dix mètres au dessus. Il anéantit le démon avec les sept lances noires d’Irarossa. Refuse remonta sur le pont. « Grand merci mon bon maître ! Cet idiot ne voulait rien comprendre ! Que pensez-vous du portail ?

_ Remettez le collier immédiatement ou vous finirez comme lui !

_ Très bien, comme il vous plaira. » Mais au lieu de reprendre le collier elle passa le portail. Le maître du Château Noir jura et lança une sphère ignée. Le sortilège lui revint dans la figure. Il y eut une grosse explosion au milieu du pont. Ésilsunigar s’en sortit indemne. Un sifflement d’admiration détourna son attention. « Pour sûr, vous n’êtes pas un débutant ! Permettez moi de me présenter. Je m’appelle Coriace. Je suis originaire des Contrées Douces. Vous me comprenez ?

_ Oui, baissez cette arme Coriace. Elle ne peut m’atteindre, mais je trouve tout de même offensant que vous m’envisagiez a priori comme un adversaire.

_ Pardon. Vous avez détruit la menace ? C’était quoi ?

_ C’est fini. Dites moi plutôt ce que vous faisiez ici avec ma créature.

_ Refuse ? Elle voulait absolument passer un portail magique, qu’elle est seule à voir. Mais puisqu’elle a disparu je suppose que c’était fondé. Elle a le chic de se mettre dans des situations pas possibles ! Monsieur ? Que faites-vous ?

_ La même chose. » Répondit le sorcier en s’avançant.

« Et si c’était un piège ?

_ Je n’aurais qu’à claquer des doigts pour rentrer chez moi.

_ Vous n’auriez pas le temps de soigner mon cheval, par hasard ?

_ Non monsieur, je n’ai pas le temps ! Bonne journée ! »

A son tour Ésilsunigar franchit le seuil enchanté.

  Il but la tasse et se trouva plongé dans des ténèbres humides. A peine la panique monta en lui, que déjà sa forme changea. Ses vêtements fondirent, ses jambes fusionnèrent, ses pieds devinrent nageoires, et ses doigts se palmèrent. Il développa des branchies, tandis que ses yeux mutaient pour piéger le moindre photon. Il avait survécu à bien des intrigues, et vécu plus longtemps que la plupart des sorciers. On ne surprenait pas si facilement Ésilsunigar. Il se dota d’une aura lumineuse. Sa vision s’accommoda sur une sirène noire, une fraction de seconde avant qu’elle ne le percutât au niveau de la poitrine, d’un coup de coude. Le sorcier repassa le portail. Son corps flottant dans les airs s’adapta de nouveau, devant un Coriace ébahi. « J’y retourne ! » Déclara le Haut Mage en dégainant un long poignard. Or, à cet instant précis, le portail disparut. Ésilsunigar ricana. « Elle gagne du temps. » Songea-t-il. « Mais une magie comme celle-ci ne s’efface pas avec une simple annulation. Je vais me préparer moi aussi. » Il enchaîna une série de formules.

  Coriace cogitait. Il voyait bien que le sorcier avait subi une sorte de revers et qu’il mettait ce contretemps à profit pour que cela ne se produise plus. Le bonhomme n’avait pas l’air commode, pas le genre dont on voudrait se faire un ennemi. Refuse n’était pas non plus très sympathique. Il la trouvait plutôt égoïste, en fait. Pourtant, dix-huit ans plus tôt, elle s’était portée au secours de Leaucoule. Qu’elle eût échoué n’enlevait rien à son geste. Les yeux humide le colosse défia le sorcier. « Ah, monsieur, dit-il en pointant son arme, je ne puis vous laisser assassiner Refuse. J’ai bien réfléchi, et je ne vous crois pas. Je pense que mes balles peuvent vous atteindre, parce que je ne suis pas le danger auquel vous vous êtes préparé. On essaie, ou on discute ?

_ On discute.

_ Ai-je votre parole que vous ne chercherez pas à vous venger ensuite ? Parce que sinon, autant vous tuer tout de suite.

_ Quand on me tue, je reviens. Cela coûte un peu cher, mais je reviens. Ensuite, je me venge, bien entendu.

_ Mon arme vous est donc indifférente ?

_ Non, votre menace porte. Sachez simplement qu’elle n’est pas aussi terrible que vous le pensez.

