La Sorcière Dévoyée 5

Chapitre cinq : Errances

Paysage désolé.

  Refuse errait dans un monde minéral tout en nuances de gris, moucheté de lichens jaunes. De rares herbes s’accrochaient aux pentes abruptes. Dans la soirée les cieux prirent une couleur violette uniforme et apaisante. La magicienne longeait une ligne de crête sinueuse. Au fond du val le miroitement d’un fin ruisseau lui faisait écho. De petits animaux y venaient boire. On ne voyait rien de tel dans les Sculptées. La faune détala à l’approche de la sorcière. Celle-ci remplit sa gourde et campa un peu à l’écart, à l’ombre des monts qui se découpaient contre le couchant. Le front opposé semblait chauffé au rouge. Vint la nuit…

 Refuse reprit son périple dans les ors d’un matin rayonnant. Elle cligna des yeux en se demandant d’où viendrait le danger. Il n’était pas aisé de trouver un sentier. Par endroit subsistaient des bouts de chemins effondrés, encombrés d’éboulis. Aucun n’était praticable. Nulle trace d’habitation. Parfois le piaillement de quelque oiseau rompait timidement le silence. Ce fut une journée monotone. Le soleil disparut derrière d’épais nuages gris sombres, qui, avec les monts, composaient une inquiétante symphonie anthracite. Les températures chutèrent. Refuse tarda à s’endormir.

  Après un repos trop court, elle marcha deux heures, simplement pour se réchauffer, dans un décor drapé des vieux roses de l’aube. Elle avala un repas évoqué, une sorte de pain gris aux saveurs étranges, en réfléchissant à sa situation. Où allait-elle ? Combien de temps resterait-elle à l’écart des villages ? Se sentait-elle coupable de quelque chose ? Nullement, mais elle s’étonnait qu’on ne lui ait pas tendu de nouvelles embuscades.

  Elle n’avançait pas vite. A ce rythme il lui faudrait peut être une quinzaine de jours pour atteindre les Vallées. Mais pourquoi se serait-elle pressée ? Pour échapper à la pluie, au vent qui souffla si fort ce jour là ? Sa magie lui procura assez de confort pour ne point s’en soucier.

Le lendemain, elle aurait pu demeurer au chaud sous sa tente noire, dissimulée par la brume naturelle. Néanmoins, elle préféra marcher dans l’air glacé, glisser sur la rocaille traîtresse, affronter les cols sinueux. Vers midi, une bouffée de panique s’échappa de sa main. Elle ferma le poing et reprit le contrôle, attribuant l’ouverture du canal à la fatigue. Cependant le phénomène se reproduisit quatre fois. A chaque occurrence la volonté de la magicienne prévalut. Restant maîtresse de la situation, elle se convainquit qu’une bonne nuit de sommeil remédierait au problème. Aux premières étoiles, la sorcière donna libre cours à ses fantasmes. Elle vaincrait ses ennemis, s’emparerait de leurs sortilèges et se hisserait à un rang supérieur. Elle s’imposerait envers et contre tout ! Ses paupières se fermèrent enfin. Le cerveau de la dormeuse entreprit les tâches complexes régissant sa vie onirique. Il avait fort à faire. Convoquer des images, passer d’un lieu à l’autre, brouiller les cartes, amorcer des histoires, les laisser en suspens, impressionner, reformuler, émouvoir parfois, mais se faire vite oublier. Recommencer ces étranges collages par cycle d’une heure trente environ. Cette fois, Refuse n’accomplit qu’un tour de manège. La terreur soudain perça, provoquant sursaut et hurlements. Pendant de longues secondes la confusion fit jeu égal avec l’épouvante. La magicienne gesticula en tout sens en poussant des cris, se leva dans le noir, courut au hasard, se prit dans la tente et tomba. Elle se débattit dans la toile, pendant que ses pulsations cardiaques s’accéléraient dangereusement. Elle reprit le dessus in extremis. Il lui fallut se dégager à tâtons, se souvenir où elle était, et pourquoi. Elle pensa enfin à créer une lumière ; puis se ravisa car elle ne voulait pas attirer l’attention. Incapable de se rendormir, ou simplement de se calmer, elle leva le camp immédiatement et chemina dans l’obscurité.

  Ce n’était guère prudent, évidemment. Son parcours fut émaillé de  chutes. N’en pouvant plus, elle finit par s’asseoir là où elle était tombée en dernier et soigna ses blessures. Genoux serrés contre la poitrine elle attendit le lever du jour. Le ciel se para de teintes claires et métalliques. Elle se remit en marche. Entre les premières lueurs et midi, elle jugula deux fois la terreur pulsant au creux de sa main. Malgré les reflux un vague sentiment d’angoisse persistait. « Je suis au dixième kilomètre », pensa-t-elle en se référant aux bornes érigées entre son village natal et les montagnes maudites. Elle s’arrêta pour manger.

  Une nuée de corbeaux passa en trombe au dessus d’elle. « Ah, on me cherche encore. M’ont-ils vu, ne m’ont-ils pas vu ? Combien de temps depuis la dernière fois ? Cinq jours ? Mes ennemis se seront bien préparés. Ils sont du genre à frapper d’abord. Ils connaissent mes ruses désormais. Si je ne les vois pas la première, je suis cuite. Je ne pourrais sauter dans l’eau cette fois. Le Verlieu n’offre aucune cachette. Il me faut trouver une formation rocheuse où m’adosser. Si je les obligeais à se présenter de face, je les exposerais à la Terreur. Oseraient-ils ? Ai-je un meilleur plan ?» Partant du principe qu’elle était repérée ou qu’elle le serait bientôt, Refuse descendit au fond d’un ravin. Elle s’installa sous un surplomb rocheux, et de là entama ses préparatifs. En y repensant, sa stratégie ne lui parut plus si bonne. Relire ses sortilèges la rassura un peu.

