Chapitre quatre : Entendre Raison.
Les traqueurs.
« Nous devons absolument interroger cette demoiselle. Libérée ?» proposa Sraybor. Libérée réfléchit. Elle avait donné à Refuse une boucle d’oreille enchantée afin que celle-ci la prévînt si elle risquait d’interférer avec les projets de la Mégapole Souterraine. Refuse n’en avait rien fait. Or, elle semblait liée au réveil du dragon. Si cela se confirmait, sa cause serait indéfendable, et Libérée aurait peut-être à se justifier. La sorcière prit des précautions oratoires : « Vous savez, elle ne m’aime pas beaucoup, une vraie tête de mule. J’ai essayé de savoir ce qu’elle avait en tête, mais elle ne voulut pas partager ses projets avec moi. Sinon, vous pensez bien que je l’en aurais dissuadée. Ensuite ma mission au Château de Présence a mobilisé tous mes moyens. Il serait préférable d’envoyer Louva. Il est puissant, là où Refuse n’est encore qu’experte…
_ Il se passe quelque chose : on nous a devancé ! » S’exclama Studieuse. Le conseil se replongea dans la vision lointaine.
Siloume était apparue devant Refuse, sur un tas d’or. Celle-ci, surprise, réagit en tendant un bras, paume ouverte. La terreur libérée frappa sa cible avec une telle intensité qu’elle força la messagère à se recroqueviller en position fœtale. Il s’était cru à l’abri dans le Sphinx, mais Émibissiâm fut également réduit à l’impuissance. Pourtant il avait pensé les deux jeunes femmes en assez bons termes… Refuse ferma son poing, mettant fin au supplice. « Ne bouge pas ! » Commanda t-elle. Son regard balaya les environs, comme si elle craignait que d’autres menaces ne surgissent soudain. Siloume respira profondément. Face contre terre, elle engagea la conversation.
« Bonjour, magicienne Refuse. Pardonnez cette intrusion. Je parle au nom de mon maître Émibissiâm. Vous vous souvenez certainement qu’il aidait les chevaliers d’ombre. Il attendait beaucoup de cette collaboration. Hélas, le réveil du dragon a ruiné ses ambitions. Émibissiâm est furieux. Il aimerait savoir si c’est bien vous qui avez tiré le monstre de son sommeil. Et dans l’affirmative, il serait curieux d’en savoir la raison. Ainsi que le procédé », ajouta-t-elle. « Mais la raison d’abord. »
Refuse ne répondit pas tout de suite. Il était manifeste qu’elle contenait à grand-peine son agressivité. Siloume craignit qu’elle ne lui envoyât une nouvelle décharge de terreur. La sorcière écrasait les dunes d’argent sous ses chaussures montantes. Finalement, elle fit apparaître un grand cercle lumineux et vert : la Porte de Verlieu. La familière, comprenant ce que cela signifiait implora une dernière fois : « Pourquoi ce silence ? Tout le monde vous croira fautive. Mon maître sera votre ennemi, et les mages de la Mégapole Souterraine aussi !
_ Je m’en vais », murmura Refuse, mâchoire crispée.
« Emmenez-moi ! Moi aussi j’en ai assez de tout !
_ Non, vous êtes toujours la créature d’Émibissiâm. Il faudrait qu’il meure pour vous affranchir… Oui, j’ai bien secoué cette feignasse de dragon. Je lui ai fait peur ! Je l’ai branché sur les Montagnes de la Terreur ! Depuis mon Pays, là bas à l’ouest, j’ai tiré un lien enchanté. Je l’ai d’abord ouvert en haut de l’Escalier où il avait coutume de se repaître après ses campagnes de destruction. Puis j’ai franchi la Mer Intérieure afin d’ouvrir un deuxième embranchement directement dans son horrible caboche. Ah ! N’ai-je jamais rien fait d’aussi drôle ? Il fallait le voir ! Comme il se tordait ! Comme il a tourné en rond ! Et son regard fou ! Et les flammes qu’il crachait aux quatre coins cardinaux ! Il a rompu les liens avec son Île. Je l’ai vu fuir à sept reprises. A chaque fois qu’il revenait j’ouvrais ma paume, étant moi-même un vecteur. Il fallait bien cela ! A chaque fois, il s’est détourné de moi ! Finalement, il est parti crever je ne sais où. Au revoir Siloume, transmettez à votre maître toute l’étendue de mon mépris ! Que ses pâtisseries l’étouffent ! »
Refuse passa dans le Verlieu, dont le portail se referma aussitôt.
« Cela valait la peine d’écouter », déclara Sraybor. « Le coup est joli. Si elle canalise vraiment la terreur des montagnes, je ne donne pas cher de sa raison, mais nous avons ce que nous voulons : la solution du mystère et les mains libres.
_ Néanmoins, par sa faute nombre des nôtres ont péri. Confiez moi la tâche de les venger », demanda Louva.
« C’est d’accord. Débarrassez-nous de cette cinglée », répliqua Sraybor, « Studieuse et Borünwig, je vous charge d’organiser la surveillance du Dragon des Tourments. ». Il leva la séance, d’excellente humeur. Libérée allait s’éclipser sans demander son reste quand le Haut Mage la prit à part. Il exigea qu’elle reparte au plus tôt dans les Contrées Douces, dans le but de suivre leur évolution politique, mais peut être aussi pour l’écarter de Refuse, car il lui interdit formellement de la contacter. La sorcière au sourire rouge rentra chez elle le plus rapidement possible. Le soir même, elle se transféra à Convergence avec sa fille et son lutin.
Au cœur de la ténébreuse Amlen, la haine grandissait au fur et à mesure que s’allongeait la liste des disparus, des blessés et des destructions. Au prix fort, les imparfaits avaient payé le prolongement de leur espérance de vie. Les trois quarts étaient hypersensibles à la lumière solaire. D’autres vivaient au ralenti. Certains perdaient la mémoire. Une minorité rajeunissait dans la douleur. Les habitants de l’Amlen se croyaient à l’abri des périls extérieurs. Deux siècles plus tôt, les Vents Déchaînés du Tujarsi les avaient ignorés. Hélas, le Dragon des Tourments n’avait pas eu le même dédain. Soufflés comme des bougies d’anniversaires, rattrapés par la séquelle d’un passé enfoui, les survivants criaient vengeance. Dames et Seigneurs se réunirent dans la Tour de la Nuit Éternelle. Vous l’aurez compris, c’est de cet endroit que naissait le filtre magique protégeant l’Amlen des rayons du soleil. Par chance le Fléau n’y avait pas touché. On s’étreignit, on pleura, on évoqua la mémoire des défunts, on s’interrogea beaucoup sur les causes de cette agression inattendue, incompréhensible. Comment allait-on se protéger du dragon ? Comment lutter ? Les riverains de la Mer Intérieure, en deux milles ans, n’avaient pas trouvé la solution. Les amleniens consultèrent leurs mages puissants. Ceux-ci observèrent le dragon, puis son île désertée. Refuse était partie une heure plus tôt. En revanche Siloume s’y trouvait encore, nue et désœuvrée au milieu du trésor, en attente qu’Émibissiâm décidât de son prochain mouvement. On identifia immédiatement la familière du sorcier de Sudramar. Au moins savait-on à qui poser les questions. On pressa le magicien Avide, le seul capable de se transférer, d’aller lui parler. Comme Avide exigea des contreparties indécentes, en soulignant qu’il allait prendre tous les risques, on lui adjoignit le seigneur Suwored, un redoutable bretteur, et dame Ladébrouille, une aventurière aux talents multiples. Le mage céda devant la perspective de ramasser autant d’objets précieux qu’il en pourrait porter. ˮL’honorableˮ Finedorbar, un séducteur patenté, s’incrusta dans l’équipe au dernier moment. On les dota d’une bulle héliofuge (filtrant la lumière solaire), et d’ailes magiques.
Avide se transféra avec ses compagnons sur l’île des Tourments.
« Qu’est-ce donc ? Qui êtes-vous ?» Cria Siloume.
« Nous sommes des imparfaits de l’Amlen. Que savez vous sur le réveil du dragon ? » Émibissiâm commanda à sa familière de tout leur dire. C’est ainsi qu’ils apprirent qui était Refuse, ce qu’elle avait fait et comment. Ils ignoraient encore ses raisons profondes, mais au vrai s’en moquaient. Il ne leur restait plus qu’à la traquer, la trouver et la tuer.
« Vous dites qu’elle s’est échappée par une Porte de Verlieu ? Où pensez-vous qu’elle soit allée ?
_ Je vois deux possibilités, répondit Siloume, soit elle rentre dans les Contrées Douces d’où elle est originaire, soit elle retourne dans les Montagnes Sculptées. Dans le premier cas elle irait vers l’ouest, ou vers le sud, si elle souhaitait éviter la Terre des Vents, dans le deuxième cas elle réapparaîtrait dans les ruines de Quai-Rouge. Aucune de ses solutions n’est entièrement satisfaisante parce qu’elle a des ennemis partout. »
Les amleniens discutèrent de la marche à suivre.
« Il lui faudra du temps pour traverser la mer, de toute façon », expliqua Ladébrouille, « le transfert nous donne l’avantage… Pourquoi ne pas l’intercepter dans le Verlieu ?
_ Je ne préfère pas, c’est une magie instable », répondit Avide. Il enchaîna : « Traverser la Mer Intérieure lui demandera plusieurs jours. Rendons nous dans les Contrées Douces. Nous en apprendrons davantage sur ses pouvoirs. Il me semble que ce ne serait pas un luxe. Cette demoiselle a mis en fuite le Dragon des Tourments ! »
Ils choisirent les plus belles pierres précieuses qui s’offraient à leurs yeux. Après quoi l’équipe attendit qu’Avide eût fini de préparer un nouveau transfert, en réattribuant des entités ressources. Le magicien se plaignit pour la forme de devoir renoncer pour un temps aux sortilèges sacrifiés. Mais comme il ne tenait pas particulièrement à passer la nuit sur l’île, il mena ses compagnons à Convergence, au crépuscule. L’Amlen avait des correspondants dans la capitale. Tels quatre anges noirs, les imparfaits se posèrent directement devant la demeure de dame Piquante. Elle les accueillit dans son salon, crainte et curiosité mêlées. Piquante leur dit tout ce qu’elle savait de Refuse : ambitieuse, tenace, talentueuse, manipulable si on savait s’y prendre ; liée, disait la rumeur, à la mort soudaine d’Imprévisible, l’ancien directeur du département de la magie à l’université. Elle nomma les sortilèges qu’elle avait échangé avec Refuse. Ainsi les chasseurs auraient-ils une idée précise des pouvoirs de leur proie. Elle demanda pourquoi on en avait après la fille du pays. Suwored lui expliqua. Piquante se tint coite. Les tueurs la laissèrent méditer dans son salon. Ils s’envolèrent pour le manoir d’Imprévisible.