_ Monsieur, c’est une affaire d’honneur, car mes sentiments sont ailleurs.

_ Pour moi, il s’agit d’avoir le dernier mot, et de tenir mes promesses. C’est aussi de l’honneur.

_ Certainement. Mais réfléchissons. En son temps, côtoyer Refuse m’a apporté beaucoup, et j’ai également perdu énormément. Il me semble que vous êtes un peu dans ce cas, non ? Elle est très fiable à sa façon. Quand vous jouez cette carte, vous savez qu’elle vous coûtera cher. Au début, on ne s’y attend pas. La facture est douloureuse. Ensuite, il faut l’accepter, ou renoncer à vos gains. Où est-elle passée ? A-t-elle découvert quelque chose de valable ?

_ Elle a levé un lièvre, une farce dont je suis le dindon.

_ Farce ?

_ On m’a dissimulé le portail !

_ Vous parlez de ce que je ne vois pas.

_ Une seule personne en est capable !

_ Vous êtes d’humeur à vous fâcher avec tout le monde.

_ Je tuerai cette petite putain !

_ Pour en avoir connu, sachez que je n’ai jamais été tenté de comparer Refuse à l’une d’elles.

_ Le portail réapparaît ! Souhaitez-vous toujours me faire obstacle ?

_ Si je venais avec vous ?

_ Impossible, sauf si vous pouviez vous changer en poisson.

_ Jurez de ne point tuer Refuse !

_ Vous n’aurez jamais plus l’avantage contre moi. »

  Coriace tira trois courtes rafales. Ses balles enchantées atteignirent l’estomac, le cœur et la tête. La peau granitique du sorcier se durcit sous les impacts. Un projectile cependant passa la défense. Le corps d’Ésilsunigar se déchira en une nuée de corbeaux noirs volant en tous sens. Ce n’était pas ce que le tireur avait prévu. Les oiseaux s’envolèrent vers le Sphinx, hors de portée. Coriace battit en retraite vers les Vallées. En passant devant sa monture il remarqua un léger mouvement. « Tu vis encore ? » Immédiatement il soigna l’animal. Il se promit d’en faire son familier. L’équidé massif se releva, encore un peu déboussolé. Coriace se mit en selle. Il échappa de peu à une grêle de piques sombres. Derrière lui une tornade sifflante se formait. « Vite ! Mettons-nous à l’abri ! » Le cheval le porta au-delà du pont. Jamais la trombe n’entra dans les Vallées, car Saggiavoce ne le permit point.

Les jalons.

  Refuse avait adopté une forme hybride, un torse humain à branchies et un bas de dauphin. Elle se propulsait le plus vite possible loin du portail, sachant qu’il resterait inactif environ une minute. Elle ignorait combien de temps durait son ouverture quand on ne la forçait pas. Après avoir parcouru plusieurs dizaines de mètres, elle rencontra une paroi lisse et incurvée. En se déplaçant le long de celle-ci elle découvrit des lignes noires, à intervalles réguliers, certaines parallèles, d’autre convergentes. Ces dernières la guidèrent jusqu’à un cercle muni d’une sorte de poignée, qu’elle interpréta comme une porte. De part et d’autre se trouvaient deux larges ouvertures rondes, l’une bordée de bleu, entourée de flèches convergentes, l’autre bordée de rouge, entourée de flèches divergentes. On sentait un courant. Ésilsunigar ne se manifestait pas. Refuse toqua à la porte. Elle essaya de tirer sur la poignée. Elle tenta une télékinésie mineure pour faire jouer le mécanisme. Sauf que, ce dernier n’ayant pas grand-chose à voir avec celui des serrures qu’elle connaissait, elle échoua. De plus en plus inquiète, et nerveuse, elle prit quelques distances, se demandant si cela vaudrait la peine de se risquer dans une canalisation. Elle se trouvait dans une sorte de grand réservoir sphérique. Elle observa de petites protubérances à proximité de la porte, notamment une sorte de dôme, comme un sein régulier, avec en son centre un court cylindre rouge, le tout protégé d’une membrane transparente qui se révéla souple au toucher. Elle tapota et poussa. Le cylindre s’enfonça un peu. Elle écrasa le bouton ! Elle attendit. Un bruit métallique se fit entendre, venant de l’intérieur de la porte. Celle-ci bascula sur une articulation invisible. Refuse s’engagea dans l’ouverture.

