La Sorcière Dévoyée 2

Chapitre deux : Le Château Convoité.

Pousser l’avantage.

  « Quatre heures ? La situation est en train de m’échapper complètement », se dit Présence. « Libérée aurait-t-elle épuisé ses sortilèges de voyage, ou a-t-elle trouvé un moyen de me retirer de la partie le temps de conforter son emprise? »

  Au même moment Biratéliam s’adressait aux prisonniers sudistes : « Vous prêterez allégeance au Garinapiyan. Nous vous aiderons à reconstruire des villes, moins nombreuses que précédemment. Il y aura toujours un port, mais couplé à une cité refuge construite au-delà du rayon d’action du dragon. Les territoires seront administrés depuis ces villes, et les richesses y seront concentrées. Nous avons un siècle devant nous ! » Les prisonniers répondirent : « Va pour bâtir moins de villes, va pour rejoindre votre empire, mais ici la zone sûre est la Forêt Mysnalienne, et dans tout le quart nord-ouest de la Mer Intérieure la Nuit Éternelle occupe l’espace hors de danger. Nous ne voulons point nous soumettre au peuple de l’Amlen. On raconte les pires histoires à son sujet ! 

_ Nous n’aimons pas plus que vous les amleniens. Les nouvelles cités devront s’implanter au nord, à l’est et au sud. Il faudra donc vous déplacer. Profitez que vos biens soient modestes.

_ Le sud est le domaine de Dame Iméritia. Elle dirige depuis Bonnes Caves.

_ Je sais tout cela.

_ Elle a enfanté des enfants chats.

_ J’ai hâte de rencontrer cette Dame. Une délégation partira dans l’heure réclamer sa soumission. Si elle se montre loyale et compétente, je la maintiendrai à la tête de sa région. J’ai aussi bon espoir de contraindre Sire Présence, maintenant qu’il n’est plus une menace.» Les sudistes n’étaient pas entièrement convaincus, mais ils s’en tiraient à bon compte selon les meurs de la Mer Intérieure. Les quai-rougeois s’estimaient les grands perdants de cette affaire, car leur contingent avait fondu. Ils réclamaient des compensations.

Siloum apparut dans le champ de vision de Biratéliam. Cela ne pouvait être un hasard. Le capitaine des chevaliers se porta à sa rencontre. Elle déclara : « Mon maître va se rendre au château de Présence. Je viendrai avec lui. Il peut emmener également deux autres personnes, de préférence des chevaliers aguerris.

_ Dites lui que c’est trop risqué.

_ L’occasion est favorable. Elle ne se représentera pas de sitôt.

_ Que comptez-vous faire ? On ne s’empare pas d’un château avec quatre personnes.

_ Il s’agit de neutraliser le mage de Présence. Il vous a donné du fil à retordre. Le Sire de la Forêt ne peut plus dominer la Mer Intérieure, mais localement il pourrait encore vous harceler.

_ Mon lieutenant Oupanikaren est blessé… »

  Dove s’invita dans la conversation, en garinapiyanais : « Moi, je me porte bien. En outre Présence s’est rendu coupable de meurtres sur les personnes de soldats des Vallées affectés au fort de la frontière. C’était il y a dix ans. Mon devoir est de tout faire pour l’arrêter. Je suis volontaire. Un de mes hommes m’accompagnera.

_ Je maintiens mon opposition. Premièrement vos objectifs diffèrent complètement. Émibissiâm profite de l’absence de Présence, alors que vous supposez qu’il sera chez lui. Deuxièmement, je ne suis pas hostile à ce qu’il y ait un seigneur de la Forêt, quelqu’un avec qui traiter. Nous pourrions obtenir le droit de bâtir sur son territoire, de couper du bois, ou simplement de le traverser sans danger. Privés de leur Sire, je redoute que les bois deviennent un réservoir de prédateurs incontrôlés.

_ Vous protégez Présence désormais ?

_ Non : je souhaite que les prédateurs de la nuit aient un chef reconnu, respecté et obéi. Aujourd’hui, il s’appelle Présence. Voyez-vous un candidat à sa succession ?

_ Pourquoi pas le sorcier ?

_ Lourijami ou  Émibissiâm ?

_ Je pense à Lourijami.

_ Ce n’est pas un chef », intervint Siloume. « Il est sous la protection de Présence. Mon maître convoite les sources d’énergie du château, afin de s’affranchir du Pont Délicat.

_ On s’éloigne de Sudramar», commenta Dove.

« Mon maître est un mage indépendant. Il se sent capable de se hisser au niveau des plus grands, et de poser les fondations d’une nouvelle Maison, capable un jour de rivaliser avec le Château Noir, les Palais Superposés, les Sociétés du N’Namkor, ou l’Ordre des mages de Survie.

_ Comment se fera-t-il accepté des prédateurs de la nuit ? » Demanda Biratéliam.

« Mon maître a pensé que je pourrais remplir ce rôle, étant à la fois humaine et familière.

_ Les prédateurs de la nuit vous haïront si vous leur rappelez leur servitude ! 

_ Ils se soumettront ou périront. »

Dove se tourna vers Biratéliam : « apparemment Présence ne vous est plus indispensable. » Le chef des chevaliers d’ombre restait septique : « Ce sont de jolies hypothèses. Rien ne me semble évident dans les plans d’Émibissiâm, sinon sa soif de pouvoir. Avez-vous un moyen de vous désengager si l’affaire vire au désastre ? 

_ Mon maître peut effectuer plusieurs transferts », conclut la familière.

  Dans sa tour du château pentagonal, Lourijami réfléchissait en silence à la tournure des événements. Depuis un moment, il ne lançait plus de sortilèges. Dans la boîte de Pensée ne restaient plus que deux petites fioles : un capuchon jaune, un capuchon rose. Un chien noir demanda si la bataille était finie. Le visage du sorcier montra de l’agacement. Le mâtin insista. Lourijami admit la défaite de Présence. « Plusieurs… prédateurs… de la nuit… sont encore… en vie… Ils ont pu… contourner… l’incendie… La plupart… reviennent… ici, mais… beaucoup sont… blessés… Nous ne les… verrons pas… avant deux… jours… Si Présence… avait été… avec eux… il… les aurait… ramenés… par le… chemin… enchanté… Or, tel n’est… pas le cas… La dernière… fois que j’ai… vu notre… Sire, il… était… isolé… au milieu… de ses… ennemis… Il aurait… pu être… pris, sauf… qu’il a… bénéficié… d’une aide… magique… Je n’y suis… pour rien… Je ne sais… pas où il… se trouve, ni… ce qu’il fait… J’ignore… quand il… reviendra.

_ Les hommes vont-ils venir ici ? » Questionna le chien.

