La Sorcière Dévoyée 1

Chapitre un : La Bataille de la Lisière.

Les enjeux.

  Le continent Gorseille était coupé en deux, d’est en ouest par un canyon long de milles kilomètres, et large de quatre. Le fond de l’entaille exhalait en permanence de blanches vapeurs, opaques et mortelles. De part et d’autre s’étendaient les Montagnes Sculptées. Le Pont Délicat était l’unique passage permettant de traverser sans danger. Il s’agissait d’un ouvrage magique tissé de lignes lumineuses entrelacées, ne reposant sur aucun pilier. On le devait à l’antique civilisation qui avait habité les montagnes, avant de les abandonner deux milles ans plus tôt. La chaîne séparait le Garinapiyan des Vallées. Récemment, les magiciens du Garinapiyan, plus particulièrement ceux de la région des Palais Superposés, s’étaient battus à propos des sources d’énergie alimentant le pont. Le conflit durait depuis dix ans. On n’en voyait pas la fin, bien qu’il eût perdu en intensité, la vigueur de ses débuts ayant cédé la place à une pléthore d’affrontements limités éclipsant graduellement la cause initiale. Mais dès le début, le roi du Garinapiyan s’était impliqué dans cette affaire, en envoyant une compagnie de chevaliers d’ombre, des combattants sorciers, prendre le contrôle du Pont Délicat. Les soldats s’étaient établis dans le Sphinx, la montagne sculptée qui dominait le pont depuis sa rive nord. Elle s’élevait à deux milles cinq cents mètres au dessus de la structure brillante, et à cinq cent mètres de plus au dessus du fond du canyon. Au vrai, le Sphinx avait été une ville, avec ses rues, ses échoppes, ses fabriques, ses logements, ses places, ses administrations, ses monuments. Dans sa tête se trouvait une réplique au un centième du Pont Délicat et de la partie du canyon qu’il enjambait, ainsi qu’une petite salle abritant les puissants sortilèges qui avaient engendré l’artéfact. Ils lui apportaient également l’énergie dont il avait besoin à chaque instant pour se maintenir. Nul ne comprenait pourquoi les anciens avaient choisi un procédé aussi coûteux.

  Les chevaliers d’ombre s’étaient installés à l’intérieur du Sphinx. Leur commandant, Biratéliam, avait ordonné qu’on barricadât les accès connus, mais après une décennie, ses guerriers n’étaient pas sûrs d’en connaître tous les recoins. Pourtant, ils en avaient poussé très loin l’exploration, tuant ou chassant toutes les créatures qui s’y étaient réfugiées. La plupart du temps les soldats sorciers logeaient dans la tête. Au besoin, ils gagnaient la base par un système d’ascenseurs enchantés, encore fonctionnels malgré vingt siècles d’abandon. Mais leur mission ne se limitait pas à se fortifier dans le Sphinx. Elle impliquait également d’intervenir dans les affaires régionales.

  L’autorité du Garinapiyan faiblissait dans les Steppes méridionales. La ville de Sudramar, sise entre les Steppes et les Montagnes Sculptées, était quasiment indépendante, bien qu’elle se montrât toujours loyale envers la capitale. Les chevaliers d’ombre avaient obtenu d’elle d’importantes contributions à leurs efforts.

  Au sud du Pont Délicat, les Vallées, parallèles au canyon, étaient de fait un état distinct, mais qui, craignant l’isolement, voulait garder des liens aussi ténus fussent-ils avec le Garinapiyan.

Encore plus au sud se trouvait la Mer Intérieure, ronde comme le cadrant d’une horloge, sur les rives de laquelle s’étaient dressées de fières cités rivales, avides et violentes. On y avait connu la piraterie, les marchés d’esclaves, la crasse, l’ignorance, et un état de guerre endémique, jusqu’à ce jour fatal, où quelqu’un avait réveillé le Dragon des Tourments.

  Le monstre dormait sur une île exactement au centre de la mer. A chaque fois qu’il sortait de son sommeil, il ravageait les côtes sur une profondeur de trente kilomètres. Il faisait le plus de dégâts possibles, détruisant villes et châteaux, brûlant les récoltes et les greniers, tuant tant par le feu que par la famine. Après le carnage, il commandait aux morts de rapporter dans son repaire toutes les richesses disponibles, puis du haut d’un escalier monumental, son trône, il dévorait leurs âmes. Une fois rassasié, il retournait sur son île, se couchait sur ses trésors, et attendait le prochain réveil. Les sages en étudiant le phénomène avaient remarqué une sorte de périodicité. Si nul ne le  dérangeait Des Tourments dormait soit un siècle, soit deux. Après une période d’activité, on avait donc droit au moins à cent ans de calme. 

  Fort de ce constat, depuis Sumipitiamar, la capitale du Garinapiyan, un obscur officier avait imaginé un plan. Celui-ci, n’ayant convaincu personne, dormit des lustres sur une étagère poussiéreuse, coincé dans une pille de dossiers oubliés. Un jour, un homme de confiance du roi, maître Sijesuis, menant des recherches sur le Pont Délicat, exhuma le document. Il le lut, c’est important de le préciser, en compagnie de son familier, le chat Présence. Sijesuis était devenu magicien sur le tard, pour pouvoir négocier des traités avec les sorciers des Palais Superposés. Il avait jugé utile de prendre un familier. Ordinairement, il s’agissait de créer un lien, une alliance, avec un animal que l’on éveillait à la parole. Cependant, il était aussi possible de rencontrer un être ayant déjà servi un mage défunt, sachant déjà parler, et ayant par conséquent quelque expérience du monde des sorciers. Ainsi, Sijesuis avait-il pris à son service le rusé Présence. En se trouvant un nouveau maître, le familier évitait de retourner à l’état sauvage. Les animaux enchantés dépourvus de maître étaient considérés comme nuisibles. On les appelait les prédateurs de la nuit.

  Sijesuis n’avait pas retenu le plan, mais Présence si. Le chat avait manigancé le réveil du Dragon, afin d’être sûr de pouvoir jouir de cent ans de sécurité pour réorganiser les rivages de la Mer Intérieure à sa façon. On en était là. Sijesuis étant mort, Présence avait retrouvé son indépendance. Il avait rallié à lui nombre de prédateurs de la nuit, ainsi que des humains rescapés du carnage, particulièrement au sud de la Mer Intérieure. Lui-même était retranché dans un château au cœur de la Forêt Mysnalienne, un territoire à l’ouest de la mer, hors du rayon d’action du dragon.

  Les chevaliers d’ombre devaient vaincre Présence, afin d’accomplir la même chose : contrôler les survivants, mais au bénéfice  du Garinapiyan. Sudramar leur avait envoyé une centaine de fantassins bien équipés, bien entraînés et disciplinés, mais sans expérience de la guerre. Le plus puissant sorcier de la cité, Emibissiâm, collaborait avec les guerriers d’ombre depuis le début. Les Vallées avaient rechigné à fournir un contingent. A la place elles préférèrent missionner dix cavaliers seulement, des hommes aguerris et réfléchis, sachant lire et écrire, capables de commander autrement que par la peur. Les gens de Sudramar ne tardèrent pas à leur accorder leur confiance. La cité de Quai-Rouge confia cinq cents soldats. Les quai-rougeois avaient coutume de se réfugier dans les montagnes lors des attaques du dragon. Ils ne subissaient donc « que » des dommages matériels. C’est pourquoi leur ville était toujours la première à se redresser. Ensuite, ils veillaient à ne pas rester la puissance dominante, car Des Tourments s’en prenait toujours aux plus forts d’abord. Les quai-rougeois étaient méfiants. D’un côté, ils se voyaient comme les principaux bénéficiaires de cette entreprise, mais d’un autre côté ils craignaient la nouveauté. Enfin, les chevaliers d’ombre avaient rassemblé quantité de petits villages de survivants. En grappillant deux hommes par ci, trois hommes par là, on avait constitué une force d’un millier, hétéroclite et mal équipée. On tenait ensemble les ennemis d’hier en désignant le nouvel adversaire, inhumain et cruel : le maléfique Présence.