Tôt le matin, alors qu’Observance mangeait ses tartines, le jardinier annonça qu’une aura de ténèbre sollicitait une entrevue. Observance, renvoya son employé avec la consigne de faire patienter le visiteur devant la porte grillagée de la propriété. Elle s’habilla, prépara des sortilèges, manda son familier, une hase, et descendit entendre ce qu’on lui voulait. La sphère sombre ne lui inspirait pas confiance. Elle fut très tentée de l’annuler. En s’approchant elle distingua la silhouette de Finedorbar, comme à travers un filtre. Le timbre de l’homme, grave et doux, l’intrigua. Il expliqua d’abord d’où il venait, pourquoi il lui fallait se protéger du soleil, et que les ailes étaient bien pratiques pour voyager. Il les devait à des sorciers de l’Amlen, lui-même se prétendant novice en ces matières. Il expliqua que Refuse avait réveillé le Dragon des Tourments en se servant des Montagnes de la Terreur, que depuis le monstre tuait beaucoup, qu’il fallait la retrouver, la stopper, que toute information serait la bienvenue. Observance permit à Finedorbar d’entrer. Devant une tasse de thé elle raconta comment l’orgueil déplacé de son compagnon l’avait tué. « Il s’est fait la mauvaise ennemie. Il avait piégé les feuillets avec un lien de terreur, alors Refuse lui a retourné le compliment. On en parle encore dans le pays parce qu’avant de venir se venger elle a erré dans la campagne telle un spectre. A mon avis, il s’en ait fallu de peu que le plan de mon mari ne réussît, mais sa rivale a survécu. Et voilà, j’ai perdu Imprévisible, Refuse a fait d’autres folies… Vous êtes les derniers maillons de cette chaîne morbide. »
Les tueurs de l’Amlen retournèrent à la capitale en volant. Évidemment, on les remarqua. On les vit entrer dans le très chic Hôtel Argentique, où ils réservèrent une suite. La ville était en effervescence parce que les Contrées Douces, se décidant enfin à devenir un véritable état, s’apprêtaient à élire leur premier dirigeant. Dix gendarmes à cheval encerclèrent l’hôtel. L’adjudant-chef Coriace en laissa cinq à l’extérieur. Il entra lui-même avec quatre hommes armés de fusils semi-automatiques, et de grenades. Il toqua à la porte d’Avide. Le mage de l’Amlen ne fit pas mystère de ses motivations. Coriace lui signifia que tout le groupe devrait avoir quitté les Contrées Douces au plus tard le lendemain à midi. « Non que votre drame nous laissent indifférents, mais nous avons nos propres lois. Vous êtes désormais des étrangers, et nous ne pouvons tolérer que vous veniez vous faire justice. Je vais prendre votre témoignage. Si Refuse revient ici elle sera entendue par notre justice. L’Amlen devrait ouvrir une ambassade, afin de pouvoir officiellement réclamer une extradition, le cas échéant. Mais ce n’est pas de mon ressort. » Il ne leur confia ni qu’il connaissait Refuse personnellement, ni qu’il ne l’imaginait pas revenir dans son pays.
Libérée se contenta d’observer le quatuor avec ses sens de sorcier, jusqu’à leur départ.
Pour Ladébrouille, il fallait piéger Refuse au nord, à Quai-Rouge de préférence, avant qu’elle ne se cachât dans les montagnes. « Si elle se réfugie dans les Sculptées, il nous faudra des années et beaucoup de chance pour la dénicher », se plaignit Suwored. « Je pense au contraire que ce sera plus rapide », répliqua Avide. « Car, voyez-vous le pouvoir des Terreurs la ronge. Elle commettra des erreurs. Elle trahira sa présence. Je crains surtout que d’autres ne la trouvent avant nous. Nous jouons notre réputation ! Demain je nous transfèrerai à Quai-Rouge. De là nous mènerons nos futures recherches.»
Or, Louva était déjà à pied d’œuvre dans les ruines du port. Ses bras dessinaient dans l’air d’amples arabesques pendant qu’il prononçait ses mots de pouvoir. Un rond ténébreux apparut dans le ciel, comme un soleil noir. Celui-ci déversa une multitude de corbeaux en un long flot criard. Le train ténébreux spiralait autour du sorcier, en battant des ailes bruyamment. Louva leur commanda de surveiller toute la région et de lui rapporter le moindre événement insolite.
Immédiatement la nuée élargit ses cercles. Elle ne tarda pas à former une haute colonne tourbillonnante au dessus des tueurs de l’Amlen. Louva déduisit des sphères d’ombre l’origine des visiteurs. Il eut l’intuition qu’ils chassaient la même proie. Avait-il besoin d’eux ? Probablement pas. « Trop tard messieurs-dames, j’ai fait mes plans. » Il exigea des oiseaux qu’ils reprissent leurs recherches.
Pendant que son familier loup assurait ses arrières Louva appela un démon. La créature avait apparence humaine, quoique plus grande, plus ramassée, plus griffue aussi, et couverte de longues épines venimeuses. Louva la voyait parce qu’il était sous révélation. « Introduit toi dans le Verlieu. Trouve la sorcière Refuse, une petite face de nuit avec un bâton. Tue la si c’est possible, et rapporte moi son corps. Sinon force la à sortir par ici. » Le démon sonda les différents niveaux de réalité auxquels sa nature lui donnait accès. Il repéra un Verlieu actif, à une vingtaine de mètres au dessus de la réalité ordinaire. La créature prit son élan et sauta. Il y eut un flash de lumière verte quand elle pénétra dans l’espace de transition.
Les chasseurs de l’Amlen se rapprochant, Louva leur fit face crânement. « Il n’y a plus qu’à attendre. Vous venez pour Refuse n’est-ce pas ? » Ils hochèrent la tête en silence.
Le Verlieu présentant le même aspect pour tout le monde, une prairie verte sous un ciel bleu, meublée de feuillus occasionnels qui en rompaient à peine la monotonie. Il fallut une heure au démon pour localiser sa victime désignée. Le carnassier courrait très vite, et plus il se rapprochait de la magicienne, plus sa mâchoire s’allongeait, plus ses yeux s’étiraient, et plus sa langue pendait entre ses crocs. Il aperçut enfin une cavalière venant en sens contraire. On ne voyait pas de bâton, mais pour le reste elle correspondait à la description. La longueur des griffes doubla. Le démon progressait par grands bonds, tout à la joie de déchiqueter bientôt Refuse et de lui dévorer le cœur. Arrivé à dix mètres de sa cible ses sens démoniaques l’avertirent qu’elle bénéficiait de charmes actifs. Et alors ? Il s’élança pour le carnage, la gueule béante, dégoulinante de bave.
Refuse, également sous révélation, se contenta d’ouvrir la main. Les dents de la terreur mordirent dans la psyché du démon, qui se crispa au milieu de son saut. Celui-ci s’acheva en chute grotesque, cependant qu’un bâton se matérialisait dans la poigne de la jeune femme. Elle frappa son adversaire à la tête, un coup très violent qui eût brisé un crâne ordinaire. Mais la créature, d’une substance plus dure, repartit à l’assaut. Prestement le bâton passa dans la main gauche, tandis que s’écartaient les doigts de la dextre. Le carnassier hurla, recula, recula encore par petits bonds. La terreur cessa. Un deuxième coup de bâton lui brisa un avant bras. Le membre valide frappa au hasard. Ses griffes acérées tranchèrent la gorge du cheval d’ombre. L’animal se cabra, puis se coucha. Sa forme s’estompa au contact du sol. La sorcière se releva en tendant le bras. Une nouvelle vague de terreur déferla dans l’esprit du démon. Cette fois, elle dura, dura, dura. Perdant complètement le contrôle il battit en retraite, au maximum de sa vitesse, en direction de Quai-Rouge. Refuse suivait loin derrière, à pied.
Le démon la distança rapidement, sans se retourner, la simple idée de tenter un assaut de plus lui étant devenue insupportable. Quand il estima que sa course l’avait ramené aux ruines de Quai-Rouge, il sonda les réalités. En fait, il avait nettement dépassé la ligne du rivage. Il jaillit du Verlieu, et se réceptionna vingt mètres plus bas en soulevant un nuage de cendres. Ensuite, tremblant et honteux, il alla conter son échec à son maître.
« Elle m’a vu ! » S’exclama-t-il. Évidemment, ce n’était tout de même pas une débutante. « Reste là. Attire son attention, démon. Je me charge de l’occire.
_ Ce n’est pas rien, ce dont elle est capable ! Par ailleurs, il y a des chances qu’elle modifie ses plans. J’ai détruit sa monture.
_ J’ai été idiot de t’envoyer démon. Une approche plus directe aurait déjà réglé le problème. Mais puisqu’elle n’est plus très loin, je vais me transférer moi-même dans le Verlieu. Je la surprendrai de dos. Elle n’aura pas le temps de réagir, pas le temps de penser, ni de crier. Je la ferai passer de l’être au néant, en une fraction de seconde !
_ Sauf si elle vous voit la première. Je vous préviens, ça secoue ! Vos méninges n’auront jamais rien connu d’aussi violent. On devient fou ! Avez-vous de quoi tromper la révélation ?
_ Tu y retourneras avec mon familier. Vous attirerez son attention.
_ Non, j’ai un bras cassé. La simple idée de m’exposer me met mal à l’aise. Cette sorcière peut détruire ma conscience !
_ Tu déposeras Hurlevent, mon loup. Lui ne sera pas lâche !
_ D’accord. C’est votre vie. Je ne suis qu’un pauvre démon, humilié, maltraité, sacrifié inutilement sur l’autel d’une cause bassement humaine. La vengeance, c’est bien cela ?
_ Oui démon. Mais il ne t’appartient pas de me juger. Faits ce que je te dis. Allons ! Dépêche-toi ! »
Les agents de l’Amlen, forcément témoins de la scène, s’amusaient bien du revers subi. Ladébrouille proposa d’y aller. Avide n’était pas de cet avis : « non, je n’aime pas du tout le Verlieu. Et puis, nous risquons de gêner mon collègue. » Mais Suwored et Ladébrouille insistèrent. Finedorbar admit que cela ferait mauvais effet si Louva triomphait tout seul.
De son bras valide, le démon saisit le familier. Il courut d’abord parallèlement à la mer, puis répéta la manœuvre qui l’avait conduit au Verlieu. Il déposa le loup, et repartit immédiatement.