  Elle entra dans une petite pièce cylindrique, avec une autre porte du même type, du côté opposé. La première se referma dans un claquement sec. S’en suivit une nouvelle série de bruits étranges : frottements, chocs, râles. Puis l’eau fut aspirée par des opercules latéraux, remplacée par de l’air respirable. Refuse reprit complètement forme humaine. Elle repéra un bouton rouge similaire à celui du réservoir, ce qui provoqua l’ouverture du sas. Il donnait sur une pièce bordée de bancs et de placards. Elle en ouvrit un : on y avait rangé des vêtements, des cagoules, et, bizarrement, des grosses bouteilles. La magicienne s’aventura au-delà du vestiaire. Elle dut manœuvrer un panneau mobile en le faisant coulisser sur une sorte de rail. Puis, elle erra dans des couloirs lisses et sombres, passant devant de nombreuses portes verrouillées, sans rencontrer personne. La marche lui procurait une sensation étrange, inexpliquée. Refuse craignait d’être rejointe par sa Némésis. Elle supposait qu’elle se déplaçait dans une sorte de grand palais, peut-être à l’intérieur d’une montagne sculptée. D’où l’absence d’habitants, d’où une réserve d’eau douce dans une région notoirement empoisonnée. Cependant, pour déserts qu’ils fussent, ces corridors semblaient plutôt bien entretenus. Certaines pièces contenaient des meubles, des objets, souvent mystérieux, mais en bon état. Or, rien, jamais, ne résistait à l’usure du temps. Par conséquent quelqu’un entretenait ces lieux, nécessairement. Elle poursuivit son errance, cherchant, comme autrefois dans la Mégapole Souterraine, un plan. Elle tourna en rond, sans doute du fait des portes verrouillées. Elle finit néanmoins par assimiler un dessin mural à une représentation de l’espace, parce qu’elle crut y reconnaître le réservoir sphérique. Le système n’offrait pas de sortie évidente. Refuse fronça les sourcils en examinant les signes. Étant donné la taille de la bulle d’eau, elle aurait du voir des escaliers. Elle envisagea la possibilité d’ascenseurs. Pour en avoir le cœur net, elle devrait d’abord ouvrir une porte close, ce qu’elle parvint à faire avec une clé d’ombre. Elle accéda à des sortes d’entrepôts, à des bureaux, et enfin à un salon, en fait une pièce plutôt dépouillée comportant huit fauteuils imposants et une table fixés au sol. Le plafond était haut. On voyait de nombreuses poignées sur les murs, et beaucoup de placards. Une tige de métal, à l’arrière plan, reliait le haut et le bas. Elle se prolongeait à un niveau supérieur et à un niveau inférieur, par deux passages larges d’un mètre environ. Un objet hémisphérique, du diamètre d’une grande assiette, glissait sur le sol en produisant un bruit de succion.

  En passant au large de la chose, Refuse avança jusqu’à la barre métallique. Il suffisait de tendre le bras pour la saisir. Apparemment il s’agissait du seul moyen de changer d’étage… Refuse sauta, plus haut qu’elle ne s’en crût capable, agrippa la tige, et se hissa avec une facilité inattendue. Elle monta ainsi plusieurs étages, observant que parfois la ligne s’interrompait, pour reprendre un peu plus haut : dans l’épaisseur du plafond on devinait un dispositif de fermeture.

  Elle arriva au centre d’un espace hexagonal, large de quatre mètres approximativement. La tige, désormais dotée de barreaux,  continuait son ascension vers un sas au milieu du plafond. A côté du gros bouton d’ouverture se voyait un triangle rouge doublé de blanc, cernant un triangle noir. La pièce comportait également de nombreux placards, ainsi que deux portes. Refuse ouvrit un placard. Il contenait des vêtements. Certains fins et souples, d’autres très épais, presque rigides, des casques énormes, et des sacs à dos. Des dessins sur l’envers des portes indiquaient dans quel ordre les mettre. Ils comportaient diverses indications imprimées dans un alphabet proche de celui en usage sur Gorseille, avec quelques caractères inconnus. Tout était propre et sans signe d’usure. Un panneau coulissa de lui-même livrant passage à un aspirateur hémisphérique. Le mobile entreprit de faire le tour de l’hexagone en produisant un bruit venteux. Refuse en profita pour passer l’ouverture. Elle déambula longtemps dans des corridors déserts, des pièces, des salons, des cuisines, des chambres, des entrepôts, des ateliers, des bureaux, des hangars à machines… à la recherche des habitants, ou de leurs archives. Souvent, en franchissant un seuil, elle observait que le sol à venir ne se trouvait pas dans la continuité du précédent, mais s’inclinait de quelques degrés.