  En se début d’automne, les chevaliers d’ombre franchirent le Pont Délicat, suivis des conscrits de Sudramar. Le soleil, sur leur gauche, soulignait d’or la face orientale des chimères, et paraît les vapeurs empoisonnées d’un scintillement envoûtant. La troupe s’engagea dans les Vallées. Les fantassins de Sudramar s’émerveillèrent de la diversité des paysages, de la commodité des viaducs qui permettaient de traverser la région rapidement. Depuis leur hauteur, villes et villages, champs et routes, et tous les minuscules personnages qui les peuplaient s’offraient comme un tableau vivant. On compta cinq vallées. Les cavaliers locaux  rejoignirent la petite armée juste avant le fortin défendant la frontière sud. Leur chef se nommait Dove. Il s’entretint avec le commandant en tête de la colonne. Quatre des siens partirent en avant-garde avec un nombre équivalent de guerriers sorciers. Les autres se placèrent juste devant les fantassins. Pendant le trajet jusqu’au fortin, il n’y eut guère de discutions, mais au moment de passer les herses du poste frontière, on fit une halte. Le dispositif de défense fonctionnait comme un sas. Les cavaliers des Vallées en profitèrent pour diviser les soldats de Sudramar en petits groupes, qui les uns après les autres transitèrent entre les portes.

  Au-delà, ils descendirent une pente abrupte. Puis la route serpenta le long d’une paroi rocheuse, à mi hauteur d’un à-pic finissant dans un chaos de grosses pierres anguleuses. On arriva à la bifurcation menant soit aux Refuges (à l’ouest), soit à Quai-Rouge (plein sud) par un défilé conduisant à la Mer Intérieure. Le capitaine commanda une halte. On le vit observer les environs. Les éclaireurs attendaient l’ordre d’explorer le passage quand une silhouette noire sortit de l’ombre. Les soldats la reconnurent, bien que la plupart ignorassent qu’elle se nommât Siloume. On parlait d’elle comme « l’amie » d’Emibissiâm. Tous savaient qu’elle était en fait sa familière, le sorcier l’ayant achetée des années plus tôt au marché d’esclaves de Joie-des-Marins, une des cités que le dragon avait réduites en cendre. Elle inspirait tout à la fois le désir, la gêne, la pitié, et selon les points de vue le respect ou le dégoût.  Elle parla : « Le défilé est sûr. Mon maître y a veillé. Traversez sans crainte. » En quelques pas gracieux, elle retourna aux ténèbres.

  La troupe atteignit Quai-Rouge deux jours plus tard. Elle ne fut pas autorisée à entrer dans la ville, mais les citadins tinrent leurs engagements : cinq cents combattants s’ajoutèrent aux forces des chevaliers d’ombre, plus la même quantité de paysans en armes. Le port fournit aussi des provisions. L’armée longea la côte par l’ouest. Au fur et à mesure d’autres soldats de fortune la rejoignirent jusqu’à ce qu’elle atteignît l’effectif prévu. Alors, le capitaine fit lever les bannières. Y figuraient un homme et une femme se tenant dans un cercle : la Mer Intérieure aux humains. Un murmure d’approbation parcourut la foule. Biratéliam gratifia son auditoire d’un beau discours, pétri de valeurs positives et de sens du devoir. On reconnut que l’orateur avait du talent. On avait franchi une étape.

   On se frayait un chemin dans la garigue sortie des cendres. Parfois on découvrait un village de pêcheurs, parfois on apercevait sur une hauteur quelque hameau fortifié, au milieu des champs qui assuraient sa subsistance. Personne n’osait approcher les soldats, car on n’était plus très loin de la Forêt Mysnalienne. Les éclaireurs signalèrent des villages arborant l’étendard ennemi : semi d’arbres dorés entourant un château d’or sur fond vert.

 S’attendant à des coups bas, particulièrement de nuit, le capitaine renforça la garde lors des bivouacs. Il nota qu’il faisait encore très doux pour la saison. Les hommes de Sudramar ne se lassaient point de contempler la mer, s’attirant les moqueries des quai-rougeois. « C’est l’appât du dragon, » disaient ceux-ci, quand ils ne recouraient pas à des termes bien plus vulgaires. Les mêmes parlaient aussi de capturer des filles, d’alimenter les bordels de Quai-Rouge. La guerre servait à cela, n’est-ce pas ? Pour le commandant une mise au point s’imposait. Biratéliam réunit tous ses lieutenants :

  « Messieurs, l’heure du combat approche. L’affrontement qui s’annonce est peu de choses au regard du nombre des belligérants, mais ses conséquences modifieront durablement la destinée de toute la région, voire du continent. Une bataille n’est jamais gagnée à l’avance, particulièrement dans un cas comme celui-ci, où l’incertitude domine, où l’ennemi n’est pas totalement humain, où la magie aura son mot à dire. Nous avons fait des plans, nous avons tous des projets et des arrières pensées, mais chacun se battra d’abord pour rester en vie. Il m’appartient d’apporter au chaos un ordre qui nous soit utile : c’est la stratégie. Présence aura la sienne. Nous avons nos éclaireurs, il a les siens. Nous avons Emibissiâm ; il a aussi son sorcier, moins talentueux peut-être, mais bénéficiant d’une source d’énergie qui lui a permis de construire un imposant château en pleine forêt ! Rien n’est gagné. En outre, je compte beaucoup sur un revirement des humains enrôlés par les prédateurs de la nuit. Si nous nous comportons comme des bêtes, ces gens ne verront pas l’intérêt de se rallier à nous. Ils se battront sauvagement, et vous serez moins nombreux à regagner vos foyers. La bataille est imminente. Je ne suis pas le dernier à penser qu’un ennemi terrorisé est à moitié vaincu. Le moment venu je m’envelopperai d’un manteau d’effroi. Pour les prédateurs de la nuit : pas de quartier ! Pour les humains : faites des prisonniers si vous le pouvez, mais n’en attendez ni rançon, ni esclave. Enfin, ne vous aventurez pas dans la Forêt Mysnalienne sans mon ordre formel, donné en conscience et en pleine possession de mes moyens. Sous aucun prétexte ! »

L’ambassadrice du Süersvoken.

  Libérée apparut subitement dans le salon de Lourijami, le magicien de Présence. Le familier du sorcier, serpent aux ailes de chauve-souris, s’interposa immédiatement en crachant son venin au visage de la sorcière. Mais le poison glissa sur l’intruse, comme si elle eût possédé une deuxième peau invisible à cinq millimètres en avant du corps. Libérée brandit son sceptre. L’instrument rougeoya un court instant. Le familier se figea en l’air, à deux mètres du sol, au dessus de la grande maquette qui trônait sur une table au centre de la pièce. Lourijami ne bougea pas de son fauteuil. A peine leva-t-il un doigt. Libérée compta dans sa tête jusqu’à cinq, puis elle se présenta : « Bonjour. Je suis Libérée. Je parle au nom de la Mégapole Souterraine. On m’a dit que vous répondiez au nom de Lourijami. C’est joli. Je ne suis pas ici pour vous causer du tord, mais pour discuter avec votre chef, sire Présence. J’ai préféré vous rencontrer en premier, afin de vous connaître directement plutôt que par des on-dit. Me guiderez-vous jusqu’à lui ? » Lourijami, les yeux mi-clos, répondit d’une voix traînante : « Oui… N’espérez… pas… ensorceler… Présence… Pour… quelqu’un… souhaitant… s’informer… à mon… sujet…  n’allez-vous… pas trop vite… en… besogne ? 

_ Soit, discutons un peu. Vous venez de l’Amlen, n’est-ce pas ? Êtes-vous comme moi en service commandé ?

_ … Non… Je… ne… crois pas. Je… suis… mieux… ici…

_ Evidemment, il y a une source de pouvoir sous le château. De tels apports sont très recherchés. Comment l’Amlen ne s’y intéresserait pas ?

_ … Peut-être… Mais la… forêt… a… toujours… été… très… indépen… dante, à part… »     Lourijami se leva au ralenti. Il claqua dans ses mains. La tête de sa petite apprentie émergea bientôt d’un escalier en colimaçon. Le sorcier se contenta d’un mouvement de la main pour désigner la visiteuse, laquelle compléta : « Annoncez, s’il vous plaît, Libérée du Süersvoken. » La sorcière patienta pendant un quart d’heure. Elle eut le temps d’observer la maquette. Celle-ci représentait le château pentagonal de Présence, au centre d’une ville qui restait à construire. Elle posa quelques questions à son confrère. On envisageait une population de dix milles habitants. On défricherait la forêt, mais l’essentiel de la nourriture viendrait des terres fertiles de la région côtière. Une partie des bâtiments servirait à accueillir des réfugiés, lors des dévastations du dragon. Lourijami révéla que son handicape l’avait incité à se chercher un protecteur hors de l’Amlen. Cependant, il ne livra aucun renseignement concernant son pays d’origine.