Hurlevent regarda autour de lui. Les odeurs de la prairie avaient quelque chose de déconcertant. L’herbe ne sentait pas pareil, la terre non plus. L’air ne charriait guère d’effluves. Au loin marchait deux silhouettes sombres (Refuse et son double d’ombre). « Mon maître ne devrait pas avoir trop de difficulté. » Les chasseurs de l’Amlen apparurent à droite de la cible. Hurlevent doubla de taille, et commença à courir droit vers elle. Refuse le repéra au bout de trois secondes. Elle se glissa au sol. Tout en balayant la prairie du regard, elle prononça l’ouverture du Verlieu. Le loup était à moins de vingt mètres.
Louva se transféra à ce moment précis. Il volait. Une sphère d’ignition jaillit de son doigt tendu. Simultanément, Avide fit exactement la même chose. Refuse plongea à travers le cercle lumineux, ouvert à l’horizontale, en entraînant son double d’ombre. Elle échappa in extremis à l’explosion, bien que l’onde de chaleur la suivît dans sa chute. Elle stoppa juste au dessus de la mer, grâce à son pouvoir de lévitation. Son double frappa l’eau sur toute sa longueur. Refuse ferma le Verlieu. Elle repêcha sa réplique. A l’horizon, on distinguait la ligne grise de la côte. La magicienne attendit un peu. Rien ne vint. Elle commenta : « Ça, cela veut dire que nos ennemis ont épuisé leurs sortilèges de transfert. Ils sont momentanément piégés dans le Verlieu. Nous avons gagné un répit. Tu sais nager Monombre ? Pas bien? Remarque, étant données les kilomètres qui nous séparent du rivage, je serais bien incapable d’y arriver. Il nous faut une embarcation. » Elle fit apparaître une petite barque noire avec un mât, une voile et une paire de rames. La jeune femme et son double montèrent à bord. Refuse essaya de manier les rames. L’esquif avança un peu mais la magicienne se fatigua très vite, s’offrant quelques ampoules. Elle échoua ensuite à manœuvrer la voile. Elle n’y connaissait rien en navigation. Finalement, elle laissa dériver le voilier. « Un peu de hasard pourrait même nous servir », dit-elle à sa confidente. Elles abordèrent dans la soirée une lugubre plage, à l’est de Quai-Rouge. De sombres corbeaux tournoyaient dans le ciel. Refuse et son double s’éloignèrent vers l’orient, suivies des oiseaux. Quand la magicienne réalisa que ses mouvements étaient épiés, elle dispersa les corbeaux par la terreur. Tant pis si cela revenait à signer son passage ! S’échapper par le défilé de Quai-Rouge était devenu trop prévisible. Le Verlieu n’était plus un endroit sûr ; le rivage non plus. « Je suis une cible trop facile… Marcher de nuit… Je n’irais pas loin sans monture… Je vais tenter de me cacher dans les montagnes. Elle prit donc la direction du nord, en contournant l’arrière pays quai-rougeois. Elle se nourrit d’un repas évoqué. La nuit tomba. Refuse poursuivit sa marche dans les ténèbres. La servante d’ombre finit par s’estomper. A l’aube, la voyageuse aborda les montagnes, la même chaîne qui abritait les Vallées. Mais ce secteur n’était pas réputé habité. Refuse avait mal aux pieds, et terriblement envie de se coucher. La végétation se réduisait à des lichens. Les pentes étaient d’une verticalité décourageante. Elle donna à sa peau et à ses habits les nuances minérales de son environnement. Puis elle se roula en boule contre un rocher, pierre parmi les pierres.
Louva avait accepté de discuter avec ses concurrents. « Je suis le plus à même de pister Refuse. Mes corbeaux la retrouveront. Mais si ce n’est pas le cas, si elle m’échappe, alors ce sera à vous de jouer. Elle vise les Sculptées, c’est certain. »
Suwored objecta : « Nos ailes nous donnent le même avantage que vos oiseaux. J’ajoute qu’ils ne sont pas plus discrets que nous. Nous restons dans la course. Nous éviterons simplement de vous coller de trop près. Que le meilleur gagne ! »
Louva se transféra hors du Verlieu à peu près en même temps que ses rivaux. Il réapparut à Quai-Rouge. Il eut la satisfaction de ne plus voir les amleniens. Ceux-ci s’étaient postés à l’entrée du défilé menant aux Refuges. Les corbeaux noirs firent le récit de leur frayeur au démoniste. Il sut par conséquent où commencer ses recherches. En revanche, les oiseaux exclurent de se lancer aux trousses de la sorcière. « Hurlevent, mon bon loup, je m’en remets à ton flair.
_ C’est trop d’honneur. Son odeur particulière ne m’est pas familière. A vrai dire, j’aurais aimé la sentir de plus près.
_ Cherche une femme. Les survivants quai-rougeois et les habitants des campagnes se sont dispersés. Le pays est donc vide. Va où les corbeaux l’ont aperçue hier soir.
_ Une petite divination m’aiderait bien tout de même.
_ J’observerais avec les sens de sorcier.
_ Si elle repasse dans le Verlieu ?
_ J’enverrai également un démon dans le Verlieu, un autre.
_ Et si elle se joue de nous comme hier ?
_ L’important est de la tuer rapidement et à distance. Il faut la surprendre et boum ! Elle n’aura pas tout le temps de la chance.
_ Justement, quelle est la portée de sa terreur mon bon maître ?
_ Elle prétend qu’elle relaye le pouvoir des montagnes des Contrées Douces. Alors, je ne sais pas… Tout dépend… Je veux dire que… oui, sur des kilomètres, mais elle joue avec sa santé mentale. Elle ne tiendra pas longtemps.
_ Souhaitez moi bonne chance maître.
_ Bonne chance Hurlevent. »
Le N’Namkor.
Le N’Namkor était un état bien organisé, paisible et prospère. Rien de surprenant donc qu’un fonctionnaire fût chargé d’alerter les autorités en cas de danger. La même personne surveillait les colères océanes, les incursions chimériques, les incendies, divers budgets, les réserves de grain et exceptionnellement les crises de la Mer Intérieure. Comme la dernière en date remontait à une dizaine d’années, monsieur B’Xalou était très loin d’imaginer que, de son vivant, pour la deuxième fois, l’image d’un petit dragon doré jaillirait de la carte murale peinte sur le grand mur incurvé de sa maison ronde. Ce jour là elle fit trois fois le tour de la tête de monsieur B’Xalou en trompetant. Le fonctionnaire, bien équipé, écrivit sur son ardoise magique : « Des Tourments s’est réveillé. » Ces mots apparurent simultanément à la rédaction du journal officiel, dans la grande salle de la presse de la capitale, et au secrétariat du bureau du ministre des affaires étrangères.
Puis monsieur B’Xalou se leva de son fauteuil, afin de mettre la main sur le dossier procédural idoine, rangé dans une belle armoire en bois rouge. Il trouva les instructions, dans une chemise de papier vert pâle. Il les avait lui-même recopiées une décade auparavant à l’aide d’un sort mineur, conformément aux ordres du même document. Le fonctionnaire les consulta, une fois revenu à son bureau. Elles tenaient sur une feuille. Une petite carte de la Mer Intérieure était également fournie. Monsieur B’Xalou devait informer qui de droit. C’était chose faite. Il devait surveiller les allés et venues du dragon et les reporter dans l’ordre chronologique sur la carte jointe, laquelle serait archivée au ministère à l’issue de la période, et remplacée par un document vierge, prêt à l’emploi. Pour cela il convenait de donner l’ordre au petit dragon doré de retourner à la carte. La formule adéquate était notée dans un encadré, bien pratique pour qui eût oublié comment faire. Monsieur B’Xalou prononça les mots magiques en articulant soigneusement. Le dragon miniature regagna le dessin de l’île, depuis lequel il se dirigea vers l’emplacement de Quai-Rouge. Le fonctionnaire saisit un crayon de couleur bleu avec lequel il traça à main levée une ligne représentant ce mouvement. Puis avec un crayon rouge il marqua la date du jour à côté de Quai-Rouge. Après quoi il lut les dernières lignes de la procédure. Monsieur B’Xalou devrait également signaler tout comportement atypique du dragon, sans délais. On pouvait s’attendre à ce que le monstre visitât une zone correspondant aux rivages de la Mer Intérieure, dans un ordre capricieux mais exhaustif. En général sa période d’activité durerait entre deux et trois mois. Il détruirait tout. Il ne s’aventurerait jamais plus loin qu’à trente kilomètres des côtes.
Le système de surveillance ne permettait pas de se faire une idée précise des ravages occasionnés par le dragon.
Au deuxième jour, monsieur B’Xalou constata que Des Tourments s’était beaucoup déplacé, du nord au sud. Il nota la date au crayon rouge sur sa petite carte. Le lendemain, constatant que l’image se trouvait au dessus de l’Amlen, soit nettement hors du périmètre normal, le fonctionnaire demanda à l’image de refaire en accéléré ce qu’il avait manqué. Le dragon avait survolé la Forêt Mysnalienne, avait attaqué un point au centre de celle-ci. Cela n’avait pas duré longtemps. Puis il s’était aventuré dans la Terre des Vents, avant de dévier vers le nord est, et donc de faire une entrée fracassante dans l’Amlen. Monsieur B’Xalou ignorait tout de ces régions. Néanmoins, il observa que le Dragon des Tourments ne se comportait pas comme prévu. Le fonctionnaire écrivit un rapport sur son ardoise magique. La presse lui demanda aussitôt des précisions, qu’il fournît avec obligeance, à chaque fois que cela lui fut possible. Le ministère des relations extérieures réagit un peu plus tard. Mais quand ce fut le cas, son correspondant adopta un ton si acrimonieux que monsieur B’Xalou se sentit mal. On exigea qu’il cessât de communiquer à tout le monde, c’est-à-dire à la presse. Le fonctionnaire répondit, avec moult précautions, qu’il n’était pas le maître de son ardoise magique. On diligenta de toute urgence deux gardes et un mage assermenté au bureau de monsieur B’Xalou. Pour son bien, on l’assigna à résidence.
