Chapitre trois : Basculements.
Hors d’atteinte.
Le soleil enfin se coucha. Les chevaliers des Vallées tenaient conseil. Trois étaient morts pendant la bataille. Deux étaient sérieusement blessés. Ils dormaient. Dove et Devoto étaient partis avec Émibissiâm. Il restait donc un trio valide. Tous étaient fatigués, naturellement, mais aucun n’avait envie de se reposer. Depuis trop longtemps, ils attendaient des nouvelles de leur chef. Biratéliam leur avait promis de les tenir au courant, dès qu’il saurait quelque chose. On jugeait précipitée la décision de suivre le sorcier. Dove aurait dû envoyer quelqu’un d’autre ! Il fallait guetter le retour du mage de Sudramar, ou de sa familière : souvent il l’utilisait comme messagère. Il faisait nuit noire lorsqu’un chevalier d’ombre vint les trouver. Il s’appelait Sacoril. Voici ce qu’il leur rapporta :
« Je me suis rendu au refuge du sorcier, la maison camouflée. Ma monture me prévint de la présence de rapaces dans le voisinage. Effectivement j’entendis des battements d’aile s’éloigner alors que je m’apprêtais à mettre pied à terre. Je tirais mon épée, et m’approchais de la porte. Je toquais. On m’ouvrit : c’était Devoto. Il m’annonça que le mage était de retour, avec des prisonniers. Il était d’ailleurs en train de les interroger. J’ai proposé mon concours, et j’ai demandé ce que devenaient Dove et la familière. Devoto m’a répondu qu’ils étaient restés au château, dont Émibissiâm avait tué la plupart des habitants, car il ne pouvait ramener que quatre personnes. » On remercia Sacoril, mais quelque chose clochait. Pourquoi le noble Devoto n’était-il pas venu en personne informer ses frères d’armes ? Le chevalier d’ombre admit que c’était bizarre, en effet. Les hommes des Vallées décidèrent d’aller demander des précisions au sorcier. Sacoril leur proposa d’attendre un peu, si jamais Biratéliam souhaitait se joindre à eux. Effectivement, le commandant ne tarda pas à prendre la tête du groupe.
Émibissiâm ouvrit son huis. Il expliqua que sa priorité avait été d’en savoir le plus possible sur la magie du château. Cette tâche avait requis toute son attention, car Lourijami semblait incapable de parler à une vitesse normale. Néanmoins, étant un sorcier, il fallait le surveiller constamment. Pensée dormait dans un coin. Biratéliam exigea une copie des minutes de l’interrogatoire. Il demanda si, comme prévu, Émibissiâm s’était rendu maître du château, si Dove avait pu tuer Présence ?
« Je terminerais le travail dès demain. Nul doute que nous retrouverons, moi ma familière et vous le capitaine des Vallées. Quant au seigneur vaincu, il ne s’est pas manifesté. Je pense que lui mettre la main dessus était un peu présomptueux. » Il marqua une pose. « Nous devons tenir compte d’une complication récente: la Mégapole Souterraine aimerait beaucoup s’approprier la Forêt et le château. Elle a même envoyé une magicienne pour me contrer. Cette personne s’est contentée de me parler à distance. Elle discutait aussi avec les prédateurs de la nuit. Il est possible qu’elle les encourage à contester mon autorité. C’est pourquoi il est si essentiel que je prenne une avance sur tout le monde pour contrôler la source énergétique.
_ Les mages de la Mégapole sont les héritiers de ceux du Süersvoken. Ils rivalisent avec les Palais Superposés qu’ils considèrent comme une survivance du Tujarsi. S’ils veulent la Forêt, ils l’auront.
_ J’essayerai tout de même de négocier une part. Après tout, ce n’est que justice, n’est-ce pas ? Nous avons vaincu Présence !
_ On m’a signalé des rapaces noirs rôdant aux alentours…
_ Oh, ils ne rôdaient pas ! Figurez-vous que certains voudraient s’entendre avec nous. Si nous pouvions gagner de tels messagers, avouez que ce serait très pratique !
_ Ils ont la trahison facile ces emplumés. Quelle garantie nous donnent-ils ?
_ Pour l’instant, aucune, mais rien n’est fait. Je vous tiendrai au courant, évidemment. »
Sacoril proposa de rester sur place pour mener l’interrogatoire. Un chevalier des Vallées se porta également volontaire, pour remplacer Devoto. Celui-ci mettrait par écrit tout ce qu’il avait observé au cours de sa mission. Biratéliam approuva. Devoto lui emboîta le pas. Mais à l’instant de passer le seuil, le chevalier parut hésiter. Il se retourna à moitié. « Pensée ne vient pas ? » Demanda-t-il d’une voix fatiguée. Le commandant se tourna vers l’apprentie : « Laissons la dormir. Pourquoi voudriez-vous l’emmener ? Elle est mieux ici, dans une maison, que sous une tente avec des soldats, ne croyez-vous pas ?
_ Oui, certainement », concéda Devoto, « mais c’est que je m’étais engagé à la protéger, ou quelque chose comme ça… » Tout bruit cessa pendant trois battements de cœur. Biratéliam sentit un non-dit en suspens. « Vous irez la voir dès demain matin, et vous prendrez régulièrement des ses nouvelles. Dans l’immédiat, j’entendrai votre rapport. Mon secrétaire notera au fur et à mesure. Sauf erreur de ma part, vous commandez les hommes des Vallées en l’absence de Dove, n’est-ce pas ?
_ Oui…
_ Alors il faudra dormir, peu, mais dormir. » Ils s’éloignèrent.
A l’aube, deux cents soldats de la Mégapole Souterraine investirent le château par une Porte de Verlieu. Libérée les accompagnait avec quatre mages de rangs équivalents ou supérieurs. Présence n’était plus là. On captura Siloume. On lui mit la tête dans une cagoule aveugle, on lui ligota les mains derrière le dos, et on lui passa autour des chevilles une corde longue de cinquante centimètres, de sorte qu’il lui serait impossible de se déplacer en courant. Les carabiniers de la Mégapole abattirent Borane sans autre forme de procès. Mïoufatalie et les félins négocièrent un statut d’éclaireur, qui les inféodait tout en leur préservant des marges de liberté.
Le Haut Mage de la Mégapole n’eut guère de difficulté à repérer la source d’énergie du château. Il engloba immédiatement toute la construction dans un immense hémisphère noir, destiné à faire barrage aux sens de sorcier, à avertir de toute magie de transfert, et à contraindre tout intrus y recourant d’apparaître dans les geôles. Quand Libérée souleva la question, il se déclara indifférent aux enfants de Présence. D’ailleurs, il remercia la sorcière en termes sobres, et la renvoya prendre ses ordres à la capitale. Libérée voulut emmener Siloume, mais sa hiérarchie s’y opposa. On avait d’autres projets.
Un sorcier de la suite du Haut Mage lui rapporta les trois perles de Dove. « Toutes ont servi, votre Excellence, mais voyez, celle-ci est encore active. Nous l’avons trouvée dans les restes d’un cadavre dévoré par les prédateurs de la nuit. Le corps est irrécupérable », ajouta t-il en devançant la question de son supérieur. Le Haut Mage prononça les paroles d’une formule de véracité, (une révélation opérée par une entité supérieure). « Vous avez vu juste, mon ami : il y a quelqu’un. Je l’interrogerai en temps utile. Le plus urgent est d’écarter Émibissiâm. Faisons lui savoir qu’il a perdu la partie. Amenez la fille à l’extérieur du voile noir. Dites lui que son maître doit quitter les rivages de la Mer Intérieure.»