  L’apprentie reparut enfin, accompagnée d’un garçon de son âge aux yeux félins. Ses cheveux étaient noirs. Un duvet de poils gris recouvrait toute sa peau visible: le visage, les mains et les jambes. Il portait des bottes noires et une simple tunique vert sombre serrée à la taille par une fine ceinture où pendait une petite dague glissée dans un fourreau de bois gravé de motifs indéchiffrables. Ses oreilles étaient pointues et mobiles. « Je réponds provisoirement au nom de Bienentendu, cinquième prince de ces bois et des contrées méridionales. Suivez-moi, Madame, » déclara-t-il. Libérée descendit l’escalier tournant. A l’étage inférieur, elle passa devant une porte close faisant face à un petit réduit meublé d’une modeste couchette. Plus bas se trouvait une salle vide encombrée d’immenses toiles d’araignée. La sorcière compta trois prédatrices aussi larges que des boucliers ronds. Un passage dégagé menait à un voile d’ombre. Bienentendu le traversa, la visiteuse sur les talons. Ils empruntèrent une passerelle reliant la tour de Lourijami au donjon. Il en était ainsi pour chaque tour d’angle. Le château semblait constitué d’une unique pierre, grise et lisse. Un grand ours noir, dressé sur ses jambes, gardait l’accès au refuge du seigneur. On distinguait à peine deux lueurs brunes à l’emplacement de ses yeux. Il posa délicatement une énorme main griffue sur le crâne de Bienentendu, le temps d’une longue respiration, puis son museau se tourna vers Libérée : « Je constate avec satisfaction que vous n’avez point ensorcelé le prince », dit-il d’une voix grave. « Vous pouvez entrer. »  Il poussa sans effort le lourd battant de porte ouvrant sur l’intérieur. Ils passèrent. L’ours les accompagna en refermant derrière eux. Le plafond était haut, soutenu par des piliers disposés autour d’une salle circulaire, conçue pour recevoir une foule. À gauche, un escalier descendait vers les niveaux inférieurs. À droite un autre montait. Le trône était légèrement décalé. Une enfant à la fourrure blanche s’amusait à sauter sur le siège, puis en haut du dossier, puis de nouveau sur le siège, puis au sol. Elle enchaînait les bonds sans faiblir, avec vivacité et un sens de l’équilibre remarquable. Hélas, partout dans la salle une sombre faune lui volait la vedette: serpents, chats, insectes, grosses araignées, rats, rapaces, renards, chiens, trois loups, deux singes et un sanglier. « Je vous présente ma sœur, la troisième princesse de ces bois. Père lui a provisoirement attribué le nom d’Increvable. Je vous laisse juge… Tous ces gens autour sont des alliés de Sire Présence. Comme celui-ci n’est pas descendu, j’en déduis qu’il vous recevra dans ses appartements…» Mais la cour ne l’entendait pas ainsi. On murmurait :

  « Qui est-elle ? » « Que vient-elle faire ici ? » « Serions-nous tenus à l’écart des décisions ? » « Je veux assister à l’entretient ! » « Présence aurait tord de se passer de nos conseils… » « On la mange avant ou après ? » « Hé, sorcière ! Tu t’cherches un nouveau familier ? »

D’un grognement sourd l’ours imposa le silence : « Vous jacassez à tord et à travers ! Qui pourrait mener une discussion sérieuse au milieu de pareil vacarme ? Laissez passer.

_ Qu’elle nous dise d’abord qui elle est et d’où elle vient ! » Couina un rat.

« J’espère que vous sauriez tous garder un secret », répliqua Libérée, « je vous sens très imbus de vous-mêmes et très sûrs de vous, mais l’armée ennemie est à vos portes. Capturerait-t-elle l’un de vous ? Il livrerait ce qu’il sait. A la place des chevaliers d’ombre, j’aurais depuis longtemps introduit des espions au château. Oh, je ne veux pas semer le doute dans vos esprits. Toutefois, j’ai ouï dire que la coalition qui vous attaque bénéficiait de l’aide d’un puissant sorcier du Garinapiyan. L’un de vous a peut-être servi un tel personnage ? Alors il sait que cela risque de faire la différence. Je pense être de force équivalente. Me laisserez-vous parler à Présence, ou dois-je repartir d’ici avec la certitude que votre cause est perdue ? Oui, perdue ! Quelle que soit votre valeur individuelle, les soldats coalisés en auront raison car ils agissent de concert, sous les ordres d’un chef unique, qui n’ébruite pas ses plans. 

_ Bien parlé ! » Trancha l’ours. Il désigna un scarabée et un loup. « Vous venez avec nous. Tâchez de tenir vos langues. Même toi, l’insecte, ne crois pas que tu m’échapperais si tu nous trahissais, car je parle à tous les êtres de la forêt. C’est que n’ayant eu besoin d’accroître ma force, du temps où j’étais familier, j’eus le loisir de développer d’autres talents plus subtils.»

Libérée s’avança donc vers l’escalier ascendant, un peu à droite du trône. La princesse Increvable avait interrompu son jeu. Elle avait de longs cheveux blancs en désordre et pour tout vêtement une tunique bleue nuit descendant à mi-cuisse. Elle se tenait crânement debout sur le siège du trône, un pied nu posé sur un accoudoir. On devinait des griffes rétractiles, et peut être bien des coussinets sous les petons. Increvable toisa Libérée : « Seriez-vous Refuse ? Père nous en a parlé. C’était une face de nuit !»

« Non, je ne suis pas cette personne, petite. Méfie-toi de ce que tes questions pourraient révéler. Ton père serait en affaire avec une autre sorcière ?

_ Heu, je ne sais pas », répondit Increvable sur la défensive. Libérée la gratifia d’un magnifique sourire, rouge, un brin carnassier. On monta les larges marches. « Elles ont été conçues pour que l’ours puisse les gravir », pensa la sorcière. Ils arrivèrent d’abord dans une sorte de salon, pourvu d’une large cuisine. Libérée compta cinq portes. Deux étaient ouvertes et trois fermées. Un homme et une femme faisaient du rangement parmi les fauteuils et les canapés dépareillés. Le sol était jonché de tapis usés. Un nouvel enfant jaillit de derrière une male, roux et blanc de poil, les yeux jaunes, la tunique rouge, fendue à l’arrière : une queue dépassait. Il avait sorti les griffes.

  « Qui va là ? » S’exclama-t-il. « Vous n’êtes point notre mère ! Dame, je vous préviens. Si vous engendrez une nouvelle couvée, je les saignerai tous !

_ Je ne suis pas venue dans ce but, jeune fauve. Cela dit, ne vous avisez jamais à toucher à mes enfants. Je saurais les défendre. Avez-vous déjà occis beaucoup de demi-frères ?

_ Certes non ! Mais je m’y tiens près !

_ D’où tenez vous semblable suspicion ?

_ J’ai lu, Madame, des contes ! La forêt est un grand terrain de chasse. Je ne veux point que d’autres viennent chaparder mon gibier.

_ Vous avez lu… Présence a donc veillé à votre éducation. Il a prévu des livres ! Vous êtes impulsif, mais je vous reconnais une certaine précocité.

_ J’ai l’esprit vif ! Je ne manque jamais ma cible !

_ Vous êtes le troisième des enfants de Présence que je découvre, après Bienentendu que voici et votre sœur Increvable.

_ Vous ne m’avez pas dit votre nom, alors je ne vous dirai pas le mien !

_ A votre aise. Combien êtes-vous ?

_ Cinq », répondit Bienentendu, « les noirauds ne sont pas là. Ma sœur Inaudible est sortie. Mon frère Presqu’humain vit chez notre mère, dans le sud. »

Ils montèrent encore un étage, faiblement éclairé par une poudre luminescente couvrant les murs et le plafond.

  Ils arrivèrent devant une porte de taille humaine, percée d’une ouverture carrée de vingt centimètres de côté, au niveau du sol. L’enfant parla : « C’est Bienentendu, Père. Je suis en compagnie de Borane, du scarabée Kouirazen, du loup Senignir et d’une sorcière humaine, une étrangère qui voudrait te parler. » Libérée perçut une sorte de miaulement articulé. L’enfant répondit : « Oui, c’est une face de nuit, mais ce n’est point cette Refuse dont tu nous as parlé.

_ Qu’ils entrent ! » Bienentendu se baissa pour passer la main à travers la chatière. On entendit des clochettes tintinnabuler. Il se redressa avec une clé en main, qu’il introduisit dans la serrure. Le verrou cliqueta. L’enfant s’arc-bouta pour pivoter le panneau lourd.