On mobilisa préventivement plusieurs régiments. Comme dans la Mégapole Souterraine, les politiques réunirent un conseil de mages afin d’étudier la situation. Ceux-ci, usant de moyens équivalents, entendirent les aveux de Refuse. On eut d’abord la tentation de se saisir d’elle. Mais bien vite, on se ravisa, délaissant la cause pour les effets. La moitié de l’Amlen était en ruines. Le dragon volait vers l’est, toujours plus loin. On craignait qu’il s’en prît au N’Namkor. On envisagea différents scénarios allant de la confrontation à l’évacuation des populations. Vraisemblablement les villes du nord-ouest du pays seraient attaquées. Ensuite, le caractère imprévisible de la menace ne permettait aucune prévision sérieuse. Les principaux magiciens prédisaient un affaiblissement progressif du monstre. Les dirigeants anticipaient un chaos complet. On finit par admettre que les chevaliers du N’Namkor, les archers, les balistes et les rares pièces d’artillerie qu’on avait mis au point ne seraient pas de taille.
C’est alors que le très puissant D’Tanarak avança que Des Tourments ne pourrait être contré que par une force équivalente, celle d’un Grand Sortilège, digne des anciens. Les mages des temps jadis coopéraient, et faisaient même participer la population. Ils mobilisaient des énergies considérables, impliquant des pays entiers. Il faudrait cela pour vaincre le dragon. On lui répondit que sa proposition avait le mérite de la logique, mais le défaut d’être encore trop vague. Que comptait-il faire exactement ? La réponse ne déçut personne :
« Créons notre dragon, mes frères ! Le protecteur du N’Namkor ! Envoyons le contre Des Tourments. Nous sauverons nos villes, nous deviendrons les maîtres de la Mer Intérieure. Notre prestige sera immense et incontesté ! » On objecta qu’un tel projet exigeait que l’on sût d’abord les formules de création, et de contrôle, que depuis deux milles ans nul n’avait créé de chimère géante, que le secret s’était perdu…
« Non, mes amis, rien n’est jamais perdu ! Il y a à l’ouest de Quai-Rouge une région qu’on appelle les Œufs. Les sorciers de la Mer Intérieure s’y établissent davantage que partout ailleurs. Savez-vous pourquoi ? Parce que les fameux œufs sont bien sûr ceux des frères non éclos du Dragon des Tourments. Trouvons les. Provoquons l’éclosion de l’un d’eux et assurons nous d’en faire notre humble serviteur. Il se battra pour nous.
_ Et ensuite ?
_ Ensuite ? Nous lui commanderons de se rendormir, tout simplement. »
Bien que les propos de l’orateur suscitassent l’adhésion, l’auditoire s’avisât que le succès de l’entreprise n’était point assuré. Trop de zones d’ombre, trop de dangers en compromettaient l’heureuse issue. Néanmoins tous se mirent à l’ouvrage. Les sorciers du N’Namkor se répartirent en deux équipes. L’une devrait se rendre dans les Œufs, trouver la caverne légendaire abritant les frères du dragon, et découvrir le moyen de provoquer une éclosion. Le second groupe mené par D’Tanarak se chargerait d’unir et de coordonner tous les magiciens du pays, et au-delà, tous les habitants adultes. Il trouverait les sources d’énergie nécessaire au tour de force envisagé. Pendant que certains se livraient à des divinations, d’autres prononcèrent de grands discours devant la population. Quelqu’un proposa de contacter discrètement les Palais Superposés : « leur expertise peut nous aider. Cela n’a pas besoin d’être officiel, car j’ai là bas une cousine, qui a acquis une solide réputation : N’Kaloma. »
La première équipe se transféra dans la région des Œufs. La plupart des magiciens auraient échoué à localiser la caverne, mais les missionnés étaient du niveau de Louva, d’Émibissiâm et de Libérée, parfois un peu meilleurs. Guidés par les oracles, ils repérèrent sans mal les ruines dissimulant l’entrée de l’antre chtonien où les anciens avaient cru bon d’entreposer leurs maléfices. Il y avait une sorte de colline jonchée de grosses pierres. Pendant des siècles on y avait construit des tours, des palais, des enceintes, soit dessus, soit autour. On avait bâti de nouveaux édifices avec les blocs noircis de leurs prédécesseurs. On avait creusé des caves et des tunnels. On avait aussi muré d’antiques passages… Le plus ressent s’était d’ailleurs effondré. L’honorable S’Zumbal évoqua un géant élémentaire qui se chargea de dégager la voie. Suivi de ses pairs, il s’engagea dans un passage maçonné menant à une grande salle ronde, surmontée d’une coupole. L’intrépide M’Mounia illumina l’espace avec un charme de nuée stellaire. L’espace immense se révéla. Tout spectre fut anéanti. Toute faible malédiction balayée. On estima la hauteur du plafond à cinquante mètres. On compta trois œufs de quarante mètres, serrés les uns contre les autres. Il y aurait eu de la place pour un quatrième dont on ne trouva nulle trace. Les œufs avaient fait l’objet de nombreuses tentatives de perforation, excavation, explosion, et de bien d’autres expériences, sans jamais subir plus que de petites éraflures. Ne subsistaient de ces actes vains que de jolies peintures, essentiellement situées à la base, ainsi que des graffiti vengeurs. On s’était parfois battu pour les œufs : en cherchant bien, on exhumerait de la poussière une phalange, un petit fragment de mâchoire, une esquille de fémur…
« Créons-nous les conditions d’un séjour agréable en attendant que nos confrères restés au pays nous fassent signe qu’ils sont prêts, » proposa S’Zumbal. Les sorciers acquiescèrent. L’un d’eux les rassembla autour de lui. Brandissant la réplique minuscule d’une maison, il prononça des mots qui firent apparaître la demeure véritable à des dimensions habitables. L’équipe se retrouva au centre d’un beau salon. Un escalier conduisait aux chambres. « Nous devrions inspecter l’intérieur des œufs. Je serais curieuse d’avoir un aperçu des dragons conservés dans les coquilles, » suggéra M’Mounia. On usa donc de magie divinatoire. Ce fut en pure perte. Les concepteurs des œufs avaient bien protégé leurs secrets.
Comment provoquer l’éclosion ? Si la formule idoine avait été facile à trouver, si elle avait été inscrite dans une salle spéciale, à la manière des sortilèges du Pont Délicat, il est presque certain qu’un sorcier de la Mer Intérieure aurait déjà tenté sa chance. Or le Dragon des Tourments avait régné sans partage durant deux milles ans. Évidemment, les mages du N’Namkor cherchèrent quand même. Lorsqu’ils eurent acquis la certitude qu’aucun indice ne subsistait, ils engagèrent la conversation avec les entités invisibles qui opèrent les enchantements. Ils interrogèrent d’abord toutes celles qu’ils employaient ordinairement. Puis ils s’adressèrent à des êtres plus rares, moins souvent sollicités, car plus mystérieux ou d’un commerce plus dangereux. On redoutait particulièrement les esprits retords, les instables, et ceux que l’on soupçonnait d’avoir été humains autrefois, ou sur lesquels les pires aspects de la nature humaine avaient déteints. Certaines entités ne pouvaient être jointes qu’au prix de puissantes conjurations. Celles qu’on identifiait comme « toxiques » étaient nommées, répertoriées, et évitées par les initiés. Les hauts mages d’autrefois en avaient enfermé bon nombre dans des espaces spéciaux, afin qu’elles ne puissent plus nuire. Les plus sages s’abstenaient d’y aller voir. Les plus curieux, qui commettaient l’imprudence de déranger les prisonniers, réalisaient trop tard que la magie pouvait être un art périlleux. On parlait d’eux au passé, dans les légendes que les maîtres enseignaient à leurs élèves.
Les sorciers du N’Namkor interrogèrent aussi les entités qui rôdaient dans la salle. Aucune n’opèreraient une formule de réveil. Toutes ses recherches exigeaient du temps. Au matin du troisième jour, une voix aux accents dramatiques résonna dans le manoir des mages. Elle annonça que le Dragon avait passé la frontière. Puis, survolant l’ouest du pays de long en large, il avait causé des déprédations mineures. Mais la veille, il s’était choisi une cible, la plus grande ville de la région, qu’il avait attaquée et brûlée, avec méthode, comme s’il s’était remis de sa confusion. Pire que tout, il avait immédiatement consommé les spectres de ses victimes ! D’Tanarak était prêt. Où en était-on avec les œufs ? On répondit, sur un ton contrit, que le problème résistait aux experts. La voix exigea d’urgence des actes efficaces.
A cours d’idées, les mages se regardèrent en silence, conscients qu’à ce stade l’un d’eux allait forcément proposer une « solution » déraisonnable. « Il nous faut soit l’aide d’un haut mage, soit interroger une mémoire très ancienne, soit contacter une entité répertoriée. » Répertoriée était un euphémisme pour dire démoniaque. Personne n’en avait très envie, bien entendue, mais le monstre tuait. Et non content de prendre des vies, il se rechargeait vraisemblablement en énergie. M’Mounia exprima les craintes de toute l’assemblée : « Des Tourments a surmonté le choc de la rupture d’avec sa source. Il se réorganise, il s’alimente. Il cherche donc à durer. Il jouit d’une certaine autonomie, s’adapte. Poussera-t-il le vice jusqu’à se mettre en quête d’un nouveau point d’encrage qui remplacerait son île ? » Ses collègues firent la grimace. « A part une attaque concertée sur un œuf, que faire ? » Demanda S’Zumbal.
« Je connais un démon…
_ Tu connais un démon ?
_ Oui, enfin non… J’ai un nom, une formule et une description à peu près fiable…
_ Misère !
_ Moi pareil.
_ Moi aussi.
_ Misère !
_ C’est du suicide. Nous n’avons point besoin d’une entité répertoriée, nous avons simplement besoin de faire éclore un gros œuf de quarante mètres de haut. Je suis favorable à une action offensive. Que risquons nous ? Au pire nous serons inefficaces, comme nos prédécesseurs…
_ Par acquis de conscience donc.
_ Agissons.»
S’Zumbal créa une petite lumière sur « l’équateur » de l’œuf. Tous ciblèrent ce point précis avec ce qu’ils avaient préparé de plus destructeur. Dix sortilèges fusèrent en même temps. Il y eut diverses ondes blanches ou noires, bleues ou orange, rouges ou vertes, violettes ou jaunes, des bruits de tonner, de cymbales, et puis plus rien. L’œuf paraissait plus propre et plus lisse à l’endroit touché. Chacun, en silence, constata l’échec de tous. Les uns restèrent debout à méditer, ou à fixer l’œuf d’un regard vide, les autres s’éparpillèrent dans la salle, qui pour s’asseoir, qui pour tourner en rond, qui pour caresser la coquille.
S’Zumbal et M’Mounia marchaient côte à côte en devisant.
« Mettons-nous à la place des concepteurs », proposa M’Mounia, « ils ont préparé plusieurs dragons, mais un seul a servi. Qu’avaient-ils en tête ?