« Pas tous… Il leur… faudrait des… jours… Cette forêt… n’est pas chez…eux… Ils le savent… Mais un mage… Émi…bissiâm… pourrait se… manifester… plus tôt. »

  Les chiens noirs communiquèrent la nouvelle à Borane, qui attendait dans la salle du trône. Celui-ci commanda aux araignées de tisser leurs toiles partout dans la forteresse et aux abords. Trois enfants étaient à ces côtés : Bienentendu, Increvable et Violent (celui qui n’avait pas voulu dire son nom à Libérée). Inaudible manquait toujours. « C’est peut-être une chance », pensa l’ours, « que tous ne soient pas au même endroit. » Il entendit une tarentule dire à une consoeur : « sécurisons nos réserves de nourriture ! » Il s’apprêtait à rectifier car des provisions existaient bel et bien en vue de passer l’hiver. Evidemment, elles étaient gardées ! Mais il comprit subitement que les prédatrices parlaient des humains du château.

  Increvable et Violent commencèrent à se battre, pour tromper l’ennui. Il faut préciser que leur père avait fait forger des épées au N’Namkor pour tous ses héritiers, afin de les habituer au maniement et à l’entretient des armes. Chacun possédait aussi une petite cuirasse et un bouclier à sa taille. Increvable voulait simplement se dépenser, mais avec Violent il fallait faire très attention. On n’était jamais sûr à cent pour cent de ses intentions. Cela commençait par un jeu, puis le désir de gagner l’emportant sur toute autre considération, il mettait davantage de méthode, de technique et de précision dans ses attaques. A la fin, il devenait extrêmement dangereux. Ses frères et sœurs en avaient souvent fait l’amère expérience. Heureusement Increvable ne manquait ni de réflexes, ni d’endurance. Elle finirait peut-être par l’épuiser. « Ne voulez-vous garder vos forces pour un danger réel? Il pourrait survenir assez rapidement, sans prévenir.

_ Alors, nous ne seront pas fatigués », répondit Violent en sautant par-dessus un fil de toile. Il se fendit vers Increvable, visant un œil. Elle recula la tête juste à temps.

« Les marchands du N’Namkor ne vendent pas d’yeux de rechange, je vous préviens.

_ Tant pis, j’aurais une sœur borgne ! 

_ Stop ! » L’ours saisit Violent par l’avant bras et le souleva sans peine à deux mètres du sol, en le tenant à distance de son visage. L’enfant donnait des coups de pied dans l’air.

  Siloume, volant sur le disque noir, guidait Dove et un deuxième chevalier des Vallées vers une ruine en retrait du champ de bataille. A moins de dix mètres, elle prit l’aspect d’une petite maison grise en parfait état, dissimulée par la végétation, celle-ci poussant même sur le toit. Une porte s’ouvrit, livrant passage à Émibissiâm. Le sorcier était haut de taille. Ses oreilles saillaient à peine de son crâne lisse et noir. Il avait revêtu une veste blanche en tissu épais, mais coupée sur mesure. Une écharpe rouge était nouée autour de ses hanches. Il portait des pantalons écarlates passés dans des bottes de cuir noir. Le sorcier aimait les bijoux, notamment les bagues ornées de motifs entrelacés. Son habit cachait un pectoral serti de pierres multicolores. La lueur de ses yeux avait une teinte orangée. Ainsi avait-il maquillé ses lèvres, ses sourcils et sa barbe. Les chevaliers mirent pied à terre. Le mage de Sudramar les salua. « Le plan est le suivant : je nous transfère dans la pièce où se trouve Lourijami. Vous tuez les prédateurs de la nuit qui le protègent, son familier, et lui-même seulement si c’est nécessaire. J’aimerais aussi garder vivante sa petite apprentie, si c’est possible. Le château est principalement défendu par d’énormes araignées…

_ Celles qui créent des illusions ? » Demanda Dove.

« Précisément. J’allais vous en prévenir. Pas de quartier. Ne vous éloignez pas de moi. Mon but est de prendre le contrôle des sources d’énergie du château. Je fais mon affaire de la plupart des prédateurs de la nuit. Mais je crains l’ours. Il est fort et prudent à la fois. C’est un cas peu documenté. Aussi, j’ignore quels sont ses pouvoirs particuliers.

_ Un ours d’ombre ? C’eût été un adversaire redoutable. Pourquoi est-il resté en arrière ?

_ Il protège les enfants de Sire Présence.

_ Sont-ils les enfants chats dont parlaient les sudistes ?

_ Exactement.

_ Comment savez-vous tout cela ?

_ Depuis des années j’espionne le château, et réciproquement. On ne pouvait guère se faire de cachotteries.

_ Par enfants chats, qu’est-ce qu’on entend exactement ? Sont-ils monstrueux, ou doit-on les considérer comme humains ?

_ Chevalier, ce sera à vous d’en décider. Selon les circonstances vous disposerez d’une fraction de seconde ou de longues minutes. Ils pourraient servir de monnaie d’échange… Vous faites bien triste figure Dove. L’idée de vous abaisser à de telles extrémités ne vous enchante pas. Je vous plains, mais je crois inutile de vous convaincre de renoncer à cette morale qui vous entrave, et que personnellement j’ignore depuis toujours. » Si ses yeux s’étrécirent le guerrier des Vallées se garda de tout commentaire. On l’avait choisi parce qu’il était réfléchi et respecté, et qu’il avait fait ses preuves, au service de l’intérêt général. Dove était fin de visage et de hanches, large d’épaules et d’esprit. Il interrogea du regard son compagnon d’arme, le digne Devoto, trapu, tout en explosivité contenue. « Nous sommes prêts », dit-il enfin.

Émibissiâm abat ses cartes.

  Le groupe apparut devant Lourijami. Les chevaliers embrochèrent immédiatement les grands chiens noirs. Sur un mot de Siloume le serpent aux ailes de chauve-souris se précipita sur elle et la mordit au bras. Toutefois elle ne parut pas en souffrir. La petite apprentie déboucha une fiole de sa propre initiative, cependant qu’une sorte de cocon gris emprisonnait son maître. Une courte décharge mauve jaillit de la maquette du château. Ricochant au plafond, elle zigzagua dans toute la pièce jusqu’à ce qu’elle eût touché chacun. Mais ni Émibissiâm, ni Siloume, ni même Dove n’en subirent l’effet escompté. Devoto, rudement secoué, mit un genou à terre. Pensée fut projetée contre le mur. Son corps s’affaissa par terre. « Vois ce que tu peux faire », commanda le sorcier de Sudramar à sa familière. Cette dernière alla vers la fillette inerte. Dove aida le deuxième chevalier à s’asseoir. L’homme tremblotait. « Surveillez la trappe de l’escalier », ordonna Émibissiâm. « Celui qui monte ou celui qui descend ? » Demanda Dove. « Gardez vous-même cette pièce. Je vais voir en haut, » ajouta l’homme des Vallées. Dove jeta un regard par-dessus son épaule en direction de Siloume penchée sur l’apprentie. A plus tard les questions. Il aurait sans doute à expliquer par quel moyen il avait échappé au sortilège. A l’étage supérieur se trouvait la chambre à coucher de Lourijami, dotée d’un lit, d’un bureau, d’une armoire massive, d’un buffet et de deux coffres. Un chandelier pendait au plafond. La lame nue du chevalier brilla d’un éclat bleuté. « Oh, j’avais compris ! » Se dit-il pour lui-même. Il monta les dernières marches, fit mine de regarder les meubles au sol, et frappa de toutes ses forces le chandelier. Celui-ci se balança en agitant ses bras en tout sens. Un deuxième coup le projeta sur le bureau. Un troisième le coupa en deux. En vain les pattes d’agitèrent. Dove remercia Perspicace des Vallées. Il s’apprêtait à redescendre, quand il entendit une voix féminine, qui n’était pas celle de Siloume, interpeller Émibissiâm.