  « Borane, si la sorcière fait mine de lancer un sortilège, tue la ». Lança   une voix mâle depuis les ténèbres. « C’est bien ainsi que je voyais les choses, » commenta l’ours. Libérée était sous révélation, un sort très utile pour repérer ce qui était caché ou enchanté. On se lançait ce charme préventivement, avant une rencontre ou une exploration périlleuse. Présentement, il restituait le contour des êtres et des objets. Sans quoi la magicienne n’aurait vu que des formes noires indistinctes se détachant sur un fond sombre constellé de minuscules scintillements verts. Sa vision magique l’informait d’une grande pièce. Le haut plafond était soutenu par des colonnes en forme d’arbres morts, avec branches et racines noueuses. Certaines étaient disposées en cercle, reprenant l’ordre des étages inférieurs, d’autres semblaient dispersées au hasard. Le sol imitait un relief naturel, avec ses creux et ses bosses.     Au milieu se trouvait une sorte de lit rond, large de trois mètres. Çà et là quelques souches pouvaient faire office de chaises ou de tables, mais de tels meubles n’étaient pas absents, quoique leur disposition n’obéît à aucune logique évidente. Les fauteuils étaient agrémentés de coussins. Mais ceux-ci pouvaient également joncher le sol, ou être posés en hauteur à la naissance des branches. A côté de la couche se dressait un tronc coupé horizontalement à un mètre cinquante, surmonté d’un épais coussin. Un chat noir aux yeux verts s’y tenait assis, dans la pose classique et sculpturale lui conférant le plus de majesté. Libérée l’avait déjà rencontré une première fois, dix ans plus tôt, dans la Mégapole Souterraine. A cette époque Libérée s’appelait Abomination, car son corps servait de prison à une dangereuse entité, une horreur de la Terre des Vents. La sorcière souhaitait enfanter, mais se l’interdisait de peur de transmettre sa charge à sa descendance. Un jour une jeune magicienne originaire des Contrées Douces avait croisé sa route. Elle s’appelait Refuse. Présence l’accompagnait. En échange d’un sortilège, et par une bonne dose de chantage affectif, Abomination obtint que Refuse consentît à porter l’Horreur à sa place. Contre toute attente, le chat l’avait aidée. Les anciens complices se dévisagèrent.

  « Abomination, si mes souvenirs sont exacts ?

_ Non, Libérée. Vous étiez là quand j’ai changé de nom.

_ Je préfère Abomination. Cela vous allait si bien ! Vous aviez là un atout majeur pour vous distinguer du tout venant.

_ Mais j’avais d’autres priorités. Pas si différentes des vôtres, à en juger par le travail accompli : vous avez de beaux enfants, très différents. Quel âge ont-ils ?

_ Neuf ans, bientôt dix.

_ Ils sont nés en même temps ?

_ Une couvée…

_ Mais, si j’ai bien compris, la mère est humaine…

_ Si le sujet vous intéresse, sachez qu’il se vend sur les marchés du N’Namkor, toutes sortes de poudres magiques, dont celle qui provoque chez vos semblables des ovulations multiples. J’en ai versé la dose appropriée dans la coupe de mon empoisonneuse préférée, la jolie Iméritia. Ce soir là, je la pris huit fois. J’étais sous forme humaine, bien entendu.

_ Misère ! Elle a accepté cela ?

_ Ce fut une nuit mémorable. Bien des femmes l’envieraient. Mais trêve de badinage,  évidemment vous parlez des chatons : non, je lui réservais la surprise. C’est mon côté plaisant. Je lui épargnais ainsi d’inutiles appréhensions. Quand son ventre s’arrondit, je la fis mettre en lieu sûr, loin de ses potions, onguents, et autres assaisonnements virulents, craignant qu’elle eût en réserve les moyens de déclencher une fausse couche. Au huitième mois, je pris la décision de faire naître mes chatons prématurés, par césarienne.

_ Monstrueux.

_ Point du tout. Je craignais qu’un accouchement ordinaire tuât la mère. Je lui révélais qu’il y avait foule dans ses entrailles. Elle réclama ses antidouleurs, et me conseilla sur la marche à suivre, car elle avait une certaine expérience de ces choses. Iméritia fit tout son possible pour rester en vie. Je l’avais bien choisie, ne trouvez-vous pas ? Je procédais avec l’adresse qui me caractérise, et je sortis de son ventre six enfants chatons. Nous en perdîmes un au bout de trois semaines. Les autres se portent bien. La maman ne veut plus me voir, mais comme elle demeure politiquement mon alliée, ce n’est pas très grave. Grâce à elle, il me fut plus facile de rassembler des humains sous ma bannière. Votre curiosité est-elle satisfaite ?

_ Oui, amplement. Permettez moi d’en venir au sujet qui motive notre rencontre d’aujourd’hui.

_ Faites.

_ Pensez-vous gagner la guerre contre les chevaliers d’ombre ?

_ Évidemment.

_ Ne craignez-vous pas Émibissiâm ? Il pourrait faire pencher la balance. Lourijami est sans doute très compétent en période de paix, mais son handicape le rend presque inutile sur le champ de bataille. J’estime que vos prédateurs de la nuit seront contrebalancés par les guerriers sorciers et leurs montures. De sorte que si vous souhaitiez une aide, je serais toute disposée à vous l’apporter.

_ En échange de quoi ?

_ Un échange d’ambassadeurs entre la Forêt Mysnalienne et la Mégapole Souterraine. Une coopération entre nos deux pays.

_ Quel est votre intérêt ?

_ Nos territoires ont une frontière commune. Les peuples de la Mer Intérieure tireront avantages à se rapprocher de nous plutôt qu’à rêver du  Garinapiyan, trop lointain. En outre, la Forêt Mysnalienne recèle des secrets que nous pourrions étudier ensemble.

_ Ainsi, vous convoitez nos sources magiques.

_ Ma proposition vous intéresse-t-elle ?

_ Qu’est-ce qui prouve que vous parlez bien au nom de la Mégapole Souterraine ? Nous y fîmes connaissance, c’est entendu, mais j’aimerais une preuve plus officielle confirmant votre statut.

_ Mais certainement. Un instant s’il vous plait. »

Libérée leva la jambe gauche. Sa main tira de la botte un papier plié. Elle montra le sceau du Süersvoken imprimé dans la cire, et tendit la lettre à Bienentendu, afin qu’il la lût ou qu’il l’ouvrît devant son père. Mais Présence réagit immédiatement :

« Halte madame ! Confiez plutôt ce document à Senignir.

_ Sire, je n’ai point de mains », objecta le loup d’ombre.

« La sorcière en a. Elle décachettera. Vous lirez. »

  Libérée brisa le sceau. Senignir lut à voix haute, pour l’assemblée et pour le scarabée qui n’y voyait rien. Le document établissait la sorcière comme représentante plénipotentiaire de la Mégapole Souterraine, héritière du Süersvoken. Il était cosigné par le Conseil des Dirigeants et par le Haut Mage de Survie. Présence n’avait cessé d’observer le loup avec une attention presque gênante. Les yeux mi-clos, prêt à bondir, il s’attendait manifestement à quelque ruse. Ses féaux ne comprenaient pas ce qui se jouait.  « Kouirazen, mon cher, vous me seriez agréable, si vous saisissiez ce plis entre vos mandibules et me le portiez. Fiez-vous à la lueur de mes yeux. A mon tour, je le lirai. Ensuite vous pourrez le rendre à sa propriétaire.» L’insecte obéit. On l’entendit décoller, mais il partit un peu trop sur la gauche. « Par ici », dit le chat d’un ton las. Kouirazen rectifia la trajectoire. « Là, vous y êtes. Restez en mode stationnaire, s’il vous plait. » Présence lut la lettre sans y toucher. Le scarabée repartit en vrombissant vers Libérée.

  « Suis-je maintenant assez légitime à vos yeux, Sire Présence ?

_ Oui. Irez-vous voir Iméritia ?

_ Peut-être. Ce serait plus utile si vous gagniez la bataille.

_ Que savez-vous des pouvoirs d’Émibissiâm ?

_ Vous répondre serait déjà vous aider. Sommes-nous en affaires ?

_ Hum… Parlez moi de vous. Quels sortilèges maîtrisez-vous qui pourraient nous avantager ?

_ Je puis observer vos adversaires à distance.

_ Mes rapaces font cela très bien aussi.