_ Détruire les rivages de la Mer Intérieure, empêcher que la puissance visée se relève. Mais nous ignorons qui étaient ces gens. Longtemps on a cru que les Montagnes Sculptées étaient fautives, car l’apparition du dragon coïncidait avec leur abandon. Cependant cette théorie n’est guère satisfaisante. Car si c’était le cas, pourquoi les œufs sont-ils ici et non dans les Sculptées ? J’ai emporté avec moi l’ouvrage le plus instructif que nous ayons au N’Namkor sur cette période. Or, il ne s’agit que d’informations de secondes mains glanées trois siècles après l’irruption du monstre. Elles proviennent surtout du Süersvoken, sont donc à charge contre le Tujarsi, et minorent le rôle des autres acteurs. Il me semble que l’auteur cherche à taire plutôt qu’à dire », répondit S’Zumbal.
« Quelle sorte d’ignorance voulait-il répandre ?
_ En ce temps là, les humains vivaient plus longtemps. Ceux de la Mer Intérieure avaient poussé plus loin que leurs voisins l’art de prolonger leur existence. Leur société abritait de nombreux imparfaits.
_ Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
_ L’acharnement à les détruire, la présence d’une société d’imparfaits dans l’Amlen, c’est-à-dire tout près, et diverses phrases ambiguës tirées du livre dont je vous ai parlé, qui a pour titre « l’Artisan de Simaplode ». Simaplode était une ville des rivages méridionaux de la Mer Intérieure. L’Artisan est un personnage mythique censé y avoir vécu, et qui faisait commerce de… L’immortalité.
_ Et concernant les dragons ?
_ La fameuse théorie reprie par D’Tanarak, à savoir qu’ils sont le fruit d’une collaboration entre des hauts mages et une population nombreuse et acquise au projet. L’auteur du livre incrimine les fondateurs du Tujarsi : les futurs dragons auraient été placés dans les Œufs pour menacer directement le Süersvoken. Je n’y crois pas. Si aucun des deux empires n’y a touché pendant milles huit cents ans, s’ils ne s’en sont pas même servis pour se détruire mutuellement, c’est qu’ils n’en voyaient pas l’intérêt.
_ On dirait qu’ils étaient au moins d’accord pour maintenir la Mer Intérieure dans un état d’infériorité. Puisque les coquilles sont indestructibles je propose que nous fournissions l’énergie nécessaire à l’éclosion grâce à un lien amené à l’intérieur d’un œuf par transfert.», conclut M’Mounia.
Son confrère ne la contredit pas. Fût-il arrivé à la même déduction, il ne l’aurait peut-être pas partagée avec ses pairs. En effet, lequel prendrait le risque d’entrer dans l’œuf ? « Il faut que ce soit moi », pensa-t-il finalement.
S’Zumbal réunit l’assemblée. Il exposa le plan de M’Mounia. Celui-ci fut rapidement accepté. On contacta D’Tanarak. Le Haut Mage donna son aval, en précisant les modalités du plan:
« Nous devons agir au plus vite. Nous passerons par le Verlieu. Je le ferai baliser. Chacun partira d’une borne et tendra un lien jusqu’à la borne suivante. Nous pouvons réussir en une journée.
_ Le Verlieu, dites-vous ?
_ Vous n’y resterez pas longtemps !
_ Bien, bien… Je ne crois pas que nous ayons préparé ce sortilège.
_ Pas d’inquiétude : je vous fait parvenir le nécessaire. Tout le N’Namkor est avec nous ! Grosse ambiance ! Nous avons constitué un petit stock d’enchantements en fioles. Et, vous savez quoi ? Les Palais Superposés nous ont envoyé une magicienne, N’Kaloma, vétérane de la guerre. Elle a la confiance de Bellacérée. Sa mère était native de T’Djougoro ! C’est elle qui vous livrera le matériel.
_ Oh ! Parfait ! »
Quelques minutes plus tard une cavalière se matérialisa entre S’Zumbal et les œufs géants. Le cheval à la robe brune qu’elle montait n’était pas une créature magique. N’Kaloma était à l’évidence une face de nuit (comme tout le monde ici), mais sa peau ténébreuse était couverte de motifs jaunes en forme d’éclair. Elle portait une cuirasse ajustée jaune et noire, et des cuissardes assorties, ainsi qu’une longue jupe vert foncé. Un serpent s’enroulait autour de son avant bras gauche. Ses cheveux rayonnaient comme une crinière sombre autour de son visage. Elle avait le regard dur. « Endurci », rectifia S’Zumbal.
N’Kaloma dévisagea tout le monde en faisant pivoter sa monture, une bête nerveuse. Elle se présenta sobrement, et sans descendre tendit au mage le plus proche une sacoche. Puis, pendant que les sorciers du N’Namkor en inventoriaient et distribuaient le contenu, elle continua de surveiller les alentours. Les uns après les autres les mages gagnèrent leur position dans le Verlieu. Ne resta plus que S’Zumbal. Celui-ci tenta d’engager la conversation.
« Mes respects », dit-il, « je vous sens très marquée par la guerre. Il est vrais que notre mission est de la plus haute importance, néanmoins pourquoi ne pas vous détendre un peu ? Que redoutez-vous si loin du Château Noir? » Elle le toisa.
« Tout », répondit-elle. « Je me méfie de tout. Nos ennemis nous épient sûrement. Ils connaissent un espace de transition supérieur au Verlieu. S’ils ont eu vent de vos projets, pourquoi ne chercheraient-ils pas à contrôler le dragon ?
_ C’est donc qu’ils pensent que nous réussirons.
_ Oui, et je le pense aussi. Non que mes lumières y suffisent. Je tiens mon savoir de Bellacérée. La puissance du N’Namkor réveillera le dragon, qui lui-même brisera sa coquille. Ensuite il fera ce pour quoi il a été conçu, si l’objectif existe encore, à moins que vous le persuadiez de changer de cible. C’est une entreprise à haut risque.
_ Vous la désapprouvez ? »
N’Kaloma se mordit la lèvre.
« Elle me déplait, je l’admets. Mais votre nation est attaquée, alors bien sûr, vous ne pouvez pas attendre que le Dragon des Tourments se lassent de vous. D’autant qu’il a l’air de vous apprécier.
_ Où en est la guerre des sorciers ? Je croyais qu’elle faiblissait.
_ Forcément ; on se bat moins bien quand on est mort. Il y a ceux qui reviennent sous forme de spectres ou de nécrophages, en général pour être détruits une deuxième fois, et puis les choses se calment. L’animosité perdure. Les troupes sont moins nombreuses, alors on se fait des coups tordus. Les batailles épiques du début ont cédé la place à des embuscades. La terre est maudite. Désormais qui s’aventure hors des Palais doit survivre dans un paysage hanté par la mort. Quiconque foule le sol où tomba Réfania songe au suicide. Certains passent à l’acte. Quiconque boit l’eau de la rivière Eyouve doit y plonger pour ne pas étouffer à l’air libre. Il est des marécages infectes où les égarés pourrissent en quelques minutes. Il est des brumes qui vous sucent le sang, des lueurs qui volent vos souvenirs, des voix qui s’emparent de votre esprit, des êtres charmants qui vous lient par le sexe jusqu’à ce que vous mourriez de faim, de soif et d’épuisement. Je me méfie de tout. J’ai passé trois années pétrifiée. J’ai été possédée pendant quatre mois. J’ai perdu deux fois un bras, une fois une jambe. J’ai été empoisonnée, aveuglée, brûlée sur la moitié du corps. Comme vous le voyez, je suis bien chanceuse. »
S’Zumbal garda le silence. L’inquiétude de N’Kaloma étant contagieuse il se mit aux aguets. Une heure passa. « C’est idiot », se dit-il. « Si quelque danger survenait je n’aurais même plus mon sortilège le plus offensif, l’ayant déjà utilisé. Je dois anticiper mon entrée dans l’œuf. » Dès lors il s’employa à sa nouvelle tâche. Elle l’occupa un long moment, assez pour avoir faim. Il alla manger dans le manoir magique. « Je me demande comment sera l’intérieur de l’œuf », pensa-t-il en tartinant du pâté. Il releva la tête. Sur le mur opposé, un gros œil rouge le fixait. Il cligna avant de disparaître. S’Zumbal se leva précipitamment en murmurant un charme de protection. Il sortit avertir N’Kaloma. La sorcière grimaça de contrariété.
« Comme je vous le disais, les mages du Château Noir ne sont jamais assez loin. L’œil rouge est un des charmes préférés d’Esilsunigar. Ainsi nous fait-il savoir qu’il est au courant de nos plans.
_ Esilsunigar ! N’est-il pas un maître de la métempsychose ?
_ Précisément.
_ Le sujet m’intéresse.
_ Moi aussi. On dit de lui qu’il en est à son cinquième corps. Lui seul en Gorseille est capable de créer des clones humains viables. Si son corps meurt, son esprit se transfert dans un de ses doubles.
_ Ah ! Je n’en suis pas là. Me permettrez vous de discuter avec lui ?
_ Vous ferez ce que vous voulez. De mon côté, je ne laisserai pas passé l’occasion de détruire son enveloppe charnelle, dût-il revenir deux jours plus tard.
_ Vous ne faites pas montre d’une très grande ouverture d’esprit.
_ C’est le plus que je puisse me permettre avec ce rebut nécrophile. L’animosité perdure, vous dis ai-je! »
La révélation de S’Zumbal faisait ressortir les charmes protégeant N’Kaloma. Il l’imita. L’œil rouge se montra ostensiblement à trois reprises. Mais le haut mage du Château Noir se contentait de les observer. Finalement M’Mounia apparut dans le cercle vert de la Porte du Verlieu.
« Voici le lien », dit-elle en tenant une corde de lumière argentée, « à toi d’accomplir le dernier transfert. »
S’Zumbal entra dans le Verlieu, saisit la ligne brillante, parcourut la distance qui le séparait de l’intérieur de l’œuf, et voulut ouvrir une fenêtre pour savoir s’il était au bon endroit. Sans succès. Il eut un rictus.
« Alors, on hésite ? » Le mage du N’Namkor se retourna. Deux yeux rouges l’observaient à environ trois mètres du sol.
« J’ai peur de mourir », avoua S’Zumbal.
« C’est tout naturel. Pourtant vous savez mettre votre esprit en lieu sûr, n’est-ce pas ?
_ Oui, mais je ne sais pas encore me fabriquer un nouveau corps.
_ Il y a des alternatives…
_ Elles ne me conviennent pas, et même choquent mon sens moral.
_ Y compris le double d’ombre ?
_ C’est une solution trop fragile.