  En milieu d’après midi, confirmant ses craintes, les corbeaux vinrent se poser aux alentours. Ils étaient très dispersés et bien silencieux. Elle fut tentée de les chasser immédiatement par la terreur, mais se ravisa. D’abord parce qu’elle ne voyait plus l’utilité de les repousser, ensuite parce qu’elle se dit qu’elle pourrait en tirer quelque avantage. Rien ne bougea jusqu’au soir. « L’attaque aura lieu de nuit », pensa Refuse. Elle se dota de la révélation. L’obscurité triompha du jour. La sorcière se sentit soudain apaisée, état qu’elle attribua tantôt aux étoiles, tantôt à la résignation. Un loup hurla dans le lointain. « Mon ennemi va tenter de retarder ma réaction, de gagner un temps. Mon champ de vision est tout de même assez large. Si on attire mon regard à droite pendant qu’il apparaît à gauche, il aura tout le loisir de me carboniser. Le démon, à coup sûr, se tient en embuscade dans le Verlieu. Je dois tout de même essayer de m’enfuir. Il me reste la transformation, acquise chez Piquante. »

  Elle se changea donc en corbeau géant. C’était maintenant qu’il lui fallait créer un peu de pagaille. Sautant sur un rocher, elle déplia ses ailes afin de libérer la terreur ! Or, rien ne frémit. Comprenant que le pouvoir lui faisait défaut, Refuse s’envola frénétiquement. Une lueur orangée embrasa l’espace où elle s’était tenue. Comment se pouvait-il ? Un éclair argenté la frôla de peu ! Comment la terreur pouvait-elle lui manquer dans un moment pareil ? La nuée des corbeaux se lança à sa poursuite. « Ils ont coupé le lien ! C’est cela qu’ils manigançaient ces derniers jours ! Je suis perdue ! » Les oiseaux savaient mieux qu’elle manœuvrer dans les airs, mais sa taille lui permit de distancer la foule criarde. Le loup était hors course. Le démon restait une inconnue. Un sorcier était sans doute à ses trousses.

Louva s’énervait. Porté par un sortilège, il fendait l’air nocturne bras tendus et jambes serrées. Mais sa proie creusait l’écart. Via la révélation, il la voyait comme une brillance bleue. Le sorcier se transforma à son tour en hiboux géant. Il réduisit la distance. Refuse fuyait vers les nuages. Elle se mit à monter presque à la verticale. « Vole magique ou lévitation », pensa le chasseur. « Épuise tes ressources ma belle, j’en aurais toujours plus que toi ! » Il jura quand elle atteignit avant lui les nuées. Elle passa alors dans le Verlieu. Le démon qui y était tapi sentit sa présence, mais dut corriger sa hauteur, avant de se rapprocher, en bondissant à travers la prairie. Cependant elle allait plus vite que lui. Cela dura une demi heure. Puis le poursuivant perçut une sorte de vibration, après quoi il ne sentit plus rien. La magicienne était sortie du Verlieu. Le démon estima sa position avant de quitter l’espace de transition. Il fit une chute de trois milles mètres, qu’il amortit en déployant des ailes membraneuses de circonstance. Il plana  jusqu’au sol. Après quoi, il reconsidéra sa situation. « Elle allait sacrément vite. Rejoindre le maître va me prendre un peu de temps. Je vais lancer un appel psychique, mais que lui dirais-je ? Je suis au nord de votre position, trente degrés vers l’est, à une distance d’environ quinze kilomètres ? Doublez cette distance et vous trouverez Refuse ? Pas sûr que cela le mette de bonne humeur… » Louva se montra en effet acrimonieux. Néanmoins il se transféra immédiatement en suivant les coordonnées fournies par son serviteur. Il ne vit rien sinon des masses sombres et des étoiles. « Elle m’échappe encore ! » Conclut-il. « Mais il faudra bien qu’elle rejoigne quelque localité, pour se ravitailler. Ce sera donc dans les Vallées. Demain, je regroupe mon équipe. Après demain je reprends l’offensive. Bizarre tout de même que, cette fois, elle n’ait pas utilisé son principal atout.» Il pensait à la terreur, car contrairement à ce que croyait Refuse, il n’était point responsable de son escamotage.  

  Les corbeaux de Louva traquèrent sans succès la magicienne. Elle échappa également aux visions lointaines. Une semaine après la perte du lien, Refuse entra dans la première vallée, bien plus à l’orient de la partie qu’elle connaissait. Elle adopta rapidement une apparence « au naturel » : cheveux châtains, peau claire, vêtements bleus et bruns plutôt qu’en nuances de gris. Les autochtones ne furent pas dupes. Pour se faire mieux acceptée, Refuse admit qu’elle avait quelques talents, qu’elle pouvait notamment cicatriser des plaies. Elle communiquait avec des phrases types, apprises du temps où elle explorait les Montagnes Sculptées. Elle loua une petite maison à un berger vivant à l’écart des villages. L’époque des récoltes venait de s’achever. Elle acheta de quoi se nourrir deux semaines. Sacs de grains, fruits et viande séchée remplirent l’espace magique. Ensuite la magicienne se fit très discrète.

Elle repensa à la dernière attaque, à son pouvoir perdu. Indéniablement, elle se sentait mieux, depuis qu’on lui avait ôté ce poids. Dommage que ce fût l’œuvre de sa Némésis. Qui d’autre ? En quittant l’île du dragon, elle avait perdu le contact avec le vaste monde. Il était peut être temps de prendre de ses nouvelles. « Je dois me rapprocher d’un centre urbain tout en me dissimulant. Firapunite vaut mieux que Sudramar pour se cacher. Mais Sudramar sera mieux informée des événements de la Mer Intérieure… Mon ennemi me cherchera dans les Vallées. Il ne faut pas rester ici. Et si je retournais au comptoir des Coraux ? Je pourrais discuter avec des marchands du N’Namkor et leurs homologues des Cités Baroques… A moins que je profite des Sculptées. Peu de gens les connaissent aussi bien que moi. Oui, faisons cela. Dès demain je règlerai mon loyer, je m’achèterai un gros pull de laine, et je repartirai.»