_ Je connais la composition de chaque armée. La votre rassemble des prédateurs de la nuit, quelques centaines de paysans et de pêcheurs mal équipés, et plusieurs compagnies d’archers bien entraînées mais manquant d’expérience. En face, nous avons une cinquantaine de  chevaliers, dont quarante sorciers avec leurs familiers, six cents fantassins lourds, et un millier de paysans et de pêcheurs mal équipés. A cela s’ajoute Émibissiam. Vous devrez sortir du couvert des arbres, sans quoi les chevaliers d’ombre s’empareront des villages humains. Iméritia basculera dans leur camp. Hors des bois, vous serez très vulnérables. Votre roublardise vous sert bien, Présence, mais n’avez-vous jamais commandé une armée ? Bien que le Garinapiyan n’ait pas envoyé beaucoup de soldats, vous devriez les craindre, car ils seront dans leur élément. Ce sont des professionnels, qui se sont préparés pendant des années. Depuis dix ans Émibissiâm coopère avec eux. J’ai donc prévu des contre sorts, et de quoi dissimuler vos troupes en terrain découvert. Au fait, quel usage comptiez vous faire des conscrits des villages ? Je suis persuadée que vos ennemis peuvent gagner uniquement avec les soldats réguliers. De part et d’autre, les paysans sont surtout là pour légitimer chaque camp. Je puis vous aider à en faire un usage efficace. Il vous faudra un soutient moral…

_ Vous sous-estimez les prédateurs de la nuit et les compagnies d’archers.

_ Que vous inspirent les familiers des chevaliers ?

_ Ce ne sont que de sympathiques herbivores », intervint Senignir.

« J’aurais plutôt dit de redoutables destriers, sachant parler, habitués à agir en groupe, et n’ayant pas moins de pouvoirs spéciaux que vous. Comment se passe votre campagne de harcèlements nocturnes ?

_ Moins bien que prévu. » Admit Présence.

« Acceptez-vous mon aide ?

_ Si je la rejette, prendrez-vous fait et cause pour mes ennemis ?

_ Non.

_ Alors, libre à vous de nous aider, mais je ne signerai aucun engagement formel avec la Mégapole Souterraine. Je pense pouvoir gagner avec mes propres forces. Cette entrevue est terminée. Borane, raccompagnez Dame Libérée à la sortie du château.»

  Bienentendu resta près de son père. Les prédateurs de la nuit repartirent avec la sorcière. « C’est non, nous ne seront pas alliés », annoncèrent le loup et le scarabée à la foule des animaux d’ombre. « On peut la manger alors ? » Demanda un mâtin. « Je ne crois pas. Ce n’est pas ainsi que j’ai compris la situation », répondit le scarabée. « Cette humaine est autorisée à sortir vivante du château », précisa le loup. « Mais après ? Une fois dehors ? » Insista le chien. « Il m’a semblait que Sire Présence ne souhaitait pas se mettre à dos la Mégapole Souterraine. Il estime simplement qu’il est de notre intérêt de gagner sans son aide. Laissez la sorcière tranquille. » Conclut Kouirazen. L’ours se pencha vers Libérée. Il lui murmura dans le creux de l’oreille :

« A propos, je puis vous conduire au rez-de-chaussée, ou vous ramener à la tour de Lourijami. J’imagine que vous n’êtes pas venue par voie de terre…

_ Perspicace de votre part, Borane. Conduisez moi à la passerelle. L’ordre de m’écrabouiller si je lançais le moindre sort est-il toujours valable ?

_ Non, je ne crois pas. Mais si vous me preniez pour cible, disons que je me passerais d’ordre », répondit l’ours en montrant ses dents.

Il poussa la porte donnant sur l’extérieur.

Libérée allongea le pas, heureuse d’être de nouveau à l’air libre. Soudain, elle se retourna vers Borane : « Le mage qui vous a donné la parole devait avoir un certain courage. Ce n’est pas tous les jours qu’on prend un ours comme familier.

_ Il aimait qu’on le crût important. Je le trouvais vaniteux. Il m’avait choisi quand j’étais petit ourson. Puis, en grandissant, je fis forte impression. Je contribuais à intimider ses rivaux. Toutefois mon grand corps exigeant de grandes quantités de nourriture, je lui coûtais très cher. Afin de préserver ses finances, il s’installa dans la forêt. J’y trouvais seul ma pitance, de sorte que lorsqu’il mourut je vivais déjà comme un prédateur de la nuit depuis longtemps. Je ne vous dirai pas son nom. 

_ Merci pour les explications. Mais dites-moi, comment Présence vous a-t-il convaincus de la justesse de ses vues ?

_ Moi, personnellement ?

_ Oui, et puis tous les autres. »

  L’ours soupira. « Il est vrai », dit-il, « que nous avons tous un problème avec l’humanité. Vous pouvez considérer ce château comme une maison de fous. Songez que nous étions des animaux, parfois adultes, et que soudain une autre forme de conscience nous est venue, une autre intelligence, avec le langage, et avec les idées véhiculées par ce langage. Des idées humaines ! Moi, je m’en sors bien : mon maître m’a ˮéveilléˮ tout bébé. Et puis, je suis un mammifère, cela compte. Pour les serpents, le passage est plus dur. Pour les araignées, je ne vous dis pas ! Alors, il y ceux qui sont séduits par l’idée de construire une société de prédateurs de la nuit… Il y a ceux, les félins, qui se voient en caste régnante. Il y a ceux qui veulent régler leurs comptes avec l’humanité. Il y a ceux qui veulent mourir. On trouve aussi des esprits curieux qui ont vu l’éclair de démence dans les yeux du chef, et qui veulent savoir où cela les mènera. Certains pensent que Présence est de nous tous le plus proche de l’humanité, car il a connu plusieurs maîtres, et que ses ambitions sont devenues humaines avec le temps. Or les mêmes s’accordent pour dire qu’il a su rester très chat, très ˮnaturelˮ. L’intelligence est une folie, mais aucun prédateur de la nuit ne peut revenir en arrière. Kouirazen voulait vivre comme un scarabée, et ne plus se poser de question. Pas de chance pour lui : il est obsédé par le calcul mental ! Quand il ne chasse pas, il fait des additions, des soustractions, des multiplications, comme ça, pour rien ! Moi, je protège Présence et sa famille. J’essaie de comprendre comment fonctionne son esprit.

_ Vous le croyez cinglé ?

_ Oui et non. Oui, puisqu’il est intelligent. Non, puisqu’il est si humain. Il a peut être passé un cap, je veux dire en adoptant une forme humaine, en éprouvant du désir pour une femme humaine, en lui faisant des enfants. Vous les avez vus. Ils sont fascinants, n’est-ce pas ?

_ Je…

_ Pourtant, il aurait pu s’accoupler avec une chatte éveillée. Au contraire de moi, qui ne trouvera jamais une ourse à ma convenance. Je suis trop rare, unique de mon espèce à connaître les mots !

_ Je crois savoir que les unions entre familiers ne transmettent pas l’aptitude au langage. Elle se crée uniquement par le lien magique avec le mage. Elle subsiste après la mort de ce dernier, mais ne passe pas à la descendance. Présence a trouvé un moyen de contourner la difficulté.

_ Au fait, vous n’avez point de familier ?

_ Si. Il s’occupe de la maison. C’est moi qui fourrage au dehors.

_ Ah-ah ! Amusant.

_ Au revoir Borane. Votre objet d’étude est passionnant. J’espère que nous pourrons en reparler un de ces jours.

_ Au revoir sorcière. Je suis curieux d’assister à votre départ.»

  Il observa une aura noire s’étendre jusqu’à englober Libérée, puis se contracter jusqu’à disparaître, en une seconde.

  « Du transfert instantané », commenta l’ours noir pour lui-même, « puissante sorcière. »

La salle du sang.

  Dans l’antre de Présence, Bienentendu questionnait son père. « Si celle-ci n’était point Refuse des Patients, comment reconnaître ai-je la magicienne de vos souvenirs?

_ Refuse est plus petite. Bleue était la lueur naissant dans ses yeux. Elle manie un long bâton, un peu plus grand qu’elle, qui lui sert à frapper ses ennemis. Ses cheveux sont coupés au niveau des épaules, alors que Libérée les a plus courts. La sorcière de la Mégapole Souterraine a plus d’assurance. Elle joue de sa séduction, contrairement à Refuse qui jamais ne porta de robe fendue au décolleté plongeant. Enfin Libérée connaît probablement davantage de sortilèges, et en maîtrise des plus puissants, simplement parce qu’elle est plus âgée. Mais pourquoi t’en soucier ? Je doute que tu croises un jour la route de Refuse. En revanche la sorcière au sourire rouge, nous risquons de la revoir.

_ Je voudrais moi aussi apprendre des sorts. À Bonnes-Caves, chez maman, j’ai entendu une petite servante qui parlait à un garçon. Ils ne m’ont pas vu.»