Le mage de Sudramar se leva de bonne humeur. Sa première action fut de préparer ses sortilèges. Quand il eut fini, il demandé à Pensée de lui servir son petit déjeuner. Il lui indiqua ce qu’il voulait, et ou trouver la nourriture et les couverts. Il la convia à partager une boisson chaude et des biscuits qu’elle grignota sans dire un mot. De temps en temps elle tournait la tête vers Lourijami, ficelé à une chaise, bâillonné, les vêtements défaits, le visage couvert d’ecchymoses. Le malaise de l’apprentie était évident, mais Émibissiâm ne fit rien pour le dissiper. La fillette avait déjà connu bien des traumatismes : abandonnée dix ans plus tôt près de l’Amlen, la vie au château parmi les prédateurs de la nuit, et maintenant la défaite et la torture de son protecteur et mentor. Émibissiâm dégustait des pâtes de fruit. Il se resservit une infusion aromatisée. Une fois sa gourmandise apaisée, il quitta la table, caressa en passant les cheveux de Pensée, qui d’instinct rentra la tête dans les épaules, puis alla faire sa toilette. A son retour, le sorcier entreprit de rétablir le contact avec sa familière. Il ferma les yeux afin de mieux se concentrer.
« Elle vit. Etonnant. Elle ne voit rien. Elle souffre… Dort-elle ? Non ? Oh, elle a un message pour moi ! » Ses traits se crispèrent sous l’effet de la contrariété au fur et à mesure qu’il découvrait les exigences du Haut Mage. « Mauvaises nouvelles Lourijami ! Vous ne servez plus à rien! » S’emporta-t-il. En trois enjambées il rejoignit le captif, dégaina un poignard et le plongea dans sa gorge. Voyant cela, Pensée se précipita vers la porte, déverrouilla et s’enfuit en courant, en direction de la garigue. Le mage se lança à sa poursuite. La fillette hurlait à gorge déployée, des « aux secours ! », des « à l’aide ! », des « à moi ! », qui se perdirent quelque part dans les nuages, comme ils le faisaient depuis des millénaires tout autour de la Mer Intérieure. Émibissiâm plaqua Pensée au sol. Diverses options se présentèrent à son esprit, de la plus violente à la plus sournoise. Il attendit quelques secondes que sa proie cessât de se débattre. « Vous aimiez Lourijami ? C’était mon ennemi. C’est fini. Je n’ai jamais eu l’intention de vous faire du mal, Pensée. Pour vous me suivre est la meilleure solution. Je vous formerai aux arts magiques. Vous deviendrez puissante, faites moi confiance. Vous aurez à manger, vous aurez un toit, vous pourrez rencontrer des gens, de vrais gens. Je possède une tour à Sudramar. C’est une très belle ville, pas comme les cités de la Mer Intérieure, non, plus jolie, plus propre, plus policée. Vous vous y ferez des amis. » Il marqua une pause. « Sinon où iriez-vous? Savez-vous où j’ai trouvé Siloume, la fille d’ombre qui m’accompagnait ? Elle était esclave à Joie-Des-Marins, un port que le dragon a réduit en cendre. Cela ne vous dit rien, mais sans moi elle serait morte depuis longtemps. Je suis en train de vous sauver Pensée ! Tout ce que vous aurez à faire est de suivre mes instructions, d’étudier sérieusement, comme je suis certain que vous le faisiez déjà, et d’être gentille ; une qualité qui me manque, je le reconnais, mais dont j’ai néanmoins besoin. Pour votre sécurité je… »
On venait. Devoto, à cheval, s’arrêtant à une dizaine de mètres, descendant du côté opposé, cherchant peut-être quelque chose dans ses sacoches, menant enfin son cheval par la bride vers la maison camouflée du sorcier. N’avait-il pas vu Émibissiâm ? Il arriva devant porte entrouverte. « Je suis ici, chevalier ! Vous êtes bien matinal !
_ Je viens prendre des nouvelles de la fillette. En fait j’aimerais l’emmener dans les Vallées.» En passant le seuil, il ajouta quelque chose que le mage n’entendit pas bien. Émibissiâm charma Pensée avec une persuasion. Puis il se couvrit d’un sortilège de défense, parce qu’il n’appréciait pas du tout que le guerrier entrât chez lui sans demander la permission. « Celui-là, il me faut absolument le soumettre », pensa-t-il en s’avançant. « Que ferez-vous du corps ? » Demanda le chevalier depuis l’intérieur. Émibissiâm contourna le cheval par la droite, observant que sa robe noire trahissait sa nature magique. Sans doute un familier dont le maître était mort pendant la bataille. Soudain, le sorcier n’eut plus très envie de confronter Devoto. « J’avais l’intention de l’enterrer dehors. Sortez-le, voulez-vous ?
_ La fille n’a qu’à monter sur le cheval, il s’appelle Muritanar.
_ Je lui ai promis de l’instruire…
_ Très aimable de votre part, mais nous avons aussi des mages dans les Vallées, et j’ai le devoir de la protéger. Alors… »
Émibissiâm commença une incantation. Sans attendre le destrier noir se dressa sur ses jambes et le frappa en moulinant des membres antérieurs. Or, loin de blesser le sorcier, la force de chaque coup lui fut rendue. Le cheval recula. Émibissiâm lui destina son maléfice. L’animal se figea soudain. Mais Devoto prit immédiatement le relais. Plutôt que de frapper il fit une prise, déséquilibra son adversaire et l’amena au sol. Puis, il tenta de le faire taire. Cependant Émibissiâm eut le temps de dire une dernière formule. L’instant d’après, il n’était plus là.
« Que le Dragon des Tourments te dévore sorcier !
_ Où est parti le maître ? » Demanda Pensée d’une voix distante.
« Je ne sais ! Peut-être au camp ? Viens avec moi, il faut nous éloigner ! Cette petite guerre a tous les défauts d’une grande.»
Ils partirent à pied sans attendre. Devoto confia la gamine à deux chevaliers convalescents. « Voici Pensée. Protégez la. Je ne sais si nos actions amèneront quoique soit de bien à la Mer Intérieure, mais sauvons au moins cette enfant. Retournez aux Vallées. Allez voir la vieille Perspicasse, qu’elle lui trouve un nouveau mentor. Méfiez-vous d’Émibissiâm si vous le revoyez.
_ Au fait, avons-nous des nouvelles de Dove?» Demanda un guerrier blessé.
« Non. Je crains pour sa vie. Il n’était pas en bons termes avec Émibissiâm. Nous-nous sommes disputés à propos de l’apprentie justement. Le sorcier voulait en faire… sa chose. Vous m’entendez bien ? Dove s’y est opposé. Résultat : il est resté au château avec Siloume. Émibissiâm a ramené Lourijami, le mage de Présence, au lieu de notre capitaine, pour l’interroger. Or, ce matin, il a égorgé son rival, sans nous consulter, sans en avoir reçu l’ordre de Biratéliam. Nous-nous sommes battus. Il s’est transféré ailleurs. Rien de bon ne viendra de cet homme. Quant à Dove, je ne vois pas comment nous pourrions l’aider désormais. Partez dans l’heure messieurs.»
Les chevaliers emportèrent Pensée vers le nord. Mais il y avait loin des rivages de la Mer Intérieure jusqu’aux Vallées. Dès la première pause ils discutèrent de la marche à suivre. Ils tombèrent d’accord qu’il leur serait impossible d’échapper à quelqu’un capable de se déplacer instantanément sur des centaines de kilomètres, si leur poursuivant parvenait à les localiser. Or Émibissiâm était connu pour avoir espionné à distance le château de Présence. Par conséquent, s’il tenait vraiment à s’emparer de la petite apprentie, il y arriverait. « Devoto nous a mis dans une situation impossible.
_ Soyons astucieux. Les magiciens ne sont pas touts puissants.
_ Que proposes-tu ?
_ Il faut l’induire en erreur. Pour commencer nous sommes plus repérables que la gamine. Nous pourrions attirer l’attention du sorcier pendant qu’elle suit sa route.
_ Une petite fille ne peut pas survivre seule ! Et dès qu’Émibissiâm nous aura repérés, il saura aussi qu’elle n’est pas avec nous. Où veux-tu qu’elle aille ?
_ Confions la à un hameau.
_ Non.
_ Si. N’importe quoi permettant de gagner du temps.
_ Nous cacher dans un trou, comme des rats, et mourir de faim ?
_ Trouver des ruines avec une cave serait en effet un bon début. Se déplacer de nuit… Abandonner les chevaux.
_ Nous n’arriverons nulle part sans eux.