Ce soir là, elle se coucha de bonne heure. Mais à peine glissée sous les couvertures une toute petite voix, féminine, l’appela. « Refuse ? Refuse ! Répondez moi ! » Cela venait de la poche de son manteau. La jeune femme tendit un bras. Trop court. Elle se leva pour fouiller le vêtement pendant que son esprit gourd recollait les morceaux. Ses doigts trouvèrent la perle. Refuse se hâta de retourner dans la chaleur du lit. « Oui, c’est moi ! » Dit-elle à la perle. « Que me veut-on ? »

« C’est Libérée, j’aimerais avoir de vos nouvelles. Comment allez-vous Refuse ?

_  Bien, et vous ?

_ Très bien, merci.

_ Pourquoi cet intérêt soudain pour ma santé ? Avions nous convenu de veiller l’une sur l’autre ?

_ Non, plutôt de ne pas nous gêner mutuellement. Vous en souvenez vous ?

_ Oui, encore eut-il fallu que je susse vos projets, et vous les miens.

_ C’est très vrai.

_ Aurais-je d’une façon ou d’une autre perturbé vos ambitions ?

_ Les morts n’ont plus d’ambition. Les survivants retombent plus ou moins sur leurs pieds. Le Garinapiyan ne vous remercie pas. Sire Présence non plus. La Mégapole Souterraine vous reproche les décès d’un Haut Mage et d’une compagnie de fusiliers. Le N’Namkor et l’Amlen pleurent leurs villes détruites. Consolez vous : Esilsunigar du Château Noir était content, malgré des gains modestes.

_ J’avais un compte à régler avec le dragon, et  les moyens de le faire.

_ Votre aveuglement égoïste a cassé les plans d’une foultitude de gens. Beaucoup de personnes puissantes et bien renseignées aimeraient vous compter parmi les victimes. Votre cadavre est devenu un trophée très recherché. Alors, il y a deux écoles. Ceux qui pensent que par principe il faut vous tuer, et ceux pour qui ce n’est pas nécessaire puisque le lien de terreur, de toute évidence, vous brûlera l’esprit.

_ Ainsi c’est vous qui l’avez rompu !

_ Évidemment, moi seule pouvais aussi vite remonter à la source. D’où ma question : comment allez-vous ?

_ Je me sens moins puissante, privée du moyen de tenir mes ennemis à distance… à cause de vous !

_ Je ne puis donc espérer de remerciements de votre part ? » Refuse eut un rictus disgracieux. Néanmoins elle reconnut que Libérée avait raison, sur le fond comme sur la forme.

«Si. Bien que cela me coûte, je dois vous remercier. De moi-même je n’aurais pas été capable de rompre le lien. Merci Libérée. Qu’allez vous exiger de moi maintenant ?

_ Rien Refuse. En vous privant de ce pouvoir j’ai servi mon pays, puisque vous voilà à la merci de notre tueur, et je vous ai sauvée. Tout dépend du point de vue. Au revoir Refuse. Nous ne serons jamais amies. » La communication s’interrompit.

« Qu’avait-elle besoin d’être mon amie ? » Ronchonna Refuse. Elle se tourna sur le côté pour s’endormir, mais le sommeil ne voulut pas d’elle. La nuit durant, elle ressassa inutilement toutes les fois où elle avait eu affaire à la sorcière de la Mégapole Souterraine. Sa réflexion resta au point mort. Elle se leva de fort mauvaise humeur.

« Le Verlieu est surveillé, le ciel est surveillé, on me connaît… Mais les Montagnes Sculptées sont mon domaine. Je franchirai le canyon sous la forme d’un bel oiseau, disons un faucon.»

  Le moment venu elle pris en effet la forme d’un grand rapace à l’envergure impressionnante. Survolant la faille empoisonnée elle aperçut la ligne lumineuse du Pont Délicat à sa gauche. Une hydre géante dominait le bord opposé. Ainsi revint-elle dans les Montagnes Sculptées, en slalomant entre les titans de pierre. Puis, quand le sortilège expira, elle continua en marchant.

Les indésirables.   

   Le maire de Sudramar n’était pas certain que tout allât bien. Ses administrés lui demandé quotidiennement des nouvelles de la compagnie partie pour le sud. Or il n’en n’avait plus depuis que les soldats avaient quitté Quai-Rouge. Sa crédibilité en souffrait. Il avait donc dépêché un courrier à cheval jusqu’au Sphinx. Une mission périlleuse. Le cavalier ne serait pas de retour avant une semaine.

  Le maire de Sudramar se leva de son fauteuil. Il marcha un peu dans son bureau puis se posta devant sa fenêtre, de laquelle il contempla la place principale. Une belle place, pas la plus grandiose, mais un endroit à la fois harmonieux et chaleureux, vivant. Un lieu où l’on faisait des affaires. « C’est ainsi que doit être une ville », songeait le maire. « Je serais le plus heureux des hommes, si cette histoire de guerre n’était venue frapper à ma porte. Qu’elle idée ! » Précisément on toqua. Le maire eut un petit sursaut. Sa principale conseillère entra, une dame assez ronde, aux yeux rieurs. Elle portait une robe verte. Ses mains se rejoignirent.   « Monsieur le maire, nous avons des nouvelles de la Mer Intérieure !

_ Enfin ! Le messager est-il déjà de retour ?

_ Non monsieur le maire, nous accueillons ce jour des visiteurs de l’Amlen.

_ Où sont-ils ?

_ Dans les faubourgs. Ils ne passent pas inaperçus. La garde a failli sonner le tocsin.

_ Est-il possible de les rencontrer ? Que viennent-ils faire ici ?

_ Ils n’ont pas voulu en parler. Ils aimeraient loger en ville.

_ Je veux les voir. »

La conseillère et le maire sortirent de l’hôtel de ville avec une dizaine de gardes. Ils empruntèrent la voie principale qui allait vers le sud pour rejoindre la route des Coquillages. Les montagnes environnantes avaient en effet l’aspect de fruits de mer. La rencontre eut lieu dans la ferme d’un éleveur bovin. On dressa une table, on déboucha des bouteilles de vin rouge, on s’assit.

  Le maire et sa conseillère portaient des bérets colorés bleu et vert, typiques de leur charge, ainsi que d’amples manteaux doublés de fourrures.