_ Si je vous donnais un corps ?
_ Je vous serais redevable. Dans le contexte actuel, ce serait qualifié d’intelligence avec une puissance étrangère.
_ Vous le faites déjà avec N’Kaloma.
_ Elle est cautionnée par le N’Namkor.
_ Donc votre pays a pris parti, finalement.
_ Non, nous avons contacté des gens qui nous sont apparentés. Il n’y en a pas au Château Noir. C’est tout.
_ Acceptez mon aide, et je vous croirai. Sans quoi votre pays sera considéré comme un allié des Palais Superposés. Dans cette hypothèse il irait de soit que nous ne pourrions tolérer que nos ennemis contrôlent un dragon.
_ Et ?
_ Je vous tuerai monsieur, évidemment. Ainsi que votre amie qui nous observe là bas. Comprenez la logique qui m’anime. Ne me forcez pas. Nous avons tant en commun.
_ Votre intérêt n’est pas de m’aider, mais plutôt d’attenter à mes jours tout de suite.
_ Or, je ne bénéficie plus de l’effet de surprise. Il est vrai que je me complique la tâche. Considérez que si vous m’étiez redevable je pourrais vous demander de saboter le lien avec le dragon dans l’hypothèse où celui-ci serait dirigé contre nous, après qu’il vous eût sauver la mise.
_ L’idéal serait que les deux monstres s’annihilent.
_ Oui, ce ne serait pas mal… Alors ?
_ Le corps ?
_ J’aurais besoin de votre sang, ou à défaut d’un bout de votre chair, enfin d’une part de vous-même qui vous signifiât.
_ De ma semence ?
_ Oh ? Vous avez cela ?
_ J’en ai un peu, conservée dans un flacon minuscule. L’intérieur est très particulier…
_ Je vois. Très bien. Placez le dans la main qui va apparaître. »
Effectivement une main noire se tendit à hauteur de ses yeux. S’Zumbal y déposa une larme de verre de trois centimètres de long. Les doigts se refermèrent prestement. La voix d’Esilsunigar résuma les termes de l’accord : « Je vous crée un nouveau corps en échange de votre engagement de tout faire pour que le nouveau dragon ne nuise pas au Château Noir. Cela sans fourberie, ni arrière pensée. » S’Zumbal accepta le marché. La main et les yeux disparurent immédiatement.
Le sorcier du N’Namkor se transféra dans l’œuf. Il mourut instantanément. Mais le lien étant établi, M’Mounia le perçut. Elle contacta aussitôt D’Tanarak.
« Je crains l’embrouille de dernière minute », dit-elle. « J’ai vu S’Zumbal se retourner au dernier moment. Il semblait discuter, mais son interlocuteur se résumait à deux points rouges et une main noire. S’Zumbal lui a peut-être donné quelque chose. Puis il a transféré. Je n’ai pas d’autre nouvelle de lui, excepté qu’il soit bien arrivé, puisque la ligne fonctionne. »
Deux dragons.
D’Tanarak se tenait sur une haute estrade pavoisée bâtie au bout de la plus grande place de la capitale du N’Namkor. On avait installé des mâts d’où pendaient des oriflammes multicolores. Derrière le sorcier se dressaient les blasons des grandes provinces : fourmi noire sur fond jaune, serpent blanc sur fond rouge, cheval d’or sur fond d’azur, voilier noir sur fond d’or bordé de vagues noires, lances rouges croisées sur fond vert… Divers officiels attendaient à ses côtés, ainsi qu’une dizaine de magiciens compétents. L’armée était également présente : lanciers à pieds équipés de longs boucliers, et fusiliers à cheval.
En face de D’Tanarak dix milles personnes occupaient la place. Ce n’était pas un rassemblement grouillant, confus, ou bruyant. Bien au contraire, hommes et femmes étaient alignés régulièrement, un mètre d’intervalle entre chaque participant. Ils attendaient les instructions du maître de cérémonie. Ceux de la place, mais aussi toute la population debout dans les rues convergentes. La même scène avait lieu partout dans le pays, excepté dans les villes subissant l’assaut du Dragon des Tourments.
C’était la fin de l’après midi. Le soleil descendait sur l’horizon. Un assistant chuchota à l’oreille de D’Tanarak que tout était près. Le sorcier leva les bras vers le ciel. Il s’exprima dans la langue magique : un globe lumineux de dix mètres de diamètre apparut au dessus de lui. La sphère s’éleva pour se stabiliser à une hauteur de vingt mètres environ. Un vent frais venu de l’océan fit claquer les drapeaux, souleva les capes et joua avec les plis des manteaux et des robes. La foule respira cet air à l’unisson. Dans le globe apparut l’image des œufs. On remarquait à peine M’Mounia, toute petite, à l’avant plan.
En épelant très distinctement, D’Tanarak articula divers sons mélodieux qu’il fit répéter à la foule. Quand il jugea que les voix étaient suffisamment échauffées et synchrones, il annonça la première phrase. Le sorcier avait décomposé son sortilège en plusieurs parties, de sorte qu’elles fussent faciles à répéter. L’entité mobilisée avait été choisie pour sa fiabilité. D’Tanarak prenait de gros risques personnels. Il scanda la formule du contact. La foule d’une seule voix répéta ses mots. Il y eut un silence glacé, puis comme un froid coulant sur toutes les consciences rassemblées, et sourdement une question, exprimée dans une langue disparue, que l’entité traduisit par : « qui ? »
Le haut mage se présenta, nomma le N’Namkor et enchaîna par l’appel. Le dragon opposa un refus. D’Tanarak recourut à une persuasion d’une force extraordinaire, amplifiée par la multitude. Les psalmodies montaient vers la sphère. Par trois fois le sorcier renouvela son charme. C’est ainsi que furent brisées les allégeances antérieures du monstre. L’entité rapporta ses nouvelles dispositions: « Nommez moi.»
« Tu seras le Dragon Protecteur du N’Namkor. Abrégé : Protecteur. Protecteur ta mission présente est de détruire le Dragon des Tourments. Il sévit au nord ouest de notre pays, lequel se trouve à l’est de ton œuf. Tu dois éclore, traverser la Mer Intérieure, repérer ta cible et engager le combat. Tu dois le détruire complètement. Est-ce suffisamment clair Protecteur ?
_ Non. À quoi reconnaîtrai-je le Dragon des Tourments ?
_ Grand, environ trois cents mètres de long, noir, crachant du feu, et en fait, à part toi, il est le seul dragon en activité.
_ Très bien : éclosion ! »
La coquille craquela. M’Mounia courut se réfugier derrière le manoir magique. L’œuf explosa. Ses fragments ricochèrent contre toutes les parois environnantes, pendant qu’un rayon ardent frappait le plafond. La flamme transperça instantanément la coupole. Un second souffle la fit complètement sauter. Le dragon s’élança vers le ciel. Déroulé, il mesurait une centaine de mètres, mais à peine sorti, sa taille tripla. C’était dorénavant la copie parfaite du Dragon des Tourments. Tandis que l’occident se teintait d’or et de pourpre, le Protecteur mit le cap vers la part bleu nuit du firmament. M’Mounia, fouillant dans les décombres, trouva le cadavre broyé de S’Zumbal, ainsi qu’un fin collier orné d’un petit diamant manifestement enchanté. Elle ramassa le bijou, avant de s’éloigner de la caverne éventrée, d’abord à pied, puis en volant. Elle s’abrita dans une autre ruine. Le lendemain, elle se transférerait dans son pays, en espérant que les dragons se soient entretués.
Le Protecteur du N’Namkor vola jusqu’à l’aube. Il avait cédé à la persuasion en supposant que ses créateurs reprendraient rapidement le contrôle. Cependant en l’absence de contrordre, il devait s’en tenir aux dernières instructions reçues. Il ne repéra d’abord aucune cité d’importance, aucune lumière trahissant une forte implantation humaine. Il survola les plateaux forestiers délimitant l’ouest du N’Namkor. A priori, il approchait du but. Sa vigilance augmenta. Il vit alors dans le lointain la fumée d’un incendie. Elle montait d’une région à l’orient des plateaux, à mi distance entre la Mer Intérieure et l’océan. Des Tourments avait frappé au cœur du territoire. Le Protecteur accéléra, galvanisé par la perspective du combat. Il repéra sa cible, ombre noire découpée contre la lumière du jour naissant, très occupée à carboniser des constructions humaines. Le Protecteur manœuvra pour la surprendre de dos. Pas simple : Des Tourments bougeait tout le temps. Le Protecteur prit de l’altitude. Plus bas Des Tourments soufflait sur un convoi de fuyards. Le Protecteur attendit encore un peu. Son ennemi s’était posé pour réduire en cendre les champs alentours. Le Protecteur attaqua en piquet. Il s’abstint de cracher son feu, ne souhaitant pas s’annoncer. Il voulait un triomphe rapide et brutal.
Le choc plaqua Des Tourments au sol, lui brisant une aile. De puissantes mâchoires se refermèrent sur son cou. Il sentit des griffes acérées fendre ses écailles dorsales, tailler dans ses chairs. Lui qui n’avait jamais été vraiment blessé ! Mais c’était une bête vicieuse. Il joua de sa queue pour étrangler son agresseur en le tirant à gauche, puis se roula par terre dans le sens opposé. Il griffa à son tour. Le Protecteur se déporta pour trouver une position moins exposée et plus stable, les quatre pattes ancrées dans la terre. La pression exercée sur ses vertèbres cervicales le gênait, mais il comptait que sa morsure fût plus terrible encore. Des Tourments lui creva un œil. Le Protecteur lâcha prise en soufflant. La chaleur n’eut aucun effet notable, mais la force dégagée repoussa la menace. Le Protecteur s’éleva dans les airs en taillant dans la queue qui l’étreignait. Des Tourments le rejoignit. Évidemment ses ailes ne suffisent pas à faire voler un dragon, mais elles l’aident tout de même à contrôler sa trajectoire. Avec un membre fracturé Des Tourments était devenu fort maladroit. Le Protecteur le gifla de son appendice caudal tout en mordant dans celui qui le tenait. Des Tourments abandonna l’étranglement. Il prit de l’altitude afin de gagner du temps.
Les deux monstres puisèrent dans leurs réserves d’énergie pour se régénérer. L’œil du Protecteur repoussa, l’aile de Des Tourments le porta de nouveau. Les dragons s’observèrent en faisant des cercles dans le ciel. Puis les assauts reprirent de plus belle. Les monstres étaient bien de forces égales. Une journée entière ne suffit pas à les départager. Le combat se poursuivit la nuit durant. Le lendemain les observateurs constatèrent une diminution de la taille des créatures. Elle s’accentuait au fil des heures. Mais au terme du deuxième jour les dragons continuaient de se lacérer, de se mordre, de s’étrangler, de se percuter et de soigner leurs blessures au fur et à mesure.