  Elle déboucha enfin sur un balcon surplombant une sorte de vaste jardin entretenu par une myriade de petites machines. Plusieurs « rues » en partaient. Les balcons tout au tour, se répartissaient sur quatre niveaux. Refuse se trouvait au troisième en partant du bas. De grandes portes, aussi blanches que les murs, s’espaçaient régulièrement. L’une d’elles se démarquait cependant, tant par sa noirceur que par ses abords où fleurissaient des buissons, en accéléré. Les bourgeons s’ouvraient, les pétales s’épanouissaient, les fleurs s’envolaient, de nouveaux bourgeons les remplaçaient, le cycle recommençait, avec à chaque fois de nouvelles couleurs. En divers endroits, une sorte de lierre rampait lentement sur les murs, dessinant des formes chaotiques. Refuse reconnut la flore agitée des Palais Superposés. Le Pont Délicat leur était pourtant antérieur. Le puissant sorcier qui avait élu domicile ici aimait probablement la tranquillité. « Fini : me voici. » Refuse glissa le long d’une barre verticale, jusqu’au sol. Son bâton en main, elle fit le tour du jardin en évitant le lierre mouvant. Face à la porte noire ses yeux quêtèrent un indice qui trahirait l’identité de l’occupant. La réponse vint à elle. Une étoile  naquit au milieu de l’obscurité, éclairant en contre jour une imposante silhouette, à la démarche souple et à la crinière ondoyante. Refuse recula pour laisser une distance de quelques mètres entre elle et le sphinx d’ombre. Elle devina son sourire, à peine visible dans la nuit de son visage.

  « Bonjour sphinx, mes hommages à Bellacérée. 

_ Que nous vaut votre visite ? » Demanda le familier d’une voix onctueuse.

« Je ne puis prétendre être là par hasard, tant j’ai œuvré pour percer le mystère du Pont Délicat. Toutefois, je ne savais pas que le portail me ramènerait aux Palais Superposés.

_ Vous vous trompez, mais c’est sans gravité. Ahahah !

_ Me serait-il possible de rencontrer votre maîtresse ?

_ Je n’en sais rien. Vous n’êtes pas de ses intimes. Aux dernières nouvelles vous serviez le Château Noir.

_ J’ai rompu.

_ Alors vous allez mourir à brève échéance.

_ A moins que vous ne fermiez totalement le portail du Pont. Ésilsunigar ne pourrait plus me suivre.

_ Pourquoi ferions nous cela pour vous ?

_ En échange d’un service. Il y a bien quelque chose que je puisse faire, non ?

_ Une tâche que l’archimagicienne ne pourrait accomplir par elle-même ? Vous rêvez.

_ C’était bien pareil avec son rival. Il a su m’employer.

_ Alors c’est que vous êtes faits l’un pour l’autre.

_ Je vous assure que non !

_ Je transmettrai votre demande, bien qu’elle ait fort peu de chances d’aboutir. Revenez demain.

_ Ésilsunigar me retrouvera avant.

_ Négociez, puisque de toute façon c’est ce que vous allez faire. Obtenez un délai, une grâce, débrouillez vous !

_ Je vais retourner au réservoir, et je détruirai le portail !

_ Si vous en êtes capable.

_ Cela ne vous gêne pas ?

_ Je ne m’en sers pas. Mes voies sont différentes. »