_ Si nous brouillons les pistes il se lassera peut-être.
_ Mais non ! Il a tout son temps : la guerre est finie.
_ Il s’intéresse au château.
_ Pour augmenter encore son pouvoir ! »
Les chevaliers n’en menaient pas large. Le plus fataliste accepta néanmoins l’idée de s’éloigner du rivage pour se fondre dans la garigue. Pensée, qui avait suivi la discussion, se sentait impuissante et désespérée. Fallait-il quitter la protection des hommes d’armes ? Allons ! Elle n’était pas comme les enfants de Présence. Sans l’aide de Lourijami elle serait morte depuis longtemps. C’était évident. Elle contempla la mer tristement.
C’est en séchant ses larmes qu’elle vit la voile blanche, le bateau, son petit équipage. Elle montra du doigt ce qui venait.
Les chevaliers pensèrent ensemble la même chose. Ils firent des signes pour qu’on les vît. Les marins leurs répondirent en agitant les bras. De loin on compta quatre femmes. L’une d’elles sondait l’eau avec un grand bâton. Elle sauta dans les vagues, imitée par une deuxième navigatrice. Toutes deux portaient des tuniques très simples, serrées à la taille par une corde faisant office de ceinture. Elles y avaient glissé un fourreau d’où dépassait le manche d’un couteau. La première était assez petite, toute grise, les cheveux coiffés en queue de cheval. Sa camarade était une grande adolescente longiligne.
La magicienne se présenta : « Buongiorno miei Signori, aynèm Poussière. Ayssel guévébeu, leinwandsaki, stocki, mantelli, céntouri, chaussouri, é fish. » (« Bonjour mes seigneurs, je m’appelle Poussière. Je vends des tissus, des sacs de toile, des bas, des capes, des ceintures, des chaussures et du poisson. ») Les chevaliers la comprirent difficilement, car elle s’exprimait à toute vitesse, avec un fort accent, dans le sabir de la Mer Intérieure. Ils demandèrent du poisson et des sacs de toile que la grande fille alla quérir au bateau. Elle revint vers eux en tirant une sorte de petite barque dans laquelle on avait déposé les articles et la nourriture.
« Nous avons quelque chose à vous demander, qui sort de l’ordinaire. Nous vous payerons, bien sûr, » déclara un chevalier. Il voulait que Poussière emportât Pensée sur son voilier. « Avec nous, elle est en danger. Il faut la cacher, au moins quelques jours. Mais le mieux serait qu’elle fasse sa vie dans un endroit improbable. Elle sait lire et écrire, car elle a été l’apprentie d’un magicien.
_ C’est votre jour de chance, mes seigneurs. J’accepte de grand cœur. Je suis moi-même versée dans les arts magiques. J’ai un modeste talent, mais il se trouve que vos désirs rejoignent mes objectifs. Je vis pour recueillir les petites Pensée. Cela dit, votre argent est le bien venu. » Un chevalier lui tendit une bourse bien pleine. Poussière la jeta dans la petite barque. Elle retourna au voilier. Les chevaliers virent l’adolescente aider l’enfant à monter à bord. Ils s’en retournèrent au camp et firent leur rapport. Devoto finit par admettre que leur solution était meilleure que la sienne, précisément parce qu’il ignorait l’existence des marinières.
De fait, bien qu’il cherchât l’apprentie, comme les chevaliers l’avaient craint, Émibissiâm ne la trouva pas. Alors il reprit contact avec les rapaces noirs.
Bonnes-Caves.
Le jour du départ de Pensée, Biratéliam démobilisa les paysans qui s’étaient battus dans son camp ou dans celui de Présence. On enterra les morts. On installa les blessés dans les villages les plus proches. Une partie des quai-rougeois entama son voyage de retour. Les autres commencèrent à abattre des arbres pour construire un camp fortifié, aidés des fantassins de Sudramar. Le commandant passa en revue ses chevaliers d’ombre. Peu étaient indemnes, mais comme tous connaissaient des charmes curateurs, les plus faibles redeviendraient opérationnels au bout de quelques jours seulement. Le lieutenant Oupanikaren, par exemple, tenait déjà debout. « Vous nous rattraperez dès que possible », déclara Biratéliam, car il lui tardait de découvrir les villages méridionaux, particulièrement Bonnes-Caves, et d’y rencontrer Iméritia. Il prit donc la tête d’une quinzaine de cavaliers, et de deux chariots, l’un de ravitaillement, l’autre transportant des tentes, des coffres, et des armes.
Libérée rentra à Survie. La capitale de la Mégapole Souterraine reconnut mieux ses mérites que le Haut Mage. On la paya généreusement. La magicienne s’assura que sa fille, Frayède, bien installée dans leur nouvel appartement, ne manquât de rien. L’enfant regrettait déjà le soleil des Contrées Douces. Pour lui plaire, Libérée fit apparaître des myriades de lueurs vagabondes, errant au hasard entre sol et plafond. Certaines se posaient un temps sur les objets, jusqu’à ce qu’un mouvement d’air les fît s’envoler. Quelques unes ricochaient à la surface des choses. Tout un aréopage était dévoué à nimber l’enfant, ou à se mouvoir en cadence lorsque lui prenait l’envie de jouer de la mandoline. La demoiselle connaissait très bien trois mélodies. Elle aurait souhaité en apprendre davantage, mais son professeur vivait à Convergence. Le lutin familier assurait l’essentiel de son instruction, exceptées les leçons de magie, directement données par sa mère. La fille était toujours studieuse, mais guère empressée de devenir magicienne. Frayède, confinée dans l’appartement, ne percevait que les échos atténués du monde extérieur, ce que sa maman acceptait de lui dire. Il y avait de quoi nourrir ses inquiétudes. Libérée avait besoin de sortilèges pour se protéger, pour voyager, pour influencer, pour s’informer, pour neutraliser. Se dessinait en creux un monde dangereux, vaste, pas toujours coopératif, opaque et qu’il fallait parfois contraindre. Au fur et à mesure que s’étoffait son vocabulaire magique, Frayède comprenait de mieux en mieux les discutions matinales entre sa mère et ses entités. La fille jouait aussi à deviner comment s’était passée la journée de Libérée.
Si sa mère rentrait chargée d’un parfum différent, c’est qu’elle aurait vu une amie. Elle serait rêveuse, mais dans de bonnes dispositions. Si elle revenait avec un visage couleur de chair, c’est qu’elle aurait rencontré le père de son enfant. Elle se dépêcherait de reprendre sa face de nuit. Elle serait mutique, et un brin rigide. Elle enlacerait sa fille presque à coup sûr, mais ne dirait rien sur l’homme. Un pas martial, des opinions plus tranchées qu’à l’accoutumée trahiraient une réunion de travail, avec des politiques ou d’autres sorciers. Après une journée épuisante, elle aimerait entendre sa fille jouer de la mandoline.
Présence rôdait dans la Forêt Mysnalienne. Il n’avait aucun mal à y trouver sa nourriture. Le chat traquait ses proies entre les racines noueuses, sous les fougères, et bien sûr dans les branchages. Parfois, il grimpait jusqu’aux cimes et se mettait à l’écoute des cieux, humait l’air, ou guettait un mouvement rapide. C’est qu’il aurait bien voulu avoir une petite conversation avec les rapaces d’ombre. Il lui paraissait douteux que les aigles eussent emporté ses enfants très loin, mais la taille de la forêt rendait ardue la recherche. « Si les oiseaux ne les ont pas simplement abandonnés, ils voudront au moins s’en débarrasser le plus vite possible. Dans ce cas le mieux serait de les porter, ou de les escorter jusqu’au premier village au sud de la sylve, et pourquoi pas d’avertir leur mère. » Plaçant ses espoirs dans cette hypothèse, Présence voyagea vers la lisière méridionale.