  « … ravie de vous parler enfin Émibissiâm. J’aurais préféré que nous eussions cette discussion avant la bataille, mais les événements se sont précipités.

_ Qui êtes-vous ?

_ Libérée, de la Mégapole Souterraine. Je vous crois capable de  massacrer ou bannir les occupants du château, mais je doute que vous soyez en mesure de l’occuper durablement. Sans compter que je pourrais m’y opposer. Vous êtes si loin de vos bases, et moi si proches des miennes… Nous souhaitions laisser la Mer Intérieure aux chevaliers d’ombre, mais nous nous réjouissions d’avoir la Forêt Mysnalienne pour nouvel allié. Quelles sont vos intentions ?

_ La neutralité.

_ Mauvaise réponse ! Vous avez coopéré avec Biratéliam. Nous ne pouvons accepter qu’un mage du Garinapiyan se rende maître de la Forêt Mysnalienne.

_ Je ne suis pas un héritier du Tujarsi, si c’est ce que vous redoutez.

_ Les derniers prédateurs de la nuit vont assaillir la tour.

_ Qu’ils viennent ! Plus ils seront nombreux, plus vite l’affaire sera réglée.

_ Je vous contrerai !

_ Vous bluffez. Oui, vous bluffez, sinon vous auriez déjà lâché vos sortilèges.

_ Pas aujourd’hui. Mais demain, je retournerai la situation. Je peux aussi la bloquer jusqu’au retour de Présence.

_ Vous savez où il est ?

_ Évidemment.

_ Demain, moi aussi j’aurais retrouvé tous mes pouvoirs.

_ Si vous le dites. Pour ma part, je vois un petit groupe assiégé, qui a bénéficié de l’effet de surprise. Mais c’est fini. »

  On descendait l’escalier. « Mon point de vue importe-t-il ? Je m’appelle Dove, chevalier des Vallées. Ma mission est d’arrêter ou de tuer Présence. Voyez-vous, autrefois il assassina plusieurs de nos soldats. Peu me chaud qui possède le château, dès lors que justice soit rendue, de manière expéditive, ou par un procès. Promettez de me livrer le fauve, et je vous soutiendrai.

_ Je me souviendrai de cette trahison, chevalier.» Déclara Émibissiâm.

« Vous n’avez qu’à vous entendre pour partager la manne. Lourijami étant neutralisé, est-ce si difficile de couper la poire en deux ? Qui a encore besoin de Présence ? » Rétorqua Dove.

  « Je rêve ou j’entends parler depuis la pièce en dessous ? » Murmura Devoto. Il montait en effet du niveau inférieur la rumeur de conciliabules excités.  Une coccinelle grosse comme une pomme tentait de convaincre trois tarentules d’un mètre cinquante de large (avec les pattes). « N’y allait point », conseillait-elle, « ils vous battront aussitôt. Les humains ne tolèrent pas de vous voir si grandes, tant votre hideur les effraye.

_ Vous croyez-vous mieux faites ?

_ Les coccinelles sont mieux tolérées.

_ Faux, les araignées sont plus souvent choisies comme familiers, C’est un fait. » La coccinelle ne sut quoi répondre. Elle ne se souvenait pas que tant de mages se fussent liés à tant de tisseuses de toile. Qu’elles abondassent était un mystère. La coccinelle s’avouant vaincu, s’envola par la porte. Une tarentule s’aventura au plafond, tout près de la trappe. Elle osa laisser dépasser une patte crochue.

  « Nous y voilà », dit Émibissiâm. « Siloume, à toi de jouer. » La jeune femme se détourna de Pensée qu’elle avait couchée sur le côté. « Je suis familière, comme vous », annonça t-elle à l’araignée. « Je vais vous rejoindre. Ouvrez bien vos yeux cependant. Voyez ce qui est enroulé autour de mon bras. » Elle arborait le serpent ailé du mage défait.  Siloume posa un pied sur la première marche. Elle s’enfonça dans les ténèbres du dessous. «Après la déroute de Présence, mon maître Émibissiâm a vaincu Lourijami. C’est un puissant sorcier, qui dispose de ses pleines facultés. Vous pouvez quitter le château, être tués ou me reconnaître comme votre chef. Allez porter la nouvelle aux autres prédateurs de la nuit. » Les tarentules descendirent deux étages. Siloume les suivit. Les araignées sortirent de la tour par la passerelle. Siloume scella la porte, avant de remonter. On n’entendait plus Libérée. « Je constate que l’apprentie vit encore, je veux la former. Siloume, nous la prendrons avec nous. Tu lui montreras comment me servir », déclara le sorcier devant les chevaliers stupéfaits. « Vous allez trop loin Émibissiâm ! Vous n’imposerez pas à cette enfant le joug qui pèse sur votre familière. Devoto, protégez la fillette ! » Le chevalier trapu contourna la maquette des grands projets de Présence. Il frôla Siloume. Celle-ci fit un petit pas en arrière en le fixant du regard. Devoto se baissa pour prendre Pensée dans ses bras, mais Dove avait mieux compris d’où venait le danger. Il tira son épée et la pointa vers la gorge du sorcier. Ce dernier interrompit sa formule silencieuse. « Je regrette de vous avoir emmené avec moi. J’ai très envie de vous laisser seul en compagnie des prédateurs de la nuit. Les contre sorts qui jusque là vous ont protégé s’épuiseront très vite. Je ne donne pas cher de votre peau quand Présence aura repris le contrôle de la faune locale. Personne ne vous viendra en aide, surtout pas Libérée, car elle a besoin de votre proie.» La lame de Dove visant toujours sa jugulaire, le sorcier ajouta avec dédain : « Je vous abandonne la gamine. Ainsi aurez-vous accompli votre justice. En échange, continuez d’assurer ma sécurité. » L’homme des Vallées ramena son épée, mais ne la remit pas au fourreau. « Comment ferez-vous pour contrôler la source d’énergie du château ? Est-ce si facile ?

_ C’eût été plus aisé en enrôlant l’apprentie.

_ Ben voyons ! N’y pensez même pas.

_ J’attends le retour des prédateurs de la nuit. Alors commenceront les choses sérieuses.

_ Nous devrions rentrer au camp, avec nos gains.