Du haut de son piédestal, Présence se pencha vers son fils :

« Que disait-elle ?

_ Qu’elle avait appris à lire certains mots d’une sorcière qui était passée au village, au prétexte d’y vendre des robes et des bas. Elle disait qu’un jour la sorcière reviendrait la chercher. Elle l’emmènerait dans sa maison pour lui apprendre la magie. Le garçon voulait venir aussi, mais l’offre ne s’adressait qu’aux filles pauvres.

_ Ah bon ? Comme ça, pour rien ?

_ Oui.

_ Trop beau pour être vrai, si tu veux mon avis. Parfois, Sijesuis instruisait les enfants des Patients, sans distinction de sexe ou de fortune. C’est ainsi qu’il remarqua Refuse. Mais les mentalités de la Mer Intérieure sont à l’opposé d’un tel altruisme. La petite servante risque une terrible désillusion. En ce monde il faut être le prédateur, non la proie.

_ Bien entendu. Pourtant si les magiciennes réservent leur savoir aux filles de paysans, comment pourrais-je apprendre leurs secrets ?

_ Nous avons tout d’abord une bataille à gagner. Ensuite, il faudra que j’enquête sur cette prétendue sorcière. Si ce que tu me dis trouve confirmation, j’aimerais beaucoup m’entretenir avec elle, savoir qui elle est, quels sont ses plans, et c… En attendant, rassure-toi, les magiciens sont coutumiers de bien des excentricités, mais ils sont assez nombreux. Je suis sûr que le moment venu l’un d’eux acceptera de te prendre en apprentissage. J’avais pensé que Lourijami…

_ Non, c’est un supplice ! Il est trop lent dans tout ce qu’il fait… Je ne sais pas comment Pensée s’en accommode !

_ L’apprentie possède l’abnégation nécessaire. Tu devrais prendre exemple.

_ Avoue qu’il t’énerve aussi !

_ J’admets que notre vivacité naturelle s’accorde mal avec ses phrases interminables. Toutefois Lourijami a ses bons côtés. Il est compétent, expert, sait rester à sa place, ne refuse jamais ce que je lui demande. En outre, rares sont les humains à accepter de vivre entourés de prédateurs de la nuit. Cela vaut aussi pour Pensée. Fais t’en une amie, si ce n’est déjà le cas.

_ Je préfère jouer avec mes frères et sœurs. Et puis, savez-vous, elle est vraiment bizarre !

_ Sans blague ! Quelqu’un de bizarre logerait dans mon château ?» Présence marqua une pause : « Au vrai, tu as raison mon fils. Pensée est bien la personne la plus étrange de ces lieux. Maintenant, pardonne moi, je dois prendre des nouvelles de mes éclaireurs. Libre à toi de me suivre ou d’aller jouer. »

  Présence sauta au bas de son support. Puis, il se faufila jusqu’à une colonne arborescente, dont le tronc présentait des rugosités, des encoches, de faux champignons, et des branches placées exprès pour faciliter l’escalade. Le chat bondit de l’un à l’autre  jusqu’à atteindre une ouverture dans le plafond. Au dessus, sous la toiture conique un couple de faucons l’attendait. Les prédateurs se saluèrent. Présence écouta les nouvelles. Les chevaliers du Garinapiyan étaient entrés sur son territoire. Ils avaient demandé aux villages liés à la Forêt de changer de camp. Quelques uns avaient accepté. Les autres attendaient la réaction de Présence. Celui-ci remercia les oiseaux. Puis il se rendit dans la salle du trône, Bienentendu sur les talons. Il profita qu’Increvable était vautrée sur le siège pour lui demander de se redresser. Il s’installa entre les cuisses de sa fille, face à la salle. L’enfant s’appliqua à ne pas bouger. Il eut tout de suite l’attention de la faune.

  « En ce jour, nous partons à la guerre. Elle était inévitable. J’ai pris des dispositions depuis longtemps. Il s’agit maintenant de réaliser nos plans, en nous adaptant aux ruses de l’ennemi. Les rats, les araignées et le singe défendront le château. Les félins, les loups, et les renards me suivront sur le champ de bataille. Les oiseaux et tout ce qui volent assureront les communications et la surveillance. Les chiens veilleront sur Lourijami, tandis que Borane protègera mes enfants. Bienentendu, va dire au sorcier de nous rejoindre en bas. » Le garçon s’inclina et courut porter son message.  « Inaudible est-elle rentrée ? » Personne n’en savait rien. « Kouirazen, cherchez la, s’il vous plait. Au besoin faites vous aider d’Aïkolzourar, notre sanglier. Et maintenant que mes compagnons d’armes me  suivent dans la Salle du Sang ! »

  Les animaux désignés empruntèrent l’escalier descendant vers les souterrains du donjon. Ceux-ci comportaient plusieurs niveaux. Le premier servait de réserve de nourriture et d’eau. Le suivant correspondait aux cachots. Présence s’arrêta devant un gros chien noir, qui tenait compagnie à un homme enchaîné au mur, assis par terre à côté d’une porte verrouillée, et d’une lampe à huile. Le molosse dissimulait partiellement un renfoncement sombre encombré d’objets indistincts. Le chat donna un ordre bref. Le chien hocha la tête. Après quoi il mordit une jambe du captif. Ignorant les plaintes de sa victime, le chien lapa  la plaie ouverte. Puis dans la pénombre, il se dressa sur deux jambes. Sa silhouette massive étant maintenant celle d’un homme nu et corpulent, à la peau charbonneuse. Le bourreau tira de l’obscurité un cageot de bois rempli de petits bols et de flacons de verre. Il contenait aussi une clé, un fouet, et un couteau effilé. Il ouvrit la porte des geôles avec la clé, empoigna le fouet, et le fit claquer en passant le seuil. On entendit gémir. Il aboya une série d’ordres, puis alla chercher sa lame et les récipients.

  Les prédateurs de la nuit descendirent dans la Salle du Sang. Celle-ci imitait une grotte ronde aux murs bosselés, surmontée d’une coupole. Les parois étaient de pierre rouge striée. Les sillons, longs et profonds, dessinaient du sol au plafond des arabesques tourmentées. Aucune surface n’était épargnée, ni le banc qui faisait le tour de la pièce, ni le bassin à degrés qui se trouvait au centre. La lumière venait de nervures rayonnant depuis la clé de voûte.  Cette partie du château était antérieure aux constructions ordonnées par Présence. On supposait qu’elle avait servi de salle d’eau. Désormais les nouveaux maîtres y venaient pour boire du sang humain, et se livrer à des orgies. Pendant la période ayant suivie l’édification, il n’était pas rare qu’ils y dévorassent leurs prisonniers. Jusqu’à ce qu’on s’avisât que les humains fussent conscients des disparitions, et qu’ils devinssent très soupçonneux, voire ouvertement hostiles. Dès lors on ne préleva que le strict nécessaire. Présence limita le cheptel aux ˮvoleursˮ et aux ˮcriminelsˮ. Il s’agissait de prendre forme humaine, et de la garder juste assez longtemps pour ce que l’on avait à faire. S’il était besoin de se vêtir, ou de s’armer, on passait dans des salles latérales, par des couloirs partant de biais. Là, on avait entreposé un butin conséquent résultant de raids perpétrés au détriment des comptoirs du N’Namkor, loin dans le sud.

  Les prédateurs attendirent sur le banc de pierre, que le bourreau ait achevé sa collecte. Son imposante silhouette se dessina enfin dans l’encadrement de l’entrée. Sans un bruit il alla déposer précautionneusement le cageot dans le bassin vide. Puis il porta à chacun un bol ou un flacon de sang frais. Les uns après les autres les animaux se changèrent en hommes ou en femmes. Parfois, ils prenaient les traits du donneur. Mais nombreux étaient ceux ayant conservé la mémoire d’une incarnation préférée. Dans ce cas, la transformation avait lieu en deux temps, d’abord l’ébauche facilitée par le sang, puis la personnalisation. Présence appréciait depuis des lustres le corps souple d’un bel éphèbe des cités baroques. C’est sous cette apparence qu’il avait séduit Iméritia. D’ailleurs la métamorphose amplifiait les désirs charnels des prédateurs de la nuit. Beaucoup autour de Présence étaient prêts à donner libre cours à leurs pulsions. Leur chef les rappela à l’ordre : « Gardez votre énergie pour le combat. » Il alla s’habiller. La tenue de ville n’était pas la plus adaptée. Il enfila cependant une paire de collants verts et de hautes bottes de cavalier en cuir noir. Ensuite il revêtit une tunique de peau très souple et douce au toucher. Mais il ne prit ni sa rapière, ni sa main gauche, car il avait convenu d’autre chose avec Lourijami. Quand il revint dans la Salle du Sang suivi de ses compagnons, le magicien achevait un sortilège : épées, lances, dagues, arcs et flèches, boucliers et cuirasses, jambières et brassières se matérialisèrent soudain devant eux. Il y avait non seulement de quoi équiper vingt personnes, mais également des selles, des étriers, et des brides pour autant de chevaux. « Merci Lourijami. Nous aurons besoin de toute ta puissance aujourd’hui ! Souhaitons nous bonne chance.