Biratéliam et son escorte aperçurent l’enceinte de Bonnes-Caves après cinq jours de chevauchée. On avait coutume de comparer les rivages de la Mer Intérieure au cadran d’une horloge. Quai-Rouge se trouvait à douze heures, la Forêt Mysnalienne à neuf heures et Bonnes-Caves à six heures. Le sud semblait avoir moins souffert que le quart nord-ouest. Pourtant la garrigue avait bien dix ans d’âge, comme sur l’ensemble du pourtour. Mais on y voyait plus de villages que de hameaux. Les habitants expliquaient que le dragon s’était abattu tardivement dans la région. De ce fait, davantage de gens avaient eu le temps de fuir. Ils s’étaient réfugiés dans les forêts du sud, infestées de chimères. Mais les villes avaient été rasées et les récoltes perdues. La famine avait fait des ravages. Les armées s’étaient changées en bandes de brigands anthropophages. Certaines compagnies avaient tenté des raids contre les comptoirs du N’Namkor. On n’en avait plus entendu parler. Bon débarras. Sire Présence et Dame Iméritia avaient contribué à leur manière au retour à l’ordre. Le premier, parce qu’il savait communiquer avec les prédateurs de la nuit, et avec certaines chimères, de sorte qu’il fût possible de s’aventurer dans les forêts sans subir leurs assauts. En outre, il constitua des compagnies d’archers avec lesquelles il mit au pas les récalcitrants. La seconde parce qu’elle s’imposa auprès de l’ancienne aristocratie des cités. Plusieurs décès opportuns combinés à d’indéniables capacités manœuvrières lui permirent de devenir la dirigeante de Bonnes-Caves. Biratéliam savait depuis longtemps à quoi s’en tenir au sujet d’Iméritia. Depuis le Sphinx, il avait sollicité les Cités Baroques. La piste remontant à Firapunite, les édiles de cette ville lui expédièrent la copie d’un dossier retraçant la généalogie de la dame, ses débuts dans le monde, décrivant aussi ses talents de nageuse en eaux troubles. Une chronologie des affaires louches auxquelles on la croyait mêlée complétait le portrait.
Bonnes-Caves était une cité de plan carré, entouré d’une muraille régulière, surmontée d’un chemin de ronde en bois. On avait construit quatre grandes tours d’angle, ainsi que deux tours intermédiaires au milieu des côtés est et ouest. Une porte encadrée de deux tours gardait l’entrée sud. Le même dispositif se répétait sur le rempart nord tourné vers la mer. Par un escalier rénové on descendait un talus auquel s’adossaient des baraques de pêcheurs. Le petit village se prolongeait de trois jetées. Deux voiliers tout neufs, qui auraient fait envie aux quais-rougeois, y étaient amarrés. On ne voyait pas de toiture dépassant la hauteur de l’enceinte. Biratéliam remarqua des gardes et des archers. Il entendit le tocsin sonner. Une volée de flèches se planta devant l’escouade en signe d’avertissement. Avait-on crié victoire trop vite ? Par un sort mineur le commandant amplifia sa voix.
Il donna son nom, et les motifs de sa visite : rencontrer Iméritia et recevoir la soumission de la ville, suite à la bataille des Rivages Désolés. On le snoba, ce qui l’irrita au plus au point. Il devait encore composer avec les particularités diplomatiques de sa mission : rassembler plutôt que détruire. Présence était le monstre. C’était-on mal compris ? Il se tourna vers son lieutenant, Oupanikaren, qui les avait rejoint la veille avec dix cavaliers de plus. « Je me prépare, je fonce, vous suivez. » Un plan simple. Biratéliam s’enroba de vent et de d’effroi. Il chargea. Sa monture doubla sa vitesse dans les cents derniers mètres. Les flèches se perdirent à gauche et à droite. Soudain, les défenseurs ressentirent une sorte d’angoisse, qui se mua en panique totale quand le destrier sauta par-dessus le rempart. Son cavalier décapita un soldat au passage. Le chevalier d’ombre continua sa course dans la rue principale en quête de la villa, qui selon les rapports d’Émibissiâm, abritait Iméritia. La population se terrait dans les maisons. Les gardes du palais ne firent pas mine de résister. La porte était grande ouverte. Biratéliam entra dans la cour. En moins d’une minute son escorte le rejoignit. Le chevalier appela la maîtresse des lieux. « Si cette vipère m’offre à boire, je la coupe en deux », se dit-il en son fort. Mais la dame de Bonnes-Caves ne risqua rien de tel.
Elle parut sur le perron du logis principal, seule et pâle, dans une simple robe rouge sans manche resserrée sous la poitrine, sa longue chevelure noire lui cascadant librement dans le dos, et encadrant son beau visage. Elle portait aussi un collier d’or où pendaient trois médaillons, et des bagues ornées de perles serties dans des motifs complexes, à la façon de Firapunite. Elle faisait de grands efforts de volonté pour ne pas prendre ses jambes à son cou. « Il fallait, madame, me recevoir sans complication », commenta Biratéliam en avançant vers elle. Il mit pied à terre, son épée encore rouge de sang. Iméritia recula un peu. Elle s’adossa à la maçonnerie afin de garder contenance. « Vous avez gagné, » reconnu-t-elle. « J’espère bien ! Voilà qui est mieux. Nous allons signé tout cela en bonne et due forme. Vous nous ferez bon accueil, et pas d’entourloupe, n’est-ce pas ? Vous goûterez les plats, les boissons et vous assurerez que mes hommes ont eu raison de ne pas prendre par la force ce qui doit leur être librement offert. Nous sommes vingt cinq.» La gorge sèche Iméritia expliqua qu’elle ne pourrait rien faire tant que durerait l’effroi magique. Celui-ci s’adoucit, mais ne disparut qu’après la signature de l’acte de reddition.
« Vous-vous engagez à servir le Garinapiyan, à nous obéir en toute chose, à procéder aux travaux que nous déciderons et à fournir un contingent de soldats conformément aux règles que nous édicteront. Vous paierez un impôt une fois l’an qui sera versé au représentant du Garinapiyan (moi ou un de mes hommes) là où il aura établi le siège de son pouvoir, siège qui sera obligatoirement bâti hors du périmètre du dragon.
_ C’est le plan de Présence.
_ C’était d’abord le nôtre ! Il doit être exécuté à nôtre bénéfice. Bon pour être franc avec vous, je n’y crois pas beaucoup. J’admets que nous pourrions sauver quelques vies, et gagner un peu de temps lors des phases de reconstruction, mais les gens ne nous ont pas attendu, hein ? Vos sujets se sont terrés dans leurs caves. Combien ont survécu au dragon? Un sur dix ? D’ailleurs, je veux les voir ces caves. Menez-y moi ! »
Munie d’une torche, elle lui fit visiter le complexe de galeries, creusées entre cinq et dix mètres de profondeur, par ceux qui en avaient eu les moyens. Les voûtes et les étayages trop proches de la surface s’étaient effondrés. Il fallait prévoir de quoi faire barrage à un souffle direct, de quoi manger, de quoi boire, et de quoi tenir les ombres à l’écart. Car le dragon commandait aux morts de lui rapportait toutes les richesses qu’ils trouveraient. Les spectres attaquaient les survivants, à moins de s’en protéger par des enchantements idoines. Évidemment les mages capables de les lancer étaient rares et chers en tant normal. Après les attaques ils étaient le plus souvent morts ou en fuite. « Au début, quand nous sommes arrivés, les rescapés s’enterraient encore pour dormir. L’odeur était terrible. Le précédent seigneur de Bonnes-Caves avait une chambre luxueuse un peu plus loin. J’ai fait remonter les draps, mais pas le matelas. Je vais vous montrer… » C’était cousu de fil blanc. « Est-ce là quelque ruse ? » Demanda Biratéliam en plaquant Iméritia contre un mur. « Profiterez-vous d’un instant de faiblesse pour reprendre le dessus ? » Insista-t-il.
« Qu’est devenu Présence ?
_ Je ne sais pas.
_ Et ses enfants, que j’ai portés, qu’en avez-vous fait ?
_ Rien. Je n’en ai rien fait. Votre comparse a eu le dessous dans la bataille. Il a pu fuir, mais ensuite son destin m’est inconnu. Je n’ai pas cherché à m’emparer de son château. Il ne faisait pas parti de mes objectifs militaires. A dire vrai, je n’aurais pas été fâché qu’un seigneur régnât sur les prédateurs de la nuit. Mieux vaut avoir quelqu’un à qui parler. Croyez-moi, le vide est dangereux en politique.