_ Je vous croyais plus pugnace. Vous verrez, la ménagerie sera mienne avant le crépuscule. »

  Dans la salle du trône s’étaient réunis les araignées, les insectes, les rats, les chiens, quelques renards et le singe. Borane se tenait en retrait devant les premières marches conduisant aux appartements de Présence. Il avait demandé aux enfants du Sire de n’en point sortir. Une guêpe noire expliquait à l’assemblée qu’une page se tournait : les prédateurs de la forêt ne domineraient pas les peuples des rivages. Il n’était pas dans leur nature de vivre dans un château. Celui-ci ne se justifiant que par l’ambition de certains animaux parlant de revêtir formes humaines. Mettant ses idées en pratique, l’hyménoptère quitta le donjon. Cependant, il fut peu suivi. Après un silence, une araignée déclara, depuis sa toile tendue entre deux colonnes, qu’à titre personnel, elle appréciait beaucoup l’architecture. Elle eût voulu tisser ses pièges entre les tours de la forteresse. Elle soutint que, les félins et les loups ayant échoué, le pouvoir devait passer aux défenseurs de la demeure. Présence avait ménagé les humains pour mieux les soumettre. La nouvelle ligne se passerait de cette contrainte. On ferait des raids sur les villages. On se transformerait à l’occasion pour infiltrer les cités. On serait beaucoup plus influents en agissant sous des identités d’emprunt. Non ? Ça grognait du côté des chiens. Le plus fier de la meute argua que l’échec était partagé, puisque le château, finalement, était investi par des sorciers, et qu’on avait lâchement abandonné la tour de Lourijami sans combattre, au point qu’on les sommait de choisir une nouvelle maîtresse, la femme familière. Jusqu’à présent ce point avait été fort peu débattu. Pourtant, Présence avait bien fait alliance avec un mage. C’était une des originalités de sa politique d’avoir su faire une place à Lourijami. Qu’il fût réduit à l’impuissance, mort peut-être, livrait de fait la place aux vainqueurs.

  « Submergeons les par une attaque en masse ! Un mage ne vaut guère plus qu’un familier ou qu’un être parlant !

_ Croyez-vous ? Les débutants peut-être. Mais les plus puissants pourraient nous massacrer d’un coup. Or, Lourijami, qui n’était pas un novice, a trouvé plus fort que lui. Nous devons craindre Émibissiâm !» Le singe, assis au centre de la salle,  battit des mains pour réclamer la parole : « j’ai servi sous trois mages. Le père, le fils, puis la compagne de ce dernier. Ils vivaient dans la région des Œufs. Ces gens n’acceptaient pas les contrariétés. J’ai vu des sphères ignées embraser en un instant de vastes périmètres. J’ai vu des brumes corrosives nettoyer des tunnels infestés de vermines, ou prétendus tels. Et ces gens rêvaient de destructions plus grandes encore. Ils parlaient de sortilèges secrets, connus des grands initiés. Ils évoquaient l’annihilation des anciens empires. Aussi, mes amis, considérons cette proposition qui nous est faite. Cherchons au moins à temporiser, à en savoir davantage. Car nous ignorons encore les détails de la défaite. Aigles et faucons, qui ne devraient plus tarder, nous les dirons. Alors nous aviserons.

_ Si vous voulez des informations, je puis sans délais vous contenter ! » Clama une voix sortie de nulle part.

« Qui nous parle ? » Demanda le singe affolé.

  « Libérée, dont Sire Présence a refusé l’aide ce matin. J’ai néanmoins observé la bataille, et lorsque la victoire vous a échappé, j’ai mis votre seigneur en sécurité. Il chevauche vers le château. Comptez trois bonnes heures, avant de le revoir. J’ajoute que vos ennemis sont divisés. Les chevaliers ne sont venus que pour capturer ou tuer Présence, alors que le sorcier souhaite surtout s’approprier l’énergie du château. » Plusieurs voix s’élevèrent en même temps pour commenter ou questionner. Le brouhaha dura une dizaine de minutes. Puis un renard noir fixa le centre de la salle. Que regardait-il ? Les discutions faiblirent jusqu’à s’éteindre complètement. Là, au milieu de l’assemblée, l’araignée Souraperoudzia, tissait une illusion autour du singe. Son œuvre achevée ne convainquit pas l’assemblée. Si l’idée était excellente, si on en voyait clairement le parti qu’on aurait pu en tirer, on releva certaines erreurs, plutôt gênantes, qui ne tromperaient pas un humain. L’image de Présence n’était point ressemblante.  « Ses jambes sont trop courtes ! » « Évidemment, il se tient droit, mais il n’est pas si raide ! Comment vous dire ? » « Je vous assure que ce visage n’est pas avenant. Vous n’avez pas su capter ce qu’il a d’humain et de félin à la fois. Les yeux sont grossiers. Cela ne marchera jamais ! » Souraperoudzia tenta plusieurs modifications, corrigeant au fur et à mesure. A force de retouches, elle obtint une forme humaine correcte, mais rien qui imitât Présence de façon satisfaisante. La coccinelle voulut consoler l’araignée. Hélas, le singe travesti ruina ses effets en essayant tour à tour toutes les postures observées chez le Sire du château. « Cessons ce jeu », glapit le renard, « quand bien même nous aurions créé un portrait fidèle… Sa façon de se mouvoir est une bouffonnerie !

_ Dans ce cas, allons quérir un humain, de ceux travaillant aux écuries. 

_ Regardez tous qui voilà! » On se tourna d’un bloc. Kouirazen le scarabée volait au dessus de la noire Inaudible chevauchant Aïkolzourar. En plus de la couleur du pelage, elle avait aussi hérité des yeux verts de son père. L’enfant se coula au bas du sanglier. Elle tenait un petit arc et un carquois garni de flèches à sa taille. Inaudible portait une tunique courte en tissus épais, que les ronces de la forêt adoraient agripper. Ses parents avaient renoncé à la vêtir en princesse de cour. La fillette se faisait une fierté de son unique parure : un collier de clochettes d’argent, que jamais on n’entendît tinter.

Traversant la salle, Inaudible s’arrêta devant l’illusion ratée. Elle leva les yeux sur le visage gimaçant, puis interrogea l’assemblée du regard. Lui expliquerait-on? Le renard se dévoua.

« Mais pourquoi imiter mon père ? » demanda Inaudible quand elle eût tout entendu. « Afin d’approcher les chevaliers, leur faire croire qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient. Ils partiraient. Émibissiâm se retrouverait seul avec sa familière. Dès lors, il nous serait facile ne le submerger. Et maintenant que j’y pense, une fois son maître mort, la femme noire deviendrait une prédatrice de la nuit, comme nous, de sorte qu’elle ferait une très bonne compagne pour Sire Présence. 

_ Mais les chevaliers ne veulent-ils pas tuer mon père ? Comment leur échapper ?

_ Il suffira de leur donner le leurre, puis de les suivre hors du château. Alors l’illusion pourra tomber. Ils ne seront pas contents, bien sûr, mais on  fera diversion, et la personne volontaire s’échappera. C’est aussi simple que cela.

_ Hum, qui se trouve sous ce déguisement ?

_ Le singe, c’est ce que nous avions de plus proche…

_ Moui… Je pourrais prendre sa place.

_ Ah ! Princesse Inaudible, votre père serait fier de vous !