En face, les tueurs de l’Amlen dans leurs bulles de pénombre, avaient replié leurs ailes de mauvais anges. Ils tentaient de passer pour des gens respectables.

« On me dit que vous êtes porteurs de nouvelles de la Mer Intérieure… Savez-vous quelque chose de nos hommes, de la guerre ? » Les amleniens se regardèrent. Ladébrouille parla en leurs noms.

« Nous ne sommes point mêlés à ce conflit. L’Amlen ne souhaite que la paix et la tranquillité. Or, Refuse des Patients a réveillé le Dragon des Tourments. Elle l’a chassé de son île, si bien qu’il est sorti de sa zone habituelle. Le dragon nous a attaqué. Il a détruit, il a tué : justice doit être rendue ! 

_ Mais le dragon s’est réveillé il y a dix ans…

_ Oui, et une nouvelle fois tout récemment.

_ Mais alors, nos concitoyens…

_ Nous ignorons leur sort. Notre mission est de retrouver Refuse. Nous savons qu’elle vit parfois ici.

_ En effet, mais attendez… Pourquoi Refuse aurait-elle réveiller le dragon ?

_ Elle est folle, tout simplement, et dangereuse.

_ Ce n’est pas l’impression qu’elle a donnée toutes ces années. Bon, elle était un peu bizarre comme le sont toutes les sorcières, enfin, pas de quoi s’affoler.

_ Maintenant si. Nous autorisez-vous à entrer en ville ?

_ Je… Pourquoi ? Refuse n’est pas là. J’ignore quand elle reviendra. Que comptez vous faire exactement ?

_ La neutraliser.

_ L’arrêter vous voulez dire ?

_ Oui l’arrêter, mais si elle résiste nous devons en venir à bout.

_ Vous voulez combattre une magicienne dans ma ville ?

_ Ce ne sera pas long. 

_ Je ne veux pas que la vie de mes concitoyens soit menacée ! Pourquoi ne pas l’arrêter à l’extérieur ?

_ Ce serait le mieux en effet, mais en attendant nous aimerions trouver un logement décent. »

  La conseillère intervint : « Qu’il soit bien clair que si l’Amlen arrêtait Refuse sur le territoire de Sudramar, ce serait une action parfaitement déplacée, irrégulière. Si un seul de nos habitant était blessé ou pire, ce serait un fait d’une extrême gravité. Si vous faisiez prisonnière la magicienne sur nos terres vous devriez nous la remettre vivante. Elle serait jugée ici. Nous comprenons le ressentiment de l’Amlen, mais vous ne pouvez vous conduire en terrain conquis.

_ A moins », la coupa le maire, « que Sumipitiamar nous la réclame. Dans ce cas son procès aurait lieu à la capitale. En fait, vous devriez demander audience auprès de sa Majesté.

_ Nous promettons de ne rien tenter en ville. Pourrions nous au moins nous y ravitailler ?

_ Pas plus de deux personnes à la fois. Vous trouverez certainement à vous loger chez des fermiers des environs. Il est aussi possible que nous ne revoyons jamais Refuse. Êtes vous sûrs que l’attendre ici est la meilleure option ? Elle faisait métier d’escorter ceux qui avaient à faire dans les Montagnes Sculptées, une région très inhospitalière. Vous n’êtes peut-être pas assez discrets pour la surprendre.»

La rencontre laissa les deux partis insatisfaits. Le maire et ses conseillers craignaient que les émissaires de l’Amlen ne respectassent pas les règles du droit. Oh, passée l’entrevue, ils se tinrent à distance.  Ils louèrent une baraque hors les murs de la cité. On les voyait roder tantôt dans la campagne, tantôt dans la montagne. On vit les globes sombres s’élever jusqu’au coquillage où Refuse avait élu domicile. On espéra qu’après cela ils s’en iraient. Mais non. Trouvaient-ils la vallée si plaisante ? Le maire attendait le retour d’Émibissiâm. Il serrait alors mieux armé pour suggérer aux visiteurs d’aller exercer leurs talents ailleurs. Puisqu’ils chassaient une magicienne, on soupçonnait que l’un d’eux au moins fût un sorcier talentueux. Il fallait être paré de ce côté-là.

  Trois jours plus tard, Siloume vint en ville sur le disque volant d’Émibissiâm, nue, comme à son habitude, à l’exception d’une petite sacoche qu’elle portait en bandoulière. Elle entra d’abord chez la coiffeuse, en ressortit assez vite, puis se rendit chez un bon tailleur. On lui prit ses mesures, on la conseilla. Elle retourna sur ses pas se faire peigner et couper les mèches. Absorbée par sa tâche, la femme qui s’occupait d’elle ne remarqua guère les blessures à peine refermées qui striaient sa peau d’ombre. Émibissiâm s’était contenté d’accélérer la guérison. Siloume avait des cheveux épais. Elle demandait toujours qu’on les taillât juste sous les omoplates. La coiffeuse savait ce qu’elle avait à faire, mais elle sentit qu’un changement était à l’œuvre, car sa cliente garda longtemps le silence. Finalement Siloume demanda s’il y aurait en ville une petite maison à vendre, qui conviendrait à une jeune femme seule. L’artisane suspendit ses gestes un instant, puis se remit au travail tout en répondant par une question : « Pardonnez ma curiosité ma dame. Est-ce pour vous ? 

_ Oui, je vivrais désormais au cœur de Sudramar. J’y représenterai mon maître. Il paiera. Croyez-moi, il a les moyens.

_ Allez voir madame Bounnamyone, notre notaire. 