  Refuse serra ses petits poings. Elle tourna le dos au sphinx et emprunta l’allée centrale du jardin. En visitant, elle remarqua divers ronciers chargés de baies bleues. Évidemment les plus grosses appartenaient à des variétés agressives. Elle distribua les coups de bâton pour se dégager des vrilles épineuses, puis alla cueillir les variétés moins farouches. Elle s’était vantée. Détruire le portail était au-delà de ses possibilités. Refuse ne s’expliquait pas pourquoi son ennemi ne l’avait toujours pas rattrapée. Elle supposa qu’il la cherchait. Avec une vision lointaine, il aurait la partie facile. Elle se souvint que le sphinx avait nié qu’elle se trouvât dans les Palais Superposés. Pourquoi lui était-il si difficile de se situer ? Elle avait parcourut une distance considérable, et visité des appartements, sans jamais rencontrer une seule fenêtre. Tout ce lieu semblait baigné dans un enchantement octroyant une forme mineure de la lévitation. Ainsi, n’eut-elle aucun mal à remonter sur quatre niveaux la barre de métal. Elle fouilla rageusement les appartements, ouvrit des placards, des tiroirs, força des portes. Ces gens ne lisaient-ils pas ? Jamais ? Ne faisaient-ils point d’images ? Si : les explications sur comment s’habiller avec les costumes grossiers de la pièce hexagonale. Mais c’était loin. Et pourquoi mettre ces horreurs ?

  Les heures s’écoulaient. Ésilsunigar ne se manifestait toujours pas. Refuse s’épuisait. De temps en temps, elle trouvait un plan partiel du complexe. Apparemment, elle se déplaçait autour du réservoir, ce qui était absurde, à moins qu’une magie inverse à la lévitation, ne l’empêchât de tomber. Il fallait qu’elle dormît, mais elle repoussait l’échéance. Où étaient passés les gens qui avaient fui les Montagnes Sculptées ? Ils avaient trouvé ici un refuge provisoire, puis l’avaient abandonnés. Quand ? Bien plus tard, Bellacérée y avait établi une résidence… Refuse se résolut de monter le plus haut possible. Elle s’attendait à trouver un sas. Peut être le complexe était-il sous l’eau ? Elle pénétra dans un large couloir, extrêmement long, suffisamment pour qu’elle se rendît compte que le sol s’incurvait. Elle aperçut des petits volumes saillants alignés sur le mur : une sorte de boîte avec un carré vert au centre. Elle appuya et attendit. Il y eut bien un bruit, assez doux, comme un glissement, qui lui fit lever la tête. Cela ne commandait pas l’ouverture d’un sas. En revanche elle vit que le plafond avait changé d’aspect : de blanc il était devenu noir, constellé d’étoiles. Elle comprit qu’elle avait ouvert une sorte de volet, et que dehors, il faisait nuit. L’épaisseur du verre était considérable… On ne voyait pas le paysage. Elle avança dans le couloir, répétant l’opération tous les cinq interrupteurs. Toujours des étoiles, le ciel noir et des étoiles… Elle courut, croisa des embranchements, en marqua un avec un changement de couleur, et continua sa course. Elle revint à sa marque, reprit son souffle et essaya une voie transversale. Le troisième volet s’ouvrit sur une vaste étendue bleue, verte et brune, voilée par endroit de nuées blanches. Refuse en fut bouleversée. Longtemps, immobile, elle fixa la Scène. Au début, elle ne se souciait guère d’y reconnaître quoique ce soit, puis la courbe de la Mer Intérieure s’imposa.

« Quelque chose a retenu Ésilsunigar, c’est certain. Je peux mourir « demain » ou un peu plus tard si je ne puis me nourrir suffisamment. Je dois trouver où sont partis les habitants de ce microcosme. Et surtout comment ? Par un portail, évidemment. Sont-ils revenus sur la Scène, ou ont-ils résolu le problème des entités rebelles ? Dans ce cas Bellacérée a un coup d’avance sur le Château Noir. Si je revenais vers Ésilsunigar avec cette information pour racheter ma vie ? Je serais misérable, dans le meilleur des cas, et ce serait bien inutile, parce que ce sorcier a maintenant assez d’éléments pour comprendre tout seul. S’il existe un portail différent de celui menant au Pont Délicat, alors Bellacérée le connaît et le contrôle. Comment survivre ? »