_ Je ne crois pas ! » Intervint la voix de Libérée. « Ni votre père, ni votre mère, n’accepteraient que vous preniez de si grands risques. Vous n’êtes qu’une petite fille ! En outre, en découvrant la supercherie, les chevaliers vous prendraient en otage pour vous échanger. Il ne serait pas si facile de leur fausser compagnie. Croyez-moi, je suis maman d’une fille qui a votre âge ! » L’assemblée se tint coite.

« Tout de même, l’idée est amusante », risqua Inaudible dans un murmure.

« Non, elle est stupide et dangereuse. J’ai mentionné les chevaliers, mais en vérité Émibissiâm verra immédiatement l’illusion, comme moi je la vois. »

  Dans la tour de Lourijami, Siloume annonça : « Ils ont renoncé à nous duper. » Elle avait tout entendu à l’aide de sens de sorcier. « Parfait. Va les trouver. Arrange-toi pour faire remonter l’idée d’une union avec Présence, puisque cela leur plait. » La familière leva son scellé, le temps de franchir la porte. Elle s’engagea sur la passerelle, à pas lent, réfléchissant aux projets de son maître, tout en se faufilant entre les fils gluants des tisseuses. Émibissiâm ne l’avait encore jamais utilisée pour coucher avec autrui, se la réservant toujours pour son usage  personnel. Elle se sentait dévalorisée. Siloume poussa la grande porte de la salle du trône. « Assez délibéré, l’heure est venue », annonça-t-elle. La jeune femme avança entre les toiles d’araignée et les animaux noirs. « Libre à ceux qui ne m’acceptent pas de quitter ces lieux. Je suis la mieux placée pour faire le lien entre les anciens familiers et les humains. » Le serpent ailé de Lourijami toujours enroulé autour de son avant bras, Siloume marcha en direction du trône. Mais Inaudible y prit place avant elle. Debout sur le siège, les mains sur les hanches, elle toisa la prétendante. « Je suis », dit-elle, « fille de Présence et d’Iméritia, la première que l’on ait sorti du ventre de ma mère. Je prends donc sa place jusqu’à son retour. 

_ Oh ! Acceptes-tu qu’Émibissiâm devienne le nouveau mage du château ?

_ La question est d’importance. Attendons le retour de mon père pour trancher. Je ne connais pas cet Émibissiâm. Est-il gentil ?

_ Il aime les enfants. Pendant que tu batifolais dans les bois il a exigé des prédateurs de la nuit qu’ils m’adoptent comme leur reine. Je suis moi-même une familière…

_ Et si nous refusions ?

_ Émibissiâm tuerait tout le monde.

_ J’en doute. D’ailleurs comment pourrait-il nous tuer tous et vous épargner ?

_ Il est possible qu’il me sacrifie pour adopter un nouveau familier… Il est possible que vous me sous-estimiez. » 

Carnages.

  Aïkolzourar doubla de taille : « Je ne serai plus l’esclave d’un mage ! » Cria-t-il. Le sanglier chargea. Mais Siloume s’éleva à la verticale. Les mots d’une formule magique sortirent de sa bouche, avec la voix d’Émibissiâm. Un brouillard jaunâtre apparut devant-elle, au niveau du sol, s’étendant rapidement vers l’assemblée des prédateurs de la nuit. On entendit hurler. Les araignées géantes montèrent au plafond. La petite Inaudible s’enfuit par l’escalier rejoindre ses frères et sa sœur. Le sanglier n’était pas dans la zone dangereuse. Mais quand le nuage toxique eût envahi toute la salle, il reflua vers son point d’origine, recouvrant Aïkolzourar. Ce dernier leva la tête pour prendre une bouffée d’air pur, puis disparut dans le brouillard jaune. Il sortit de la salle part la passerelle, fonça tout droit, fracassa l’entrée de la tour du mage, et entreprit de monter les marches menant au salon. La trappe étroite ne l’arrêta pas. Il buta une première fois sur le cadre de bois, tomba, s’acharna. A la troisième reprise, ayant pulvérisé le plancher tout autour de l’orifice il tenta de prendre pied. Les coups d’épées plurent sur son groin. On lui creva les yeux. L’épée de Devoto s’enfonça dans sa gueule. Les mâchoires du sanglier la brisèrent. Aïkolzourar bondit dans la pièce, renversant la table de la maquette. Dove trancha une veine. Le sang jaillit. Le chevalier des Vallées, esquiva un coup de défense. Puis l’énorme sanglier dévasta tout autour de lui, notamment la colonne magique de Lourijami. L’animal noir tournait sur lui-même en frappant en tout sens. Dans l’urgence, Devoto posa le corps de Pensée sur le rebord de fenêtre, mais ne trouvant pas de refuge pour lui-même, c’est pure chance qu’il ne fût pas écrasé ou embroché.  Émibissiâm avait monté l’escalier desservant la chambre du dessus. Le bas des marches en bois fut complètement démoli. Dove s’était mis hors de portée dans les degrés menant à la pièce du dessous. Il fit du bruit pour attirer l’animal. Aïkolzourar, mordant immédiatement à l’hameçon, chargea. Il tomba par l’ouverture qu’il avait lui-même élargie. Dove sauta pour éviter la collision. Mais son adversaire se fit à peine mal en touchant le sol. Dove remonta les marches. Il accrocha son bouclier à une solive éclatée afin de saisir son épée des deux mains. En bas, le sanglier, cherchant l’escalier, éparpilla les maigres affaires de Pensée. Il peina à conserver son équilibre quand il repartit à l’assaut, mais sa détermination ne faiblissant pas, les chevaliers prirent place de part et d’autre du trou. Quand la bête surgit, Dove planta sa lame dans l’épine dorsale pendant que Devoto lui brisait un pied de table sur le crâne. Le sanglier, sur sa lancée, percuta le mur d’en face… L’épée de Dove saillant d’entre les vertèbres. Le géant, paralysé du dos, commença à montrer des signes de faiblesse. Pendant que Devoto attirait son attention, Dove alla dégager sa lame. Il dut tirer des deux mains en appuyant un pied contre le flanc du sanglier. Il roula en arrière en récupérant son arme, pendant que l’animal se retournait péniblement par saccades. Aïkolzourar rampa dans sa direction en jouant de ses terribles défenses. Le chevalier visa de nouveau l’œil. Cette fois, l’acier pénétra jusqu’au cerveau. Le grand corps s’abattit au milieu des décombres.

« Merci pour votre aide, Émibissiâm, ça fait toute la différence ! » Cria Dove. « J’étais occupé ailleurs, messire. Voudriez-vous qu’il arrivât malheur à Siloume ?

_ C’est déjà fait », maugréa le chevalier pour lui-même. Dans la salle du trône, il ne restait plus personne pour contester le règne des nouveaux maîtres. Le brouillard était monté jusqu’au plafond, finalement. Au cœur des miasmes, la familière occupait une sphère d’air pur. Après la mort du sanglier, Émibissiâm décida d’envoyer le nuage jaune contaminer les niveaux inférieurs.