_ Merci, j’irai. »

  Elle obtint un rendez vous dans la journée. En premier, on lui montra une jolie maison à colombages avec une arrière cour, puis une suite de pièces au deuxième étage d’un bel édifice, et enfin un pavillon entouré d’un jardin, qui appartenait à un négociant en vin parti s’installer dans une cité du nord. Elle choisit la jolie maison. Elle commanda des meubles, des rideaux et des tapis. Elle se fit livrer diverses denrées. Dans la soirée, les couturiers lui apportèrent son premier vêtement. On avait cousu pour elle une longue robe, sans manches, serrée à la taille. Le tissu était brun, mêlé de motifs roses au niveau du buste. On lui annonça pour le lendemain une cape à capuche noire, puis un manteau et des chaussures. Elle revêtit la robe. On loua sa grâce. Siloume remercia son entourage. Elle paya. On lui souhaita une bonne soirée. Elle alla manger au restaurant le plus réputé de Sudramar, pieds nus. Mais les témoins remarquèrent à peine ce détail. On servit une salade. On apporta une soupe. On déposa un plateau chargé de viandes coupées finement, et de légumes. Elle choisit un vin pourpre long et liquoreux. Elle dégusta une tartelette de fruits rouges au dessert. Elle paya l’addition, mais au moment de prendre les pièces d’argent, le serveur lui annonça que monsieur le maire désirait lui parler dans un petit salon. Siloume hocha la tête et se laissa guider jusqu’au magistrat.

  Ce dernier, manifestement impatient, n’oubliait pas les bonnes manières. Il souhaita la bienvenue à la jeune femme et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil bouton d’or. Elle déclina un verre de blanc. « Émibissiâm est-il en sa tour ? Je dois le voir au plus vite. » Commença le maire. « C’était prévu. Préférez-vous le rencontrer chez lui ou à l’hôtel de ville ?

_ A l’hôtel de ville. Il s’agit des affaires de la cité. Nous voulons connaître le destin de nos soldats. On dit que le Dragon des Tourments a été éveillé une fois de plus… Mais peut-être pouvez vous me répondre. Depuis ce matin vos moindres faits et gestes me sont rapportés. La population les a déjà beaucoup commentés. Cette robe… signifie quelque chose, n’est-ce pas ?

_  Seule la mort pourrait défaire le lien m’unissant à Émibissiâm. Il me suffit de dire qu’il ne me veut plus à ses côtés. Je reste sa messagère. D’une certaine façon il vous sera ainsi plus facile de communiquer avec lui. Ce que vous me dites il le saura, parfois instantanément. Ce qu’il souhaite partager avec vous, je le vous rapporterai.

_ Nos hommes ?

_ Il y a eu bataille à la lisière de la Forêt Mysnalienne. Nous avons gagné. Émibissiâm a vaincu le sorcier rival. Biratéliam est partit pour le sud réclamer la soumission des populations qui avaient soutenu Présence. Mon maître s’est transféré au Sphinx. C’est alors que le Dragon s’est éveillé. Il a détruit Quai-Rouge, ainsi que diverses petites cités en reconstruction. Il a bien sûr attaqué nos troupes, mais sans s’acharner, de sorte que vous devriez revoir une partie de vos hommes, peut-être un tiers.

_ Un tiers seulement !

_ La bataille, le dragon, le chemin du retour… Ils devront traverser des terres aux populations clairsemées, et sur la défensive.

_ Mais Émibissiâm pourrait les aider !

_ Certainement. Il est aussi en son pouvoir de chercher les autres survivants, s’il y en a. Pourtant il eut d’autres priorités.

_ Lesquelles ?

_ Observer la trajectoire du dragon. Puis, celui-ci anéanti, faire son rapport à la capitale, obtenir du roi quelques faveurs, revenir ici, installer sa petite apprentie…

_ Attendez, que dites-vous ? Le Dragon des Tourments n’est plus ?

_ Terrassé par un double suscité par les sorciers du N’Namkor, lui-même achevé par l’intervention d’une tierce puissance. La Mégapole Souterraine et le N’Namkor se partageront la Mer Intérieure.

_ Je veux voir Émibissiâm dès demain matin ! Il doit ramener nos soldats !

_ Je lui transmets votre demande… » Elle s’interrompit un instant en fermant les yeux. « Il accepte de vous rencontrer, demain, à dix heures. 

_ Très bien. Vous avez parlé d’une apprentie ?

_ Oui, il l’a présentée à son Altesse, qui lui a donné tous les droits sur elle, pour services rendus. Je ne crois pas que vous la verrez de sitôt, pas avant une dizaine d’années. Vous savez mon adresse ?

_ On m’a rapporté que vous-vous êtes installée rue des Faïences.

_ Oui.

_ J’ai oui dire que la magicienne Refuse était fautive du réveil.

_ C’est exact. Je lui ai parlé en face à face sur l’île des Tourments. Elle était dans un état haineux, rageur. J’avais d’elle le souvenir d’une personne plus équilibrée. 

_ Pensez-vous qu’elle reviendra à Sudramar ?

_ Je n’en sais rien. »

Le maire lui accorda congé. 

  Le lendemain Émibissiâm fut entendu par le conseil municipal réuni au grand complet. Il répéta ce que Siloume avait révélé la veille. Cependant les élus de Sudramar le pressèrent davantage. On voulut savoir les détails de la bataille. Le sorcier répondit avec un luxe de précisions, en occultant le rôle des chevaliers des Vallées. Il lui suffit de ne point les différencier des cavaliers du Garinapiyan. Il s’engagea à aider le retour des soldats de la ville.

« Il vous sera plus facile de dialoguer avec moi, malgré les distances, car Siloume restera ici et me servira d’intermédiaire. 

_ Hum, en parlant d’elle, vous serait-il possible de nous clarifier votre situation ?

_ C’est-à-dire ?

_ Supposons qu’un jeune homme de Sudramar, le genre fougueux vous voyez, lui face des avances, ou inversement qu’elle s’intéresse de près à l’un de nos concitoyens. Cette personne serait-elle en danger ? Seriez-vous jaloux malgré la séparation ?

_ Je n’ai jamais…

_ Pour ainsi dire nous l’avons vu devenir femme. Aujourd’hui, elle s’est transformée en dame. Qu’est-elle pour vous ?

_ Nous sommes très liés. Elle me représente. Elle a des pouvoirs magiques… Considérez la comme une personne indépendante pour ce qui relève de ses affects, mais entièrement dévouée à mon service.

_ Jouit-elle de son libre arbitre ?

_ Elle ne pourra jamais rien faire qui me soit hostile.