Il lui fallu deux heures pour retrouver la pièce hexagonale précédent le sas donnant sur le vide spatial. Refuse se dévêtit, enfila le sous vêtement, une sorte de collant avec une cagoule, qui se fermait sur le devant avec une fermeture éclair. Puis elle se glissa dans la combinaison proprement dite. Elle mit le « sac à dos » et le casque. Elle fit des branchements, mais garda la visière ouverte, trop consciente de ne pas tout comprendre. Cela ne pouvait être si simple. Elle ouvrit le sas, y entra, le referma, le rouvrit, le ferma à nouveau. Tant qu’elle ne déclencherait pas l’ouverture de son vis-à-vis, elle ne risquerait rien, mais de combien d’air disposait-elle dans le sas ? Le sac à dos avait vocation d’être relié au casque par des tuyaux. Par conséquent, il devait fournir de l’air. Les réserves étaient-elles pleines ? Comment le savoir ? Par le poids ? Mais Refuse n’était pas habituée à peser ce qu’elle respirait. Peut être qu’il n’y avait rien dans le sac… En attendant, elle considérait le sas comme une bonne option tactique. Si son poursuivant tenait à la rejoindre, il se retrouverait dans un lieu étroit. Elle pourrait ouvrir la deuxième écoutille, les tuant tous les deux. Cette pensée réconfortante l’aida à s’endormir.

  Bellacérée jouait avec les perles de son nimbe. A sa droite se dressait un monolithe bleu translucide, à sa gauche la figure d’Ésilsunigar, au centre d’un grand miroir, déversait un flot de reproches. Ce qu’il disait de Refuse était fort juste, et qu’il voulût se venger était conforme à son caractère, sinon à la coutume. Cependant Bellacérée ne souhaitait ni livrer la traîtresse, ni accepter que le maître du Château Noir aille la chercher. Elle avait scellé le portail du Pont Délicat. A l’instar de son éminent confrère l’archimagicienne avait une vision globale de la magie, mais elle s’était spécialisée dans les transferts de toutes sortes, et donc les portails. Ésilsunigar savait qu’il ne passerait pas. Il tentait donc de négocier une compensation, alors qu’il ne perdait rien. Sa fortune immense, et qu’il possédât une bonne copie de l’âme de Refuse, lui permettait de la reproduire à volonté. Si elle s’était rebellée, c’est parce qu’il avait voulu utiliser une version identique à l’originale, laquelle tirait son efficacité de son indépendance. Refuse, régulièrement, prenait la tangente : en devenant magicienne, en acceptant la quête de Sijesuis, en acceptant de fuir les Palais Superposés, en partant explorer les Montagnes Sculptées, en revenant dans son pays, en se fâchant avec les mages locaux, en épousant la folie, en réveillant le Dragon des Tourments, en mourrant, et c… Quoi de plus logique qu’elle fût maintenant en orbite ?

  « Refuse ne reviendra pas. Elle fera ce que je veux, parce qu’elle agira conformément à ses possibilités. Elle fouillera de fond en comble la station orbitale. Elle trouvera le deuxième portail, qui n’est pas dans mes appartements. Elle l’étudiera. Au besoin, je l’aiderai un peu. Elle comprendra ce qu’il faut faire. L’expérience du Pont Délicat lui sera utile. Elle franchira le seuil, traversera les espaces cosmiques, rétablira le contact avec les lunes de Yordouca et permettra au flux de s’écouler.

_ Ainsi vous ai-je fourni le moyen de triompher. Bravo, vous gagnez cette manche.

_ Merci. Vous n’êtes pas prêt de la revoir, mon cher. Souhaitiez-vous m’entretenir d’autres sujets ?

_ Ce n’était pas prévu, mais puisque vous n’abandonnez jamais vos jouets, je m’aperçois que justement il y en a un qui traîne à la lisière de la Forêt Mysnalienne, un pauvre orphelin recueilli avec ses deux sœurs par le Süersvoken. Le trio a reçu une formation de qualité dans un lycée militaire. Votre gaillard, si mes déductions sont exactes, serait le « fils » de Sir Présence. Il est maintenant officier. Avec ses sœurs il aide les colons de la Mégapole à s’installer dans la Forêt. Mais on me rapporte qu’il a établi des contacts avec les imparfaits de l’Amlen, parce que les manigances sont chez lui une seconde nature. Je pense qu’il outrepasse largement ses ordres. Me direz vous vos intentions, ou devrais-je les découvrir par moi-même ?

_ Pour le moment Présence agit de son propre chef. Je n’en attends rien. C’est Refuse I qui a débloqué la situation de la Mer Intérieure.

_ Tout en finesse… » Une pause. « Mais Présence reste votre création, votre responsabilité, et le cas échéant vos bénéfices…

_ Oui, peut-être…

_ Non, certainement. Je peux le tuer ?

_ Non !