  Aucun nouvel ordre venant décider de ses faits et gestes, Siloume se leva. Elle se promena parmi les cadavres et les toiles d’araignée en faisant apparaître des lumières plus brillantes que les scintillements du plafond. Par désœuvrement elle entreprit de ramasser les corps les moins lourds, rats, renards, insectes, qu’elle jetait du haut de la passerelle. Puis elle tira les carcasses des chiens, qui subirent le même sort. Elle allait saisir la dépouille du singe, quand ses sens captèrent un mouvement dans la direction du trône. La masse sombre de l’ours s’avança jusqu’au siège, pas plus. Borane se mit debout. Il contempla la salle. « Inaudible m’a tout raconté », dit-il.

« Vous gardez les enfants de Présence ?

_ Oui. Pour ne rien vous cacher, je les défendrai quoiqu’il m’en coûte.

_ Les aimez-vous tant que cela ?

_ Ils sont presque innocents. Si j’avais des petits, j’agirais de même. Allez-vous exiger ma soumission ?

_ Bien sûr. Émibissiâm n’a pas formulé d’exception.

_ Que fait ce serpent enroulé en spirale autour de votre bras ?

_ Il m’adore. Le lien l’unissant à son maître est mis entre parenthèse.

_ Si je vous attaquais ?

_ Mon maître me défendrait. Mais allez-y, tentez votre chance ! La bataille a consommé presque toutes nos ressources. Demain, il sera trop tard.

_ Non. Je vais remonter. Mais à mon humble avis, votre maître est trop pressé. Il ne verra pas de lendemain glorieux. Dites lui cela. »

  Borane retourna auprès des enfants. Il leur demanda de prendre avec eux certaines affaires, couteaux, briquets, cordes, et ce qu’ils et elles pourraient trouver de nourriture. Tous le suivirent dans les appartements de Présence. « En haut de cette colonne arborescente se trouve un accès au grenier. Votre père y rencontre les aigles et les faucons qui lui servent d’éclaireurs et de porteurs de messages. Escaladez les branches, réfugiez-vous là haut. Les rapaces ne tarderont plus. Les prédateurs qui auront fui par le chemin magique arriveront peu après. J’ai idée qu’ils ne se laisseront pas exterminer aussi facilement que nos prétendus défenseurs. » Les quatre enfants lui obéirent. L’ours se coucha au pied de la colonne arborescente.

  Effectivement les premiers oiseaux surgirent quinze minutes plus tard. Ils avaient tous quintuplé de taille. Tandis que la plupart se posaient sur les différentes tours, quelques faucons reprirent leurs dimensions naturelles. Se faufilant dans la toiture du donjon par les ouvertures idoines ils trouvèrent Inaudible, Violent, Increvable, et Bienentendu. Les rapaces s’étaient peu impliqués dans la bataille, sinon en portant les ordres. Néanmoins, la prise de contrôle d’Émibissiâm les contraria fort. Leur chef, l’aigle Nuidanjour, ordonna qu’on sortît les enfants du château par la voie des airs et qu’on les cachât en lieux sûrs, jusqu’au retour de Présence. On leur indiqua une porte qui s’ouvrait de l’intérieur. Violent fit coulisser les barres et ouvrit les panneaux. Quatre grands aigles se succédèrent, chacun saisissant une jeune personne entre ses serres. Quand Nuidanjour estima que la progéniture était suffisamment loin, il envoya un messager parlementer avec les intrus.

  Le faucon qui apparut devant la fenêtre estima rapidement l’état des lieux : sur le rebord gisait Pensée. Un peu en retrait, un humain en armure écarquillait les yeux et tirait un long couteau de son fourreau. A l’arrière plan le salon était méconnaissable. Un deuxième guerrier était en train de bricoler quelque chose avec des morceaux de bois. Le mage, facilement reconnaissable à ses habits en tissus blancs et rouges, jouait à empiler les éléments d’un jeu de construction, une activité bien puérile pour son âge ! Lourijami, empaqueté de noir, gisait dans un coin. Plutôt que d’entamer les négociations, le faucon revint à toute vitesse vers le grand aigle faire son rapport. Nuidanjour exposa sa vision des choses : « C’est très simple : ils s’en vont, ou nous viendront leur picorer les yeux pendant leur sommeil. Ils doivent aussi rendre Lourijami et son apprentie. » Le petit rapace fila porter son message. « Accordez-nous une heure de réflexion », répondit Dove, puis il ajouta tout bas : « le temps de le convaincre, » avec un regard entendu  en direction du sorcier. On laissa les trois hommes seuls. Devoto surveillait la fenêtre, pendant que son chef discutait avec le sorcier de Sudramar. « Il semble que vous ayez vu trop gros. Bravo pour le nettoyage de la salle du trône. Ce fut une jolie incursion. Les troubadours chanteront nos exploits, mais maintenant la partie est finie, il faut rentrer. Émibissiâm ! Jamais vous n’aurez le temps de réparer ce truc ! Manifestement c’était un élément nécessaire à vos projets. Or, il est cassé. Personnellement, cela m’ennuierait beaucoup de leur abandonner Lourijami et la gamine. Cependant avons-nous les moyens de fuir et de les emmener ? Quels sortilèges vous restent-ils ?

_ Assez pour nous barricader. Assez pour attendre le matin.

_ Vraiment ? Les prédateurs de la nuit ne se sont pas soumis à Siloume. Vous régnez sur des morts. Et puis, quel est l’intérêt de garder cette tour ? Rentrons au camp. Vous reviendrez demain, si votre motivation est intacte.» Émibissiâm réfléchit un instant, en jaugeant ses interlocuteurs. Son regard alla de Lourijami à Pensée. Il prit sa décision : « D’accord, donnez-moi la main », déclara-t-il. Lui-même empoigna son rival enveloppé de noir. De la dextre il tenait Devoto qui portait l’apprentie. Dove saisit son compagnon d’arme par le bras. Émibissiâm prononça la formule du transfert.

  Un instant plus tard, ils étaient quatre dans le refuge du mage. Devoto se rendit compte que Dove n’avait pas fait le voyage. Le temps qu’il réagisse, le sorcier de Sudramar le plongea dans un sommeil magique. Émibissiâm, mains sur les hanches, s’accorda quelques secondes d’autosatisfaction. Il avait des heures, il en faudrait, pour interroger son prisonnier. Il pourrait dominer le chevalier à son réveil. Quant à l’apprentie, il envisageait de procéder par étapes pour se l’aliéner complètement.

  Dove comprit immédiatement que le sorcier l’avait dupé. Il regarda par la fenêtre, évalua ses chances… Les jugea minces. « Je suis piégé », conclut-il. L’ombre du château noyait la cour et son enceinte, montait le long des premiers troncs. Les cimes seules accrochaient la lumière dorée. Le chevalier continua d’observer le jour en haut, la nuit en bas. Les contrastes d’intensifièrent.