_ Bonne chance… »

  Il y avait des écuries au château, tenues par des palefreniers humains. Ceux-ci logeaient avec les artisans dans une tour qui leur était réservée.  Les chevaux n’avaient rien de magique. S’ils étaient heureux à chaque fois qu’on les sortait, certains percevaient la nature carnassière de leurs cavaliers, et cela les rendait nerveux. On sella les bêtes. Les chevaliers de la Forêt Mysnalienne les montèrent. Présence prononça un mot  qui provoqua l’ouverture des portes de l’enceinte. L’escouade se mit en branle. Les prédateurs de la nuit connaissaient bien les dangers des bois enchantés. Présence les mena par un itinéraire évitant les champignons soporifiques, les aires ensorcelées, et certaines ruines hantées d’ombres folles. En l’absence de route déblayée le voyage jusqu’à la lisière aurait du prendre au moins deux jours. Toutefois Lourijami avait découvert des raccourcis magiques. Présence engagea la horde de ses guerriers entre deux arbres immenses aux branchages inextricables. Ils galopèrent sous une voûte végétale, bordée de tronc majestueux. Sous les feuillages denses dérivaient des globes luminescents, juste assez brillants pour guider les voyageurs. En seulement deux heures les cavaliers rejoignirent les compagnies d’archers campant à l’orée, flanquées de deux cents fantassins lourds.

Épées et sorcellerie.

  Depuis sa tour Lourijami observait le champ de bataille à l’aide d’une vision de sorcier, une extension de son regard qu’il pouvait déplacer à sa convenance. Il avait adopté une vue plongeante englobant les troupes ennemies et la lisière de la Forêt Mysnalienne. Lourijami était assis sur son fauteuil, paupières closes. Ses mains fines reposaient sur les accoudoirs. Son habit violet frangé de rouge faisait des plis anguleux.  Deux grands chiens noirs allaient et venaient dans la pièce. La petite apprentie avait placé devant lui une sorte de colonne de bois sculpté enfilant sur une tige plusieurs sphères, disques  et cubes de largeurs différentes, surmontées d’un pentagone saillant à la façon d’un emporte pièce. La colonne reposait sur cinq pieds. Le familier ophidien était enroulé sur le rebord de la fenêtre. A droite du sorcier, Pensée portait une jolie boîte blanche ornée d’oiseaux multicolores et de motifs végétaux décoratifs. Une courroie fixée sur les côtés était passée derrière le cou de la fillette. Elle aurait donc les mains libres. L’intérieur du coffret se divisait en petits logements dans lesquels on avait rangé des fioles de cristal aux bouchons colorés, chacune un peu différente de sa voisine. Quand l’apprentie fermait les yeux, elle voyait la même chose que le maître. Celui-ci avait fait de longs préparatifs. Il comptait mettre Émibissiâm en échec grâce à la source magique souterraine sur laquelle le château avait poussé. Pour l’heure, il n’avait pas encore repéré son rival. En revanche sa familière avait fait une apparition remarquée sur une sorte de disque volant. Lourijami ne savait pas trop quoi penser d’elle. Il ignorait sa puissance réelle, et conséquemment le rôle exact qu’elle jouerait. Pour le moment, il la considérait plutôt comme un leurre. Libérée était une autre cause d’incertitude. Heureusement, elle avait du sacrifier de précieux sortilèges pour effectuer son ambassade en toute sécurité. Ses moyens d’action en étaient réduits d’autant.

L’armée du nord se déploya d’est en ouest.  Lourijami observa sa disposition : d’abord les chevaliers d’ombre, puis la moitié des paysans en armes, puis le bataillon de Quai-Rouge, puis l’autre moitié des paysans, puis la compagnie de Sudramar. La familière juchée sur son disque effectuait des figures acrobatiques.

  Soudain Lourijami vit les troupes de Présence surgir de la Forêt, en désordre. Peu après, il vit de la fumée monter de la futaie depuis une ligne parallèle à la lisière, une dizaine de mètres à l’arrière. Le sorcier tenta d’estimer les pertes. Faibles. Il s’agissait simplement de forcer tout le monde à se montrer. La zone incendiée lui paraissait tout de même trop longue, comme si Émibissiam eût aussi bénéficié d’une source amplificatrice. Lourijami leva la main droite. Pensée s’empressa de lui donner la première fiole. Le sorcier se pencha sur la colonne de bois couronnée du pentagone, la main gauche prête à ôter le bouchon de cristal. Présence avait remis de l’ordre dans ses troupes, paysans devant, archers en deuxième ligne. Ceux-ci bandaient leurs arcs. Normalement les cibles visées se trouveraient au-delà de la portée utile du tir. Mais comme les armes de tir semblaient l’unique avantage de son camp il fallait accroître leur efficacité. Lourijami ouvrit la fiole. Un liquide transparent coula sur la colonne pendant que des mots jaillissaient du goulot. Huit cents flèches fusèrent en même temps, étincelantes. Elles montèrent très haut avant de retomber lourdement sur les fantassins de Quai-Rouge. Il y eut des pertes. Les quai-rougeois s’élancèrent au pas de charge sans attendre les ordres de Biratéliam, ou de Dove. En face, les archers encochèrent une deuxième salve. Cette fois l’efficacité du tir fut amoindrie par une violente bourrasque, soufflant par le dessous. Le familier de Lourijami vint saisir dans ses mâchoires la première fiole. Le sorcier désigna celle qui avait un capuchon vert. Quand il l’ouvrit les paroles de la formule résonnèrent à travers la pièce. Sur le terrain les quai-rougeois qui arrivaient au contact des premières lignes de Présence furent agrippés de vrilles épineuses jaillies de terre. Leur élan stoppé, ils furent harcelés de tous côtés. Cependant le vent magique continuait de les garder des projectiles, tandis que boucliers et cuirasses les protégeaient des armes d’hast. Espérant qu’Émibissiâm possèderait un moyen de libérer les vétérans, Dove fit avancer l’aile gauche des paysans. Effectivement les ronces ensorcelées disparurent. Les quai-rougeois poussèrent une clameur impressionnante, avant de se ruer en masse. Ils bousculèrent facilement leurs adversaires. Une partie des archers prirent pour cibles les paysans armés du nord, pendant que les compagnies du centre recevaient la charge des fantassins lourds. Elles auraient reculé si elles avaient pu, mais la forêt brûlait derrière. On dégaina des épées. Lourijami libéra un troisième sortilège. Les conséquences ne se firent pas attendre. Dix sphères ignées, tombant du ciel, explosèrent au milieu des quai-rougeois. Ce fut un carnage. Malgré tout les premières lignes de lanciers massacraient les archers en vis-à-vis. Dove commanda à ses hommes mal équipés de récupérer les armes des morts de Quai-Rouge. Menée par les chevaliers des Vallées la compagnie de Sudramar manœuvra pour prendre ses ennemis de biais, par l’ouest. On demanda aux combattants de s’espacer davantage pour limiter les dégâts si la pluie de feu se reproduisait. On ne pouvait savoir que Lourijami venait d’utiliser ses sortilèges les plus dangereux. Le mage de Présence invoqua une brume noire pour dissimuler les archers. Elle recouvrit également les derniers quai-rougeois, et globalement masqua le champ de bataille au sorcier. Cependant, Présence en tira partie à sa façon. En plus de sa garde rapprochée, il disposait d’une force d’élite constituée de  deux cents fantassins lourds aux lames empoisonnées, cadeau d’Iméritia.  Il ordonna à la moitié de se glisser dans les ténèbres. Bien peu de quai-rougeois en réchappèrent. 