Désormais tous les hauts mages de Gorseille observaient la scène à distance. Ils calculaient le moment à partir duquel la « fonte » des dragons les amènerait à une taille qui les rendrait vulnérables aux pouvoirs d’un sorcier seul. Chacun selon sa spécialité se prépara à intervenir.
Pour D’Tanarak, il s’agirait d’aider son champion. Esilsunigar du Château Noir envisageait de contrôler un dragon. Bellacérée pensait agrandir sa collection. Elle avait déjà piégé une Horreur de la Terre des Vents, pourquoi pas un dragon de dimensions modestes ? Sraybor de la Mégapole Souterraine espérait plutôt une annihilation. Borünwig porterait le coup de grâce si nécessaire. Les siens retourneraient dans la forêt Mysnalienne dès que tout danger serait écarté.
Esilsunigar agit en premier, depuis son bureau du Château Noir. Confortablement assis dans un fauteuil ergonomique, le dossier ajustable légèrement incliné en arrière, il entra en contact avec l’esprit de S’Zumbal, lequel avait trouvé refuge dans le diamant récupéré par M’Mounia. « J’ai une proposition à vous faire », annonça le maître de la métempsychose. « Je vous ai promis un corps. Sachez que j’ai d’ores et déjà conçu un double d’ombre à votre image, et que vos caractères précis le colonisent, lui donnant chair. Comptez trois mois pour que le processus aboutisse sans malfaçon. Mais les récents événements nous offrent une possibilité qu’il serait mesquin de ne pas vous soumettre. Que diriez-vous de posséder le nouveau dragon? Ce serait pour vous une expérience exceptionnelle et la garantie absolue de contrôler cette arme au bénéfice du N’Namkor et du Château Noir. Quand j’évoque mes intérêts, comprenez-moi bien. Je désire faire la paix au plus vite avec Bellacérée, sans perdre la face. Un dragon, même réduit, serait un atout précieux.
_ S’il avait été possible de piloter Des Tourments, on l’aurait fait depuis longtemps. Alors son successeur…
_ Oui. Néanmoins, jusqu’ici personne n’avait combattu le dragon avec un alter ego. D’ailleurs l’idée eut prêté à sourire. Les cités de la Mer Intérieure étaient trop désunies, et manquaient des talents nécessaires. Le N’Namkor n’a pas ses faiblesses. Votre plan fonctionne. L’affrontement se révèle épuisant. Nous pouvons laisser les choses suivrent leur cours jusqu’à ce que les belligérants soient réduits à la taille des chats, ou donner l’avantage à votre champion. Combiner vos pouvoirs de mage à ceux de votre dragon devrait suffire à creuser l’écart. Alors ?
_ Il me faut parler à D’Tanarak.
_ A quoi bon ?
_ Que voulez-vous dire ?
_ Il est sans conteste un haut mage très respectable, audacieux et rigoureux, un organisateur hors pair. Toutefois dans tout Gorseille vous ne trouverez personne qui possède aussi bien que moi l’art subtil de conserver les esprits, de les déplacer, et de les marier à de nouveaux corps. Au-delà de l’océan, je ne sais pas…
_ Concrètement, comment procèderiez-vous ?
_ Mon familier viendra à vous. C’est un corbeau psychopompe.
_ Ne risque-t-il pas d’être blessé en approchant des cracheurs de feu ?
_ Il sera prudent. Je n’engage jamais mon familier à la légère.
_ Quelle sorte de pression souhaitez-vous exercer sur Bellacérée ? Supposons qu’elle vous réserve quelques surprises à sa façon ?
_ En effet, nous pouvons nous attendre à une intervention. Par exemple, elle tentera probablement de vous enfermer dans un espace magique. A vous de ne pas foncer tête baissée à travers tous les portails qui s’ouvrent.
_ Je comprends mieux pourquoi vous ne tentez pas le coup vous-même.
_ Vous me pardonnerez de ne point être un idiot complet.
_ Je n’ai jamais séjourné dans le corps d’un dragon. Des Tourments profitera de ma maladresse.
_ Au début, en effet. Mais le sachant, vous fuirez, le temps de vous familiariser avec votre hôte et de le convaincre d’accepter votre aide. Alors vous le transférerez au bon moment dans le dos de son adversaire, afin de porter l’estocade. Si vous devez lui échapper, dirigez-vous toujours vers son l’île.
_ La terreur m’affecterait autant que lui.
_ Non, la sorcière fautive ne s’y trouve plus. Souvenez vous qu’elle a fixé son lien à la tête de sa victime.
_ Moui…C’est prendre le risque qu’il s’en aperçoive et qu’il rétablisse le lien rompu avec sa source.
_ Il n’est pas certain qu’il en soit capable. C’est nous les mages, pas lui. En outre ses pensées doivent être des plus confuses.
_Tout de même… Croyez vous que la terreur lui fasse encore quelque chose ? Depuis qu’il ravage le N’Namkor, j’ai l’impression qu’elle ne modifie plus son comportement.
_ Possible… Il y est peut être moins sensible, ou peut être le lien s’est-il rompu de lui-même. Au pire, si votre champion mourait, mon corbeau récupèrerait votre âme, et la ramènerait à votre diamant. La seule inconnue réside dans l’attitude de votre consœur. Elle a sans doute compris la nature enchantée du joyau. N’a-t-elle pas cherché à communiquer avec vous ?
_ Si. Je lui ai demandé de me rapporter chez moi. Je suis actuellement accroché au pilier central de ma maison. Mon épouse a pratiqué une nécromancie hier. Nous avons longuement parlé. Je crois qu’elle va me chercher un corps à posséder.
_ Vous rejetez mon offre ?
_ Je me débrouillerai pour me trouver un nouveau corps, mais j’accepte votre plan. Partager la psyché d’un dragon m’intéresse.»
Le corbeau noir d’Esilsunigar vint se poser sur un rebord de fenêtre. Le familier invita l’esprit du sorcier. Celui-ci changea de support, flottant invisible du diamant à l’oiseau. Il n’avait pas d’emprise sur son hôte, pas plus qu’il ne pouvait lire ses pensées, mais il voyait et sentait les mêmes choses, comme la caresse de l’air. Ils survolèrent les plaines fertiles de la région côtière, les grandes cités prospères aux murs peints, les beaux châteaux ornés d’oriflammes, les plateaux occidentaux couverts de forêts. Ce furent d’abord des domaines entretenus, aux arbres bien alignés, plantés exprès pour la construction navale et le bois de charpente. Puis une sylve sauvage leur succéda. À partir de ce moment, le corbeau remonta vers le nord. On entra dans la zone des combats, une arène grande comme une région, où les dragons se pourchassaient depuis trois jours, dans les airs comme au sol, sans aucune considération pour la vie alentour. Une chance qu’ils utilisassent rarement leur souffle enflammé.
Le corbeau avait la tâche délicate de s’approcher le Protecteur. Mais comment le reconnaître ? Il sonda les âmes.
Peu s’en fallût qu’un malaise cardiaque abrégeât ses jours, car il eut le malheur de tester d’abord Des Tourments, lequel, en dépits des apparences, était toujours habité d’une terreur fatale. Le familier rompit le contact immédiatement. Il s’éloigna au plus vite et passa les dix minutes suivantes à s’en remettre.
« Je ne sais comment cette Refuse a implanté son lien, mais on peut se réjouir que le dragon ne soit pas devenu une source à son tour », pensa S’Zumbal.
Le corbeau réessaya prudemment. Cette fois il eut plus de chance. La psyché du Protecteur se révéla fort simple.
« Cela va être à vous », entendit S’Zumbal. Soudain, un passage s’ouvrit. L’esprit du sorcier s’engouffra dans la tête du dragon. Il découvrit que les choses se présentaient différemment d’avec un animal, ou d’un humain ordinaire. Un adepte de la métempsychose commençait par visiter les esprits, à percevoir par leurs sens, puis à observer leurs émotions, leurs pensées sans intervenir. Ensuite seulement, il tentait d’influencer ses hôtes. L’étape suivante était la domination complète, ou possession. Enfin, était considéré comme un maître celui capable de voler le corps de sa victime, généralement afin de prolonger son existence. En l’occurrence, il s’agissait d’influencer.
S’Zumbal se plaça en observateur. Le dragon combattait comme une machine. Le sorcier sonda les sens du monstre. Le Protecteur faisait abstraction de la plupart des chocs et des blessures, mais le mage du N’Namkor n’y parvint pas. Il se coupa donc des sensations par trop désagréables de son hôte. Continuant son exploration, il tenta une incursion timide au niveau émotionnel. Sa personnalité fut instantanément redéfinie en profondeur par une rage absolue, nourrie d’une haine indélébile. Désormais, il vivrait pour tuer Des Tourments. C’est dans cet état qu’il s’adressa enfin au Protecteur :
« Bonjour mon ami, je suis un nouveau pouvoir qui vient de s’éveiller en toi. Dorénavant tu peux, à condition de me laisser parler, te transférer instantanément d’un endroit à un autre, une fois par jour. Nous pouvons aussi foudroyer notre adversaire. Actuellement, il a encore le cuir trop épais, mais bientôt une bonne électrisation nous permettra de le sonner assez longtemps pour le massacrer. On pourrait même tenter de le transformer en ver de terre. Un lombric de cent mètres de long, à la chair tendre, incapable de mordre ou de griffer. Qu’en dis-tu ?
_ Qu’est-ce que t’attends ?
_ Il me faut aussi l’usage des membres antérieurs, rapport à la gestuelle. En gros, tu es maintenant un sorcier. Peux-tu nous organiser une petite fuite, suivie d’un brusque retournement ?
_ Il s’agrippe, mais c’est faisable. »
Le Protecteur enchaîna une série d’attaques rapides des bras, suivies d’un moulinet des jambes, et de trois amples battements d’ailes. Il s’enfuit vers l’ouest. Des Tourments ne se laissa pas distancer. « Finalement, c’est mieux en ne possédant pas le Protecteur », pensa S’Zumbal. « Reste à déterminer à quel moment ma magie pourra percer les défenses de l’ennemi. Cent mètres de long, c’est encore trop grand, quoiqu’en dise Esilsunigar. Tâchons de le réduire encore. Hé, Protecteur ! Regarde en arrière ! Je dois le voir avant le transfert. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. De nouveau les griffes du Protecteur déchiquetèrent le dos de son ennemi, de nouveau sa gueule happa le cou souple. L’ancien dragon se débattit. Ne parvenant pas à se libérer, il se laissa tomber au sol, espérant écraser le Protecteur sur les arbres du plateau. Le Protecteur se dégagea avant l’impact. Des Tourments s’y attendait. Il ne laissa pas son double prendre le large. Pendant que d’une main il saisissait la cheville du deuxième dragon, sa queue s’enroula autour d’un conifère. Le Protecteur battit si vigoureusement des ailes que l’arbre fut arraché. Des Tourments improvisa une lance, avec laquelle il éventra son rival. Celui-ci consuma l’arme d’un souffle puissant. Ce fut de nouveau la mêlée furieuse. Les dragons puisèrent dans leurs réserves pour régénérer.