_ Est-elle ensorcelée ?

_ Le lien qui nous unit n’est pas de cette nature. Il est plus profond. Je l’ai sauvée, souvenez vous, des esclavagistes de Joie-des-Marins. Pourquoi ces questions maintenant, au moment où je normalise sa condition ?

_ Nous nous interrogeons également sur votre nouvelle apprentie. Nous ne remettrions jamais en cause une grâce de son Altesse, mais nous aimerions qu’elle nous fût présentée. C’est une étrangère, il faut qu’elle connaisse la cité, qu’elle s’y sente chez elle, et puisque qu’elle est destinée à vous succéder, elle doit être respectée, n’est-ce pas ? Devra t-elle aller nue elle aussi?

_ Il me semblait que vous respectiez Siloume.

_ Certainement, en tant que votre messagère. Qu’elle générosité aussi de partager ce que vous aviez de plus beau. Cependant le conseil aimerait que la nouvelle apprentie adopte une façon plus conventionnelle de se présenter au monde. Quel âge a-t-elle ?

_ Dix ans.

_ Il y aura-t-il d’autres apprentis ? De Sudramar ?

_ Cela peut s’envisager, mais seule la fillette logera en ma tour. Quant aux autres… Je demanderai à Siloume de leur inculquer les bases. Je sélectionnerai ensuite les plus avancés, les plus capables. Mais auparavant je dois ramener nos soldats. Dès aujourd’hui je puis renouer le contact. Si vous me remettiez nourriture, couvertures et chaussures, je pense que mon voyage serait plus utile.

_ Combien pouvez-vous transporter ?

_ Environ quatre cents kilogrammes.

_ Commençons par la nourriture. Vous nous ferez remonter les besoins, à l’issue de votre premier voyage.

_ Je partirai lorsque vous aurez tout rassemblé.

_ Ce ne sera pas long. Toutefois nous voulions encore vous soumettre un dernier problème. Avez-vous remarqué que nous avions des visiteurs ?

_ Oui, ma tour perçoit les sortilèges à l’œuvre dans la Vallée. Quatre imparfaits de l’Amlen semble-t-il. Ils craignent la lumière.

_ Ils viennent pour arrêter Refuse.

_ Je sais : c’est moi qui leur ait dit qui elle était. Elle l’a bien cherché !

_ Ah bon ? C’est tout de même une intrusion problématique. Connaissez-vous un moyen d’écourter leur séjour ?

_ J’en connais plusieurs : les chasser, les éliminer, leur démontrer qu’ils perdent leur temps à attendre ici, les lancer sur la piste de Refuse…

_ Vous savez où elle est ?

_ Non. Je comptais sur eux pour la trouver. Elle a tout à fait intérêt de disparaître, d’éviter les endroits qui lui étaient familiers, de changer d’apparence, de se fondre dans la foule, ou de s’exiler très loin d’ici. Pour cette grande voyageuse le continent Fibarosem ferait un excellent choix.

_ Essayez de les raisonner pendant que nous nous occupons du ravitaillement.

_ A vos ordres. Monsieur le maire et tous les membres du conseil municipal savent que j’ai toujours mis un point d’honneur à rendre service à ma ville. » Le sorcier s’inclina et sortit.

  Une fois dehors Émibissiâm appela son disque volant. Avoir été questionné sur sa jeune apprentie l’avait mis en colère. Se croyaient-ils en position de force ? La baraque des amleniens était vide, mais ça, il le savait déjà. Il trouva Finedorbar dans les champs, en train de discuter avec un groupe de paysannes. « Mesdames, laissez nous. » Commanda-t-il de sa position haute. Les dames s’écartèrent, sentant l’orage venir. Finedorbar bâtit des ailes. Soudain sa sphère d’ombre disparut. Le soleil de midi le surprit en pleine ascension. L’amlenien ferma les yeux, rentra la tête dans les épaules et se couvrit la face avec ses avant bras. Sa peau le brûlait.

  « Où sont vos camarades ? » Demanda le sorcier. Finedorbar redescendit en se couvrant de ses ailes noires. « Je puis enflammer vos ailes. » Annonça Émibissiâm. « Suwored et Ladébrouille sont partis dans les montagnes, à la recherche de gens connaissant Refuse. Avide occupe le repaire de la magicienne. Il nous voit peut-être. 

_ Quittez Sudramar. Allez tuer Refuse ailleurs. Votre présence est une offense, comprenez-vous ?

_ L’Amlen se souviendra ! Je croyais que nous étions alliés !

_ Je croyais que vous auriez rapidement atteint votre but. Que me donneriez-vous en échange d’un peu d’ombre?

_ Soyez maudit !

_ Mais encore ?

_ Je ne suis pas si faible ! » Hurla Finedorbar en se redressant. Il pointa un pistolet et tira. La première balle manqua le sorcier sans qu’il eût besoin de bouger. La deuxième frappa le disque par le dessous. Elle ne traversa pas. La troisième se perdit au loin. Une projection incandescente s’abattit sur l’imparfait. Finedorbar poussa une dernière plainte et s’effondra. Les témoins de cette scène en furent extrêmement choqués, mais le sorcier n’en eut cure. En esprit, il parla à Siloume. « Viens près de la ferme des Pérousiparis, au sud des Trois Moulins, et fouille le cadavre. » Après quoi le disque le porta vers le plus grand des Coquillages spirales dominant l’est de la vallée. Avide, alerté de sa venue ne chercha même pas à discuter, encore moins à combattre. Ayant surtout préparé des sortilèges de divination afin de localiser Refuse, il n’avait pas les moyens de soutenir l’assaut d’un mage du rang d’Émibissiâm. Il prit donc la fuite sans demander son reste. Le sorcier de Sudramar en profita pour explorer le logis de la magicienne. Il ne découvrit rien d’intéressant. Ce qu’elle avait de précieux, Refuse le gardait sur elle.

Embuscade.