  Une dizaine de félins sortit du bois. Ils lièrent conversation avec les faucons. La voix de Libérée leur conseilla d’attendre Présence. Ils l’ignorèrent. Le portail leur livra passage. L’une des panthères partit en éclaireur explorer les étages du donjon. Le nuage jaune s’étant dissipé, le fauve entra dans la salle du trône sans rencontrer d’opposition. Il s’approcha de Siloume. L’odeur de l’humaine lui donna faim. Il avança encore. La fille entrouvrit les yeux, deux fentes roses. « Ne me mange pas, s’il te plait. J’ai mieux à te proposer », déclara t-elle en y mettant une sensualité excessive. Le félin inclina la tête en signe d’attention. « Il y a dans la tour du sorcier un chevalier qui veut tuer Présence. Il est vaillant, et bénéficie de quelques protections magiques. Mon maître l’a abandonné en emportant les autres. Il n’était pas docile. Toi, viens boire de mon sang, ainsi tu prendras ma forme. Tu en es capable n’est-ce pas ? » La panthère hocha la tête. « Je pense qu’il ne te repoussera pas, car il est seul. C’est la ruse idéale pour le terrasser sans risque, presque sans effort. Sinon tu pourrais attendre demain, mais demain Émibissiâm reviendra achever le travail commencé. Si tu dévores le chevalier, tu auras gagné deux aspects humains, le mien, le sien. Alors ?» Siloume se leva en tendant son bras gauche. La panthère plaça rapidement deux coups de griffes, s’agrippa et mordit sans attendre. La fille ténébreuse, tombée à terre, cria et pleura. Puis le fauve lui laboura la cuisse. Il lécha le sang à grands coups de langue râpeuse. « C’est assez ! » Hurla Siloume. « Maintenant, va séduire le chevalier. » Le félin la fixa de ses yeux jaunes, puis obtempéra. Sa silhouette se redressa, se lissa, s’arrondit. La femme  contempla l’imitation, presque parfaite. Son double lui semblait plus musclé. En outre, il avait gardé ses yeux de chat. « Je m’appelle Siloume », précisa l’original en comprimant ses plaies.

  La prédatrice, depuis la passerelle, héla un faucon noir. Elle lui expliqua la situation, à charge pour lui d’informer les autres fauves. Après quoi, elle entra dans la tour de Lourijami. Dove entendit grincer les marches de bois. Remarquant tout de suite les yeux d’or aux pupilles verticales, sa main, par un geste automatique, se porta sur la garde de son épée. « Je ne vous plais pas ? » Demanda la silhouette nue. « A qui ai-je l’honneur ? » Répliqua le chevalier sur la défensive. « Mïoufatalie. Siloume m’avait promise promptitude et facilité.

_ Vos yeux vous trahissent. Seule, vos chances sont minimes », ajouta Dove en tirant son épée.

« Hum, je ne suis pas venue me battre. Je voulais simplement passer un bon moment en votre compagnie. » Mïoufatalie réduisit la distance. Le chevalier se surprit à ne pas réagir. Quand lui avait-on parlé de pareil état ? La jeune femme se colla à lui et l’embrassa à pleine bouche. Eut-elle changé brusquement d’attitude, que sa proie aurait certainement trouvé le ressort de la repousser. Mais la prédatrice se garda bien de tenter quoique ce soit qui eût rompu le charme. Au contraire, ses mouvements d’une lenteur calculée maintenaient l’homme dans une condition réceptive. Comme beaucoup de prédateurs de la nuit de la Forêt Mysnalienne, Mïoufatalie venait des rivages de la Mer Intérieure. Elle avait déjà pris forme humaine pour satisfaire son maître. Les vêtements ne lui étaient pas étrangers. Les armures en revanche… Elle prit le temps de dénouer les lacets du plastron. Les autres pièces suivirent. Nu à son tour, le chevalier proposa de monter dans la chambre de Lourijami : on y trouverait un lit douillet, moins d’éclats de bois jonchant le sol, et un cadavre d’araignée géante. L’évocation de la créature réduisit un moment ses ardeurs, mais son amante trouvant l’idée excellente, les tourtereaux empruntèrent l’échelle brisée. Lui se hissa à la force des bras. Elle tenta un bond de félin, constata que cela marchait moins bien avec un corps de femme, et termina comme son compagnon. Mïoufatalie balança le cadavre de la tarentule par l’ouverture. Ceci fait, elle se consacra entièrement à son plaisir. Parce que, oui, elle avait un peu perdu de vue l’idée initiale. Et pendant que le couple s’amusait, les fauves encerclaient Siloume.

  Ils s’étonnaient qu’elle fût encore vivante. De son côté la familière s’était attendue à une intervention salvatrice d’Émibissiâm. Sauf que son maître ne se préoccupait pas d’elle pour l’instant. La jeune femme allait devoir la jouer fine. Elle commença à raconter que, normalement, la prédatrice précédente aurait déjà du revenir. Quatre félins se dirigèrent vers la tour de Lourijami. Il en resta cinq. Trois discutaient pour se réserver les meilleurs morceaux. Un quatrième fauve tenta de la soumettre à une persuasion, qui échoua en partie. Comprenez qu’il annula provisoirement le lien d’obéissance assujettissant la familière à son maître. Mais en l’occurrence, Siloume ne s’en rendit même pas compte, car libre ou esclave il n’était pas question qu’elle se laissât dévorer. Elle proposa à la cinquième panthère de prendre l’apéritif avant ses camarades. Pour que son plan réussît, il importait que les prédateurs ne l’attaquassent pas tous en même temps. Malheureusement, elle obtint précisément le contraire. Les fauves se jetèrent tous ensemble sur l’humaine. Siloume courut vers l’escalier menant aux appartements de Présence. Dès les premières marches un félin la mordit à la cuisse. Immédiatement un deuxième lui sauta sur le dos. Siloume tomba en avant en rentrant la tête, et en se protégeant les yeux. Les mâchoires se refermèrent sur sa nuque pendant que les pattes postérieures lui lacéraient le dos.

  « Attaque ! Bats toi pour moi !» Ordonna Siloume. Soudain le félin qui lui déchirait la cuisse préféra agresser son compère le mieux placé. Ce dernier lâcha prise. Un troisième s’élança. La jeune femme le repoussa d’un coup de pied. Le fauve contre-attaqua en plantant ses crocs dans la cheville tendue, tandis que ses griffes creusaient des sillons dans le tibia et le mollet. Mais bientôt lui aussi se retourna contre un semblable. « Viens ! Viens boire mon sang ! » Haleta Siloume, tremblante de froid et de douleur, à l’adresse du cinquième. « Bois mon sang ! Deviens mon esclave ! Viens ! Il y en a pour tout le monde ! » Le grand félin s’assit et la toisa : « Attendons d’y voir plus clair », dit-il en désignant du museau les combattants, « ensuite je te saignerai sans rien boire, et voilà tout. Tu m’as l’air très douée pour la souffrance. Moi, j’ai eu une journée affreuse. Je pense que tu as ta part de responsabilité dans ce fiasco, alors n’attends point que je te ménage. Combien de temps penses-tu rester consciente ? Tu perds tellement de sang ! »

  Quatre fauves bondirent dans la chambre de Lourijami. Dove reprit immédiatement ses esprits, mais trop tard. Mïoufatalie l’étreignait pendant que ses comparses l’étripaient, l’égorgeaient, dévoraient ses entrailles. Elle eut sa part.