_ Vous les tueriez ?
_ Qui ?
_ Les enfants.
_ J’en serais capable. Encore faudrait-il que j’y aie intérêt. Nous aimons la stabilité. Le Plan l’exige. Une lignée stable pourrait y contribuer… De votre côté, qu’avez-vous en tête ?
_ Je ne veux plus avoir d’enfants. Six, c’est bien assez.
_ Je vous désire. »
Iméritia se remettait rapidement de ses peurs. Elle se frotta au chevalier dans la pénombre de l’abri. Biratéliam se défit de son armure. Il fêta sa victoire dignement. Ils auraient très bien pu s’endormir tendrement dans les bras l’un de l’autre, sur le vieux matelas, dans la chambre du seigneur, à la lueur de la torche.
Pendant que son chef s’accouplait avec la Dame de Bonnes-Caves, Oupanikaren parcourait la ville, escorté de pairs et de gardes locaux. Le groupe s’était engagé dans une voie parallèle à la rue principale traversant la cité du sud au nord. Elle arrivait au pied de l’enceinte. Le chevalier d’ombre en profita pour critiquer la largeur des murs, et la minceur des structures. A chaque remarque, il pointait du doigt les défauts de l’ouvrage. Quand soudain, son geste resta en suspend. Un jeune garçon marchant sur le chemin de ronde venait de bondir sur le créneau, puis sur le merlon étroit. Maintenant l’acrobate enchaînant les sauts souples et toniques parcourait toute la distance le séparant de la tour la plus proche. « Il ne tombe jamais, celui-là ? » S’étonna t-il. « Non, chevalier. Ou alors, c’est sans conséquence. Vous admirez Presqu’humain un enfant de Sire Présence et de Dame Iméritia. Il n’a point de poils sur le visage comme ses frères et sœurs, mais il a hérité de certains dons de son père, lequel s’est toujours vanté d’être une espèce de chat. Il en avait les yeux, et personne ne se serait risqué à le contredire, car il avait la souplesse et la vivacité d’un fauve. Ah ! On dirait qu’il a vu quelque chose. Ce doit être assez gros, car les félins n’ont pas une très bonne vue de loin. » En effet l’enfant leur tournait le dos. Il était pied nu, de peau cuivrée, les cheveux très noirs, seulement vêtu d’une tunique sombre serrée à la taille par une ceinture ornée. Il se tenait en équilibre sur une jambe, la main droite placée en visière. Il pivota en demi-tour sur son pied d’appui, feignit de découvrir les soldats, et annonça « un gros aigle ! Peut-être des nouvelles du château.
_ Venant de la Mer ? Voilà qui est peu probable, jeune seigneur », répliqua un garde. « Allons voir. » Décida Oupanikaren, aussi curieux de se faire une idée du phénomène que d’observer de près le garçon. Il descendit de cheval, puis monta une échelle, ses hommes à sa suite. Il fut d’abord surpris par la grâce de l’enfant. Ce dernier détourna la tête et reporta son attention sur l’aigle. « Il a encore grossi ! D’après vous à quelle distance se trouve t-il ? » Pour la deuxième fois de la journée le lieutenant de Biratéliam sentit le temps s’arrêter. Car il ne s’agissait nullement d’un oiseau. Quelqu’un avait réveillé le Dragon des Tourments !
Panique.
On sonna l’alarme, on cria, on courut se réfugier dans les caves. On s’y entassa. Iméritia remit sa robe en une seconde. Biratéliame enfila ses hauts de chausses, puis les premiers habitants firent irruption dans l’abri. Selon une tradition bien établie, on occuperait d’abord le fond. Le chevalier sentit le danger : il n’y aurait évidemment pas assez de place pour tout le monde, et surtout pas pour sa noble monture. Du reste, il ne voulait pas l’abandonner dehors. Il renonça à mettre cuirasse et brassières, ceignit son fourreau, ajusta son heaume, et tirant l’épée se fraya un chemin vers la sortie. Les gens déboulant à contre sens le regardaient avec des yeux effarés. Les premiers se collèrent au mur pour le laisser passer, mais il en venait de plus en plus. Il hurla des ordres en agitant son arme, freinant tout le monde. Mais que se passait-il ? Pourquoi n’avançait-on pas ? Le dragon, le dragon venait ! Bloqué par la foule, Biratéliam reflua, renonçant de recourir à son effroi. Jamais il ne battrait le dragon sur son propre terrain. Il retrouva les éléments de son armure, et s’en revêtit du mieux qu’il pût, en espérant que sa monture fuirait avec les autres chevaliers. On lui jeta des regards de travers, mais on fut bientôt trop serré pour se dévisager.
Lorsque l’abri fut plein à craquer, on entendit les plaintes des surnuméraires. Ceux du dehors insistaient pour qu’on leur fît encore un peu de place, et ceux remplissant l’escalier leur répondaient qu’eux aussi seraient bientôt de la viande grillée, car trop près de la surface. On s’entretua au sommet des marches. Plus bas, hommes et femmes pleuraient debout en tremblant. On claquait des dents en suant. Jamais Biratéliam ne s’était senti aussi impuissant.
Il y eut une sorte de cri, suivi d’un bruit sourd accompagné de hurlements déments. Depuis la chambre du fond, on n’entendait pas les sons de la surface, on ne voyait rien, mais on sut que le Dragon des Tourments était à l’œuvre. Dans les salles du haut, les êtres humains se montèrent les uns sur les autres. Il y eut des morts par écrasement. Plusieurs minutes s’écoulèrent. La rumeur de l’incendie se répandit. La température de l’air changea. On commença à respirer des particules chaudes et irritantes. Puis ce fut toute l’horreur d’un tir direct. Le souffle frappa dans l’axe de l’escalier, carbonisant en une seconde les malheureux qui s’y trouvaient, ainsi que tous les réfugiés des premières salles. Tous les survivants eurent la sensation d’être piégés dans un four. Ils suffoquaient. On s’évanouissait par grappe. L’odeur des chairs calcinées parvint jusqu’à Biratéliam. Au bout d’une durée indéterminée, il demanda à ses voisins comment on saurait que l’on pouvait sortir ? Il n’obtint pas de réponse. Pas sûr qu’on l’ait entendu, d’ailleurs. La foule semblait KO debout. Il s’écoula peut être une heure. La torche s’éteignit. L’obscurité libéra de petits bruits, gémissements, toux, reniflements, frottement, sanglots étouffés. Ils revinrent ensuite sporadiquement, mais dans l’ensemble l’ambiance générale devint celle d’un tombeau. Le chevalier s’impatientait, mais il se garda de prendre inutilement la parole. Il tenta de dormir un peu. Ensuite, il préparerait des sortilèges de circonstance.
« A boire ! » Entendait-on. Biratéliam émergea de sa torpeur. Lui aussi avait soif ; et faim. « Je vais en faire ricaner plus d’un », commença-t-il, « mais rester sous terre ne nous servira de rien. Nous n’avons pas de vivre, pas d’eau, et nous sommes épuisés. La suite est prévisible, nous allons craquer nerveusement. Sans compter qu’il faudra aussi faire nos besoins… Donc, de toute façon nous allons sortir. Puisque le dragon est éveillé, il va incendier toutes les villes et villages de la Mer Intérieure. Je ne crois pas qu’il s’attardera plus que de raison. Nous devrions profiter qu’il est parti ravager d’autres lieux pour nous mettre en route vers le sud, hors de sa portée… De préférence à la faveur de la nuit. » Iméritia relaya sa proposition. Les survivants ne quittèrent pas l’abri, mais occupèrent les salles ravagées par le souffle ardent. On tituba sur les cadavres. Biratéliam put enfin se faufiler jusqu’à la sortie, Iméritia sur ses talons. Sous le suif du ciel nocturne les flammes rongeaient les poutres noires émergeant des décombres. On entendait la mer. « Je vais marcher vers le sud », annonça le soldat, en se mettant en route. Il fit une dizaine de pas, puis s’arrêta, n’entendant pas que la femme le suivait. « Et bien ? » Iméritia regardait autour d’elle. « Mon fils », dit-elle. « Quoi ? Vous le voyez quelque part ?