_ Ah, vous voyez ! Ce qu’il fait ne vous est pas indifférent.

_ Et que fait-il, selon vous ?

_ Il ne le sait pas lui-même, si cela se trouve. Il joue à être humain, ou presque humain. Il teste, il provoque, il discute, il se renseigne : il cherche la faille. Quand il l’aura trouvée, son ambition s’y engouffrera.

_ Possible… En regard de mes desseins Présence est peu de chose.

_ J’ai l’intuition du contraire.

_ Vous me prêtez trop de ruse. Du reste, les manières de Présence n’ont plus de secret pour personne, alors que celles de ses filles sont encore en devenir. Je suis presque sûre qu’Increvable ne le suivra pas dans tous ses projets. Enfin, surveillez les si le cœur vous en dit. Je pense avoir mieux à faire. »

Ce qui mit fin à la conversation.

  Dans le miroir, l’image de Refuse remplaça celle d’Ésilsunigar. Elle s’était éveillée. Vivante ! Elle préparait ses sortilèges.

Bellacérée claqua des doigts. Vision d’un abîme rouge, une ombre sortant de sa torpeur. « Dame Rubis, livrez moi un cristal de préservation, s’il vous plait.

_ Est-ce que cela en vaut la peine ?

_ Nous avons le sujet idéal pour tenter la grande traversée.

_ Volontaire ?

_ Non, mais c’est tout comme. Elle marche vers son destin d’un pas décidé. Refuse II sera devant le Portail des Mondes d’ici ce soir. Il faut que le moment venu l’acte soit une évidence, et non une alternative parmi d’autres. Vous lui sauvâtes déjà la vie dans la salle du conseil. Elle acceptera d’autant plus facilement qu’elle en comprendra la nécessité.»

  Refuse ne trouva qu’une nourriture frugale dans le complexe, mais ne s’avoua pas vaincue. Elle découvrit une rampe menant vers un dôme à la surface de la station. Au milieu de l’hémisphère se dressait une arche métallique de sept mètres de haut surchargée de motifs baroques. Une membrane bleue et vitreuse remplissait la partie centrale. On y voyait des milliers de petites billes blanchâtres. Un bâton de puissance était posé devant, le genre d’objet dont un mage ne se séparerait pour rien au monde. La magicienne interrogea l’artéfact : il contenait un sortilège utile au transfert.  Refuse discuta avec l’entité liée au portail. Celle-ci ne fit pas de difficulté bien qu’elle reconnût avoir égaré du monde par le passé… « Des gens pressés. Il ne faut pas être pressé quand on remet en service un portail majeur. Il faut poser des balises le long de la route, qui est par essence très longue, et nécessairement souple, car la position des astres est toujours changeante. Par conséquent, il faut accomplir le trajet en suivant la ligne du sortilège. Il y en a parfois pour des siècles. Qui le peut, sinon un imparfait ou mieux un immortel ?

_ Je ne suis aucune des deux. Quelle est la fonction de la vitre céruléenne ? Je n’ai jamais observé cela sur un portail.

_ Précisément, c’est un ajout récent. Si vous me mettez en rapport avec l’entité liée, je pourrai tout vous dire.

_ Je vais lui parler directement.

_ Comme il vous plaira. »

  Refuse apprit le rôle de la membrane. Elle l’accepta. La magicienne rangea son bout de bois pour ramasser le bâton de puissance. Ce dernier lui communiqua sa formule d’activation.  Sans hésiter Refuse avança. La membrane aussitôt la recouvrit comme un grand voile fripé aux plis anguleux. La substance cristallisa. Refuse perdit conscience. Un long voyage commença. La gangue bleue se mouvait dans le vide à une vitesse fabuleuse. Le bâton éveillait Refuse tous les millions de kilomètres, afin qu’elle réitérât la formule. A Chaque fois, le cristal libérait une perle. Yordouca et ses lunes se trouvaient alors à quatre-vingts millions de kilomètres de la Scène.

  Refuse posa donc quatre-vingts jalons. Après des années, elle arriva devant un voile flou luminescent, terme du périple. Elle lâcha le bâton de pouvoir. Celui-ci se ramifia pour donner naissance à un nouveau portail. Le cristal bleu s’ouvrit au moment où il passait la limite.

Refuse fit un pas.

Fin du troisième livre.

15 août 2021.

Vincent Lanot.