  Survolant la région des Colonnes, Suwored et Ladébrouille n’avaient encore rencontré personne dans le désert minéral. Ils projetaient de sortir du labyrinthe des Sculptées par les Steppes. La survenue d’Avide leur fit espérer qu’il eût trouvé quelque indice. Au lieu de quoi, il leur annonça qu’ils étaient chassés de Sudramar. Le trio jura de venger la trahison d’Émibissiâm, une fois Refuse tuée. Avide fit le point de leur situation.

  « Refuse n’est pas passée par le défilé menant aux Refuges de Quai-Rouge. Jour après jour nous nous sommes transférés le long de la route principale menant des Vallées à Sudramar, pendant que Louva fouillait le massif au nord des rivages. Les visions lointaines n’ont rien donné, car la région est immense. L’approche directe a échoué parce que nous suscitons trop de méfiance. Pourtant, je ne crois pas que cela suffise à expliquer le revirement d’Émibissiâm à notre égard. Cependant Louva m’a averti qu’il avait débusqué Refuse récemment. Elle lui a encore échappée. De sorte qu’elle pourrait maintenant se trouver dans la partie orientale des Vallées, voire dans les Sculptées. 

_ S’établir dans les Vallées c’est reprendre une vie normale ; préférer les Sculptées c’est choisir l’isolement. Je pense qu’elle a traversé le canyon.» Remarqua Suwored.

« Je me propose tout de même d’enquêter dans les régions habitées. L’aura de ténèbre et les ailes enchantées limitent mes possibilités. Mettez y fin. Je serais plus efficace en me mêlant aux populations. Je voyagerai de nuit, à pied ou à cheval. » Déclara Ladébrouille.

« Vous prenez un grand risque, mais j’annulerai les sortilèges. Demain, je vous transférerai dans les Vallées. Puis Suwored et moi gagneront les Steppes. Soyez très prudente. »

  En interrogeant les habitants des Steppes le bretteur et le sorcier apprirent l’existence du comptoir côtier des Coraux. Les assassins de l’Amlen comprirent qu’il leur faudrait surveiller cet endroit. Suwored voulut se mêler aux marchands, mais ceux-ci le rejetèrent, n’ayant pas besoin d’un spadassin supplémentaire. Avide fut mieux accepté. Les marins du N’Namkor lui racontèrent le combat des dragons. Le bretteur retourna auprès des nomades des plaines. En les observant, il réalisa soudain que leur mode de vie serait un excellent compromis pour quelqu’un souhaitant rester mobile, tout en gardant une vie sociale. La perspective d’achever rapidement la mission s’éloignait, à proportion que la proie augmentait ses possibilités.

  Refuse louvoyait entre les massifs sculptés, au gré des variations du relief, et de l’évolution de ses projets. Elle s’était d’abord dirigée vers les Coraux. Puis, elle avait changé d’idée, au profit des Steppes.

  Pendant ce temps, Avide continuait de la traquer avec vision lointaine, plusieurs heures par jour. Habituellement le sorcier guidait son regard. Dans le cas présent, si Refuse était entrée au hasard dans une montagne, rappelons que chacune était une ville abandonnée, elle aurait complètement déjoué les recherches. Par conséquent l’imparfait avait engagé le dialogue avec l’entité opératrice. Il lui avait décrit Refuse, jeune magicienne, face de nuit, un peu plus petite que la moyenne, capable de terroriser les foules, et appréciant la Porte de Verlieu. Échec après échec il modifiait ses critères. En les épurant : une fille, la terreur, face de nuit… En les élargissant : toute personne capable d’œuvrer un sort majeur, toute personne humaine. En présentant les choses autrement : tout être vivant faisant apparaître de l’eau douce dans les Montagnes Sculptées. L’entité utilisait ses propres perceptions et contacts. Elle exposait des visions, plus ou moins nombreuses selon la récolte. Avide triait entre les propositions. Il passait parfois beaucoup de temps à étudier un groupe de voyageurs, ou un individu suspect. Plusieurs sorciers, hommes ou femmes, vivaient dans les Montagnes Sculptés. Avide exclut des recherches ceux pour lesquels il n’avait plus de doute. Il finit par repérer la jeune femme dans la région des Débris III. L’entité s’était trouvée au bon endroit, au bon moment, assez proche pour sentir une évocation d’eau douce. Avide ne vit d’abord que des rochers, aux angles vifs, puis perçut un mouvement, gris sur gris, au sein du chaos. Son regard se rapprocha, il changea de point de vue. Il sut qu’il tenait Refuse. Il avertit aussitôt Suwored. Ensuite, il lui fallut deux jours pour ramener Ladébouille.

  Cette dernière avait des choses à raconter. « Une histoire court dans les Vallées. Un chevalier est revenu de la Mer Intérieure. Il a raconté des horreurs sur Émibissiâm de Sudramar. Celui-ci est déclaré indésirable sur tout le territoire des Vallées. Le moment venu cela pourrait nous servir.

_As tu découvert des choses intéressantes au sujet de Refuse ?

_Je suis presque bredouille. Les Vallées sont immenses. Les histoires concernant notre cible remontent à dix ans : des meurtres, un prédateur de la nuit rôdant dans son sillage, un chat noir de la taille d’une panthère ayant vampirisé un cavalier… Mais nulle rumeur récente. Je n’ai pas eu le temps d’approfondir.

_ Cela n’a plus d’importance car désormais nous savons où elle est.» Déclara Avide. Le lendemain, il renouvela sa vision lointaine. Mais l’entité annonça qu’elle ne repérait aucune présence humaine à des kilomètres à la ronde. Avide lui demanda de rechercher des animaux de grande taille, aux alentours de cinquante kilogrammes. Très vite apparut une panthère dont la robe grise se fondait remarquablement bien dans son environnement. Le sorcier inspecta les alentours en quête d’un espace stable et dégagé assez proche de sa cible. Mais tout était brisé et renversé. Car dans les Débris III les montagnes avaient toutes  explosées. On avait donc des entassements d’éclats immenses aux arrêtes tranchantes. Rien n’était horizontal. Avide élut faute de mieux le dessus d’un énorme bloc en pente douce. Il s’y transféra aussitôt avec ses compagnons.