_ Non.
_ Alors, inutile de s’attarder. S’il a un peu de jugeote, et qu’il est en vie, il aura bougé. Venez. »
Cette fois, elle le suivit, un peu à contre cœur. Ils dépassèrent la limite de l’enceinte et s’engagèrent dans des terres labourées bordées de troncs charbonneux. Néanmoins, à la lueur des étoiles, de rares rescapés étalaient leurs ramures. Plus loin, la garrigue se consumait au gré du vent. « Nous devrions cueillir des fruits », proposa Iméritia, « s’il y a encore des arbres…
_ Soit, faisons un détour. »
Ils trouvèrent des oranges. N’ayant pas de sac, ils les mangèrent sur place, jusqu’à être rassasiés. Puis ils coupèrent à travers des terres cendreuses avant de pénétrer dans une zone épargnée peuplée de buissonneux aromatiques. La progression n’était pas toujours aisée dans ces taillis. Biratéliam ouvrait la marche, écartant les branches, taillant parfois dans la masse végétale. Cela dura des heures. Iméritia réclama une pause. Elle était fatiguée, ses pieds la faisaient souffrir, elle avait l’impression de ne pas avancer, elle regrettait sa décision… Le couple s’assit entre des genêts. Iméritia s’endormit. Le chevalier retira son heaume. L’air était pur. Il ne tarda pas à imiter sa compagne.
Ils s’éveillèrent en milieu de matinée. Si le sommeil leur avait fait beaucoup de bien, la faim les rendait acariâtres. « On a du parcourir la moitié de la distance », dit Biratéliam tourné vers le sud. « C’est drôle que tout n’ait pas cramé », commenta Iméritia qui regardait le nord. Le chevalier la fixa. « Ben oui, je ne suis pas d’ici, » poursuivit l’empoisonneuse, « mais les survivants du réveil précédent insistaient sur le fait que le dragon détruisait absolument tout. Regardez comme tout est vert autour de nous ! Nous sommes pourtant loin des grandes forêts méridionales.
_ Des Tourments a peut-être estimé que cela suffisait. Son dernier passage ne date que de dix ans.
_ Ce serait bien la première fois !
_ Comme c’est la première fois qu’on le réveille si tôt. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une mesure de rétorsion de Sire Présence ?
_ Comment se serait-il rendu sur l’île du dragon?
_ Je ne sais pas. Avec les aigles ?
_ Et comment aurait-il survécu ? Quand j’ai fait sa connaissance à Firapunite, il était en affaire avec une jeune magicienne… Il aurait pu demander l’aide de Lourijami.
_ Non, nous l’avions capturé.
_ Lourijami ?
_ Oui, c’est Émibissiâm, notre mage, qui a insisté pour le neutraliser. Il l’a enlevé avec son apprentie.
_ Donc, cela ne peut pas être un coup de Présence.
_ Vous aviez des bateaux…
_ Pour pêcher, uniquement. Personne ne serait assez idiot ou téméraire pour mettre le cap sur l’Île des Tourments.
_ Quelqu’un motivé par l’appât du gain, un mage probablement…
_ Pourquoi pas le vôtre ?
_ Il est assez habile. Je le vois mal réveiller le dragon par erreur.
_ Alors volontairement.
_ Peut-être. Je ne sais pas. Il faut que je rentre au Garinapiyan, faire mon rapport.
_ Et si nous rebroussions chemin ?
_ Y a-t-il des vivres à Bonnes-Caves ?
_ Il y en avait. Nous avions rentré les moissons.
_ En fumée, tout cela. »
Ils marchèrent encore, burent à une mare, mais ne trouvèrent rien à manger. Iméritia se sentit mal. Biratéliam n’était pas très vaillant non plus. Vers midi, cependant, il aperçut un cheval noir galopant à leur rencontre. Le chevalier d’ombre reconnut son familier. « Ah ! Nos chances s’améliorent ! » S’exclama-t-il. Le destrier ne tarda pas à les rejoindre.
« Mon maître, je vous ai cherché !
_ Et tu m’as trouvé ! Que sont devenus nos frères d’armes ?
_ La moitié a été tuée, soufflée par le dragon alors que nous nous enfuyons. Il a d’abord détruit Bonnes-Caves puis s’est lancé à nos trousses. Il nous a rattrapé dans l’arrière pays. Il a effectué un passage unique. Son souffle a tout brûlé sur une longueur de trois cents mètres. Nous-nous sommes dispersés, craignant une deuxième attaque qui n’est jamais venue. Au lieu de cela la Malédiction de la Mer Intérieure a tourné plusieurs fois dans le ciel, puis s’est éloignée vers le nord-est.
_ De plus en plus bizarre. Cela ne lui ressemble pas d’épargner des cibles entamées. Porte nous, veux-tu ? »
Biratéliam monta en selle. Iméritia s’installa derrière lui. Le cheval trotta. Au bout d’une dizaine de kilomètres la végétation changea s’aspect au profit d’une prairie parsemée de bosquets. Ils virent des fermes fortifiées et des champs entourés de clôtures. « Méfiez-vous », dit le destrier, « ceux qui vivent ici ne sont pas accueillants. Nous sommes hors du rayon d’action du dragon. Les habitants de ces contrées ont l’habitude de se défendre contre les réfugiés des rivages, ce qu’ils étaient certainement au départ, et contre les chimères des forêts. Vos hommes ont établi leur campement à la lisière des bois plus au sud. »
Ils y furent rapidement. Quatre chevaliers seulement étaient présents, les six autres étant partis reconnaître les environs et trouver de la nourriture. Les soldats avaient construit deux grosses cabanes. Les patrouilleurs revinrent, avec de l’eau, des fruits, de la viande salée et des miches de pain. « Nous avons été très persuasifs », expliquèrent-ils. Tous se réjouirent de retrouver leur commandant. S’ils ne firent aucun commentaire à propos d’Iméritia, celle-ci se sentit soudain de trop. Elle mangea avec l’escouade, puis jugea préférable de s’éloigner un peu. « N’allez pas trop loin », lui dit un cheval. « Je reste à portée de voix. Je vais voir s’il y a des plantes intéressantes dans le secteur », répondit-elle.
Les militaires, assis en cercle autour du feu de camp, tinrent conseil. Ils se trouvaient à près de deux milles kilomètres de Sumipitiamar, la capitale du Garinapiyan où ils avaient leurs quartiers. Ils avaient perdu leur logistique. Le réveil du dragon bouleversait complètement leurs plans. Ils n’étaient plus assez nombreux pour tenter quoi que ce soit. La Mer Intérieure revenait dix ans en arrière. Les pertes actuelles s’additionnaient à celles du carnage antérieur. Il fallait battre en retraite. Oui mais de quel côté ? Revenir au Sphinx ou rentrer au Garinapiyan? Biratéliam décida : « Nous devons regagner la terre natale, rendre compte auprès du roi, recevoir nos ordres. Mais croiser une fois encore la route du dragon nous serait fatale. Il est donc hors de question de rebrousser chemin, ou de nous rapprocher de la Mer Intérieure. Alors, soit nous chevaucherons vers l’est en suivant la lisière, jusqu’au détroit qui rejoint l’océan, soit nous entrerons dans la forêt et tenterons de rallier les rives méridionales du continent. Si la chance nous sourit nous pourrions embarquer sur un navire du N’Namkor, car cette nation a établi divers comptoirs le long de la côte. Dès lors, soit nous passerions par les Contrées Douces à l’ouest, ce que nos montures apprécieraient certainement, soit nous voguerions vers l’orient, et nous remonterions vers le Garinapiyan. Nous ferions sans doute escale au N’Namkor, où nous avons une ambassade. Nous repartirions ensuite pour le nord, dépasserions les Vallées, puis les Montagnes Sculptées. Nous pourrions accoster sur les rivages des Steppes, ou poursuivre vers les Cités Baroques.