  « Mettons fin à cette plaisanterie », pensa Biratéliam. Les chevaliers d’ombre chargèrent. La cinquième fiole de Lourijami, préparée dans cette éventualité, érigea un long mur noir en travers de leur élan. Les plus proches durent stopper net devant l’obstacle, mais les autres, loin de les imiter, sautèrent par dessus, dans un mouvement gracieux, d’une hauteur étrangère aux chevaux ordinaires. Ensuite une brèche apparut, dans laquelle les retardataires s’engouffrèrent. Émibissiâm faisait dans la sobriété. Biratéliam reprit sa charge. La vitesse de son destrier doubla, lui permettant de reprendre la tête de son escouade. Devant les cavaliers les rangs adverses se disloquèrent sans livrer combat. On lâchait son arme, on s’enfuyait. Les archers rescapés visèrent les chevaux. Les chevaliers d’ombre répliquèrent par des sortilèges : leurs cibles soit succombèrent à un sommeil magique, soit quittèrent le champ de bataille en hurlant de terreur, soit ne bougèrent plus. Lourijami répliqua par un sort d’annulation amplifiée, mais il ne put aider tout le monde. Et lorsque les bénéficiaires retrouvèrent leurs moyens, les chevaliers furent sur eux ! Présence entra enfin dans la mêlée avec sa garde rapprochée, complétée d’une centaine de fantassins et de grands loups noirs. Lourijami doubla leur nombre par une illusion, pour gagner du temps. Les sorciers combattants du Garinapiyan  gaspillèrent de précieux sortilèges sur des cibles inoffensives. Les prédateurs de la nuit engagèrent les chevaliers d’ombre sur leurs destriers.

  Dégoûtés les derniers quai-rougeois sortaient du brouillard noir. Ils tentèrent de reformer leurs rangs clairsemés, pendant que la compagnie de Sudramar prenait le relais. Coincés entre les fantassins lourds et la lisière en feu, beaucoup de conscrits du sud se rendirent.

  Les rapaces d’ombre vinrent appuyer Présence, sous leur forme géante. Lourijami abattit ses dernières cartes, mais ne disposant plus de magie amplifiée, il visa le chef. La foudre s’abattit sur Biratéliam, qui ne broncha pas. Le commandant prit une pose bravache : il s’était protégé par son art propre. Toutefois la bataille n’était pas encore gagnée. La compagnie de Sudramar affrontait un nombre égal de fantassins lourds dans une lutte à l’issue incertaine.

  L’armure de Biratéliam était maintenant couverte de sang, comme celle de Présence. Ce dernier combattait à pied, depuis qu’un destrier familier avait fracassé le crâne de sa propre monture, de plusieurs coups de sabot. Le seigneur de la Forêt Mysnalienne se servait de tout ce qui lui tombait sous la main. Il avait déjà changé deux fois de bouclier, brisé une épée, et une lance. Le tandem formé par un chevalier d’ombre et son cheval était vraiment redoutable. Présence compensait par des réflexes hors du commun, couplés à une adaptabilité hors norme. Il esquivait un maximum de coups, parait, contre-attaquait, débordait, surprenait, trouvait la faille et tranchait où il fallait. Un éclair lui révéla la position du chef ennemi. Une cinquantaine de mètres les séparaient. Présence voulut réduire la distance. Quelque chose de lourd le heurta dans le dos. L’armure résista, mais il fut projeté au sol. Il roula sur lui-même. La terre lui transmit les vibrations d’un galop. Présence se redressa en changeant l’axe de son corps. La boule garnie de pointes d’un fléau lui passa devant les yeux. Le chevalier d’ombre continua sa course, sans que Présence n’eût le temps de riposter. L’adversaire sur sa lancée bouscula un grand loup noir. Celui-ci, déjà aveuglé par une précédente blessure, projeta au jugé un souffle enflammé. Le chevalier esquiva puis lui brisa le crâne, et son destrier fit volte-face dans la foulée. Le fléau tourna au dessus du heaume. En signe de défi ? Non point, car la sphère métallique se détacha comme une bille de fronde. Présence se baissa de justesse en inclinant son bouclier. Le projectile ricocha. Pourtant, en écartant l’écu, le fantassin vit fondre sur lui une ombre imposante tenant une arme complète. Il se fendit pour trancher la jugulaire du cheval. Ce dernier fit une embardée sur la gauche, mais Présence se déporta également, parce qu’après avoir porté le coup mortel, il ne souhaitait pas mourir écrasé. De sorte que l’attaque toucha, mais de taille plutôt que d’estoc, et que Présence ne pût éviter la collision. Il se retrouva par terre à fouetter l’air de son épée. L’acier mordit une jambe arrière. Le cheval, en s’effondrant glissa sur trois mètres. Son cavalier se releva du désastre. Une nouvelle boule ensorcelée fusa vers Présence. Elle frappa son heaume. Le choc le sonna et faussa la visière. Présence mit un genou à terre et leva son bouclier. Les coups se mirent à pleuvoir. Il tenta d’arracher sa visière ; non trop compliqué ; il ôta son casque. Son adversaire acheva de démolir l’écu. Il était venu au contact pour finir sa besogne. Présence saisit son épée à deux mains. Il intercepta un coup de fléau et exécuta une torsion afin d’enrouler la chaîne autour de la lame. Le chevalier d’ombre frappa du bouclier, visant le visage noir de l’éphèbe. Mais celui-ci virevolta en trois appuis rapides, lâchant l’épée, mais empoignant sa miséricorde[1], il se plaça ainsi dans le dos de son ennemi dont il transperça l’aisselle du côté droit. Basculant le chevalier sur le dos, il l’eut achevé par l’œil, s’il n’avait ressenti une soudaine frayeur, remontant son épine dorsale. Biratéliam fondait sur lui, précédé d’une aura d’épouvante.

  Présence mobilisa toute sa volonté pour garder ses moyens. Ce n’était tout de même pas les Montagnes de la Terreur ! Mais un épais brouillard rouge sang, aussi salvateur qu’inattendu, le déroba à la vue de sa Némésis. Une voix féminine murmura à son oreille :

« Sauvez-vous, idiot ! Marchez vers la droite, je vous envoie un cheval ! 

_ Et si je préfère me battre ?

_ Vous n’avez plus de vision d’ensemble. Biratéliam va vous écraser. Vous êtes complètement isolé.

_ Je vais rallier mes troupes », répondit Présence en trouvant la monture promise.

_ Il ne vous reste plus que vos prédateurs de la nuit, bien diminués. Si vous ne rentrez pas au château immédiatement Émibissiâm s’en rendra maître !

_ Dois-je vous croire, Libérée ?

_ Évidemment ! Pourquoi vous mentirai-je ? Regardez-vous ! Vous n’avez plus d’épée, plus de heaume, plus d’écu !

_ Le capitaine des chevaliers d’ombre ne doit plus être très frais lui non plus.

_ Détrompez-vous, c’est un soldat, la guerre est son métier. Il ne fera de vous qu’une bouchée.

_ Jusque là, je m’étais bien débrouillé.

_ D’accord, j’enlève la brume rouge ?

_ J’entends crier…

_ Oui, votre adversaire demande à ses guerriers d’encercler la brume.

_ Ils ne sont pas assez nombreux.

_ Mais si. C’est une brume magique toute simple. Je n’ai pas de source spéciale pour amplifier mes œuvres, moi. »

  Présence jura. Il lança sa monture au galop en direction de l’est. Il passa de justesse entre deux chevaliers d’ombre, puis vira au sud. Mais d’une part son avance était très modeste, d’autre part ses poursuivants le rattrapèrent facilement. Ils allaient lui couper la route, lorsque apparut devant lui un grand cercle de lumière verte. « Continuez », dit la voix de Libérée. « Je sais ce que c’est ! » répliqua Présence. Il franchit la porte de Verlieu.

« Je n’ai pas pu sonner la retraite », se plaignit-il.

« Lourijami le fera pour vous, si vous avez convenu d’un signe.

_ En effet. »

Le cheval d’ombre semblait savoir ce qu’il avait à faire. Présence n’avait pas besoin de le diriger. Si bien qu’il fut saisi d’un doute.

« Libérée ?

_ Oui ?

_ C’est pratique votre petit sort. Mais au vrai, où êtes-vous ? Pas près de moi, je gage ?

_ Non, ce serait trop dangereux. Vous avez l’art de vous mettre dans des situations !

_ Je vous entends depuis le Verlieu quand même !

_ Ah-ah, cela vous intrigue ?

_ Oui, je me dis que ma fuite semble une opération bien montée.

_ Je vous le confirme. Nous-nous reverrons au château. Au galop, en terrain plat, vous en aurez pour quatre heures.»


[1] Miséricorde : dague à lame fine, souvent à section triangulaire, destinée à porter des coups à travers la visière ou les mailles d’une armure (dans les parties non couvertes par les plaques, souvent les articulations).