  La panthère avantagée par ses quatre pattes évoluait tout de même avec circonspection. Les tueurs de l’Amlen se tenaient sur une saillie inclinée environ cent cinquante mètres en arrière de leur cible. Ladébrouille, sous sa capuche, fit la grimace. En renonçant aux ailes et à sa sphère de ténèbres, elle s’était privée du moyen de conclure la chasse. Ses yeux étaient protégés par des verres fumés, et son visage recouvert d’un masque de toile. Elle se tourna vers Avide : « Vas-y, c’est un coup facile. » Mais Suwored leur fit signe de patienter un peu. Il s’envola. Sa trajectoire légèrement courbée lui permettrait d’aborder la panthère par l’est. En chemin il déplia une arbalète métallique et la chargea d’un carreau. Avide s’envola lui aussi, en soulevant sa coéquipière, parce que désormais les accidents du terrain dissimulaient sa cible. On ne pouvait pas avancer en ligne droite dans les Débris III. Il déposa Ladébrouille en bas de l’éminence, à charge pour elle de progresser malgré les obstacles. Avide reprit de la hauteur. A une centaine de mètres de la panthère il lui expédia une sphère d’ignition. Celle-ci fusa en émettant un sifflement strident. Le félin bondit en avant au dernier moment. Néanmoins le souffle le brûla sur la moitié du corps et le projeta contre une paroi de granit. La panthère rampa sous une table rocheuse. L’espace était étroit. Pendant que Suwored et Avide se rapprochaient, Refuse reprit forme humaine. Elle se glissa juste à temps dans le Verlieu pour échapper à une projection incandescente. Mais un carreau d’arbalète se planta dans sa cuisse droite. Elle gémit en roulant de côté. Suwored jouait des coudes et des genoux sous la dalle de pierre. Ses ailes le gênaient, mais il réussit à passer avant que le portail ne se refermât. Refuse articula péniblement une persuasion. Le bretteur de l’Amlen en fut ralenti, mais lutta. La magicienne comprit qu’il connaissait les trucs permettant de gagner du temps. Suwored réarmait son arbalète. Refuse soigna la blessure à la jambe. Puis elle parla au tueur. Il n’était pas en danger. Elle ne le menaçait pas, pas elle. En revanche d’étranges créatures rôdaient parfois dans la prairie immense. Elles pouvaient survenir de tous les côtés… Suwored, dans sa bulle sombre, jeta des regards de gauche et de droite, tout en avançant vers la magicienne. Refuse hésita entre le foudroiement et le bâton. Le premier était plus sûr, mais peut-être serait-ce plus sage de le garder en réserve…

  C’est alors qu’apparurent Louva, son loup et son démon. Celui-ci ayant perçu l’ouverture du Verlieu avait alerté son maître. Ce dernier avait immédiatement transféré. Or il se retrouva presque côte à côte avec Suwored. L’assassin tira par réflexe. Louva, projeté en arrière, s’effondra transpercé au niveau de l’abdomen. Le démon balança un coup de griffes. Simultanément la mâchoire du loup se referma sur la cuisse de l’assassin. Suwored abattit son arme sur la tête lupine. Hurlevent tripla de taille. Le démon tailla le tireur en charpie, cependant que la bête lui arrachait la jambe.

  Refuse se traîna dans l’herbe verte afin d’avoir les deux créatures sur la même ligne : foudroiement ! Le grand loup tomba comme une masse. Le démon chancela, se reprit, et dit : « pourquoi vous contenter de si peu ? La terreur ne vous inspire-t-elle plus ? » Le bâton apparut dans la main de la magicienne. « Je ris. » Fit le démon en dévoilant un sourire carnassier. Refuse rouvrit le Verlieu. « A votre aise ! » Dit le démon. La magicienne passa de l’autre côté, suivie par son ennemi qui se fichait bien que la porte fût ouverte ou fermée.

  Avide foudroya Refuse, dont le corps s’écroula. Le bâton rebondit sur les rochers. Le démon s’en irrita. Il était resté malgré le décès de son conjurateur uniquement dans le but d’outrager et d’étriper sa cible désignée.

  Avide ne comprenant pas, mais percevant l’hostilité foncière du monstre  griffu l’affligea de son sortilège le plus offensif. Un vent glacé jaillit de sa paume tendue, qui instantanément gela le démon. Conséquemment sa substance se désagrégea. Fugacement des milliers de petits cristaux scintillant gardèrent la mémoire de sa forme, puis le souffle emporta tout.

  Avide se posa près du corps sans vie de sa victime. Il commença à la fouiller, ignorant l’apparition d’une paire d’yeux rouges en suspend dans l’air. Cette paire accrocha le regard de Ladébrouille. La tueuse, qui venait d’effectuer un véritable parcours du combattant, ralentit, calma sa respiration, s’avança sans faire le moindre bruit, et d’un geste pur trancha la gorge d’Avide. Esilsunigar se manifesta alors complètement. Il récupéra l’anneau magique de Refuse, entailla son poignet pour remplir un petit flacon de sang, et plaça une perle blanche sur le front de la défunte. « Il est trop tard pour vous demander votre avis ma jolie », commenta-t-il. Puis il considéra Ladébrouille qui observait la scène sans bouger. « Je vous aurais bien emmenée aussi, damoiselle, en mon Noir Château. Vos lunettes de soleil et cette disgracieuse capuche  ne parviennent pas à ruiner votre grâce. Mais je crois utile que quelqu’un témoigne de la mort de Refuse des Patients. Justice est faite, comme disent les gens qui se piquent de morale. Les morts sont vengés. Quant à moi, j’ai une demeure à repeupler. Certains spécimens d’humanité me plaisent plus que d’autres. Refuse aura une belle place dans ma collection, mais cela vous ne le direz pas.»   Esilsunigar se baissa encore pour couper un doigt de Refuse. Il le donna à Ladébrouille. « Maintenant, rentrez chez vous, triste imparfaite. » L’amlenienne s’éloigna en silence, escalada un amoncellement de blocs gris sombre et disparut derrière. Le haut mage souleva le corps de Refuse et se Transféra au Château Noir.