_ Mon commandant, pourquoi risquer de nous perdre dans la forêt ? Pensez-vous vraiment qu’on gagnerait du temps ? Personnellement je préfère rester à la lisière.
_ Effectivement, il serait plus court de couper jusqu’aux comptoirs du N’Namkor. Cependant, j’admets que c’est dangereux, surtout dans les conditions présentes. Mais de toute façon, pour franchir le détroit nous aurons besoin d’être transportés par bateau.
_ D’accord, mais évitons la forêt. Les chevaux n’y seront pas à l’aise. En suivant la lisière nous conserverons notre mobilité, nous pourrons voir venir, nous enfuir au galop si nécessaire. Et puis, je préfère traiter avec des fermiers ˮégoïstesˮ qu’avec des chimères. »
Les cavaliers tombèrent d’accord : ils chevaucheraient vers l’est, entre garrigue et sylve, puis trouveraient un navire pour finir le voyage. Après tout, dès lors qu’on évoluait au-delà du rayon d’action du dragon, on pouvait s’estimer en sécurité. Il en était ainsi depuis deux milles ans.
Le fléau débridé.
Faisant table rase de pratiques millénaires, le Dragon des Tourments attaqua le château de Présence. Une fois le voile noir franchi, il abattit trois tours d’angle sur cinq, dont l’ancien logis de Lourijami. Son souffle ouvrit la façade orientale du donjon. La toiture s’embrasa. Il bouta le feu aux vénérables arbres des alentours. Il alluma encore quelques incendies, de-ci de-là, mais n’acheva point son œuvre d’anéantissement. Son vol le porta plus à l’ouest. Il s’aventura dans la Terre des Vents. Ceux-ci semblèrent se liguer contre lui. Il ne craignait ni le feu ni les projections, mais le froid l’incommoda, tandis que les puissantes rafales perturbaient sa trajectoire. Il se détourna donc de cette étrange région, tout en virant au nord. Fatalement, il entra dans l’Amlen, ses ténèbres éternelles, ses forteresses élancées, ses habitants inhospitaliers. Il détruisit plusieurs demeures multiséculaires, au hasard. Maints imparfaits périrent. Après quoi, Des Tourments retourna vers la Mer Intérieure. Il rasa Quai-Rouge, mais laissa s’enfuir une partie de la population, laquelle se dispersa dans toutes les directions, plutôt que de courir vers ses refuges traditionnels.
Siloume erra dans la Forêt Mysnalienne jusqu’à ce que son maître daignât la récupérer. Émibissiâm, de fort mauvaise humeur, ne jugea pas utile de la traiter avec douceur. Il se transféra avec elle au Sphinx, la baisa pour évacuer sa frustration, et la laissa en plan afin de consacrer son temps à observer les allés et venus du Dragon. Il supposait un dérèglement. En usant d’une vision lointaine, version plus puissante des sens de sorcier, il porta son attention sur l’île au centre de la Mer Intérieure. Subsisterait-il quelque chose de l’imprudent qui avait réveillé le monstre ?
Présence continuait de voyager vers Bonnes-Caves en ignorant tout de ces événements. Il progressait sous le couvert de la végétation buissonneuse, dont il sortait parfois en quête d’humanité. Des rares villages montaient les fumées des foyers. Le fauve épia quelques conversations. Les paysans parlaient encore du passage des chevaliers du Garinapiyan, le dernier événement notable dont ils aient été témoins. Présence ne s’arrêtait jamais longtemps. Cependant sa forme agrandie exigeant beaucoup de viande, il luttait contre la tentation de dévorer un autochtone ou d’attaquer son maigre bétail.
Les habitants de la Mégapole Souterraine divisaient leur journée en quatre parties de durée égale. On vint toquer à la porte de Libérée avant la fin du premier quart. Le lutin ouvrit à un officier en uniforme gris et violet. L’homme était aussi un initié de rang modeste. Il annonça le désastre de la Forêt Mysnalienne, ainsi que la tenue d’une réunion de crise, à laquelle la sorcière était conviée sans délais. Le lutin fit patienter le militaire dans le salon, pendant qu’il allait réveiller sa maîtresse. Celle-ci s’habilla rapidement, mais ne prit pas le temps de se maquiller. Elle donna quelques recommandations concernant la journée de sa fille. Le familier hocha la tête en lui tendant une petite sacoche enfilée sur une ceinture. La sorcière la boucla sur ses hanches, réclama son sceptre en chaussant ses bottes, et dès que le lutin le lui eût rapporté, suivit l’agent de liaison hors de l’appartement. Ils s’engagèrent dans une succession de sombres couloirs labyrinthiques, avant de déboucher sur une artère plus large et mieux éclairée. Un chariot tracté par un cheval d’ombre les y attendait. L’officier prit place à l’avant. Libérée s’installa sur la banquette arrière. Le transport les conduisit au centre de la cité. Il s’arrêta devant une façade imposante, scandée de pilastres monumentaux. On entra par la grande porte d’ébène, dans un hall immense et sombre. Les pas résonnèrent sur le dallage de marbre noir et vert. On croisa très peu de personnel, sinon quelques gardes indifférents. Puis on remonta un corridor interminable aux nombreuses portes. La numéro dix-sept donnait sur une coursive étroite sentant le béton froid. Libérée brandit son sceptre pour y voir plus clair. Un globe de lumière apparut à son extrémité, révélant des présences inquiétantes dissimulées dans des niches latérales. « Vous connaissez le chemin ? » Demanda l’officier. Elle opina. On pénétrait dans un territoire réservé, dont Libérée parcourut seule les derniers mètres. Elle passa un voile noir.
La salle de réunion était un carré de dix mètres de côté, pour deux mètres cinquante de hauteur. Des tubes luminescents étaient disposés dans les coins et le long des arrêtes supérieures. Un néon circulaire pendait à trente centimètres au centre du plafond, dominant une grande table octogonale, autour de laquelle les confrères de la sorcière avaient pris place. Il y avait Sraybor, de classe exceptionnelle, probable successeur du Haut Mage, Studieuse et Louva, des mages puissants comme elle, et trois experts auxiliaires. Les familiers présents se tenaient en retrait : un rat, un loup, un chat, un gros scarabée, et un serpent. On attendait encore un mage. En quelques gestes précis Libérée se passa du rouge sur les lèvres, les sourcils et le contour des yeux. Elle croisa les jambes et meubla son ennui en se massant le cou de la main qui ne tenait pas le sceptre, jusqu’à l’arrivée du retardataire, un spécialiste du combat du nom de Borünwig. Il portait une armure de métal vert, dont il sentait à peine le poids. Il avait donné à sa peau la couleur du bronze, et à ses longs cheveux l’éclat de l’or. Libérée le connaissait seulement de réputation, car elle fréquentait rarement les milieux militaires. Borünwig s’excusa, s’assit. Son lézard courut rejoindre ses pairs. La réunion commença.
Sraybor présidait la séance. Il était grand, avec un visage étroit, teint d’ocre jaune, aux yeux inclinés en v. Ses cheveux formaient une haute crête noire. Il portait un long manteau vermillon, pourvu de trois énormes cols satinés, et fermé sur le devant par trois gros pompons noirs. D’amples manches recouvraient ses mains, ne laissant paraître que les phalanges des doigts alourdies de nombreuses bagues chamarrées. Sraybor exposa la situation :
« Au quatrième quart de la précédente période, le Dragon des Tourments, entré en phase active, est sorti de son rayon d’action habituel. Il a attaqué le château de Présence, tuant la plupart des nôtres, dont notre Haut Mage. Nous avons pu récupérer de menus objets enchantés, trouvés à proximité du bloc de charbon que nos agents ont identifié comme étant sa dépouille… Tous sont inutilisables à l’exception d’une perle d’âme, qui, vérification faite, ne contient pas la sienne. Nous avons été alertés par Studieuse, ici présente, qui ne se trouvait pas dans le château au moment de l’attaque. Elle était sortie explorer les environs.