  Finalement une des panthères sous l’emprise de Siloume eut raison de son adversaire. Le cinquième prédateur passa à l’action, avec de bonnes chances de l’emporter à court terme car il était moins blessé. Siloume tenta de s’éclipser. Ses jambes sanguinolentes refusant de la porter, elle rampa dans la salle du trône, entre les gros cadavres qu’elle n’avait pas jetés.

Le retour de Présence.

  Présence la découvrit, recroquevillée contre une colonne entre une tarentule inerte et diverses vomissures. Malgré l’état déplorable de la jeune femme il ressentit un fort désir sexuel. L’éphèbe noir se baissa sur le corps meurtri. Il posa une main gantée sur le cou poisseux de sang, tandis que l’autre caressait une cuisse. Animal et humain mêlé, il se pencha pour lécher les plaies. Mais une injonction de Libérée le retint : « Stop ! N’en faites rien Sire Présence ! Le fluide vital de cette fille charrie une puissante domination. Goûtez-y seulement une fois et elle fera de vous sa poupée. Vos fauves se sont entretués par sa faute ! Voyez, près du trône : à peine le survivant vous salut-il.

_ Où sont les autres ?

_ Ils ripaillent d’un chevalier venu tout exprès pour vous tuer.

_ C’est bien. J’aimerais tout de même que l’on me résume ce qui s’est passé pendant mon absence.

_ Je suis la mieux placée…

_ Grand merci, cependant j’aimerais d’abord entendre la version de mes gens. Levez-vous ! » Commanda-t-il à la gisante.

« Je n’en ai plus la force », gémit Siloume.

« Pourquoi ne vous tuerai-je d’un coup d’épée ?

_ Je vous serais plus utile vivante.

_ Vraiment ? D’où vient que je vous soupçonne d’avoir massacré les gardiens du château, d’après vous ?

_ Écoutez, je suis la familière d’Émibissiâm. Il agit à travers moi, comprenez-vous ? » Présence tira son épée. Oui, il comprenait très bien.

« Mais il m’a abandonné à vos fauves ! Tout ce qu’il attend, c’est que je meure pour créer un nouveau lien avec l’apprentie de Lourijami, plus jeune, plus à son goût… 

_ Ah, je ne suis pas si monstrueux ! » Il réfléchit. « Mais je ne suis pas non plus complètement idiot. » Sans ménagement, il la souleva. « Passez un bras sur mon épaule. Ne tentez rien. Au moindre doute, je vous éventre. » Le couple traversa la salle. Arrivé près du chat blessé, Présence demanda : « Borane vit-il encore ? » Le minet qui avait repris sa taille normale répondit : « Je n’ai pas eu le temps de m’en assurer… Non, attendez ! Les faucons nous ont dit que les aigles avaient emporté vos enfants en lieu sûr, après le carnage. C’est l’ours qui leur a demandé. » La bouche en cul de poule, le sourcil relevé, la mimique de l’éphèbe trahissait son doute. « Borane ouvre-moi ! C’est Présence ! » Il enjamba le corps d’un félin, puis monta les marches en portant Siloume. Evidemment le salon était désert, mais Présence y trouva de quoi ligoter et bâillonner sa prisonnière. Puis, il poursuivit son ascension. Il rencontra l’ours dans la chambre aux colonnes arborescentes. Le grand plantigrade lui donna sa version des faits, incluant le témoignage d’Inaudible.

« Les aigles t’ont-ils dit où ils emmenaient les enfants ?

_ En sécurité.

_ Sans plus de précision ?

_ Non.

_ Rappelle les. Suis moi, je redescends. Tu appelleras les faucons depuis la passerelle. Moi, je veux savoir ce qui est advenu de Lourijami. » Une fois à l’extérieur du donjon, Borane convoqua les rapaces, mais aucun ne lui répondit. L’humeur de Présence s’assombrit. Il entra seul dans la tour du mage. Il y découvrit le salon saccagé, le corps du sanglier au milieu de la maquette éparpillée, la disparition du sorcier, et, dans la chambre du dessus, les félins fouillant les viscères du chevalier. Il ne restait rien du foie et des intestins. On festoyait maintenant des poumons et du cœur, dans une enivrante odeur de sang.

La voix de Libérée revint à la charge : « Nous n’avions pas conclu d’accord. Pourtant, nieriez-vous que je vous fusse utile ? Mes objectifs sont inchangés. Je vous réitère donc mon offre. Coopérez. 

_ Serez-vous la magicienne qui remplacera Lourijami ?

_ Pas forcément, mais si vous le demandiez je transmettrais vos désirs à ma hiérarchie. Il est possible qu’on en tienne compte.

_ Et si je m’y oppose encore ?

_ Demain, ou après demain, les soldats et les mages de la Mégapole Souterraine investiront les lieux. Ils en feront une base pour, progressivement, s’arroger la Forêt entière. Si Émibissiâm nous la conteste, il devra affronter des sorciers de même rang que lui. Il perdra.

_ Pourquoi ne pas l’avoir fait tout de suite ? S’il vous est si facile de prendre ?

_ Parce que vous avez de la valeur, Présence, et parce que c’est plus aisé après votre défaite.

_ Bien entendu. Parlez-en à Borane, ou à Mïoufatalie, ici présente. Ils auront assez d’autorité pour reprendre le flambeau. De mon côté, je me découvre un nouveau projet. Vous servir n’en fait pas partie.

_ Que de mystère !

_ Je vais me venger d’Émibissiâm. Je n’ai point de grief contre les chevaliers d’ombre. Ils ont gagné à la régulière, comme on dit. Mais le sorcier a porté la dévastation chez moi. En outre, je ne sais pas à quoi il a joué avec sa familière. Pourquoi est-il reparti sans elle ? Est-ce vraiment pour en prendre une autre ? Comment peut-il lui préférer une enfant sans expérience ?

_ C’est peut-être cela qu’il aime ?

_ Vous n’avez pas l’air troublée. Partagez-vous ses appétits ?

_ Nullement, mais je vous rappelle que je suis en service commandé. Je dois garder la tête froide. Est-ce que les prédateurs de la nuit s’opposeront à la prise de contrôle de la Mégapole Souterraine ? »

  Les félins se consultèrent du regard. « Mais non, faites comme chez vous », lui répondit Mïoufatalie en jouant avec une perle de collier, mêlée aux lambeaux de chairs du chevalier. « J’ai déjà vu ce genre d’objet », déclara Présence. « Les mages s’en servent pour donner un sort à quelqu’un. Combien il y en a-t-il ?

_ Trois », lui répondit-on.

« Ont-elles toutes servi ? Comment le savoir ?

_ Elles ont toutes servi», confirma la voix de Libérée. « Sinon, il serait peut-être encore vivant. A demain, Présence. »

  Le Sire du château retourna sur la passerelle. Le vent du soir lui porta l’odeur des arbres, un mélange de fraîcheur et de feuilles pourrissantes. « Pourquoi les aigles ne reviennent-ils pas avant la nuit ? » Se demanda-t-il.