Au milieu du quatrième jour, ils ne mesuraient plus que cinquante mètres de la pointe de la queue à l’extrémité de la mâchoire. S’Zumbal s’était abstenu d’intervenir davantage, mais il sentait qu’un coup direct était désormais à sa portée. Il foudroya Des Tourments, parce que c’était une attaque rapide, et qu’il espérait qu’elle passerait relativement inaperçue si on la mélangeait à un souffle incandescent. De fait, de nombreux observateurs n’y virent que du feu. Mais à partir de ce moment là le Protecteur obtint un avantage durable. Son adversaire avait du se régénérer plus souvent. Il était donc un peu plus petit que lui. Des Tourments sentant que l’autre prenait le dessus porta une série d’attaques vicieuses, grâce auxquelles il parvint à se dégager. Il s’envola en direction de son île maudite. Que comptait-il faire ?
Averti de l’évolution de la situation, Sraybor réunit ses collaborateurs. « Je pense que le dragon du N’Namkor va gagner. Des Tourments paye les conséquences de la première attaque, et peut être d’une ou deux anomalies. Les sorciers du N’Namkor aident probablement leur champion d’une façon ou d’une autre. Nous serons bientôt vengés de nos pertes et débarrassés d’un obstacle de taille à notre expansion. Mais il ne faudrait pas que le nouveau venu survive à sa victoire. Borünwig, partez rejoindre les monstres. Achevez le vainqueur. Nous vous confions une arme exceptionnelle : la Lame de Sæg. »
Deux magiciens remirent à Borünwig un objet de la taille d’un bouclier, en forme de V, fixé à un bracelet métallique couvrant l’avant bras. Ses bords étaient effilés à l’extrême. Le sorcier prononça la formule de commandement nécessaire pour se lier à l’arme durant trois jours. Elle se fixa sur son armure verte. Ses pairs lui souhaitèrent bonne chance. Notant que Des Tourments entraînait son rival au dessus de la Mer Intérieure, le mage guerrier se dota du pouvoir de volerl avant de se transférer dans le sillage du Protecteur. Immédiatement tous les observateurs distants le repérèrent. Bellacérée reconnut la Lame de Sæg. D’Tanarak contacta N’Kaloma. Esilsunigar se transféra sur l’Île.
Lorsque Des Tourments ne fut plus qu’à un kilomètre de son but, le haut mage du Château Noir le cribla avec les sept lances noires d’Irarossa. Une rafale de piques d’ombre jaillit de la main du sorcier. D’abord les traits transpercèrent les ailes de la cible et se figèrent profondément dans ses chairs. Puis de chaque blessure s’étendirent de multiples déchirures, lézardes rayonnantes rejoignant les autres plaies. Des Tourments souffla une dernière fois en direction de l’homme. Ce dernier n’eut aucun mal à s’abriter dans un globe protecteur. Le deuxième dragon acheva de le tailler en pièces, sauvagement. On vit l’antique fléau, dans la mer, tomber par morceaux. Tandis que le vainqueur hurlait de joie la Lame de Sæg, fusant du bras de Borünwig, lui trancha le cou.
« Qui êtes-vous ?» Demanda, le champion de la Mégapole Souterraine, au seigneur du Château Noir. Les sorciers échangèrent des présentations dans leurs langues respectives. Ils se comprenaient. En apprenant le nom de son interlocuteur Borünwig se raidit, et jugea utile de le mettre en garde : « Je représente la Mégapole Souterraine. Mes pairs observent nos faits et gestes. Rien ne leur échappe. Puis-je vous demander quelles sont vos intentions ?
« Certainement. Toujours la même chose : l’énergie. Cette île doit être reliée à une source profonde. Maintenant que tous les obstacles sont levés, j’entends bien la trouver. Je revendique une part substantielle du pactole, ayant eu la primeur de l’idée et ayant terrassé un des deux dragons.
_ La primeur, vraiment ? La folle qui réveilla Des Tourments ne vous réclamera peut être rien. Mais ceux qui ont trouvé un adversaire à sa mesure vont se manifester. Que leur direz-vous ? Tenez, justement, voilà du monde ! »
C’était N’Kaloma, sans son cheval, entourée d’un nimbe doré, et surmontée d’une spirale noire en lévitation un mètre environ au dessus de sa tête.
« Vous-vous êtes déjà gavé avec l’excédent du Pont Délicat. Les Palais Superposés ne tolèreront pas que vous preniez l’avantage. En outre, je suis dans la région à la demande du N’Namkor. Mais vu la tournure que prend cette affaire D’Tanarak devrait envoyer un représentant officiel. Mon allégeance ira alors à Bellacérée et à nos morts. Il y aura quatre partis impliqués.
_ Des pertes, nous en avons eu aussi», répliqua Esilsunigar. «Cependant loin de moi l’idée de rallumer les hostilités. Partageons en quatre, vingt cinq pour cent chacun, et n’en parlons plus.
_ Pas d’accord », intervint Borünwig, « de notre point de vue les Palais Superposés et le Château Noir ne comptent que pour un. Votre guerre civile ne nous concerne pas. Par conséquent l’énergie de l’île devrait être divisée en trois parts égales: une pour le Garinapiyan, une pour la Mégapole Souterraine, et une pour le N’Namkor.
_ C’est une affaire de mages ! » S’exclama Esilsunigar.
Les regards se tournèrent vers un groupe de cinq sorciers qui venaient de faire leur apparition au sommet d’un petit monticule de pièces d’or. Celui du milieu prit la parole :
« D’Tanarak, pour le N’Namkor. Une petite mise au point pour commencer : l’idée de réveiller un deuxième dragon est de moi, et toute la population de mon pays a participé. On ne peut pas en dire autant des vôtres ! »
« On n’est bien d’accord que le but d’une négociation c’est d’éviter de se battre ? » Questionna N’Kaloma, manifestement prête à en découdre.
« N’Kaloma, êtes-vous encore notre alliée ? » Voulut savoir D’Tanarak. La sorcière au serpent réagit par une crispation gênée.
« En l’espèce je parle pour les Palais Superposés », concéda t-elle.
Un nouveau personnage se matérialisa à ses côtés : le mage Vussiam. Silhouette massive, grand manteau bleu, serre tête en argent et long bâton métallique tenu fermement de la main droite. Il s’était coloré la barbe et les cheveux en blanc. Il dit :
« Nous allons un peu vite en besogne. D’une part la source doit être précisément localisée et étudiée. L’énergie du dragon ne provenait pas que d’elle, mais aussi de la dévoration des âmes. D’autre part, il se peut que la Mer Intérieure, enfin libérée des cycles destructeurs, devienne un endroit agréable. Les magiciens des cités réclameront une proportion de plus en plus grande au fur et à mesure de leur croissance. C’est en tout cas ainsi que je vois les choses. De plus, nous avons un deuxième sujet de discussion sur les bras. Voyez-vous lequel ? Il reste encore des œufs dans les Œufs. J’ose espérer que personne ne songe à utiliser l’énergie de l’île pour faire éclore un nouveau monstre… »
La discussion ne faisait que débuter. Après trois heures de confrontation elle tourna à l’avantage du N’Namkor qui s’arrogea la moitié de l’énergie potentielle. La Mégapole Souterraine obtint un quart, les Palais Superposés et le Château Noir ne reçurent qu’un huitième chacun. Cela reflétait le rapport de force sur le terrain. Restait à faire respecter l’accord. Borünwig proposa d’établir sur l’île une délégation permanente qui réunirait les représentants de tous les partis concernés. Esilsunigar avança l’idée de recourir à un observateur impartial. Mais N’Kaloma rejeta la proposition en avançant que l’on ne trouverait personne à la fois assez puissant et désintéressé pour accepter de surveiller la source sans jamais relâcher son attention, et probablement sans jamais quitter l’île. Vussiam évoqua la fin tragique du magicien Sijesuis, dix ans plus tôt, qui remplissait ce genre de mission, jusqu’à ce qu’un maléfice ourdi au Château Noir mît fin à ses jours. « D’ailleurs, celle qui a réveillé le Dragon des Tourments, était l’élève du sorcier assassiné », précisa N’Kaloma. « Ah oui ? Où est-elle passée ? » Demanda D’Tanarak. « Nous lui avons envoyé un mage tueur, parce que nous la tenons responsable de la mort d’une compagnie de fusiliers menée par notre Haut Mage précédent, lors de la destruction du Château de Présence. La Mégapole va fonder des colonies sur les rivages ouest de la Mer Intérieure. Vous ferez la même chose à l’est. Nous serons voisins.
_ Est-elle morte ?
_ Pas encore. Souvenez-vous : elle fait peur.
_ Nous l’avons tous entendu parler à la fille nue. Ses propos chargés d’amertume disaient assez son désir de vengeance.
_ Le dragon vous a détruit des villes entières. Elle est dangereuse, incontrôlable. Elle mérite de mourir. Non ?
_ Probablement. Néanmoins ses actes ont conduit à la mort du fléau. Je la verrais bien en gardienne de l’Île des Tourments. Ce serait une condamnation signifiante.
_ Non : elle vivrait.
_ Je puis arrangé cela », intervint Esilsunigar, « supposons que je me charge de la besogne… Mais que je stocke son âme quelque part… En vue d’un réemploi éventuel…
_ Pourquoi feriez-vous cela ? » Demanda Borünwig.
« Parce qu’il souhaite l’avoir sous son emprise », répondit N’Kaloma. Et d’ajouter : « J’ai vu bien des morts injustes au cours de la dernière décade, et bien des combats. Suffisamment pour savoir que Refuse ne se laissera pas faire. D’où lui vient le pouvoir de terrifier les dragons ?
_ Un lien avec les Dents de la Terreur. Le sortilège passe par elle.
_ Alors ses jours sont comptés, à moins de couper le fil magique, à son point d’origine de préférence. Trouver ce point peut prendre des mois. »