_ En fait, j’avais obtenu un contact avec un rapace noir qui disait avoir quelque chose à négocier. » L’interrompit Studieuse, assise à sa droite. « Je volais. J’ai vu le dragon arriver. Je suis partie de côté, sous le couvert des arbres, et j’ai utilisé les sens de sorcier afin de voir ce qu’il faisait. Il a simplement pulvérisé le château. Ensuite il a craché du feu à gauche, à droite. Je l’ai vu prendre la direction de la Terre des Vents. Estimant que notre Malédiction nous protègerait, je me suis dirigée vers la forteresse en flamme. J’ai constaté qu’il n’y avait plus rien à faire. Je me suis transférée ici.
_ Le dragon n’a pas apprécié notre climat. Il est reparti vers l’Amlen. Nous avons envoyé une équipe ignifugée fouiller les ruines embrasées. Seuls une quinzaine de soldats ont survécus, ceux qui se trouvaient dans les deux tours épargnées. Mais nous avons perdu tous les mages dans le château. Les autorités ont insisté pour que nous poursuivions notre effort d’implantation. Nous devons nommer au plus vite un nouvel Haut Mage. Je suis candidat. Nous devons aussi décider de la marche à suivre. Et je pense nécessaire d’enquêter sur le comportement pour le moins inattendu du dragon. Le Conseil de Survie nous demande d’ailleurs d’évaluer les risques, pour nous, pour la Mer Intérieure, et pour les régions avoisinantes. »
Sans surprise, les sorciers nommèrent Sraybor Haut Mage. Puis on aborda le point suivant. Louva sollicita la parole. Il portait un grand manteau noir et des pantalons amples, une chemise assortie sous un justaucorps d’écailles argentées. Il se maquillait d’argent les lèvres, et les sourcils. Sa chevelure à l’allure de flammes montantes brillait aussi comme le précieux métal. Il demanda si le dragon faisait l’objet d’une surveillance constante. On lui répondit qu’effectivement, depuis qu’on avait eu vent de l’attaque, des magiciens compétents s’étaient relayés pour suivre ses déplacements à distance. Louva approuva tout en émettant une réserve : « Ainsi, nous saurons à quoi nous attendre. Néanmoins qu’avons-nous découvert expliquant le réveil, d’une part, et les anomalies d’autre part ?
_ Rien, pour le moment », répondit Sraybor. « C’est précisément ce que nous allons décider maintenant.
_ Nous devons envoyer quelqu’un sur l’île des Tourments, afin de recueillir des indices. Nous découvrirons peut être des restes des idiots qui ont provoqué ce désastre.
_ Moui. Mais il faudrait des gens capables de s’enfuir instantanément si jamais il prenait au dragon la fantaisie de rentrer chez lui. En outre ceux qui iront voudront savoir s’il y a du danger. Cela ne nous dispensera pas d’une observation à distance.
_ C’est évident, et nous le ferons. En attendant, quelqu’un a-t-il une théorie à proposer relativement à l’instabilité du monstre ? »
De concert, tous les mages regardèrent Sraybor. Le Haut Mage eut une mimique signifiant « j’ai compris », puis il se lança dans un raisonnement à froid :
« Voyons, le Dragon des Tourments est un ancien sortilège, une œuvre collective vieille de deux millénaires. Il a vu le jour à la même époque que feu l’empire du Tujarsi, et que notre Süersvoken encore vivace. Personne n’a jamais contré ce maléfice, tant par désintérêt que par manque de puissance. Si nous voulions en venir à bout, nous devrions faire appel à une magie de force équivalente. Or, il me semble, ou plutôt il me semblait jusqu’à aujourd’hui, que nul n’en était encore capable. Une autre explication serait qu’un mouvement sismique aurait perturbé les canaux d’énergie telluriques alimentant le dragon, pour peu que ce fût là sa source. Privé de son soutient, le sortilège aurait été déstabilisé. Le dragon aurait élargi son périmètre car le peuplement actuellement réduit de la Mer Intérieur ne lui suffirait plus à faire le plein des âmes, ou quelque chose comme cela, dans l’hypothèse où la consommation des morts jouerait bien un rôle dans son équilibre. »
Louva enchaîna : « S’il est privé d’énergie, il faiblira. A terme, c’est une bonne nouvelle, en fin de compte. Il y a peut-être davantage à gagner que la Forêt Mysnalienne. Nous pourrions être ceux qui repeupleront les rivages. L’Amlen n’a pas su se défendre. Les Vallées sont vulnérables. S’agissant du N’Namkor nous serons incessamment fixés. Notre mode de vis souterrain nous avantage. Même les Vents nous protègent ! Le Conseil de la Mégapole peut dormir tranquille ! »
Dans l’ensemble les sorciers réunis étaient d’accord. Studieuse proposa de tenter l’observation directe de l’île. Sraybor prononça la formule de la vision lointaine. Ses confrères et consoeurs posèrent les mains sur la table afin d’en partager le bénéfice.
Ils virent d’abord la salle, puis les ténèbres, puis la surface de leur pays balayée par les tornades. Le regard prit de la hauteur, traversant l’épaisse zone de turbulence. On déboucha sur un ciel bleu presque sans nuage. La « caméra » magique prit la direction de l’est. On laissa derrière la Terre des Vents. On survola la Forêt Mysnalienne. On fit un crochet par le château de Présence. La ruine fumante se dressait au centre d’une grande clairière de cendres. La canopée défila. On avala rapidement les trente kilomètres de terres séparant la lisière du rivage. Puis ce furent les scintillements de l’eau annonçant l’étendue bleu sombre, jamais en repos, de la Mer Intérieure. L’île des Tourments se profila à l’horizon, d’abord un point, puis un cercle noir, brillant au centre, là où le dragon avait amassé ses trésors. Il ne s’y trouvait pas. On ne voyait aucune trace d’éboulement. Mais au milieu des pièces d’or et d’argent se dressait un dôme sombre. De plus près on vit qu’il s’agissait d’une tente assez spacieuse. A une dizaine de mètres de l’abri une silhouette humaine maniait un bâton avec dextérité. Chaussures de marche montantes, robe grise en tissus solide, gilet noir serré, chemise blanche. Une face de nuit au joli minois. Les cheveux descendant jusqu’aux épaules. Les lèvres et les sourcils maquillés de bleu. La jeune femme était un peu plus petite que la moyenne. Ses yeux brillaient d’un éclat dur, presque sauvage.
« Voilà qui est pour le moins inattendu : il y a quelqu’un de vivant. Une consœur, de toute évidence. Que fait-elle là ? Est-elle des nôtres ? » Demanda Sraybor. Ce dernier, concentré sur l’île, manqua la réaction de Libérée. Louva prit la parole :
« Je ne la connais pas. Elle n’est point vêtue à la façon du N’Namkor. Supposons qu’elle soit une sorcière des Vallée venue se remplir les poches…
_ D’accord », lui répondit-on, « cependant pourquoi s’attarder, pourquoi camper ? C’est très dangereux. Si le dragon revenait ?
_ Peut-être doit-elle préparer son sort de retour ? Elle aura estimé que le risque de revoir le propriétaire était faible, et qu’il valait la peine de le courir étant donné les gains potentiels. Jusqu’ici, elle a eu raison.
_ J’ai… l’impression que l’existence de cette personne affaiblit la thèse du séisme. Nul n’est assez fou, ou audacieux, pour venir sur l’île quand le dragon est actif. En tout cas cela n’était jamais arrivé. Je la soupçonne de savoir quelque chose que nous ignorons. Nous devrions l’interroger.
_ Hum…
_ Oui ? Libérée ?
_ Je connais cette fille. D’ailleurs certains d’entre vous l’ont déjà rencontrée, il y a dix ans. Vous vous souvenez ? Quand je me suis débarrassée de l’Horreur ? Et bien, la magicienne qui accepta de prendre le relais, c’était elle. Je lui dois d’être mère, mais elle m’en a gardé rancune, parce que je lui avais un peu forcé la main à l’époque. Je me souviens, qu’elle avait pour but, enfin pour mission, de réveiller le Dragon des Tourments. Donc, il y a des chances qu’elle fût la cause du précédent cataclysme. Mais alors, elle était l’instrument, et non la responsable.
_ Rappelez nous son nom, s’il vous plait.
_ Refuse. »